LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Maria Rodziewiczówna
1863 – 1944
TAS DE VIEILLERIES
(Rupiecie)
1905
Traduction de Marie Gorecka parue dans la Revue politique et littéraire, série 5, tome 4, 1905.
« Docteur Jozwicki mort aujourd’hui. Enterrement mercredi. Attends votre réponse. Wlodarski. »
Tel était le contenu de la dépêche que trouva sur son bureau, en dépouillant son courrier du matin, M. Adam Jozwicki, riche industriel.
Et il en fut fortement impressionné, bien que tout rapport avec son frère eût cessé pour lui depuis longtemps.
Séparés par d’absolues différences de goûts, d’idées de carrières, de milieux, de fortunes, d’occupations qui n’avaient rien de commun, ils l’étaient aussi par l’espace, et depuis qu’ils avaient quitté leurs berceaux placés jadis côte à côte, leur routes s’étaient écartées l’une de l’autre dans la vie pour ne plus se rejoindre. En se quittant, leurs parents s’étaient partagé les enfants. L’aîné, Adam, était resté auprès de son père, à Varsovie, tandis que la mère emmenait Casimir, le cadet, dans sa famille, fort loin. Adam avait embrassé, à l’exemple de son père, la carrière de l’industrie et du commerce. Associé d’abord à la direction de la fabrique paternelle, dont il devait hériter, il avait fait un riche mariage, agrandi le cercle de ses affaires. Arrivé maintenant au seuil de la vieillesse, il possédait un million, une maison au crédit bien établi dans le monde commercial et l’estime de ce monde, une femme élégante et encore belle, enfin un fils unique dont il était fier, voyant en lui son digne héritier, car le jeune homme s’adonnait comme lui avec ardeur aux affaires et s’entendait à gagner de l’argent.
Et s’il se distinguait aussi par un goût très vif pour les femmes, pour le luxe et la vie tapageuse, son père n’y voyait aucun mal, ni aucun danger. N’était-il pas jeune, assez riche pour jeter quelque argent par les fenêtres ? Au contraire, mieux valait qu’il s’amusât et jouit de la vie — avant de se marier.
Adam Jozwicki était donc un homme heureux et fier de lui-même. Sa santé seule lui donnait du souci. Il se sentait surmené, énervé, obligé depuis longtemps de se soigner, d’aller aux eaux, d’observer une diète sévère. La vie commençait à lui peser, les relations mondaines le fatiguaient. Il en était venu à ne figurer que comme à une corvée aux réceptions où sa femme aimait à trôner et se faisait volontiers remplacer par son fils, ne se ranimant que lorsqu’il s’agissait d’opérations de bourse ou de transactions industrielles ; hors cela, rien ne l’intéressait, ni ne l’amusait plus.
Relisant une seconde fois « Docteur Jozwicki mort aujourd’hui », il regarda l’adresse de la dépêche « Kodymno ». Où ça pouvait-il bien être ? M. Adam pressa un timbre et ordonna au domestique d’aller s’informer au bureau du télégraphe où se trouvait cet endroit. Puis il pensa à la nécessité d’expédier une réponse. Peut-être convenait-il d’envoyer son fils là-bas. Mais cette idée lui fit faire la grimace. Pourquoi initier à des rapports de famille par lui ignorés jusqu’à ce moment un jeune homme qui ne serait certainement pas flatté de découvrir cet oncle de Kodymno.
On apporta la réponse du télégraphiste. Kodymno était une petite ville du gouvernement de Witebsk, — quelque part au bout du monde — un trou ! On pouvait se figurer ce que devait être là-bas l’existence et la clientèle d’un médecin.
Jozwicki déploya une carte et finit par découvrir ce Kodymno, situé quelque part à l’écart de la voie ferrée.
On ne pouvait décidément pas y envoyer Robert mais il n’était pas non plus possible de laisser la dépêche sans réponse et de ne pas accomplir coûte que coûte un devoir de famille.
Le défunt avait peut être laissé une femme et des enfants, et des affaires, peut-être des dettes. On avait là-bas son adresse à lui, puisque ce Wlodarski télégraphiait. M. Adam se demanda si son frère n’avait pas laissé quelque recommandation, exprimé quelque volonté dernière le regardant. Sa mère vivait peut-être encore ?
Jozwicki s’enfonça alors dans de profondes réflexions... Sa mère ! — il ne la connaissait pas, ne s’en souvenait pas, n’y pensait jamais. Et il s’étonna tout à coup que cela eût pu durer ainsi. Mais quoi ! L’affaire était délicate à demander à son père, puis d’autres préoccupations, d’autres relations l’avaient emporté dans leur tourbillon. Même au moment de sa mort, son père n’avait pas parlé d’elle, personne n’avait réclamé part à l’héritage et il n’avait pas écrit alors à ceux qu’il ne savait où chercher, qui ne donnaient pas signe d’existence.
Maintenant on lui envoyait cette nouvelle c’est que probablement sa présence était nécessaire. Il lui fallait y aller, peut-être pour secourir une veuve et des orphelins.
Tout à fait décidé à présent, Jozwicki prit une feuille portant l’en-tête de la fabrique et écrivit sa dépêche :
« J’arrive — retardez l’enterrement ».
Quelques heures plus tard, il était déjà installé dans un wagon et roulait à l’improviste vers ce pays inconnu — un portefeuille bien garni dans sa poche, préparé à jouer son rôle de protecteur et de bienfaiteur. Il n’avait pas dit chez lui où il allait et pour quelle affaire — personne du reste ne le lui avait demandé ni ne s’y intéressait particulièrement.
Son voyage lui parut long et ennuyeux, dans la solitude de ce compartiment de première classe. Vers la fin seulement apparut un voyageur qui lui apprit que Kodymno se trouvait à dix verstes de la station du chemin de fer, que c’était une pauvre petite ville qui devait son existence à une verrerie située une verste plus loin, au milieu d’immenses forêts.
Quel exil devait représenter pour un médecin ce pays perdu ! Par suite de quelle rigueur du sort son frère s’y était-il trouvé relégué, ou fallait-il n’en accuser que sa propre incapacité ou sa propre maladresse ?
Le train s’arrêta à la station par un sombre soir d’automne, sur le quai dont les lanternes claquaient, secouées par un vent glacial, au milieu d’une foule de juifs et de paysans — les premiers bavards et remuants — les seconds apathiques et renfrognés. Un cocher juif apparut aussitôt offrant au voyageur sa voiture, calèche à l’ancienne mode, pour le moins centenaire, abritée par une capote de cuir. Des cordes y rattachaient quatre rosses de tailles et de robes différentes, mais toutes également décharnées. Jozwicki s’aperçut qu’il n’avait pas à choisir et monta dans le véhicule qui s’ébranla avec un cliquetis de vieille ferraille, emporté par un galop qui dégénéra bientôt en trot, pour passer au petit trot et enfin au pas.
Installé derrière la capote de la voiture, le cocher criait, fouettait son attelage et faisait semblant de conduire, tandis qu’en réalité, les chevaux allaient comme ils voulaient et où ils voulaient, car d’insondables ténèbres s’étendaient tout autour.
Le vent faisait rage, — la voiture avançait à peine ; Jozwicki patienta quelque temps, puis il écarta les rideaux de cuir et demanda au juif :
— Écoutez un peu ! Connaissez-vous M. Wlodarski ?
— Ah je crois bien ! C’est l’ingénieur de notre fabrique. Est-ce que Monsieur va chez lui ? Il n’est pas à la maison.
— Il est parti ?
— Non, mais c’est qu’il vient de nous arriver un grand malheur. Tout le monde en a perdu la tête. Hélas ! M. le Docteur est mort. Notre docteur ! Oh ! M. Wlodarski est là-bas à le veiller. On l’enterre demain... Ah ! quelle perte pour les juifs, et pour les catholiques, et pour tout le pauvre monde !
— Le docteur avait-il de la famille ?
— Peut-être que Monsieur est ce parent qu’on attend pour l’enterrement. Mais... j’ai deviné. Ah ! quel honneur pour moi de voir Monsieur — quelqu’un de si distingué. C’est aussi un honneur pour Monsieur d’avoir un saint dans sa famille... c’est que des hommes comme lui, il n’y en a plus sur la terre. Seulement ce que je veux dire, Monsieur le sait mieux que moi, oh ! quel deuil pour nous tous !
Jozwicki n’osa pas interroger davantage son interlocuteur, se sentant quelque peu honteux de son ignorance, et en même temps atteint dans sa grandeur, froissé de ces louanges qui blessaient son amour-propre. On ne savait pas du tout ici que le docteur avait pour frère un millionnaire ; on ne connaissait même pas son existence. Dans quel trou sauvage allait-il arriver ?
— Tâche donc d’aller plus vite, ou nous traînerons jusqu’au matin, fit-il.
— C’est à cause des chariots de la fabrique que le chemin est abîmé. Je ne veux pas secouer Monsieur dans les ornières. Mais une fois hors du bois nous marcherons comme une locomotive.
Vaine promesse ! Aux ornières succédèrent des racines d’arbres qui bossuaient la route, puis un sable où les roues s’enfonçaient jusqu’au moyeu, enfin une boue profonde. Mais Jozwicki sentit alors une odeur de fumée, et aperçut, en avançant la tête, que la route était bordée de maisonnettes et de clôtures, ce qui lui fit penser qu’il était arrivé au terme de son voyage. Il écarta les rideaux de cuir et tâcha de s’orienter, mais de vagues contours se dessinaient à peine dans la nuit. Enfin il aperçut une grande place, un groupe d’arbres dépouillés et une tour, probablement celle de l’église. Le cocher s’engagea alors dans une rue latérale également dénuée de pavé, bordée de maisons et de clôtures, et s’arrêta enfin devant une porte en disant :
— Voilà la maison de M. le docteur.
Jozwicki, descendit, paya, prit sa petite valise et pénétra dans l’enclos. Il aperçut alors les contours d’une maisonnette, deux fenêtres basses éclairées et s’avança dans cette direction, pénétré d’un singulier sentiment d’appréhension à la pensée des rencontres qu’il allait faire.
La porte d’entrée n’était pas verrouillée. Elle lui livra passage dès qu’il eut passé sous l’auvent soutenu par deux piliers de bois et on avait dû entendre dans la maison le bruit de sa voiture, car un jeune homme portant une lampe sortit aussitôt d’une porte intérieure du logis et s’avança vers le nouvel arrivé.
« C’est probablement à M. Adam Jozwicki que j’ai l’honneur de parler. Je suis Wlodarski. J’attendais votre venue et Mme Jozwicka est préparée à vous voir. »
Jozwicki ne répondit rien. Il se débarrassa de son paletot, jeta un regard rapide sur les murs blanchis à la chaux de cette maisonnette qui lui parut aussi pauvre que petite, sur le plancher semé d’aiguilles de pin[1] et suivit Wlodarski qui le conduisit vers une porte qu’il lui ouvrit pour le faire entrer dans une chambre éclairée par une lampe. Jozwicki aperçut alors une vieille femme mince, aux cheveux gris, qui cousait une étoffe noire. Le bruit des pas lui fit lever la tête. Elle regarda celui qui venait de franchir le seuil, laissa retomber ses mains sur ses genoux.
— Adam, murmura-t-elle d’une voix tremblante, sois le bienvenu !
Ils se regardèrent pendant un moment, peut-être pendant une éternité, puis les yeux ternis de la mère se gonflèrent de larmes au milieu des rides qui les encerclaient, ses lèvres se mirent à frémir. Le fils avait peine à respirer, tant l’oppressaient les battements tumultueux de son cœur. Il se jeta enfin à genoux devant elle :
— Ma mère !...
Des mains blanches, amaigries, presque transparentes, se posèrent sur son front et il sentit un baiser sur ses cheveux.
Sa poitrine se souleva en un sanglot, tandis que sur sa tête, enfoncée dans les plis de la robe de deuil, tombaient, chaudes et silencieuses, les larmes maternelles.
Elle parla la première.
— Je te remercie d’être venu. C’est lui qui, avant de mourir, a recommandé à Wlodarski de t’appeler ici. Il s’inquiétait de ce que je deviendrais.
Adam se ressaisit enfin, se releva, et d’une voix entrecoupée :
— Je ne savais rien, moi, dit-il, je ne pressentais rien. Toute ma vie s’est passée loin de vous.
— Toute ta vie !!! répéta-t-elle d’une voix étouffée, en regardant son fils, et tu ne le connaîtras pas !
Elle serra sa tête à deux mains comme pour y écraser ses pensées et ses sentiments, puis ajouta avec une triste et douée bonté :
— Tu as toujours été présent à ma pensée, à ma mémoire, et à mes prières. Je me réjouissais d’apprendre que tu prospères, que tout te réussit. Tu me parais si bien portant et si jeune !
— Mère, est-ce que je ne pourrais pas le voir ? demanda-t-il à voix basse.
— On l’a déjà transporté ce soir à l’église, répondit-elle encore plus bas.
— Comment donc est-il mort ? Il était plus jeune que moi. Peut-être... peut-être — et sa voix devint tremblante — avez-vous manqué de ce qu’il fallait pour le soigner, tandis que je n’en savais rien.
— Non, non... Rien n’a manqué de ce qu’on peut faire humainement, mais le mal était sans remède. Un refroidissement... une fluxion de poitrine... en quatre jours... trois de ses confrères étaient là... Dieu l’a voulu.
Elle joignit les mains sur ses genoux et fixa la muraille qui lui faisait face. En suivant la direction de son regard, Jozwicki aperçut une photographie, fort médiocrement exécutée dans un atelier de petite ville, et son pauvre cadre de bois. Point n’était besoin d’interroger sa mère pour savoir que c’était « lui » et il contempla avidement ce portrait, image bien pâle et bien raide de celui qu’il ne verrait plus.
Les yeux y avaient pourtant gardé leur expression à la fois pensive et joyeuse, les lèvres leur sourire, et, de ce visage qui ne frappait ni par la beauté ni par la régularité des traits, émanait comme une lueur de force et de bonté.
— Quand l’a-t-on photographié ? demanda-t il.
— Il y a trois ans.
— Je ne lui aurais pas donné plus de trente ans.
— Il est resté comme cela... jusqu’à la fin.
Jozwicki remit à sa place la photographie qu’il avait décrochée, et ne promena qu’alors un regard autour de lui, apercevant combien la chambre où il se trouvait était basse de plafond, petite et pauvre.
— Mère s’écria-t-il, vous viviez ici dans la misère, dans les privations et je ne le savais pas !
La vieille femme regarda à son tour tout ce qui l’entourait ; les murs tapissés d’un papier des plus communs sur le fond duquel se détachaient quelques gravures et quelques lithographies de couleur, le lit, la petite commode, l’unique fauteuil et les quelques chaises, vieux meubles dont pas un ne ressemblait à l’autre, le plancher grossier recouvert çà et là de quelques morceaux de tapis, les pots de fleurs rangés sur les petites fenêtres. Elle contempla longtemps son pauvre intérieur avant de répondre :
— Ce n’est pas beau, ce n’est pas élégant, mais jusqu’à cette dernière semaine je n’ai connu ici que des jours de joie et de bonheur. Nous sommes restés quinze ans dans cette maison et puis depuis trois ans, nous en étions propriétaires. On la meublait peu à peu, pièce à pièce, et c’était, chaque fois, un tel plaisir d’y ajouter quelque chose. Nous en étions si heureux !
— Et où demeuriez-vous auparavant ?
— Nous avons passé dix ans à Tiumen.
— Ah ! vraiment ! Et auparavant ?
— J’habitais Wilno. Il y faisait ses études. Quand il eut terminé, je ne le quittai plus... jusqu’à présent, mais ce n’est pas pour longtemps.
— Et pourquoi s’établir ici, dans un trou comme ce Kodymno ? Quelle vie, quelle carrière, quelle clientèle et quel travail peut-on y trouver ! Mettre quinze ans à conquérir cette masure et... ce tas de vieilleries !
— Ne tourne pas en dérision ce que tu n’as pas connu. La vie nous était bonne ici, dans ce milieu, avec ce travail. Ce que nous cherchions, ce que nous désirions, il l’a accompli, ses projets il les réalisés. Ce que tu vois là n’est qu’un tas de vieilleries, oui, pas autre chose... mais il aimait tout cela.
Elle passa la main sur ses yeux et se tut.
Adam reprenait cependant de plus en plus sa présence d’esprit et son sang-froid ordinaire. Et il s’indignait de voir sa mère dans une situation aussi misérable. Cette maisonnette de fermier, ce pauvre mobilier, cette robe noire usée, cette lampe de pacotille, ces mains durcies par les travaux du ménage qui cousaient un vêtement de deuil, ces meubles branlants, ces fenêtres aux petits carreaux, tout le pénétrait de répugnance, d’humiliation et d’horreur. Il se représentait ce frère idéologue, indolent, qui n’avait même pas su procurer de l’aisance et du bien-être à la vieille femme qu’il paraissait probablement aimer et dont il était évidemment aveuglément aimé.
Et le sens pratique, l’esprit entreprenant et hardi de l’industriel se révoltait à l’idée de tant d’apathie et de paresse. Mais n’osant pas critiquer le défunt, il reporta sa pensée sur cette mère, qu’il allait emmener chez lui, entourer de luxe et de confort, combler de tendresses et de soins. Un devoir s’imposait pourtant avant tout — s’occuper immédiatement des affaires. Il entama donc cette question
— Je suis arrivé si tard, dit-il, que je ne puis plus m’occuper d’autre chose que de la question d’argent. Vous permettrez, maman, que tous les frais me regardent, M. Wlodarski a probablement fait des avances. Prenez ceci, je vous prie, prenez tout !
Il posa son portefeuille auprès d’elle un triste regard se fixa sur le don du capitaliste.
— Cet argent est inutile, Adam, je n’ai besoin de rien.
— Vous ne pouvez pas me refuser cela, ma mère ! s’exclama-t-il amèrement.
— Je ne voudrais certainement pas contrarier ta bonne intention, mais c’est vraiment inutile. Tu demanderas plutôt à Wlodarski. Mais tu as fait un long voyage, tu es fatigué, tu as faim ! Comme je perds la tête et la mémoire !
Elle se leva et passa dans la chambre d’à côté, où son fils l’entendit parler à la servante, puis elle l’appela, et il se trouva dans une salle à manger aussi pauvrement et aussi insuffisamment meublée que ce qu’il avait vu auparavant de la maison. La vieille servante servait le souper en considérant curieusement le nouvel arrivé.
— Prie M. Wlodarski de venir ici, lui dit sa maîtresse. Et elle ajouta quand la vieille fut sortie :
— Il dort probablement... après avoir veillé tant de nuits auprès de lui, et puis avec moi...
— Est-ce un de vos parents ?
— Non. C’est un élève de Casimir.
Et elle avança un plat vers son fils, puis s’occupa du thé.
Le repas était fort simple, servi dans des assiettes et des verres d’apparence grossière, probablement fabriqués dans le pays, sur une longue table couverte de toile cirée. Le long des murs s’alignaient des planches chargées de livres, surmontées de cartes de géographie et d’atlas.
Cela avait l’air d’une école. Jozwicki en fit la remarque.
La vieille femme dit alors en promenant un regard autour de la chambre :
— Beaucoup de garçons ont passé par ici, pour en sortir hommes. C’était plein de vie et de bruit... il n’y a plus rien.
Jozwicki voulait en apprendre davantage, mais Wlodarski entrait et le saluait. Le jeune homme s’assit auprès de la table.
— J’ai été chez le curé, dit-il à la vieille dame, et nous avons décidé avec lui de l’ordre du cortège.
— Monsieur, dit vivement Jozwicki, ma mère m’a permis de prendre à ma charge les frais des obsèques ; je me mets donc à votre disposition et je désire qu’on mette à cette cérémonie tout l’apparat possible avec les ressources dont on dispose ici.
— Monsieur, répartit le jeune homme, ce n’est plus à moi, ni à vous, ni même à madame de décider et de disposer de quoi que ce soit pour les funérailles de M. le Docteur. Kodymno est là qui les lui fera. Nous n’avions qu’à régler avec le curé et la police l’ordre du cortège.
— Quoi... comment ? demanda Jozwicki dérouté.
— « Quand des enfants perdent leur père, c’est à eux à l’enterrer », voilà ce que m’ont dit les ouvriers et les anciens de la ville et des villages environnants, à la mort de M. Casimir. Et madame leur en a reconnu le droit.
Jozwicki se sentit ému.
— Je les récompenserai royalement déclara-t-il.
Wlodarski fronça les sourcils, mais se tut.
— Pas de nouvelles de Lawrynowicz ? demanda la vieille dame.
— Non... mais il est certainement en route et sera ici demain.
— Vous attendez encore quelqu’un maman ?
— Un élève de Casimir. Un médecin qui est installé depuis deux ans à Lodz.
— J’en ai entendu parler, on le dit très intelligent et il a déjà beaucoup de clientèle.
— Son père est encore mécanicien dans notre fabrique, dit Wlodarski. Nous avons une quinzaine de travailleurs du royaume de Pologne, les autres sont à présent tous gens du pays.
— Vous dites, « à présent ». Ils étaient donc auparavant tous du royaume ?
— Non... ils étaient auparavant tous Bohêmes et Allemands.
— La fabrique occupe beaucoup d’ouvriers ?
— Trois cents familles.
— Et vous y êtes depuis longtemps ?
— Depuis quatre ans.
— Vous avez fait vos études dans nos écoles ?
— Je suis sorti avec mon diplôme de l’école Polytechnique de Dresde, puis j’ai encore travaillé en Bohême et j’ai passé un an en Angleterre.
— C’est votre première place ?
— La première et la dernière. Je suis de l’école du docteur. C’est ici que j’ai grandi, c’est ici que je resterai !
Il regarda tristement les murs chargés pour lui de souvenirs, puis la vieille dame.
— Vous n’avez rien mangé ! Et vous m’aviez promis !...
— J’ai pris du thé — vraiment, j’en ai pris ! Vous êtes fatigués tous les deux, et il se fait tard. Je vais te mener dormir, Adam... Après un voyage si long et si fatigant !
Elle alluma une bougie et traversa le vestibule pour conduire son fils dans la chambre située à l’angle de la maison, qui servait visiblement de cabinet médical. On y avait préparé la couche de Jozwicki sur un sopha. Sa mère le baisa au front et sortit.
Il la suivit des yeux. Comme sa taille était restée droite et sa démarche vive malgré les années !
Resté seul, il examina la chambre, y cherchant en vain quelque indice de confort ou d’aisance. C’était partout la même pauvreté qu’il retrouvait en regardant ces petites armoires dont l’une contenait des instruments de chirurgie et l’autre des médicaments, le lavabo, la bibliothèque, les quelques chaises dépareillées et le fauteuil posé devant le bureau chargé de papiers et de journaux. Sur ce bureau, il aperçut la photographie de sa mère et quelques bagatelles de prix, probablement des cadeaux, entre autres un couteau à papier admirablement ciselé qui portait comme inscription : « Tiumen, Przesylna, à notre Docteur » et un encrier en fer forgé, véritable chef-d’œuvre sur lequel il lut : « Les serruriers à leur saint, après le typhus de 1890 ». La fatigue du voyage et de tant d’émotions le contraignit enfin à chercher du repos. Il se coucha et éteignit sa bougie. Mais il resta longtemps sans pouvoir s’endormir. Ce frère qu’il ne connaissait que d’après une bien imparfaite photographie, se représentait toujours à ses yeux et il lui répétait sans relâche : « Comment as-tu pu laisser ma mère dans cette misère... Pourquoi n’as-tu pas eu recours à moi ? »
Un bruit de voix le réveilla de bonne heure. On se disputait violemment devant la maison, comme si on allait en venir aux mains. En se levant et en s’habillant à la hâte, il entendit la voix de Wlodarski qui dominait le tumulte, et quand il ouvrit la fenêtre, grand fut son étonnement d’apercevoir quantité de cochers juifs qui discutaient bruyamment, armés de leurs fouets. Wlodarski parlementait tandis que les juifs se chamaillaient en lui mettant de force dans les mains de petites plaquettes de métal. Il finit par les prendre toutes et les emporta dans la maison. On le vit reparaître au bout de quelques instants.
— Madame a tiré le numéro sept[2], déclara-t-il. Et maintenant qu’on se tienne tranquille.
Les juifs se dirigèrent aussitôt vers la porte en bavardant toujours, mais la dispute s’était apaisée comme par miracle.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Jozwicki en rencontrant Wlodarski dans le vestibule.
— Chacun d’eux voulait conduire Mme Jozwicka au cimetière. Nous avons dû tirer au sort. Et voilà que je me demande si Lawrynowicz ne sera pas bien embarrassé pour nous arriver, puisqu’aucun cocher n’est allé attendre le train à la gare.
— Le cimetière est-il dans la ville ?
— Non, très loin au-delà de la fabrique.
— Et le corbillard est commandé ?
— Oui. Le directeur de la fabrique a même offert ses chevaux, mais je crois que le corbillard ne fera que figurer à l’enterrement.
Ils entrèrent tous deux dans la salle à manger où la vieille dame préparait le thé, revêtue de la robe de deuil qu’elle avait cousue la veille. Calme, elle voulut même sourire à son fils, mais n’y arriva pas. Une contraction nerveuse passa seulement sur son pâle visage.
— Neuf heures, et Lawrynowicz n’est pas encore là ! Il va se mettre en retard, dit-elle.
— Le voilà ! s’écria Wlodarski qui regardait par la fenêtre.
On vit s’avancer dans la cour un homme vigoureux, d’apparence élégante, que suivaient deux hommes portant des malles.
Un moment après, le nouvel arrivé entrait dans la chambre et tombait aux genoux de la vieille dame, sans larmes, sans paroles, il lui baisait les mains. Sa voix tremblait quand il lui dit enfin :
— La première dépêche qui m’annonçait la maladie ne m’a pas trouvé chez moi ; quand j’ai reçu la seconde, il m’a fallu deux jours pour arranger mes affaires et n’avoir plus à revenir là-bas.
— Tu ne repartiras plus ?
— C’est ce que nous avions résolu. Puissé-je seulement devenir ce qu’il a été !
Le jeune homme se releva en poussant un profond soupir.
Il n’aperçut qu’alors l’étranger et se raidit tout à coup.
— Mon fils Adam — dit la vieille dame.
— Lawrynowicz.
On se serra les mains en silence.
— Il est temps de partir ! remarqua Wlodarski.
La vieille dame revêtit un manteau démodé, un vieux chapeau roussi par l’usage et tous sortirent. À la clarté du soleil, car la journée était belle comme le sont rarement les journées d’automne, Jozwicki aperçut alors l’ensemble de la propriété. Construite en bois, la maison était bien le type d’une habitation de petite ville. Elle penchait déjà d’un côté, avec son toit en planchettes verdissantes de mousse, son revêtement de plâtre tout écaillé — une masure !
La cour assez spacieuse qui s’étendait devant le logis avait visiblement servi à des jeux de sport et de gymnastique ; sur les côtés s’étendaient des plates-bandes où achevaient de se flétrir les dernières fleurs d’automne ; un verger occupait le fond de ce petit clos qui contenait peut-être deux morgs[3], aucun petit bourgeois ne pouvait avoir rien de plus mesquin.
Deux voitures attendaient à la porte, et le cocher de la première s’écria aussitôt :
— J’ai le numéro sept ! C’est moi qui conduis madame !
La vieille dame jeta un regard amical à son automédon barbu et monta en voiture avec Adam. Les cloches de l’église sonnaient à toute volée. Dès qu’ils débouchèrent de la rue sur la place, ils aperçurent qu’elle était remplie de monde. La foule fit la haie pour laisser passer la voiture, et toutes les têtes se découvrirent quand on aperçut Mme Jozwicka. Pas une parole ne se mêlait au langage des cloches.
À la porte de l’église stationnaient beaucoup d’équipages et de britchkas[4]. Plusieurs hommes d’apparence respectable s’avancèrent avec empressement pour ouvrir la portière de la voiture qui amenait la vieille dame, c’était à qui l’aiderait à descendre. Adam lui offrit le bras et sentit un étrange serrement de cœur, alors qu’il conduisait ainsi sa mère au milieu de ce silence solennel, de tous ces gens qui s’inclinaient, tête nue, sur son passage. L’église débordait de verdure, remplie qu’elle était de pins fraîchement coupés. Placé très haut, entouré de lumières, un cercueil de chêne, sur lequel on n’avait placé aucun ornement, transparaissait à travers les branches, comme du fond d’une forêt. Le premier banc avait été réservé à Mme Jozwicka. Dans les autres avaient pris place quelques propriétaires des environs, quelques dames à chapeau, quelques bourgeois, puis se massait la foule où se pressaient des ouvriers, des paysans, beaucoup de pauvres et même, au grand étonnement de Jozwicki, des juifs. Et tous se tenaient là, côte à côte, comme des soldats enrôlés dans une même armée, graves, recueillis, les yeux fixés sur le cercueil.
L’office commença, puis la messe, enfin un mouvement se produisit dans la foule ; on se rangeait et autour du catafalque s’assemblèrent des hommes, plusieurs des messieurs placés dans les bancs, Wlodarski et Lawrynowicz.
La mère priait silencieusement, sans quitter le cercueil des yeux ; on voyait seulement des larmes couler sur ses joues et ses lèvres parfois s’agiter. Mais quand on commença à descendre le cercueil et que des porteurs l’enlevèrent sur leurs épaules, elle poussa un sanglot déchirant et se leva pour le suivre, pour ne le quitter qu’à la fin.
Les cloches se mirent alors en branle pendant qu’on ouvrait toutes grandes les portes de l’église, et la croix, les bannières, le prêtre, le cercueil élevé très haut au-dessus de la foule, tout apparut sur la place éclairée par le soleil qui venait d’émerger des nuages. Un rang d’ouvriers entoura Mme Jozwicka et son fils qui la conduisait, pour les préserver du remous de cette foule qui se précipitait dehors.
Le prêtre s’était arrêté auprès du corbillard qui stationnait à la porte, mais un murmure s’éleva de toutes parts, protestation qui gronda jusqu’aux confins de la place.
— Pas de corbillard ! nous le porterons ! Jusqu’au dernier jour, il ne nous a pas quittés, nous ne le quitterons point ! Pas de corbillard !
On se conforma à ce désir. La foule entoura le cercueil, croix et bannières mêlèrent leur éclat aux lumières innombrables des cierges. Toutes les cloches de la ville sonnèrent, toutes les confréries prirent leur rang et le prêtre entonna un chant que soutinrent en chœur les voix des jeunes garçons qui marchaient en tête.
Le cortège traversa la place, se déroula dans une rue en un défilé qui paraissait interminable. Lawrynowicz avait presque usé de violence pour faire monter la vieille dame dans une voiture où il resta auprès d’elle. Adam et Wlodarski marchaient les premiers derrière le cercueil, dont les porteurs étaient continuellement remplacés par d’autres qui réclamaient leur tour. Jozwicki voyait ainsi que seigneurs, paysans, ouvriers, tous se pressaient autour de cette bière, comme pour y demander une part d’honneur.
— Que de monde ! murmura-t-il.
— Les maisons sont vides aujourd’hui ; la fabrique ne marche pas. Ils sont tous ici, répartit Wlodarski.
— Ce sont de bien braves gens.
— De braves gens ! Les hommes sont toujours bons pour ceux qui les aiment. Il y a des exceptions, mais ce sont des monstres. Ne voyez pas dans cette foule la force de ses sentiments, mais la grandeur d’âme de celui que nous portons à sa dernière demeure. Son cœur et sa pensée étaient à tous, et tous veulent rester près de lui jusqu’à la fin ! Ah ! voici notre fabrique qui lui dit adieu.
Le cortège traversait déjà un faubourg où apparaissaient les murs rouges de la fabrique, les blanches maisonnettes de la colonie ouvrière et ces murs parlèrent : des torrents de fumée jaillirent au-dessus des toits, tandis que retentissaient les sifflets des signaux, les cloches et les sonneries. Des femmes et des enfants jetaient des branches vertes sur la route, puis se joignaient au cortège.
Jozwicki marchait dans la boue, dans les ornières profondes, sans ressentir la fatigue d’un chemin si incommode, au milieu de ces impressions qui envahissaient sa pensée et oppressaient son cœur. On approchait du cimetière rustique, situé en pleine forêt. La cloche de la petite chapelle commença à tinter, comme pour saluer et appeler celui qui arrivait à sa dernière demeure.
C’était le moment de la séparation suprême.
Quand la vieille mère se trouva au bord de la fosse ouverte, elle se précipita en sanglotant sur le cercueil qu’elle entoura de ses bras. Et comme si un ouragan eût passé à cet instant sur la foule, un sanglot déchirant répondit à sa plainte, exhalé par des milliers de poitrines chants et prières se perdirent dans cette clameur funèbre qui secoua Jozwicki d’un frisson étrange. Il avait vu bien des obsèques célébrées en nombreuse assistance, des témoignages de respect ou de sympathie prodigués aux morts sous toutes sortes de formes, mais ce gémissement d’une foule immense était pour lui chose inconnue, et jusqu’à ce jour, il ne l’aurait pas cru possible.
Cependant Lawrynowicz dit quelques mots à l’oreille de la vieille dame et l’aida à se relever. Puis il fit un signe à ceux qui l’entouraient en la désignant des yeux et le calme se rétablit ; on entendait seulement quelques sanglots étouffés du côté des femmes. Le cercueil fut descendu dans la fosse, puis un jeune prêtre à la figure énergique, au regard plein de bonté, commença à parler d’une voix que l’émotion brisait par moments dans sa gorge.
« Mes frères ! Voici que nous avons déposé dans ce tombeau celui qui nous aimait tant. Tout ce que je pourrais vous dire sur lui ne serait que paroles vaines, qui n’auraient rien à vous apprendre. Il n’en est pas un seul parmi vous qui n’ait eu en lui un père, qui ne le pleure et ne le bénisse avec moi. Mais s’il nous a quittés, celui qui nous aimait, ne croyez pas qu’il ne soit plus au milieu de nous. Il continuera à demeurer ici, car aucun de nous ne reverra sa maison, sa mère, ses élèves, ses œuvres, aucun de nous ne pensera au bien et à la vertu, sans honorer sa vie et sa mémoire, sans chérir sa pensée et son âme. Si nous voilà tels que des orphelins, tels que des naufragés, rappelons-nous que nous n’en restons pas moins ses fils pour recueillir l’héritage glorieux, saint et précieux, qu’il nous a laissé et le devoir d’aimer ce qu’il aimait, de rester fidèles à ses enseignements qui nous parlaient toujours de travail et de vertu, de servir la cause qu’il servait. Il restera ainsi au milieu de nous, si nous demeurons dignes de lui. Que cette terre qu’il a tant aimée lui soit légère. »
Le prêtre se tut, se baissa pour jeter sur le cercueil une poignée de terre.
Jozwicki ramassa aussi un peu de sable, mais oublia tout à coup qu’il l’avait dans la main en apercevant un ouvrier qui venait de se placer à côté du prêtre et commençait à parler, très pâle, les traits convulsés par l’émotion, en pressant son bonnet contre sa poitrine. Adam crut retrouver un homme qu’il connaissait, qu’il avait vu bien souvent, dont la voix lui était familière, tant celui-ci ressemblait à la plèbe qui encombrait sa fabrique et se présentait chaque jour à ses yeux. Ah oui, il connaissait bien les ouvriers à ce qu’il croyait, avec leurs larges épaules, leurs mains durcies et déformées par le travail, souvent mutilées à la suite de quelque accident, leurs teints sombres, comme passés à la fumée, leurs traits épaissis et effacés, leurs regards éteints ou menaçants, leur morne silence ou leurs rugissements de bête furieuse. Il les avait vus dans toutes sortes de phases d’humilité, de flatterie, de crainte devant l’autorité, de détours mensongers, parfois d’arrogance quand ils étaient ivres. Aussi ne les aimait-il pas et se tenait-il sur la défensive, en homme expérimenté, lorsqu’il avait à leur parler. Quand la foule ouvrière s’assemblait pour choisir un orateur qui exposât ses demandes, Jozwicki se préparait aussitôt instinctivement à soutenir une lutte et cherchait son revolver dans sa poche. Telle fut aussi ici sa première impression, mais elle ne dura pas.
« Frères et compagnons, et vous tous, qui vous êtes réunis ici comme une seule famille, depuis les plus riches jusqu’aux plus pauvres ! vous rappelez-vous dans quelle situation nous nous trouvions, il y a quinze ans, quand nous arrivions ici de l’autre bout de notre Pologne, chassés de là-bas par le manque de travail.
« Les Allemands de la fabrique, les Ruthéniens de la campagne, les Juifs de la ville, se détestaient entre eux, chacun d’eux méprisait l’autre. Et nous qui étions cinq étrangers, inconnus à tous, on ne voulait pas nous recevoir à la fabrique, on nous craignait dans les châteaux. Pour les paysans, nous n’étions que des vagabonds. Il nous fallait mendier pour avoir de quoi nous traîner plus loin.
« Par hasard, il nous vit frapper à sa porte pour demander l’aumône... et voilà comment il nous la donna, l’aumône !
« Sur sa parole, le directeur consentit à nous recevoir quelques jours après. Nous étions les derniers parmi les derniers, mais le plus misérable emploi n’était pas à refuser. Et comme la paye ne suffisait pas pour nourrir et pour vêtir les malheureux que nous étions, il nous trouva du pain et des habits ; nous n’avions où loger, il nous prit chez lui et n’exigeait de nous qu’une seule chose : que votre conduite, disait-il, ne fasse honte ni à moi… ni à vous.
« Voilà comment ça a commencé. Nous étions alors cinq dans sa maison. Il y a maintenant trois cents familles des nôtres dans la fabrique, et nous prenons à témoin tous ceux qui vivent ici et dans les environs, que notre conduite n’a fait honte ni à lui, ni à nous-mêmes. Nous remercions tous les gens d’ici, de nous avoir reçus pour leurs, comme il le recommandait. Et nous remercions nos directeurs et nos patrons d’avoir écouté ses demandes à lui et ses instances, en nous procurant un travail avantageux, une existence saine et assurée. Nous avons tâché de nous conduire comme il le voulait et nous l’en bénissons, et nous garderons parmi nous sa sainte mémoire, sûrs que nous sommes qu’ils lui ressembleront, ceux qu’il a choisis et instruits pour prendre après lui la direction de nos actions et de nos besoins.
« Et pour que reste ici pour toujours un signe de sa pensée, nous fonderons de nos deniers un hospice qui portera son nom, car nous savons que c’est ce qu’il a si longtemps désiré. »
« Nous le bâtirons ! » répondit une clameur solennelle.
Les poignées de terre roulèrent, pressées, sur le cercueil, le dernier Angelus fut récité par tous. Jozwicki aperçut alors que Lawrynowicz et Wlodarski reconduisaient à la voiture la vieille dame autour de laquelle se pressait la foule.
Beaucoup de gens s’étaient groupés autour de l’orateur et on les entendait se disputer.
— Pourquoi ne pouvons-nous pas donner aussi ? criait un fermier.
— C’était un père pour nous comme pour vous, déclarait un paysan l’air indigné, en tendant un rouble par-dessus les têtes de ceux qui l’entouraient.
— Tous, tous ! criait-on de plus en plus haut. Prenez donc, Lawrynowicz
— Alors qu’on appelle M. Wlodarski, je n’en viendrai pas à bout tout seul.
Wlodarski apparut, et de toutes parts des mains se tendaient présentant des pièces d’argent ou des roubles en papier — d’autres donateurs s’engageaient à verser le lendemain leur obole. Jozwicki regardait immobile comme s’il eût été hypnotisé. Tous étaient là, et les offrandes de tous affluaient, depuis les billets de banque des propriétaires voisins, des directeurs et des employés, jusqu’aux petites pièces usées des paysannes, jusqu’aux roubles de papier malpropres et froissés des marchands juifs et des paysans.
Wlodarski voulait d’abord inscrire les noms des donateurs, mais ils étaient trop nombreux, et trop de voix répétaient dans la foule.
— Pourquoi faire écrire ? Tout le monde donne... chacun ce qu’il peut. Si ça ne suffit pas, on donnera encore après.
Ce mouvement général emporta Jozwicki — il se dégagea de la foule et s’adressant à Wlodarski.
— Ce qui manquera, je l’ajouterai. Je suis son frère.
On lui fit place, tandis que des regards curieux le dévisageaient et qu’un murmure parcourait la foule.
— C’est un bonheur pour vous, Monsieur, que Dieu vous ait encore laissé une mère comme celle-là ! — dit une voix de femme.
— Nous vous remercions de votre générosité ! fit Wlodarski.
Le jour d’automne tirait à sa fin, assombri par les nuages dont le ciel était de nouveau chargé. Inquiet de ce que devenait sa mère, Jozwicki chercha une voiture et recommanda au cocher de marcher vite.
À la lueur grise du crépuscule, la maisonnette du docteur lui parut encore plus misérable et plus ruinée que le matin. Dans la salle à manger, il retrouva sa mère en compagnie du prêtre.
Elle les présenta l’un à l’autre. Les premières phrases banales échangées, Jozwicki entama très courtoisement la question du paiement des funérailles, mais le prêtre l’interrompit par un regard où il crut lire un reproche, en répliquant :
— M. Casimir a lui-même réglé tout cela d’avance.
Et un froid singulier les gagna tous. Le prêtre se leva pour prendre congé. Jozwicki l’entendit dire en s’en allant à la vieille dame :
— À partir de demain, je viendrai donc tous les soirs pour la leçon. Les enfants sont déjà avertis. Le Dr Lawrynowicz est-il sorti ?
— Il est déjà parti pour visiter les malades qui sont restés si longtemps privés de soins !
Quand le prêtre se fut éloigné, Jozwicki se mit à arpenter nerveusement la chambre, oppressé par les pensées qu’il ne savait comment exprimer.
S’asseyant enfin auprès de sa mère, il lui baisa la main et la garda entre les siennes.
— Maman, vous savez que je suis riche, très riche, je n’ai qu’un fils. Si je me retirais aujourd’hui des affaires, j’aurais un million en main, mais en continuant à travailler, j’augmenterai encore chaque année ma fortune. Je ne dépense pas mon revenu, et pourtant je ne me refuse rien. Que faire à présent ? Ah, mon désir, c’est que vous demeuriez avec moi, maman, car je suis bien seul malgré tout !... Je l’ai senti à présent — auparavant je n’y pensais pas !... Me voilà seul, et fatigué, et usé par la vie ! Comme je me sentirais heureux d’avoir ma mère auprès de moi ! Ce n’est pas ma faute, si nous avons vécu jusqu’à présent si loin les uns des autres ! Si j’avais su, si j’avais pu supposer...
Ici la voix lui manqua et il s’arrêta intimidé, sentant qu’il y avait aussi de sa faute dans ce qui était arrivé.
— Mais, recommença-t-il, vous m’appartenez à présent, maman... il faut que nous vivions désormais ensemble, maintenant...
Puis la regardant, car il craignait vaguement de l’offenser par ce qu’il allait dire :
— Maintenant, maman, nous allons couvrir d’or cette petite ville et tous ces braves gens en récompense de leur vénération pour Casimir. Tout ce dont ils ont besoin : hôpital, écoles, crèches, secours, vous le leur donnerez. J’ai assez d’argent pour subvenir à tout cela, mais je ne peux pourtant pas leur laisser ma mère... n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas continuer à vivre dans cette masure, au milieu de ce tas de vieilleries, endurer des privations.
— Ne me dis pas de ces choses-là ! oh ! ne les dis pas ! s’écria tout à coup la vieille femme. Ô Adam ! as-tu vraiment pu croire que je quitterais tout cela. Ce qui n’est pour toi qu’une masure et un tas de vieilleries, c’est pour moi le nid bien-aimé où je trouvais nos trésors et l’idéal de notre vie. Je m’y suis toujours sentie heureuse, et riche, et maintenant... maintenant, mon Dieu... si je lui ai survécu, si mon cœur n’a pas éclaté de douleur et de désespoir, c’est que je me sens encore sa mère. Son esprit, ses pensées, son travail, tout est ici... et me fait vivre. Ne me dis plus de ces choses-là ! Il m’est si pénible de trouver en toi un étranger. Et tu me fais tellement compassion !
— Il est vrai, ma mère, que j’ai des idées toutes différentes. Je ne comprends pas, je m’indigne que vous viviez dans un tel milieu, et je ne souffrirai pas que vous demeuriez comme vous voilà, si vous refusez de partir avec moi. Que je vous arrange alors une maison convenable, avec tout ce qu’il vous faut, puis je viendrais souvent chez vous. C’est convenu, maman, n’est-ce pas ?
Il avait glissé aux genoux de sa mère, suppliant, ému jusqu’au fond de l’âme.
La vieille femme secoua la tête.
— Non, Adam, non. Je resterai ici telle que j’étais, comme j’y étais. Cette masure durera plus longtemps que moi. J’aime ce tas de vieilleries. Et ton argent m’est inutile... Non, tout ce qui se trouve ici, tel que tu le vois, c’est l’héritage de Casimir... Je n’y changerai rien. Tout cela te semble misérable et insuffisant parce que tu vis dans le luxe. Si tu connaissais les logements et les meubles des ouvriers qui travaillent pour te fournir ce luxe et si tu avais pris à cœur leurs privations, leur véritable misère, si tu en avais souffert avec eux, tu ne blasphémerais pas en appelant misérable la situation où tu me vois. Je n’ai pas faim, je suis chaudement vêtue, j’ai la vie assurée, je puis ne rien faire quand je suis malade, j’ai le temps de lire, je ne redoute pas la faim à cause d’un arrêt de la fabrique, du mauvais vouloir d’un supérieur... me voilà donc riche ! Écoute, si tu voulais dépenser ici des milliers de francs pour moi, dépense-les pour moi là-bas chez toi. Dépense-les en pensant à moi, et nous nous trouverons alors tous les trois réunis. Viens me voir ici, tant que je suis en vie, viens souvent, et quand je mourrai, dépose-moi auprès de Casimir, puis respecte nos vieilleries et fais-en don à qui te les demandera. Car ces vieilleries, vois-tu, ce sont… ce sont… mes joyaux !
Les larmes lui coupèrent la parole et elle s’arrêta secouée par les sanglots.
La porte s’ouvrit tout à coup, Lawrynowicz et Wlodarski apparurent suivis par deux contre-maîtres de la fabrique qui déposèrent sur la table deux mouchoirs rouges remplis d’argent. Puis ils s’approchèrent de la vieille dame pour lui baiser la main et l’un d’eux prit la parole.
— Voilà l’argent. Que madame le garde et conduise l’affaire avec ces messieurs. Nous, nous ferons tout ce que nous pourrons. Mendel Sysel a promis de fournir le bois pour la bâtisse de l’hôpital. — M. Rudnicki donne cent mille briques que les paysans transporteront gratis, et le bourgeois Taras Buv offre son terrain derrière le moulin. « Le Siranow[5] » promet d’obtenir les permissions nécessaires, et les maçons travailleront à moitié prix. Pourvu seulement que Dieu nous conserve madame en bonne santé. — La vieille femme parvint à se maîtriser et l’autre contre-maître ajouta :
— Madame n’est-ce pas que vous restez avec nous ?
— Oui, mes enfants, je reste ici. Où donc irai-je finir ma vie ?
— Et on pourra vous envoyer les enfants le soir ?
— Certainement dès demain. Le curé va remplacer mon fils en attendant.
— Je prendrais sa place, dit Lawrynowicz. Mais il faut d’abord m’occuper de mes malades.
— C’est que nous ne vous aurions pas laissée partir, dit le contre-maître en jetant sur Jozwicki un regard oblique.
— Je vous remercie pour tout, pour ce que vous avez fait à l’enterrement, commença-t-elle, mais inondée de larmes, elle ne put qu’embrasser maternellement les têtes inclinées vers elle. Très émus, les deux hommes s’éloignèrent rapidement.
— Ce sont ceux qui se sont occupés des funérailles, murmura Wlodarski à l’oreille de Jozwicki. Peut-on leur parler de paiement ?
Adam secoua silencieusement la tête.
— Peut-être mon offrande servirait-elle au moins pour l’hôpital ? dit-il d’un ton énervé après quelques instants de réflexion.
— Nous commencerons avec ce que nous avons recueilli ici. Si les fonds manquent, j’aurai recours à vous.
— Ils ne manqueront pas, murmura Jozwicki avec un singulier sentiment d’amertume.
Il se sentait annihilé, étranger à tous, solitaire et impuissant, le cœur plein de malveillance, et d’humiliation, de rancune envers sa mère, de jalousie envers son frère. Il lui sembla qu’en faisant jadis le partage de leurs enfants, ses parents avaient commis une injustice à son égard. De quel droit lui avait-on adjugé des millions, et sa mère à l’autre ? Car il n’avait pas de mère et n’en aurait plus jamais, l’autre la gardait pour lui, même au-delà du tombeau... au milieu de ce tas de vieilleries !
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 22 décembre 2013.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Dans les campagnes et les petites villes de Pologne, on répand des branches de pins sur le parquet de la chambre où se trouve un mort.
[2] La police russe oblige les cochers à porter leurs numéros sur une plaque attachée à la poitrine ou suspendue dans le dos.
[3] Mesure de surface équivalant à peu près à un hectare.
[4] Voiture du pays.
[5] Fonctionnaire de la police rurale.