LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Mikhaïl Rostovtzev

(Ростовцев Михаил Иванович)

1870 – 1952

 

 

 

 

LES GRECS
SUR LES BORDS DE LA MER NOIRE

(Xe-IIIe siècle)

 

 

 

1920

 

 

 

 

 

Article paru dans L’Acropole, vol. 1, 1920.

 

 

 

 

 


Quatrième conférence faite au Collège de France en 1920 sur « les Iraniens et les Grecs en Russie méridionale ».

 

 

 

 

Des relations très anciennes existaient entre les districts miniers des bords de la Mer Noire (en Transcaucasie) et les populations de l’Asie Mineure, sans doute aussi de la Grèce. Ces relations datent probablement du temps de la première apparition du fer dans le monde qui devint plus tard hellénique. On pourrait citer les légendes grecques extrêmement anciennes et bien répandues sur l’origine du fer. On croyait que le fer et les armes en fer étaient une invention des Chalybes et des Scythes. Je suis bien sûr aussi que l’exportation de métaux du coin S. E. de la Mer Noire a donné naissance à la légende pré-grecque, probablement carienne, sur l’expédition des Argonautes, légende qui enveloppa de traits poétiques les expéditions, semi-militaires, semi-commerciales, des Cariens et des autres peuples de l’Asie Mineure, les raids maritimes organisés par des pirates et des corsaires armés et intrépides, toujours en quête de pays nouveaux. C’est aux environs de l’année 1.000 avant J.-C. que nous devons chercher la date de deux groupes d’événements : le développement de la production minière sur les bords méridionaux de la Mer Noire, et les premières expéditions des Achéens et des Cariens à la recherche du fer et de l’or. Cette date est corroborée par un fait resté jusqu’ici inexpliqué. Je parle de l’absence complète, au delà du détroit du Bosphore, de traces d’une influence égéenne ou mycénienne, si forte par exemple à Troie. Les Crétois de l’époque de Minos et les Mycéniens du temps d’Agamemnon ne fréquentaient pas les bords de la Mer Noire ; ils n’avaient rien à y chercher ; tous leurs efforts étaient dirigés vers l’Occident. La possibilité de se procurer des armes en fer solides et abondantes a jeté les successeurs du pouvoir maritime des Mycéniens dans les contrées lointaines avoisinant la Mer Noire et a frayé pour la première fois le chemin, si fréquenté depuis, qui conduisait à la Méditerranée par les détroits et le long de la côte méridionale de la Mer Noire vers les rivages du Thermodon et du Phasis.

Les aventuriers de l’Asie Mineure reconnurent bientôt que la Mer Noire était riche non seulement en métaux mais aussi en poisson, et, ce qui est plus important encore, que ses côtes n’étaient nullement habitées par des barbares féroces, mais par des gens assez civilisés, ayant du goût pour les produits de l’Asie Mineure et prêts à trafiquer. On commença donc de fonder des stations de pêche sur les bords de la Mer Noire, en procédant lentement, pas à pas, toujours vers l’Orient et le Nord, et en arrivant finalement vers les sources de ces richesses ; le détroit du Bosphore dit Cimmérien et les bords de la Mer d’Azow d’un côté, et les embouchures des grands fleuves russes de l’autre. Les routes une fois frayées ne furent jamais abandonnées. Ce furent les Ioniens qui suivirent les premiers leurs prédécesseurs les Cariens. On le voit très bien par la tradition littéraire. Le mythe, probablement carien ou achéen, des Argonautes fut adopté par les aèdes ioniens. Il fut refondu par eux et incorporé dans le récit sur les voyages de leur héros navigateur Ulysse. Comme les Cariens, les Ioniens ne connurent au début que le chemin méridional. Nous n’avons pas à nous étonner que leurs premières stations aient été Trébizonde et Sinope : Trébizonde était le meilleur port pour exporter le fer et le cuivre des mines transcaucasiennes, et le point où aboutissaient les grandes routes commerciales venant du Sud et de l’Est ; Sinope était le point où on transbordait les marchandises apportées de Trébizonde par des navires légers, seuls employés sur cette partie de la côte, sur de grands vaisseaux maritimes, les voiliers ioniens. Il est possible que les Ioniens ne se soient pas arrêtés à Trébizonde, mais aient suivi la côte Est de la Mer Noire et soient arrivés jusqu’au détroit de Kertch. On peut supposer que les colonies de Phanagorie, de Hermonassa et autres, fondées par les villes de Téos, de Mitylène et de Clazomène, furent des fondations prémilésiennes, antérieures à l’hégémonie de Milet sur la Mer Noire.

Mais le chemin du Sud n’était ni commode, ni sûr. De Batoum à Novorossijsk (Bata) on ne trouve pas de ports, et les côtes étaient pleines de pirates, qui détestaient les Grecs, leurs concurrents dangereux. Ce n’était pas seulement pour des motifs religieux qu’on immolait les étrangers naufragés sur les côtes de la Crimée. La côte entre Sinope et Trébizonde n’était pas non plus très hospitalière, comme nous pouvons en juger par les récits de Xénophon et d’Arrien.

Mais il existait deux autres routes. La première était longue, mais très commode ; elle allait le long des côtes septentrionales de la Mer Noire ; presque chaque station y promettait des gains faciles et des pèches vraiment miraculeuses. L’une après l’autre, les embouchures des grands fleuves riches en poisson : le Danube, le Dniestr, le Boug, le Dniepr, furent occupées au cours des VIIIe et VIIe siècles par des colonies de pêcheurs milésiens. Je ne parlerai pas des colonies danubiennes et je ne nommerai que les deux grands ports, celui du Dniestr et celui du Boug et du Dniepr : Tyras et Olbie, toutes deux, comme on peut le voir par leurs médailles, tout d’abord presque exclusivement des stations de pêche. On a découvert sur l’île de Bérézane, près d’Olbie, un village de pêcheurs et une nécropole pleins de débris céramiques et de vases entiers des VIIIe et VIe siècles avant J.-C.

L’autre route n’était qu’une modification de la route méridionale. Au lieu de longer la côte dangereuse du Caucase, on pouvait, des grands ports de la côte méridionale : Amisos, Sinope et Héraclée, passer directement, en traversant la Mer Noire, vers les côtes de la Crimée, d’où, par un temps clair, on pouvait apercevoir la côte d’Asie. Un port excellent sur la côte de la Crimée, Chersonèse, recevait les marins et leur permettait d’y trouver un asile sûr. On s’imagine aisément que les marins ioniens n’ont pas tardé à occuper ce port et à y fonder une station maritime. On sait maintenant par des trouvailles archéologiques que la ville de Chersonèse n’était pas originairement une colonie dorienne d’Héraclée. Les données archéologiques nous font supposer qu’elle fut fondée, comme les autres colonies de la Mer Noire, par les Ioniens, au VIe siècle avant J.-C., et ne fut refondée par les Héracléotes qu’au Ve siècle, alors que Milet ne pouvait plus maintenir son hégémonie maritime dans la Mer Noire. Mais Chersonèse n’était qu’une étape. Cette petite ville ne produisait rien, la pêche y était pauvre, et ses voisins, les Taures, n’avaient rien à vendre. Mais cette étape menait directement et assez commodément le long de la côte de Crimée vers le détroit de Kertch et la mer d’Azow avec ses richesses fabuleuses en poisson. On longeait pendant un jour ou deux la côte inhospitalière de la Crimée méridionale pleine de pirates, mais, après ces heures d’angoisse, on arrivait directement au port de Théodosie, autre fondation de Milet, ensuite au bon port de Nymphée, déjà très riche en poisson, et enfin à l’ancienne Panticapée, vieux centre de commerce et de civilisation, une des capitales du ci-devant royaume cimmérien, un port excellent, surtout pour les bateaux à voiles. D’ici à la côte opposée, peuplée de colonies grecques, on n’avait qu’un détroit à franchir.

Voilà donc les deux groupes de colonies grecques de la Mer Noire établis : celui de l’Est très nombreux, rattaché surtout au Caucase et aux ports méridionaux de la Mer Noire ; et celui de l’Ouest, rattaché plutôt aux colonies grecques du littoral occidental de la même mer. Les Milésiens trouvèrent bien vite un expédient pour relier ces deux groupes ; en longeant la côte septentrionale de la Mer Noire, on arrivait, par la côte Ouest de la Crimée, au port de Cercinitis et de là commodément à Chersonèse. Mais le voyage était long et plein de périls, et on préférait la traversée directe de la côte méridionale de la Mer Noire à la côte méridionale de la Crimée. On voit très bien que, dans le groupe occidental, c’est à Olbie qu’appartenait la suprématie. Le liman d’Olbie était un lac calme et spacieux ; les bateaux qui venaient du Dniepr et du Boug y pouvaient naviguer à leur aise. En même temps les grands navires trouvaient dans le port d’Olbie toutes les commodités nécessaires. Le Dniepr et le Boug étaient très riches en poissons. D’autre part la population agricole de leur cours inférieur et moyen vendait volontiers aux marchands grecs ses produits. Enfin le Dniepr et le Boug furent toujours de grandes voies commerciales qui reliaient le Nord et le Sud et amenaient vers le Sud les produits du Nord : des fourrures et des esclaves, peut-être l’ambre. Ces relations sont attestées par des trouvailles faites dans la région de la Kama. La civilisation dite d’Ananjino est pleine d’influences olbiennes. La fondation et la consolidation du grand empire scythe facilita le développement pacifique du pays. La prospérité a régné dès le VIe siècle parmi les tribus sujettes des Scythes. De même à Olbie, tributaire des rois scythes, dont nous connaissons par Hérodote les relations amicales et suivies avec le grand emporium grec. On se souvient de la légende olbienne du sage scythe Anacharsis et du roi Skyles. Les fouilles faites par Pharmakovsky dans la nécropole archaïque d’Olbie attestent la grande prospérité de  cette colonie au VIe siècle. On comprend bien comment Olbie, sous la protection de la paix scythe, a pu helléniser plusieurs villages sur le cours inférieur du Dniepr et du Boug et y envoyer des colons grecs, qui, avec la population indigène, formèrent une population mixte, les mi-hellènes d’Hérodote.

Les conditions qui régnaient dans le groupe oriental étaient bien plus complexes. On se souvient que la population de la péninsule de Tamane et de la côte orientale de la mer d’Azow, les Sindes et les Méotes, possédait une civilisation très forte et très ancienne, que le détroit de Kertch fut le centre de l’État cimmérien et que cette population cimméro-méote ne fut jamais vaincue et conquise par les Scythes. On se souvient aussi que cette population trafiquait toujours avec les districts miniers de la Transcaucasie. On comprend bien que, dans leur lutte avec les Scythes, les Sindes et les Méotes acceptèrent volontiers l’aide de colons grecs venus par mer, de colons qui leur apportaient des métaux en échange de leur poisson et qui étaient bien armés et prêts à défendre leurs gains contre les exactions scythes. Les premières colonies de Tamane, datant du VIe siècle, comme nous le savons par des découvertes archéologiques, n’étaient pas des colonies milésiennes. Les Cariens furent suivis par les citoyens de Téos, de Mitylène, de Ctazomène. Les Milésiens ne furent probablement que les derniers venus. D’autre part au VIe siècle, probablement dans la seconde moitié de ce siècle, les Milésiens fondèrent de nombreuses colonies sur l’autre côte du Bosphore cimmérien, qui certainement a été conquise par les Scythes, Nous avons lieu de supposer que ces fondations furent facilitées par les Scythes, qui connaissaient par l’exemple d’Olbie la grande importance qu’il y avait à être en possession de débouchés pour leurs produits et appréciaient beaucoup le tribut qui leur était payé par les Grecs.

Nous avons donc au VIe siècle deux groupes rivaux de colonies grecques sur le Bosphore cimmérien : celui de cités en territoire sinde et celui de cités sous la domination scythe. Mais nous ne devons pas oublier que géographiquement et économiquement les deux côtes du détroit forment une unité, que la population était de même origine, et qu’elles ont formé pendant des siècles une unité politique sous la domination des Cimmériens. Or la concurrence de ces deux groupes a dû amener des conflits entre eux. Soutenus par les Scythes et par leur position géographique, ainsi que par la possession de ports, qui seuls offraient des abris sûrs aux grands bateaux à voiles, les Grecs de Panticapée semblent avoir acquis au VIe siècle et au commencement du Ve une suprématie sur les Grecs de la péninsule de Tamane. Les monnaies d’argent du VIe siècle semblent le démontrer. Nous n’avons qu’une quantité restreinte de types uniformes, tous probablement frappés à Panticapée.

Au Ve siècle av. J. C., surtout dans la seconde moitié de ce siècle, la position politique semble avoir complètement changé. Les Milésiens, comme nous le savons, ont perdu leur suprématie maritime et leurs relations avec l’empire perse ; ils sont devenus de simples membres de la ligue athénienne. Athènes, après les guerres médiques, devint la première force politique grecque ; elle commandait les mers et développait assidûment son commerce et son industrie. Le royaume scythe, après l’expédition de Darius, concentrait ses forces sur la frontière occidentale et commençait à ne plus prêter autant d’attention qu’au VIe siècle à sa lutte contre les Sindes. L’influence grecque sur le détroit du Bosphore cimmérien grandissait.

Dans sa politique extérieure et commerciale, Athènes dut de plus en plus tourner les yeux vers l’Orient. Le plan de la démocratie athénienne, de devenir maîtresse en Égypte, échoua ; ses relations avec l’Italie trouvaient une opposition de plus en plus tenace dans le monde dorien. D’autre part son industrie demandait de plus en plus des matières premières, et sa population croissante des produits alimentaires, du blé et du poisson. La question alimentaire surtout était importante. Non seulement Athènes, mais la Grèce entière ne pouvaient plus vivre avec les seuls produits de leur territoire. Les cités de la confédération athénienne tâchaient d’importer autant que possible pour assurer l’alimentation de leurs populations. Les cités non confédérées faisaient de même. Or le marché des céréales était fort restreint. La concurrence dorienne en Italie, la jalousie perse, ne permettaient pas de compter sur l’Occident. Ce n’est qu’en Orient qu’on pouvait espérer trouver assez de produits alimentaires, et spécialement dans les régions poissonneuses et agricoles des grands fleuves balkaniques et russes. Pour Athènes, tête de la Confédération, c’était donc une question politique et économique de première importance de cultiver les relations commerciales créées par Milet avec les colonies de la Mer Noire, de développer ces relations, de renforcer les colonies et de leur assurer une indépendance relative à l’égard de leurs anciens maîtres les Scythes. Mais les intérêts politiques athéniens demandaient davantage ; Athènes réclamait pour elle seule le droit de contrôle suprême sur tout ce monde d’exportateurs, le droit exclusif de disposer des richesses de la Mer Noire et de concentrer tous les produits à Athènes pour les distribuer ensuite entre les Confédérés. Ce fut la raison pour laquelle les Athéniens au Ve siècle colonisèrent Amisos et Sinope et fondèrent des colonies militaires, de vraies forteresses, sur les points les plus importants du détroit du Bosphore, non pas dans les principales villes helléniques, mais à côté d’elles : à Athénaeum près de Théodosie, à Nymphée près de Panticapée, et probablement à Stratoclée près de Phanagorie. En 435, Périclès vint en personne inspecter ce réseau de la domination athénienne.

Mais cette domination athénienne ne fut pas de longue durée. Quelques années avant l’expédition de Périclès, un changement important s’était produit dans la vie politique de Panticapée. L’aristocratie qui gouvernait la ville fut supplantée par une tyrannie apparemment militaire, le pouvoir ayant été saisi par un chef du nom thrace de Spartocos (438). Comment expliquer ce changement et le nom thrace du tyran, qui fui suivi d’une lignée d’autres appartenant tous à la même famille et portant des noms thraces (Paérisadès et Spartocos) à côté de noms grecs (Leucon, Satyrus) ? On a proposé de voir dans Spartocos le chef d’un corps d’armée thrace qui aurait été engagé par Panticapée pour défendre la ville. Rien de moins vraisemblable. D’où et par quelle voie serait venue cette armée ? Par la voie de mer ? Et alors avec la permission des Athéniens ? N’eût-il pas été absurde de la part des Athéniens d’importer des mercenaires susceptibles de détruire leurs clérouchies ? Contre la volonté des Athéniens ? Impossible aussi, les Athéniens étant les maîtres de la mer. Par les steppes de la Russie ? Quel voyage long et dangereux ! Et l’attitude de l’empire scythe, dont les Thraces furent toujours les ennemis ? Nous ne pouvons donc pas accepter cette hypothèse. Il ne nous en reste qu’une autre. L’usurpation de Spartocos fut un changement purement interne, comme dans toutes les cités grecques, où des tyrans supplantaient une aristocratie devenue oligarchie. Le nom thrace de Spartocos s’explique par le fait qu’il appartenait à une famille indigène incorporée dans l’aristocratie qui gouvernait la ville. Nous avons vu que la classe dominante de la période préhellénique à Panticapée fut cimmérienne, et que les Cimmériens étaient probablement des Thraces.

Est-ce avec le consentement d’Athènes que cette révolution s’est produite ? Je ne le crois pas. La physionomie à demi thrace de la dynastie nouvelle plaide plutôt en faveur d’une réaction indigène contre la domination grecque, et le titre pris par les nouveaux maîtres (archonte de Panticapée et roi des Sindes et des Méotes) le confirme. Le fait que parmi les princes des Sindes qui exerçaient le pouvoir à la même époque que les tyrans de Panticapée, nous rencontrons, comme à Panticapée, des personnages aux noms thraces (Gorgippus, Comosaryé), et que probablement les deux dynasties se fondirent en une seule peu après la révolution de Spartocos, me fait croire que la raison principale du changement politique fut la nécessité de concilier les intérêts de la population, et surtout de l’aristocratie indigène, avec ceux de la population grecque.

Le changement dans la constitution de Panticapée fut le commencement d’une brillante carrière pour le nouvel État. Il est possible qu’une des raisons de la venue de Périclès dans le Pont Euxin ait été d’entrer en relations et de régler les rapports avec les nouveaux maîtres de Panticapée. L’entente qui en résulta consolida le pouvoir du tyran, sans sacrifier d’ailleurs les intérêts militaires et économiques d’Athènes. Athènes n’a pas retiré ses garnisons et le tyran de Panticapée a dû accepter le rôle d’agent commercial d’Athènes pour l’exportation du blé exclusivement à Athènes. Ce n’est qu’après avoir passé par le Pirée que le blé pouvait être acheminé dans les autres cités grecques. Énorme force politique aux mains d’un État comme celui d’Athènes qui savait si bien tirer parti de tous les avantages politiques ou moraux !

Mais ces privilèges exclusifs d’Athènes et cette dépendance de l’archontat bosphorien disparurent bien vite. La guerre du Péloponèse permit aux successeurs de Spartocos — Satyre et Leucon — de réunir dans leurs mains toutes ou presque toutes les cités grecques, de réduire les colonies athéniennes à l’impuissance et de les incorporer dans l’État. Elle leur permit aussi de poursuivre enfin librement une politique d’unification dans la péninsule de Tamane et de détruire la concurrence d’Héraclée la Pontique, cette puissante ville dorienne, centre d’une tyrannie comme Panticapée, qui avait voulu s’assurer non seulement Chersonèse, mais aussi la ville de Théodosie, principal port naturel de tout le commerce du blé de la Crimée scythe.

Athènes n’a ni pu ni voulu empêcher ce développement de l’État du Bosphore. Probablement, elle a même aidé son semi-vassal dans sa lutte contre ses nombreux ennemis. Mais Athènes, comme nous le démontre l’inscription athénienne en l’honneur des fils de Leucon, a dû renoncer à son droit exclusif d’acheter le blé venant de Panticapée. Panticapée commence à trafiquer librement, à condition de garantir de larges privilèges à Athènes en matière de droits de douane.

L’époque des successeurs de Spartocos — de Satyre (432/2-389/8) et Leucon (380/8-349/8) ainsi que de Périsadès Ier (349/8-310/9) — fut un temps de grande prospérité pour le Bosphore. Le nom de Leucon était bien connu à Athènes comme celui d’un modèle de tyran vertueux. L’historiographie athénienne s’en occupait, ainsi que des historiographes de Panticapée elle-même. Des statues de ces tyrans ornaient les places publiques d’Athènes. Périsadès Ier  osa même attaquer les Scythes ou peut-être résister à leurs demandes de tribut. On se souvient que les Scythes de ce temps-là eurent à soutenir une lutte avec les Sarmates et qu’ils rétrogradèrent peu à peu vers les steppes de la Crimée.

La situation commerciale durant toute cette période (fin du Ve et cours du IVe siècle) ne changea pas. Athènes fut toujours le client le plus opulent de Panticapée, et la Grèce demandait de plus en plus du blé et du poisson. Les Scythes s’habituèrent peu à peu à l’indépendance du Bosphore, qui avait su organiser une armée puissante de mercenaires, et un commerce régulier entre les villes de l’État du Bosphore et leurs voisins scythes et méotes. On produisait partout de grandes quantités de blé et le commerce florissait plus que jamais. Partout le IVe siècle fut un temps de grande prospérité. À Olbie comme en Chersonèse, à Théodosie et à Panticapée, à Phanagorie, ainsi que dans la ville de Tanaïs à l’embouchure du Don, les tombeaux du IVe siècle sont pleins d’objets artistiques exportés de Grèce, surtout d’objets en or et en argent. Nous en reparlerons.

À la fin du IVe et au commencement du IIIe siècle des troubles politiques vinrent déranger la vie calme du Bosphore. Mais ces troubles n’ont été que de courte durée, et les règnes, comme nous pouvons les appeler maintenant, d’Eumèle, de Spartoque III (304/3-283/8) et de Périsadès II (284/8-252 à peu près) furent dignes de ceux de leurs prédécesseurs. Il importe de noter que, pendant le règne de Spartoque III, Athènes non seulement a reconnu l’indépendance complète de Panticapée, mais a conclu même avec elle un vrai traité d’alliance militaire défensive (La position de Spartoque, après les troubles qui suivirent la mort de Périsades Ier, exigeait de lui une attention spéciale à la question du recrutement de son armée et des alliances avec d’autres États).

Ce n’est que dans la seconde moitié du IIIe siècle que la décadence économique et politique commence. Aux IVe et IIIe siècles avant J.-C., Panticapée jouait un grand rôle sur le marché des céréales. Jusqu’à l’époque d’Alexandre, elle n’avait presque pas de concurrents. Après la conquête du monde oriental par ce prince, elle eut, certes, à lutter contre l’Égypte des Ptolémées, l’Asie Mineure et la Macédoine avec la Thrace ; mais cette concurrence ne la ruina pas. Les temps prospères du haut hellénisme, la population toujours croissante du monde hellénique de ces temps, la fondation constante de villes nouvelles, le développement de l’industrie partout dans les villes, augmentèrent énormément la demande pour les produits de la Russie méridionale. Si on regarde de près les documents de cette époque, on notera que la difficulté alors consistait, non dans le manque de clients pour les centres producteurs, mais dans l’insuffisance des quantités produites. Les Ptolémées n’auraient jamais eu l’influence politique qu’ils ont eue sur les villes méditerranéennes, s’ils n’avaient usé de leur blé comme d’une arme politique. Nous avons vu que Spartoque avait acheté pareillement, au moyen de son blé, une alliance militaire avec Athènes. On pouvait apporter aux bourses de Rhodes, de Délos, de Delphes, autant d’offres de blé et de poisson qu’on voulait ; on était toujours sûr de trouver des acheteurs.

La décadence de Panticapée ne fut donc pas causée par la concurrence d’autres centres producteurs. Ce furent d’autres raisons qui affaiblirent le royaume du Bosphore. La production devenait déplus en plus restreinte. Que l’on compare les quantités de blé exporté par Panticapée aux IVe et IIIe siècles avec ce que le royaume du Bosphore payait à Mithridate, et l’on trouvera une différence énorme. Les causes de cette diminution furent les troubles politiques dans les steppes de la Russie méridionale. L’empire scythe s’écroulait sous les coups des Sarmates et des Thraces. Les Gaulois s’avançaient vers le Danube et ravageaient les environs d’Olbie, dès le commencement du IIIe siècle. Qu’on lise l’inscription de Protogène, riche citoyen d’Olbie, et on verra quelle situation précaire fut celle d’Olbie dès cette époque. La position du Bosphore était un peu meilleure. Le royaume scythe tenait encore bon dans les steppes entre le Don et le Dniepr et en Crimée. Les Sarmates n’étaient pas encore arrivés dans le voisinage du Bosphore. La vallée du Kouban n’était pas encore occupée par eux. Mais l’existence du royaume du Bosphore et de la ville de Chersonèse, dont la prospérité dépendait entièrement de celle du Bosphore, devenait quand même de plus en plus incertaine. Les Scythes, refoulés vers la Crimée, menaçaient les villes maritimes, réclamaient, comme à Olbie, un tribut de plus en plus lourd, et ni le royaume du Bosphore ni Chersonèse n’avaient plus assez d’argent pour entrer en concurrence avec les agents des monarchies hellénistiques sur le marché des mercenaires et pour former de fortes armées mercenaires. On devait recourir aux citoyens et aux tribus sujettes ; la production en souffrait et la force armée de l’État n’y gagnait presque rien. La population, habituée aux armées mercenaires, devenait mécontente et préparait des révolutions ou en faisait. Le trafic avec les Scythes n’était plus le même. Les guerres constantes, les invasions du territoire scythe de l’Ouest et de l’Est réduisaient le royaume scythe et le trafic presque au minimum. En outre on se trouvait en état de guerre permanente avec les Scythes. Le jour approchait où les Grecs de la Russie méridionale seraient obligés de renoncer à leur indépendance et de chercher une protection armée auprès d’amis puissants, quels qu’ils fussent.

Nous avons tâché de donner un aperçu des raisons politiques et économiques qui créèrent et maintinrent pendant plus de trois siècles l’État du Bosphore comme une force indépendante et très importante pour tout le monde ancien de cette période. Quelle était la structure politique et sociale de cet État ? Quels sont les résultats auxquels il est arrivé en matière de civilisation ?

L’État du Bosphore s’est formé et s’est maintenu comme une tyrannie militaire, résultat d’un compromis entre la population indigène et les colons grecs. Pour les indigènes, la dynastie dominante fut et resta une dynastie de rois auxquels ils étaient habitués à obéir depuis des siècles. Les Grecs, pour conserver leur position dominante et maintenir les bases de leur prospérité économique, durent renoncer à leurs libertés et reconnaître comme chefs des barbares hellénisés qui régnaient sur la population indigène. Pour eux cette forme de gouvernement était une tyrannie. Ce qui nous rend intéressante cette forme de tyrannie, c’est qu’elle n’était pas un accident passager, comme dans plusieurs cités grecques aux VIe et IVe-IIIe siècles avant J.-C., mais une forme de gouvernement stable, qui a existé pendant des siècles et qui par degrés s’est transformée en une monarchie hellénistique, telle que plusieurs monarchies d’Asie Mineure, par exemple celles de la Bithynie avec sa dynastie thrace, de la Cappadoce et du Pont avec leurs dynasties semi-iraniennes, de la Commagène et de l’Arménie avec leurs rois indigènes hellénisés. Les seules analogies que présente le monde ancien avec cette tyrannie se transformant en monarchie, sont la tyrannie d’Héraclée la Pontique et plus encore celle de Syracuse en Sicile. Ici et là une tyrannie militaire s’appuyant sur des mercenaires ; ici et là pas de conseil des anciens, pas de boulé ; ici et là une assemblée du peuple impuissante, n’ayant qu’une existence purement nominale.

Ce qui est plus intéressant encore, c’est la structure sociale de l’État bosphorien. Nous avons dans cet État, comme base, une population agricole indigène attachée à la glèbe. La classe dominante consistait en grands propriétaires, amis et parents du roi, qui lui-même était un propriétaire, celui auquel appartenait de jure tout le sol du royaume. Notons en outre une classe très puissante de marchands grecs, en partie citoyens des villes du royaume et en partie étrangers, propriétaires de navires, organisateurs du trafic avec les tribus avoisinantes, semi-indépendantes, et le royaume scythe. Le roi, lui aussi, était assurément un de ces marchands. Il exportait le grain qu’il recevait comme tribut de ses vassaux et comme paiement de ses serfs. Nous avons enfin à compter avec une classe très forte de petits bourgeois résidant dans les villes, d’artisans et de petits marchands, et avec une forte population d’esclaves, qui chargeaient et déchargeaient les navires, travaillaient dans les établissements industriels, etc.

Nous retrouvons la même structure partout où une population grecque a dû se soumettre à une dynastie indigène, hellénisée ou grecque, dont le gouvernement se basait sur une population indigène, qui n’était pas barbare, mais habituée à un régime monarchique. Les monarchies hellénistiques que nous avons indiquées plus haut n’avaient pas d’autre structure. Ce qui est particulier dans la structure de l’État du Bosphore, c’est l’évolution historique que nous pouvons saisir ici mieux qu ailleurs : une ville grecque ionienne se transformant en État gréco-méote, avec une position privilégiée pour les Grecs, et devenant peu à peu une monarchie hellénistique où les deux éléments se confondent, les indigènes s’hellénisant et les Hellènes prenant de plus en plus l’esprit et les habitudes indigènes. Ce dualisme, nous le retrouvons partout. En matière de religion, nous voyons les cultes purement grecs remplacés par diverses formes de culte indigène, celui de la Grande Déesse surtout. Presque chaque ville grecque de la Péninsule de Tamane avait un temple consacré à cette divinité préhellénique. On a fait des fouilles dans deux de ces sanctuaires, l’un près de Phanagorie, où la Grande Déesse était identifiée à l’Aphrodite grecque, l’autre sur un promontoire de l’un des lacs du delta du Kouban (celui de Tzoukour), où la même déesse était vénérée, comme en Asie Mineure et en Thrace, sous le nom d’Artémis Agrotéra. Nous avons tout lieu de supposer que des temples de la même divinité existaient près d’Hermonassa et dans les environs de Gorgippia (aujourd’hui Anapa). Peu à peu le même culte a pris une place prédominante à Panticapée, et on sait que la déesse protectrice de Chersonèse était la déesse vierge qui était représentée sur les médailles de Chersonèse sous les traits d’Artémis. Les temples de la Péninsule de Tamane, comme nous le savons par une inscription d’époque romaine, étaient organisés comme ceux de l’Asie Mineure, surtout du Pont et de la Cappadoce, et ceux de l’Arménie. Un collège de prêtres ou prêtresses, avec un grand-prêtre ou une grande-prêtresse à leur tête, de vastes domaines appartenant à la déesse, des serfs travaillant pour la divinité et les prêtres.

Même dualité dans la vie matérielle de la population, surtout dans celle des classes dirigeantes. Des fouilles ininterrompues, sinon systématiques, dans les nécropoles de presque toutes les villes de l’État du Bosphore, fouilles qui furent poursuivies pendant près d’un siècle, nous permettent de nous faire une idée précise de ce que fut la civilisation des villes grecques, et quels sont les traits qui caractérisent la classe dirigeante des villes et des territoires ruraux.

Un trait caractéristique à noter, c’est surtout l’opulence qui règne, partout dans le royaume du Bosphore, dans les milieux de la bourgeoisie urbaine. Les tombes de ces Grecs bosphoriens sont bien faites ; les cercueils qu’on y trouve sont parfois d’un travail très soigné : on ensevelit avec le défunt des séries d’objets souvent d’une grande valeur matérielle et artistique. D’autre part on s’étonne de voir que la population urbaine bourgeoise a conservé son caractère, purement grec-ionien à Olbie et dans le Bosphore, dorien à Chersonèse. On ne brûlait que rarement les cadavres dans les villes ioniennes ; l’inhumation était de règle. Le rite funéraire était purement grec, ainsi que le mobilier funéraire : aux VIe-IIIe siècles, ce sont surtout les objets que j’appellerais athlétiques ; les armes sont rares (les citoyens ne servaient pas dans l’armée), mais les strigiles, les ampoules, les grands vases à huile se trouvent partout dans les sépultures masculines. Les femmes emportent avec elles surtout des objets de toilette et des bijoux. Presque tous les objets qu’on trouve dans les tombes purement grecques de cette époque sont des objets d’importation. Et ce ne sont pas des objets sans valeur. Les vases ioniens sont parfois de première qualité, les vases athéniens portent souvent des signatures d’artistes ; les verres polychromes dits phéniciens sont d’une finesse parfois exquise. Les bijoux en or proviennent des ateliers les plus renommés et représentent quelquefois des spécimens de premier ordre de produits de la bijouterie grecque.

Mais ce qui frappe surtout l’imagination de chaque touriste qui visite Kertch ou le musée de l’Ermitage, ce ne sont pas les tombes grecques. Plus ou moins riches, on les retrouve un peu partout dans le monde grec, et avec elles un mobilier qui ne varie que très peu. Le plus intéressant dans les nécropoles de Panticapée et de la péninsule de Tamane, ce sont les sépultures monumentales, les grands tumuli qui couvrent les sommets de deux suites de collines voisines de l’ancienne Panticapée, celle du Mont Mithridate et celle du Youz-Oba ; elles s’allongent aussi le long des routes qui reliaient Panticapée à la steppe, et elles couronnent les collines de la péninsule de Tamane.

Ces tumuli, soigneusement construits, entourés d’un mur en pierre taillée, recouvrent de grandes constructions sépulcrales, des chambres en pierre taillée, avec des corridors qui y mènent de la périphérie du tumulus. Ces chambres et ces corridors sont recouverts de voûtes, bien souvent de celles dites égyptiennes, circulaires ou carrées : une couche de pierres en saillie sur l’autre. Les murs et la voûte étaient généralement peints, parfois recouverts d’étoffes précieuses, qui bien souvent étaient ornées de plaques en or cousues sur l’étoffe. La partie moyenne de la chambre sépulcrale était occupée par un sarcophage en bois, ou rarement en marbre, sculpté, incrusté et peint. On en a retrouvé quelques-uns. Ils sont de vraies merveilles d’art décoratif, l’un d’eux notamment, récemment découvert, d’époque tardive (Ier siècle après J.-C.), et provenant d’une sépulture bourgeoise, mais très bien conservé. Autour du sarcophage, une profusion de vases grecs des meilleures fabriques, bien souvent non seulement peints, mais sculptés et dorés. On connaît le fameux vase de Xénophante, avec les frises en relief représentant la chasse du roi Darius. Dans le sarcophage étaient déposés les restes du défunt, homme ou femme. Les défunts étaient ensevelis dans leur costume d’apparat, avec des armes si c’était un homme, des bijoux si c’était une femme. Quelques uns de ces tombeaux, trouvés intacts, nous ont livré de vrais musées de bijouterie et d’orfèvrerie anciennes. Des pierres gravées, signées des artistes les plus renommés, des colliers, des bracelets, des pendants d’oreille, qui n’ont pas leurs semblables dans les autres parties du monde ancien. Les objets les plus fins de l’Ermitage proviennent presque entièrement de ces tombes monumentales. La richesse est partout la même, à Panticapée, à Nymphée, à Théodosie, dans la péninsule de Tamane ; mais le rite funéraire ne l’est pas. Les sépultures de la péninsule de Tamane ont conservé des traits qui nous rappellent les sépultures indigènes thraces et scythes.

Voilà donc des sépultures qui ne sont ni purement grecques, ni purement indigènes. Les Grecs de cette époque n’ensevelissaient pas sous des tumuli, dans des chambres à voûtes égyptiennes, dans de riches sarcophages ; ils ne déposaient plus dans leurs tombes des fortunes entières, comme on le faisait dans le royaume du Bosphore. Les seuls pendants à ces sépultures vraiment princières se trouvent hors du monde grec, dans des pays barbares plus ou moins hellénisés. C’est en Thrace surtout que nous retrouvons les mêmes traits caractéristiques. L’Asie Mineure, spécialement la Lydie, la Carie et la Lycie, ainsi que l’Étrurie, nous ont aussi conservé des monuments du même genre. N’oublions pas que l’Asie Mineure était peuplée en partie par des tribus thraces. Nous retrouvons partout, dans les pays que nous venons de nommer, des tumuli, des chambres sépulcrales en pierre taillée, de riches sarcophages, un mobilier sépulcral varié et opulent. Le rite funéraire est le même, et il rappelle singulièrement le rite sépulcral de la Grèce héroïque, c’est-à-dire de la Grèce préhellénique. Tout cela nous fait croire que les grandes sépultures du royaume du Bosphore furent construites pour des membres de l’aristocratie gouvernante, qui, comme nous l’avons dit, n’était pas de provenance purement grecque, mais appartenait à une race mixte, où les éléments indigènes se sont mêlés à l’aristocratie de colons grecs.

Les objets trouvés dans ces tumuli sont aussi en partie importés. Mais à côté de ces objets importés, nous en avons d’autres qui sûrement ont été fabriqués sur place. Ce sont ces objets de production bosphorienne qui nous intéressent le plus. Il n’est pas douteux que les médailles et monnaies de Panticapée n’aient été frappées à Panticapée même. Ces médailles ne diffèrent que de très peu, aux VIe et Ve siècles avant J.-C., de celles de certaines villes ioniennes des côtes de l’Asie Mineure. Ce sont surtout les médailles de Samos qui servirent de modèles aux monnaies de Panticapée. Mais, à la fin du Ve et au IVe siècle avant J.-C., probablement à la même époque que le changement politique dans la constitution de l’État du Bosphore, le monnayage panticapéen se modifie brusquement. On commence à frapper des statères en or, et les types de ces statères et de la monnaie d’argent changent complètement. Ces types ne sont pas imités de monnaies d’autres États grecs de la même époque. On pourrait trouver des analogies dans les statères de Cyzique, mais c’est sans doute Cyzique qui imita les types bosphoriens, et non l’inverse. Cyzique a voulu probablement, mais sans y réussir, sauver son monopole d’émission de statères en or et a taché de substituer à l’or du Bosphore son électre aux types analogues.

Les médailles du IVe siècle avant J.-C. frappées au Bosphore sont de vraies merveilles d’un art original et vigoureux. La facture en est purement grecque, mais les types ne le sont aucunement. Prenez ces têtes de Silènes barbus et de Satyres imberbes. Non seulement elles ont influencé le type canonique de la représentation des Scythes dans l’art grec, mais ce type scythe a influencé à son tour ces têtes de personnages mythiques. On a voulu reconnaître dans ces têtes la représentation du dieu Pan et y voir une allusion au nom de la ville de Panticapée, étymologisé à la manière grecque. J’y crois très peu. Nous connaissons le type du dieu Pan, tel qu’il a été élaboré dans l’art grec. Il n’a qu’une ressemblance très lointaine avec les têtes des monnaies bosphoriennes. Ces têtes représentent plutôt des Silènes et des Satyres, mais elles ne sont pas des reproductions fidèles du type canonique. J’y reconnaîtrais plutôt des têtes de quelque divinité indigène, probablement thrace, le grand dieu de la végétation qui est devenu le Dionysos grec et qui est parfois représenté sur les médailles des villes gréco-thraces sous les traits d’un Silène barbu.

Les types des revers de monnaies bosphoriennes sont aussi une création indigène. Les armes parlantes de Panticapée — le griffon foulant un épi ou un poisson, les sources de la richesse des souverains et des citoyens du Bosphore — ne sont pas grecques. Le griffon à tête de lion est le griffon perse, celui que nous retrouvons sur les parois de la façade d’une sépulture de Paphlagonie dès le VIIe ou Ve siècle avant J.-C.

Nous devons donc reconnaître que les artistes-monnayeurs de Panticapée ne furent pas des imitateurs. Forts de la technique et du génie créateur grec, ils ont su, ici comme ailleurs, créer des types originaux, qui sont de véritables emblèmes de cet État bosphorien semi-grec, semi-thrace, avec de fortes influences iraniennes. Même art indigène dans le domaine de la peinture. On peut évidemment supposer que les merveilles d’art décoratif que sont les sarcophages en bois peints et sculptés furent importés de la Grèce ou de l’Asie Mineure. Je ne le crois pas ; mais, vu la rareté des objets en bois sculptés de l’époque classique, je n’ai pas les moyens de le prouver. Mais que l’on examine la peinture murale de maisons et de tombeaux de cette époque. Nous en possédons, en partie à Panticapée, en partie dans la péninsule de Tamane, une série d’exemples, que je viens de republier et d’illustrer dans un livre spécial. Ces peintures sont certainement indigènes, faites sur place par des artistes grecs. Elles suivent de près la mode grecque et nous aident à reconstruire le système de la décoration murale grecque prépompéienne. Mais qu’on les regarde de près. Les décorations de maisons sont très semblables à celles de Délos. Toutefois il y a des différences importantes. À Panticapée, elles sont d’un coloris plus riche et plus varié, mais plus pauvres au point de vue architectural. C’est ce qui caractérise l’art oriental. Des peintures de deux tumuli de Tamane, celles de l’un plaisent par leurs couleurs, et présentent une curieuse juxtaposition du bleu foncé de la voûte et du rouge vif des murs ; celles de l’autre se tiennent dans les traditions de la peinture monumentale des temples grecs : sobres ornements des frises et des chapiteaux. Mais cette tête de Déméter qui ornait la clef de la voûte dite égyptienne de cette sépulture n’est pas tout à fait grecque. Comparez-la à la tête de la même déesse, dans une sépulture du premier siècle après J.-C., et vous verrez que c’est le même type et que la déesse n’est Déméter que de nom ; c’est en réalité la Grande Déesse indigène, mère des dieux et des hommes.

Je crois donc être en droit d’affirmer que l’État du Bosphore ne fut nullement une série de petites villes grecques perdues dans la Mer Noire, et vivant de ce qui lui venait de la mère-patrie. Il a su développer une vie originale et intéressante. Il a eu assez d’intuition pour créer une constitution semi-grecque, qui consolida l’État pour des siècles, il a su rendre populaire en Grèce cette forme de gouvernement, et, par la propagande, par ses historiens, faire entrer les tyrans bosphoriens, tels que Leucon et Périsadès, dans la grande galerie des hommes d’État fameux et renommés dont on citait les noms dans les écoles grecques. Il a su propager la civilisation grecque parmi ses voisins, les Scythes, et imprégner de cette civilisation ses sujets d’origine non grecque. Il a assuré pour des siècles au monde grec un approvisionnement abondant et bon marché, et il a transformé en champs cultivés de larges espaces dans la steppe russe. Il a créé enfin un art vigoureux, qui a eu des triomphes éclatants surtout dans le domaine de la toreutique.

En somme, le Bosphore de l’époque grecque classique a joué un rôle important dans la vie du monde ancien. Le temps est passé où le monde grec, dans l’imagination de personnes cultivées, se confinait aux limites de l’Attique et du Péloponèse. La force du génie grec consiste surtout dans son universalité, dans sa souplesse et son aptitude à s’accommoder à des conditions parfois très particulières, à savoir créer dans un milieu étranger un foyer de civilisation, où il unissait aux créations éternelles de son propre fonds tout ce qu’il y avait de fort et de fécond dans les milieux indigènes.

 

                                                  Michel ROSTOVTZEFF.

 


 

Sommaire des Conférences du Professeur M. Rostovzev au collège de France sur les Iraniens et les Grecs dans la Russie Méridionale.

 

I. 20 Février.

Histoire des découvertes archéologiques dans la Russie méridionale. Importance de la Russie méridionale de l’époque classique pour l’étude de l’histoire ancienne en général. Les Iraniens et le royaume scythe. Importance de l’étude du royaume scythe pour l’étude de la structure sociale et religieuse du monde iranien. L’État du Bosphore Cimmérien. Importance de sa constitution pour l’étude de la tyrannie grecque, de sa vie économique pour l’histoire de la vie économique dans l’antiquité, de son art pour l’histoire de l’art médiéval en Russie et dans l’Europe occidentale.

 

II. 24 Février.

La Russie méridionale à l’époque préhistorique. La céramique peinte du bassin du Dniepr et du Boug. L’âge du cuivre sur le Kouban. Un foyer de civilisation de première importance, et comparable aux loyers de même époque en Mésopotamie, dans l’Élam et en Égypte. Race et religion des hommes qui avaient cette civilisation.

 

III. 28 Février.

Les Cimmériens et les Scythes des VIe-IVe siècles avant J.-C. La controverse sur les Cimmériens. L’état cimmérien de la Mer Noire du IXe au VIIe siècle avant J.-C. Les Scythes ; fondation du royaume ; lutte avec la Perse. La civilisation scythe. Les tumuli scythes du VIe-IVe siècles avant J.-C.

 

IV2 Mars.

Les Grecs sur les bords de la Mer Noire. Étapes de la colonisation grecque. Les deux routes : celle du Sud et celle du Nord. Les deux groupes de colonies grecques : celle d’Olbie et celle de Panticapée. L’État du Bosphore. Son histoire politique, économique, sociale, religieuse et artistique. Importance de l’État du Bosphore pour le monde ancien.

 

V5 Mars.

Les Scythes sur le Dniepr. Le royaume scythe aux IVe-IIIe siècles avant J.-C. Les grands tumuli scythes sur le cours inférieur du Dniepr. Les objets illustrant la vie religieuse et sociale des Scythes. Aperçu sur cette vie religieuse et sociale. Un État iranien pré-zoroastrien.

 

VI9 Mars.

Les Sarmates. Importance capitale des tribus sarmates dans l’histoire du monde ancien. Les étapes de leurs conquêtes. Les Sarmates entre l’Oural et le Volga. Les Sarmates sur le Don. Les Alains sur le Kouban. Leur civilisation et ses traits caractéristiques. Un art nouveau : polychromie et style animal.

 

VII. 12 Mars.

Les colonies grecques à l’époque romaine. Histoire du Bosphore depuis Mithridate le Grand. Bosphore devient une ville et un État semi-iranien. Constitution, vie économique et sociale, religion, art. L’avance des Goths. Le style dit « gothique ».

 

VIII16 Mars.

Le style animal. Étapes de l’évolution. Style animal de l’époque du cuivre. Style animal babylonien : système héraldique, groupes d’animaux. Style animal scythe. Période scythe. Période sarmate. Migration du style. Le style animal sarmate et le style animal du Nord de l’Europe.

 

 

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 21 avril 2017.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.