LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Panteleïmon Romanov

(Романов Пантелеймон Сергеевич)

1884 – 1938

 

 

 

 

LES TROIS BALEINES

OU LE NOUVEAU COURS DES CHOSES EN RUSSIE

(Три кита)

 

 

 

 

1923

 

 

 

 

 


Traduction de Denis Roche parue dans La Revue politique et littéraire, année 69, 1931.

 


 

À peine commença-t-il à en être question, les moujiks formèrent un comité[1], et y élurent trois personnes : Nicolas le cordonnier, Stépane et le boutiquier du village.

Nicolas fut élu pour sa faculté de parler longtemps et d’inventer des choses auxquelles personne ne songeait. Stépane le fut en raison de la bonté extrême de son âme. Il ne parlait sans cesse que du bien-être, de la justice et de l’égalité pour tous. Avec cela, remarquablement honnête, il était prêt plutôt à refuser quelque chose aux siens qu’à autrui.

Le boutiquier fut élu par pure bienveillance ; on aurait pu aussi bien nommer le propriétaire pour montrer qu’on ne lui gardait pas rancune. Mais on ne le fit pas par crainte des jeunes hommes qui allaient revenir du front ; on nomma donc le boutiquier.

— Bien que filou insigne, dirent les moujiks, il s’entend aux affaires...

On ne peut pas se passer des filous. Eux seuls savent tout dire, où et comment les choses se font, et ce qui se fait. Peut-être le boutiquier ne se donnera-t-il pas du mal pour lui seul, mais en prendra-t-il aussi pour la communauté.

— Êtes-vous contents de vos élus ? demandèrent les moujiks des villages voisins.

— On ne peut plus. Trois baleines, c’est tout dire[2]. Premier choix !

Les élus se partagèrent excellemment la besogne. Nicolas, travaillant de la tête et de la langue, prit sur lui d’organiser la vie comme elle ne l’était nulle part ailleurs. Il se chargea donc de l’élaboration des plans et des projets.

— Le principal, c’est d’inventer, disait-il ; réaliser, le premier imbécile le peut.

Mais il avait un gros défaut : il ne faisait jamais cadrer ses plans avec la vie. Plus il était impossible de réaliser ce qu’il inventait, mieux, à son sens, cela valait. Cela prouvait qu’il avait fait d’un seul coup un pas si démesuré qu’on ne pouvait pas l’atteindre. Cela prouvait que sa tête travaillait.

Elle travaillait, en effet. Il ne se passait pas de jour qu’une idée nouvelle ne l’illuminât. Il en avait tant, de ces idées, que Nicolas arrivait à peine à les exposer, oubliant maintes fois, le lendemain, ce qu’il avait dit la veille.

— Eh ! diable, lui criaient les paysans, tu nous disais hier tout le contraire !

— Est-ce qu’on peut tout se rappeler ? répliquait Nicolas. Vous en avez de la chance, vous, de n’avoir qu’une chose à faire ! Moi, il faut que je pense à tout...

Il commença par vouloir d’un coup transformer son village en capitale. Il fallait, selon lui, y ouvrir une école pour les adultes, un atelier de menuiserie, des cours d’agronomie, une maison du peuple, des cours d’apiculture et un théâtre ; et tout cela en même temps, et dans des locaux différents, pour qu’il n’y eût pas de confusion.

— Et où prendras-tu l’argent ? demandaient les moujiks.

— La belle affaire ! Un copek par tête, et vous aurez une école pour les adultes !

— Et l’atelier de menuiserie !

— Belle affaire ! Deux copeks par tête, et ça y sera.

— Et pour les cours d’agronomie il en faudra sans doute trois ?

Le lendemain l’école et les cours étaient abandonnés parce que les idées de Nicolas étaient parties en une toute autre direction. Les moujiks respiraient à l’idée qu’un copek, puis deux, puis trois restaient dans leurs poches. Ils ressentaient même une considération plus haute pour Nicolas, de ce qu’il parlât si bien et de ce qu’il n’y eût, en définitive, rien à lui payer.

Ce changement dans les idées de Nicolas venait de ce qu’il ne pouvait pas se tenir de parler de ses plans à tous les amis qui lui tombaient sous la main. Si le hasard lui en faisait rencontrer une quinzaine, Nicolas, le soir venu, se sentait dégoûté de tous ses plans et fatigué comme s’il eût travaillé nuit et jour, toute une semaine.

— Comment, lui demandaient les moujiks, ta tête résiste-t-elle à tout cela ?

— Que faire ? répondait-il ; par le temps qui court il faut se donner du mal. À présent, du moins, on parle de nous dans les journaux.

Et c’était vrai. On écrivait que, dans tel village, on venait d’ouvrir une école pour les adultes, ainsi qu’une maison du peuple, des cours d’apiculture, etc. Cela venait de ce que Nicolas avait parlé de ses projets au Comité du district. Le président en parlait à son tour au Comité d’arrondissement comme de quelque chose de commencé. Le président du Comité d’arrondissement en parlait à celui de gouvernement comme de quelque chose de fait, pensant qu’avant que la nouvelle arrivât en ville, l’affaire serait terminée. Et le président du Comité gouvernemental parlait des projets comme de choses déjà faites.

Les gens non seulement ne voyaient aucun préjudice résultant des agissements de Nicolas, mais ils en retiraient même certains profits. Nicolas, par exemple, décidait soudain de démonter les cuisines du propriétaire pour construire une école. On démolissait les cuisines avec plaisir, mais l’école n’était pas commencée que Nicolas avait eu une nouvelle idée : ainsi les briques restaient libres. Or, pour les besoins ménagers, chacun a besoin de briques.

Lorsque Nicolas décidait d’édifier une bibliothèque publique en imposant chacun de quatre copeks, il arrivait que l’on n’avait pas à débourser les quatre copeks parce qu’il ne restait plus aucune brique. Nicolas allait visiter le dépôt de briques et vérifiait qu’en effet il n’y en avait plus une seule.

— Bah ! disait-il, au diable les briques !... Quel besoin y a-t-il d’une bibliothèque quand nous n’avons pas de bains communaux ? Nous vivons comme des diables non lavés.

La bibliothèque était abandonnée.

— Les bains, disaient les vieux, c’est une autre affaire. S’étuver n’est pas un mal ; chacun peut le faire avec plaisir.

— Il va falloir sans doute s’imposer pour cela ? demandait quelqu’un.

— Non, répondait Nicolas ; nous allons transformer le magasin à blé du propriétaire. Il n’y a qu’à enlever les cloisons, et ça y sera.

On enlevait les cloisons, et, lorsque les ouvriers venaient lui demander ce qui restait à faire, il s’écriait avec irritation :

— Que diable venez-vous chercher encore ? Que vous faut-il ?

— C’est au sujet du bain...

— Quel bain ?

— Le bain communal.

— Ce que vous m’embêtez avec ce bain !... Vous avez passé vos jours sans en avoir, et voilà que, tout d’un coup, vous en avez besoin d’un !

— Mais on n’est pas pressé...

— Vous n’êtes pas pressés, et vous venez me relancer !...

Le bain était temporairement abandonné.

— Et l’on peut prendre les cloisons ? demandait timidement quelqu’un.

— On le peut.

— Alors on va arranger ça jusqu’au printemps, et le terrain sera net !

En élisant Stépane qui s’appliquait toujours à ce que tout fût bien, chacun avait pensé que, puisque Stépane était un brave homme, il ne pourrait jamais dire non lorsque l’on irait lui demander du bois pour bâtir. Et, comme chacun avait besoin de quelque chose, tout le monde venait le trouver.

Et, au fait, il ne refusait rien. Il mettait sur des bouts de papier on ne sait quels signes et envoyait les gens aux boutiquiers pour qu’ils les contentât.

Mais il arrivait toujours qu’en accordant quelque chose à l’un, un autre en souffrait. Stépane ayant envoyé l’ordre de remettre à quelqu’un une vache, prise chez le marchand de bestiaux, le moujik partait en le bénissant, mais l’instant d’après le marchand de bestiaux demandait à son tour à lui faire un petit mot d’écrit certifiant que la vache lui appartenait, et n’était pas soumise à la réquisition. Stépane, gêné de devoir refuser et de mécontenter quelqu’un, écrivait le petit mot. Et lorsque le moujik essoufflé arrivait et montrait son mot au marchand de bestiaux, celui-ci arrivait aussi et, non moins essoufflé, lui montrait le sien au sujet de la même vache.

Lorsque survenait la question du partage des terres seigneuriales, Stépane était le premier à en approuver l’idée, disant qu’il était injuste qu’une seule personne possédât des milliers d’arpents alors qu’un moujik n’en avait même pas cinq. Mais lorsqu’on décidait de procéder au partage dès le dimanche suivant, Stépane se prenait de pitié pour le seigneur — qui lui aussi était un homme, — et il déclarait qu’il valait mieux attendre.

— Lorsque, là-bas, tout le peuple aura décidé, il en sera fait comme on aura dit ! Il faut attendre un peu. Là-bas on va bientôt se réunir.

— Et jusqu’à quand donc faudra-t-il attendre ? demandait quelqu’un. On n’a rien à se mettre sous la dent !

— Allons, je vais t’écrire un petit mot pour que le fermier te donne de la farine.

— Alors tu ne vas donner un mot qu’à l’un de nous et les autres n’auront qu’à se lécher les babines !...

— Pourquoi ne donner un mot qu’à un seul d’entre vous ? On peut en donner aux autres !

Et tout le monde entourait Stépane. Chacun recevait un petit mot et se précipitait chez le fermier pour avoir de la farine.

— Voilà un homme, voilà une âme !... disaient les paysans. Il n’y a jamais eu d’exemple qu’il ait rien refusé à quelqu’un. Nous ne nous sommes pas trompés en le nommant...

— En choisissant quelqu’un de compatissant, on ne se trompe jamais !

Mais, dix minutes après, accourait le fermier, qui disait précipitamment :

— Ami, donne-moi vite un mot, ou ces enfants de chiens vont me mettre à sec !...

Et plus Stépane était bon pour chacun, plus on commençait à le détester ! Il arriva enfin le moment où, à son seul nom les plus énormes jurons éclataient.

Le boutiquier, selon sa destination, s’occupa des choses pratiques et notamment de coopération. Il y employa son neveu, qui avait toujours le nez noir et dont la main droite, on ne sait pourquoi, se levait toujours en même temps que la gauche.

Mais ce boutiquier, dont les dispositions avaient été qualifiées d’insignes, ne se donna de peine que dans un seul sens : le sien, — oubliant de rien faire pour la communauté. Vers Pâques, il se rendit en ville pour y chercher de la marchandise, et n’en ramena, on ne sait pourquoi, que du savon (c’est qu’il était à très bon marché). Les gens venaient tous regarder le comptoir sur lequel s’étalaient les barres de savon gris, les touchaient et s’en allaient.

— Il y en a, dit l’un, et pour se laver et pour rompre le carême.

— On n’a pas construit de bains, dit l’autre, mais on a du savon à volonté !...

Et comme il y en avait à vous crever les yeux, le boutiquier se mit à s’en débarrasser à son profit. L’argent du bétail du seigneur, vendu aux paysans, passa aussi dans sa poche !

— Tu vas me donner un reçu ? lui demandait parfois un paysan qui venait de lui payer le prix d’une vache.

— Quel reçu te faut-il ? disait le boutiquier. Je vais l’inscrire-là.

Il faisait une petite croix sur un bout de papier et le mettait dans sa poche avec nombre d’autres petits papiers semblables.

— Si du moins tu les mettais dans des poches différentes ! hasardait le paysan ; ne vont-ils pas se mêler ?

— Vais-je bien avoir une poche spéciale pour chaque diable ! répondait le boutiquier. Ce serait un luxe à vous en faire crever...

Et réellement, il arriva plus tard que les petits bouts de papier se mêlèrent. On ne sut plus qui avait été et ce qui n’était pas payé. Et ce fut même comme si personne n’avait payé, parce que, lorsqu’on eut besoin d’argent pour des achats, il ne s’en trouva aucun.

— Tu as pourtant bien pris de chacun de nous des petits papiers ? s’écrièrent les paysans d’une seule voix.

— Oui, je les ai pris, répondit le boutiquier.

— Tu y a mis tes signes.

— Je les y ai mis.

— Ah ! et où sont-ils ?

— Quoi ?

— Les petits papiers avec tes croix ?

— C’est qu’il ne les a pas mis dans la poche qu’il fallait, dit quelqu’un.

— Qu’avez-vous à brailler ? les voici, tenez vos papiers ! Tout y est noté ; vérifiez.

Et le boutiquier sortit de sa poche un tas de petits papiers chiffonnés et fripés. Tout le monde regarda ces petits papiers et se tut.

— Il s’en est tiré, le diable !...

— Il s’en tirera toujours ! Ah ! si l’on organisait une comptabilité, quels sauts de carpe ils feraient. Et qu’as-tu fait de l’argent ?

— Il a été dépensé. Où voulez-vous qu’il soit ! Croyez-vous que je l’aie avalé ? J’ai bien besoin de votre argent ! criait-il. Si je ne vous avais pas montré les reçus, vous pourriez crier, mais, du moment que les quittances sont toutes là, il n’y a pas à brailler...

— Il faut vérifier les marchandises, dit quelqu’un.

— C’est juste. Conduis-nous dans la boutique. Fais venir le sacristain pour contrôler.

On entra dans la boutique ; on se mit à vérifier. Il se trouva que dans le livre de caisse, aux colonnes des roubles et des copeks, il était inscrit : « Entré trois cochons ».

— Il faut qu’ils se soient trompés d’étables ! dit le sacristain, son doigt jaune de tabac, posé sur la colonne, et tournant vers les moujiks sa tête aux cheveux nattés, sortant du col de son demi-cafetan.

Les gens qui étaient le plus près de lui penchèrent la tête sur le livre.

— Tu aurais dû mieux écrire, dit le maréchal-ferrant au commis. Là où tu devais mettre les roubles, tu as mis les cochons.

— Je me suis trompé, fit le commis au nez noir, levant sa main droite pour se gratter la nuque, tandis que la gauche se levait. C’est là qu’il fallait les mettre...

— Tu as dû te tromper de main en écrivant..., dit Sénnka.

— Il faut avoir plus d’ordre, dit un membre de la Commission, car si on ne te surveillait pas, tu serais capable d’inscrire là, jusqu’au printemps, toute une bande de cochons.

— Eh bien ! demandèrent ceux qui étaient en arrière, est-ce que tout est en règle ?

— Qui sait ? C’est tout barbouillé... Pour ce qui est des cochons, on comprend ; mais pour l’argent, on n’y voit rien...

— C’est que je m’étais trompé, dit le commis, mécontent ; alors j’ai effacé du doigt...

— Tu aurais dû biffer ! Sans quoi tu arriveras à passer ton poing sur tout le livre.

Lorsqu’on parlait au boutiquier du partage des terres, lui qui détenait vingt arpents qu’il avait achetés, il disait :

— Pour ça, il faut attendre ce qu’on décidera là-bas. On est en train de s’en occuper. On ne peut rien sans une loi. Dès qu’ils se seront réunis, ah ! alors... Songez, par contre, que nous ne nous demandons aucun impôt ! Partout on en lève et nous n’en levons pas.

Si quelqu’un lui apportait un petit mot de Stépane, demandant de prendre des briques pour sa maison, le boutiquier répondait :

— Il n’y en a pas. Elles ont passé à l’école.

— Mais il n’y a pas d’école.

— Il n’y en a pas parce qu’on a décidé de fonder des cours.

— Mais il n’y a pas de cours.

— Oh ! ce diable qui insiste... Va demander à Nicolas !

L’impétrant se rendait chez Nicolas. Et Nicolas lui demandait :

— As-tu pris des briques des cuisines démolies ?...

— J’en ai pris.

— Alors que diable as-tu à venir m’embêter !

Et il se trouva que tout le monde souffrait de trois personnes. Tout provenait de la tête vive de Nicolas, d’une part ; de la bonne âme de Stépane, de l’autre, et, en troisième lieu, du talent insigne du boutiquier, tourné vers une seule direction.

— Ce diable, disait-on de Stépane, ferait mieux de s’occuper à devenir un saint que de s’occuper des affaires publiques.

— Ces diables maudits se sont collés sur le dos de la communauté... Quand donc nos jeunes reviendront-ils du front ?

— Qui donc a pu vous passer des gens de cette espèce ? demandait quelque paysan.

— Nous, parbleu ! Qui serait-ce donc ? Ah ! quelles gens...

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 1er septembre 2015.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Il s’agit ici des premiers temps de la révolution russe.

[2] Allusion aux trois baleines sur lesquelles, selon l’opinion populaire, repose le monde.