LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 


Władysław Reymont

1867 — 1925

 

 

 

 

ENTRE CHIEN ET LOUP

(O zmierzchu)

 

 

 

1899

 

 

 

 

 

 

Traduction de Maurice Quais parue dans la Grande Revue, 11e année, t. 5, 1907.

 

 

 

 


« Faucon » était étendu mourant.

Longtemps il resta ainsi étendu.

Il était tombé malade et on l’avait jeté comme un morceau de charogne inutile.

Les braves gens n’avaient pas donné l’ordre de l’achever, bien que sa peau eût beaucoup de valeur.

Les braves gens lui avaient permis de mourir doucement dans la solitude, abandonné, oublié de tous.

Les braves gens le poussaient seulement de temps en temps du pied, pour lui rappeler qu’il mourait très lentement. De plus, personne ne s’intéressait à lui. De temps à autre seulement, les chiens de chasse avec lesquels il avait autrefois chassé venaient le voir.

Mais les chiens mêmes acquièrent une âme devenue lâche en vivant parmi les hommes. À cause de cela, après chaque appel du maître ils quittaient « Faucon ». Celui qui restait le plus longtemps était « Lappa », vieux chien courant presque aveugle, son plus vieux compagnon et ami, mais lui-même dormait continuellement sous la mangeoire, car le cheval malade lui produisait un ennui insupportable et lui faisait horriblement peur avec ses grands yeux remplis de pleurs, avec ses yeux qui imploraient l’aide, avec ses yeux pleins d’une profonde angoisse.

« Faucon » restait seul.

Seuls, les jours lui rendaient visite : ils passaient roses et dorés, saturés de chaleur, chantant l’hymne de la joie, et les rayons de soleil avec leurs langues chaudes léchaient son flanc blessé ; ils passaient sombres et gris, tristes avec leurs figures livides sur lesquelles coulaient d’abondantes gouttes de pluie ; ils passaient sévères avec leurs têtes malades et froides, tressées de vents et de nuages ; ils passaient pleins d’angoisse, tissus de discordes et de dissonances et remplissaient l’écurie de lamentations et de tristesse ; chaque jour longuement le regardait dans les yeux et chacun s’en allait doucement et comme alarmé.

« Faucon » craignait seulement les nuits, les nuits de juin, courtes, mais étouffantes, horriblement tranquilles et en même temps pleines d’émotions, de secrets et d’alarmes. Pendant ces nuits, il sentait qu’il mourait, il perdait la tête sous l’impression de la peur, il tirait sur sa chaîne, frappait de ses sabots les murs de l’écurie et voulait courir, courir.....

Un jour, après midi, il sauta sur les jambes et regarda longtemps la bande de lumière qui ruisselait à travers une lézarde du mur et se mit à hennir, longuement et plaintivement. Mais aucune voix ne lui répondit dans le silence lourd et engourdi de la journée ardente.

Les hirondelles volaient en sifflant, gazouillaient dans les nids, se pendaient aux murs, ensuite, comme des flèches empennées, fendaient les essaims dorés d’insectes qui bourdonnaient dans les rayons lumineux. Des prairies éloignées on entendait le bruit tremblant et maladif des faulx. Des champs, de la mer des blés et de la mer des fleurs flottait un murmure éthéré. Ici seulement, à côté de lui, régnait un silence terrible, complet, oppressant.

« Faucon » se mit à trembler : un piétinement sourd et lointain se fit entendre, il s’approchait de plus en plus et tout résonnait d’une façon plus terrible dans l’écurie vide. Un sentiment obscur et désagréable d’alarme remplissait son cœur ; il prit son élan, comme un fou, arracha sa chaîne et courut dans la cour. Le soleil l’aveugla et un mal féroce, insupportable, de ses serres pointues, lui déchirait les viscères avec une telle force que, longtemps, il s’arrêta sans connaissance, la tête penchée. Mais aussitôt qu’il revint un peu à lui, dans son imagination lentement commencèrent à se dessiner certains souvenirs, certaines configurations obscures des champs, des prairies et des forêts, et dans sa poitrine se réveilla une soif insurmontable de course, une soif d’étendue, une soif de vie.

Emporté par ce sourd instinct, il se mit à chercher une sortie. Il fit le tour de la tour carrée, fermée de trois côtés par des bâtiments, mais il n’y avait de sortie nulle part ; alors il revint sur ses pas et la chercha sans relâche, jusqu’à ce que qu’enfin il heurtât la palissade en planches derrière laquelle était la maison du maître. Longtemps il contempla le grand parterre sur lequel les chiens dormaient, l’énorme buisson de roses qui fleurissaient au milieu, la maison dont les fenêtres brillaient au soleil.....

Il hennit doucement….. Il souffrait de plus en plus, l’émoi le prenait, la peur s’emparait de lui, le mal le déchirait d’une façon insupportable.

Mais bien qu’il tînt à peine sur ses jambes, bien que chaque mouvement lui causât une douleur indescriptible, bien que le sang coulât à flot de sa blessure irritée, il se mit de nouveau à chercher une issue, de nouveau il s’arrêta, passa la tête entre les planches de la palissade et de ses yeux injectés de sang regarda la maison.

Il avait soif d’une bonne parole, d’une seule caresse de l’homme ; alors il se serait tranquillisé, se serait allongé et aurait attendu la mort.

Autour de lui tout était vide, muet et mort. De désespoir il commença à ronger les planches, à arracher la porte avec les dents, à la briser avec ses flancs jusqu’à ce qu’elle s’ouvrit ; et alors doucement il alla jusqu’au perron.

Personne n’entendit son hennissement plaintif. Il resta là longtemps à regarder les fenêtres fermées, il essaya de monter les marches du perron, il fit le tour de la maison de tous les côtés. Et tout à coup il oublia tout, en apercevant devant lui l’espace libre, l’immensité des champs et des moissons. En trébuchant il allait sans relâche, hypnotisé par la jouissance de l’espace.

 

* * *

 

Le printemps chantait sa puissance de toute la force de ses rythmes. Les blés hauts ondoyaient leurs épis jaune pâle et bruissaient comme la mer sur les pierres du bord et, comme la mer, s’agitaient en un rythme monotone. Les alouettes planaient dans l’air transparent et faisaient résonner leur voix argentines. L’odeur du sarrasin, du trèfle et du blé flottait en ondes irisées au-dessus de la terre.

Plus bas, à la surface même de la terre, dans les herbes, dans les fleurs et dans les moissons, une multitude de créatures chantait son hymne de joie. Un zéphyr doux, chaud, caressant, rampait sur la terre, ouvrait la corolle des fleurs, frissonnait dans les eaux, se balançait dans les jeunes branches des saules, soulevait des nuages de pollen, résonnait joyeusement dans les forêts et ajoutait sa douce voix de flûte à l’harmonie de la nature.

La nature chantait de toute sa force la grande, la puissante chanson de la joie, de l’ivresse et de la vie.

Des prairies montait seulement le bruit des faulx, vibrant, aigu, douloureux. « Faucon » se mit à trembler : de son ivresse il fut tiré par son mal, horrible, cruel, qui faisait même se hérisser son poil et ses yeux se couvrirent d’une vapeur blanchâtre de souffrance.

Il respirait lourdement, léchait l’herbe, refroidissait ses naseaux brûlés par la fièvre, avait soif et devant lui était cette même peur indécise de la mort, ce même désir insurmontable de fuite. Il marchait à travers les blés, mais de plus en plus péniblement, de plus en plus envahi par le sommeil ; il butait sur les sillons, les herbes embarrassaient ses jambes et le retenaient, les buissons lui barraient le chemin, la terre s’effondrait sous ses sabots et par moments les hautes moissons lui obscurcissaient la lumière.

Sa pauvre âme aveugle s’enfonçait de plus en plus profondément dans une nuit sombre pleine de trouble et de terreur. Il ne reconnaissait déjà plus rien, tout l’effrayait et il marchait comme dans un brouillard, aveuglé, sans conscience, dans une folle alarme.

Une perdrix qui conduisait sa couvée, s’échappa de dessous ses pieds avec un tel cri qu’il fit un bond de côté et que pendant longtemps ensuite il regarda le champ de blé sans oser bouger de place.

Tantôt c’étaient les lièvres qui l’effrayaient et il les fuyait bien vite, aveuglé par la peur. Les corbeaux, de leur vol lent, passaient sur les moissons et en l’apercevant se perchaient sur les poiriers et faisaient entendre leurs croassements de mauvais augure. Il tremblait de tout son corps ; sur sa peau courait le frisson de la mort. Enfin il atteignit les prairies et, horriblement harassé, il se laissa tomber à l’ombre des épis de blé entrelacés, allongea ses jambes, appuya sa tête sur l’herbe et dirigeant son regard vers le ciel vide, se mit à gémir, implorant miséricorde.

Les corbeaux descendirent de l’arbre, sautèrent dans l’herbe épaisse et s’approchèrent de lui plus près, toujours plus près.

Les moissons s’inclinaient sur eux, les coquelicots avec leurs yeux rouges et la camomille avec ses yeux chassieux le regardaient. Les corbeaux s’approchaient de plus en plus. Ils aiguisaient leurs becs sur la terre, sillonnée par les trous de taupes, s’avançaient en bande, accouraient de tous côtés, sautaient vers lui avec les serres crispées, déjà prêtes à déchirer son corps, volaient lentement au-dessus de lui avec leurs cris de maraudeurs et si bas, qu’il voyait leurs terribles yeux ronds et leurs becs crochus à demi ouverts. Mais il ne pouvait pas fuir : il était étendu sans force et il sentait venir le délire de l’agonie.

Il tressaillit car il lui semblait qu’il avait senti une main humaine sur son cou... il tira la langue et se mit à lécher comme s’il sentait la main de quelqu’un... il s’allongea de tout son long... quelqu’un le caressait délicatement... Il rêvait qu’il marchait, qu’il était dans les champs... il pointait les oreilles en avant... les chiens gambadaient... il savait ce que cela voulait dire... il avançait... il galopait déjà... il se détendait comme une corde... il allait ventre à terre..., ni les haies, ni les fossés, rien ne l’arrêtait... il luttait avec le vent... plus loin... plus fort... plus vite... Il sentait les éperons à ses flancs... il rassemblait toutes ses forces... il hennissait doucement... quelle folie délicieuse que cette course à toute vitesse derrière les chiens qui aboyaient de plus en plus faiblement... de plus en plus loin... d’une façon de plus en plus indistincte.

Son mal le faisait tellement souffrir qu’il poussa un cri sauvage et bondit sur ses jambes.

Les corbeaux s’envolèrent en criant.

Lui, ne reconnaissait déjà plus rien, ne comprenait plus rien, il voyait seulement avec horreur comment tout devant lui s’agitait, remuait et tombait...

La prairie s’élançait sur lui à toute vitesse... il bondit de quelques pas de côté, mais là les blés s’élançaient sur lui en une vague immense, tombaient, se relevaient et repartaient avec un cri sourd.

Il s’enfuit en avant... La forêt s’étendait devant lui, immense, noire et terrible, s’inclinait à peine et remuait lentement d’une façon terrible... Encore un moment et les terribles géants de la forêt allaient s’abattre sur lui et l’écraser. La folie s’emparait de lui, il se lança dans la prairie où il entendait dans le lointain des voix humaines, mais il courait dans leur direction de plus en plus lentement, de plus en plus doucement, car il enfonçait dans les marais et dans les fondrières, de profonds fossés lui fermaient la route et il était effrayé par les eaux stagnantes, puantes, pleines de vase et de crapauds qui coassaient sourdement et mélancoliquement.

Ensuite une rivière lui barra le chemin.

Il était alors à bout de forces, il tomba sur le bord et oublia tout... il ne se défendait même plus des mouches... il ne faisait plus d’efforts pour fuir, il ne tressaillait plus, il ne s’agitait plus, il posa sa tête par terre et sourdement se mit à gémir sous l’aiguillon de son affreuse douleur... Et tout son être frissonnait d’un tremblement de peur terrible, repoussant et incompréhensible.

 

* * *

 

Le soleil se couchait ; les ténèbres sombres, épaisses se répandaient tout autour, elles venaient des forêts, se cachaient derrière les buissons, rampaient au beau milieu des blés et s’étendaient sur les prairies, en un linceul, gris, informe.

Les derniers rayons du soleil couchant, comme des yeux éteints, tremblotaient d’une manière alarmante, brillaient de différentes couleurs, scintillaient sur les feuilles, léchaient la surface des eaux tranquilles, couraient au loin et s’éteignirent enfin engloutis par la nuit.

Le silence alarmant des soirées d’été régnait ; ce silence plein de la terreur des gémissements sourds, des lamentations, des prémices de la mort, des cris contenus, de la lutte cruelle et mortelle dans la nature.

Les ténèbres triomphaient. Les contours disparaissaient, les teintes se fondaient en un brouillard gris sale, en une obscurité qui donnait le frisson. Toutes sortes de visions balançaient sur la terre leurs formes monstrueuses, étranges et sombres.

« Faucon » prit tout à coup son dernier élan désespéré, tomba sur ses pieds de devant et de ses yeux, écarquillés par la folie, regarda dans la profondeur des ténèbres. Là, au loin, dans le noir, courait la sombre et terrible vision de la mort : c’était le squelette d’un cheval géant d’une blancheur éclatante. Tantôt ce squelette se dessinait dans l’ombre et alors on entendait son sourd galop, tantôt il disparaissait pour un moment et ensuite reparaissait et chaque fois il était de plus en plus près. Entre ses côtes avec des cris sauvages tournoyaient des milliers de corbeaux enfonçant leurs becs pointus et sur son long crâne décharné était posé un immense corbeau, il se balançait de tous les côtés, battait des ailes et croassait lugubrement. « Faucon » fit un bond de toutes les forces qui lui restaient, gémit sourdement, mordit la terre, se recroquevilla en de suprêmes convulsions et poussa un cri rauque, la vision se rapprochait de plus en plus....

De loin, on entendait la voix d’un chien : c’était « Lappa » qui accourait vers son ami, mais « Faucon » ne le reconnut plus.

Le chien le lécha, le secoua, le tirailla, puis se mit à aboyer. Il courait dans la prairie, revenait sur ses pas, égratignant la terre et hurlant à la mort.

« Faucon », s’étendit sur le dos et mourut. Les herbes regardaient doucement dans ses yeux ouverts, les arbres se rapprochèrent et allongèrent leurs longues branches feuillues, la prairie se mit à bruire lugubrement, les oiseaux s’étaient tus, le bruit des eaux s’était arrêté ; mille vers rampaient vers lui, mille mâchoires de toute espèce, mille trompes, mille pattes allaient vers lui. Toute la nature puissante, victorieuse, retenant sa respiration dans la nuit profonde regardait par les yeux des étoiles. Seul, un galop se faisait entendre de plus en plus distinct, seul le croassement des corbeaux devenait de plus en plus terrible, seule la vision s’avançait de plus en plus. La peur hérissa le poil du chien qui se mit à pousser des hurlements, longs, terribles, plaintifs, désespérés…..

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 26 juin 2015.

 

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