LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Bolesław Prus

1847 – 1912

 

 

 

 

Une légende de l'Ancienne Égypte

RAMSÈS SE MEURT

(Z legend dawnego Egiptu)

 

 

 

1888

 

 

 

 

 


Traduction de Jan-Topass parue dans la Revue bleue, série 4, tome 18, 1923.

 

 

 


Considérez combien sont vaines en face de l’ordre du monde les espérances des humains ! Considérez toute leur misère en présence des arrêts qu’en signes de feu écrit l’Éternel sur l’immensité céleste...

Ramsès le centenaire, monarque tout puissant de l’Égypte, se meurt. — La poitrine de l’omnipotent souverain, devant lequel durant un demi-siècle tremblaient des milliers d’hommes, étouffe sous l’étreinte d’un monstre invisible qui suce le sang du cœur, tire la vigueur des bras, s’attaque même à la force du cerveau. Tel un cèdre jeté à bas, gît sur une peau de tigre du Bengale le grand Pharaon, les pieds enveloppés dans le manteau triomphal du roi des Éthiopiens. Sévère pour lui-même, autant que pour les autres, il appelle le plus savant d’entre les médecins du temple de Karnak et dit :

— Je sais que tu connais des remèdes qui tuent ou qui guérissent du coup. Prépare m’en un, idoine à mon mal, et que cela finisse, d’une manière ou d’une autre.

Le médecin hésite.

— Pense, Ramsès, que depuis ta descente des hauts cieux, cent fois déjà le Nil a débordé ; puis-je t’administrer un médicament qu’au plus jeune de tes guerriers il serait hasardeux d’appliquer.

Ramsès se souleva sur sa couche.

— Faut-il que je sois bien malade, pour que tu oses, prêtre, me donner des conseils ! Tais-toi, et fais ce que je t’ordonne. L’Égypte ne peut pas rester sous la puissance d’un monarque qui ne saurait plus monter sur un char ni lancer un javelot. Heureusement, mon petit-fils et héritier vit et n’a que trente ans.

Lorsque le prêtre d’une main tremblante tendit le redoutable remède, Ramsès le but, comme un homme altéré boit un gobelet d’eau pure. Et puis, il fit venir le plus illustre astrologue de Thèbes et lui commanda de lire ce qu’indiquaient les corps célestes.

— Saturne est en conjonction avec la Lune, répondit le magicien, ce qui présage la mort d’un membre de ta dynastie, Ramsès. Tu as eu tort de prendre ce tantôt la drogue ; car bien illusoires sont les desseins humains en présence des décrets que signe sur le firmament l’Éternel.

— C’est ma mort, très certainement, qu’annoncent les astres, fit Ramsès. Et, se tournant vers le médecin, il demanda : Quand cela pourra-t-il arriver ?

— Avant le coucher du soleil, Ramsès, tu seras fort comme un rhinocéros ou bien ton divin anneau passera au doigt de Horus.

— Conduisez mon héritier, dit alors Ramsès d’une voix affaiblie, dans la Salle des Pharaons ; qu’il y attende mes dernières paroles et mon anneau royal, et qu’ainsi dans le pouvoir il n’y ait point d’arrêt, même pour un court instant.

Horus pleura (il avait le cœur tendre), sur la mort proche de l’aïeul ; mais, soumis à la loi et à la volonté du Pharaon, il se rendit aussitôt, entouré des serviteurs, dans la salle du trône. Là, il s’assit sur la terrasse dont les marches de marbre descendaient jusqu’au fleuve, et, triste et angoissé, regarda la vaste vue étalée devant lui.

La lune, près de laquelle clignotait faiblement la funeste étoile de Saturne, argentait les eaux métalliques du Nil, dessinait en ombres anguleuses et profondes les gigantesques pyramides sur les jardins et les prés, et éclairait la vallée à plusieurs milles à la ronde. Malgré la nuit avancée, dans les maisons et dans les chaumières, les lampes restaient allumées ; et la population, quittant ses demeures, se répandait dehors, sous le ciel. Sur le Nil glissaient les bateaux et les barques, et sur les places de la ville, dans les rues et près des Palais de Ramsès ondoyait une foule innombrable. Pourtant, le calme était tel que Horus percevait le frémissement des roseaux et les hurlements plaintifs, au lointain, des hyènes qui cherchaient leur pâture.

— Qu’ont-ils à s’assembler ainsi ? demanda Horus à un des courtisans, et il montra les têtes qui pavaient l’étendue.

— Ils veulent saluer en vous, seigneur, le nouveau pharaon et entendre de votre bouche les grâces que vous leur réservez.

De même que la lame, lorsque la mer monte, bat la falaise escarpée, de même une vague d’orgueil secoue le cœur du prince à ce moment proche de la domination suprême.

— Et ces lumières mouvantes que l’on voit là-bas, que signifient-elles ? questionne encore Horus.

— Ce sont les prêtres cheminant vers la sépulture de votre mère, Séphora, afin de transporter sa dépouille aux tombeaux des pharaons.

Ces paroles ravivèrent en Horus la peine amère de savoir sa mère — trop pitoyable, au gré du vieux pharaon, à la misère des esclaves — ensevelie parmi eux, par l’ordre cruel de Ramsès.

— J’entends le hennissement des chevaux, dit Horus, en tendant l’oreille, qui part donc à cette heure tardive ?

— Le chancelier a prescrit, seigneur, de tenir prêts des messagers, pour faire revenir d’exil votre maître Fétron.

Horus soupira au souvenir de l’ami cher que Ramsès avait chassé du pays, le punissant ainsi du crime d’avoir semé dans l’âme de l’héritier présomptif l’aversion pour les guerres et l’amour pour le peuple opprimé.

— Et qu’est-ce que cette petite lueur sur l’autre berge du Nil ?

— Par cette lumière, ô Horus ! répondit le courtisan, vous salue de son cloître votre Bérénice prisonnière. Pour la quérir, l’archiprêtre a déjà envoyé une galère royale ; et dès que l’anneau sacré brillera à votre doigt, les lourdes portes du monastère vont s’ouvrir devant Bérénice ; et elle vous reviendra libre, aimante, fidèle.

Horus ne parla plus avant, couvrit ses yeux de sa main et se donna aux songes ; quand, soudain, une vive douleur lui arracha un cri.

— Qu’avez-vous, Horus ?

— C’est une abeille, sans doute, qui m’a piqué à la cheville, dit le prince, tout pâle.

Le courtisan, à la clarté verdâtre de la lune, regarda le pied endolori : « Remerciez Osiris, dit-il, que ce ne fut pas une araignée dont le venin est à cette époque mortel. »

... Oh, combien sont chétives les espérances humaines en regard des décrets immuables !...

En ce moment entra le Chef des armées pharaoniennes qui s’inclina devant Horus et dit :

— Le grand Ramsès, sentant déjà le froid de la tombe envahir son corps, m’envoie vers toi avec l’ordre que voici : « Va chez Horus, puisque moi, je m’en vais de ce monde, et exécute sa volonté comme tu exécutais la mienne. Si bien même, il voulait céder la Haute-Égypte aux Éthiopiens et conclure avec ces ennemis séculaires une alliance fraternelle, fais-le, lorsque tu verras mon anneau à son doigt ! Car par la bouche des monarques parle l’immortel Osiris.

— Je ne rendrai certes pas l’Égypte aux Éthiopiens, répliqua le prince, mais je conclurai la paix avec eux, pour ne voir plus couler le sang de mon peuple. Écris là-dessus un édit sur le champ, et tiens prêts des courriers à cheval : lâche-les aussitôt les premiers feux allumés en l’honneur de mon avènement, du côté où le soleil se lève : qu’ils portent aux hommes de l’Éthiopie mon pardon et ma grâce. Et écris un autre édit encore qui proclamera à tous, présents et à venir, que, dorénavant, on n’arrachera plus jamais la langue aux prisonniers de guerre. J’ai dit.

Le Chef, après s’être prosterné devant le futur monarque, s’en fut transcrire ses ordres souverains ; et Horus, se tournant vers le courtisan, lui demanda de regarder derechef la plaie qui se faisait de plus en plus douloureuse.

— Votre jambe a enflé quelque peu, seigneur. Que serait-il advenu si au lieu d’une abeille c’était une araignée qui vous eût piqué !

À cet instant, entra dans la salle le Chancelier de l’empire qui saluant le prince parla ainsi :

— Mon puissant maître Ramsès, dont la vue déjà se voile, m’envoie à toi avec l’ordre suivant : « Va chez Horus et accomplis sa volonté aveuglément. S’il avait le désir de déchaîner les esclaves ou de distribuer toutes les terres entre les paysans, tu le feras, quand tu verras à son doigt le saint anneau pharaonien. Car par la bouche des monarques parle l’immortel Osiris ».

— Mon cœur ne tend pas aussi loin, dit Horus. Mais écris-moi tout de suite un édit où il sera annoncé au peuple : qu’on lui abaisse de moitié les impôts ainsi que les loyers des fermages ; que les esclaves seront libérés des travaux trois jours par semaine, et que, désormais, on n’appliquera plus, sans une sentence judiciaire, la peine de la bastonnade. Et écris encore, chancelier, l’édit qui rappelle du bannissement mon maître Fétron, le plus sage et le plus noble des Égyptiens. J’ai dit.

Le Chancelier tomba la face contre terre. Il allait se retirer, lorsque survint l’archiprêtre.

— Horus, dit-il, d’une minute à l’autre le grand Ramsès partira pour le royaume des Ombres où Osiris pèsera son cœur sur les balances infaillibles. L’anneau sacré des pharaons brillera tantôt à ton doigt : tu n’auras alors qu’à ordonner et tu seras obéi par nous tous, même si tu voulais démolir le temple d’Ammon, plein de miracles. Car par la bouche des monarques parle l’immortel Osiris.

— Ce n’est pas d’abattre les temples que je rêve. Je me propose d’en bâtir de nouveaux, et grossir le trésor sacré est ma ferme intention. J’exige seulement que tu écrives un édit sur le transfert solennel dans les tombeaux des rois de la dépouille mortelle de Séphora, ma mère, et un second édit sur la délivrance de ma bien-aimée Bérénice, cloîtrée jusqu’ici de force. J’ai dit.

— Tu commences sagement ton règne, Horus ! répondit l’archiprêtre. Tout est préparé pour l’exécution de tes ordres, et les édits seront écrits sans tarder : lorsque tu les toucheras de l’anneau pharaonien, j’allumerai le luminaire pour qu’il annonce aux populations tes grâces et à ta Bérénice la liberté et l’amour.

Sur ce, le plus savant de tous les médecins de Karnak entra et dit :

— Horus, ta pâleur ne me surprend point : ton grand-père à l’instant même agonise. Ce potentat des potentats n’a pu supporter l’action par trop puissante du médicament qu’en vain je lui avais refusé. Maintenant, près de Ramsès veille le coadjuteur de l’archiprêtre qui va retirer de la main du mort l’anneau sacré des pharaons qu’on doit te remettre sans délai, en signe de ton illimité pouvoir. Mais... Horus ! tu pâlis beaucoup ! ajouta-t-il inquiet.

— Regarde ma jambe, gémit Horus, en s’affaissant sur l’hiératique siège, d’or aux bras sculptés en têtes d’éperviers.

Le médecin s’agenouilla, toucha la plaie et recula d’effroi.

— Horus, chuchota-t-il, tu as été mordu par une araignée venimeuse.

— Vais je mourir ?... Alors même que... et se reprenant : dis la vérité, en ai-je pour longtemps ?

— Jusqu’à ce que la lune se cache derrière ce palmier.

— Ah, si vite ! Et Ramsès combien vivra-t-il encore ?

— Je ne sais. Peut-être t’apporte-t-on déjà son anneau.

À cet instant entrèrent les ministres avec les édits rédigés.

— Chancelier ! s’exclama Horus, en lui prenant la main, mes ordres seraient-ils accomplis, si je mourais à présent ?

— Vis, Horus, jusqu’à l’âge de ton grand-père. Mais devrais-tu même le suivre de tout près devant le tribunal d’Osiris, chacune de tes ordonnances aurait force de loi, pourvu que tu la touches du saint anneau des pharaons.

— L’anneau ! répéta Horus, mais où est-il l’anneau sacré !

— Un courtisan m’a affirmé, dit à voix basse le chef des armées, que le grand Ramsès est en train de rendre le dernier soupir.

— Et j’ai enjoint à mon coadjuteur, ajouta l’archiprêtre, de prendre l’anneau de Ramsès aussitôt que son cœur s’arrêtera.

— Je vous remercie !... dit affablement Horus, et puis, dans un murmure : Que je regrette la vie ! Ah, que je la regrette ! Mais, je ne mourrai pas tout entier !... Les bienfaits... la paix... le bonheur du peuple resteront après moi... et ma Bérénice sera libre !... Combien me reste-t-il à vivre encore ?

— Ta mort est à distance de mille pas de soldat, fit le médecin tristement.

— N’entendez-vous rien ?... Est-ce que personne ne vient de là-bas ? demandait Horus anxieux.

Silence.

La lune petit à petit approchait du palmier et touchait déjà ses premières feuilles. Dans les sabliers bruissait doucement le sable.

— Est-elle encore loin de moi ? soupira Horus.

— À huit cents pas, dit le médecin, et je doute que tu aies le temps de toucher tous les édits préparés, si même on t’apportait l’anneau incontinent.

— Passez-moi les édits ! ordonna le prince, épiant toujours si quelqu’un n’accourait pas des chambres de Ramsès — et toi, prêtre, annonce à mesure combien il me reste de vie pour ratifier mes décisions, au moins celles qui me sont les plus chères.

— Six cents pas, murmura le médecin en réponse.

L’édit sur la diminution des impôts et des fermages, pour le peuple et les jours ouvrables pour les esclaves, s’échappa des doigts de Horus.

— Cinq cents...

L’édit sur la paix avec les Éthiopiens glissa des genoux du prince.

— Personne ne vient ?

— Quatre cents... rappela le médecin.

Horus hésitait... et l’ordre de transporter aux sépultures royales le corps de Séphora tomba par terre.

— Trois cents...

L’édit sur Fétron eut le même sort.

— Deux cents...

Les lèvres de Horus devinrent livides. Maladroitement, d’un mouvement de son bras gourd, il rejeta l’édit sur la défense d’arracher la langue aux prisonniers de guerre et ne laissa près de lui que l’ordre de délivrer Bérénice.

— Cent...

Dans un silence mortel, on entendit tout à coup un claquement vif et sec de sandales. Dans la salle entra précipitamment le coadjuteur. Horus tendit la main.

— Miracle ! clama le nouvel arrivant, le grand Ramsès a recouvré la santé ! Il s’est levé gaillardement de son lit et a exprimé le désir de partir à l’aurore chasser le lion dans la brousse. Et toi, Horus il t’appelle, en signe de sa bienveillance particulière, pour l’assister à la chasse.

Horus de ses yeux éteints à demi regarda, au loin, là-bas où brillait, derrière le Nil, dans la prison de Bérénice, la lumière de l’attente ; — et deux larmes, deux lourdes larmes coulèrent le long de la figure du mourant.

— Tu ne réponds rien Horus ! s’exclama tout étonné l’envoyé de Ramsès.

— Ne vois-tu pas qu’il est mort ? murmura le plus savant médecin de Karnak.

Considérez donc vous tous, tant que vous êtes, combien sont vaines et misérables les espérances humaines à côté des décrets que l’Éternel inscrit en lettres de feu sur la voûte céleste.

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 14 août 2015.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont, sauf mention contraire, libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.