LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Władysław Reymont
1867 – 1925
AVE PATRIA, MORITURI TE SALUTANT !
1907
Traduction de Marie Gadziacka parue dans la Revue hebdomadaire, année 21, 1912.
Kamimoura se tut pour un instant, emplit sa coupe d’eau et l’élevant lentement, promena un regard lourd sur ses soldats. Tous furent subitement immobiles, les yeux étincelants, les visages tendus dans l’attente.
— Je bois à votre mort héroïque.
Il but jusqu’au fond et se penchant vers eux, il étendit le bras en s’écriant :
— Et maintenant, allez ! Allez à vos postes et mourez jusqu’au dernier ! Le Japon a besoin de votre mort... il l’attend... Allez et mourez !
Il parlait d’une voix sonore, de la voix énorme de la patrie entière : « Banzaï ! » Un cri puissant s’échappa de toutes les poitrines : « Banzaï ! » éclata de nouveau comme un ouragan.
Les épées glissèrent de leurs fourreaux et la foule des jeunes gens se ramasse, oscille, se déroule en un ruban mouvant et s’avance vers l’escalier du pont. Leurs visages rayonnaient dans le demi-jour de la salle et leurs yeux de lion, ces yeux haineux remplis de force et de rancune, étincelaient d’enthousiasme et d’un bonheur sans limites. Ils marchaient par deux, du pas ferme et élastique des marins. Ils marchaient avec la fierté de ceux qui sont élus pour une mort certaine. Ils allaient — troupe silencieuse — telle les foudres lancées par la main du destin. Il se fit un silence, le calme du tombeau souffla son haleine glacée. Seul, le bruit des flots s’abattant sur le pont, la rumeur lointaine de la mer, et l’écho des voix, assourdi, épars... Eux, ils passaient, en un défilé muet, jeunes, fiers, heureux comme des dieux, saluant leur chef du sabre, les têtes levées, plongeant dans ses yeux leurs yeux fidèles et offrant, comme des fleurs humides, des sourires attendris...
« La patrie n’est pas perdue ! Voici qu’à sa voix sacrée toute une troupe s’élance au sacrifice, va, le sourire aux lèvres, à la lutte implacable, à la mort certaine, à la perdition...
« Elle n’est pas perdue ! Le flot des ennemis se brisera contre ces poitrines héroïques ! Ils combattront avec dévouement et vaincront par l’amour, la mort même !
« Ô terre du Soleil Levant ! L’ennemi ne va pas piétiner tes prés fleuris, ni profaner tes temples sacrés, ni t’avilir par l’esclavage... car voilà une nuée d’aigles qui s’élancent de leurs nids, abandonnant toute la douceur de la vie... Ils volent pour te couvrir de leurs ailes, volent pour tomber sur l’ennemi, pour vaincre et mourir pour toi ! Ô ma terre sacrée ! »
Ainsi priait Kamimoura en les suivant sur le pont. Le soleil se couchait derrière les montagnes lointaines, répandant une lueur rouge sur les crêtes des vagues frémissantes le crépuscule, comme un tendre et faible soupir, enveloppait lentement l’univers et le doux repos du soir tombait d’un ciel pâle et éteint. La mer seule hurlait avec colère, inondant de son écume blanche les chaloupes, qui se débattaient avec impatience sur les flancs des cuirassés.
Ils descendaient dans un silence profond, comme un défilé de fantômes dans une tombe commune. Ils étaient cent vingt. Hirosze et Kataoka fermaient le cortège. Kamimoura, accoudé contre le bastingage, les regardait ; l’équipage leur rendait les derniers honneurs, le pavillon d’adieu flottait sur un mât. Tout à coup un sifflet transperce l’air ; les hélices grincent et les chaloupes s’élancent dans la mer par-dessus les vagues, déchirant les crêtes hérissées. Kamimoura resta longtemps sur le pont les accompagnant d’un regard pensif jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans le lointain, ne laissant derrière eux qu’une traînée de fumée et un vol de mouettes. Et les chaloupes filaient toujours vers la mer à travers le large gosier de la baie, tantôt roulant comme dans un précipice, tantôt soulevées par la vague, glissant comme d’immenses oiseaux blancs. Les traînées de la fumée bleuâtre les couvraient d’un manteau à travers lequel s’ébauchaient à peine les rivages fuyants. Le soleil était couché, vers l’occident s’étendaient des taches d’or et de pourpre, la mer écarlate bouillonnait et roulait des flots pesants, les vagues déchaînées fourmillaient, comme une multitude de serpents roux, jaillissant des profondeurs, soulevant des têtes ensanglantées de lueurs, et se jetaient avec un cri contre les chaloupes, les entourant de leurs corps longs et souples, les tiraillant avec furie, comme pour les arrêter, les faire chavirer, puis déchirées et piétinées, retombaient en gémissant. Les mouettes poussaient des cris plaintifs, longs et mélancoliques.
Mais dans les chaloupes, le silence durait toujours. Nul ne se souciait de ce qui se passait autour de lui, car toutes les âmes, secouées de sanglots d’attendrissement et de nostalgie, flottaient d’un dernier vol d’adieu au-dessus du Japon, au-dessus de ces contours qui disparaissaient pour toujours, se noyaient dans les dernières lueurs du couchant. Le port, derrière eux, sombrait dans le fond des eaux, la forêt des mâts se rapetissait, pareille à une toile d’araignée, la ville devenait de la pâleur d’un rêve, les forêts sur les rives s’aplatissaient ainsi que des crabes rejetés par les flots et les grands docks, les usines et les arbres élevés semblaient fuir dans le fond des bois, dans le chaos des ténèbres. Par moments, les voix aigres des sirènes et l’écho des sons vagues et flous éclataient derrière eux.
Ils les recueillaient dans un silence religieux, ces derniers soupirs sacrés de la patrie, perdue pour toujours, quand, soudain, les chaloupes se dressèrent comme des chevaux effrayés des vagues gigantesques, les secouant sur leurs crêtes, les lancèrent dans le précipice houleux. Ils étaient déjà en pleine mer ; le vent gémissait, les jets écumeux sautaient comme des chiens en colère. Hirosze donna le signal ; ils firent un demi-tour et filant contre les flots, plus près des rivages à peine visibles, ils tombèrent sur un archipel de petites îles très rapprochées et remplies de jardins en fleurs, qui surgirent des eaux comme de blancs nuages rougis par le couchant. Ils se faufilaient à travers des passages très étroits par d’interminables allées fleuries. Les oiseaux gazouillaient dans les futaies et les cerisiers penchés les couvraient d’une floraison parfumée de pétales blancs. Par-ci par-là brillait une lumière, par-ci par-là dans les barques qui se balançaient sous les nuages de fleurs chantaient des jeunes filles ; parfois un bateau de pêcheurs lourd et penché, la voile tendue, leur barrait la route. À travers les jardins, le grondement assourdi de la mer semblait vouloir les rappeler... ils filaient de toute la force de la vapeur ; bientôt, les petites îles disparurent dans l’obscurité de la mer et de la nuit, passèrent, comme un songe, un songe irrévocable. Plus d’un cœur se serra d’une douleur amère, plus d’une âme sanglota avec désolation, mais, raidis par la volonté, les visages restaient impassibles, les yeux indéchiffrables et un vague sourire errait sur les lèvres décolorées.
Le ciel pâlit, les dernières lueurs s’éteignirent au couchant, l’infini de l’espace et des eaux leur tomba sur les épaules, les enveloppant d’un linceul livide. Il faisait presque sombre lorsqu’ils abordèrent à une petite île dont les rochers sauvages et escarpés se dressaient solitaires.
Dans une petite baie enfoncée profondément et masquée d’un obstacle mouvant, couverte de bois, cinq bateaux se reposaient en silence, et plusieurs torpilleurs ancrés paraissaient des chiens à l’affût. Ils sortirent des chaloupes sans bruit, comme des ombres, et disparurent dans les ténèbres. Le silence retomba. Les bateaux ressemblaient à des cadavres rejetés sur les rivages ; les ponts étaient déserts, les fenêtres noires, les cheminées ne fumaient pas, aucune voix ne résonnait, les eaux mêmes de la baie semblaient une plaque de plomb... La mer grondait et déferlait toujours... des oiseaux criaient dans les rochers... La nuit tombait rapidement ; le monde entier s’effondrait dans une brume verdâtre sur l’horizon, le ciel et la mer se confondaient en un insondable abîme plein de rumeur farouche, de vagues tourmentées, de visions indécises, de crêtes livides dans la plaine écumeuse, tremblante de terreur et d’effroi. Une inquiétude naquit dans l’espace, le vent passa en gémissant, la mer essoufflée et furieuse se déchaînait de plus en plus et son grondement étouffé, pareil au galop de mille chevaux sur une terre brûlée, éclatait d’un hurlement bref et impressionnant, puis retombait, roulait pesamment dans le gouffre, comme un cadavre. Une tempête s’amassait dans le lointain...
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Hirosze, chef de l’expédition, examinait tous les navires. Tous étaient sous pression ; les capitaines se tenaient sur leurs passerelles, les équipages étaient à leur poste. Hirosze glissait comme au milieu de fantômes dans un grand silence. Pas une voix ne sortait des lèvres tremblantes... les cœurs seuls se brisaient, déchirés d’un élan muet. Les phrases étaient remplacées par une poignée de main, un regard devenait un baiser, un sourire était un adieu, un geste un serment. La mort souffla son haleine glacée, c’était l’instant suprême des expansions les plus tendres et de l’extrême onction... Encore un regard sur le monde, encore une question muette et douloureuse ; ils vont descendre vivants dans la tombe... Hirosze avançait toujours plus doucement et plus craintivement, mais, tout en ayant l’âme écrasée d’une tristesse infinie, il accomplissait rigoureusement son devoir ; vérifiant tout, jetant un coup d’œil sous les ponts, dans les magasins remplis d’énormes masses de fer, descendant dans la fournaise, où dans la lueur sanglante se pressaient des chauffeurs à demi nus.
Enfin, ayant remis des ordres cachetés aux capitaines, il enveloppa d’un dernier regard humide l’équipage entier qui le saluait, et disparut comme une ombre. Le dernier moment arriva, le barrage s’ouvrit, le signal retentit et les navires sortirent un à un. L’expédition partit et disparut dans les ténèbres. La mer ouvrit ses bras énormes et les saisit dans son étreinte puissante.
Hirosze se tenait sur l’avant du premier navire, les yeux fixés sur les dernières clartés mourantes. Ils naviguaient sans lumière, rampant avec précaution dans la tempête et la nuit, comme un troupeau de fauves allant à la curée. L’obscurité était impénétrable ; noire et furibonde, la masse d’eau roulait avec un ronflement sourd ; pas une étoile dans l’abîme du ciel, pas un contour stable, rien que les flots écumeux, les ténèbres et la nuit sinistre. Les heures se suivaient. La tempête augmentait d’intensité. Un vacarme indescriptible remplissait l’air. Le tourbillon affolant lançait les navires de tous les côtés, qui aussitôt redressés et alignés avançaient hautains dans la rafale, avançaient indomptables, battus par la puissance aveugle et irraisonnée, par la force ivre et en délire. Hirosze conduisait l’expédition avec une sûreté intrépide, échangeant quelques paroles avec le pilote, donnant des ordres dans les porte-voix aux chauffeurs, vérifiant le sextant, lançant parfois des signaux qui déclaraient l’air, puis se mettant sur l’avant, les yeux fixés avec avidité dans l’espace où les ténèbres devenaient impénétrables. Et soudain son cœur, enfermé dans la puissance sévère du devoir, tressaillit... De son âme grande ouverte, des souvenirs rayonnants, des souvenirs de son existence entière jaillirent. Du fond de sa mémoire, un défilé lumineux et enchanteur de jours oubliés s’éleva, enfanté par le nuage rose de la rêverie et le berçant avec tendresse, le conduisait dans le bosquet fleuri du doux bonheur humain, lui chanta l’hymne de la vie. Une mélancolie lui serra le cœur. « Plus jamais ! plus jamais ! plus jamais ! » gémit en lui une plainte sauvage et lamentable. Cent griffes de fer lui poignaient les entrailles... il s’élança, affolé, prêt à rouler dans la tempête, à se cramponner aux vents, à fuir cette tombe ouverte... à rentrer dans la vie... Il s’arrêta... promenant autour de lui des regards épouvantés, car la voix forte et sévère de sa mère retentit en lui : « Je suis heureuse de t’avoir mis au monde, parce que je puis maintenant te rendre à la patrie. Sois fier de pouvoir mourir pour elle... » C’étaient ses paroles d’adieu !
Il s’en souvint et les sentit dans son cœur comme une inextinguible flamme ; il se redressa et murmura humblement : « Je mourrai, ma mère ! Je mourrai... » Il se cambra fièrement et repoussa avec mépris un moment de faiblesse, redevint le chef intrépide, la fatalité froide et inexorable, prête à fondre sur l’ennemi. Il était plus de minuit quand les torpilleurs s’avancèrent rapidement et filèrent en reconnaissance. Ils avaient encore quelques heures devant eux. Toutes les ouvertures étaient déjà soigneusement bouchées pour ne laisser échapper la moindre clarté ; les cheminées même étaient recouvertes de capuchons qui emprisonnaient la lumière ; les hommes, accrochés aux haubans et aux bastingages des tourelles, immobiles dans l’attente, fixaient des regards inquiets dans les ténèbres.
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La tempête se calmait ; les bras de l’orage en délire frappaient plus faiblement, plus lentement. Et les heures de l’attente se prolongeaient.
Ces derniers instants semblaient être des siècles, se traînaient avec lenteur et pesanteur, comme s’ils ne devaient jamais finir. Dans l’équipage, l’énervement augmentait d’heure en heure : sur chaque navire des yeux ardents erraient avec inquiétude dans l’impénétrable brume nocturne, et tous attendaient avec angoisse cet instant suprême, l’instant du combat. On comptait les minutes, on comptait les secondes, on comptait même les tours de l’hélice qui ronflait dans les profondeurs... Rien que le vide et la nuit...
Kataoka, très calme, se tenait près du gouvernail, et Hirosze, arpentant le pont, veillait sur tous et pensait : « Voilà la mort implacable qui s’avance doucement, imperceptiblement... » Il était prêt. Sans crainte ni regrets, il tenait son âme prisonnière d’une volonté de fer. Il savait qu’il allait mourir, et comme un tigre, il se ramassait pour le bond suprême. Un instant encore, et il s’élancera dans un combat acharné, dans un combat implacable... Puisque la patrie les envoyait à la mort, ils devaient donc mourir tous, jusqu’au dernier... Que ta volonté soit bénie, ô Japon ! bénie et sacrée !
Il songeait, regardant aux alentours, comme par-dessus la brume de l’infini, car il sentait que ce vent léger murmurait quelque chose, que les flots l’appelaient, que l’éternité l’enveloppait avec tendresse, que la nuit le baisait de ses lèvres froides, le serrait, le berçait et lui dévoilait l’inconnu... « Qu’est-ce que l’homme ? pensait-il, c’est une vague qui monte du fond pour un instant et disparaît pour toujours. Qui se rappellera qu’elle a été ? La mer est éternelle, le Japon immortel ! Quant à moi, j’existe et je disparaîtrai, et c’est à peine si je serai une ombre, pareille à celle que les arbres projettent à l’heure du couchant... » Une douceur singulière l’enveloppait, la douceur du prochain repos éternel...
« Et qui sait ? » Le peu d’espoir vivant encore sanglota dans son cœur et disparut. Un faible signal traversa l’air. Il bondit vers l’avant du bâtiment : une lueur pâle, qui ressemblait à une tache dorée et diffuse, apparaissait à l’horizon. Les navires ralentirent leur marche. Sur les ponts, on travaillait fébrilement aux derniers préparatifs.
On ajustait les mitrailleuses, on chargeait les fusils. Silencieusement tournaient les affûts énormes, aucun monte-charge ne grinçait, aucune chaîne ne sonnait et les hommes eux-mêmes s’agitaient sans bruit comme des ombres. Une joie immense gonflait les cœurs, on sentait passer un souffle héroïque et brûlant. Mais la lueur lointaine et pâle approchait toujours, se balançant sur les flots comme un œil attentif et vigilant. Les torpilleurs revinrent, annonçant qu’aucun bateau n’était en vue sur la rade extérieure.
Ils avancèrent de plus en plus lentement, rampant sur les flots comme des loups, la respiration arrêtée et les griffes tendues.
Les hommes étaient silencieux. Il était cinq heures du matin. De nouveau la mer s’agita furieuse ; un vent froid venait en sifflant des rivages encore invisibles, lançant avec fracas contre les navires des vagues courtes et hautes et couvrant la mer d’une écume blanche comme la neige. Un brouillard laiteux et épais s’étendait.
— C’est le projecteur sur la queue du Tigre, murmura Hirosze. La lumière nous atteindra dans une vingtaine de minutes... Nous attaquerons de côté à l’abri des rochers, car tous les abords sont éclairés...
— La tombe ouverte nous attend. Les flambeaux sont déjà allumés, dit tout doucement Kataoka. C’est là que nous mourrons, c’est là.
— Mais au moins nous leur emplirons le gosier jusqu’à les étouffer !
Au-dessus d’eux passèrent très haut quelques filets de lumière étincelante.
— Un nouveau projecteur ! Dans un instant nous serons découverts !
Une poignée de main brève, un regard profond et ils se séparaient rapidement. On voyait déjà, à l’œil nu, deux projecteurs puissants. Les rayons de lumière tournoyaient comme les ailes d’un moulin gigantesque. Les éclairs incessants, qui semblaient chercher avec rancune dans l’espace infini, élargissaient de plus en plus leur cercle et coupaient la nuit comme avec des lames tranchantes.
Le rivage n’était plus loin, la mer furieuse et tenace frappait les rochers, secouant l’air d’un rugissement sourd, le vent soufflait rageusement et les contours sombres et tortueux des collines s’accentuaient de plus en plus. Port-Arthur, semblable à un monstre noir étendu, veillant au milieu des eaux houleuses, promenait tout autour de lui ses projecteurs, yeux ensanglantés ; des montagnes escarpées le cerclaient d’un anneau infranchissable dans lequel se trouvait un seul passage étroit, conduisant dans l’intérieur de la rade. Les bateaux se jetèrent un peu de côté vers le rivage ; évitant toujours d’être découverts, ils avançaient en une longue file, droit vers le noir chenal. Sur les ponts, tous étaient rassemblés : prêts, silencieux, intrépides. Dans le silence mortel de l’attente, les instants longs et interminables passaient.
Encore mille mètres... Enlevés... emportés brusquement dans le gouffre... ils volent comme des oiseaux énormes ; tous les cœurs battent à l’unisson des machines, et se crispent de douleur. Une souffrance muette trouble le regard et durcit l’âme... Encore six cents mètres... Les pensées sont un tourbillon d’éclairs... de frissons... de terreurs... peut-être auront-ils le temps... Ô nuit, dure... dure encore... Pourvu qu’ils aient le temps d’arriver à ce passage... Pourvu qu’ils l’obstruent de leurs corps...
— Plus vite ! Plus vite ! Aux machines !
Ils n’ont plus de forces, plus d’haleine... leurs yeux s’obscurcissent... Une pluie froide et drue couvre les corps d’un manteau glacé... Les jets d’écume flagellent les visages... le vent souffle... les cheveux se dressent... Encore cinq cents mètres... Les baïonnettes tremblent dans les mains crispées... les yeux hagards restent fixés sur les rochers blancs... déjà on aperçoit des lumières, des maisons... Tout tourne... tremble... chancelle...
Encore quatre cents mètres... Des milliers de soleils tournaient au-dessus des têtes... La mer est en flammes... Ils tombent dans un abîme de feu... Tout à coup, de toutes les collines jaillissent, suivis d’un éclat formidable, des flots de lumière. Hirosze, d’une pâleur mortelle, mais calme comme un dieu, s’écrie :
— Japonais ! Que chacun remplisse son devoir !
— Banzaï ! En avant ! le cri retentit et mourut aussitôt.
Et le dernier moment arriva... Hirosze, hors des rangs, calme et implacable, les jetait tous dans la gueule de la mort... Les brûlots[1] avançaient rapidement, comme des lions en colère...
Mais la mort veillait. On les aperçut... Une lumière sanglante jaillit, une détonation terrible éclata, une grêle de balles siffla... une centaine de projecteurs électriques les inonda d’un déluge de rayons et des torpilleurs, longs, noirs, pareils à des reptiles, s’élancèrent à leur rencontre. Le premier brûlot étincelle dans la lumière, se jette vers l’entrée, comme porté sur les flots, mais salué d’un ouragan de balles, pivote sur lui-même, gronde de tous ses canons, se cabre comme un cheval et plonge dans la mer obliquement. Sortant des ombres, les autres s’élancent comme un troupeau de monstres affolés dans l’avalanche de flammes et de fer qui se déchaîne soudain au-dessus d’eux.
La terre tremble, les vagues hurlent, se débattent comme des bêtes épouvantées, les éclairs continuels déchirent les ténèbres. Sur toutes les collines grondent les canons, et les mitrailleuses lancent une grêle épaisse et mortelle de projectiles. Le grondement foudroyant des obus lancés par les assiégés éclate avec un grésillement et un sifflement sauvage et décrivent des demi-cercles, comme des arcs d’airain. Un bruit formidable déchire l’air et les boulets font explosion dans les profondeurs des eaux, transformant la mer en un volcan... Mais les brûlots, couverts de fer et de feu, frappés par le déluge des obus, déchirés par les shrapnells, avancent toujours avec le joyeux claquement des pavillons sur les mâts, avancent intrépides, irrésistibles... Les passerelles s’écroulent, les cheminées et les mâts s’effondrent, les coques se fendent, l’eau pénètre par les brèches, l’incendie enveloppe les ponts, les soutes font explosion. Mais sous le pavillon hautain du soleil levant, les hommes luttent jusqu’au dernier souffle, et intrépides, insensés, aveuglés par la fumée, couverts de sang et de blessures, criblés de coups, balayés par l’effroyable tempête de boulets, enveloppés d’un nuage de fumée et de flammes, ils s’engloutissent dans l’abîme avec un cri de folie héroïque et de triomphe. Et Hirosze, comme un dieu caché dans les ténèbres, et comme un dieu inexorable, les envoie toujours à la mort. De temps en temps paraissent des signaux et un nouveau brûlot se détache de l’ombre...
Il s’élance avec un cri dans la tempête déchaînée et, couvert d’un nuage de flammes, il va mourir, là où sa tombe est ouverte ! Et l’un après l’autre, comme « les pierres jetées sur le rempart par la main de Dieu », s’écroulent dans le fond de la mer les navires et les hommes.
L’un après l’autre, ils meurent joyeusement pour la patrie lointaine, l’un après l’autre, ils tombent, — masse héroïque, — s’écroulent dans le gouffre avec la majesté grandiose du dévouement et du devoir...
L’aube naissait, le ciel s’éclaircissait, annonçant une journée triste et lourde, le brouillard venu des rivages noya peu à peu la mer, les collines, les bateaux. Tout disparut dans la brume. La bataille ne relâchait pas un instant. Toutes les batteries s’activaient, des centaines de canons tonnaient, des milliers de balles passaient en sifflant, des milliers d’éclairs transperçaient l’air de leurs prunelles sanglantes.
On tirait de tous les forts, de dessus tous les remparts, on tirait toujours, on tirait sans interruption, avec une monotonie effroyable. Le grondement des canons, les éclats des projectiles, le fracas déchirant des shrapnells dans les airs, le mugissement de la mer en furie et le hurlement du vent s’unissaient en un hymne effrayant et plaintif, qui accompagnait les brûlots à la mort...
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Sept déjà gisaient dans le fond de l’étroit passage. Le huitième prolongeait son agonie déchiré par les balles, quand Hirosze cria à la barre : « C’est à nous, maintenant ! »
Les vis grincent, le brûlot glisse doucement, les chaînes gémissent...
Des foudres jaillissent avec furie de la forteresse et une averse d’éclairs déchire la brume...
Les derniers brûlots surgissent soudain dans l’espace lumineux et bondissent vers le passage de toute la force de leurs moteurs...
— Banzaï ! Banzaï ! crient les hommes, emportés comme le vent.
Hirosze, debout sur la passerelle du capitaine, est calme et froid. Une multitude de bateaux lui barre la route d’une muraille noire et luisante. Les trompettes donnent le signal :
— Feu !
Les charges éclatent, les poutrelles des ponts grincent... les épaves nagent sur les flots... Des cris inhumains percent dans le grondement et le fracas... Mais les brûlots filent avec une vitesse vertigineuse, écrasant tout sur leur passage... Ils filent vers la mort et la victoire. Le combat devient une frénésie... Les hommes, fauchés comme des arbres coupés, croulent sur des masses encore palpitantes. ils croulent dans la mer, comme des pierres, se tordent dans des mares de sang, sur des amas de corps affreusement mutilés, mais aveuglés par la fumée, ivres de tuerie, ils luttent jusqu’au dernier soupir, ils luttent en délire... maintenus simplement par leur frénésie... Même les gravement blessés, même les mourants rampent parmi les débris sanglants, tirent encore et lancent des obus contre les torpilleurs qui tourbillonnent ainsi qu’un troupeau de monstres affamés...
Le signal des trompettes se tait... les canons démolis se calment... mais les brûlots avancent toujours. Ils faiblissent, ils se penchent, tressaillent d’une secousse d’agonie. Ils ne sont plus que des cadavres déchirés, nus, piétinés, sans ponts, sans canons, sans cheminées, sans bords, couverts de blessures mortelles, de sang, de gémissements, d’un effroi indescriptible, d’une folie sacrée... Ils filent de la dernière force des moteurs agonisants et des hommes à moitié massacrés. Le dernier moment arrivait.
Hirosze ne symbolisait plus que la force inexorable. « Plus vite ! plus vite ! » criait-il parfois dans les porte-voix aux chauffeurs qui faiblissaient... Lui, il vivait encore, il luttait... il ordonnait... il tuait... mais un souffle surnaturel l’élevait déjà au-dessus de tout et le plongeait dans le néant... Il vivait encore... Quelque chose de paisible lui noya le cœur... Dans ses yeux, fixés dans la fumée et le feu, s’évoqua la vision de choses jusqu’alors incomprises, et sur ses lèvres fleurit le sourire doux de la bienvenue... Il chancela comme une ombre qui se perd dans l’infini... Immobile au milieu des obus qui tombaient, il veillait à tout, et bien que le sang inondât son visage, il aperçut la dernière limite et fit signe aux mécaniciens... Brusquement, les brûlots se dressèrent et, comme des cadavres dans une tombe ouverte, retombèrent dans l’eau.
— Soupape !
Son dernier ordre éclata. Il était inutile de nager. Les brûlots sombraient lentement et doucement dans le gouffre houleux et s’enfonçaient dans l’eau avec la majesté solennelle de la mort... La mer pénétrait en sifflant à travers les bords déchirés, les vagues passaient par-dessus la coque... les épaves se noyaient... déjà surnageaient les morts et les blessés... La mort avait terminé sa moisson impitoyable. Sur le pont du dernier navire, sous le pavillon étincelant et déchiré, une poignée de survivants se blottissaient... Ils sombraient toujours et les balles qui pleuvaient anéantissaient cette faible toile d’araignée sur laquelle ils étaient suspendus... À chaque instant quelqu’un lâchait la vergue, se débattant contre les cordages et, comme un oiseau frappé à mort, tombait... Hirosze, seul, malgré ses blessures, se tenait debout avec ce qui lui restait de forces et de voix, et il criait encore :
— Banzaï ! Banzaï !
Le sifflement ininterrompu des balles, l’éclat des obus, le bruit des flots lui répondaient... Une journée claire se levait...
Mais lui sombrait doucement... L’eau lui envahit les jambes... il se réfugie plus haut sur le mât, s’enroule dans les lambeaux du pavillon... Mais l’eau remonte toujours, impitoyable... elle atteint le milieu du corps... elle arrive à la poitrine... lui crache au visage... s’élève jusqu’à ses épaules... lui lèche le cou... d’un baiser glacé et amer... touche ses lèvres... met sur ses yeux sa caresse funèbre et lui murmure une mélodie... la mélodie apaisante de l’oubli...
D’un dernier effort surhumain, il s’élève un peu, s’arrache pour un instant de l’étreinte de la mort et tourne son visage là-bas, vers le Levant où naissait l’aube rosée au-dessus des vagues furieuses... Il regarde avec extase cette face lumineuse et sacrée comme une face divine et miséricordieuse... Ses paupières battirent sur ses yeux étincelants de bonheur et de gratitude, et d’un vol suprême ses pensées s’en allèrent dans l’infini... Les vagues dressées le saisirent dans le gouffre, l’emportant sur leurs crêtes verdâtres, vers le soleil... vers la patrie lointaine... Tout était fini...
Et tous moururent sur leurs brûlots, tous jusqu’au dernier...
Ave Patria !
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 22 octobre 2013.
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[1] Navires incendiaires. Les Japonais en firent usage lors de la guerre contre la Russie, en 1904-1905. (Note de la BRS)