LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 ÉTUDES

 

 

Alfred Rambaud

1842 – 1905

 

 

 

 

UN FUTUR EMPEREUR DE RUSSIE
EN EXTRÊME-ORIENT

 

 

 

 

1899

 

 

 

 

 

Article paru dans La Revue politique et littéraire, 4e série, t. XI, 1899.

 

 

 

 

 

 

 


Le prince E. E. Oukhtomsky. Voyage en Orient de S. A. I. le Césarévitch (S. M. Nicolas II). Traduction de M. Louis Léger. Préfaces de MM. A. Leroy-Beaulieu et Louis Léger. Illustré de 300 compositions de N. N. Karazine ; 2 vol. grand in-4°. Paris, Delagrave, 1893 et 1898.

 

 

Dans les années 1890 et 1891 le Césarévitch Nicolas Alexandrovitch, aujourd’hui l’empereur Nicolas II, embarqué sur le Souvenir-de-l’Azof, — un des vaisseaux russes qu’ont si souvent salués depuis les canons de nos flottes et de nos ports de guerre, — a visité la Grèce, l’Égypte, l’Indoustan, l’Indo-Chine, la Chine, le Japon. Il ne s’est pas borné à en explorer les côtes : il a pénétré, parfois fort avant, dans ces pays que nous rendent vénérables tant de siècles d’histoire accumulés et tant de monuments merveilleux ou étranges. Son voyage du retour par la voie de terre lui a fait parcourir l’immensité de son empire sibérien, où la construction alors commencée du plus long railway du globe commençait à faire lever, sur un chaos de races et de langues, un radieux avenir de prospérité et de puissance.

Sur terre et sur mer, sur notre vieille Méditerranée des âges classiques, sur les océans les plus récemment ouverts à l’activité européenne, sur l’océan Indien et sur le Pacifique aux formidables ouragans, il a vu des portions d’humanité que les yeux d’aucun empereur de Russie n’avaient contemplées avant lui.

Le premier tsar qui se soit risqué sur une mer fut Pierre le Grand, et cette démarche, que ses sujets considérèrent comme un acte de surhumaine audace, détermina dans l’imagination moscovite la profonde secousse et le prodigieux ébranlement dont est née la Russie européenne. Un jour que le « tsar-géant » fut assailli sur les côtes de Hollande par une effroyable tempête, il rassura d’un mot épique ses compagnons terrifiés : « Avez-vous jamais vu un tsar de Moscou se noyer dans la mer du Nord ? » Le mot dut revenir souvent à la pensée du Césarévitch Nicolas devant les rébellions des mers de Chine et du Japon. Il est le premier empereur de Russie qui ait affronté les colères de l’océan Pacifique.

On aimerait à connaître quelles impressions laissèrent dans l’esprit d’un prince de vingt-deux ans, dont la première éducation s’achevait à peine et chez qui veillait déjà la conscience des grands devoirs de l’avenir, les spectacles que lui offrirent la Grèce avec ses ruines sacrées pour l’humanité tout entière, l’Égypte avec ses hypogées que hantent encore les ombres des Pharaons, l’Indoustan avec sa nature et ses religions également écrasantes pour l’être humain ; la Chine, la plus prodigieuse fourmilière d’hommes qui soit sur le globe ; le Japon, où les institutions parlementaires font un ménage si étrange avec la théocratie royale et le féodalisme intransigeant. On voudrait savoir, de l’auguste voyageur lui-même, quelles réflexions lui inspirèrent tant de contrastes entre les races, entre les mœurs, entre les religions, entre les gouvernements de cette humanité entrevue à toutes les étapes de son évolution depuis la sauvagerie primitive jusqu’aux civilisations épuisées d’avoir trop duré et d’avoir trop raffiné. Que l’humanité soit à la fois si vieille et si jeune, que tant de couches successives de nations et de royautés, de croyances et d’idoles aient mêlé leurs poussières, et que tant de peuplades, sur le Nil, sur le Gange, sur le Yang-tsé-Kiang, sur l’Amour ou l’Iénisséi en soient encore aux rudiments d’où les Pharaons, et les Maharadjas fils du Soleil, et les empereurs fils du Ciel firent sortir les premiers germes de civilisations quarante ou soixante fois séculaires ; que le bipède humain ait cru à tant de superstitions, de religions, de philosophies, qu’il ait adoré tant de dieux, grossiers fétiches ou sublimisés dans l’invisible ; qu’il ait subi tant de dynasties éphémères ou durables, tant de castes de sorciers, de prêtres ou de guerriers ; qu’il se soit gouverné par tant de morales si différentes, sauvages jusqu’à consacrer les pires atrocités ou perfectionnées jusqu’à la mansuétude du Bouddha ou de Confucius, — quelles merveilleuses leçons de choses, pour un impérial adolescent, hier simple écolier, bientôt appelé à régner sur le plus vaste empire du monde ! Quels enseignements de philosophie indulgente et de large tolérance ! Et pour un futur empereur de Russie, quel Nesselrode ou quel Gortchakof blanchis sous le harnais diplomatique auraient pu l’informer avec tant de précision sur les intérêts rivaux des grandes nations européennes dans les pays de la petite Méditerranée et dans l’immense Asie, sur les raisons de leur puissance ou de leurs faiblesses, sur la durée probable de leurs empires exotiques, sur l’art de gouverner les nations les plus réfractaires aux idées européennes de gouvernement. Qui donc, parmi les chefs d’État de l’Europe ou des Amériques, a pu recevoir, de la vision directe des réalités, cette lumineuse éducation ? Et quel fruit peut-on en espérer pour les peuples dont le peuple du Souvenir-de-l’Azof était destiné à être le souverain maître ?

Le Voyage en Orient ne nous apporte pas les impressions personnelles du principal voyageur. L’héritier d’un trône, tenu à de si délicates et si hautes convenances, n’aurait pu livrer au public ses jugements sur les hommes et les gouvernements de la moitié de l’humanité.

La rédaction est l’œuvre d’un de ses compagnons de route, le prince Esper Oukhtomsky, dont les appréciations empruntent une haute valeur à sa situation dans la société, dans la littérature et dans l’État russes, à la confiance du souverain qui le plaça auprès de son fils, à l’expérience qu’il avait déjà des hommes et des choses de l’Orient. C’est lui qui, depuis, fut chargé d’accompagner le vice-roi Li-Hung-Tchang pendant le séjour de celui-ci à Pétersbourg. Il eut un rôle important dans les négociations qui assurèrent à la Russie la faculté de faire passer à travers la Mandchourie un embranchement du Transsibérien. Il est le président de la banque russo-chinoise fondée à Pétersbourg pour faciliter les relations commerciales entre les deux empires et qui, grâce à la garantie russe accordée au récent emprunt chinois, fait de la Chine un client financier de la Russie.

Le prince Oukhtomsky tient à ce qu’on sache que ce journal de voyage, malgré le luxe apporté à sa publication, n’a le caractère ni officiel, ni même officieux. Il est son œuvre personnelle. Rien qu’à ce titre, le livre reste infiniment curieux, car le prince Oukhtomsky personnifie un ensemble d’idées morales, religieuses et politiques, qui sont celles d’une grande partie de l’intelligence russe et, plus ou moins conscientes, de l’immense majorité du peuple russe.

La Russie, depuis ses débuts dans la grande histoire, est toujours apparue au monde avec une face tournée vers l’Europe et la politique européenne, une face tournée vers l’Asie et la politique asiatique. Elle est née double, en quelque sorte, par sa constitution ethnographique, slave-européenne et ouralo-asiatique ; elle a été façonnée double par les éléments de civilisation romaine qui lui sont venus d’abord de Byzance, puis de notre Occident, et par les fatalités historiques qui d’abord l’ont asservie aux hordes d’Asie, puis ont fait d’elle leur dominatrice.

Le rôle européen de la Russie, c’est celui qui a fait le plus de bruit dans nos propres annales et qui en a ensanglanté tant de pages glorieuses ou tragiques ; le rôle asiatique de la Russie a eu moins de retentissement en France ; il s’est manifesté surtout par les inquiétudes qui, tour à tour, agitèrent Londres, Téhéran, Pékin ou Tokio. Parfois semble chômer la politique européenne de la Russie et alors elle dit qu’elle « se recueille » ; mais sa politique asiatique ne chôme jamais, et chaque édition de la carte d’Asie nous montre de nouvelles provinces s’ajoutant à la Sibérie primitive d’Ivan le Terrible, et les couleurs de l’Empire s’étendant sans cesse comme de grandes taches d’huile sur les royaumes qui furent autrefois des khanats tatars, sur des territoires ottomans, persans, afghans, thibétains, chinois, coréens. Cette immense domination asiatique, qui s’étend de l’Oural au Pacifique, sur quinze cents lieues de largeur, pèse déjà d’un poids énorme, du Nord au Sud, du pôle vers les tropiques, sur cinq ou six grandes agglomérations humaines, l’empire ottoman d’Asie, l’empire persan, l’empire anglo-indien, l’empire chinois, l’empire japonais. C’est un agent historique d’une puissance énorme et qui actionne et émeut près de neuf cent millions d’hommes.

Il y a pour la Russie une question d’Asie et d’Extrême-Orient auprès de laquelle la classique question d’Orient, qui a fait couler tant d’encre dans les chancelleries européennes et parfois tant de sang sur les champs de bataille, tend à n’être plus qu’une amusette de diplomates. Dans les affaires de notre Occident, la Russie agit en puissance européenne, obéit à des mobiles et à des points d’honneur de nature européenne, se posant en protagoniste des nations slaves, en protectrice de la religion grecque orthodoxe, en champion de l’équilibre européen entendu à sa façon ; elle tient à garder son rang parmi les cinq ou six nations, pentarchie ou hexarchie, qui règlent les destinées de l’Occident ; mais ce n’est pas de ce côté qu’elle a fait ses plus larges acquisitions ni les plus fructueuses ; c’est seulement de ce côté qu’elle les a payées le plus cher.

Le jour est venu, à peine entrevu par Pierre le Grand, Catherine II, Alexandre et Nicolas Ier, où ses acquisitions d’Asie, qui ont fait si peu de bruit et coûté si peu de sang, se révèlent à la Russie comme les plus réellement importantes pour sa grandeur future, où la domination sur le Pacifique lui apparaît, pour sa mission dans l’histoire universelle, plus précieuse que la domination sur ces lacs qu’on appelle la mer Baltique ou la mer Noire et qui sont des mers fermées. De la Vistule au Pacifique s’étend un empire auprès duquel les plus grandes créations de l’histoire européenne, l’empire romain, l’empire de Charlemagne, l’empire de Charles-Quint, l’empire napoléonien, feraient figure de puissances de second ordre. Il agit sur les autres agglomérations humaines avec la double puissance que lui donne un principe asiatique, l’autocratie, et toutes les ressources de la civilisation européenne mises au service de l’autocratie.

Naguère encore la Russie se piquait avant tout d’être européenne et de ne rester étrangère à aucun des raffinements de l’Occident ; l’épithète d’asiatique l’affectait comme une invention malveillante de ses envieux. Aujourd’hui il se rencontre, même dans son aristocratie jadis cosmopolite, même dans son élite intellectuelle, des hommes qui acceptent cette épithète et s’en parent orgueilleusement. Sans renoncer au bénéfice de l’européanisme, ils veulent être, résolument, des « Orientaux ».

Le prince Oukhtomsky est de ceux-là. Dans un article de la Gazette (russe) de Pétersbourg, en 1896, il arborait cette profession de foi : « La mission de la Russie, vis-à-vis du monde entier, lui impose le devoir de présenter à l’humanité le type d’un État chrétien,... d’un État qui, en cherchant le royaume de Dieu, obtiendrait encore par surcroît le reste. » Le reste, c’est la domination de l’Orient. « Réveillé d’un long sommeil, l’Orient est appelé à constater, d’une part, combien il est étranger à l’Europe fin de siècle, d’autre part, quels liens intimes le rattachent à cette jeune, saine, originale Russie, dont la glorieuse personnification, dont le symbole aimé est le souverain autocrate, le tsar blanc. »

Ainsi, vis-à-vis de l’Europe, la Russie doit se présenter avec son originalité propre, c’est-à-dire avec l’État chrétien et avec l’autocratie, « sous peine de ne figurer que comme un hôte attardé, inutile dans la famille des peuples européens ». Vis-à-vis de l’Orient, elle doit se présenter avec ces formes simplistes dont la simplicité même répond à la psychologie des peuples asiatiques ; avec la religion, qui attire à elle les autres religions par ce qu’elles ont de commun avec elle, tandis que la libre pensée et le scepticisme d’Occident répugnent à toutes également ; avec la monarchie autocrate et de droit divin, dont l’idéal est l’idéal même de tous ces peuples ; avec toutes les affinités de race, qui font de la Russie du Volga un prolongement ethnographique de l’Asie turko-finnoise ; avec les parités dans la manière de vivre qui est la même dans les steppes d’Europe comme dans les steppes de l’Asie ; avec ces mœurs rudes et primitives, ces habitudes de longue et tenace patience, de tolérance nonchalante, avec ces organisations patriarcales et souples, qui conviennent aux Russes, émigrés d’Asie en Europe, comme aux Asiatiques russisés ; avec cette facilité prodigieuse d’assimilation qui distingue les sujets du tsar blanc entre tous les peuples européens. Le prince Oukhtomsky estime que « le temps est venu pour les Russes de se faire quelques idées sur l’héritage que leur ont laissé les Tchinghiz-Khan et les Tamerlan ». Il ajoute carrément : « L’exemple de ces conquérants ne nous est pas inutile. » À ses yeux l’Orient n’appartiendra ni (quelques ménagements qu’il veuille bien garder vis-à-vis de nous autres les Français) aux Latins, ni aux Anglo-Saxons figés dans leur orgueil exclusif, leur mépris des races qualifiées par eux d’inférieures, leurs préjugés de race et de peau.

Ces théories, l’auteur du Voyage en Orient les professait déjà avant de s’embarquer sur le Souvenir-de-l’Azof : ce qu’il a vu depuis n’a fait que les lui confirmer.

J’aurais plaisir à le suivre dans ses descriptions pittoresques des temples, des hypogées, des pagodes, des rues grouillantes de multitudes brunes ou jaunes, des charniers où les Parsis de Bombay donnent leurs défunts à dévorer aux vautours, du Gange charriant dans ses eaux rédemptrices les cadavres pieusement enveloppés du linceul, des courtisanes sacrées et des amazones royales, des villes flottantes de la Chine, du Japon en crise de transformation à l’européenne, — car il y a dans ces deux volumes des pages étincelantes, et, à lire le prince Oukhtomsky, on est forcé de se souvenir que ses débuts dans la vie furent ceux d’un poète.

J’estime plus intéressant de suivre l’homme politique et de voir sa pensée russe, son idéal russe, subissant le contact des réalités et s’exaltant à ce contact.

Dès qu’il a mis le pied dans l’Indoustan, il prend note de ce fait que les articles qu’on écrit à Londres, en exagérant les forces militaires de la Russie et ses projets de conquête sur l’Indoustan, dans le dessein d’agir sur le parlement de Westminster et d’en obtenir des crédits plus considérables, sont reproduits dans la presse anglo-indienne et qu’ils produisent de tout autres résultats. Grâce à eux, la Russie est connue dans l’Indoustan ; elle y apparaît avec une puissance irrésistible, qui fait rêver bien des cerveaux. Les Russes y sont « populaires ». Mais y sont-ils aimés ? y sont-ils « attendus » ? L’auteur n’ose se prononcer : la psychologie des Asiatiques est si particulière et si impénétrable ! « Quels secrets recèle l’âme de ces Orientaux ? Ne souffrent-ils pas du régime qu’on leur inflige, d’une tutelle rigoureuse et systématique, de la disparition des antiques institutions qui leur étaient si chères ? Qui le dira ? qui peut le deviner ? » Et pourtant le Russe n’est-il pas fait, mieux que tout autre Européen, pour comprendre ce qui se passe dans l’âme de ces multitudes au teint basané, à demi nues, aux fronts tatoués en l’honneur du dieu Siva ou du dieu Vichnou ?

Sans doute elles sont étrangères à l’Occident ; « mais, nous autres Russes, nous sommes plus près d’elles ; nous comprenons mieux leurs coutumes simples et patriarcales ; un coup d’œil nous suffit pour constater leur profonde ressemblance avec nos moujiks. Leurs traits, la couleur de leurs vêtements, une foule de détails, chez certains d’entre eux, nous rappellent nos compatriotes... L’Asie ! nous en avons fait partie de tout temps, nous avons vécu de sa vie et de ses intérêts ; notre position géographique nous a fatalement destinés à être à la tête des forces rudimentaires de l’Orient. C’est par nous seuls et avec nous seuls que l’Orient a pu arriver par degrés à la conscience de son être, à une vie supérieure... L’étranger qui veut saisir la vie et la nature de l’Inde n’est généralement pas en état d’y réussir, — le Parisien surtout. » Inutile de relever certaines exagérations, certains partis pris : nous avons eu, sinon des Parisiens, du moins des Français qui s’appelèrent Dupleix, Bussy, etc., et qui semblent avoir compris quelque chose à l’Indoustan.

Malgré le splendide et somptueux accueil fait par les autorités anglo-indiennes à l’héritier du trône de Russie, celui-ci n’a pas visité Haïderabad, qui semblait devoir se rencontrer sur son itinéraire. Or, Haïderabad, la quatrième ville de l’Inde pour la population, est la capitale des États du Nizam, le plus puissant des vassaux de l’Angleterre, qui domine le centre même de l’Inde, qui règne sur dix millions d’hommes, possède un puissant trésor, commande à une armée de 45 000 hommes et à une nombreuse artillerie. Non seulement le Césarévitch n’est pas allé à Haïderabad, mais dans la partie des États du Nizam qu’il traversa, il ne vit pas le souverain. Les Anglais ont-ils craint de fatiguer leur hôte par une trop grande variété de spectacles ? Ont-ils tenu à éviter une rencontre entre le plus important de leurs protégés et le fils du tsar blanc, à éviter surtout le retentissement et les commentaires qui en résulteraient dans les populations de l’Inde ? Est-ce l’auguste voyageur qui a voulu montrer de la discrétion ? Le narrateur ne nous donne aucune explication. Il se borne à remarquer que « les rapports du Nizam avec la race dominante présentent, malgré leur loyauté apparente, d’étranges singularités : ainsi, naguère, on ne voulait ici pour instructeurs militaires que des Français ; on détestait les Anglais ; de telles antipathies ont généralement des racines profondes et ne s’oublient pas facilement. »

Passant à Cawnpour, près de ce puits tragique que le féroce Nana-Sahib, au début de la grande révolte de 1857, combla de cadavres de femmes et d’enfants, le prince Oukhtomsky se contente de dire que « l’acharnement de la lutte explique tout » et que d’ailleurs les Anglais ont, de sang-froid, fusillé les fils du Grand-Mogol et attaché des cipayes rebelles à la bouche des canons.

Étudiant de près le système de gouvernement établi par l’Angleterre dans l’Inde, les libertés d’essence européenne qu’ils concèdent aux indigènes en échange de certaines libertés religieuses qui leur tenaient plus au cœur (comme de faire monter les veuves sur le bûcher ou d’immoler dans les bois des victimes humaines), le narrateur voit la liberté de la presse dégénérer bien vite en violentes attaques contre le gouvernement, la liberté de réunion aboutir à des congrès de 6 000 délégués. Sa pensée favorite se fait jour sous une forme nouvelle : « Évidemment l’histoire réserve en Orient des problèmes fort complexes aux États occidentaux qui ne sont pas, comme nous, chez eux en Asie. » On ne peut dire qu’il soit très bienveillant pour les Anglais : rappelant quelque violence commise par leurs soldats contre un indigène, il accuse l’Angleterre de compter pour rien la vie des « noirs », de saigner l’Inde à blanc et d’en faire sortir un milliard par an. Il assure que les symptômes de sourd mécontentement dans les populations mériteraient d’attirer l’attention de la Grande-Bretagne plus sérieusement que les prétendus desseins d’agression prêtés aux Russes par ses journaux. « Elle s’occupe trop de notre politique en Orient : il est temps pour nous d’y proférer plus souvent et sérieusement un quos ego ! »

En résumé, on voit qu’il juge médiocrement habile, durement oppressif en dépit des meilleures intentions, le gouvernement des Anglais dans l’Indoustan. À ses yeux le gouvernement du tsar blanc serait meilleur à ces populations asiatiques. Mais, pour sûr, il ne conseillerait pas au tsar de leur concéder ni la liberté de la presse, ni la liberté de réunion.

Débarqué en Indo-Chine, il fait remarquer que le roi de Siam n’a pas à se louer de ses voisins d’Europe. Tous ces Européens ne rêvent que de soumettre le Siam et de s’enrichir à ses dépens. Et, de nouveau, grand éloge de la politique russe : « Les peuples orientaux se font une autre idée de la Russie ; ils connaissent la puissance du tsar blanc ; ils connaissent notre respect de tous les peuples et de toutes les religions ; les Siamois sentent que nous n’en voulons ni à leur existence ni à leur indépendance nationale. » Les Anglais ont ici leur compte. Mais ne faut-il pas en prendre notre part ? Prenons notre part également de cette appréciation : « L’Occident fin de siècle célèbre le triomphe de son égoïsme ; faut-il s’étonner s’il existe un abîme sans cesse élargi entre les populations soumises et les colons germains et romans qui prennent, malgré elle, l’Asie en tutelle ? » Et naturellement revient le Leitmotiv : « Rien de pareil chez nous. »

Toutefois le narrateur fait une différence entre les Français et les Anglais. Il estime que sans la présence en Indo-Chine des Français, « redoutables dans une guerre continentale », le Siam aurait déjà été, comme le fut la Birmanie, victime des ambitions britanniques. Il nous donne des conseils qu’on peut estimer très sages : ne pas inquiéter les Siamois sur leur indépendance nationale, ne pas soulever d’inutiles incidents, donner confiance en notre absolu désintéressement : « Le jour où le gouvernement de Saigon proclamera cette politique, il s’assurera au loin une énorme popularité ; Siam aimera mieux recourir à l’appui d’une nation chevaleresque que de servir de jouet à la politique anglaise. »

Le prince Oukhtomsky loue chez les Français « l’art de savoir garder leurs conquêtes par la simplicité des moyens, l’affection et la confiance réciproque ». Par là, il nous assigne, dans la manière de gouverner les indigènes, une place d’honneur à côté des Russes. Il admire l’œuvre de la France dans notre déjà vieille colonie de Cochinchine, et tous les progrès réalisés dans l’Annam et le Tonkin. C’est avec plaisir qu’il constate le cordial accueil que le gouverneur général Piquet et l’amiral Besnard ont fait au Césarévitch, — la première fois que celui-ci ait mis le pied sur une terre française. Il glorifie nos officiers de marine, « ces chevaliers de la nouvelle France qui lui ont donné tout un empire dans l’Extrême-Orient, qui ont acquis à la science et à la culture des régions colossales, qui ont, au prix de leur sang, fait flotter le drapeau tricolore aux frontières du Céleste-Empire ».

Ses observations sur notre armée indigène, sur les petits soldats jaunes aux cheveux ramenés en chignon et coiffés du salako, méritent d’être notées. Il les croit en état de lutter contre les meilleures troupes indigènes de l’Indoustan. Il estime que la solde d’activité est trop élevée et qu’en revanche on n’a pas assez pourvu à leur sort pour le moment où ils quitteront les drapeaux ; ce qui oblige beaucoup d’entre eux à terminer leur carrière militaire dans les rangs des pirates. Il indique, comme pouvant renforcer utilement l’élément annamite, un recrutement de mercenaires chez des races plus guerrières, telles que les Birmans, les Tagals et les Japonais, qui nous composeraient une excellente légion étrangère asiatique.

De Saigon le Souvenir-de-l’Azof et les bateaux de guerre qui l’escortent transportent les voyageurs en terre chinoise : d’abord à Canton, puis à Nankin. Nous ne relèverons dans ces récits que la forte position prise dès lors (et elle n’avait pas encore occupé Port-Arthur) par la Russie dans le Céleste-Empire : de nombreuses maisons russes très prospères, des missions religieuses très influentes. Les autres nations européennes ne sont implantées en Chine que sur des points du littoral, n’agissent sur elle que par le dehors : la Russie et la France seules sont pour elle des voisins continentaux ; mais la frontière russo-chinoise est infiniment plus développée que la nôtre ; la première place dans les craintes et les respects du Fils du Ciel appartient donc sans conteste à la Russie.

On le voit bien aux détails de l’accueil fait au fils du tsar blanc : il est transporté dans une litière jaune, couleur sacrée, uniquement réservée à l’empereur et à l’impératrice mère ; les gouverneurs de province lui adressent des pièces de vers ; expressément en vue de sa visite on a refait les routes, réparé les monuments des cités ; des multitudes respectueuses se pressent sur son passage ; ce qu’est le fils du tsar blanc, qui peut mieux le comprendre que les sujets du Fils du Ciel ? Le même principe d’autocratie et de droit divin gouverne les deux monarchies. Loin que le narrateur soit choqué de cette comparaison entre son propre souverain et celui de la Chine, il y insiste avec complaisance. Et, de fait, les deux empereurs ne sont-ils pas au même titre les héritiers de l’empire mongol et de Tchinghiz-Khan ?

Dans une pagode de Canton, on voit quatre figures colossales de génies, les « rois des quatre points cardinaux ». Le prince Oukhtomsky croit savoir que le peuple adresse particulièrement ses hommages à celui qu’on appelle le Roi du Nord. Il voit dans ce fait un pressentiment d’avenir. C’est de légendes de cette nature qu’a longtemps vécu le chrétien de Byzance, qui, sous l’oppression turque, tournait aussi les regards vers l’homme blond qui viendrait du Nord.

De la Chine autocratique au Japon parlementaire grand est le contraste. L’accueil fait au Césarévitch est le même ; car pour le Japon aussi la Russie est le voisin le plus puissant ; et pour la Russie le Japon n’est point une quantité négligeable. Cette nation de jolis petits hommes et d’art si joli s’annonce déjà comme un redoutable instrument de politique et de guerre. Mais, en sa transformation et sa croissance si rapides, combien lui reste-t-il encore du passé ! Dans ce pays où il y a un parlement, des journaux, les modes d’Europe, des soldats portant l’uniforme d’Occident et armés des fusils les plus perfectionnés, des marins montant les bateaux du dernier modèle, des étudiantes émancipées qui rivalisent d’aspirations féministes avec les étudiantes russes de Zurich, il subsiste des coins de civilisation antique. L’autorité divine du Mikado, l’ancien roi-pontife, l’empereur constitutionnel d’aujourd’hui, reste intacte en dépit de la tribune, des journaux, de toutes les libertés, car tout cela, ce n’est que des octrois de sa volonté et que des émanations de sa toute-puissance. Sous les yeux des officiers japonais coiffés du képi, serrés dans le dohnan aux manches galonnées, défilent des cortèges de daïmios, de samouraïs aux armures de laque, maniant l’arc et la longue lance, aux masques de guerre hérissés de cornes et de crinières.

C’est ce vieux Japon, sourdement irrité contre tant d’innovations étrangères, qui s’est brusquement révélé dans le sauvage attentat commis sur la personne du Césarévitch par un samouraï en uniforme de gardien de la paix. Et alors les Japonais ont pu assister à un spectacle plus étrange que tous ceux qui avaient exaspéré le fanatisme de l’assassin : leur propre souverain, sortant de son palais inaccessible aux simples mortels, risquant sa personne sacrée sur les flots, posant ses pieds divins sur l’échelle du bord pour aller visiter sur le bateau étranger la victime de l’attentat et lui attester que la tragédie d’Otsou avait été « la plus grande douleur de sa vie »[1]. Rien ne montre mieux qu’une pareille démarche ce qu’est la Russie pour le Japon.

L’escadre russe vient d’aborder à Vladivostok, ce port de guerre sibérien au nom fatidique, « le Dominateur de l’Orient », un nom qui pourrait servir d’épigraphe à tout l’ouvrage du prince Oukhtomsky.

L’impérial voyageur va opérer son retour par la voie de terre, à travers ces provinces de l’Amour et de Transbaïkalie qui furent autrefois des provinces chinoises. Il parcourt ces tribus des Bouriates, des Tongouses, des Mandchous, des Mongols, tous descendants des hordes de Tchinghiz-Khan, tous aspirant à la nationalité russe, tous des Russes à l’état de devenir, qui associent déjà le culte de saint Nicolas à celui de leurs dieux et de leurs fétiches indigènes. Il inspecte les travaux du Transsibérien, qu’il a déjà préparés à Pétersbourg comme président du grand comité des chemins de fer de Sibérie. Le sol qu’il foule aux pieds, c’est la Russie de cette fin du XIXe siècle ; les contrées qu’il a visitées sur l’océan Indien et le Pacifique, ce sont peut-être les Russies du XXe et du XXIe siècle. Les réalités du temps présent autorisent toutes les ambitions des temps à venir.

Pour le prince Oukhtomsky cet avenir ne fait pas un doute. Il voit clairement « la suprématie de la Russie étendue sur le plus vaste et le plus peuplé des continents ». Les inventions et tout le courant des idées modernes ne semblent-ils pas un obstacle à ces rêves de conquête et d’empire universel qu’on croirait ensevelis avec la poussière des Alexandre le Grand, des Tchinghiz-Khan et des Tamerlan ? Au contraire ! Les inventions modernes rendent possible même ce que ces « fléaux de Dieu » n’ont pas pu accomplir et elles assureront la durée de conquêtes qui, aux mains de ceux-là, furent nécessairement éphémères. Ce sont précisément les chemins de fer, la télégraphie et le téléphone, qui rendront réalisable, pratique, durable, ce qui, dans les cerveaux des grands conquérants asiatiques, ne fut que le songe d’un jour. Loin que l’idée d’une monarchie universelle de l’Asie soit une utopie des temps barbares, elle devient l’idée moderne par excellence, l’idée d’avenir, l’idée de progrès. Et du même coup se trouve réhabilité le principe de l’autocratie, que nos siècles raisonneurs, le XVIIIe et le XIXe siècle, semblaient avoir ébranlé, abrogé et aboli pour jamais. Car le maintien de l’autocratie est, pour les Russes, la condition nécessaire de l’accomplissement de « leur mission surnaturelle en Orient ».

Nous avons négligé les éléments pittoresques de ce livre pour mettre en lumière sa portée philosophique et politique. Nous ne croyons pas avoir diminué la valeur d’une telle publication, encore que nous ne la considérions, comme l’a désiré son auteur, que comme une œuvre personnelle.

Après avoir rendu hommage à l’auteur, remercions M. Louis Léger pour la traduction si élégante et si limpide qu’il nous en a donnée. Il faut louer aussi la somptueuse illustration de l’ouvrage. Elle ne consiste pas en simples reproductions de photographies. Dans les trois cents compositions originales dont le dessinateur Karazine a enrichi ces deux volumes, — monuments des Pharaons se dressant sous la lumière des splendides nuits étoilées d’Égypte, forêts vierges de l’Inde avec leur faune gracieuse ou formidable, foules bigarrées sur les bords des grands fleuves sacrés ou dans les rues étroites des métropoles, — que de motifs qui auraient inspiré le crayon féerique de notre grand Gustave Doré ! Ils ont bien inspiré l’artiste russe, et notre génial dessinateur eût trouvé en M. Karazine un rival digne de lui.

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 7 avril 2017.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Le 29 avril 1891, dans la petite ville d’Otsu près de Kyoto, le futur Nicolas II fut victime d’un attentat et légèrement blessé par un policier japonais qui s’était précipité sur lui avec un sabre avant d’être maîtrisé. (Note de la BRS)