LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES —
Mikhaïl Rostovtzev
(Ростовцев Михаил Иванович)
1870 – 1952
LA RUSSIE MÉRIDIONALE
ET LE MONDE CLASSIQUE
1920
Article paru dans la Revue politique et littéraire, 58e année, n° 8, 1920.
Leçon d’ouverture du cours « Les Iraniens et les Grecs dans la Russie méridionale », que M. Michel Rostovtzeff, membre de l’Académie des Sciences de Russie, a été invité à faire au Collège de France.
L’histoire de la Russie méridionale à l’époque classique présente non seulement un intérêt de premier ordre pour les historiens de la Russie, mais encore il est lié à l’histoire de la France. Cela peut vous paraître étrange, mais vous vous rappellerez premièrement que la France Celtique, comme la Russie méridionale, après avoir eu une période de floraison culturelle pendant l’âge du bronze, s’est associée à la civilisation grecque, par l’intermédiaire d’une colonie grecque, celle de Marseille, qui a joué pour la France le même rôle que Panticapée et Olbie pour la Russie méridionale. Du contact de la civilisation grecque, tout comme en Russie, avec la civilisation indigène de l’âge du fer — appelée communément la civilisation de la Tène — était née la brillante civilisation celtique qui fut le fond du développement culturel de la Gaule à l’époque romaine. Nous avons le même phénomène en Russie : la civilisation iranienne de l’âge du fer est entrée ici en contact avec celle de la Grèce et a créé la civilisation scythe, qui forma le fonds de la civilisation des peuples slaves.
Mais ce n’est qu’une analogie. Il n’y a pas eu à cette époque de relations directes entre la Russie et le monde celtique. Ces relations néanmoins ont existé et peuvent être prouvées. Au commencement du moyen-âge, lors de la grande migration de peuples, les Sarmates — successeurs des Scythes — ont apporté avec eux leur civilisation, par la voie du Danube, au cœur même de la France naissante et ont contribué grandement à la formation du style dit mérovingien, qui fut un mélange des éléments celtes, romains et orientaux, ces derniers importés par les Sarmates. Les Goths, qui, eux-mêmes, en matière de civilisation, dépendent entièrement de l’Orient avec lequel ils se sont mis en contact, lors de leur occupation séculaire de la Russie Méridionale, ne furent que des intermédiaires entre l’Occident et l’Orient, et sans leur liaison étroite avec les Sarmates, ils n’auraient apporté aux provinces romaines qu’un pillage atroce et une destruction impitoyable.
* * *
L’histoire de la Russie méridionale grecque et scytho-sarmate n’a jamais été traitée d’une manière purement historique. On n’a jamais ni su, ni voulu prendre et comprendre la Russie méridionale comme une partie intégrante du monde ancien, qui joua un rôle parfois très important dans l’évolution générale du monde orientai et gréco-romain. Les archéologues, attirés par les richesses inouïes que fournissaient les nécropoles grecques, scythiques et sarmates du Sud de la Russie, se sont contentés de classer et de dater ces richesses, sans chercher à les faire valoir du point de vue historique. Historiens et épigraphistes se sont attardés surtout à retracer une histoire des différentes colonies grecques du Sud de la Russie, prises séparément, et n’ont jamais tâché de comprendre cette histoire comme une partie intégrante de l’histoire du Sud de la Russie en général et du monde oriental et classique entier.
Un bref aperçu de l’histoire des découvertes archéologiques en Russie méridionale et des travaux d’érudition consacrés à ces antiquités vont le démontrer avec pleine évidence.
Il serait peut-être intéressant pour des auditeurs français d’apprendre que l’intérêt pour les antiquités nationales en Russie et les premières tentatives pour en comprendre la valeur historique et artistique sont dus à des Français, surtout à des émigrants français qui, après la Révolution française, trouvèrent une hospitalité sûre et amicale en Russie. Ils ont exercé une influence considérable sur la vie intellectuelle russe en général, et en particulier ils ont beaucoup contribué à éveiller dans les milieux officiels et intellectuels de la Russie du commencement du XIXe siècle un vif intérêt pour les antiquités classiques qu’on trouvait en masse dans la Russie méridionale, surtout à Kertsch (anc. Panticapée). Il serait trop long d’énumérer les noms de tous les Français qui ont pris part à ce travail commun avec les Russes. Quelques-uns suffiront. Je nommerai en premier lieu le duc de Richelieu, dont le séjour à Odessa fut très important pour la vie intellectuelle de la Russie méridionale en général, et dont l’influence éclairée fortifia l’intérêt naissant pour les antiquités classiques dans ce grand centre commercial ; le comte de Langeron, gouverneur de la Nouvelle Russie au commencement du XIXe siècle ; le consul français à Odessa Gousinéry, qui a formé une importante collection numismatique — une des premières en Russie, qui consistait en monnaies grecques de colonies de la Mer Noire, etc. Voilà pour les personnages officiels.
Mais il a été fait davantage par des travailleurs dévoués et instruits, qui consacrèrent leur vie à la recherche et à l’étude des antiquités classiques du Sud de la Russie. Je me contenterai de citer deux noms. Paul Dubrux, émigré français, chevalier de Saint-Louis, trouva à Kertsch un abri contre les orages de la Révolution. Il n’a pas eu comme plusieurs de ses compatriotes une brillante carrière officielle. Il fut un modeste « tchinovnik » (fonctionnaire), sobre et honnête, il fut et resta pauvre. Tout ce qu’il possédait de connaissances (d’ailleurs bien médiocres) sur le monde classique, d’énergie et de moyens matériels, il le consacra à l’étude du sol classique de la péninsule de Kertsch et aux recherches archéologiques dans ce pays encore vierge. Je regrette beaucoup de constater qu’en matière de topographie historique nous n’avons pas avancé beaucoup depuis Dubrux.
L’œuvre de Blaremberg — un autre émigrant — n’a pas eu l’importance de celle de Dubrux. Mais ce fut un homme de grande énergie et d’un esprit large ; nous lui devons quelques ouvrages très intéressants, et surtout la fondation de deux musées qui existaient jusqu’à ces derniers temps (je ne sais s’ils existent encore), ceux d’Odessa et de Kertsch.
Je ne puis passer sous silence les grands services rendus à l’archéologie classique en Russie par d’autres savants français, par exemple, Dubois de Montperreux, avec son grand ouvrage « Voyage autour du Caucase », Sabatier et Raoul Rochette.
Grâce à l’intérêt que la famille impériale et les milieux aristocratiques et officiels de la Russie ne cessaient de porter aux recherches archéologiques dans la Russie Méridionale, celles-ci ont pris de bonne heure un caractère régulier, sinon systématique. Dès le commencement du XIXe siècle, il y avait toujours à Kertsch un agent officiel pour recueillir les antiquités et faire des fouilles scientifiques. Depuis 1859, la fondation d’une Commission Archéologique Impériale a élargi considérablement cette organisation, et les membres de cette commission ont fouillé d’année en année les nombreux tumuli et nécropoles dispersés dans les vastes steppes des bords de la Mer Noire et des grands fleuves russes. Les résultats acquis furent d’une importance extrême. Ceux qui ont eu l’occasion de visiter le Musée de l’Ermitage avant la Révolution russe se rappellent l’impression produite sur tout visiteur, spécialiste ou non, par les deux salles du rez-de-chaussée — celle de Kertsch et celle de Nicopole. Le simple visiteur était frappé surtout par l’accumulation de l’or dans ces salles, par la quantité énorme de bijoux, de vaisselle en or et en argent, de pierres gravées, etc. Le visiteur plus versé dans la matière était surpris de trouver tant de chefs-d’œuvre de l’art hellénique, qui parfois n’ont d’équivalent dans aucun musée européen. Mais c’est surtout le savant qui emportait des impressions tout à fait nouvelles : il comprenait de suite que dans ces salles il se trouvait en présence d’un monde nouveau, où l’art grec lui apparaissait modifié et parfois presque méconnaissable et où, à côté de cet art, s’épanouissait un autre art, nouveau et étrange.
C’étaient surtout les nécropoles des grandes colonies grecques — Panticapée, Phanagorie, Chersonèse, Olbie — et les ruines de ces villes, dont deux, Olbie et Chersonèse, furent fouillées systématiquement, qui nous ont fourni des quantités énormes de produits purement grecs, importés de l’Asie-Mineure, d’Athènes et d’autres centres helléniques.
En même temps, l’exploration de grands tumuli des steppes russes, traversés par le Koubane, le Don, le Dniéper, et le Dniester, amenait une série de découvertes qui, à côté de monuments grecs, nous ont donné une série d’objets orientaux et demi-orientaux d’une importance toute exceptionnelle.
Les découvertes dont je viens de parler furent accompagnées et suivies de publications souvent très belles de monuments recueillis au cours des fouilles. La première grande publication d’ensemble, consacrée surtout aux produits de l’art grec, Les Antiquités du Bosphore Cimmérien, fut rédigée sur un plan élaboré par un érudit français, Gile, qui fut, au milieu du XIXe siècle, conservateur d’une des sections de l’Ermitage. Cet ouvrage fut suivi de près par une autre publication aussi belle, celle des Antiquités Scythes, découvertes par Zabièline : les Antiquités de la Scythie d’Hérodote. Toutes deux furent remaniées et rattachées aux antiquités russes et orientales du moyen-âge dans le grand ouvrage de Tolstoï et Kondakoff, les Antiquités russes. Ces trois ouvrages demeurent classiques. D’ailleurs, ils sont très bien connus en France par la republication du premier et la traduction du troisième, dues à M. S. Reinach, le savant éminent, qui a su maintenir par ces publications et par plusieurs articles de la Revue archéologique les liens déjà anciens entre la science archéologique et historique russe et l’archéologie française. En même temps, les résultats des fouilles courantes furent publiés chaque année dans les publications périodiques de la Commission Archéologique, ses Comptes-rendus, ses Matériaux, son Bulletin. Les publications des Sociétés Archéologiques, surtout celles de Pétersbourg, de Moscou et d’Odessa, et plusieurs autres, dues à des personnes éclairées qui prenaient un vif intérêt à l’archéologie russe — je nommerai les recueils de Khanenko et du comte Bobrinsky, — continuèrent le mouvement.
Nous pouvons dire maintenant — ce qu’il serait difficile d’affirmer d’autres pays — que presque tous les trésors trouvés en Russie ont été publiés et la plupart reproduits et sont actuellement accessibles à tous ceux qui se donneront la peine de feuilleter les travaux des savants russes.
On a recueilli et publié une quantité énorme de matériaux. Les a-t-on étudiés et compris, les a-t-on utilisés pour reconstruire les destinées de la Russie méridionale à l’aube de l’histoire ? Je n’oserais l’affirmer. Les premiers qui se sont intéressés aux antiquités de la Russie méridionale, outre les archéologues français dont je viens de parler, furent les Allemands. Koehler, Koehne, Boeckh, Neumann et Stéphani furent les premiers qui tâchèrent de les expliquer scientifiquement, Stéphani surtout ; Conservateur de l’Ermitage, collaborateur régulier des Comptes-rendus de la Commission archéologique, il a compilé d’année en année, pour les Comptes-rendus, des articles longs et érudits, en russe et en allemand, sur les antiquités de la Russie méridionale. On connaît ces travaux, une mine d’érudition, fruit de la lecture d’une énorme quantité de livres, que caractérisent un jugement sain quand il s’agit du style des objets grecs, et une interprétation parfois heureuse des sujets religieux. Mais il n’a pas su comprendre les monuments qui n’étaient pas purement grecs. De même qu’il n’avait pas voulu reconnaître la civilisation mycénienne, de même son érudition, confinée dans le monde grec, n’a pas su découvrir les éléments orientaux et préhistoriques dans les antiquités du Sud de la Russie et en reconnaître l’importance.
Il a exercé malheureusement une très forte influence sur les générations qui l’ont suivi.
Bien qu’on ait beaucoup écrit sur la Russie méridionale, ce sont toujours des dissertations sur les villes grecques et des commentaires sur le quatrième livre d’Hérodote ou des mémoires sur quelques antiquités isolées. Dans tous ces travaux, c’est toujours le point de vue d’un helléniste qui prédomine, d’un helléniste pour qui le monde indigène n’a qu’une valeur relative, en tant qu’il a influencé la vie grecque dans les cités grecques.
Mon point de vue sur toutes ces questions concernant l’histoire de la Russie méridionale à l’époque classique est tout différent. Je prends comme point de départ l’unité de la région que nous appelons la Russie méridionale et l’entrecroisement dès influences dans cette vaste région — influences orientales, méridionales, venant par le Caucase, grecques, se propageant par les voies maritimes, et occidentales, et arrivant par la grande voie du Danube — et comme résultat, formation de temps en temps de civilisations mixtes très intéressantes et très originales qui à leur tour ont influencé d’un côté la Russie centrale par la voie des grands fleuves russes, de l’autre, l’Europe centrale, surtout la région du Danube.
J’en parlerai plus en détail dans mes conférences suivantes. Permettez-moi de vous donner ici un aperçu général de ce que le monde classique a donné à la Russie méridionale et de ce qu’il a reçu d’elle en retour.
La Russie méridionale est une grande région de steppes s’unissant aux steppes de l’Asie centrale à l’Est et à celles de la Hongrie à l’Ouest. Mais les steppes de la Russie méridionale ne sont aucunement appropriées exclusivement à la vie nomade. Les grands fleuves qui la traversent la relient aux steppes boisées de leurs cours moyens et à la région des bois et des marécages de la Russie centrale. Les steppes russes n’ont pas de frontières naturelles au Nord, pas plus qu’elles n’en ont à l’Est et à l’Ouest. Or, la population agricole du cours moyen des grands fleuves russes se répandait librement et naturellement le long des rivières et trouvait partout dans les steppes des conditions extrêmement propices à l’agriculture. Seules, la Mer Noire, les montagnes du Caucase et la Mer Caspienne forment une frontière réelle de la Russie méridionale. Encore le Caucase n’a-t-il jamais présenté d’obstacle insurmontable aux migrations et aux influences, enfermé qu’il est par deux mers, et offrant quelques défilés faciles à franchir ; quant à la Mer Noire, unie à la Méditerranée, elle reliait, plutôt qu’elle ne la séparait, la Russie méridionale à l’Asie-Mineure, d’un côté, et au monde grec, de l’autre.
On a beaucoup parlé du corridor des steppes, qui fut la grande voie des migrations, et par où les masses orientales se déversaient dans l’Europe centrale. On ne peut nier l’existence de ce corridor, et l’usage qu’en ont fait les Nomades de l’Asie centrale. Mais on a beaucoup exagéré le caractère instable et changeant de la vie dans ce corridor. On a oublié qu’il est ouvert de deux côtés et qu’il forme un tout avec toute la Russie centrale. Le mouvement de l’Est à l’Ouest a eu sa contrepartie dans un mouvement des tribus thraces de l’Ouest à l’Est, et tous les deux ont eu à compter avec un mouvement des tribus germaniques.
En parlant de la vie dans les steppes de la Russie méridionale, on ne se rend pas compte d’un fait de la plus haute importance qui modifie complètement l’aspect des choses. Les nomades venant de l’Est furent toujours des tribus conquérantes, peu nombreuses, mais bien organisées, qui se superposèrent à une population sédentaire vivant dans des conditions de vie agricole. Ce fut le cas des premiers conquérants — les Cimmériens, — des Scythes, qui arrivèrent après eux, et des Sarmates qui remplacèrent ces derniers. Les nouveaux arrivés trouvaient dans les steppes d’excellents pâturages pour leurs troupeaux. Ils avaient à gouverner une population assez riche sur laquelle ils pouvaient facilement prélever un tribut. Ils héritaient enfin des relations commerciales de la population conquise. Ils avaient en conséquence toutes raisons de s’établir dans ce beau pays pour aussi longtemps que le permettaient les conditions politiques. Tant que leurs forces militaires suffisaient à défendre les territoires conquis contre des attaques venant de l’Est et de l’Ouest, ils restaient en Russie méridionale et ne pensaient guère à la quitter. C’est pourquoi les conquérants ne furent jamais des tribus de passage dans les steppes de la Russie, mais ils y formaient des royaumes plus ou moins stables. Ce fut le cas pour les Cimmériens, qui se concentrèrent autour du détroit de Kertsch, — le Bosphore Cimmérien ; ce fut le cas aussi pour les Scythes, dont le centre politique, comme nous allons le voir, fut premièrement la vallée du Koubane, et plus tard les steppes entre le Don et le Dniéper.
Ce séjour prolongé des conquérants dans la Russie méridionale et cette constitution d’États stables avaient pour suite la formation de cultures matérielles qui unissaient les éléments de la culture indigène, bien développée déjà, comme nous allons le voir, aux éléments de civilisations orientales qu’ils apportaient avec eux. Ces civilisations mixtes absorbaient en même temps les éléments civilisateurs venant du Sud par la voie du Caucase et de la Mer Noire.
Ce fait capital rend d’autant plus intéressante l’histoire du pouvoir cimmérien, de l’État scythe et des États sarmates et goths. Nous savons peu de chose sur la civilisation cimmérienne submergée par les Scythes. Mais un fait capital nous permet d’espérer que des découvertes ultérieures viendront éclaircir ce mystère. Jetez un coup d’œil sur la carte, Vous verrez que le corridor des steppes forme deux recoins bien protégés et bien sûrs. L’un est le Delta du Koubane, la péninsule de Tamane, l’autre la Crimée, surtout la région de Kertsch et la partie montagneuse de la péninsule. C’est ici que les Cimmériens, pressés par les Scythes, trouvèrent leur dernier refuge et formèrent, en s’unissant aux Grecs, le royaume de Bosphore ; c’est ici que les Scythes, vaincus par les Sarmates à l’Est et les Thraces à l’ouest, se réfugièrent au IIe siècle avant Jésus-Christ ; c’est ici enfin que les Goths, refoulés par les conquérants turcs et mongols, fondèrent leurs royaumes des Goths tétraxites et celui de Mangoup.
La longue durée de certaines formations politiques dans les steppes de la Russie est un fait d’une importance capitale. Cela nous permet, surtout et en premier lieu, de nous rendre compte de ce que fut le royaume scythe, une formation politique presque complètement iranienne, une contrepartie septentrionale du royaume de Darius et de Xerxès. Nous connaissons fort peu le monde iranien, dont l’influence sur le monde classique a été énorme. Quelle heureuse fortune de pouvoir étudier une autre portion de ce monde, différente de celle qui créa le royaume persan ! Les Iraniens de la Mer Noire n’étaient pas confinés exclusivement aux bords septentrionaux de cette mer. Des découvertes récentes nous ont démontré qu’une portion importante des tribus scythes s’est fixée de l’autre côté de la Mer Noire, dans ce qui fut postérieurement le Pont. On s’est toujours demandé d’où venaient le caractère iranien de la civilisation pontique, les traditions iraniennes de Mithridate. On a pensé à la conquête et à une colonisation persane. Mais on oublie que les Perses ne furent pas des colonisateurs, et qu’ils ne laissèrent que bien peu de vestiges de leur domination prolongée en Asie-Mineuse et en Égypte. C’est pourquoi je crois qu’une grande partie de la population du Pont était composée des Scythes qui s’y fixèrent lors de leur grande invasion du VIIe siècle. Des terres cuites trouvées dans le Pont le démontrent avec certitude : les cavaliers en terre cuite de l’Ashmoléan d’Oxford et celui du Louvre ne sont pas des Perses, ce sont des Scythes, et leur maison ambulante ne trouve d’analogie que dans les steppes scythes du Sud de la Russie.
Voilà donc un monde iranien qui nous a laissé toute une série de produits fabriqués en partie par les Iraniens eux-mêmes, en partie pour les Iraniens par les Grecs. Et notons-le bien : un monde iranien pré-Zoroastique, celui qui a importé le culte de Mithra et celui d’Anaitis, les deux divinités iraniennes qui ont eu une influence considérable sur le monde classique à l’époque hellénistique et romaine. Malheureusement, les Iraniens Scythes ne nous ont pas laissé de monuments écrits. Mais ils nous ont donné tant de monuments figurés que nous pouvons toujours, en nous laissant guider par eux, aborder la tâche certainement malaisée de reconstruire leur vie politique, sociale, économique et religieuse.
Ce monde iranien n’était pas isolé. Par les colonies grecques, il fut en relations constantes avec les habitants des bords de la Méditerranée. L’épanouissement des colonies grecques et le caractère que la civilisation grecque a adopté sur les bords de la Mer Noire constituent une question de la plus haute importance. Nous en reparlerons. Mais je dois noter, dès maintenant, que l’existence même des colonies grecques sur la Mer Noire fut le résultat de la formation de royaumes stables dans les steppes russes, celui des Cimmériens et après lui celui des Scythes. Les colonies grecques de la Mer Noire, exposées comme elles l’étaient à toute attaque venant du Nord, ne pouvaient exister et prospérer qu’à la condition que le pays qui les entourait se trouvât dans un état plus ou moins organisé. Comme les colonies grecques en Asie-Mineure étaient redevables de leur prospérité à l’existence des royaumes de Lydie et de Perse, dont elles étaient les débouchés maritimes, de même Olbie, Panticapée et Chersonèse, ne prospéraient qu’autant qu’un royaume uni dans les steppes russes leur garantissait un échange libre avec les populations établies sur les bords des grands fleuves de la Russie. Les Scythes et les Grecs formaient une unité économique, et l’influence mutuelle des uns sur les autres ne pouvait pas ne pas être le fait dominant de leur vie.
Ces relations étroites amenèrent à des résultats très intéressants, et tout d’abord, à la formation du royaume du Bosphore, sur l’emplacement même du centre du pouvoir cimmérien. Une colonie milésienne, avec un nom barbare, qui se transforme peu à peu en un pouvoir territorial dominant les deux bords du Bosphore cimmérien, gouvernée par une dynastie d’archontes, et plus tard des rois avec des noms en partie thraces, en partie grecs, est un phénomène unique et digne d’être étudié de près. N’oublions pas que l’existence de ce royaume fut d’une importance capitale pour l’État athénien, avant, pendant et après la guerre du Péloponèse, et pour tout le monde grec, pendant l’époque hellénistique. Le Bosphore fut parfois la source principale, sinon unique, de ravitaillement du monde grec, en céréales et en poisson.
Comment s’expliquer cet aspect complexe de l’État du Bosphore, et plusieurs traits de la civilisation grecque du Bosphore, bien étranges et très particuliers ? J’en reparlerai dans ma quatrième conférence : je me borne à indiquer ici quelques points saillants. Les archontes de Panticapée s’appelaient eux-mêmes archontes de Panticapée et de Théodosie, et rois des populations indigènes, Sindes, Méotes, etc... Cette ambiguïté de pouvoir donne la clef de l’explication. L’État du Bosphore fut une coalition de la population des cités grecques et de la population indigène d’une partie de la Crimée et de la péninsule de Tamane. Les noms thraces des dynastes bosphoriens nous démontrent que cette population, au moins la partie dominante, fut une population thrace, qui possédait une haute et ancienne civilisation, et fut promptement hellénisée. Souvenons-nous que le détroit de Kertsch — le Bosphore cimmérien, un nom ancien et caractéristique — fut le centre du royaume cimmérien, et que les Cimmériens étaient probablement d’origine thrace. Quoi de plus naturel que de supposer que l’État bosphorien fut un État gréco-cimmérien, et que cette alliance donna de la force à cette nouvelle formation politique, lui permit de résister aux attaques scythes, et de conserver son indépendance même contre les tendances dominatrices de l’État athénien de Périclès.
Nous suivrons les destinées politiques et culturelles de l’État bosphorien dans notre quatrième conférence. Mais je voudrais attirer votre attention, dès maintenant, sur quelques faits très importants. Quoi de plus original que cette tyrannie semi-grecque, qui dure des siècles, et se transforme graduellement en une monarchie hellénistique, une monarchie qui présente les mêmes traits caractéristiques que les monarchies hellénisées, reposant sur des bases thraces, iraniennes, thraco-iraniennes et syriennes, de la Bithynie, du Pont, de l’Arménie, de la Parthie, et de la Commagène ? Quoi de plus intéressant que cette religion mixte, qui ce constitue lentement, dans le Bosphore cimmérien ? Quel art original et productif, qui travaille surtout pour exporter ses produits et les vendre aux dynastes et à l’aristocratie scythes ? Quelle originale organisation sociale et économique) qui repose sur une forte économie rurale des grands domaines, et sur une exportation bien organisée et réglée, sur un commerce actif et régulier, avec les royaumes voisins !
Le royaume scythe, qui fut la base de la prospérité matérielle des colonies grecques, et surtout du Bosphore cimmérien, fut suivi, dans les steppes russes, par une domination de différentes tribus sarmates, iraniennes, comme les Scythes eux-mêmes. Les Sarmates, comme on le sait, ont joué un rôle très important dans l’histoire de l’empire romain. Ce sont eux qui, avec les tribus germaniques et thraces, assénèrent les premiers coups foudroyants au pouvoir romain à peine établi sur le Danube. Ce sont eux qui se mêlèrent aux Goths, et se répandirent avec eux dans toute l’Europe centrale, jusqu’en Italie et en Espagne. Que savions-nous sur eux avant les découvertes récentes des steppes russes ? Quelques lignes de Tacite, de Valérius Flaccus et d’Arrien, quelques phrases d’Ammien Marcellin, les bas-reliefs de la colonne Trajane et de l’arc de Galère, à Salonique : en somme, très peu de chose.
Les fouilles, dans les tumuli du Koubane, la grande trouvaille de Navotcherkasek, les plaques en or sculpté de Sibérie, les trouvailles dans les steppes de l’Oural, nous ont démontré, pour la première fois, que les Sarmates n’étaient aucunement des barbares. Iraniens, comme les Scythes, ils ont apporté avec eux une haute culture matérielle et se sont approprié les éléments de la civilisation scythe. Dès leur apparition sur les bords du Don et du Koubane, ils sont entrés en relations étroites avec la population du Bosphore, et se sont insinués dans cette population, transformant le royaume du Bosphore en un État semi-iranien, au point de vue politique, aussi bien que religieux.
Ce qui est d’une importance capitale, c’est que les Sarmates ont créé, de tous les éléments susnommés, une civilisation particulière, et surtout un style d’art original et caractéristique. Je parle d’une renaissance du style animal scythe qui, combiné avec une riche polychromie effectuée au moyen de pierres précieuses et d’émaux, aboutit à former, à Panticapée et dans les steppes russes, le style d’orfèvrerie polychrome, qui fut adopté par les Goths, et auquel ils ont donné, bien à tort, leur nom. Ce style n’est aucunement goth, il est iranien, sarmate si vous voulez. Et ce sont les Sarmates, non les Goths, qui l’ont implanté dans l’Europe centrale et méridionale.
Voilà donc les liens qui unissent la Russie méridionale au monde classique. Y en a-t-il qui l’unissent à la Russie centrale, à la future Russie slave ? Certainement. Dès les époques les plus reculées, chaque pas en avant fait en Russie méridionale, trouva une répercussion dans la Russie centrale et la Russie orientale. L’époque du cuivre, l’époque du bronze, et surtout l’époque du fer, en Russie, furent profondément influencées par le Sud. L’époque du fer, sur la Volga, et surtout sur la Kama, quoique originale et très spéciale, est unie par mille liens au monde scythe de la Russie méridionale. Et c’est l’époque sarmate qui a donné son empreinte au moyen-âge du fer et aux plus anciennes antiquités slaves, influencées, d’un autre côté, par des relations ininterrompues avec le monde grec byzantin et le monde oriental des nomades turcs et mongols, qui furent les héritiers des civilisations gréco-iraniennes du Sud de la Russie.
Michel ROSTOVTZEFF.
Sommaire des Conférences du Professeur M. Rostovzev au collège de France sur les Iraniens et les Grecs dans la Russie Méridionale.
I. 20 Février.
Histoire des découvertes archéologiques dans la Russie méridionale. Importance de la Russie méridionale de l’époque classique pour l’étude de l’histoire ancienne en général. Les Iraniens et le royaume scythe. Importance de l’étude du royaume scythe pour l’étude de la structure sociale et religieuse du monde iranien. L’État du Bosphore Cimmérien. Importance de sa constitution pour l’étude de la tyrannie grecque, de sa vie économique pour l’histoire de la vie économique dans l’antiquité, de son art pour l’histoire de l’art médiéval en Russie et dans l’Europe occidentale.
II. 24 Février.
La Russie méridionale à l’époque préhistorique. La céramique peinte du bassin du Dniepr et du Boug. L’âge du cuivre sur le Kouban. Un foyer de civilisation de première importance, et comparable aux loyers de même époque en Mésopotamie, dans l’Élam et en Égypte. Race et religion des hommes qui avaient cette civilisation.
III. 28 Février.
Les Cimmériens et les Scythes des VIe-IVe siècles avant J.-C. La controverse sur les Cimmériens. L’état cimmérien de la Mer Noire du IXe au VIIe siècle avant J.-C. Les Scythes ; fondation du royaume ; lutte avec la Perse. La civilisation scythe. Les tumuli scythes du VIe-IVe siècles avant J.-C.
IV. 2 Mars.
Les Grecs sur les bords de la Mer Noire. Étapes de la colonisation grecque. Les deux routes : celle du Sud et celle du Nord. Les deux groupes de colonies grecques : celle d’Olbie et celle de Panticapée. L’État du Bosphore. Son histoire politique, économique, sociale, religieuse et artistique. Importance de l’État du Bosphore pour le monde ancien.
V. 5 Mars.
Les Scythes sur le Dniepr. Le royaume scythe aux IVe-IIIe siècles avant J.-C. Les grands tumuli scythes sur le cours inférieur du Dniepr. Les objets illustrant la vie religieuse et sociale des Scythes. Aperçu sur cette vie religieuse et sociale. Un État iranien pré-zoroastrien.
VI. 9 Mars.
Les Sarmates. Importance capitale des tribus sarmates dans l’histoire du monde ancien. Les étapes de leurs conquêtes. Les Sarmates entre l’Oural et le Volga. Les Sarmates sur le Don. Les Alains sur le Kouban. Leur civilisation et ses traits caractéristiques. Un art nouveau : polychromie et style animal.
VII. 12 Mars.
Les colonies grecques à l’époque romaine. Histoire du Bosphore depuis Mithridate le Grand. Bosphore devient une ville et un État semi-iranien. Constitution, vie économique et sociale, religion, art. L’avance des Goths. Le style dit « gothique ».
VIII. 16 Mars.
Le style animal. Étapes de l’évolution. Style animal de l’époque du cuivre. Style animal babylonien : système héraldique, groupes d’animaux. Style animal scythe. Période scythe. Période sarmate. Migration du style. Le style animal sarmate et le style animal du Nord de l’Europe.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 21 avril 2017.
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