LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Romain Rolland

1866 – 1944

 

 

 

 

IN MEMORIAM LÉON TOLSTOY

 

 

 

 

1936

 

 

 

 

 


Texte paru dans Compagnons de route, Paris, Édition du Sablier, 1936.

 


 

Depuis le temps où j’exprimais, dans les Cahiers de la Quinzaine (1902), ma gratitude au vieux Tolstoy, trente ans de vie ont passé, j’ai tâché de lui payer ma dette, en écrivant ma Vie de Tolstoy, en 1910, complétée en 1928, à l’occasion du centenaire de sa naissance. Aujourd’hui, vieux à mon tour, je lui adresse un dernier hommage, pour le vingt-cinquième anniversaire de sa mort (1935)[1].

 

 

IN MEMORIAM LÉON TOLSTOY

 

Je garde à Léon Tolstoy toute mon admiration et mon amour de jeunesse. Je n’oublierai jamais l’aide paternelle qu’il apporta à l’adolescent inquiet que je fus. Je le regarde comme le plus grand maître de la vie dans l’art, de l’art vivant. Guerre et Paix reste, pour moi, le modèle de la moderne épopée.

Je lui dois le sentiment, essentiel pour le vrai artiste, de sa fraternité avec tous les êtres vivants. Il les pénètre, non du dehors, mais du dedans, parce qu’il se fait eux, parce qu’ils sont lui. Il s’identifie avec chacun des person­nages qu’il revit ; il ne prend point parti pour ou contre ; les lois de la vie s’en chargent pour lui. Elles sont le maître invisible qui mène et qui domine l’œuvre et l’au­teur. Tolstoy leur a lui-même rendu hommage, quand il saluait, dans ses jeunes Récits de Sébastopol, comme son héroïne principale, la Vérité. Nul ne l’égale en art, quand il la laisse parler. Il ne faiblit que quand il parle, à son tour. Il est le plus grand des voyants. Mais raisonneur faible et prolixe, il fait tort à sa vision, en l’expliquant. Il avait le génie du regard et du cœur. L’intelligence chez lui, souvent, s’est trompée.

Je le vois, comme Jean-Jacques Rousseau, assis sur les ruines d’un vieux monde, qu’il a contribué à ruiner, au seuil d’un monde nouveau, dont il a, sans le vouloir, préparé l’avènement, et qui poursuit sa route au-delà de lui.

  

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 février 2015.

 

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[1] Ce texte est paru en conclusion de la réédition en 1936 de l’introduction par Romain Rolland a une lettre de Léon Tolstoï, publiée dans les Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy en 1902 : http://fr.wikisource.org/wiki/Une_lettre_in%C3%A9dite .