LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Bolesław Prus
1847 – 1912
ANIELKA
1885
Traduction de B. Noiret parue dans la Revue bleue, série 4, tome
18, 1902.
TABLE
Anielka est une jolie fille, à qui ne manque aucune des conditions du bonheur : car elle a ses parents, une savante institutrice, son chien à elle, et elle habite la campagne. Or, la campagne, en été surtout, est l’endroit le plus favorable pour les enfants ; ils y jouissent d’une meilleure santé, de plus de liberté, et y jouent mieux qu’en ville.
À deux cents mètres du village, dont les maisons s’alignent sur deux longues rangées, s’élève une spacieuse demeure seigneuriale entourée d’un grand jardin. Dans l’un des pavillons de la maison, Anielka étudie sous l’œil de son institutrice ; Joseph, son petit frère, joue auprès de sa mère sur un grand balcon vitré donnant sur le jardin. Il est permis à Joseph de jouer même pendant les heures où tout le monde travaille, car il est tout petit encore : il n’a que sept ans.
Le village où demeure Anielka est très joli. Il est joli quand les alouettes gazouillent en s’élevant très haut au-dessus des champs, quand grince au loin le bruit sonore des faux tranchantes, quand les enfants hâlés courent sur la route en poussant des cris joyeux, quand, la leçon finie, Anielka vient au jardin avec sa mère et Joseph pour regarder, du haut d’un tertre, les champs, les prairies, le ruisseau, la route et la forêt lointaine.
Peut-être les deux enfants se disent-ils alors, avec un sentiment de fierté : « Tout ce que la vue embrasse d’ici est animé par la pensée et la volonté de notre père, — tout cela nous appartient ! Sans lui, rien ici ne serait aussi beau, rien ne respirerait l’aisance ! »
Car ils ne savent pas, ces heureux enfants, que bientôt la forêt, vendue, aura cessé d’exister, qu’il n’y aura plus de faucheurs sur la prairie, et que le bétail n’aura rien à paître dans les jachères.
Çà et là, dans les champs seigneuriaux, errent les vaches du village ; des chariots étrangers pénètrent librement dans la forêt mal gardée. Les granges sont vides ; les bâtiments tombent en ruine ; dans les greniers ne restent plus que quelques poignées de grain, éparses sur le plancher vermoulu. Les chevaux de labour hennissent dans les écuries, auprès de leurs mangeoires vides ; les valets de ferme rôdent dans la cour ; à la cuisine, on se querelle. Un domestique déclare qu’il ne mangera pas de gruau à souper, en ayant mangé deux fois déjà dans la journée ; un autre assure que son pain est plein de barbes de seigle, et plus petit qu’il ne doit l’être.
Où donc est la femme de charge, pour faire cesser ce tapage ? Elle est allée en ville, sous le prétexte d’un violent mal de dents ; mais peut-être est-elle partie plutôt pour se chercher une autre place. Où sont le régisseur, l’économe, qui doivent surveiller les travaux des champs, et ne pas permettre qu’un préjudice soit causé aux propriétés du château ? Depuis une année environ, il n’y a plus de régisseur, et l’économe est absent, appelé à Varsovie par des affaires personnelles.
Où donc est le maître du domaine ?...
C’est ce qu’on ne sait guère. Il ne loge chez lui qu’en passant, même dans la saison où les autres propriétaires, ses voisins, sont occupés aux champs du matin au soir. Il vient de vendre ses forêts, et a touché trois mille roubles d’avance ; mais la forêt est hypothéquée par les « servitudes[1] » qu’il faut lever à la Saint-Jean ; si cela ne peut se faire, la forêt sera considérée comme non vendue, et le châtelain devra quitter ce beau domaine. Les Allemands, acquéreurs de la forêt, ont mis cette clause au contrat, il y a six mois environ ; et le maître a accepté, persuadé que tout s’arrangerait.
Récemment, le châtelain est allé terminer l’affaire des forêts avec le commissaire rural, et il l’a terminée favorablement, sans doute, car, on dit que, à la Saint-Jean, le commissaire doit venir présider à l’entente définitive avec les paysans. Ceux-ci sont décidés, paraît-il, à renoncer à tous leurs droits sur la forêt moyennant trois arpents de terre, cédés en toute propriété à chaque métairie. Tout va donc s’arranger maintenant. Aussi M. Jean, le maître du domaine, ne se hâte-t-il point de revenir chez lui. Il est trop tard, du reste, pour améliorer en quoi que ce soit la récolte prochaine : n’est-on pas déjà au mois de juin ?
M. Jean se mettra à l’œuvre quand le contrat avec les paysans sera signé ; en attendant, il doit voir un de ses parents, qui part pour l’étranger, et donner quelques conseils à un de ses amis qui va se marier.
M. Jean est un homme frivole : c’est du moins ce que disent ses voisins. Il quitterait tout, même l’affaire la plus pressante, pour aller s’amuser dans une société de bon ton. Et pour s’épargner le moindre ennui, Dieu sait à quoi il ne renoncerait pas !
Il a, depuis son enfance, la conviction que les personnes de son rang ne doivent pas s’abaisser aux occupations vulgaires. Se divertir, briller par son esprit, faire des bons mots, entretenir d’aristocratiques relations : tel est le but de sa vie ; et c’est ainsi qu’il a, en quelques années, dilapidé sa fortune et toute la dot de sa femme.
Plus tard (quand la société chancelante sera consolidée) il a l’espoir de rentrer dans ses biens. Par quel moyen ? Si vous le lui demandez, il répondra par un sourire et détournera la conversation.
Parfois, dans un ménage, quand le mari, grâce à son éducation et plus tard à ses relations, est un être n’ayant jamais foulé du pied la terre, la femme, du moins, est énergique et raisonnable. Ici, malheureusement, elle n’est ni l’un ni l’autre.
Mme Jean, la mère d’Anielka, se faisait remarquer dans sa jeunesse par un grand charme, un caractère doux et de brillantes qualités mondaines. Elle a su s’habiller, recevoir, jouer du piano ; elle a parlé le français mieux que sa langue maternelle. Pendant les quelques années qui ont suivi son mariage, elle s’est amusée comme un ange, et son mari en a été éperdument amoureux. Plus tard, quand la tendresse conjugale du mari eût fraîchi un peu, elle est devenue une épouse modèle, restant à la maison des journées entières, s’ennuyant d’une manière aussi facile que vertueuse. Enfin elle est tombée malade ; et, depuis trois ans, elle ne s’entoure plus que de médicaments.
Pendant ce temps, son mari a voyagé. De temps à autre, il est revenu pour quelques heures sous le toit conjugal, et a prié sa femme de lui signer un papier. Celle-ci, alors, s’est plainte de son abandon, du manque de confort ; mais quand son mari lui a répété que tout allait s’arranger à la Saint-Jean, elle s’est calmée et a signé tout ce qu’il a voulu.
Les gens du village la connaissent pour l’avoir vue à l’église. Jamais elle n’a mis le pied à la cuisine. Tout son univers se borne au château, et parfois au parc. Se droguer, se préserver des mauvais changements de température, se souvenir des amusements d’autrefois, songer à l’ennui présent ; voilà tout ce qui remplit sa vie, vie qu’elle supporte plus encore par apathie que par résignation.
Elle ne comprend pas la situation, et ne pense jamais à la possibilité de rester sans fortune. Lorsque le mari en est venu à mettre ses bijoux en gage, elle a pleuré, elle l’a accablé de reproches ; mais, dès le lendemain, elle s’est plainte, de nouveau, d’avoir à son service un personnel moins nombreux qu’auparavant ; de nouveau elle a exprimé les mêmes désirs que dans des temps meilleurs : « Achète-moi ceci ! » « Rapporte-moi cela ! » Et quand son mari ne remplit pas toutes ses volontés, elle ne s’emporte pas, ni ne s’inquiète de l’avenir.
— Jean ne veut pas me faire ce plaisir, pense-t-elle, ne supposant même pas que Jean ne le puisse pas, en sa qualité de candidat à la faillite.
Joseph n’a été élevé que par sa mère. Jusqu’à sa quatrième année, on l’a nourri de sagou, de semoule et de sucre ; on ne lui a point permis de sortir souvent, par crainte qu’il ne se mît en transpiration, ou ne prît froid ; on ne l’a pas laissé courir, par crainte des chutes. Ce système d’éducation en a fait un enfant chétif ; et quand sa mère a commencé à se droguer, on l’a drogué aussi. Pendant les trois années suivantes, il a appris un peu à parler français. À sept ans, il connaît le nom d’une foule de médicaments ; chacun et lui-même le tiennent pour un malade.
Sa sœur Anielka a treize ans. Elle est venue au monde alors que sa mère s’amusait encore : aussi l’a-t-on laissée aux mains des bonnes et des surveillantes, dont aucune, d’ailleurs, n’est restée longtemps au château. Pourquoi ! Seul, le châtelain, à ce que l’on dit, en connaît la raison.
Les surveillantes, et plus tard les institutrices, se sont fort peu occupées de l’éducation d’Anielka, et l’enfant s’est élevée seule. Elle a couru par le jardin, grimpé aux arbres, joué avec les chiens et parfois même avec les enfants des gens de la ferme, ce qui cependant lui est défendu.
L’instruction de la fillette est excessivement négligée ; ce qu’on est convenu d’appeler ses « manières », ne l’est guère moins. Elle ne sait rien de ces choses, parce qu’on ne s’est pas donné la peine de les lui enseigner.
Un beau jour, cependant, on a découvert qu’Anielka savait très peu, presque rien même — et on a engagé pour elle une savante institutrice, Mlle Valentine.
Mlle Valentine est une personne assez bonne, au fond, passablement instruite, mais un peu singulière, pas jolie, vieille fille, un peu démocrate, un peu philosophe, un peu maniaque, et grande pédante. En la voyant donner sa leçon, on pourrait la prendre pour une momie. Et cependant sous son enveloppe glaciale fermentent des sentiments divers qui auraient pu faire de cette docte personne, à l’occasion, une émule de Judith, ou la victime du manque de scrupule de quelque beau représentant du sexe fort. L’une et l’autre en miniature, toutefois.
Tels sont les principaux traits caractéristiques des personnages du récit qui va suivre.
Et tous ces personnages marchent sur un sol miné qu’on nomme, en langue prosaïque, « la faillite ».
Qui a goûté aux fruits de l’arbre de la science n’a pas dû oublier l’exercice qu’on appelle « réciter une leçon ».
Nous pouvons tous nous évoquer le moment où, à l’école, notre voisin marmottait ou balbutiait la leçon du jour. Nous nous souvenons du chaos qui emplissait alors tout notre être, depuis la poussière de nos semelles jusqu’à la pommade de nos cheveux, l’attente fiévreuse de notre tour, et les questions angoissantes qui se posaient à notre esprit : « Peut-être ne m’interrogera-t-il pas ? Peut-être l’heure sonnera-t-elle avant ?... Peut-être quelque incident surviendra-t-il ? »
Et cependant notre voisin, le front inondé de sueur, marmottait la dernière phrase et se rasseyait, s’efforçant de déchiffrer, à distance, le cinq, le trois ou le zéro que le professeur venait d’accoler à son nom dans son cahier de notes. Et puis nous éprouvions un grand calme intérieur au milieu duquel, avec le fracas d’un caillou heurtant une vitre, nous entendions prononcer notre nom. À partir de ce moment, nous ne sentions, n’entendions, ne voyions plus rien, comme absorbé par le torrent de mots qui découlait de notre larynx, faisait tourner notre langue, se heurtait à nos dents, et, après avoir déplacé une colonne d’air et mis en mouvement les facultés intellectuelles de notre professeur ennuyé, se cristallisait définitivement sous forme de notes, plus ou moins déplorables, dans le cahier.
Tel est encore l’état des choses dans les écoles, où, à cause du trop grand nombre d’élèves, les inquisitions pédagogiques sont peu fréquentes. Dans l’éducation particulière, où l’élève doit réciter chaque jour ses leçons, l’angoisse, l’incertitude fiévreuse sont remplacées par un abêtissement de quelques heures, suivi d’une explosion de contentement pareille à celle qu’on éprouverait en se voyant tirer d’une chaudière d’eau en ébullition.
La minute de cette explosion s’approchait pour Anielka, occupée à réciter sa dernière leçon, la géographie, devant Mlle Valentine, son institutrice.
La fillette est debout au milieu de la pièce, les mains jointes appuyées sur une table noire vernie. Ses cheveux bruns paraissent comme parsemés de fils d’or, sous le soleil de juin. Elle pose machinalement un de ses pieds sur l’autre, et laisse ses regards errer sur la porte conduisant à l’appartement de sa mère, puis sur le plafond, puis sur la table encombrée de livres et d’instruments scientifiques.
— Modène — 30 000 habitants. Pour préserver les habitants des ardeurs du soleil, les trottoirs sont couverts... Reggio, — on prononce Redjio...
— Il est inutile de dire Reggio, et encore plus inutile d’ajouter : « on prononce ». Tu es extrêmement distraite, Anielka, et cependant tu as treize ans déjà...
Ce reproche s’échappait des lèvres minces de Mlle Valentine, personne possédant des cheveux gris, un visage gris, des yeux gris, et une robe grise à pois blancs.
— Redjio, répéta Anielka ; puis elle demeura court. Son pâle visage se colora, ses yeux bleus errèrent anxieusement de la table au plafond, et, pour se tirer d’embarras, elle répéta, à mi-voix :
— Reggio — on prononce Redjio — Après quoi elle reprit, tout haut : Redjio — 15 000 habitants...
Péniblement, elle continua :
— Non loin de cette ville on voit les ruines du château de Tanossa...
— Canossa, corrigea la dame grise.
La fillette décontenancée, hésita, rougit, puis reprit la phrase commencée : « non loin de cette ville... » et acheva :
— ... dans la cour duquel l’empereur Henri IV resta les pieds nus dans la neige, pendant trois jours, implorant le pape Grégoire VII de le relever de l’excommunication.
Puis, ayant achevé, elle fit une révérence, et alla s’asseoir, en se disant :
— Dieu, que tout cela est donc ennuyeux !...
Cependant ladite dame, dans le chignon de laquelle on entrevoyait des rouleaux de crin poussiéreux, prit une plume, et, après avoir longuement réfléchi, écrivit dans le cahier de notes :
— « Géographie — assez bien. » Elle attira, ensuite, le livre vers elle.
— À partir d’ici, — dit-elle, — du grand-duché de Toscane (l’ancienne Étrurie) jusqu’à...
Ella tourna deux feuillets.
— Jusqu’à... « fit désormais partie du royaume d’Italie ».
Et, de son ongle rongé, elle traça une croix à l’endroit désigné.
Puis elle toussa, et reprit d’une voix douce :
— Ton instruction laisse beaucoup à désirer, Anielka, et tu as déjà treize ans. Il te faudra beaucoup travailler, pour arriver au point où en sont ordinairement les jeunes filles de ton âge.
Anielka n’écoutait cette démonstration que d’une oreille. Un instant après, elle regarda furtivement les branches d’un tilleul, entrant par la fenêtre ouverte, puis elle prit le livre pour le ranger.
— Il n’est pas encore l’heure ! observa la maîtresse.
La fillette, s’étant convaincue que l’aiguille de la pendule marquait cinq heures moins deux minutes, s’assit : ses yeux redevinrent bleu foncé, puis bleu pâle, ses lèvres bien dessinées reprirent leur forme habituelle. Chacun de ses muscles tremblait. Après de longues heures d’étude, elle aurait tant voulu courir au jardin, il lui fallait attendre encore deux minutes !
Les gerbes de lumière, entrant dans la pièce, communiquaient un reflet métallique aux murs orange ; le petit lit tout blanc d’Anielka, dressé dans un coin, blessait les yeux ; son miroir, placé sur une petite table, scintillait comme une étoile. Un parfum de miel venait du tilleul, et les cris perçants des coqs montaient de la basse-cour. Le gazouillement des oiseaux se mêlait au bourdonnement des abeilles et au sourd murmure des vieux arbres du jardin.
— Mon Dieu, cette heure ne sonnera donc jamais ! soupira Anielka, en sentant une chaude bouffée lui caresser le visage.
Mlle Valentine, appuyée au dossier de son fauteuil, ses mains veineuses croisées sur sa maigre poitrine, tenait les yeux machinalement fixés devant elle et rêvait. Dans son imagination fatiguée, desséchée, elle se voyait directrice d’un pensionnat composé d’une centaine de jeunes filles habillées de gris, et qu’il lui fallait maintenir dans l’ordre jusqu’au premier coup de cloche.
Elle rêvait aussi que ces jeunes créatures, voulant s’enfuir au jardin, la poussaient de tous les côtés à la fois, mais qu’elle résistait à la vague vivante, avec le calme et la force du granit. Cette lutte l’énervait, mais la remplissait aussi d’une immense fierté. Mlle Valentine sentait qu’en attendant le coup de cloche, malgré elle et malgré les cent fillettes, elle obéissait à la plus puissante de toutes les voix : — celle du devoir.
— Encore une minute !
On entendait, par la fenêtre ouverte, les gémissements du chien qui, à cette heure, jouait habituellement avec Anielka. La jeune fille se tordait les mains d’impatience, tantôt elle fixait l’horloge, tantôt le rideau agité par le vent ; mais elle n’osait pas se lever.
Enfin l’horloge, enfermée dans une haute armoire jaune foncé, sonna les quatre quarts, puis les cinq coups de cinq heures.
— Tu peux ranger tes livres, dit alors l’institutrice ; et, redressant sa taille légèrement courbée, elle se dirigea à pas lourds vers une commode où était posé un verre contenant du café froid, et autour duquel bourdonnait un essaim de mouches affamées.
En un clin d’œil, Anielka se transforma. Un sourire malicieux découvrit ses deux rangées de petites dents blanches, ses yeux prirent une teinte vert foncé et semblèrent lancer des étincelles. Elle fit plusieurs fois le tour de la table, puis courut à la chambre de sa mère, mais revint immédiatement à ses livres, et, la tête légèrement inclinée d’un côté, elle demanda, une prière dans la voix :
— Puis-je laisser entrer Karo ?
— Comme tes parents te permettent de jouer avec lui, il ne m’appartient pas de te le défendre, répondit la dame.
Sans même écouter la fin de la phrase, Anielka appela :
— Karo, ici !...
Et, pour comble, elle siffla.
C’est grâce à une force de caractère peu commune que, en entendant siffler Anielka, Mlle Valentine ne laissa pas tomber le verre et son contenu. Une profonde indignation se peignit sur son visage. Mais avant qu’elle eût avalé la bouchée de pain, afin de permettre aux organes de sa voix d’entamer une leçon sur les convenances, le chien, sans attendre qu’on lui ouvrît la porte, sauta par la fenêtre.
— Tu es une enfant gâtée, tu es une sauvage ! déclara la dame, d’un ton solennel ; et, en signe de grande amertume, elle avala une double dose de café, avec un bruit pareil au glouglou d’une bouteille.
— Karo, petit fou... qui vous a permis d’entrer dans les chambres par la fenêtre ? gourmanda Anielka.
Mais le chien n’avait guère le temps d’écouter des remontrances. Il sauta au visage de sa petite maîtresse, la tira par sa robe, lécha ses doigts tachés d’encre, et enfin saisit un des boutons de ses hautes bottines. Cela faisant, il jappait et gémissait. Enfin il se coucha sur le ventre et se traîna sur le plancher, en montrant la langue. C’était un vif petit chien blanc, avec une tache noire au-dessus de l’œil gauche.
Mlle Valentine se taisait, tout occupée à se réconforter et à méditer amèrement.
— Ma vie, se disait la respectable demoiselle, ressemble à ce café. Le café et la crème, le travail et la souffrance, voilà le contenu ; et de même que ce vase de verre ne permet pas au liquide de s’échapper, de même mon empire sur moi-même retient les explosions de mon désespoir. À peine ai-je achevé la leçon, que j’ai à subir le chien... Vilaine bête, qui apporte des puces dans toute la maison ! Mais, allons, continuons à traîner notre fardeau de peines et de devoirs !
À cet instant, la pensée lui vint que, dans le café, il y avait aussi du sucre. Est-ce que par hasard sa vie serait sucrée, un jour ? Par quoi le serait-elle ? Par quelque chaude tendresse, certainement !
Dans l’imagination laborieuse de Mlle Valentine, cette « chaude tendresse » avait revêtu à maintes reprises diverses personnifications. Jadis (lorsque pour la première fois elle était allée demeurer à la campagne), c’était un jeune et beau propriétaire de biens fonciers. Lorsqu’elle revint en ville, le propriétaire fit place à un médecin, laid, il est vrai, mais sérieux. Plus tard « la personnification » changea bien des fois ; aussi les principaux traits s’effacèrent-ils, et il ne resta à leur place qu’une pure « idée ». Cette « idée » devait être d’âge mûr, avoir une assez longue barbe, une redingote correcte, et un col droit plein de dignité.
Pendant ce temps, Anielka, sa natte lui battant le dos, sa jupe rose envolée, courait autour de la table, suivie de Karo. La fillette rangeait ses livres ; le chien sautait et lui mordillait tantôt la manche, tantôt une bottine, comme pour réclamer les caresses qui lui étaient dues.
Le grincement d’un tiroir arracha l’institutrice à sa rêverie. Elle jeta un regard sur la table et s’écria :
— Que fais-tu donc, Anielka ?
— Je range mes livres. — Puis-je aller chez maman ? demanda-t-elle quand tout fut en ordre.
— Allons ! dit Valentine en se levant du fauteuil.
Après avoir traversé deux chambres : l’une gris perle, ressemblant assez à une chambre d’hôpital, et l’autre, bleu-pâle, qui avait dû être jadis la chambre à coucher des jeunes époux, mais qui était actuellement sans destination, Anielka et son gai compagnon, Karo, coururent vers une véranda que tapissait de tous côtés une vigne vierge. Là, un chétif petit garçon, vêtu d’un habit de franciscain, était assis sur une haute chaise et jouait à la poupée ; une dame entre deux âges lisait attentivement auprès d’une table couverte de fioles et de verres. La dame était vêtue de blanc ; elle avait des yeux bleus, des cheveux bruns ; des plaques rouges marbraient son beau visage maigre.
Anielka se précipita vers elle, et couvrit de baisers son cou, son visage, ses mains frêles et diaphanes.
— Ah ! comme tu m’as effrayée, Angélique ! [2] s’écria la dame en fermant son livre et en baisant la petite fille sur ses lèvres roses. Ainsi, tu as fini tes leçons ?... Il me semble que tu as un peu maigri depuis hier ! N’es-tu pas malade ? Ce chien va renverser la table. Joseph, mon enfant, est-ce que le chien t’a fait peur ?
— Non, répondit le petit franciscain en regardant sa sœur d’un air morne.
— Comment vas-tu, Joseph ?... Donne-moi un baiser ! dit Anielka en jetant ses bras au cou de son frère.
— Doucement ! doucement !... tu sais qu’on ne peut pas me secouer ! fit Joseph d’une voix plaintive.
Puis, avançant les deux mains pour se garantir des baisers de sa sœur, il allongea ses lèvres pâles et l’embrassa légèrement.
— Maman, comme vous avez bonne mine aujourd’hui ! Vous devez vous sentir beaucoup mieux ! Regarde, Joseph, la veste de ton jockey s’est relevée ! dit Anielka.
— En vérité, je me sens mieux aujourd’hui. J’ai même pris, à dîner, quelques cuillerées d’extrait de malt et une tasse de lait. Ce chien fera du dégât partout, chasse-le, ma chérie !
— Va-t’en, Karo ! cria Anielka en ouvrant la porte du jardin au chien qui, après avoir flairé les pots à fleurs et l’arrosoir déposé dans un coin, manifestait l’intention de s’occuper d’une des pantoufles de la malade.
Mlle Valentine fit alors son entrée.
— Bonjour, mademoiselle, — dit la maîtresse de maison. — La leçon est-elle finie ? Comment cela a-t-il marché ? Joseph, mon enfant, prendras-tu du lait ?
En cet instant, le chien se mit à gémir plaintivement, et gratta à la porte.
— Je vois à votre visage que vous lisez quelque chose d’intéressant, madame ! Ne serait-ce pas le livre que je vous ai recommandé, les Méditations de Goluchowski ? interrogea Mlle Valentine.
— Angélique, ouvre la porte à cette pauvre bête : ses gémissements me déchirent le cœur ! Je lis quelque chose de mieux que les Méditations, je lis Raspail ; le doyen a bien voulu me prêter son Manuel de Médecine, répondit la malade. Angélique, laisse la porte ouverte, pour renouveler un peu l’air ! Vous ne sauriez croire, mademoiselle, quelles cures merveilleuses cet homme a accomplies avec sa méthode ! Je suis enchantée, et il me semble même mieux me porter après avoir lu les deux premiers chapitres du livre. Que sera-ce quand je commencerai à me soigner ? Joseph, mon enfant, n’as-tu pas froid ?
— Non, maman.
— Mais est-ce bien prudent de se soigner sans consulter le docteur ? dit Mlle Valentine.
— Joseph, veux-tu qu’on te conduise sur le balcon ? — demanda Anielka à son frère. — Tu y verrais des oiseaux, tu verrais aussi comme Karo fait la chasse aux papillons.
— Tu vois bien que je ne puis pas sortir, je suis trop faible ! répliqua l’enfant.
Cette malheureuse faiblesse était une torture pour le pauvre enfant ; il ne faisait qu’y penser. C’est à cause de sa soi-disant « débilité » qu’on l’avait voué à saint François, dont il portait l’habit ; et on lui faisait, en outre, absorber un nombre infini de médicaments.
La maîtresse de maison causait toujours médecine avec l’institutrice.
— Que savent les médecins ? que peuvent-ils ? gémissait-elle. Depuis trois ans, ils me traitent sans aucun succès. Je suis maintenant décidée à ne plus les consulter, mais à me soigner moi-même, à moins que Jean consente à me conduire chez Chalubinski. Je sens que, lui, il me guérirait. Mais Jean n’y pense guère ; il n’est presque jamais ici, et, quand je veux aller à Varsovie, il prétexte toujours des affaires qui l’empêchent de m’accompagner. Tout finit par des promesses... Angélique, chasse ce chien : il est inconvenant...
Le chien, injustement soupçonné, fut de nouveau chassé, et subit son sort avec une résignation au-dessus de tout éloge : ce qui ne l’empêcha pas, l’instant d’après, de gémir et de gratter de nouveau à la porte, et puis de se lancer à la poursuite des coqs qui se promenaient, à pas graves et mesurés, dans la cour.
Anielka installa plus commodément le petit Joseph, qui commençait à faire la moue, apporta un châle à sa mère, une grammaire anglaise à son institutrice, puis courut à la cuisine y commander une côtelette pour sa mère et du lait pour son frère ; elle piqua, chemin faisant, une fleur dans ses cheveux, et revint sur la véranda, suivie de la grande et robuste Mme Kiwalska, la femme de charge.
C’était une dame d’âge très mûr, vêtue d’une robe de laine à raies rouges et noires. Un ample corsage — son corsage des jours de fête — faisait ressortir l’opulence de sa gorge.
La femme de charge fit à Mme Jean une gracieuse révérence, et salua l’institutrice d’un léger signe de tête. Mlle Valentine ne l’honora même pas d’un regard ; elle avait pris en grippe Mme Kiwalska depuis le jour où, passant par hasard près de la cuisine, elle l’avait entendue affirmer que « tant que Mlle Valentine n’aurait pas trouvé mari, elle continuerait à jaunir et à se dessécher ».
— Vous voilà revenue, Kiwalska ! Qu’y a-t-il de nouveau, en ville ?... Le dentiste vous a-t-il soulagée ?
— Il y a bien du nouveau, madame. La servante du doyen est gravement malade, ses pieds sont enflés, et elle a même reçu les derniers sacrements, répondit Kiwalska, en s’inclinant et en se frappant la poitrine à ces derniers mots.
— Qu’a-t-elle ?
— Je ne sais pas, madame, mais M. le Doyen est pâle comme un linge ; il ne m’a même pas adressé la parole, et s’est contenté de me faire un signe de la main. Mais ses yeux semblaient me dire : « Ma chère Kiwalska, si tu voulais entrer en service chez moi, maintenant... Ma vieille s’en va faire le ménage dans l’autre monde, et ces vauriennes d’ici me laisseront mourir de faim si on ne les surveille pas... »
— Anielka ! — appela l’institutrice, que le bavardage de la servante et la naïveté de la maîtresse irritaient, prends l’Histoire du Moyen Age et allons au jardin !
— L’histoire ?... fit la petite fille effrayée. Mais, habituée à obéir, elle courut à sa chambre, et en revint, quelques instants après, avec un livre dans sa main, et quelques biscuits dans sa poche pour les oiseaux.
— Allez, allez ! dit la mère, je resterai ici avec Kiwalska. N’auriez-vous pas par hasard rencontré monsieur, en ville ? Il devait assister à une réunion chez le commissaire rural. Joseph, mon enfant, veux-tu aller au jardin ?
— Non, répondit le petit garçon.
Mlle Valentine et Angélique sortirent. Kiwalska, s’étant assise sur un escabeau, continua de raconter les nouvelles du jour. Sa voix claironnante, qu’on entendait à cent pas, baissa insensiblement, puis se tut tout à fait.
Le jardin était vieux et spacieux ; il entourait la maison de trois côtés, en fer à cheval. Là vivaient en paix des châtaigniers centenaires ; des érables aux feuilles pareilles à des pattes de canards ; des acacias au feuillage disposé en forme de peigne, et dont les fleurs ressemblent à des gueules ouvertes. Le long de la clôture croissaient des tilleuls habités par des moineaux veillant aux champs et aux granges, de sveltes peupliers d’Italie, et de tristes sapins. Les lilas italiens, couvert de panaches bleuâtres, les lilas médicinaux, dont la fleur est employée pour provoquer la transpiration, les genévriers aimés des grives, dispersés par tout le jardin, occupaient les espaces restés libres entre les arbres, se faisaient une guerre sourde, mais acharnée, pour les sucs de la terre et l’oxygène de l’air.
Le milieu du jardin était occupé par un étang entouré de saules fantastiques. L’hiver, ils ressemblaient à des troncs malades, brisés, défaillants, et la nuit ils revêtaient l’aspect de fantômes bossus, étêtés, aux jambes écartées, prenant, à l’approche d’un être vivant, des poses pétrifiées. Dans les mois d’été, ces épouvantails se révélaient de délicates branches, de petites feuilles vertes par-dessus ; et, dans leurs creux en forme de gueules, des oiseaux faisaient leurs nids.
Anielka et son institutrice suivaient un sentier raboteux, où les mauvaises herbes étendaient peu à peu leur domaine. Le jardin, à chaque instant, changeait de formes et de couleurs, bruissait, embaumait, brillait, donnait asile à toute sorte de créatures ailées. Cet entourage enivrait la fillette. Elle respirait plus vite, plus profondément ; elle aurait voulu examiner chaque branche, poursuivre chaque oiseau ou chaque papillon, serrer tout dans ses bras. Mlle Valentine, au contraire, demeurait froide. Elle allait à petits pas, les yeux fixés sur le bout de ses bottines, serrant sa grammaire anglaise sur sa poitrine maigre.
— Tu as appris, aujourd’hui, dans la géographie, où est située la ville de Canossa, dit-elle enfin à Anielka. Tu vas pouvoir comprendre, maintenant, pourquoi Henri IV a dû demander pardon au pape Grégoire VII. Tu liras tout cela dans « le règne de Grégoire VII, appelé Hildebrand », aux chapitres intitulés « Allemagne, Italie. »
La proposition de lire un tel livre, en un tel endroit, révolta la fillette. Elle voulut protester ; mais elle s’en abstint après un instant de réflexion et se contenta de demander, non sans une intention malicieuse :
— Et vous, mademoiselle, étudierez-vous l’anglais, au jardin ?
— Oui, je l’étudierai !
— Alors je l’apprendrai aussi...
— Tu dois connaître auparavant l’allemand et le français.
— Ah !... Et quand je connaîtrai l’allemand, le français, et l’anglais, que... que ferai-je ?
— Tu pourras lire en ces langues.
— Et quand j’aurai tout lu ?
Mlle Valentine leva les yeux sur la cime d’un peuplier, et haussa les épaules.
— La vie humaine ne suffit pas pour lire la millième partie de ce qui a été écrit en une seule langue ; que dire donc des ouvrages des trois littératures les plus riches du monde !
Une détresse infinie s’empara d’Anielka.
— Alors, il faut toujours lire et étudier ? murmura-t-elle involontairement.
— Et que voudrais-tu faire, pendant ta vie ? Pourrais-tu trouver une occupation plus noble que la lecture ?
— Ce que je voudrais faire ? dit Anielka. Quand ? maintenant, ou plus tard, quand je serai grande ?...
Voyant que Mlle Valentine n’avait nullement l’air disposé à lui donner des explications, elle poursuivit :
— Maintenant, je voudrais savoir ce que vous savez... Alors je n’étudierais plus... plus jamais... Mais après, j’aurais beaucoup à faire. Je paierais les gages des charretiers, pour ne plus les voir froncer les sourcils en me saluant, comme aujourd’hui ; puis je ferais soigner les arbres, car le jardinier m’a dit qu’avant peu tout dessécherait et pourrirait dans le jardin ; ensuite je chasserais immédiatement ce domestique qui tue les oiseaux, sur l’étang, et brûle les yeux aux rats... Quel vilain homme !...
Anielka frissonna.
— Puis, je conduirais Joseph et maman à Varsovie ; non, je ferais cela d’abord... Et à vous, mademoiselle, je donnerais toute une chambre de livres... Hein ?...
Et elle voulut embrasser Mlle Valentine, qui détourna sa face, et, sèchement, répondit :
— Je te plains ! Tu n’as que treize ans, et tu babilles comme une petite actrice provinciale sur des choses que nul ne t’enseigne, tandis que tu négliges celles que tu devrais savoir. Tu en sais trop pour ton âge, et c’est pourquoi, sans doute, tu oublieras toujours la géographie...
Anielka resta toute confuse. Est-ce que vraiment elle en savait trop long pour son âge, ou est-ce que Mlle Valentine ?...
À gauche du jardin, dans un coin, s’élevait un petit tertre sur lequel croissait un gros châtaignier, abritant de son ombre un banc de pierre. Anielka et son institutrice étaient arrivées en cet endroit ; elles s’assirent.
— Donne-moi le livre, je te trouverai l’histoire de Grégoire VII. Ah ! voici de nouveau une visite de ce chien !...
En effet Karo accourait, l’air satisfait. Il tenait encore, dans sa gueule entr’ouverte, quelques plumes arrachées sans doute à la queue des coqs de la basse-cour.
— Vous n’aimez pas les chiens, mademoiselle ? questionna Anielka tout en caressant Karo.
— Non, je ne les aime pas.
— Ni les oiseaux ?
— Non, répondit l’institutrice agacée.
— Ni le jardin ?... Vous préférez lire, au lieu de vous promener sous les arbres, n’est-ce pas ? Dans votre chambre, on ne voit ni fleurs ni oiseaux ; autrefois un moineau y entrait toujours, et nous lui donnions à manger. Karo courait aussi dans l’escalier, quoiqu’il fût encore tout petit, alors, et très gros. Je lui donnais du pain enveloppé dans un chiffon et trempé dans du lait. Il le mangeait avec le chat de l’institutrice qui était ici avant vous. Mon Dieu, comme ils jouaient... comme ils couraient après le papier, attaché à un fil, que j’agitais devant eux !... Mais vous, mademoiselle, vous n’aimez ni les chats, ni Karo, ni...
Anielka se tut en voyant Mlle Valentine se lever brusquement du banc. La demoiselle regarda la petite fille d’un air hautain, et s’écria, irritée ;
— Quelles questions passent par ta folle tête ?... Que t’importe ce que j’aime ou ce que je n’aime pas ?... Naturellement, je n’aime rien... Je n’aime pas les chats parce que, quand j’en avais, on les pendait ou on les tuait ; ni les chiens, parce qu’ils mordent ; ni les oiseaux, parce qu’on ne me permettait pas d’en avoir... Est-ce qu’il y a quelque part un petit coin qui m’appartienne ?... Je ne descends pas de puissants seigneurs, moi... Les promenades m’ennuient aussi, c’est vrai : mais parce que je dois y être la gardienne et l’esclave d’enfants — de méchants enfants ! comme...
Cette explosion inattendue de sensibilité — ou de méchanceté — émut Anielka. Elle saisit la main maigre et toute tremblante de son institutrice, et voulut la porter à ses lèvres ; mais Mlle Valentine la retira vivement et fit un pas en arrière.
— Vous êtes fâchée ? demanda timidement la fillette, toute troublée.
— Ce n’est pas ta faute si l’on t’a mal élevée, répondit l’institutrice ; et elle regagna la maison à grands pas.
Anielka, très affectée, s’assit sur le banc, à l’ombre du châtaignier ; Karo se coucha à ses pieds.
— Elle est vraiment étonnante, Mlle Valentine ! Elle se fâche pour tout... Elle n’aime rien et ne veut pas que ce soit joli, chez nous ! Qu’est-ce que cela lui ferait, si le jardin était plus beau encore ?... Ou si les charretiers ne fronçaient pas les sourcils ?... N’est-ce pas le bon Dieu qui a ordonné d’aimer tout le monde ? Il n’y a pas longtemps que M. le Doyen disait encore que mieux valait planter un arbre ou consoler un malheureux que de posséder toutes les sciences du monde !
Et puis elle se rappela que, deux ans auparavant, tout allait mieux chez eux. Les gens étaient plus gais et le bétail mieux nourri, et le jardin mieux entretenu.
Anielka en était là de ses réflexions quand elle entendit une voix enfantine appelant :
— Petit !... petit !... petit !...
À quoi répondit un joyeux grognement de goret.
Karo dressa les oreilles, et Anielka, qui avait déjà oublié ses réflexions, monta sur le banc et regarda autour d’elle.
Le chemin menant à la ville voisine longeait le parc. Dans le lointain, on apercevait un chariot au milieu d’un nuage de poussière où se jouaient les rayons du soleil. Plus près, cheminaient deux vagabonds juifs. L’un portait un gros paquet enveloppé dans une toile grisâtre, l’autre des bottes, se balançant au bout d’un bâton. Plus près encore, entre la ramure des arbres et les feuilles tremblantes, juste en face des cheminées blanches du château, on apercevait la chaumière du paysan Gaïda ; une petite fille, assise sur le seuil, donnait des miettes de pain à un cochon d’assez belle taille. Quand elle lui eut tout donné, elle le prit sur ses genoux et joua avec lui comme avec un chien.
Ce groupe fit sur Anielka le même effet que l’aimant sur le fer. Elle sauta du banc et descendit le tertre en courant ; mais tout à coup elle s’arrêta.
Gaïda, le propriétaire de la chaumière, n’aimait pas le père d’Anielka. Autrefois, il avait été valet de ferme au château ; il habitait alors la maisonnette dont il était devenu, dans la suite, l’illégitime propriétaire, à ce qu’assurait son ancien maître. Aussi ne l’employait-on plus jamais à la ferme ; et comme il ne possédait que quelques lopins de terre, il commettait souvent des abus sur les propriétés du château. Depuis quelques années, le châtelain et l’ancien domestique luttaient sourdement entre eux. Le propriétaire, à bout de patience, aurait voulu acheter les terres de Gaïda pour se débarrasser de l’incommode voisin ; mais le paysan faisait la sourde oreille à toutes les propositions. Il ne se passait guère de mois qu’on ne mit en fourrière, au château, soit une vache, soit un cheval, pris en flagrant délit. Gaïda allait alors porter plainte devant le tribunal de la commune ; on ordonnait de lui rendre son bétail, ou bien il le dégageait moyennant une certaine somme, et le propriétaire assurait que l’argent qu’il versait à cette intention provenait de la vente de bois volé dans les forêts du château.
Anielka avait entendu parler maintes fois de ces relations (de quoi n’avait-elle pas entendu parler ?) Aussi elle craignait Gaïda et n’aimait pas sa chaumière. Mais, ce jour-là, elle se sentait attirée par la vue de la petite fille jouant avec son goret. Il lui paraissait que l’enfant devait être bonne, et quelque chose l’entraînait vers elle...
Elle écarta les branches des buissons et s’avança lentement jusqu’à une clôture en forme de palissade, toute vieille, couverte de mousse vert foncé et de lichen gris. De distance en distance, de gros pieux fichés en terre retenaient, à l’aide de barres horizontales, des rangées de lattes pointues qui, fatiguées d’un long service, se penchaient en avant ou se renversaient en arrière. Par-ci par-là, il manquait des lattes ; à certains endroits, la teinte plus claire du bois et un travail moins soigné semblaient raconter que la clôture venait d’être réparée récemment, mais à moins de frais.
Oubliant ses treize ans et son rang de jeune châtelaine, Anielka se glissa entre deux lattes à demi détachées et courut vers la fillette.
Celle-ci resta tout interdite en voyant près d’elle la jolie demoiselle du château. Elle ouvrit la bouche toute grande, se leva, et fit mine de s’enfuir ; mais Anielka tira de sa poche un biscuit quelle montra à l’enfant en disant :
— N’aie pas peur, je ne te ferai pas de mal. Vois ce que je t’apporte ! Goûte !
Et elle mit un morceau de gâteau dans la bouche de la petite fille qui le mangea sans détacher ses yeux de la demoiselle.
— En voici encore... C’est bon ?...
— C’est bon ! répondit l’enfant.
Anielka s’assit sur un tronc d’arbre renversé ; la fillette s’accroupit près d’elle sur le sable.
— Comment t’appelles-tu ? demanda Anielka, en caressant les cheveux blonds graisseux de sa compagne.
— Magda.
— Tiens, Magda, voici encore un biscuit ! Et ce cochon, est-il à toi ? ajouta-t-elle en regardant le petit porc que Karo cherchait à saisir par la queue, mais qui montrait le groin au chien, avec un grognement de mauvaise humeur.
— Il est à papa, répondit la fillette, déjà un peu enhardie. — Pourvu que le chien ne le morde pas !...
— Karo, ici !... Et tu joues toujours avec ce cochon ?
— Je crois bien. Jalochka est grande, et Kochka est morte l’an dernier... Petit... petit... Et lui aussi, il préfère rester avec moi : car lui non plus n’a pas d’autre compagnie. Le monsieur du château a ordonné de tuer la mère avec un fusil, et papa a vendu les autres petits cochons, et maintenant Petit est tout seul.
— Mais pourquoi a-t-on tué la mère ?
— Le monsieur a dit qu’il l’avait vue dans son champ.
— Et vous n’aviez que cette truie-là ?
— Et d’où en aurions-nous davantage ? Mon papa est un paysan ; nous ne pouvons pas avoir beaucoup de bétail...
Tout en parlant, elle caressait le cochon, qui s’était courbé près d’elle.
— Et tu regrettes beaucoup cette truie ?
— Oh ! bien sûr !... je l’ai surtout regrettée quand papa m’a battue.
— Il t’a battue ?
— Il ne m’a pas battue, comme ça, mais il m’a prise par les cheveux et m’a donné quelques coups de pied.
L’enfant racontait cela d’un air très calme. Anielka pâlit. Il lui sembla que Karo venait d’être tué et qu’on la traitait elle-même de cette cruelle manière. Elle sentit le besoin de réparer l’injustice faite à la petite fille. Mais comment ? Avec quoi ? Si elle avait été riche, elle lui aurait fait cadeau d’une autre truie, d’une belle robe ; mais, aujourd’hui, que lui donner ?
Elle s’aperçut alors que Magda jetait des regards avides sur le ruban bleu qu’elle avait au cou ; sans plus réfléchir, elle le détacha rapidement et le noua à la chemise de la fillette.
— Te voilà habillée comme moi, maintenant ! dit-elle.
Magda éclata de rire, s’imaginant sans doute qu’elle possédait déjà non seulement un ruban bleu, mais une robe rose, des bas blancs et de hautes bottines.
— Et puis, mange encore ceci ! ajouta Anielka en lui donnant un autre biscuit.
— Je le mangerai demain... c’est si sucré !
— Et voici encore, pour les coups que tu as reçus !
Et elle l’embrassa.
Cette caresse, qui pour Anielka semblait la plus haute récompense, laissa Magda très indifférente. Elle serrait fortement le biscuit entre ses doigts et regardait à chaque instant le ruban bleu, se croyant déjà mise comme une grande dame. Au même instant, une voiture parut au tournant du chemin, soulevant un nuage de poussière. Une élégante calèche arrivait grand train, avant qu’Anielka eût le temps de s’orienter, la voiture s’arrêta devant la chaumière.
— Papa ! s’écria Anielka en se précipitant vers la voiture.
Mais son père, qui l’avait aperçue le premier, ne l’embrassa pas et lui dit sévèrement ;
— Mademoiselle Anielka se promène sur la grand’ route ! Mes félicitations !... Que fais-tu ici ?
Anielka, toute décontenancée, ne sut que répondre.
— Allons, tu es bien surveillée... et tu te conduis à merveille... c’est vraiment admirable !... Tu cours les chemins, tu te traînes sur le sable avec un sale pourceau et une mendiante déguenillée... Va à la maison... J’y serai dans quelques instants, alors nous causerons ! Jamais je n’aurais cru que tu pusses me causer une telle peine !...
Il fit un signe au cocher, et la voiture repartit, laissant Anielka plongée dans la stupeur.
— « Nous causerons »... — Mon Dieu ! qu’est-ce que cela pouvait signifier ?...
Magda s’était réfugiée sur le seuil, les yeux anxieusement fixés sur la voiture qui s’éloignait. Suivie de Karo, Anielka se tourna vers elle et lui tendit la main.
— Au revoir, Magda. J’aurai sans doute bien des ennuis pour être venue jusqu’ici !
Elle courut vers une ouverture pratiquée dans la haie, et disparut dans le taillis ; Karo la suivit, Magda aussi.
Elle comprenait, la petite paysanne, ce que signifiait « j’aurai bien des ennuis » ; et elle aurait voulu au moins savoir ce qu’il adviendrait à sa nouvelle amie. Elle s’approcha de la palissade, mit un doigt sur ses lèvres et resta là à écouter et à regarder ce qui se passait dans le jardin. Le courage lui manquait d’y pénétrer.
Le cœur d’Anielka battait bien fort, quand elle arriva devant le château. Deux choses, surtout, lui causaient de la peine. Elle avait contrarié son père, qu’elle voyait si rarement ! Et elle avait irrité son institutrice.
Qu’adviendrait-il quand son père « causerait » avec elle ? Mlle Valentine se joindrait certainement à lui... Sa mère se sentirait encore plus malade...
Et une torturante angoisse l’envahit ; elle trouva le jardin laid, la maison horrible. Comment préparer sa mère à l’orage qui menaçait ?...
Elle se cacha derrière un arbre, à proximité du château, et se mit à observer ce qui se passait.
Grâce à ses excellents yeux, elle vit que la véranda était déserte ; son frère et sa mère étaient rentrés dans leurs appartements, Mlle Valentine, dans sa chambre. Le jardin était désert aussi, et de la basse-cour, située de l’autre côté de la maison, arrivaient jusqu’à elle la voix criarde de la Kiwalska, le caquetage des poules, et les cris aigus des paons.
— Que c’est triste !... triste !...
L’institutrice se montra à une fenêtre.
— Elle m’appelle, sans doute ! se dit Anielka.
Mais Mlle Valentine ne songeait nullement à l’appeler : appuyée sur le rebord de la fenêtre, elle regardait le jardin ; bientôt, elle disparut dans le fond de la chambre, puis revint à la fenêtre et émietta du pain qu’elle jeta sur l’abat-vent.
Quelques minutes après, un oiseau accourut, puis d’autres, et ils se mirent à becqueter ces miettes tout en se trémoussant joyeusement. C’était la première fois de sa vie que la vieille fille songeait à nourrir des oiseaux. À partir de ce moment, elle le fit chaque jour, mais seulement vers le soir, comme si elle eut craint d’être remarquée des fenêtres voisines.
Cet incident, très simple, du reste, rendit courage à Anielka. Elle se dit, on ne sait pourquoi, que, après une telle preuve de sensibilité de la part de Mlle Valentine, son père serait moins sévère... Étrange logique de jeune fille ! aurait dit l’institutrice.
Une demi-heure plus tard, le maître du château arrivait à la maison, ramenant avec lui Samuel, le tenancier du cabaret, qui était en même temps quelque chose comme son homme d’affaires.
Le châtelain était distrait et avait l’air embarrassé. Il entra chez sa femme, lui souhaita rapidement le bonjour, embrassa Anielka, à demi morte de peur, caressa les cheveux de Joseph, et parut avoir oublié complètement la rencontre sur la grand’route.
— Comment te portes-tu ? demanda-t-il à sa femme, sans même s’asseoir.
— Moi, mais comme à l’ordinaire ! répondit-elle. Je n’ai plus de forces, mes jambes tremblent, le cœur me bat, j’ai peur de tout, je n’ai plus d’appétit et je ne vis que d’extrait de malt...
— Et Joseph ? interrompit le père.
— Pauvre enfant ! il est toujours faible, quoiqu’il prenne tous les matins des pilules ferrugineuses.
— C’est une véritable calamité que cette faiblesse, que ne font qu’accroître encore tes médicaments ! repartit le père tout en gagnant la porte. — Et Anielka, étudie-t-elle bien ? est-elle bien portante ? Tu lui as peut-être déjà découvert une maladie, à elle aussi ?...
— Tu me quittes déjà après une absence de dix jours ! s’écria la mère ; j’ai tant de choses à te conter. Je voudrais absolument aller consulter Chalubinski en juillet ou en août : je sens que lui seul...
— Chalubinski ne revient à Varsovie que vers la fin de septembre. Du reste, nous en reparlerons plus tard ; maintenant j’ai à régler quelques affaires, répondit le père impatienté ; et il sortit de la chambre.
— Toujours le même ! soupira la mère. Depuis six ans, il passe des semaines entières à régler des affaires, sans pouvoir jamais les terminer. Et moi, je suis malade, Joseph est malade, la culture est négligée, des inconnus viennent visiter le domaine, Dieu sait dans quel but !... Que je suis donc malheureuse ! Avant peu je n’aurai même plus de larmes... Joseph, mon enfant, veux-tu dormir ?...
— Non, répondit l’enfant, à demi endormi. Anielka était si habituée aux doléances de sa mère que celles-ci ne diminuèrent en rien son adoration pour son père. Au contraire, son affection pour lui s’accrut encore quand elle se dit que, sans doute, il voulait la punir sans témoin, pour son escapade de tantôt, et que c’était là, probablement, la raison pour laquelle il l’avait embrassée tout naturellement avant de se rendre dans son cabinet.
— Il m’appellera quand Samuel sera parti, se dit-elle, mais j’irai plutôt moi-même le trouver avant qu’il me fasse demander : de cette façon, maman ne saura rien !
Cette résolution une fois prise, elle se dirigea à pas de loup vers le jardin, afin d’être plus près du cabinet paternel. Elle passa et repassa sous les fenêtres, mais vainement, car ni Samuel ni son père ne la remarquèrent. Elle décida donc d’attendre ; et, toute tremblante de crainte, elle s’assit sur une pierre, contre le mur. Son père, cependant, avait allumé un cigare, et s’était confortablement installé dans son fauteuil. Samuel avait pris place sur une chaise en bois, placée expressément pour lui près de la porte.
— Tu dis donc, fit M. Jean, que ce n’est pas la terre qui tourne autour du soleil, mais le soleil autour de la terre ?...
— C’est écrit dans nos livres, repartit Samuel. Mais, sauf votre respect, je ne crois pas que monsieur m’ait amené ici pour parler de ces choses-là !
— Ah... ah... tu as raison... et j’en viens droit au fait ! Tu dois me procurer trois cents roubles avant demain midi !
Samuel passa ses mains dans sa ceinture, fit un signe de tête, et sourit. Pendant quelques secondes ils restèrent muets, se regardant fixement. On aurait cru que le maître voulait voir si rien n’avait changé dans le visage pâle, dans les yeux noirs et vifs, dans la figure maigre et légèrement courbée du Juif. Le Juif, lui, semblait admirer la belle barbe blonde, les formes sculpturales, les mouvements souples et les traits réguliers du maître. Chacun d’eux, du reste, avait déjà pu se convaincre à mille reprises qu’ils étaient, l’an et l’autre, un type modèle de leur race, ce qui ne facilitait guère toutefois l’arrangement de leurs affaires.
— Et qu’as-tu à répondre à cela ! reprit enfin le maître.
— Je crois, sans vouloir offenser monsieur, qu’on pêcherait plutôt des esturgeons dans l’étang du parc qu’un billet de cent roubles dans les environs. Nous avons tout pêché, déjà ; celui qui voudrait les donner ne les a pas, et celui qui les a ne les donnera pas.
— Comment, je n’ai plus de crédit chez personne ?
— Je demande pardon à monsieur. Nous avons toujours du crédit : seulement, comme nous n’avons pas de caution, personne ne nous prêtera.
— Que diable ! — dit M. Jean, comme se parlant à lui-même, — tout le monde sait qu’un de ces jours je vendrai ma forêt et toucherai au moins dix mille roubles...
— Tout le monde sait que monsieur a déjà touché deux mille roubles, et on sait aussi que l’affaire des servitudes va mal avec les paysans.
— Et cependant elle sera terminée ces jours-ci !
— Dieu seul le sait.
Le châtelain parut inquiet.
— As-tu entendu quelque chose de nouveau ?
— J’ai entendu dire que les paysans veulent avoir maintenant quatre arpents chacun.
Le châtelain sursauta dans son fauteuil.
— Quelqu’un les excite ! s’écria-t-il.
— Peut-être.
— C’est sans doute Gaïda ?
— Peut-être est-ce Gaïda, et peut-être est-ce quelqu’un de plus malin encore ?
Le châtelain haletait, comme un lion irrité.
— Ah ! n’importe, dit-il enfin. Dans ce cas, je vendrai ma propriété ; elle vaut cent mille roubles...
— Les dettes dépassent ce chiffre, interrompit le Juif, et elles doivent être payées immédiatement.
— Alors je m’adresserai à ma tante, et la prierai de me prêter une certaine somme...
— Madame la présidente ne donnera plus rien maintenant... Elle ne touchera jamais à son capital... quant aux intérêts, elle préfère les dépenser elle-même...
— Alors après sa mort...
— Je demande pardon à monsieur, mais... si elle ne laisse rien à monsieur ?
Le châtelain se mit à arpenter fiévreusement la chambre. Le Juif se leva.
— Conseille-moi donc ! s’écria enfin le châtelain en s’arrêtant devant lui.
— Je sais très bien que monsieur ne s’en portera pas plus mal si même cet Allemand achète le domaine ; monsieur n’en vivra pas moins parmi des seigneurs ; et quand (ici Samuel baissa la voix) quand madame... alors monsieur se remariera...
— Tu n’es qu’un sot, Samuel ! dit le châtelain.
— C’est vrai, mais Mme Weiss a deux millions en bel argent, et tant d’argenterie, tant de bijoux !...
Le châtelain le saisit par l’épaule.
— Tais-toi ! dit-il d’un ton rude. J’ai besoin de trois cents roubles, pense à me les trouver...
— Ça peut se faire, répliqua tranquillement le Juif.
— De quelle manière ?
— Nous les demanderons à Mme Weiss.
— Jamais !
— Alors monsieur doit me donner une garantie, et je tirerai l’argent de quelque Juif.
Le maître du château se rasséréna ; il s’assit et alluma un cigare. Après un instant de silence, le Juif reprit :
— Si, au moins, monsieur avait construit ce moulin, dont je parle depuis tant d’années...
— Je n’avais pas d’argent.
— Monsieur en a eu, et plus d’une fois encore. Il n’y a pas si longtemps que monsieur a touché trois mille roubles. Mais monsieur a préféré acheter une voiture, et faire tapisser ses appartements... Et moi, malheureux, je suis toujours dans l’incertitude...
— Mais tu as gagné cinq cents roubles !
— Peut-être que je les ai gagnés, peut-être que je les ai perdus, mais j’aurais préféré le moulin. Ce qui est bâti sur la terre a toujours son prix, tandis que l’argent ne donne que des embarras, et il faut encore le cacher des voleurs.
— Écoute un peu, interrompit le maître, attends ici ; et, pendant ce temps, j’irai essayer de te procurer une garantie !
Pendant le temps que dura l’entretien de son père avec Samuel, Anielka resta plongée dans ce désagréable et chaotique état moral qu’engendre toujours la crainte. Son imagination, surexcitée, essayait inconsciemment de résoudre cette question : « Que lui dirait son père ? » Et pour toute réponse elle se créait, de ses souvenirs passés et de ses impressions présentes, des tableaux tristes et confus.
La fillette, cependant, avait entendu distinctement la conversation de son père avec Samuel, sans toutefois en comprendre le sens ; mais un nom de femme, accolé à celui de son père, lui resta dans l’esprit, mêlé à l’éternel sourire, triste et rusé, de Samuel.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! quel méchant homme que ce Samuel !... Qu’a-t-il dit à papa ?... Qui est cette Mme Weiss ?... — se demandait-elle, toute tremblante.
Elle ne put tenir en place et s’enfuit dans sa chambre. Elle y resta longtemps, silencieuse, épouvantée, attendant que son père la fit demander.
Mais on ne l’appela point. Le souper fut même servi en retard, car son père s’entretint très longuement avec sa mère.
Le châtelain était de fort belle humeur en retournant à la véranda.
Il fit son entrée en fredonnant, et arrivé près de sa femme, assise là dans son fauteuil, il murmura, d’une voix caressante :
— Embrasse-moi, veux-tu ?
— Enfin ! après dix jours... soupira sa femme. Je suis charmée de voir que tu te rappelles mon existence. J’en suis si déshabituée ! La maladie, l’abandon, les sombres pensées, voilà mes compagnons. Et, à vrai dire, en te voyant si gai dans cette pièce si triste j’en éprouve même une impression désagréable.
— Fais trêve de caprices, Mathilde ! Ton abandon et ta maladie auront bientôt une fin ; il ne faut que patienter encore un peu. Je suis en train de conclure une excellente affaire ; et pourvu que je trouve les fonds suffisants...
— Assez, assez, je ne veux pas écouter cela. De nouveau des affaires, de nouveau de l’argent ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! je n’en dormirai pas cette nuit...
— Mais écoute donc, que je te conte la grande nouvelle ! Figure-toi que Ladislas est fiancé à Mme Gabrielle. La bonne veuve lui a prêté cinq mille roubles, et il se monte comme un prince. Si tu voyais son château restauré, ses meubles, ses voitures !...
— Je ne puis croire, interrompit-elle, que Gabrielle épouse cet écervelé qui, en quelques années, a dissipé une telle fortune...
— Pardon ! Il ne l’a pas dissipée, mais il s’est endetté, rien de plus, et avec le capital de sa femme il va se tirer de là. Nous vivons dans une époque de transition, où les plus grandes fortunes sont ébranlées...
— Oui, oui, par les cartes et les paris aux courses !
— Ne sois pas si méchante ! Sois-le d’autant moins que cet inappréciable Ladislas m’a rendu un grand service dans une affaire, et que, si j’avais de l’argent...
— De nouveau des affaires, et de l’argent...
— Mais vraiment je ne te reconnais plus, ma chère Mathilde ! s’écria le mari indigné. Tu sais très bien que je n’aime pas à m’occuper de bagatelles, encore moins à t’en ennuyer, mais actuellement il s’agit de la question des servitudes, de notre fortune, de notre position, de l’avenir de nos enfants. Est-ce que tout cela peut s’écrouler pour quelques malheureuses centaines de roubles ?
— Alors il te faut de nouveau de l’argent ?
— Oui, et j’ai résolu de te demander ton aide pour...
Madame se couvrit les yeux, de son mouchoir, et reprit, d’une voix gémissante :
— À moi ? Et en quoi puis-je t’aider ? Toute ma dot est dépensée, la moitié de mes bijoux sont en gage, et je n’ai pas même l’argent nécessaire pour aller consulter Chalubinski, qui, je le sens, me rendrait la santé. Je ne parle déjà plus de ce malheureux petit Joseph, des domestiques qui n’ont pas été payés depuis longtemps, ni de ce que tout, à présent, s’achète à crédit... Oh ! malheureuse que je suis, bientôt il ne me restera même plus de larmes...
— Mathilde, je t’en supplie, calme-toi ! implora le mari. Tu ne veux pas comprendre que la propriété en général subit en ce moment une crise, qui finira pour nous d’ici à quelques jours. Lorsque j’aurai réglé la question des servitudes, je toucherai immédiatement dix mille roubles que j’emploierai à améliorer mes terres : nous ferons alors de meilleures récoltes, et nous paierons nos dettes ; en attendant, nous vendrons une seconde coupe de forêt et nous partirons pour l’étranger. Là, tu recouvreras la santé, tu t’amuseras de nouveau, et tu redeviendras la brillante Mathilde d’autrefois.
— Oui, je sais ! murmura madame. Tu me répètes cela chaque fois qu’il te faut ma signature.
— Je n’ai nullement besoin de ta signature aujourd’hui, Mathilde. Prête-moi seulement ton collier de perles pour une semaine ou deux. Avant un mois, tous tes bijoux te seront rendus.
— Avant peu je n’aurai plus de larmes...
— Je te mènerai à Varsovie dans les premiers jours d’octobre et tu pourras même, j’espère, y passer tout l’hiver...
— Je ne voudrais seulement que me rétablir !
— Et aussi un peu te distraire, n’est-ce pas ? fit le mari avec un sourire. Le théâtre, les concerts, et même quelques soirées intimes ne sauraient t’empêcher de guérir ?
La dame baissa la tête : puis, après avoir réfléchi quelques instants, elle dit :
— Prends ce collier, dans mon bureau. Mon Dieu ! je sens que je mourrais de désespoir à l’instant même, si je le regardais !
— Mais tu n’en auras que plus de plaisir à le porter un jour ! En le mettant, tu te diras chaque fois que pas un seul instant tu n’as hésité à accomplir ton devoir envers tes enfants, envers ta position...
Tout en parlant, il se dirigea vers le bureau et poursuivit, en fouillant les tiroirs :
— Un moment désagréable nous fait mieux apprécier les heures heureuses qui suivent ; et un simple bijou, même, acquiert de la valeur s’il a été mêlé à quelque grand événement. Pense aussi à ce que vaudront ces perles pour ta fille lorsque, l’en parant, tu lui diras : « Ce collier a sauvé notre position, notre existence, dans un moment décisif de crise sociale ! »
Prenant dans le tiroir un écrin en maroquin, il l’enfouit vivement dans sa poche, puis s’approcha de sa femme et lui chuchota à l’oreille :
— Encore un baiser !...
— Comme je serais heureuse si seulement je pouvais te croire !
— Allons, encore des extravagances ! — fit-il d’une voix impatientée. Après quoi il se hâta d’aller retrouver Samuel, qui l’attendait dans son cabinet.
Madame resta seule. La vue du beau visage de son mari, leur conversation, la reportèrent à dix années en arrière, suscita, dans son esprit, des réflexions qui la remplissaient à la fois de plaisir et d’inquiétude.
Un domestique entra :
— Madame est servie.
— Monsieur est là ?
— Non, madame, mais j’ai prévenu monsieur.
— Prie Mlle Anielka de descendre, et dis à l’institutrice que le souper est servi.
Le domestique sortit.
— Joseph, mon enfant, veux-tu prendre du thé ? Il dort, le pauvre chéri !
Elle traversa la chambre bleu-pâle et gagna la salle à manger ; la longue traîne de sa robe de chambre de laine blanche se déroulait derrière elle.
Anielka, toujours tremblante, entra bientôt avec son institutrice silencieuse ; son père les suivait. Il offrit poliment le bras à l’institutrice, dont le cou et les joues se couvrirent d’une teinte rouge-brique. Elle s’assit en face de lui, et baissa les yeux.
Le maître de la maison posa nonchalamment ses mains sur la table, et, regardant Mlle Valentine (d’une manière impertinente, selon elle), il dit au domestique :
— Dis qu’on me prépare un petit bifteck, mais à l’anglaise...
— Il n’y a pas de viande, monsieur !
— Comment, — en juin on ne peut déjà plus avoir de viande ?
— On peut en avoir, monsieur, mais madame n’a pas envoyé chez le boucher.
La mère et la fille rougirent. Toutes les deux savaient que c’était par économie qu’on n’avait pas envoyé chez le boucher.
— Dis qu’on me serve deux œufs à la coque ! reprit monsieur, en jetant un regard mélancolique du côté de l’institutrice.
Mlle Valentine crut convenable de dire, à son tour :
— Il n’y a sans doute pas d’œufs, car nous en avons eu à dîner, et, en outre, on m’en sert un cru tous les matins.
— Je vois, Mathilde, que ta Kiwalska n’est guère bonne ménagère !
— Elle ne peut dépenser que l’argent qu’on lui donne ! dit l’institutrice, prenant la défense de la femme de charge, qu’elle détestait, pour taquiner le châtelain.
Ces paroles aiguillonnèrent le maître de la maison.
— Es-tu donc si faible, Mathilde, que tu doives encore encombrer Mlle Valentine des fonctions de caissière ?... demanda-t-il.
La vieille fille devint furieuse.
— Et qu’y aurait-il de mal à cela ? fit-elle avec un sourire. Samuel est le caissier de monsieur, je pourrais bien remplir le même emploi auprès de madame !
— Certainement, répliqua le maître, en fronçant légèrement le sourcil, quoique je ne suppose pas que cela puisse se faire sans causer un grand détriment à Anielka !
La cuiller d’Anielka faillit lui tomber des mains.
— Aujourd’hui, par exemple, poursuivit-il, j’ai trouvé cette enfant sur la voie publique !
— Anielka ? demandèrent, d’une seule voix, la mère et l’institutrice.
— Oui Anielka ! Heureusement, elle n’était pas seule, elle était en compagnie de la fille de ce vaurien de Gaïda, et d’un goret.
— Anielka ! balbutia la mère.
— Vous voyez, mademoiselle, continua-t-il en regardant toujours l’institutrice, à quoi est exposée ma fille alors même que vous n’avez pas encore à vous occuper de la caisse ! Elle cherche des amis parmi les porchères et les cochons de lait !
En l’écoutant, Mlle Valentine était devenue bleu foncé.
— Qui sait, dit-elle enfin avec une froideur feinte, si ces relations ne lui seront pas utiles un jour ?
— Des relations avec les porcs ?
— Avec les enfants du peuple. Jusqu’à présent la mode voulait que les seigneurs ne fussent en relation qu’avec les Juifs. Où cette mode les a conduits, nous en avons un exemple de temps à autre. Peut-être la nouvelle génération devra-t-elle se rapprocher des paysans...
Les lèvres du châtelain tremblaient. Mais il songea qu’on devait trois mois d’appointements à l’institutrice, et il préféra ne pas lui répondre. Il se tourna donc vers sa fille :
— Anielka !...
La fillette se leva et s’approcha en tremblant de son père, croyant enfin arrivé le terrible moment. La table, la bouilloire, tout dansait devant ses yeux.
— Je vous écoute, papa !
— Viens ici, plus près...
Elle faillit tomber.
— Que je ne te trouve jamais plus sur la route ! dit lentement le père, en embrassant sa fille sur le front. Et maintenant, va prendre ton thé !
Anielka se crut ravie dans un autre monde. Dieu, que son père était donc bon... et que ce Gaïda, qui battait sa fille... était donc méchant ! Mais aussitôt le souvenir de la mystérieuse Mme Weiss revint à l’esprit de la petite fille, et elle retomba dans l’incertitude.
Une semaine s’était écoulée. Le soleil devenait de plus en plus ardent, les nuits étaient courtes et tièdes. Parfois des nuages gros de pluie passaient au dessus des blés ; mais le vent ne tardait pas à les disperser, afin qu’ils ne causassent pas de dégâts aux moissons. Des arbres se couvraient de fleurs, d’autres étaient chargés de fruits.
L’air était embaumé. Près de l’étang, des cigognes écoutaient le coassement des grenouilles. Les nids s’emplissaient d’oiseaux. Tout croissait et vivait, ou se préparait à vivre et à croître. Plus le soleil montait à l’horizon, plus tout débordait de vie.
Pendant tout ce temps, le père d’Anielka n’avait pas quitté la maison. Le plus souvent, il se tenait dans son cabinet et fumait des cigares. Il lisait un peu et fumait ; il causait avec Samuel et fumait de nouveau.
Parfois il sortait sur le perron, et là, les mains dans les poches, la tête levée, il interrogeait l’horizon, comme s’il guettait des événements attendus. Mais ces événements tardaient à se produire, et ses yeux n’apercevaient que des champs en friche ou couverts d’une maigre récolte. Alors une idée, rapide comme l’éclair, lui traversait l’esprit : il se disait que sa situation était sans issue. Aussitôt il rentrait dans son cabinet de travail et marchait, marchait, pendant des heures entières.
Le lendemain, le surlendemain, dans huit jours au plus tard, devait enfin se résoudre la question des « servitudes. » Deux mois auparavant, les paysans avaient décidé de renoncer à leurs droits, moyennant l’abandon fait à chacun de trois arpents de terre ; si donc ils consentaient à signer le contrat, la forêt pourrait être définitivement vendue, M. Jean toucherait quelques milliers de roubles, et paierait immédiatement les dettes les plus criardes. Mais s’ils allaient refuser de consentir ?... Il lui faudrait alors vendre son domaine. Et ensuite ?...
La question, ainsi posée, tourmentait fort le père d’Anielka. Il avait perdu sa belle humeur, son assurance habituelle et jusqu’à son goût des voyages. Depuis quelque temps, le bruit courait que les paysans, ayant réfléchi, avaient résolu d’exiger une plus grande compensation ou de maintenir leurs droits sur la forêt. Cela le consternait.
Il appartenait à cette catégorie de gens qui veulent que chaque affaire se conclue au gré de leurs désirs, sans toutefois qu’ils aient à s’en occuper eux-mêmes. Ayant consenti à accorder les trois arpents demandés, il avait la complète certitude que cette question était arrangée ; et il avait vendu la forêt, dépensé l’argent touché d’avance, et ne s’était plus soucié de cette affaire, ne supposant même pas que quelque complication pût survenir. Il savait que l’arrangement définitif devait être signé à la Saint-Jean et il renvoyait tout à cette date.
Quand Samuel vint lui annoncer que les métayers parlaient de quatre arpents, il sentit s’écrouler le bel édifice de ses espérances. L’inquiétude le prit. Mais il était si bien habitué à laisser les événements suivre leur cours, il avait une telle peur des désillusions, qu’il n’osa même pas s’enquérir de la véracité de ces on-dit. Encore moins essaya-t-il d’arranger l’affaire.
— Ce sont peut-être de faux bruits, disait-il.
— Mais alors, il faudrait voir les paysans...
— Non, car ils pourraient me croire disposé à leur céder...
Mais là n’était pas la vraie raison : il avait peur d’entendre la fatale vérité. S’il allait apprendre, tout de suite, que les pourparlers n’avaient pas abouti, ses illusions basées sur la vente de la forêt s’évanouiraient, et il voulait s’en bercer encore pendant une semaine, pendant trois jours... pendant un jour même.
Il n’interrogeait donc personne, ne parlait à personne ; il avait même défendu à Samuel de souffler mot de cette question, — et il attendait. Cette manière d’agir lui semblait très diplomatique ; et il se donnait pour excuse que, si personne n’entendait un mot de lui sur cette affaire, les paysans n’oseraient pas changer leurs conditions.
Mais il n’en était pas moins forcé de se demander, sans cesse, à lui-même : « Que ferai-je après qu’on aura vendu notre propriété ? Que deviendra ma femme ?... Par quoi lui remplacerai-je sa dot dissipée, ses bijoux, le confort relatif dont elle jouit ici ?... »
L’humeur du maître semblait peser sur toute la maison. Les charretiers s’en venaient, l’un après l’autre, demander leur congé et négligeaient leur besogne. Les uns s’en allaient pendant des journées entières à la recherche d’un autre service ; d’autres emportaient ou des ustensiles ou des cordes, pour se payer, en partie du moins, l’arriéré de leurs gages. D’autres encore devenaient arrogants, et se plaignaient de la mauvaise nourriture.
La femme de charge du doyen étant morte dans la semaine, Kiwalska vint, les larmes aux yeux, adjurer Madame de lui donner son congé. Elle assura qu’elle adorait toute la maison, qu’elle mourrait certainement d’ennui loin d’eux, mais que son devoir, ses sentiments religieux lui ordonnaient d’entrer chez M. le Doyen, que d’indignes servantes laisseraient mourir de faim si elle n’était pas là. Elle ajouta, en terminant, qu’elle n’osait pas réclamer son dû, mais qu’elle croyait, comme au Saint Évangile, que monsieur et madame ne voudraient pas lui porter préjudice.
Un changement se produisit aussi dans la manière d’être de Mlle Valentine. Quand elle vit que tous partaient, elle assura bien haut n’avoir nullement l’intention de quitter Anielka, à laquelle elle s’était beaucoup attachée ; « mais elle déclara, toutefois, ne pas pouvoir vivre sous le même toit que Monsieur ».
En l’entendant. Mme Jean haussa légèrement les épaules.
Elle lui répondit donc que, avant peu, toutes deux partiraient pour Varsovie, avec les enfants, et que, du reste, Monsieur étant rarement à la maison, Mlle Valentine pouvait se rassurer de ce côté-là.
Les choses restèrent donc en suspens, ce qui n’empêcha pas Mlle Valentine de ranger longuement son linge dans sa malle, et, plus mauvais signe encore, de consacrer plus de temps à garder sa vertu qu’à instruire Anielka.
Celle-ci, cependant, était plus occupée que jamais : car si les leçons et les explications duraient peu, les narrations, les versions et les problèmes étaient donnés à triple dose. Pressentant son prochain départ, Mlle Valentine semblait vouloir verser des torrents de lumière dans la tête de son élève, afin qu’ils lui suffisent pour longtemps. Aussi la pauvre enfant, à qui l’air et le mouvement étaient indispensables, maigrit et perdit toute sa bonne mine. On la voyait rarement descendre au jardin, encore moins se hasarder du côté de la route. Toute sa consolation était Karo, qui ne la quittait guère. Il restait avec elle sous la véranda, mangeait les restes de son dîner, qu’elle lui apportait dans sa poche, écoutait ses douces remontrances, et faisait de son mieux pour étudier avec elle.
Cette distraction était d’autant plus nécessaire à Anielka que la fillette était peut-être la seule à comprendre combien la situation de sa famille était précaire. Son cœur était mis à forte épreuve. Quelle horrible chose, pour elle, de voir chaque jour les yeux de sa mère se cerner davantage ! Quel coup dut lui porter cette exclamation de la pauvre femme : « J’ai achevé ma dernière bouteille d’extrait de malt, et qui sait quand je pourrai m’en procurer une autre ! »
Elle devinait de même tout ce qui se cachait derrière les visages sombres et l’arrogance des domestiques, et ce que signifiait le départ de Kiwalska. Elle comprenait le sens d’une phrase dite par un valet de ferme, et entendue par hasard :
— « Comment travailler, quand nous avons faim, que les boeufs ont faim, et que la terre n’est pas nourrie ? »
Les gens, les bœufs et même la terre avaient faim ! Les gens, au moins, pouvaient s’en aller : mais les bœufs ? Il ne leur resterait qu’à périr ! Et qu’adviendrait-il de la terre ?... Elle aussi aurait à périr de faim !... Est-ce qu’elle allait cesser tout à coup de faire germer du blé et des plantes, de nourrir les arbres et les oiseaux ?...
Leur terre périrait !... Quelle horrible pensée !...
À la tombée de la nuit, quand un pâle rayon lumineux se dessinait à l’occident, rayon aussi pâle que sa petite âme angoissée, Anielka se réfugiait dans le coin le plus sombre du jardin, sous un grand tilleul, dans les branches duquel un oiseau endormi poussait en rêve de petits cris aigus, et, là, elle versait de chaudes larmes. Elle demandait à Dieu d’avoir pitié de ses parents, de Joseph, des domestiques, des bœufs et de la terre. Parfois un nouveau doute s’élevait en elle. Peut-être, en ce moment, Dieu était-il ailleurs ?... Peut-être n’entendait-il pas ses sanglots ?...
Ainsi les jours s’écoulaient, le soleil se levait et se couchait. Elle avançait, avançait, avançait toujours, l’aiguille entraînant après elle le temps qui précipite les jours dans un abîme sans fond. Elle avançait, avançait, avançait toujours, s’approchant du jour où devait se décider enfin le sort de toute la famille.
Un matin, M. Jean, mari et père de deux enfants, s’éveilla avec la résolution bien arrêtée d’écrire à sa tante, la riche présidente, qui, malheureusement, se trouvait alors à l’étranger. Il écrivit donc, avoua ses fautes, reconnut ses torts, s’excusa d’avoir trop abusé déjà des bontés de sa tante, mais la supplia de lui prêter pour la dernière fois les quinze mille roubles dont il avait besoin pour payer ses dettes les plus pressantes. Dès qu’il aurait réglé cette affaire, il changerait son genre de vie, se mettrait courageusement au travail, et serait tout à la fois son régisseur, son comptable et son grangier. Il réduirait ses dépenses ; et, avant deux ou trois ans, non seulement il rembourserait à sa tante l’argent emprunté, mais encore il doublerait le revenu de ses terres, qu’il reconnaissait avoir quelque peu négligées.
N’ayant qu’une médiocre confiance dans le succès de sa démarche, il pria sa femme d’écrire, de son côté, à leur parente, leur situation critique, et de la supplier de leur venir en aide.
Madame écrivit une lettre de huit pages. Elle y parla de sa maladie, du docteur Chalubinski, qu’elle rêvait de consulter depuis tant d’années, de Joseph souffrant d’un affaiblissement chronique, de Raspail, de l’extrait de malt, de robes démodées, du départ de Kiwalska et de toutes les choses qui pouvaient, selon elle, éveiller la pitié de la vieille tante. Et enfin, comme garantie pour l’argent prêté, elle offrit d’hypothéquer la dernière ferme qui lui restât de sa dot. Cette ferme était située à quelques lieues de leur domaine, et se composait d’une chaumière et d’une centaine d’arpents de terre, le tout confié à la garde d’un surveillant. Cela n’avait été ni hypothéqué ni vendu jusqu’ici, pour la simple raison qu’aucun amateur ne s’était présenté.
Mais l’attaque ne sembla pas assez décisive encore au châtelain. Il fit venir Anielka dans son cabinet et lui enjoignit d’écrire, elle aussi, à sa tante.
— Comment le pourrais-je ? balbutia la fillette, tout interdite. Je n’ai jamais vu cette tante, et puis, je ne sais pourquoi, mais elle me fait peur !
Le père se rappela alors que la source de ces craintes n’était rien moins que ses propres conversations, tenues avec sa femme en présence d’Anielka : mais trouvant la chose de peu d’importance, il répliqua :
— Comment, tu ne peux pas écrire une lettre ?
— Ce n’est pas ça, je ne saurais qu’écrire !
— Parle de tout ! Parle de la maladie de maman, dis que papa est triste, que tu voudrais bien étudier, mais que nous n’avons pas les moyens de...
Anielka baissa les yeux.
— Mais c’est que... je voudrais bien... ne pas étudier, balbutia-t-elle. Je préférerais que l’argent donné à Mlle Valentine fût dépensé pour la maison...
Son père, malgré ses soucis, partit d’un éclat de rire.
— Tu es vraiment impayable de franchise ! s’écria-t-il. Si tu ne veux pas étudier pour ne pas me causer de dépenses inutiles, tu dois d’autant plus demander à ta tante l’argent nécessaire pour ton éducation.
— Mais je ne sais pas demander...
Son père la regarda, à moitié satisfait, à moitié mécontent ; mécontent de ce que sa fille ne fût pas assez adroite pour lui rendre service en pareil cas, satisfait de n’avoir pas prêché dans le désert. Car combien de fois n’avait-il pas répété à sa fille que les personnes de son rang pouvaient ou ordonner ou exiger, mais que les pauvres, seuls, devaient demander.
— Vois-tu, mon enfant, expliqua-t-il à Anielka, nous, nous pouvons demander à notre tante : premièrement, parce qu’elle est notre tante, presque une mère pour moi ; secondement, parce qu’elle est de notre rang ; troisièmement, c’est une vieille personne ; et, quatrièmement, nous lui rendrons cet argent. Au reste, sa fortune est comme si elle était à nous : car nous en hériterons un jour !
Malgré sa foi en son père, ces arguments ne convainquirent pas Anielka. Elle les croyait justes et raisonnables ; mais ils éveillaient cependant en elle la même répugnance qu’elle aurait éprouvée à la vue d’un crapaud, créature du bon Dieu, très utile même, mais qu’on ne saurait caresser comme on caresse un chien ou un oiseau.
— Alors, tu écriras à la tante, n’est-ce pas ? insista le père.
— Cher papa, je voudrais bien lui écrire, mais je ne sais vraiment que dire...
— Dis-lui que tu l’aimes, que tu voudrais la voir... fit le père impatienté. Au reste, je te dicterai la lettre...
Vers deux heures, le couvert était mis, et Joseph, Anielka, le père et la mère étaient assis sous la véranda, quand un chariot à banne s’arrêta devant le perron ; une petite femme vive, et douée d’un certain embonpoint, en descendit. Bientôt après le domestique vint annoncer que la visiteuse désirait voir monsieur et madame.
— Qu’est-ce que cette femme ? demanda madame.
— Une femme de charge, une parente de madame, à ce qu’elle dit !
— Qui l’a amenée ?
— C’est Gaïda qui l’a amenée... elle, ses malles et sa literie.
— En voilà un vaurien ! murmura M. Jean. — Fais entrer ! — reprit-il tout haut.
Le domestique sortit. On entendit, dans l’antichambre, une voix sonore qui disait, avec beaucoup de volubilité :
— En attendant, l’ami, dépose tous ces objets sur le plancher ; je vais demander qu’on t’envoie dix copecks, car je n’ai plus un liard. Regarde : tu vois que ma bourse est vide ! J’ai tout dépensé en chemin...
M. Jean et sa femme se regardèrent, comme pour se dire qu’ils connaissaient cette voix. Madame rougit légèrement, monsieur fronça les sourcils. Au même moment, la nouvelle venue se montra dans l’embrasure de la porte. Elle était vêtue, à la manière des gens de petite ville, d’un manteau de drap, et coiffée d’un chapeau passablement démodé. Elle s’arrêta sur le seuil, et s’écria :
— Comment vous portez-vous ? comment vas-tu, Mathilde ?... Ce sont là vos enfants ? Dieu soit loué !
Elle s’avança et fit mine de vouloir se jeter au cou de sa cousine. M. Jean s’avança à sa rencontre.
— Pardon, dit-il, à qui ai-je l’honneur ?... La femme resta toute stupéfaite.
— Comment, vous ne me reconnaissez pas, monsieur Jean ? Je suis la cousine germaine de Mathilde, Anna Stokowlska... C’est vrai, ajouta-t-elle après un moment, nous ne nous sommes pas vues depuis quinze ans... J’ai changé, depuis ce temps-là ; j’ai perdu ce que j’avais, je me suis tuée à travailler, et j’ai, naturellement, vieilli.
— C’est Anna, Jean ! dit la châtelaine.
— Asseyez-vous, je vous en prie ! dit enfin M. Jean d’un ton très mécontent, en désignant une chaise à la visiteuse.
— Avec le plus grand plaisir... répondit-elle, mais avant, je dois t’embrasser, Mathilde...
Celle-ci, fort embarrassée, lui tendit la main gauche.
— Je suis malade... Voici une chaise...
— Et c’est ta fille, cette charmante enfant ?... Embrasse-moi, fillette, embrasse ta cousine !
Cette petite femme loquace plut tout de suite à Anielka. L’enfant se leva, et courut vers elle, le sourire aux lèvres.
— Anielka, salue madame ! dit le père d’un ton sévère, en l’arrêtant. Anielka fit une révérence et, tout étonnée, elle regarda son père et sa cousine : sur le visage mobile de celle-ci on lisait la confusion et le chagrin.
— Je sais, reprit la cousine, que je vous cause de l’embarras... Mais Dieu m’est témoin que ce n’est pas ma faute. Je suis venue ici, ayant appris que la femme de charge du doyen était morte. Depuis que je suis restée sans fortune, je ne pense qu’à une place comme celle-là, ne serait-ce que pour ne pas me perdre les yeux avec mon aiguille. Chez un brave prêtre (et il paraît que le doyen est un si brave homme !) j’aurais, du moins, un peu de confort, de l’air frais et un travail facile. Aussi, quand j’ai entendu parler de cette place (mais je vous ennuie, peut-être ?) j’ai vendu ma machine à coudre, mon fer à repasser, et je suis accourue. En arrivant au presbytère, j’ai donné mon dernier copeck au juif qui m’y a amenée. J’ai demandé le doyen à une servante, qui m’a répondu : « Le voici », en me montrant un vieillard tout blanc. Vite j’ai couru lui baiser la main. « M. le Doyen, lui ai-je dit, prenez-moi comme ménagère ! Je suis de bonne famille, je travaillerai et ne ferai point de dépenses inutiles. » « Ah ! ma bonne femme, m’a répondu le doyen, je vous prendrais volontiers, car vous me paraissez honnête ; mais je ne le puis, j’ai donné ma parole de prêtre à une femme d’ici, qui s’est jetée à mes pieds en m’assurant que, si je ne la prenais pas à mon service, elle mourrait de faim... »
— C’est Kiwalska, notre femme de charge, murmura la mère d’Anielka.
— Vaurienne de femme ! grogna M. Jean.
Les yeux de la cousine brillèrent.
— Alors, mes chers cousins, s’écria-t-elle, si votre femme de charge vous quitte, permettez-moi de la remplacer ! Je ne vous servirai pas comme une parente, mais comme un chien, pourvu que j’aie un coin et quelque chose à manger... Qu’irai-je faire en ville, malheureuse que je suis ? Je n’ai plus de logement, plus de machine à coudre, plus de fer à repasser ; en un mot, je n’ai plus rien !
Et elle joignit les mains et jeta un regard suppliant au châtelain, qui lui répondit d’un ton revêche :
— Nous n’aurons plus de femme de charge, une simple femme de journée nous suffira.
— Ne suis-je pas une femme ? répliqua la cousine. Que désirez-vous ?... Je puis balayer les chambres, faire les lits, donner à manger aux cochons...
— Je vous crois, mais j’ai quelqu’un d’autre en vue, interrompit M. Jean. Et il caressa sa barbe d’une telle manière que la cousine n’osa plus insister.
— Allons ! que la volonté de Dieu s’accomplisse ! dit-elle. Faites-moi au moins la grâce de me donner des chevaux pour m’en retourner, et de payer dix copecks à l’homme qui m’a amenée, car je n’ai rien...
Monsieur fit une grimace, donna les dix copecks au domestique pour Gaïda, et promit de la faire reconduire le soir même.
— Le dîner est servi, annonça le domestique.
— Préviens Mlle Valentine ! dit M. Jean.
— Je le lui ai déjà dit, mais elle veut qu’on la serve chez elle !
— Eh bien ! si vous voulez vous mettre à table ! fit M. Jean en s’adressant à la malencontreuse cousine.
— Je ne veux point vous causer d’embarras, répondit celle-ci, timidement, et, si vous le permettez, je dînerai avec l’institutrice, car il me semble que c’est Mlle Valentine qui est chez vous ! Elle est de notre ville, je la connais bien !
— Comme vous le désirez...
— Grégoire, dit-il au domestique, conduit madame chez Mlle Valentine !
Lorsque la cousine fut sortie, la mère d’Anielka se tourna vers son mari :
— Jean, est-ce que nous n’avons pas reçu Anna un peu trop brusquement ? C’est une si bonne personne !
Le mari fit un geste de la main.
— Qu’ai-je à faire de sa bonté ? Les parents pauvres, ma chère, sont toujours le fléau d’une maison ; et, à plus forte raison, cette cousine-ci, qui nous compromet affreusement.
— En quoi ?
— Comment, en quoi ? N’a-t-elle voulu entrer comme femme de charge chez le doyen ? A-t-elle hésité, n’ayant pas un copeck en poche, à prendre Gaïda, qu’il me faut payer, maintenant ? Crois-tu qu’en ce moment tout le village ne sait pas déjà qu’elle est notre parente ? Elle s’en est certainement vantée devant tous...
— Qu’est-ce que cela peut nous faire ?
— Cela fait beaucoup, répliqua-t-il d’une voix irritée. Son arrivée ici peut décider de notre sort. Si, par exemple, notre tante la présidente, notre oncle le général ou mon cousin Alphonse étaient arrivés en voiture de maître, les paysans se seraient dit : « C’est le seigneur des seigneurs ; ne marchandons plus avec lui, car l’affaire ne pourrait se terminer à notre désavantage ! » Mais quand ils la verront toute crottée, déguenillée, que diront-ils ? « Ils ne valent guère plus que nous ; marchandons, il cédera... »
— Tu exagères, Jean, fit la châtelaine.
— Non, pas le moins du monde, cria-t-il, agacé ; et tu acquerras bientôt la preuve que la visite de cette aventurière peut nous coûter cher ! Elle a bien choisi son moment ! Les parents pauvres de ma femme viennent me rendre visite, et ne paient pas leur voiturier, juste à l’heure où je dois me présenter devant les paysans comme un chevalier sans peur et sans reproche... C’est désespérant !...
Après cette explication, ils allèrent se mettre à table avec leurs enfants. Le dîner fut très triste. Quand on se leva, le père, pourtant, se rasséréna légèrement ; il prit Anielka, et la conduisit dans son cabinet de travail pour lui dicter la lettre à la vieille tante. Là, il s’installa confortablement sur une chaise longue, alluma un cigare, et se laissa aller à la rêverie.
Anielka resta tranquillement assise, pendant un certain temps, puis elle appela :
— Papa !
— Que me veux-tu, mon enfant ?
— Pourquoi ne m’avez-vous pas permis d’embrasser notre cousine ?
Le père parut réfléchir.
— Tu ne l’as jamais vue... tu ne la connais pas...
Et il reprit sa rêverie.
Anielka vint s’asseoir plus près de lui.
— Pourquoi ne voulez-vous pas qu’elle demeure chez nous ? demanda-t-elle.
— Tu m’ennuies, mon enfant ! Ma maison n’est pas un hospice pour que les pauvres accourent s’y réfugier de toutes les parties du monde.
Et il fronça le sourcil, comme s’il essayait de ressaisir le mince fil de ses rêves interrompus ; puis, y étant parvenu, sans doute, il parut réfléchir profondément, les yeux au plafond, et tout en fumant un cigare.
— Il me semble, continua Anielka après quelques minutes, que la cousine doit être très pauvre !
Le père haussa les épaules.
— La pauvreté n’autorise personne à tomber sur le dos des autres ! répliqua-t-il sèchement. Qu’elle travaille...
Soudain, il sursauta comme quelqu’un qu’on éveille, s’assit sur le canapé, passa la main sur son front et jeta un regard pénétrant à sa fille.
Elle aussi fixa sur son père, non pas des yeux d’enfant, mais des yeux de personne mûre, comme si elle eût voulu lui demander quelque explication sur une chose très grave.
— Que veux-tu encore ? lui demanda-t-il.
— Nous devions écrire à ma tante !
Le père fit un geste de la main.
— Va, lui dit-il, tu n’écriras pas aujourd’hui !
Et il détourna son visage, sentant le rouge de la honte lui monter au front. Chose singulière, pas une seule fois jusqu’ici il ne s’était dit que ses enfants cesseraient un jour d’être enfants et jugeraient alors les actes et les opinions de leur père. Et de nouvelles souffrances vinrent s’ajouter à celles qui le torturaient depuis quelques jours déjà. Que pensait Anielka de sa conduite ? — car il venait de deviner qu’elle pensait déjà. L’opinion de sa femme sur son compte lui importait peu : n’était-il habitué à la tromper et surtout à la voir toujours aveuglément soumise ? Mais, aujourd’hui, une nouvelle personne était en jeu : une personne aimante et aimée dont l’esprit clair et naïf demandait involontairement une réponse à cette question : « Pourquoi son père avait-il tant de principe différents ? Pourquoi lui-même demandait-il du secours, alors qu’il ne voulait pas en accorder à autrui ? Pourquoi recommandait-il à une personne malheureuse de travailler, quand lui-même restait oisif ? »
Ces suppositions ne laissaient pas, toutefois, d’être un peu exagérées, car Anielka ne comprenait pas encore ce que c’est qu’un principe, et ne critiquait nullement les contradictions de son père. Elle sentait seulement que, pour elle, il ressemblait à un homme portant deux masques, mais ne montrant jamais son vrai visage. Le père qu’elle connaissait depuis l’instant où elle avait vu le jour, c’était le premier masque. Elle venait d’entrevoir l’autre le jour même, et ses yeux s’étaient ouverts.
Lequel était son père ? Qu’était son père ? Était-ce celui que aimait sa vieille tante, la présidente, ou bien celui qui chassait de sa maison une parente pauvre ? celui qui éprouvait de l’aversion pour une cousine ne pouvant payer dix copecks à un voiturier, ou bien celui qui contractait si gaiement de grosses dettes ? celui qui se fâchait contre Gaïda quand il lui causait des dommages dans ses champs, ou bien celui dont les serviteurs, la terre, et les bœufs avaient faim ?... celui qui embrassait sa mère... ou bien celui devant lequel Samuel osait parler de la mort de sa femme ?...
Qui était donc son père ? lequel des deux l’aimait, elle, Anielka, aimait Joseph ?
Pendant ce temps, la cousine Anna renouvelait connaissance avec Mlle Valentine. Oubliant l’accueil glacial qu’on lui avait fait, et ne songeant nullement que son arrivée pût avoir quelque rapport avec la question des « servitudes », elle causait gaiement. La tristesse ni l’envie n’avaient rien de commun avec le cœur ingénu de cette excellente femme.
— En vérité, disait-elle, il faut croire aux pressentiments... Moi, par exemple, j’ai reçu deux avertissements en une semaine. Une fois, j’ai rêvé — pardon — que j’étais couverte de vermine. Oh ! oh ! pensai-je, l’heure où mon sort va se décider a enfin sonné (quoique à vrai dire, je ne croie pas aux songes). La vermine signifie réussite, et comme j’ai toujours demandé à Dieu d’entrer comme femme de charge chez un bon prêtre, j’ai immédiatement deviné qu’un tel emploi se présenterait sous peu. Et je vous dirai même plus : aussitôt j’ai averti M. Saturnin, et résolu de vendre ma machine à coudre, ma table, mon fer à repasser et quelques vieilleries...
— Mais vous n’avez point rêvé qu’une autre prendrait cette place ? demanda l’institutrice avec un sourire ironique.
— Attendez... Donc, j’ai dit à M. Saturnin qu’un de ces beaux matins je m’en irais pour quelque presbytère, car j’avais eu un songe (lui-même n’y croit pas beaucoup) ; et il m’a répondu, en se moquant de moi :
— « Un songe peut tromper quelquefois ; consultez encore les cartes ! »
— Et moi de lui dire : « Moquez-vous si vous voulez, mais je consulterai les cartes... » Et j’ai prié une vieille de me faire le jeu... elle l’a fait trois fois et chaque fois elle avait : bonne nouvelle d’un blond, et se garder d’une brune...
— Qui est ce blond ?
— Sans doute ce bon doyen, il est blanc comme la neige.
— Et la brune ? poursuivit Mlle Valentine, en ricanant.
— C’est naturellement cette indigne femme de charge, la vôtre ! répondit la cousine.
— Elle ?... Une brune ?... Elle est plutôt châtain.
La cousine hocha la tête.
— Aïe, aïe, quel joli couple vous feriez avec M. Saturnin, vous êtes comme taillés sur le même patron !
— Comment se porte-t-il ? demanda l’institutrice en rougissant.
— Très bien ! Il a vraiment de la chance... et souvent, très souvent même, il me parle de vous.
— Lui ? de moi ? fit Mlle Valentine en haussant les épaules.
La cousine baissa la voix.
— Ne faites pas la renchérie, mon amie. Il est jeune, beau, il reçoit déjà quatre cent roubles d’appointements... et comme tout le monde le respecte !... Car je vous dirai que c’est un génie... Il a autant d’esprit que le plus grand philosophe, et puis il danse si bien... Une fois que je valsais avec lui...
— Vous dansez encore ?...
— Moi ! fit la cousine, en se touchant du doigt, mais je n’ai pas encore quarante ans. Ce n’est pas l’âge qui m’a vieillie, c’est le travail. Ah ! si je restais seulement quelque mois chez un brave prêtre, ne serait-ce que...
— Est-ce que M. Saturnin lit toujours beaucoup ? interrompit l’institutrice.
— Il lit des charretées de livres ! Il vient souvent prendre le thé chez moi, et alors il me fait la lecture à haute voix. Et comme il lit avec facilité ! et quel accent !... quelquefois je lui dis : « Reposez-vous, vous voilà tout enroué ! » Lui répond alors : « Certainement que je voudrais pouvoir me reposer, mais (et ici il soupire, invariablement) il n’y a personne pour me remplacer, comme le faisait autrefois Mlle Valentine... »
— Laissez-moi... Je n’aime pas les compliments, surtout ceux qui sont inventés de toutes pièces ! dit l’institutrice, indignée.
La cousine lui jeta un regard scandalisé.
— Je vous donne ma parole, fit-elle en se frappant la poitrine, que je n’invente rien. Il me parle de vous chaque fois que je le rencontre...
— Il a sans doute oublié que je suis loin d’être jolie.
— Qu’avez-vous à faire d’être jolie ? c’est votre esprit qu’il adore ! Je vous dirai même qu’un jour où il m’avait beaucoup ennuyée avec ses ressouvenirs je lui ai dit : « Épousez-la, que diable ? au lieu de me rabattre sans cesse les oreilles de vos paroles creuses ! » Et lui de répondre : « Est-ce qu’elle voudrait de moi ? » et il a fait une mine si malheureuse que j’en ai presque pleuré ; une vraie compassion s’est éveillée en moi, je l’ai regardé dans les yeux, je lui ai donné des tapes sur l’épaule et je lui ai dit : « Mon cher, quoique vous ne croyiez pas aux pressentiments, souvenez-vous de mes paroles : un jour viendra où je trouverai une place chez un prêtre, et où vous vous marierez. » Oui, je lui ai dit cela, ma chère...
— Et qu’a-t-il répondu ?
— Lui ?... Il avait le même air que vous avez maintenant...
On vint annoncer à la cousine que la voiture était avancée, et que ses effets y étaient déjà placés.
— Où sont monsieur et madame ? — demanda-t-elle. — Je voudrais les voir, et les remercier pour la grâce qu’ils me font.
— Madame est malade, et monsieur dort ! répondit le domestique.
La parente sentit vivement cette nouvelle offense. Ses lèvres tremblèrent.
— Votre famille vous fait un charmant accueil ! observa Mlle Valentine.
— Moi... oh ! moi... je ne m’en fâche pas ! Ce sont des seigneurs, et je suis une couturière. Et puis, eux aussi doivent être rongés de chagrins, maintenant, avec leurs affaires ; ils n’ont donc ni le temps, ni la possibilité de s’occuper d’autrui.
Elle embrassa Mlle Valentine et descendit, par l’escalier de service. Au moment où elle traversait la cour pour aller rejoindre la voiture, Anielka accourut au-devant d’elle, la saisit par le bras, et l’embrassa affectueusement, en murmurant :
— Je vous aimerai toujours, ma cousine !...
La cousine qui ne s’attendait nullement à cette surprise, fondit en larmes.
— Que Dieu te bénisse, ma bonne petite ! dit-elle. Tu es un ange...
Mais la fillette avait déjà disparu, craignant d’être aperçue.
Ce soir-là, Mlle Valentine donna une double ration de pain aux moineaux du toit, puis elle s’accouda sur le rebord de la fenêtre et, voyant que personne ne pouvait l’entendre, elle fredonna :
Fleur, dites-lui
Le désir de mon cœur...
Le chant ressemblait plutôt à un accès de toux qu’à un aveu de tendres sentiments. Mais il n’en contrastait pas moins avec l’endroit où il se produisait. Le maître de maison, jadis très gai, était triste ; la plus gaie d’entre les gaies, Anielka, était triste aussi ; une seule personne chantait, et cette personne était celle dont la bouche ne s’était ouverte jusqu’ici que pour des reproches ou d’amères admonestations...
D’où l’on peut conclure que jamais la gaîté ne disparaîtra de ce monde. Quand elle s’éteint dans un cœur elle se rallume dans un autre.
C’était un dimanche. Au-dessus de la route, habituellement déserte, tourbillonnait la poussière soulevée par les roues des chariots ou les pieds des pieuses gens revenant de l’église. Tantôt, on ne distinguait que le ciel gris et un brouillard jaunâtre, montant dans l’air comme la fumée d’un incendie ; tantôt, le brouillard s’éloignait dans la direction de la ville, découvrant ainsi une longue file de voitures et de piétons.
Quand le vent soufflait de ce côté, il apportait le bruit des roues de voitures, les cris des hommes, ceux, plus perçants, des femmes, et les hennissements des chevaux.
Et toute cette procession aboutissait à une grande construction blanche, dont le toit de planches s’appuyait, aux quatre coins, sur quatre solides poteaux. C’était le cabaret de Samuel ; là venaient se réconforter et se distraire les paysans revenant de l’église.
On ne pouvait passer entre les voitures arrêtées devant le cabaret. Les moyeux s’emboîtaient l’un dans l’autre, les timons entraient dans les ridelles des charrettes. Un cheval, au cou duquel on avait suspendu un sac avec de l’avoine, essayait vainement de saisir un peu de sa nourriture ; il ne parvenait qu’à baisser la tête jusqu’à quelques pouces de l’avoine, et remuait impatiemment les lèvres sans cesser d’avoir faim. Un autre, plus heureux, était parvenu à atteindre le chariot arrêté devant lui, et, à sa grande joie, se repaissait de foin volé. Un autre, sans crinière, voulait suivre son exemple et, alléché par l’odeur du foin, s’efforçait de tourner la tête vers le voiture voisine ; mais comme il était borgne de l’œil gauche, il rencontrait, au lieu de foin, le museau d’une méchante petite jument qui criait, serrait les oreilles et montrait les dents à l’infirme. Pour comble de malheur, un essaim de mouches s’était abattu sur ces pauvres bêtes affamées et impatientées : elles s’opiniâtraient à vouloir leur entrer dans les yeux, dans les narines, dans la bouche, et forçaient leurs victimes impuissantes à agiter leur tête, à battre le sol de leurs sabots, à agiter leur queue, tout cela sans aucun profit...
Seul, un cheval placé en avant, — un cheval gris auquel l’âge avait creusé des fosses au-dessus des yeux, — restait calme, les yeux fermés, comme sommeillant. Peut-être rêvait-il à une mangeoire remplie de belle et bonne avoine, aux jours heureux mais trop courts, où, jeune poulain, il s’ébattait en liberté dans une prairie bien grasse, folâtrant autour des jeunes juments qui lui étaient devenues, hélas ! si indifférentes avec l’âge.
Le vestibule et le cabaret regorgeaient de clients. Quelques filles, la tête hors de la fenêtre, riaient et faisaient les yeux doux à des valets de ferme debout sur le seuil ; ceux-ci leur prenaient les mains et voulaient les attirer dehors, loin du regard vigilant des mères. À droite, près du poêle, sur un banc et à côté de ce banc, se pressaient les femmes mariées. À gauche, en face de la porte, de chaque côté de longues tables aux pieds en croix, il y avait des bancs de bois où s’étaient assis tous les métayers, parmi lesquels se trouvait, au grand scandale du sexe féminin, une seule femme, véritable amazone résolue et criarde.
Quantité de clients se tenaient debout au milieu de la pièce. De l’autre côté du comptoir, dans le coin à droite, séparée de la salle par une balustrade, une servante chrétienne versait l’eau-de-vie et la femme de Samuel, vêtue d’une veille robe de satin noir, inscrivait les dépenses.
Les hommes étaient vêtus, à l’ancienne mode, d’habits de drap grossier retenus par des agrafes et ceints d’une large courroie de cuir, ou de capotes à boutons de corne et sous ceinture ; il y avait même des vestons bleus et des pantalons de drap. Les femmes étaient coiffées de mousseline ou de fichus ; les unes portaient le traditionnel vêtement de feutre grossier, orné de boutons de cuivre ; d’autres des jaquettes ou des paletots ; selon l’ancienne coutume, elles avaient ôté leurs chaussures à la sortie de l’église et les tenaient à main.
Ni le paletot de gros drap du régisseur, ni le manteau de l’économe, ne produisaient d’effet dans cette cohue. On parlait peu du château, beaucoup du maire, du juge de paix, ou de soi-même. On pouvait voir des amis s’embrassant, les yeux pleins des larmes que faisait sourdre l’eau-de-vie falsifiée du cabaretier.
Ce qu’on entendait surtout et plus haut que tout, c’était :
— Compère, à votre santé !
— Que Dieu vous bénisse !
Une acre odeur de tabac, d’eau-de-vie et de sueur arrivait du cabaret jusque dans le vestibule, en même temps que de la poussière et un bruit rappelant le bourdonnement des abeilles dans une ruche ; ce bruit était dominé de temps à autre par les cris d’un ivrogne, étendu sur le plancher souillé, entre un banc et le comptoir.
Tout à coup un des métayers monta sur le banc placé près de la porte. Ses voisins crièrent aussitôt :
— Silence... attention...
— Qu’est-ce que c’est ? Un second sermon ? s’écria un des valets de ferme.
— Grzyb veut se dégourdir les jambes : il est resté assis trop longtemps...
— Tais-toi, garçon ! crièrent les voisins de Grzyb.
— Mes frères, — commença Grzyb, — nous sommes ici et entre nous et pas entre nous : mais c’est égal... Que les nôtres se rappellent qu’à la Saint-Jean nous devons signer le contrat, pour la forêt, avec le maître du château. Les métayers ont des opinions différentes, sur cette signature : les uns veulent, les autres ne veulent pas. Alors, mes frères, je m’adresse à vous afin que nous nous entendions tous ensemble, et qu’il y ait de l’accord entre nous !
— Ne signons pas, ne signons pas ! cria un paysan, que sa femme poussa aussitôt violemment vers la porte.
Tous les assistants éclatèrent de rire.
— Qu’avez-vous à rire ? demanda le paysan. Si nous allions signer, alors nous paierions pour tout, et pour la commune, et pour l’école...
— Il parle comme un homme ivre ! fit quelqu’un.
— Je ne suis pas ivre ! s’écria le paysan en repoussant sa femme.
Grzyb reprit :
— L’ami Mathieu vient de parler comme quelqu’un qui a la tête un peu embrouillée, mais il y a du vrai dans ses paroles. Aussi je vous conseille de ne pas signer, mais d’attendre, sans vous presser : car celui qui sait attendre reçoit davantage. Souvenez-vous, frères, quel contrat M. Jean vous a offert, il y a cinq ans. Vous avez alors demandé un arpent par famille, et il a refusé. Deux ans après il a offert lui-même deux arpents, et aujourd’hui trois...
— Et qui donc se mettra d’accord pour trois ? fit une voix.
— Qu’il nous en donne cinq et nous céderons !...
— Cinq, c’est encore peu !
À l’autre coin de la pièce, une voix de femme s’éleva.
— Écoutez-moi, vous autres, ne signez pas !
— Voyez-vous celle-là... une femme...
— Ferme ta bouche, sorcière, ce n’est pas ton affaire !...
— Et de qui est-ce l’affaire ? brailla-t-elle.
— Est-ce que ton homme est mort ? dois-tu parler pour lui ?...
— Qu’est-ce qu’il y connaît ? répliqua-t-elle. Ecoutez-moi tous, parce que j’ai plus de raison que vous tous.
— Attendez, compères... attendez que mon Joseph revienne de l’école ! cria d’auprès du poêle une femme habillée en bourgeoise,
— Taisez-vous, les femmes !... C’est une vraie peste, quand elles se mettent à déblatérer !
Laurent, un chauve, monta sur un banc.
— Accordez-vous pendant qu’il est encore temps ! Dit-il. Chacun de vous aura alors son coin de terre. Que gagnez-vous à ce que votre bétail mange l’herbe du voisin ? Il vaut toujours mieux avoir son champ...
— Grand Dieu ! Laurent, mais c’est mes bottes que vous portez ! fit une voix.
— Et depuis quand ?
— Je les lui ai données en gage parce qu’il m’a prêté un rouble, et voilà qu’il les porte, maintenant !...
— En voilà un ladre !...
— Il prend des intérêts, et il fait encore étalage avec les bottes des autres !
Laurent, tout confus, descendit du banc et sortit de la pièce en montrant les poings. Gaïda, une sorte de géant, le remplaça.
— Et moi je vous dis d’attendre ! fit-il en donnant un coup de pied sur la table. Nous savons ce qu’il en est quand nous avons droit à la forêt, mais nous ne savons pas ce qu’il en sera quand chacun de nous aura reçu deux ou trois arpents de terre : alors il ne faudra plus fourrer le nez dans...
— Nous fourrerons le nez où nous voudrons, même quand nous aurons signé, repartit un des partisans de l’accord ; mais quand un Allemand sera installé ici avec ses domestiques, quand il commencera à lire la morale, à tout surveiller, alors il nous ordonnera de passer par ce chemin-ci et non par un autre, et il nous en donnera...
— Nous viendrons bien à bout de lui ! observa Gaïda.
— Que non, vous n’en viendrez pas à bout ! dit à son tour un métayer d’un village voisin. Nous aussi, nous avons un Allemand chez nous ; et, dès qu’il a commencé à barbouiller du papier, à acheter des engrais, alors nous avons dû vendre la moitié de nos bestiaux. Et quand Simon, le Mazovien, a rencontré son garde dans la forêt, un Allemand aussi, et qu’ils se sont querellés, alors celui-ci a tiré sur lui comme sur un lièvre. Pendant trois mois, des grains de plomb lui sont sortis du corps.
— Oui, accordez-vous plutôt avec un des vôtres, pour qu’un Prussien ne vienne pas vous mener à la baguette ! opina un cultivateur d’un village voisin.
— M. Jean lui-même est tout comme un Prussien ! repartit Gaïda. Et il n’est pas habillé comme les gens ici... il est toujours habillé de blanc ou de carreaux ; et sa femme aussi jargonne toujours en prussien... Chez d’autres, on reçoit au moins des médicaments quand on tombe malade, ou bien on donne de temps à autre un livre à un enfant ; mais, chez cet hérétique, on ne trouve pas même à gagner sa vie. On ne m’appelle plus au château, maintenant ; cela vaut mieux pour moi, car je fais le métier de voiturier et je gagne davantage ; mais, ceux qu’on appelle, on ne les paie pas.
— Il n’est pas encore le plus mauvais de tous ! marmotta un des partisans du contrat. Et même s’il le voulait, il ne pourrait pas faire grand mal : car il n’est jamais là...
— C’est un mensonge ! interrompit Gaïda, rouge comme un coq. Il a fait tuer mon cochon à coups de fusil, et un tel cochon qu’on n’aurait pas son pareil pour trente roubles... Et quand, il y a une semaine de ça, sa fille, cette Anielka, s’est approchée de la mienne devant notre chaumière et lui a donné un ruban bleu, alors il s’est autant fâché que s’il avait été question d’une fortune... Ah ! conclut-il tout bas en s’asseyant, si je ne plaignais pas tant ses petits, et surtout la fille, je lui en ferais voir !
Samuel, souriant, se montra dans l’embrasure de la porte, près du comptoir ; il salua de tous les côtés. Gaïda l’interpella :
— Et, que pensez-vous, vous, Samuel ? signer le contrat ou ne pas signer ?
— Comme vous voudrez, Messieurs ! répondit le cabaretier diplomate.
— Mais qui a raison ? est-ce moi, qui dis d’attendre, ou celui qui conseille de signer ?
Samuel caressa sa barbe, regarda au plafond, et répondit :
— Vous, Joseph, vous avez raison, mais eux aussi ont raison. Chacun veut le mieux de ses intérêts.
— Et vous, vous auriez signé ?
— Est-ce que vous pensez, Joseph, que donner ma signature soit chose nouvelle pour moi ?... Combien de fois par jour je signe...
— Nous le savons, mais auriez-vous consenti pour trois arpents à...
— Comment ? pour trois ?... pour quatre... interrompirent quelques voix.
— Et quatre c’est encore trop peu... ajoutèrent d’autres.
— Vous croyez que quatre, c’est trop peu... fit Samuel, et Monsieur croit que c’est trop. Chacun veut le mieux de ses intérêts.
— Alors vous auriez signé ? reprit l’imperturbable Grzyb.
Mais cette fois encore, le juif se refusa à donner une réponse catégorique. Il fit quelques pas en avant, mit une main dans sa ceinture et, battant la mesure, de l’autre, il déclara :
— Que vous êtes amusant, Joseph !... Chacun me demande ce que je ferais, comme si moi seul j’avais de la raison pour le monde entier. Monsieur me questionne d’un côté, vous d’un autre ; dois-je répondre pour tous ?... Si j’avais vos terres, je calculerais ; signer ou ne pas signer pour quatre arpents ? Et si j’avais des terres de monsieur, je me demanderais : donner ou ne pas donner les quatre arpents ? Et puis j’agirais comme mon intérêt me le commanderait. Eh bien ! vous, faites de même !
Grzyb remonta sur le banc.
— Mes frères, dit-il, pour que la concorde et l’entente règnent parmi nous, signons le contrat : mais... à cinq arpents...
— Très bien... très bien...
— Mon homme ne signera pas ! déclara la femme qui avait parlé la première.
— Donnez-lui un coup de poing sur la tête, Jean ! Qu’est-ce qu’elle a toujours à parler pour vous ?
— Lui ?... à moi ?... sur la tête ?... se défendit énergiquement la femme. Tiens, voilà, et voilà encore, et va-t’en chez ces ivrognes...
Et, tout en criant, ses poings s’abattaient sur son mari.
La séance était finie. Les cultivateurs, ennuyés ou affamés, quittaient le cabaret en masse. Ils arrangeaient les harnais de leurs chevaux, faisaient avancer ou reculer leurs charrettes, et partaient. Un quart d’heure plus tard, il ne restait plus dans la vaste pièce que Mathieu et sa femme, tous les deux à demi ivres, un ivrogne endormi sous le banc, la servante, occupée à ranger les verres, et Mme Samuel, en robe de satin noir, écrivant toujours.
Samuel alla vers l’alcôve, prit un morceau de papier, et écrivit au crayon : « Ils veulent cinq arpents. » Puis il remit cette carte à un garçon avec ordre de la porter au château. Lui-même se prépara à partir.
— Où vas-tu ? lui demanda sa femme, en jargon juif.
— Je vais chez l’Allemand. Il a sans doute déjà acheté les terres, et, si je réussis à m’entendre avec lui, nous aurons le moulin.
— Si l’autre n’en a pas construit, celui-ci n’en construira pas non plus ! Ces démarches n’aboutiront à rien ! observa Mme Samuel.
— Alors, peut-être est-ce inutile de se déranger.
— Essaie toujours ! fit-elle.
Au reçu de la carte de Samuel contenant ces mots : « Ils veulent cinq arpents », M. Jean comprit immédiatement de quoi il était question, et se sentit enfin au-dessus du précipice auquel il refusait de penser depuis quelques jours. Le sang lui monta au cerveau ; pendant quelques instants la respiration lui manqua, mais il se convainquit bientôt, à son grand étonnement, que la perte de toutes nos illusions n’est pas le plus grand des maux.
Au premier moment, il en voulut un peu à Samuel pour sa mauvaise nouvelle ; mais il ne tarda pas à se persuader que le juif était toujours dévoué. Puis il pensa à ses domestiques, et résolut de les payer avec l’argent qui lui resterait après la propriété vendue. Il n’entrait point dans ses vues, pas plus que dans sa nature, de causer le moindre préjudice à ses gens.
Il se rappela Anielka, mais chassa bien vite ce souvenir, puis il pensa à Joseph, à sa femme... Il se ressouvint du château, nouvellement restauré, où il aimait à recevoir grandement jadis... des forêts où il chassait... de toute la vaste étendue de terrain qui lui donnait le titre de châtelain... de sa déchéance sociale... Et puis ces biens n’étaient-ils pas la dot de sa femme... la fortune de ses enfants ?... « Ma tante ! ma tante ! sauvez-nous ! » Oui, elle arrangerait tout... Il fallait aussi donner un nouveau maître aux paysans ; il fallait leur en donner un avare, sot, pervers et n’ayant aucune notion de justice ! Qu’ils sachent enfin ce qu’ils ont perdu, et ce que leur sot entêtement leur a valu !
Le désir de se venger et l’espoir en l’aide de sa tante étaient devenus des sentiments si forts qu’ils parvinrent à chasser de l’esprit du châtelain la pensée de la fortune dissipée et de la situation précaire de sa famille.
Mais Anielka, cette enfant si bonne, si précoce... Que deviendrait-elle, sans fortune, sans instruction ?... Que penserait-elle de son père ?... Elle qui aimait tant leur jardin, sa chambre... Elle qui était si confiante...
— Je lui garderai son institutrice ! se dit-il en lui-même ; et il se réjouit de cette idée comme d’une précieuse trouvaille. L’institutrice était comme un bouclier garantissant Anielka.
Il ne parla à personne de ses espérances déçues, ni de la nécessité de vendre le domaine. Au contraire, à souper, il fut plus gai que de coutume, tout en évitant le regard de sa fille. Il dormit mal et eut même un peu de fièvre. Ses nerfs étaient sans doute très surexcités, car il lui sembla qu’il était dans un état de demi-sommeil, et tombait d’une hauteur considérable. Ses mouvements restaient libres, il n’éprouvait aucun vertige, mais il sentait que le sol croulait sous ses pas.
Le matin, il était pâle et las. On vint lui dire qu’un des charretiers avait pris en flagrant délit un cheval à Gaïda. Cela le ranima un peu et il se mit à raisonner sur l’absence de tout sentiment de justice parmi les paysans.
Deux heures après, quand on vint lui annoncer que Gaïda lui-même était là, il sortit sur le perron, et y trouva Anielka examinant, avec une crainte mêlée de curiosité, le géant, dont le visage était d’ailleurs plus embarrassé que menaçant.
— Eh bien ! qu’y a-t-il ? demanda M. Jean. Il paraît que mon blé a de nouveau plu à ton cheval...
— Tout de suite, monsieur, je vous dirai ce qui en est ! répondit le paysan en s’inclinant jusqu’à terre. Quand le soleil a été levé, j’ai commandé à ma fille d’aller faire paître le cheval le long du chemin, là où il y a une jachère. Mais cette rosse s’est sauvée et est entrée dans le blé. Elle n’avait peut-être pas encore mangé deux brins d’herbe, quand le charretier est arrivé et l’a saisie par la corde. Si ce n’est pas comme ça, que je meure à l’instant !
Le paysan restait là, tournait sa casquette entre ses doigts, mais regardant hardiment le châtelain, qui souriait en silence.
— J’ai entendu dire, dit enfin M. Jean, que vous ne voulez plus vous arranger, pour ces « servitudes » ?
Gaïda se gratta l’oreille :
— Les autres disent que nous valons bien cinq arpents par feu, répondit-il.
— Et moi je pense que vous prendriez volontiers le tout, si on vous le donnait...
— Si Monsieur voulait le donner, sûrement que nous le prendrions !
— Eh bien ! je serai meilleur et je ne veux pas tout te prendre... Tu donneras seulement trois roubles au domestique qui a attrapé ton cheval...
— Mon Dieu ! trois roubles !... s’exclama le paysan, mais je ne les gagne pas en une semaine ; et Monsieur m’ordonne de les payer séance tenante !...
— Si tu préfères le tribunal...
— Monsieur, comment irais-je au tribunal quand les Juifs m’ont loué pour aller en ville tout de suite ?... Que Monsieur ait pitié, qu’il me pardonne !...
— Écoute un peu, toi qui veux cinq arpents pour ta part, me ferais-tu grâce de quelque chose ?
Le paysan se tut.
— Réponds donc ! Me pardonnerais-tu et me ferais-tu grâce de quelque chose ?
— Mais je ne veux rien ! Je veux seulement que tout reste comme c’est !
— Alors, tu préfères l’état actuel ?
— Naturellement ! Nous n’avons pas beaucoup de gain, mais il y a toujours un peu de chauffage, et le bétail vit tant bien que mal. Et puis nous ne payons rien à personne pour ça, et si tout nous appartenait, plus nous en aurions, plus il en irait à la commune !
— Voilà comme tu comprends bien tes intérêts ! Permets-moi donc de comprendre aussi les miens, et donne trois roubles à ce garçon si ton cheval t’est nécessaire !
— C’est le dernier mot de Monsieur ? demanda Gaïda.
— Le dernier. Qui sait si d’ici à un an vous n’aurez pas comme propriétaire quelque Allemand qui vous enlèvera, avec ses amendes, jusqu’à votre dernière chemise ?
Gaïda tira d’une main tremblante un petit sac suspendu sur sa poitrine.
— Que ce soit donc un Allemand, peu importe ! Monsieur m’a enlevé lui-même jusqu’à ma dernière chemise. Voici ! poursuivit-il en posant trois roubles sur le banc. Maintenant je vais caresser les côtes de ma fille pour lui apprendre...
— C’est très bien, administre-lui une bonne correction, et qu’elle sache enfin qu’il faut respecter le bien d’autrui ! repartit le propriétaire en riant.
Il appela l’homme qui avait pris le cheval, lui remit les trois roubles et donna l’ordre de laisser emmener l’animal ; puis il rentra dans les appartements.
Lorsque la porte se fut refermée sur lui, Gaïda le menaça du poing ; et Anielka, qui contemplait toujours la scène, vit que cet homme avait alors un visage effrayant.
— « Je vais caresser les côtes de ma fille, »... se répétait Anielka, et un frisson la secoua toute. Pauvre Magda !...
Elle aurait tant voulu sauver la petite fille, mais comment ?... Sa mère ne pouvait lui être d’aucun secours, ne possédant pas elle-même les trois roubles qu’il aurait fallu rendre à Gaïda pour l’apaiser. S’adresser à son père ?... Elle se rappela l’accueil fait à leur cousine, les dernières paroles de son père, encourageant Gaïda à battre sa fille, et elle comprit qu’il n’y avait aucun espoir de ce côté. Son instinct lui disait que son père ne ferait que rire de sa compassion.
À droite du perron, derrière les serres, s’élevaient les dépendances de la ferme : les granges, les écuries, les étables. Gaïda s’était dirigé de ce côté pour y chercher son cheval. Dans quelques minutes, il retournerait chez lui et battrait Magda ! Anielka fit le tour du château, tourna à gauche, derrière les serres, et courut vers la palissade allant des écuries au chemin vicinal. Là, elle s’arrêta, attendit Gaïda, tout effrayée à la pensée de causer avec lui, inquiète sur le sort de Magda, et en même temps redoutant d’être aperçue par son père à elle. Tout à coup, elle entendit le bruit des sabots d’un cheval et de lourds pas d’homme. Un des barreaux de la clôture était détaché juste à l’endroit où elle se tenait ; Anielka l’écarta, passa de l’autre côté, remonta le fossé couvert d’orties, auxquelles elle se piqua les jambes et les mains, et courut à la rencontre de Gaïda. Née pour commander, elle allait prier.
À sa vue, le paysan s’arrêta et regarda d’un air morne le visage pâle et les yeux bleus tout craintifs de la fille de ses maîtres.
— Métayer ! appela Anielka d’une voix à peine perceptible.
— Que me voulez-vous ? demanda-t-il brièvement.
— Métayer, est-ce vrai que vous allez battre Magda ?
Le paysan s’éloigna de quelques pas.
— Écoutez-moi, je vous en prie... Elle est si petite... Comment aurait-elle pu retenir un si grand cheval ?...
Un étonnement profond se peignait sur le visage du paysan. Les yeux, la voix et chaque mouvement d’Anielka exprimaient une telle force de persuasion qu’il se sentit tout petit devant elle.
— Ne la battez pas ! suppliait Anielka, les mains jointes. Vous êtes si fort et elle est si faible !... Si vous la serriez trop violemment, vous pourriez l’étouffer...
— Anielka ! Anielka ! appela du jardin la voix grêle de Mlle Valentine.
Anielka se tut un instant. Elle jeta un regard désespéré autour d’elle et puis, comme tout heureuse d’une inspiration subite, elle tira d’un mouvement rapide un petit médaillon suspendu à son cou.
— Voyez-vous, Gaïda, ce médaillon... Cette Notre Dame est en or et a été bénie à Rome... C’est maman qui me l’a donnée... Elle coûte très cher, beaucoup plus que vos trois roubles... Maman me l’a donnée en me recommandant de la porter toute ma vie !... Mais prenez-la, si vous consentez à ne pas faire de mal à Magda !
La fillette, tenant en main une chose si sainte, prit aux yeux du paysan l’importance d’un prêtre élevant l’hostie. Il se découvrit et balbutia d’une voix émue :
— Que Mademoiselle garde cette image sainte ; je ne suis pas un Juif pour faire commerce de tels objets !
— Anielka ! Anielka ! appelait toujours Mlle Valentine.
— Mais vous ne battrez pas Magda ?
— Non, je ne la battrai pas !
— Vraiment non ?
— Que Dieu m’en préserve ! dit-il en se frappant la poitrine.
— Anielka ! Anielka !...
La fillette courut vers la palissade.
Le paysan resta à la regarder, jusqu’à ce que le dernier bruissement de sa robe se fût tu, puis il fit le signe de la croix et murmura une prière. Le cœur lui battait à se rompre ; il n’aurait guère été plus troublé si quelque miracle s’était opéré à ses yeux. Enfin il se remit en marche lentement, la tête penchée, et disparut au tournant de la route, tenant toujours sa casquette en main.
Comme on le sait, le cœur de Mlle Valentine, quoiqu’un peu desséché, n’était pas complètement mort. Elle caressait toujours le rêve d’un homme sérieux venant enfin la dédommager, par une chaude affection, des amertumes de sa vie.
Mais ce beau sentiment était presque étouffé par quantité de principes, ou plutôt de formules, sur l’obéissance, les bienséances, la politesse, la grammaire, la géographie, le devoir à remplir, et autres choses semblables. Seuls, des incidents qui seraient parvenus à pénétrer très profondément sous cet amas de connaissances intellectuelles auraient pu amener, momentanément au moins, une révolution dans la nature psychique de Mlle Valentine.
Or, de tels incidents venaient de se présenter. Le premier, c’était l’été, l’été qui alanguit, porte à la rêverie, et rend susceptibles d’amour même les personnes travaillant du cerveau. Le second était le retour du châtelain, qui, en sa qualité de bel homme et de célèbre séducteur, revêtait aux yeux de Mlle Valentine les formes d’un démon voulant attenter à son innocence. Le dernier enfin, et de beaucoup le plus excitant, était la conversation avec la cousine Anna à propos de M. Saturnin.
Grâce à la solitude qui l’entourait, et à son exaltation poétique, M. Saturnin semblait enfin à Mlle Valentine l’idéal rêvé. Et le cœur de l’austère vierge se mit à fermenter.
Depuis quelques jours la lecture l’ennuyait ; ses devoirs d’institutrice lui pesaient. Elle préférait jeter des graines aux oiseaux, ou laisser ses regards errer sur les arbres du jardin. Et puis une grave question se posait à son esprit : Que deviendrait-elle dans une quinzaine de jours ? Car elle pressentait que les affaires pécuniaires du maître étaient à la veille d’une catastrophe. Elle eût voulu partir, fuir quelqu’un, se rapprocher de quelque chose, ou éprouver du moins des émotions inconnues.
Et M. Saturnin, le modeste employé de district, devint l’objet de ses rêves, le but de ses aspirations. Elle lui était reconnaissante de s’être souvenu d’elle, elle le plaignait, car il paraissait souffrir, elle l’estimait pour sa fidélité et était même prête à lui donner son amour. Elle se regarda plus souvent dans son miroir, et se noua même au cou un étroit ruban de velours noir. Elle s’habitua aussi à la frivolité, si chère aux hommes, chanta le long des allées du parc, courut après les papillons, naturellement quand personne ne pouvait la voir. Mais, par-dessus tout, elle s’entraîna à redouter ce vilain séducteur, M. Jean. Elle eût voulu entourer son cœur d’une palissade morale, elle eût voulu le cuirasser, le fortifier, et ne laisser dans les fortifications qu’une petite porte, par laquelle pourrait entrer le tendre, le fidèle Saturnin.
Sous l’influence de telles rêveries, Mlle Valentine se conduisait étrangement. Un jour elle refusait de descendre à dîner ; un autre jour, pendant le souper, elle dérobait obstinément ses charmes derrière un grand samovar de cuivre. Parfois sa chambre était éclairée toute la nuit, parfois elle se demandait anxieusement si elle ne devait pas appeler au secours !... Et elle était de bonne foi en agissant ainsi : car elle supposait que l’indifférence de M. Jean déguisait quelque projet déshonnête, et elle essayait, à l’aide de son anémique imagination, de prévoir les suites possibles de chaque attaque.
Elle croyait aussi fermement à l’attaque qu’un pauvre savetier, qui a tout mis en gage pour se procurer un billet de loterie, croit à sa chance de gagner le gros lot.
— Et pourquoi ces attaques n’auraient-elles pas lieu ? se demandait-elle.
Mais pendant ce temps M. Jean, comprenant enfin que la fortune lui glissait des mains, s’était juré de garder à Anielka son institutrice, n’importe à quel prix. Il suffirait sans doute d’expliquer à Mlle Valentine que, désormais, elle serait payée très régulièrement, et de la prier de ne pas abandonner la fillette quoi qu’il survienne, et même quoi qu’il faille supporter.
Au moment où Anielka courait après Gaïda, Mlle Valentine se mit à la recherche de la fillette. Elle fit le tour de l’étang, regarda sous le châtaignier, et enfin appela :
— Anielka !... Anielka !...
Anielka ne vint pas à l’appel ; mais M. Jean apparut aux regards étonnés de l’institutrice. Il s’avançait vers elle de son pas souple, ayant sur les lèvres un sourire triste et doux, signe précurseur d’un nouvel emprunt ou d’une demande de délai pour rembourser l’argent emprunté. Mlle Valentine lui donna une autre signification, et eut vraiment peur. Elle regarda autour d’elle. Ils étaient seuls dans la partie la plus inculte du jardin, entourés de taillis épais, au bord d’un étang. Elle se mit à trembler ; ses pommettes semblèrent vouloir percer la peau jaunie. Elle était résolue à mourir s’il se jetait sur elle, mais elle se demandait ce qu’elle ferait s’il tombait à ses pieds.
— Mlle Valentine, commença M. Jean de sa voix mélodieuse, depuis quelque jours je cherche un moment favorable pour vous entretenir.
— Je le sais, répliqua-t-elle d’une voix forte et enrouée, en l’écrasant du regard.
— Vous le savez ? et il lui lança un regard qui glaça son sang dans ses veines ; puis il fit un pas en avant.
— Ne m’approchez pas, je vous le défends !...
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— Ne m’approchez pas, car je suis résolue à tout...
Et elle tourna ses regards vers l’étang fangeux où se réfugiaient, en coassant, les grenouilles effrayées.
— Qu’avez-vous, Mademoiselle ? Je ne vous comprends pas... fit-il étonné.
Mlle Valentine sentit que cette question était un triomphe, un triomphe trop rapide à la vérité et surtout trop facile. Le sang lui battit aux tempes ; puis comme mue par une inspiration, et supposant que M. Saturnin l’écoutait, caché derrière un saule, elle dit :
— Vous osez me demander ce que j’ai ?... Vous ne me comprenez pas ?... Vous ne me comprenez pas après tant de preuves d’aversion de ma part ?
— Mais, Mademoiselle, réfléchissez un peu...
— J’ai réfléchi, interrompit-elle. Vous supposez que les personnes telles que moi accomplissent leurs devoirs sans avoir à lutter ?... Vous vous trompez... et je vous le dis d’autant plus ouvertement que maintenant je suis aguerrie à la lutte... La raison et le sentiment du devoir ont éteint en moi la voix des sens, tandis qu’en vous...
— Mademoiselle ! mais vous vous méprenez...
— Sur vos intentions ?... Certes non... !
— Mais je veux...
— Peu m’importe ce que vous pouvez vouloir ! Je suis une femme indépendante qui estime son...
— Laissez-moi parler, enfin, je vous en supplie !
— Je connais aussi ce moyen... Vous l’employez habituellement quand la victoire est difficile !
— Que pensez-vous donc... que diantre ?
— Je pense que vous êtes venu me faire les mêmes propositions déshonnêtes qui ont chassé d’ici la pauvre Sophie...
— Mais, ma chère demoiselle, interrompit-il, irrité, la Sophie dont le sort paraît vous indigner était toute jeune... et jolie...
— Oh ! la beauté vous importe peu...
M. Jean se fâcha sérieusement.
— Pardon, fit-il, je vous ai dit que Mlle Sophie était jeune et belle, mais je n’avais nullement l’intention d’avoir une conférence avec vous sur la beauté ou la jeunesse, je voulais seulement vous parler de ma fille...
Mlle Valentine se prit la tête dans ses deux mains, puis, jetant un regard de lézard blessé sur le châtelain, elle déclara :
— Je vous prie de faire atteler... Je quitte immédiatement cette maison !
— Hé, allez-vous-en à l’autre bout du monde ! cria M. Jean, dont la dernière espérance venait de s’évanouir d’une manière si grotesque.
Mlle Valentine traversa le jardin en courant et déchira même le volant de sa robe à un des buissons.
Elle se précipita dans sa chambre, elle se baigna le visage dans de l’eau froide, se coiffa, arrosa ses vêtements d’eau de Cologne et, dominant de toute sa maîtrise d’elle-même la fièvre intérieure qui la brûlait, elle descendit chez Mme Jean.
La malade, plus calme ce jour-là que de coutume, lisait un roman ; Joseph était assis sur une haute chaise près d’elle et jouait avec une boîte de pilules. Mlle Valentine posa la main sur la table et, les yeux baissés, elle annonça :
— Je suis venue prendre congé de vous, Madame... Je quitte votre maison aujourd’hui même... à l’instant.
La malade resta bouche bée, les yeux écarquillés d’étonnement. Puis elle plaça un signet dans son livre et ôta un des gants qu’elle portait toujours.
— Que dites-vous, Mademoiselle ! demanda-t-elle d’une voix toute changée.
— Je vous quitte aujourd’hui même.
— Qu’y a-t-il ? qu’est-il arrivé ?... Vous m’étonnez... Avez-vous reçu la nouvelle de la maladie ou de la mort de quelqu’un ?... Peut-être un de nos domestiques a-t-il été grossier ?...
Anielka entra en cet instant.
— Anielka, as-tu offensé Mlle Valentine ? questionna la mère.
— Moi, maman ?... Je suis venue aussitôt que j’ai entendu la voix de Mademoiselle ! répondit Anielka, embarrassée.
— Petite impolie !... s’écria la mère, demande pardon à Mlle Valentine !
— Elle n’est pas coupable, prononça l’institutrice. C’est une autre personne qui me chasse de votre maison.
— Mon mari ?... Jean ?...
— Madame, s’écria Mlle Valentine d’un ton pathétique, ne me demandez rien, je vous en supplie !... La dernière grâce que vous pouvez me faire est de faire atteler immédiatement. Adieu, Madame...
Et elle sortit, suivie d’Anielka.
— Comment ? vous voulez partir ? demanda Anielka, étonnée, en lui barrant le chemin.
Mlle Valentine s’arrêta.
— Ma pauvre enfant, dit-elle, après une minute de réflexion, je sens que je ne remplis pas le devoir qui m’incombait ; — mais... ce n’est pas ma faute ! Je suis très inquiète pour ton avenir... Au reste, je veux te laisser un souvenir... En partant, je te donnerai un petit livre où j’ai noté les plus importants principes par lesquels nous devons nous guider dans la vie. Jure-moi que tu ne le montreras à personne !
— Je vous le jure !
— Sur la santé de ta mère, sur ton affection pour elle ?
— Oui.
— Suis-moi donc !
Elles montèrent au premier étage. Mlle Valentine entra dans sa chambre, prit dans la toilette un petit cahier rouge et le présenta à Anielka.
— Étudie... lis ce livre... n’oublie pas mes oiseaux, ceux qui tiennent à cette fenêtre, et surtout... étudie !...
Elle l’embrassa au front et sur les joues.
— Tu m’as fait parfois de la peine, mais moins que d’autres enfants, en somme ; oui, infiniment moins... Je me suis attachée à toi, quoique ton éducation soit très négligée... Maintenant, au revoir... porte-toi bien... Va... ne lis jamais ce livre après avoir joué et quand tu seras gaie, mais quand la tristesse pèsera sur toi. Et surtout... étudie !...
Anielka sortit, serrant le livre-talisman sur sa poitrine. Chacune des paroles de son institutrice avait à ses yeux l’importance d’une chose sacrée. Elle ne sanglotait pas, mais de grosses larmes silencieuses roulaient sur ses joues, et son cœur était serré de tristesse.
Voulant garder le livre en lieu sûr, elle tira d’une table placée près de son lit une boîte de carton où se trouvaient déjà un bout de galon arraché au cercueil de sa grand’mère, une plume d’un serin étranglé jadis par un chat, et quelques feuilles sèches prises elle ne savait plus où. C’était dans cette boîte qu’elle avait résolu de serrer le cadeau de Mlle Valentine.
Elle tourna machinalement un des feuillets du cahier déchiré, et lut les mots suivants, écrits au crayon et quelque peu effacés déjà :
« Pense toujours d’abord au devoir à accomplir, et ensuite à tes aises ! »
Un peu plus bas :
« Mercredi j’ai donné à la blanchisseuse :
« Chemises de jour 4.
id. de nuits 2. »
Et ainsi de suite.
Une heure plus tard, Mlle Valentine avait quitté la maison. Elle emportait, outre ses effets, un billet à ordre de cinquante roubles que M. Jean devait lui payer dans le courant de la semaine.
La mère d’Anielka dut se mettre au lit ; le père refusa de dîner et donna l’ordre d’atteler.
Vers quatre heures, il entra chez sa femme et lui annonça qu’il devait aller en ville immédiatement.
— Aie un peu de pitié, Jean !... Comment peux-tu nous quitter en un tel moment ?... Je n’aurai pas même à qui dire une parole... Nos gens ont un air singulier, et je voulais justement te prier de les congédier à la Saint-Jean.
— Cela peut se faire, répondit le père, en fixant le tapis.
— C’est très bien ; mais, en attendant, tu me quittes ! Il me faudrait une femme de chambre, honnête, d’un certain âge... Je ne parle point d’une institutrice pour Anielka, tu t’en procureras une, sans doute...
— Très bien, très bien, fit Monsieur.
— Malheureuse que je suis ! Je ne comprends vraiment pas quelles affaires te retiennent hors de la maison, et dans un tel moment, encore !... Je n’ai plus de larmes... Apporte une boîte de pilules, pour Joseph, et de l’extrait de malt pour moi ! Je serai heureuse aussi de savoir enfin si je puis compter sur Chalubinski, car, je le sens...
— Au revoir, Mathilde ! interrompit le mari. Avant tout je dois arranger les affaires les plus pressées, et puis nous parlerons de Varsovie.
Il sortit, entra dans son cabinet, ferma la porte à clef derrière lui, et chercha des papiers dans un des tiroirs du bureau. Il était tellement énervé que le moindre bruit le faisait sursauter.
Il se disait bien qu’il reviendrait encore chez lui : mais une autre voix, une voix faible et cachée plus profondément que sa pensée même, lui murmurait qu’il quittait cette maison pour toujours. Il se donnait pour excuse que ses affaires l’appelaient, mais l’écho intérieur affirmait sa fuite devant l’orage qu’il avait attiré sur toute sa famille. Il essayait de se consoler par l’idée qu’il épargnerait des soucis à sa femme en ne lui parlant pas de la vente forcée de leur propriété : mais sa conscience lui soufflait qu’il était un menteur.
Samuel n’ignorait rien, sans doute ; toute la domesticité se doutait de quelque chose, les paysans prévoyaient qu’il lui faudrait enfin vendre cette propriété ; et sa femme seule, sa femme, à qui ce domaine appartenait, ne soupçonnait même pas la catastrophe qui les menaçait. C’était là le résultat des pleins pouvoirs sans limites qu’elle lui avait donnés le jour de leur mariage : car il ne convenait pas à une jeune et jolie femme de son rang et de son âge de s’occuper de ses affaires. Comment soupçonner son mari ?... Comment supposer qu’un jour viendrait où il aurait tout perdu ?
Malgré ses brillantes qualités mondaines, ses vêtements à la mode, son élégance, ses reparties faciles, son esprit, son tact, et quantité d’autres choses encore, M. Jean était un enfant. Il avait joué avec le feu sans penser au danger ; et, maintenant que la maison brûlait, il s’enfuyait. Il s’enfuyait non pour abandonner ses enfants, réduire sa femme au désespoir, les laisser tous sans pain, mais pour fuir un moment désagréable. L’idée de consoler et de rassurer sa famille, de soutenir les regards des domestiques, d’accompagner les nouveaux propriétaires quand ils viendraient prendre possession du domaine, lui causait une répugnance insurmontable.
— Ici, je ne peux leur être d’aucune aide, pensait-il, et puis j’y perdrais le sang-froid qui m’est plus nécessaire que jamais. N’est-il donc pas préférable, pour éviter des scènes, d’arranger mes affaires loin de la maison, de chercher un asile pour ma femme, et de tout lui expliquer dans une lettre ? La nouvelle lui sera moins terrible, et la pauvre femme ne devra pas se torturer l’esprit en se demandant : « Où irons-nous quand d’autres viendront occuper le château ? »
Malgré ces résolutions, très pratiques selon lui, M. Jean était excessivement surexcité... Peut-être ferait-il mieux de rester auprès de sa femme et de ses enfants... de ses enfants !... Et que dirait Anielka ?... Et puis, ce coin lui était si cher ! Combien de fois n’était-il pas resté là, dans ce cabinet, quinze ans auparavant, à causer tendrement avec sa jeune femme ? Ce tilleul, qui se dressait là, devant la fenêtre, était alors un petit arbre, très élancé et bien moins branchu... Et la surface brillante de l’étang, que dérobaient maintenant de hauts buissons,... on l’entrevoyait aussi, de cette même fenêtre... Anielka avait joué avec sa bonne sous ce châtaignier... Elle ressemblait alors à une poupée, avec sa longue robe bleue, son bavoir et son bonnet blanc... Que de fois, apercevant son père à cette fenêtre, n’avait-elle pas tendu vers lui ses petits bras caressants !...
Qu’il faisait donc bon ici ! ici où chaque objet rappelait tant et tant d’agréables souvenirs !... Et il lui fallait partir... Il devait quitter cette maison pour n’y jamais rentrer !...
Le grincement des roues d’une voiture tira M. Jean de sa torpeur. Il prit une valise bourrée de papiers, et sortit machinalement, sans se retourner.
Sa fille l’attendait sur le perron.
— Vous partez, papa ?
— Je reviendrai dans quel... quelques heures, répondit-il en l’embrassant.
Il monta en voiture. Alors il lui sembla que, dans un instant, la maison allait s’écrouler, ensevelissant ceux qu’il y laissait.
— Partons !
— Au revoir, papa !
— André, va donc !
Les chevaux firent un mouvement si brusque que la tête du châtelain alla heurter la capote. La maison disparut. Bientôt ils eurent dépassé les bâtiments de la ferme, et se trouvèrent dans l’avenue. Voici maintenant les maigres champs, les jachères, puis de nouveau le jardin, le toit de la maison...
Enfin, ils ont tout dépassé. M. Jean respire profondément.
— Mon cher, dit-il au cocher, tiens mieux les rênes, tes chevaux baissent la tête comme des bêtes de labour !
Puis il allume un cigare et se sent entièrement satisfait. Sa femme, Anielka, les esprits de la maison sont restés là-bas... loin... bien loin déjà. Seulement... il ne faut pas tourner la tête de ce côté !
Les passants le saluaient. Devant une chaumière, située près de la route, une mère amusait son petit enfant ; en apercevant la voiture du châtelain, elle assit le petit sur ses genoux et se mit à chanter, en battant la mesure avec son pied !
À la vue de ce tableau de famille, M. Jean sourit. Le soleil brillait, une alouette gazouillait très haut ; tout autour, les champs respiraient la vie ; mais, là-bas, par delà la colline, par delà le jardin, une maison restait sans maître. D’une des fenêtres de cette maison, Anielka suivait toujours des yeux la voiture de son père, qui maintenant ne lui paraissait guère plus grosse qu’un scarabée...
Le lendemain du départ de M. Jean, le métayer Joseph Grzyb entra au cabaret pour y faire provision d’eau-de-vie. Il y trouva Mme Samuel, plus absorbée que jamais, et Samuel lui-même, grondant sa servante parce que les consommateurs avaient brisé un verre la semaine d’avant.
À peine Gryzb fut-il entré que Samuel l’interpella, un sourire ironique aux lèvres.
— Eh bien ! vous vous réjouissez, les métayers ?... vous avez un nouveau maître !
— Peut-être que oui, répondit Grzyb, qui parut réfléchir.
— Vous aurez une distillerie, un moulin...
— Cela nous importe peu. Mais vous, Samuel, vous y gagnerez, car ce moulin, que vous désirez tant, vous pourrez le prendre à ferme, n’est-ce pas ?
Le Juif ne se contint plus.
— Oui, il en sera de mon moulin comme de votre forêt ! s’écria-t-il. Imbéciles, qu’avez-vous fait ?
— Et qu’y a-t-il donc ?... demanda Grzyb, inquiet.
— Comment ? ce qu’il y a ? Monsieur vend le château et les terres à un Prussien, et celui-ci a déclaré qu’il me chasserait immédiatement de la ferme et, l’an prochain, du cabaret.
— Ça, c’est pour vous ; mais en quoi est-ce que ça nous regarde ?
— Ça vous regarde parce que le Prussien s’est déjà informé de tout, et qu’il a découvert que vous n’aviez pas le droit de jouir de la moitié de ce dont vous jouissez !
— Mais...
— Quel mais ? Il n’y a pas de mais ici, il y a des règles. Monsieur vous permettait tout par ce qu’il ne pouvait payer ni garde champêtre, ni garde forestier ; et vous faisiez tout ce qui vous plaisait, et vous vouliez encore cinq arpents de terre. Et maintenant, que le diable m’emporte si vous en recevez deux !
— C’est ce que nous verrons ! répliqua Grzyb. Si le Prussien veut nous faire du tort, nous ne le permettrons pas.
— Il ne vous causera aucun tort : c’est vous, au contraire, qui en avez fait à M. Jean. Le nouveau ne prendra que ce qui lui appartient : il fera venir le commissaire, le chef du district, et si l’un de vous lui casse une branche en trop, il vous enverra devant les tribunaux. Mais c’est vous qui l’aurez voulu ! conclut le Juif.
— Est-ce que tout ça est vrai ?
— Et pourquoi ne le serait-ce pas ? N’est-ce pas toi-même qui, dimanche dernier encore, as le plus parlé, qui as dit de ne pas s’arranger, ou de s’arranger pour cinq arpents ?
Grzyb éprouvait un certain malaise. Il comptait acheter quatre bouteilles d’eau-de-vie, il n’en prit que trois ; et, revenu à la maison, il alla de chaumière en chaumière, répétant ce qu’on venait de lui dire.
Quelques métayers se désolèrent, tempêtèrent, menacèrent même ; d’autres, au contraire, ne virent là qu’une intrigue de Samuel ayant pour but de les décider à être plus accommodants. Mais, le lendemain, les optimistes les plus endurcis perdirent tout espoir : car, de grand matin, trois Allemands, venus du chef-lieu du gouvernement, visitèrent la propriété. Ils n’entrèrent point au château, mais ils parcoururent la forêt, les champs des paysans, et descendirent même jusqu’à la petite rivière.
Dès qu’on les eut aperçus dans le village, des métayers, des femmes et des enfants les suivirent. Les visiteurs firent semblant de ne rien remarquer. Cette indifférence ne laissa pas d’alarmer les métayers.
— Il va nous en cuire ! dit l’un d’eux. Notre monsieur, quand on se mettait sur sa route, se fâchait au moins quelquefois, tandis que ces « porteurs de culotte » bougonnent entre eux, rien de plus. Il faut croire qu’ils se moquent de nous !...
Les Allemands quittèrent le village sans même entrer au cabaret. Dès qu’ils furent partis, les métayers se réunirent et, après une courte délibération, ils décidèrent d’envoyer une députation au château. On choisit donc trois des plus honorables : Grzyb, qui, le dimanche précédent encore, conseillait de ne pas céder, mais avait changé d’avis depuis ; Simon Olejarz, qui avait toujours été pour l’entente ; et Jean Samiec, le paysan que sa femme battait, mais qui était le plus riche du village.
Grzyb et Olejarz étaient présents, mais Samiec était à la maison, occupé, selon l’ordre de sa femme, à bercer leur enfant. Les deux députés et quelques métayers, suivis d’une foule de femmes, se rendirent donc chez lui.
Olejarz annonça alors au paysan qu’ils allaient au château proposer un arrangement et que les métayers réunis l’avaient choisi aussi, lui, Samiec, pour député, parce qu’on le regardait comme un homme posé. Après avoir achevé son discours, Olejarz lui demanda :
— Eh bien ! compère, venez-vous ?
Samiec se leva, alla au garde-manger, et en rapporta un vêtement tout neuf.
Il avait à peine passé une manche quand sa femme accourut en criant :
— Où veux-tu aller, chassieux ?... Je t’en donnerai, moi, des arrangements... Assieds-toi, tout de suite, et berce Sophie !...
Les métayers se turent ; et les femmes, dont la curiosité était excitée, regardèrent par les fenêtres et par la porte. Samiec restait indécis, ne sachant s’il devait ôter son vêtement ou passer l’autre manche. Enfin, il endossa silencieusement son vêtement, écarta les cheveux qui lui couvraient le visage, cracha dans ses mains, saisit sa femme par la nuque et lui administra une volée de coups de poing. Le fichu vola dans un coin, atteignit deux pots de terre qui vinrent se briser sur le sol.
— Laissez-la, Jean, criaient les femmes.
— Rossez, rossez, jusqu’à ce qu’elle demande grâce ! encourageaient les hommes.
Mais Samiec n’écoutait rien que son instinct ; après avoir bien corrigé la pauvre femme, il lui envoya un dernier coup de pied qui la fit rouler jusque sous le moulin à bras.
Puis il se boutonna, se ceignit d’une large courroie, mit un chapeau neuf, et, sans aucune trace de colère dans la voix :
— Allons au château, compères, si telle est votre volonté !
Les paysans hochèrent la tête et murmurèrent tout bas :
— C’est un gaillard, ce vieux !...
— Quelle force dans les poings !
— Il pourrait encore charger un hectolitre de blé !....
Comme la chaumière de Gaïda se trouvait sur leur chemin, les trois délégués s’y arrêtèrent ; ils y trouvèrent le paysan qui venait de rentrer, et ils lui racontèrent la nouvelle, du commencement jusqu’à la fin.
Gaïda en fut tout interloqué.
— Maudite bête !... Hérétique !... s’écria-t-il. Il y a deux jours qu’il m’a encore rançonné trois roubles, les trois derniers, et comme je n’avais plus de quoi acheter du pain à mon enfant, elle a dû manger des pommes de terre froides toute la journée... Et, aujourd’hui, un tel malheur nous frappe tous, par sa faute !
— Pas tous ! repartit Olejarz. Mais vous, père, comment vous en tirerez-vous ?
Gaïda s’assombrit.
— Je vis de mes chevaux, et non de ses prés à lui, grommela-t-il.
— Peut-être sera-ce maintenant pour le mieux, reprit Grzyb, Nous prierons Madame de l’envoyer chercher, et nous signerons l’arrangement. Il vaut mieux avoir trois arpents que rien du tout et des vexations !
— Ce qui est vrai est vrai, fit Gaïda. J’ai déjà cinq arpents, et si l’on m’en ajoute encore trois, ça fera huit. Un homme qui possède huit arpents n’a pas toujours envie de marauder.
— Ne vous l’avais-je pas dit, dimanche encore, qu’il fallait signer ? Avions-nous besoin de cette peur et de cette perte de temps ?... Mais vous avez préféré attendre jusqu’à ce que ça craque ! dit Olejarz.
La colère s’empara de Gaïda.
— Si ça a craqué pour nous, ça craquera aussi pour lui : car, quand il vendra, il ne touchera rien, cria-t-il. Vous, Simon, vous dites que nous avons lanterné... Et lui, ne nous a-t-il pas lanternés ?... Nous a-t-il jamais parlé comme un chrétien à un autre chrétien ?... Nous a-t-il expliqué quelque chose ?... Non... Il s’est pavané, il s’est moqué de nous, et maintenant, sans rime ni raison, il s’est enfui en ville et il nous a envoyé la misère. Maudit !...
Les métayers prirent congé de Gaïda et se dirigèrent lentement vers le château.
Le paysan resta dans le corridor, les bras croisés sur sa poitrine, et, regardant tantôt le jardin, tantôt la longue rangée de bâtiments de la ferme :
— Nous en aurons, mais tu en auras aussi, païen que tu es !
Bientôt après, Anielka prévint sa mère que trois métayers désiraient lui parler. La mère se leva avec peine de son fauteuil et se dirigea vers le perron.
Les villageois la saluèrent en s’inclinant jusqu’à terre et lui baisèrent la main ; puis Olejarz prit la parole :
— Ne nous faites pas d’ennuis, Monsieur et Madame, et ne vendez pas votre bien et le nôtre à un Prussien ! Nous ne sommes pas loin de nous arranger, et nous signerons si l’on nous donne quatre arpents...
— Que dites-vous ? demanda Madame, étonnée.
— Mais tout le village le dit et nous l’avons vu de nos propres yeux ! Il y a eu aujourd’hui trois porteurs de culotte qui ont parcouru les champs...
— Vous l’avez rêvé, sans doute !...
— Mais non, continua Simon, nous les avons vus tous les trois, et comme ils jargonnaient...
— Ce sont des passants, peut-être !
— Quels passants ? Ils ont tout visité : les champs, les rivières, les forêts ; et ils avaient encore avec eux trois machines pour voir, si grosses que, rien qu’à les regarder, on avait la chair de poule.
Madame, un peu revenue de son étonnement, se mit à réfléchir.
— Je ne sais rien de la vente, reprit-elle, un instant après. Mon mari reviendra dans deux ou trois jours : causez avec lui alors. C’est dommage, toutefois, que vous ayez tant tardé à signer l’arrangement !
— Nous le disons nous-mêmes, que c’est dommage, répliqua Grzyb ; mais que faire, quand Monsieur ne voulait pas nous parler, n’a même jamais voulu ouvrir la bouche ? Nous aurions consenti même, pour nous arranger, à ne recevoir que trois arpents et demi...
— Et... et... même trois seulement, ajouta Samiec qui jusque là s’était tu et s’était dérobé derrière une colonne.
— Alors, Madame, vous parlerez pour nous à Monsieur ? demanda Simon.
— Volontiers. Dès qu’il sera de retour, je lui annoncerai que vous consentez à signer !
— Nous consentons, nous consentons ! s’écrièrent-ils en chœur ; et Samiec ajouta :
— Nous leur donnerons de la terre pour leur tombe gratis, à ces hérétiques, mais qu’ils ne viennent pas se fourrer chez nous... avec leur ménage prussien !...
Les délégués s’inclinèrent de nouveau jusqu’à terre et baisèrent la main de la dame. Ils entrèrent une seconde fois chez Gaïda, et, cette fois, ce fut Samiec qui dit, le premier :
— Il me semble, mes gens, que Monsieur mijote quelque chose, puisqu’il n’a rien dit à sa femme, n’a pas même parlé de la vente. Et, cependant, c’est un douaire à elle : et aussi loin que remontent les vieux, ils ne se souviennent pas d’avoir vu sa famille, à lui, ici : toujours ç’a été celle de Madame.
— Ça a l’air de mal tourner, marmotta Olejarz.
— Sans doute que ça tournera mal, dit Samiec, car s’il ne dit rien à sa propre femme et s’entend avec des Prussiens, c’est déjà mal. Ces Allemands vont l’entortiller : et, plus tard même, s’il ne veut plus consentir à vendre, ils ne laisseront pas l’affaire ainsi.
— La peste soit !... s’exclama Gaïda.
— Mais si vous alliez le trouver ! insinua Grzyb.
— Ce serait inutile ! répliqua vivement Gaïda. S’il a décidé de vendre, il vendra ; et s’il ne vend pas, c’est que les Allemands eux-mêmes n’en voudront plus. Je le connais. Pendant douze ans, il ne m’a pas occupé une seule fois ; et, pourtant, l’ouvrage pressait quelquefois...
Les métayers se levèrent ; Gaïda les accompagna jusque devant sa chaumière. Quand ils furent rentrés dans le village, il se dirigea vers les annexes de la ferme. En face de ces constructions il y avait une palissade et des buissons, couverts en ce moment d’une nuée de moineaux. Gaïda jeta un regard furtif autour de lui et, voyant qu’on ne pouvait le remarquer, il lança un morceau de bois dans les buissons.
Les oiseaux s’envolèrent avec un grand bruit d’ailes, passèrent au-dessus de la tête du paysan, et allèrent se poser sur les granges, sur les étables et sur les écuries.
Le paysan ricana, il fit encore quelques pas et effaroucha d’autres moineaux.
Ceux-ci aussi s’envolèrent et allèrent rejoindre les premiers.
— Tu ne le vendras pas ! grommela Gaïda entre ses dents, menaçant le château du poing.
Il longea tout le jardin, effrayant partout les oiseaux ; et chaque fois qu’il les voyait s’envoler sur les constructions, un horrible ricanement découvrait toutes ses dents.
— Tu ne le vendras pas, non, tu ne le vendras pas !...
Revenu dans sa chaumière, il chercha dans le garde-manger un assez gros morceau d’amadou, et le mit sécher sur le poêle.
Après le départ du maître et de l’institutrice, la maison parut encore plus morne. L’économe, un célibataire, avait fait sa valise et était parti, la nuit, sans même prendre congé de personne. Le valet de chambre, ayant demandé son congé depuis longtemps, passait des journées entières au cabaret et mettait des objets en gage pour avoir de quoi boire. Les domestiques de la ferme restaient oisifs du matin au soir, répétant sans cesse que « Monsieur » ne leur avait pas payé les gages des trois derniers mois. À peine s’en trouvait-il un, plus compatissant, pour jeter une poignée de foin aux bestiaux et les conduire à l’abreuvoir ; les autres les auraient volontiers laissés périr de faim et de soif.
Deux ou trois fois par jour, la fille de cuisine entrait dans les appartements, balayait la chambre de Madame, apportait le dîner, le samovar, de l’eau pour la toilette, puis elle disparaissait. Ni Anielka, ni sa mère n’osaient exiger un service plus attentif, comprenant toutes deux que des gens mal nourris et mal payés ne pouvaient pas travailler.
Anielka ne quittait ni sa mère, ni Joseph, un seul instant. Elle partageait même leur chambre, la nuit.
Le plus souvent, sa mère, assise dans un fauteuil ou étendue sur un canapé, lisait un roman ; Joseph, toujours taciturne et lent, jouait avec ce qu’il trouvait sur la table ; Anielka se rappelait alors les conseils de son institutrice : « Étudie, étudie »... et, s’en tenant à l’ancien programme d’études, elle s’imposait elle-même des leçons : « D’ici, jusqu’ici. » Elle les apprenait par cœur et les récitait devant la chaise de son institutrice. Elle étudiait tantôt l’histoire universelle, tantôt la géographie, tantôt la grammaire. Mais ces leçons sans remontrances, sans éloges et sans notes perdirent peu à peu de leur importance à ses yeux.
Pendant qu’elle était ainsi occupée, il arrivait parfois que sa mère sonnât. Anielka accourait aussitôt :
— Je suis ici, maman, que désirez-vous ?
— Mais j’ai sonné le domestique, ma chère, pour qu’il m’apporte une tasse de lait...
— Le domestique est sorti, maman...
— Ah ! c’est vrai, il est au cabaret !...
— Et il n’y a pas de lait, les vaches n’en ont pas donné aujourd’hui.
Madame fondait en larmes.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce que ce Jean a fait de moi ?... Et dire qu’il a eu le cœur de partir en un tel moment !... La domesticité fait ce qu’elle veut, il n’y a pas de pain à la maison, et, si la femme de charge ne nous préparait pas à dîner, nous mourrions tous de faim...
Et elle s’absorbait de nouveau dans sa lecture, et Anielka retournait à ses études ; mais, un quart d’heure après, à un appel de la sonnette, elle accourait de nouveau, et assistait à une scène semblable avec de légères variantes.
Ses seules distractions étaient de donner à manger aux moineaux et de jouer avec Karo.
Les oiseaux accouraient trois fois par jour à la fenêtre de la mansarde. L’abat-vent était devenu trop étroit, et les plus hardis entraient dans la chambre. Que de piaillements ! que de cris !... que de pépiements !... comme ils attrapaient vite les miettes, comme ils se trémoussaient !
Karo apprenait à se tenir sur ses pattes de derrière. Anielka le mettait contre un mur, un bâton entre les pattes. Tout d’abord le chien s’était refusé à rester dans cette position incommode, s’était laissé glisser. Que de prières pour qu’il se tînt debout !... Mais il se couchait sur le dos, levait les quatre pattes en l’air, et restait là connue une bûche. Parfois Anielka se fâchait ; mais, en regardant ses yeux malicieux, son bon museau, elle ne pouvait s’empêcher de rire. Quelque temps après, Karo négligea cette science et fit de grandes excursions. Un jour il revint l’oreille fendue, le poil hérissé, tout boiteux. Anielka le baigna dans l’étang, l’enveloppa dans une toile et le coucha sous la véranda. Le chien dormit comme un mort toute la nuit. Le matin, il mangea de la soupe aux betteraves, des pommes de terre froides arrosées de thé à la crème ; puis il reçut deux pruneaux, deux biscuits, et disparut de nouveau pour toute la journée. Anielka se dit, le cœur gros, que son chien aussi les négligeait, maintenant qu’ils étaient tous dans la peine.
Après la visite des délégués, un fait étrange se passa. La mère, au lieu d’être affligée par la nouvelle décisive de la vente de leur domaine, devint subitement très gaie.
— Ton père a vraiment choisi un excellent moyen, dit-elle à Anielka Moi-même j’étais sûre que jamais il n’en finirait avec cette question des « servitudes », ni ne pourrait régler ses créanciers. Je vois maintenant que c’est un homme pratique, un homme d’affaires.
— Qu’est-il arrivé, maman ? dit Anielka, qui ne faisait que soupçonner la vente du château.
— Comment, tu ne devines rien ?... Il est vrai que tu es encore trop jeune et ne comprends rien aux affaires. Quel politique !... Quel plan génial il a conçu !... Figure-toi que ton père, afin de décider les paysans à l’entente, a fait répandre le bruit par Samuel qu’il vendait notre propriété à des Allemands ; les paysans se sont effrayés, et ils sont prêts à tout, maintenant.
— Est-ce que papa vous en a parlé ?
— Pas du tout. Ni lui, ni Samuel ne m’ont soufflé mot ; mais je devine tout. Comme ils sont fins tous les deux ! Je féliciterai Jean pour son heureuse idée...
Anielka, sans qu’elle pût définir pourquoi, se sentit vivement peinée. Si les paysans s’étaient présentés en ce moment même, elle leur aurait assuré solennellement que jamais son père ne vendrait leur domaine familial et qu’il s’était moqué d’eux ; mais elle n’aurait cependant pas osé les regarder dans les yeux.
La mère continuait de rêver tout haut :
— Je sais très bien quelle surprise ton père nous prépare. Il touchera dix mille roubles après la vente de cette forêt-ci, et peut-être même vendra-t-il l’autre aussi... Il ramènera une femme de chambre pour moi et une institutrice pour toi... L’autre, Mlle Valentine, était très instruite, peut-être, mais insupportable. Pourquoi s’en est-elle allée, par exemple ?... Je n’y comprends vraiment rien...
La mère disait tout cela un sourire aux lèvres, le regard au loin, du côté de Varsovie sans doute. Enfin, elle pencha la tête et murmura :
— Mon cher Jean !... J’ai tout deviné... jamais encore mes pressentiments ne m’ont trompée...
Et elle s’endormit, d’un paisible sommeil d’enfant. Mais, tandis que la mère était enchantée et heureuse de ses rêves, Anielka souffrait.
— Qu’adviendra-t-il de nous, pensait-elle, si papa, qui s’est moqué des paysans, se moque aussi de maman ? Ceux-ci sont persuadés que papa vend tout et maman ne fait qu’en rire... Elle est certaine aussi que papa la mènera chez Chalubinski, et papa...
Sa confiance en son père était de plus en plus ébranlée.
— Anielka ! appela la mère en rouvrant les yeux. Est-ce que ton père n’est pas encore arrivé ? Il m’a semblé entendre le roulement d’une voiture...
— Non, maman.
— Si j’étais sûre qu’il y eût de l’amidon et du savon à la maison, je ferais savonner un peu de linge. Il ne faudrait pas trop remettre notre départ pour Varsovie, car je me sens de plus en plus faible... Pourquoi me regardes-tu ainsi, Anielka ? Le bonheur me rendra des forces et tu me verras encore danser pour le carnaval... Moi, danser !...
Anielka avait peine à refouler ses larmes. Sa mère pleurante, abattue, se répandant en doléances, était pour elle une personne normale. Mais sa mère souriante et pleine d’espoir, dans ces appartements déserts, dans cette maison, parmi ces bruits alarmants, lui faisait une horrible impression. Elle eût voulu s’enfuir, appeler au secours... Si Karo, au moins, venait...
Mais personne ne devait venir.
La nuit abaissa lentement ses voiles sur la terre. La fille de cuisine vint préparer les chambres, puis, après avoir fermé les volets, elle s’en alla, laissant les trois malheureux abandonnés à la garde de Dieu.
Le lendemain matin, la mère était encore plus gaie que la veille.
— Figure-toi, dit-elle à Anielka, que j’ai rêvé de Chalubinski cette nuit : je l’ai vu devant moi. Souviens-toi de tout cela, je t’en prie, car je lui conterai mon rêve pour qu’il voie lui-même comme mes pressentiments ne me trompent jamais. Quel bel homme ! Il porte une longue barbe noire... il a de beaux yeux noirs, et, dès qu’il m’a regardée, je me suis sentie immédiatement mieux. Puis il m’a prescrit des poudres, il me semble même me souvenir de son ordonnance, — et il m’a complètement guérie avec ces seuls remèdes. Oui, je dois absolument, mais absolument, aller le consulter !
— Et moi aussi, fit Joseph d’une voix monotone, car je suis très faible...
— Naturellement, mon fils... Anielka, va voir si ton père ne revient pas ! Je ne me tranquilliserai que quand il sera de retour.
Anielka prit quelques tranches de pain et monta dans la mansarde.
Elle interrogea la route, — personne.
Mais, en l’entendant, les oiseaux accoururent avec leur tapage habituel. Parmi eux, il y en avait deux tout jeunes, qui essayaient leurs ailes, et un tout vieux, sans queue.
— Un chat lui aura sans doute arraché la queue ! pensa Anielka.
Mais son étonnement redoubla quand elle vit que le moineau avait la queue brûlée.
— Est-ce qu’il serait tombé par une cheminée, ou est-ce que ces méchants paysans l’auraient ainsi torturé ?
Elle ne prit toutefois pas le temps de trop réfléchir à cet incident, et redescendit vite annoncer à sa mère que son père ne revenait pas encore.
Après le dîner, pendant que sa mère somnolait dans un fauteuil, Anielka courut au jardin en compagnie de Karo. Les arbres lui parurent plus grands, les fleurs plus jolies. Comme elle respirait mieux ici que dans les appartements ! Le chien, tout joyeux, gambadait autour d’elle. Elle aussi se mit à courir, et de fraîches couleurs rosirent ses joues. Tout à coup, elle entendit des cris inquiets d’oiseaux dans les buissons croissant le long de la palissade. Elle fit quelques pas de ce côté et vit des briques, posées en forme de boîte. Une aile d’oiseau passait entre les interstices. Anielka s’empressa au secours de la tremblante petite bête. L’oiseau, libéré, la pinça au doigt et alla se percher sur une branche, traînant après soi son aile brisée. La fillette examina les briques. Il y en avait cinq formant un carré vide et fermé, et où l’on avait jeté un peu de gruau et deux allumettes.
— Quelqu’un attrape les moineaux, sans doute, se dit la fillette ; peut-être les charretiers les mangent-ils, quand ils ont faim ?...
Un nœud coulant, fait d’un crin de cheval, pendait à une des branches d’un buisson ; deux autres nœuds étaient suspendus à un autre buisson.
— Pauvres moineaux ! soupira Anielka ; et elle se promit de venir visiter les buissons chaque jour, afin de libérer les prisonniers, si on leur tendait de nouveaux lacets.
La journée, d’une chaleur suffocante, passa sans nouveaux incidents.
Le matin, Samuel était parti pour la ville afin de parler à M. Jean, et les gens du village, rassemblés entre les chaumières, attendaient anxieusement les nouvelles qu’il devait leur rapporter.
— Y aura-t-il un arrangement ou n’y en aura-t-il pas ? Viendra-t-il ou ne viendra-t-il pas ? se demandait-on.
Quelques femmes s’attendrissaient sur le sort de la châtelaine.
— Elle est bien pauvre, malgré sa richesse, disait une vieille, son mari est parti, les domestiques se sont enfuis, et elle est là toute seule, comme la cigogne dont on a tué le mâle la semaine dernière.
— Peut-être voudriez-vous aller la consoler ? questionna une autre avec un sourire ironique.
— Qu’avez-vous à vous moquer ? fit une troisième. N’est-ce pas Dieu lui-même qui ordonne de consoler les affligés, de vêtir les nus, et d’ensevelir les morts ?
— Voyez-vous, commère, repartit l’autre d’un ton moins gai, il semble à Ostoszeska qu’on peut aller chez Madame comme chez une accouchée... C’est une véritable dame, cependant... que pouvez-vous donc ? Si elle commençait à vous parler français, vous en feriez, des yeux...
— Hé ! dans un tel abandon et si seule, elle se rappellerait bien le polonais ! Et puis, une consolation, c’est toujours une consolation.
— Et comment la consoleriez-vous ? demanda la rieuse. Elle s’amuse autrement et s’attriste autrement que nous autres, simples gens. Elle pense même autrement. Et si elle allait te parler d’autre chose que du ménage, tu ne la comprendrais pas et elle ne te comprendrait pas. Ce serait tout à fait comme si le porcher parlait avec ses cochons. Moi, je n’oserais pas aller chez elle.
Vers dix heures du soir, alors que la rosée rafraîchissait la terre, un bruit de roues parut dominer le coassement des grenouilles. Anielka monta vite dans la mansarde et ouvrit la fenêtre. Effectivement c’était une voiture ; mais elle ne venait pas chez eux. Elle s’appuya à la fenêtre et fondit en larmes.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! ramène aussi mon père vers nous ! murmura-t-elle.
Mais si un miracle lui avait fait franchir la distance la séparant de son père, elle l’aurait vu en société de joyeux compagnons, dégustant une nouvelle boisson faite d’un mélange de porter et de Champagne.
La nuit était étoilée, sereine, transparente. L’air était imprégné d’humidité. Il n’y avait plus de lumière aux fenêtres du village ; on n’entendait que le coassement des grenouilles et les aboiements des chiens. Peut-être Karo se trouvait-il aussi parmi eux car il avait disparu depuis midi.
Vilain chien, guère meilleur que les gens !...
De temps à autre, un gros oiseau s’envolait d’un arbre du jardin, avec un grand bruit d’ailes : des murmures, inconnus pendant le jour, montaient de la plaine voisine : peut-être était-ce quelque animal effarouché ?... Et de nouveau un silence, un silence absolu, que troublait seul le tic tac de l’infatigable horloge de la salle à manger.
Les innombrables étoiles tremblotaient comme des étincelles à demi éteintes. Çà et là, on voyait sur le firmament des points verdâtres, bleus ou rouges, ressemblant à des pierres précieuses. Parfois, une étoile se détachait d’entre les feux immobiles d’une constellation, et disparaissait après avoir décrit un arc sur le ciel.
— Peut-être est-ce un ange consolateur envoyé par Dieu ? pensait Anielka. — Et elle regardait derrière elle, espérant y apercevoir quelqu’un. Mais la chambre était déserte. Les esprits célestes craignent de descendre dans notre vallée de larmes.
Soudain, une bizarre étoile filante se montra près du chemin. Elle ne descendait pas du ciel vers la terre, mais elle montait de la terre vers le ciel. Subitement elle se dirigea vers les constructions du château.
Quelques instants après, Anielka aperçut une seconde étoile toute pareille ; celle-ci, après avoir tracé plusieurs lignes irrégulières, tomba sur un arbre et s’éteignit bientôt.
Ces étincelles étaient si petites que les yeux extraordinairement perçants de la fillette pouvaient à peine les distinguer. Anielka en eut d’abord peur, car elle venait de se rappeler les âmes du purgatoire ; mais elle se dit bientôt que c’étaient des lucioles, sans doute.
Elle se tint encore quelques instants à la fenêtre, essayant en vain de percevoir le roulement d’une voiture ; et enfin elle redescendit chez sa mère.
— Peut-être papa reviendra-t-il dans la nuit ? se dit-elle.
Elle résolut d’attendre encore, mais, ne voulant pas réveiller sa mère, elle éteignit la lampe, et s’assit dans un fauteuil.
Tantôt il lui semblait que son père arrivait et qu’elle lui ouvrait la porte, tantôt que quelque monsieur étranger se promenait dans les appartements, ou encore qu’on l’appelait par son nom.
— Est-ce vous qui parlez, maman ?
La respiration oppressée de sa mère et les ronflements de Joseph lui répondirent seuls. Là-bas, dans le coin, près du poêle, en entendait le bourdonnement des mouches ; le tic tac de l’horloge arrivait de l’autre chambre.
Elle posa sa tête sur un coussin, et s’endormit profondément.
Depuis le soir, il faisait sombre dans la chaumière de Gaïda ; et cependant le paysan veillait. De temps à autre sa tête embroussaillée se montrait aux vitres d’une petite fenêtre, parfois même il entrebâillait la porte donnant sur le chemin, et regardait du côté du château.
Vers minuit, une flamme rougeoya entre les arbres du jardin ; mais elle s’éteignit aussitôt. Gaïda courut devant sa chaumière, regarda attentivement de ce côté, et aperçut quelques languettes de feu, s’échappant du toit de la maison seigneuriale, près de la fenêtre d’où Anielka et son institutrice jetaient chaque jour des miettes aux oiseaux. Le paysan se prit la tête à deux mains.
— Sang de chien ! s’écria-t-il, voilà que la maison brûle, maintenant...
Il rentra précipitamment et secoua Magda qui dormait sur un banc.
— Lève-toi ! appela-t-il. Viens à la fenêtre ! et il l’emporta, comme un petit chien, vers cette fenêtre.
La fillette se mit à crier de peur.
— Tais-toi... Regarde ce qui brûle... est-ce la maison ou les granges ? vois, là-bas... là... C’est la maison ?...
Il tremblait.
— Magda, dit-il d’une voix entrecoupée, va vite au château, réveille les gens et dis-leur que tout brûle ! Mais va donc, bâtarde,... Mademoiselle va brûler.... celle qui t’a donné un ruban...
« Mon enfant !... réveille-toi enfin, ne tremble pas comme ça.... elle m’a défendu de jamais te battre, et elle va brûler...
— J’ai peur, papa ! balbutia la petite fille, et elle s’affaissa sur le sol.
Des flammes s’échappaient maintenant du toit du château. Le paysan sortit et courut à toutes jambes dans la direction de la ferme, sans quitter le toit des yeux.
Il arriva bientôt aux écuries.
— Levez-vous, cria-t-il, le château brûle !... Levez-vous, vous autres !
Il continua sa course vers les étables et heurta du poing à la porte.
Il entendit un bruit, près de la porte entr’ouverte et, apercevant un vacher étendu sur la litière, il le secoua violemment.
— La maison brûle ! lui cria-t-il à l’oreille.
L’homme bâilla, se frotta les yeux, se leva lentement et grogna :
— Il faut mettre le bétail dehors !
— Réveille les autres... moi, je cours là-bas, ajouta Gaïda, et il reprit sa course affolée.
Le toit disparaissait sous les flammes. La cour et le jardin avaient revêtu une teinte rouge, les oiseaux gazouillaient. Dans le château, tout était calme.
Le paysan monta le perron, et, d’un violent coup d’épaule, enfonça la porte, dont les gonds grincèrent et se détachèrent avec fracas. Une lueur rose éclaira le vestibule.
— Mademoiselle... Anielka ! appela le paysan, sauvez-vous, la maison brûle !...
— Qu’y a-t-il ? demanda une voix effrayée.
Gaïda enfonça une seconde porte et se trouva dans une chambre obscure. Il se cogna à une table, fit tomber une chaise et marcha sur un vêtement dans lequel ses pieds s’embarrassèrent. Ce ne fut qu’au bout de quelques secondes qu’il entrevit la fenêtre, grâce à un cœur découpé dans le contrevent ; il cassa une vitre et arracha une planche des volets avec la penture.
Un flot de lumière inonda la chambre ; on entendait les craquements du toit en flammes. La fumée picotait les yeux, la chaleur était suffocante.
Anielka était debout, tout habillée, mais comme pétrifiée, près du fauteuil. Il la prit dans ses bras et l’emporta dans la cour.
— Sauvez maman, maman et Joseph !
Le paysan revint dans la maison, Anielka le suivit :
— Maman ! maman !
Gaïda aperçut sur le lit une figure enveloppée dans une couverture. C’était la mère. Il voulut la prendre dans ses bras ; mais elle poussa des cris affreux, et s’accrocha désespérément au chevet du lit. Il parvint enfin à l’arracher de là, et la porta aussi dans la cour. Anielka, de son côté, s’était précipitée au secours de Joseph ; mais elle était si troublée, une fumée si épaisse l’enveloppait qu’elle ne pouvait parvenir à trouver la porte. Elle trébucha et tomba. Heureusement Gaïda revint vite, et les emporta tous les deux, elle et Joseph. Quand il les eut déposés près de leur mère, il rentra dans la maison tout embrasée déjà, et se mit à jeter par les fenêtres tout ce qui lui tombait sous la main : des vêtements, des couvertures, des oreillers, un bureau, des chaises, etc.
Les vitres éclataient, des flammes s’échappaient par chaque fente des plafonds. Les rameaux et le feuillage des arbres se consumaient. Autour de la maison, il faisait clair comme en plein jour, la fumée qui s’élevait de la fournaise dérobait les étoiles sous une zone à demi transparente. Les coqs du village, croyant le jour venu, s’étaient mis à chanter. La cloche de l’église sonnait l’alarme.
Les gens de la ferme s’étaient rassemblés devant la maison. Les filles, à demi vêtues, sanglotaient ; les charretiers allaient et venaient, comme inconscients.
— Faites sortir Gaïda... il est là... dans cette chambre, cria Anielka en entourant sa mère d’une couverture.
— Gaïda ! Hé, Gaïda ! appelèrent les domestiques, mais aucun d’eux ne fit un pas en avant ; il faisait trop chaud, là-bas, et puis l’endroit était trop dangereux.
Les poutres craquèrent, dans l’aile droite de la maison, et la mansarde s’affaissa.
Quelques instants après, l’horloge de la salle à manger sonna les trois quarts de l’heure, rappelant qu’elle aussi, il fallait la sauver.
L’instant d’après, on perçut un grand fracas : c’était le plafond de la salle à manger qui croulait, soulevant des tourbillons de flammes. L’infatigable horloge avait achevé sa course.
Gaïda reparut, les cheveux et les sourcils brûlés. Il était couvert de sang et de noir de fumée.
Les gens étaient accourus du village avec des seaux, des haches, des crocs à feu et des échelles. L’un d’eux jeta un seau d’eau sur Gaïda, dont les vêtements commençaient à brûler.
Il ne pouvait être question de sauver la maison. Les flammes s’échappaient de toutes les fenêtres, les meubles flambaient, les tentures se consumaient, les poêles éclataient, un plafond s’écroulait après l’autre, au milieu d’un nuage de fumée et d’une pluie d’étincelles.
Quelques minutes après, le feu s’abaissa jusqu’au niveau des murs. Les planchers seuls brûlaient encore. Les paysans, revenus de leur stupeur, causaient entre eux.
— D’où le feu est-il venu ? Par où a-t-il pris ?
— Peut-être quelqu’un a-t-il mis le feu...
— C’est une punition du ciel...
— Tout est brûlé, il ne reste plus rien !
— Pas tout ! déclara Gaïda. Venez avec moi dans le jardin, nous leur apporterons le reste de leurs effets : ils pourront au moins se vêtir !
Quelques métayers le suivirent et apportèrent des oreillers, des draps, des vêtements, des débris des meubles que Gaïda avait sauvés.
Les filles de ferme emmenèrent leur maîtresse et ses enfants à la cuisine.
Mme Jean se mit à pleurer, pendant qu’on l’habillait.
— Comme Dieu nous éprouve cruellement ! gémit-elle. À peine mon mari a-t-il fini d’arranger ses affaires que notre maison brûle. Quel malheur !... Ce que nous aurions dépensé pour notre voyage à Varsovie, il faudra le donner pour rebâtir la maison... Je crois que jamais nous n’aurons plus d’aussi beaux meubles ni moi de telles robes, bien qu’elles fussent un peu démodées. Joseph, mon enfant, n’as-tu pas peur ? Mais où est donc le brave homme qui nous a sauvés ?... Il me semble que c’est Gaïda ! Mon mari l’a toujours tenu pour un vaurien, mais je vois maintenant que, même dans le cœur le plus endurci, il y a une étincelle de bonté. Dites-lui qu’il sera généreusement récompensé...
— Je ne veux rien de vous, dit Gaïda, qui se tenait parmi d’autres métayers, près de la porte de la cuisine.
Et il murmura, les yeux fixés sur le sol :
— S’il ne s’agissait pas de Mademoiselle, je ne serais pas même sorti de mon trou !
Anielka avait ainsi, au moyen d’un bout de ruban et de quelques bonnes paroles, racheté la vie de trois personnes.
Samuel arriva en ce moment, au grand trot de sa haridelle. Il entra immédiatement dans la cuisine.
— Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il. Comment va Madame ?... Avez-vous pu sauver quelque chose ?... Jamais encore on n’a vu un pareil incendie, dans nos environs ! Comment cela a-t-il pu arriver ?
On raconta en quelques mots comment le feu avait éclaté soudain sous le toit, et comment Gaïda s’était dévoué.
Le Juif hocha la tête et grommela :
— J’aurais plutôt cru Gaïda capable de mettre le feu au château que de leur sauver la vie !
— N’as-tu aucune nouvelle de mon mari, Samuel ?
— J’ai des nouvelles et de l’argent. Madame, répondit le cabaretier. Monsieur envoie cent roubles : soixante-dix sont pour payer les gens de la ferme, et trente pour Madame.
— Quand revient-il ?
— Je ne sais pas ; mais ce que je sais, c’est qu’il part aujourd’hui pour Varsovie : il veut aller au-devant de madame la présidente...
— Sans moi ? interrompit la pauvre femme, en fondant en larmes.
La joie s’était peinte sur les visages des domestiques, en entendant qu’on allait enfin les payer.
Les métayers jetaient des regards interrogateurs sur Samuel : enfin, l’un d’eux se décida à lui demander :
— Et de nous, qu’adviendra-t-il ?
— La propriété est vendue, répondit le Juif ; aujourd’hui même, un Prussien viendra en prendre possession. Il faut avouer qu’il n’a pas de chance, pour commencer...
Un lourd silence régna pendant quelques instants.
— Tu plaisantes, Samuel ! fit la dame. Le domaine ne saurait être vendu.
— L’acte de vente a été signé hier, et l’argent versé aux créanciers. J’étais présent. Monsieur m’a ordonné de dire à Madame qu’elle doit aller s’installer dans l’autre ferme, dans celle qui est administrée par le surveillant... Et il faut partir aujourd’hui même, car les Allemands ne sont pas loin, sans doute.
— Monsieur n’a pas voulu s’entendre avec nous... il a préféré nous faire tort à tous ! observa l’un des métayers.
— Et moi qui suis si malade ! gémit la dame. Je n’ai pas même de quoi vêtir mes enfants, je n’ai pas même une bouchée de pain, sur toute ma dot !
— Je ne parle pas de moi, dit à son tour le Juif, et cependant, tant et tant d’années, j’ai prié Monsieur de me construire un moulin !...
— C’est pourquoi Dieu le punit et le punira encore, remarqua un métayer.
Anielka, assise sur un banc, les mains jointes, le dos appuyé au mur, écoutait toutes ces lamentations et tous ces reproches. Sa pose attira l’attention de Samuel ; il s’approcha d’elle, lui toucha doucement l’épaule ; elle s’affaissa sans connaissance. On lui frotta les mains, on lui mouilla les tempes ; enfin, elle revint à elle, mais pour s’évanouir de nouveau.
On prépara à la hâte un lit, sur lequel on étendit un peu de foin, un matelas, un oreiller. Les filles de ferme suspendirent des fichus et des tabliers aux fenêtres, puis elles préparèrent aussi des lits pour leur maîtresse et le petit Joseph. Les malheureux avaient surtout besoin de repos.
Quand le soleil parut, les décombres fumaient toujours et la fumée blanchâtre montait dans l’air. Le vent dispersait les cendres grises, ranimait les charbons à demi consumés. Une suffocante odeur de roussi planait sur toute la cour.
Gaïda, appuyé à la palissade, les yeux fixés sur les décombres, marmotta :
— Ça n’a servi à rien...
— Qu’est-ce qui n’a servi à rien ? demanda Samuel, qui l’observait depuis quelques instants.
Le paysan se troubla : mais il ne tarda pas à se dominer et répondit tranquillement :
— Ça n’a servi à rien que les métayers soient allés trouver Madame, et qu’ils aient offert de s’arranger pour trois arpents.
— Ah !... c’est à cela que tu pensais !... Et moi qui croyais que c’était à ceci !
Et Samuel lui montrait les ruines.
Le paysan se troubla de nouveau.
— Est-ce que ça me regarde ?... J’ai fait ce que j’ai pu...
— Je le sais que tu as fait tout ce que tu as pu ! répliqua le Juif en le regardant au fond des yeux... Et maintenant voici les Allemands qui vont arriver ; ils vont bâtir un moulin, une distillerie, et ils nous chasseront, moi du cabaret, vous du village...
Mais le paysan ne l’écoutait plus. Après avoir fait un geste d’indifférence, il avait repris le chemin de sa chaumière.
Le bourgmestre de la ville voisine arriva en ce moment, avec une pompe à feu et deux tonneaux. Il cria beaucoup, gronda les domestiques, et se vanta que, sans lui et sa pompe, non seulement la maison d’habitation aurait brûlé, mais aussi la ferme, le jardin et même l’eau de l’étang. Il expliqua aux gens rassemblés là qu’il devait y avoir eu dans le grenier du foin mouillé, de l’étoupe, et encore autre chose, et que cela et l’opération du soleil avaient provoqué l’incendie.
Tous louèrent d’une voix unanime le bourgmestre d’abord, son énergie et sa vigilance ensuite, et enfin sa pompe. La vraie cause du sinistre resta toujours inconnue.
L’endroit où Anielka se trouvait à présent représentait désormais toute la fortune de Mme Jean.
C’était une vallée encaissée entre des coteaux. Les eaux y accouraient de trois côtés. Le seigle et les pommes de terre croissaient sur les coteaux plats et peu élevés ; les terrains bas, les creux, formaient des marécages. Plus l’année était humide, moins on récoltait de foin, mais plus on entendait les coassements des grenouilles et les cris des oiseaux aquatiques.
L’horizon y était borné. Les miroirs sombres formés par l’eau et encadrés du vert des champs de seigle et de pommes de terre, çà et là le tronc d’un saule noir, d’un côté une sombre forêt, telle était la vue. Un étroit chemin, très peu fréquenté et dont on comblait les ornières à l’aide de fascines, longeait la forêt.
Au milieu de ce paysage s’élevait une grande chaumière, sur le toit de laquelle les cigognes faisaient leur nid. Près de cette chaumière, sur les deux côtés à angle droit, les étables et les granges formaient une cour carrée, close des deux autres côtés par une haie. Dans cette cour était un puits, et on y voyait aussi une longue auge, entourée d’une énorme flaque d’eau.
Anielka ne se rappelait que vaguement comment elle était arrivée là. C’était Samuel qui les avait amenés, après un assez long voyage, lui semblait-il ; et, pendant tout le trajet, elle était restée la tête cachée sur les genoux de sa mère, parfois n’entendant rien et parfois entendant les doléances de sa mère, les lamentations de Joseph :
— Comme ça secoue !... comme ça secoue !...
Chaque fois, Samuel se tournait vers eux et disait invariablement :
— Je demande pardon à Madame, mais je n’ai pas d’autre voiture !
Et, de nouveau, on n’entendait plus rien, sauf le grincement des roues autour de l’essieu. Et, de nouveau, la mère reprenait :
— Que ce Jean est méchant !... Aurait-il dû nous abandonner ainsi ?... Je crains que ma tête n’éclate...
Et Samuel de la consoler :
— Si Monsieur m’avait construit un moulin, j’aurais maintenant une voiture à ressorts !
Anielka doutait fort que la voiture à ressorts de Samuel pût alléger les peines de sa mère. Quant à elle, peu lui importait que Samuel allât en voiture à ressorts ou en chariot. Peut-être cette indifférence provenait-elle de sa faiblesse.
Quand elle revint à elle, elle sentit que la voiture était arrêtée, que quelqu’un la soulevait, la couvrait de baisers en disant :
— Les enfants aussi... les enfants !... Tous les miens sont morts ; mais j’ai au moins le bonheur de revoir Madame !
Puis une femme au visage ridé et jauni, la tête couverte d’un fichu, prit Anielka sur ses bras et l’emporta dans une chambre où régnait une odeur de renfermé. Cette femme la déposa sur un lit très dur, couvert de puces et de mouches.
Anielka rouvrit les yeux.
Elle se trouvait dans une grande pièce où un peu de jour pénétrait par deux petites fenêtres. Le crépi des murs et du plafond était tout fendillé, ce que déguisait, heureusement, une épaisse couche de poussière.
Pour tout plancher, la terre battue.
Les murs disparaissaient sous des images de saints dont il était difficile de reconnaître les traits. Un long croc à feu était accroché au plafond, on y avait suspendu des vêtements de drap, des pelisses en peau de mouton, des bottes et du linge en grosse toile écrue. En fait d’ameublement, il n’y avait dans cette pièce qu’une table grossière, des bancs, un coffre à roulettes, et enfin une tablette avec des jattes et des pots en terre.
Un bon feu brûlait dans la cheminée, la porte donnant sur le vestibule était ouverte, et on voyait, en face, la porte d’une autre chambre plus grande et plus claire que celle où l’on avait couché Angélique.
La voix de sa mère parvenait, de là, jusqu’à elle.
— Alors, vous n’avez pas de servante ?
— Non, Madame.
— Ni de valet de ferme ?
— Et comment pourrions-nous les payer et les nourrir, Madame ?... Et puis tout le monde se sauve d’ici. Nous y avons perdu trois enfants !
C’était la femme qui parlait. Madame se lamentait :
— Je ne vivrai pas même huit jours ici ! Il n’y a ni meubles, ni planchers, il n’y a pas de fenêtres. Sur quoi allons-nous nous coucher ! Oh ! si j’avais pu prévoir le malheur qui nous frappe aujourd’hui, j’aurais envoyé ici un lit, une table et un lavabo.... Jean a malhonnêtement agi envers nous en ne nous parlant pas de son projet de vente... Je ne sais même pas ce que nous allons manger ici !...
— Nous avons un peu de farine, pour du pain, et des nouilles. Il doit y avoir aussi des pois, du gruau et parfois on a du lait, répondit la femme.
— Samuel, dit Madame au cabaretier, voici douze roubles, achète-nous ce que tu jugeras nécessaire. Il nous faudrait un peu de thé, quoiqu’il n’y ait pas de samovar. J’ai complètement perdu la tête.
Ces plaintes de sa mère, répétées sans cesse d’une voix monotone, étourdirent Anielka. Quand elle rouvrit les yeux, elle vit une grande agitation dans la chambre d’en face. On la balayait, on en emportait quelques vieilles roues, un moulin fendu et une table cassée ; puis la femme qu’elle connaissait et un homme inconnu y apportèrent beaucoup d’herbes sèches et du foin.
— Eh bien, ne te l’avais-je pas dit ? n’ai-je pas toujours raison ? grommela entre les dents le paysan.
— De quoi parle-t-il ? demande Madame, assise en ce moment devant la maison.
— Hé... hé... est-ce qu’il le sait, Madame ? — répondit la femme... Il dit toujours qu’il n’a jamais le temps de se reposer, et c’est vrai. Tantôt c’est aux champs qu’il lui faut aller, tantôt c’est au bétail qu’il lui faut donner à manger ou à boire, et tout ça le vendredi comme le dimanche. Aussi il se plaint toujours, et dit qu’un autre peut au moins rester assiste dimanche, penser...
— Votre mari aime à penser ?
— Oh ! oui, il est comme un rabbin ; il n’ouvre jamais la bouche, mais il pense toujours. Et moi je lui ai dit ce matin : « Ne fais rien dans les champs, Kouba ; aujourd’hui,c’est moi qui soignerai le bétail ; et toi, couche-toi un peu pour ne plus venir me dire que tu n’as jamais un instant de répit. » Et lui de répondre : « Tu verras qu’il arrivera quelque chose et que je ne me reposerai pas jusqu’au soir ! » Et moi : « Tu es bête ! » Mais comme Madame est arrivée et que nous avons dû nous mettre à l’ouvrage tous les deux, il me répète « qu’il a toujours raison »...
À la nuit tombante, on transporta Anielka dans la chambre balayée, et on la coucha sur le foin, recouvert d’une toile grossière. Joseph faisait alors sa prière ; la mère s’approcha de sa fille et lui demanda :
— Anielka, ma pauvre fille, as-tu faim ?
— Non, maman.
— Tu es encore faible ?... Comme tu es heureuse de pouvoir dormir et de ne pas sentir ce qui nous arrive ! Combien de larmes n’ai-je pas versées aujourd’hui ? Oui, ton père a mal agi envers nous. C’est ma volonté seule qui me tient encore debout... Sais-tu qu’il n’y a ici ni viande, ni beurre, ni meubles, ni samovar !...
Anielka garda le silence. Elle était dévorée par un chagrin que ni des larmes, ni des paroles n’auraient su exprimer.
C’est ainsi que les exilés s’installèrent dans leur nouvelle demeure.
Anielka garda encore le lit le jour suivant, écoutant toujours les lamentations de sa mère et les gémissements de Joseph.
La femme leur servit à déjeuner, du lait et du pain noir très dur.
Joseph se mit à pleurer.
— Je ne puis pas manger ce pain, je suis si faible... dit-il.
— Que mangeras-tu, mon pauvre enfant ? Il n’y a rien d’autre. Ce Jean !... Ce Jean... il mange probablement quelque friandise en ce moment, et nous, nous mourons de faim, soupira la mère.
Force fut donc de manger le pain noir, ce que Joseph fit non sans répugnance.
— Maman, dit-il quelques instants après, je n’ai pas où m’asseoir...
— Marche, mon enfant,... va devant la maison !
— Mais je ne peux pas marcher, je suis si malade !...
— Marche un peu, dit à son tour Anielka, marche vraiment un peu, tu te porteras mieux !
— Je ne me porterai pas mieux ! fit Joseph en frappant du pied. N’est-ce pas, maman, que je ne me porterai pas mieux ?
La mère poussa un profond soupir.
— Le sais-je, mon enfant ? Peut-être la promenade te fera-t-elle du bien ?
— Et pourquoi, à la maison, m’empêchiez-vous toujours de me promener ?
— Vois-tu, enfant, à la maison c’était tout autre chose... Va courir un peu ! répondit la mère.
Joseph n’obéit pas tout de suite, mais, se sentant enfin las de rester debout, il franchit prudemment le seuil. Il aperçut, dans le vestibule, deux lapins qui se sauvèrent à sa vue. Ces petits animaux excitèrent sa curiosité, il les poursuivit jusque dans la cour, et il fit même le tour de la maison.
C’était là sa première excursion volontaire. Quand il rentra, le visage renfrogné, il alla se coucher auprès d’Anielka. Mais après le dîner, dîner composé de potage au lait et de gruau, il sortit de nouveau, avec sa mère.
Ils marchèrent trois quarts d’heure. Quand ils revinrent, Joseph était toujours sombre, mais plus animé ; la mère était épuisée. Ce changement de vie était salutaire à l’enfant, tandis que la mère n’avait visiblement besoin que de son lit et de médicaments.
Anielka se leva, le lendemain matin, un peu plus calme peut-être, mais guère mieux portante. Rien ne lui faisait mal ; elle ne ressentait qu’une grande faiblesse et une sorte de fatigue. Après une telle secousse, elle aurait dû se reposer quelque temps dans un endroit riant, parmi des personnes gaies.
Et puis cette contrée était comme imprégnée d’humidité. Les nuits étaient froides, les jours étouffants. Le paysage était lugubre ; pas un arbre, pas un buisson autour de la maison, rien que de la vilaine eau stagnante, recouverte, çà et là, de joncs.
La sombre forêt, qui n’était qu’à une verste de là, avait aussi un aspect lugubre et bruissait tristement. Les oiseaux avaient des voix étranges ; les scarabées même effrayaient Anielka. Les coteaux entourant la ferme dérobaient aux regards les villages voisins. La maison respirait la misère ; le chaume du toit avait revêtu une couleur verdâtre ; le vent le plus léger traversait les murs ; les granges menaçaient ruine.
Les deux bœufs, les trois vaches et le cheval étaient maigres et abattus.
Les habitants n’étaient guère plus vaillants. Mme Jean se lamentait sans cesse, Joseph craignait pour sa maladie, la femme du surveillant regrettait ses enfants morts, le surveillant Zaïone était toujours dehors, et, lorsqu’il venait à la maison, il se taisait.
C’était un petit homme trapu. Il portait toujours une chemise de grosse toile grise sur des pantalons de même couleur, un chapeau de paille aux bords décousus, et des chaussures en écorce de bouleau. Il avait un honnête visage et de bons yeux intelligents, mais tristes. Il ne parlait que la nuit, alors que les feux follets dansaient au-dessus du marais.
Le surlendemain, Samuel apporta du pain bis, des petits pains, du beurre, de la graisse, de la farine, du sucre, du thé et quelques chaises. On l’accueillit comme le Messie.
— Qu’y a-t-il de nouveau ? demanda Mme Jean.
— On dit beaucoup de choses... Les Allemands sont déjà au village ; ils veulent construire une distillerie là où était le château. Tout le monde plaint énormément Madame, et le doyen veut envoyer des poules et des canards...
— Mon mari ne m’a-t-il pas écrit ?
— Je suis allé à la poste, mais il n’y avait pas de lettre. Mme Weiss m’a chargé de saluer Madame.
Anielka pâlit.
— Qu’est-ce que cette Mme Weiss ?
— C’est la veuve d’un directeur des fournitures militaires, une personne très comme il faut. Et si riche !... Elle m’a donc dit de demander très délicatement à Madame si elle ne consentirait pas à venir habiter chez elle avec les enfants. Elle ne se fera pas payer... et, si Madame consent, elle viendra elle-même faire connaissance et inviter Madame...
— Je ne connais pas cette femme ! interrompit Mme Jean.
— Peu importe... Elle connaît très bien Monsieur et l’aime beaucoup...
Madame parut se ressouvenir.
— Je n’ai nullement l’intention de lier connaissance avec de telles personnes, répondit-elle. Je préférerais mourir de faim...
Anielka ressentit comme une violente piqûre au cœur. Elle se souvenait toujours de la conversation où Samuel avait engagé son père à épouser cette femme, après la mort de sa mère. Elle la haïssait inconsciemment.
— Cette Mme Weiss !...
La journée, cependant, s’écoula un peu plus gaiement. Samuel partit bientôt en promettant de revenir avec une lettre du père, et la surveillante prépara du thé dans un pot de terre. Après avoir goûté de cette boisson, Joseph battit des mains et voulut aller à la forêt pour cueillir des baies. Sa mère sourit à plusieurs reprises : et Anielka se sentit plus forte.
Le lendemain, Anielka se sentait encore un peu mieux que la veille. Ayant entendu que, du coteau voisin, on découvrait un hameau, elle le gravit pour apercevoir au moins un toit abritant des humains.
Mais, bientôt, une détresse l’envahit toute. Il lui arriva de rêver tout éveillée. Il lui semblait alors qu’ils habitaient toujours leur maison, et qu’elle était sortie en compagnie de Karo ; — Mlle Valentine l’attendait à la maison avec ses leçons. Sa mère était enfouie dans son fauteuil ; Joseph, assis à sa haute table. Tout était comme autrefois : et la maison, et le jardin et l’étang.
Elle regardait et ne voyait que des plantes aquatiques sur l’eau noirâtre, et des roseaux bruissant tristement.
Alors lui apparaissait la maison incendiée et sans toit... Les fenêtres étaient calcinées, les volets, à demi décrochés ; les rameaux de la vigne vierge encadrant la façade ressemblaient à de noirs serpents enlacés ; les vitres de la véranda étaient brisées ; les chambres étaient noires et encombrées de tisons aux formes bizarres. Les arbres croissant près de la maison étaient à demi dénudés, à demi couverts de feuilles : la plupart des branches étaient consumées.
Elle s’arracha à son rêve, rappelée à la réalité par le cri aigu d’un oiseau de nuit.
Quel silence aux environs !... L’humidité des marécages pénétrait ses légers vêtements. Elle frissonna. Comme tout était désert ! Cette terre n’était-elle pas déjà morte ? Ne pourrissait-elle pas déjà ? N’affamait-elle pas les animaux et les plantes ? N’avait-elle pas fait mourir les trois enfants des surveillants ? Ne les tuerait-elle pas tous ?... Le soleil, qui jadis la rendait si joyeuse, était si pâle ici... le ciel n’avait pas, non plus, ce bleu intense de là-bas, au-dessus de leur jardin, ce bleu que reflétait l’étang. Et, pour la première fois, Anielka éprouva l’indéfinissable désir de s’arracher de cette terre, de ces brumes sombres, de s’en aller là-bas, vers le clair soleil, sous un ciel pur, comme celui qui brillait au-dessus de leur maison.
Ce même soir, elle aida la surveillante à récolter des pommes de terre. Cela l’égaya un peu, mais elle tremblait de fièvre. La mère aussi se sentait plus faible.
— Il faut écrire à notre tante ! dit Mme Jean ; puisque Jean a dissipé ma dot et que sa tante a de l’argent, elle doit nous venir en aide. Nous allons tous mourir, ici !
Le surveillant, déjà revenu des champs, était assis sur le seuil, le menton dans ses mains. Il regarda attentivement Anielka et murmura :
— Oui, sans doute, car l’air d’ici ne vous vaut rien !
— Il ne vaut guère mieux pour vous, repartit Mme Jean, il est malsain pour tout le monde.
— Nous, nous y sommes déjà accoutumés. Si on avait au moins le temps de se reposer, de se... reposer...
Et il poussa un profond soupir...
— Mais pour toi, interrompit sa femme, il ne s’agit toujours que de repos... Certainement que c’est aussi malsain pour nous... la preuve c’est que nos trois enfants y sont morts... Comme ils étaient vifs !... comme ils étaient gais !
— Pourquoi ne vous en allez-vous pas d’ici ? questionna Madame.
Le paysan hocha la tête.
— Nos enfants aimaient cette contrée, et ils y reviennent toujours ; aussi ne pouvons-nous la quitter.
— Que dites-vous, mon ami ? où vos enfants reviennent-ils ? demanda Mme Jean, inquiète.
Le paysan indiqua le marécage. Tous vinrent se grouper sur le seuil et y restèrent, les yeux fixés sur la plaine.
Le ciel était nébuleux : çà et là, une petite étoile brillait faiblement. L’air était tiède, mais d’une tiédeur malsaine, humide. Un rayon de lumière tombait de la fenêtre, dans la cour ; la bascule du puits se dessinait dans l’ombre.
Au delà de la haie sèche entourant la cour, à deux cents pas de la maison, peut-être, quelques flammes blafardes brillaient. Tantôt elles tremblotaient, s’éteignaient ; tantôt elles se rejoignaient, s’enlevaient, s’abaissaient au ras du sol.
Joseph poussa des cris effrayés. Sa mère le prit par la main et l’emmena dans la chambre. La surveillante se mit à pleurer et à prier ; et le paysan resta sur le seuil, la tête appuyée sur ses mains, les yeux fixés sur le marais.
— Puisqu’ils aiment tant à errer ici, c’est qu’ils s’y trouvent bien ; et même qu’ils dansent ! dit-il.
— Est-ce que chaque âme revient errer dans les lieux qu’elle a aimés ? lui demanda Anielka à voix basse.
— Certainement que oui. C’est là qu’ils se sont baignés de leur vivant, qu’ils ont attrapé des sangsues, et maintenant ils y reviennent de temps à autre...
Anielka se sentit le cœur moins gros à la pensée que son âme pourrait errer là-bas, au-dessus de leur jardin.
À partir de ce jour, elle éprouva une vive affection pour Zaïone, et attacha des regards d’envie sur ce marais que des enfants avaient aimé jusqu’à redescendre du ciel pour le visiter.
Sa mère, au contraire, éprouvait une aversion de plus en plus grande pour cette contrée, si effrayante déjà par elle-même, et qui, pour comble, était encore fréquentée par des revenants. Elle disait toutefois à ses enfants :
— Pourquoi écoutez-vous Zaïone ? Il vous conte des billevesées. Les âmes n’errent jamais sur la terre... Ce sont des feux follets, ou des lucioles, que vous voyez...
Mais elle n’en avait pas moins peur : et pour un trésor elle ne serait pas sortie de la maison, la nuit venue.
Les jours s’écoulaient. Joseph avait de jour en jour meilleur appétit ; il mangeait sans répugnance le pain noir, les pommes de terre, les pois, le gruau, apprêtés simplement, et, chaque jour aussi, il s’éloignait davantage de la ferme en se promenant. Un jour, il revint même à cheval sur une maigre haridelle. Sa mère s’affaiblissait de plus en plus, et Anielka avait la fièvre, frissonnait continuellement, et perdait ses forces.
Zaïone les regardait souvent toutes les deux et branlait la tête.
— Monsieur ne fait pas bien de les laisser ici, n’est-ce pas ? questionnait sa femme.
— Quand donc a-t-il fait quelque chose de bien ? Il y a douze ans que je le connais et...
Quinze jours plus tard, Samuel apporta deux lettres, de la volaille envoyée par le Doyen, du beurre, du fromage, du pain bis, et des petits pains achetés en ville.
Une des lettres était de M. Jean. Sa femme l’ouvrit la première, et lut :
« Ma chère Mathilde,
« Dieu nous a envoyé une lourde croix, et il nous reste à la porter vaillamment. L’entêtement des paysans... »
— Mais ils voulaient s’arranger ! pensa Mme Jean.
« L’entêtement des paysans m’a forcé de vendre notre propriété, et, pour comble, je n’ai pas trouvé ma tante à Varsovie et mes lettres sont restées sans réponse. Elle doit revenir sous peu : dès qu’elle sera de retour, essaie de la voir ; tes efforts seront peut-être moins infructueux que les miens.
« Je ne parle même pas de l’incendie de notre maison : quelle chance que tes bijoux n’aient plus été là ! Je pleure aussi à l’idée de ne jamais revoir mon cabinet de travail ; et quand je me représente vos craintes, les ennuis que vous avez dû éprouver, je perds littéralement la tête.
« J’habite en ce moment chez notre bon Clément : mais mon corps seul y est, car mon esprit est avec vous. Ses magnifiques appartements me sont indifférents ; je ne touche pas aux dîners, dont tu te souviens. Je t’avouerai franchement que j’éprouve quelque crainte pour ma santé.
« Je recommande à Zaïone de vendre immédiatement tout ce qui est encore à vendre et de te remettre cet argent, ma chère Mathilde. Je ne veux pas un liard de tout cela, et ne désire qu’une chose : que cela vous suffise. Je te supplie de ne rien te refuser, et surtout de ne pas faire d’économies. La santé avant tout !
« Nous traversons une époque critique. Je ne connais pas une âme qui n’ait ses soucis.
« Croirais-tu que Mme Gabrielle a rompu avec ce bon Ladislas ? Quand je t’aurai dit que cela même me fait de la peine, tu auras une idée de mes souffrances morales. Que faire ? telle est ma nature !...
« Clément te baise la main. Ce noble garçon a perdu sa belle humeur, depuis deux jours, parce qu’il ne peut t’envoyer à goûter des fraises que lui-même a cultivées. »
Mme Jean n’acheva pas la lettre, elle la plia et la mit dans sa poche. C’était la première fois qu’elle faisait preuve d’une telle énergie.
— Cet homme n’a pas de cœur ! murmura-t-elle. L’autre lettre était de cette cousine Anna, qu’on avait si mal accueillie quelques semaines auparavant. Mme Jean l’ouvrit sans se hâter.
— Pauvre femme ! se dit-elle ; elle me demande sans doute de lui venir en aide, et je ne peux rien pour elle !...
Elle se mit à lire :
« Chère cousine, aimée de toute mon âme et de tout mon cœur.
« J’ai entendu parler par Samuel des malheurs qui vous accablent. Mon Dieu ! Qu’est-il arrivé ? Samuel m’a raconté que vous habitez maintenant dans une chaumière, et que vous n’avez ni de quoi vous nourrir, ni de quoi vous vêtir...
« Ah ! si j’avais obtenu la place de femme de charge chez M. le doyen, je pourrais faire davantage pour vous maintenant ; mais je suis moi-même dans l’embarras, et ne puis vous envoyer que quelques vieilles hardes pour vous couvrir. »
— Qu’écrit-elle là ? demanda Mme Jean.
— En effet, dit Samuel, elle m’a remis un paquet. Le voici !
« Mais toi, ma chère cousine, arrive immédiatement, tu dois venir ici absolument, tes intérêts t’y appellent. La tante de ton mari, la présidente, sera cette semaine ici, chez elle, et après un séjour de deux ou trois jours elle repartira pour l’étranger, où elle restera pendant six mois. Il faut absolument que tu la voies auparavant. Elle doit vous venir en aide, car Dieu la punirait si elle ne le faisait pas. N’est-ce pas son neveu qui a gaspillé ta fortune, et qui se promène aujourd’hui par le monde comme si rien n’était ?
« Viens donc ici sans plus de retard, et peut-être même la tante t’emmènera-t-elle aux eaux avec elle. Lorsqu’elle aura consenti à vous recueillir, j’irai moi-même chercher tes enfants. En attendant, tu peux descendre chez moi, en me pardonnant d’avance le dénuement que tu y trouveras. Ah ! si j’avais obtenu la place de femme de charge chez quelque bon prêtre, je vivrais tout autrement !
« J’embrasse, au moins par lettre, tes petits et surtout Anielka, cet ange de Dieu.
« Que Dieu la garde et la protège !
« Mlle Valentine est ici. La malheureuse vient d’éprouver une grosse déception : car son prétendant (un certain M. Saturnin) en épouse une autre. »
La lettre se terminait par des baisers, des bénédictions, et les plus aimables instances d’arriver immédiatement.
La pauvre Mme Jean versa un torrent de larmes en lisant ces lignes ; Anielka pleura aussi, et voulut même baiser la lettre de cette tante, si bonne malgré sa pauvreté ! La surveillante, en voyant pleurer les autres, mêla ses larmes aux leurs, et se rappela ses enfants morts.
Samuel lui-même déclara que « c’était une bonne personne » et qu’elle « valait autant qu’une Juive ».
Quand Mme Jean se fut un peu calmée, elle relut la lettre et parut réfléchir.
— Que faire maintenant ? que faire ?
Samuel, qui l’observait en silence, répondit :
— Madame doit aller là-bas, ne serait-ce que pour quelques jours. Je le conseille à Madame... Et quand je donne des conseils, ils valent toujours quelque chose. Je connais madame la présidente. Une lettre n’aura aucune influence sur elle, et peut-être même l’irritera-t-elle encore davantage contre Monsieur, parce qu’il l’a déjà trompée plusieurs fois. Quand elle verra comme Madame est malade, non, elle n’aurait vraiment pas de cœur si elle ne vous donnait pas quelque secours.
Mme Jean croisa ses mains sur ses genoux et baissa tristement la tête.
— Il n’est pas question de moi, mais des enfants que cette affreuse misère va épuiser et qui finiront par mourir. Il me reste peu à vivre... ma santé est tout à fait ébranlée.
— Que Madame ne se désespère pas ! reprit Samuel. Madame a mauvaise mine, c’est vrai, mais Mademoiselle n’en a guère une meilleure, quoiqu’elle ait été bien portante jusqu’ici. C’est l’air d’ici qui est malsain, et si Madame s’avisait de vouloir y vivre un an ou deux... Dieu sait ce qu’il en résulterait ! et puis en ville il y a au moins des médecins, des pharmacies... Je suis sûr que, là-bas, Madame se rétablira complètement. Du reste, tout cela est encore loin ; le plus important, en ce moment, est d’aller en ville, d’y attendre madame la présidente, de la voir, et de lui conter la situation. Peut-être vous donnera-t-elle quelques milliers de roubles, et se chargera-t-elle d’élever les enfants... Je vais retourner à la maison ; mais je reviendrai demain matin et nous partirons ensemble. Ici, Madame ne gagnera rien de bon, ni pour elle ni pour les enfants.
Mme Jean était également persuadée de la nécessité de ce voyage ; mais elle ne pouvait se décider à partir. Elle était malade, et craignait une journée de voyage ; et puis ses robes étaient en si piètre état qu’elle n’aurait jamais osé se montrer, ainsi vêtue, à ses connaissances...
Mais ce qui la faisait surtout hésiter, c’était la pensée de se séparer de ses enfants dans de telles conditions... D’un autre côté, l’intérêt même de ses enfants exigeait ce voyage. Si au moins elle avait pu les emmener ? Mais où les caser ? Ici, ils avaient un toit, ils ne mourraient pas de faim ! Enfin, elle ferait son possible pour ne pas rester absente plus de deux ou trois jours : et, ce qui valait mieux encore, elle les reverrait en ville, rassurée sur leur sort actuel et sur leur avenir. Mon Dieu, pourvu qu’on pût enfin sortir de cette misère !...
Ni Anielka, ni sa mère ne dormirent de toute la nuit. La mère lui parla des richesses de leur tante, d’une école pour les jeunes filles où on la placerait certainement ; elle lui dit que ces quelques jours de séparation s’écouleraient très vite, lui recommanda Joseph, et lui fit promettre de veiller sur sa santé.
— Ne te promène pas le soir, fais faire du feu dans la cheminée, bois le moins d’eau possible ! C’est un étrange endroit que celui-ci ! Je sens l’humidité dans tous mes os. Il faut prendre soin de ta santé !
Anielka, de son côté, pria sa mère de leur écrire le plus longuement et le plus souvent possible, d’embrasser pour elle la cousine Anna et Mlle Valentine (surtout la cousine), et elle la supplia de revenir dès qu’elle aurait parlé à leur tante.
Le lendemain matin, Mme Jean remit ses enfants à la garde de Zaïone et de sa femme, les implorant d’en prendre soin comme des leurs propres.
— Nous servirons Mademoiselle et le petit monsieur comme maintenant, répondit le surveillant. Rien de mal ne leur arrivera, pourvu que Dieu permette que vous partiez tous d’ici au plus vite ; l’air vous est fatal.
Quand la voiture de Samuel fut arrivée devant la maison, la surveillante offrit à Mme Jean un grand châle à carreaux et une paire de souliers neufs. Zaïone porta un petit banc près de la voiture, afin que la voyageuse pût y monter plus facilement. Joseph se mit à pleurer.
— Joseph, ne pleure pas. Qu’as-tu ? Maman reviendra bientôt, dit sa mère, pâle comme un cierge de cire.
— Ma chère Zaïone, — ajouta-t-elle, — je vous laisse trois roubles... Surveillez bien les enfants, je vous récompenserai... oui, je vous récompenserai comme vous méritez de l’être, quand Dieu nous aura fait un sort meilleur.
— Maman, voulez-vous que nous vous accompagnions jusqu’à la forêt ? demanda Anielka.
— Très bien, mes enfants, accompagnez-moi ! J’irai même aussi à pied... Je resterai si longtemps, ensuite ! plus tard... Samuel, va en avant !
Samuel toucha son cheval qui partit au pas. La mère, tenant Joseph par la main, et Anielka, qui marchait à côté d’elle, suivirent à une distance de quelques mètres. Les deux surveillants venaient derrière.
La mère et la fille voulaient retarder le plus possible l’instant de la séparation.
— La présidente est en ville, sans doute, — disait la mère ; — demain je la verrai, et après-demain cousine Anna pourra venir vous chercher. Joseph, si tu es sage, je t’achèterai un beau cosaque comme jamais encore tu n’en as eu !
Elle essayait ainsi de s’étourdir, se refusant à penser à l’instant fatal. Elle regarda la route, la forêt était loin encore !
Ils ralentirent le pas.
— Cet endroit est assez joli, — poursuivit-elle ; en été vous pourrez venir cueillir des baies dans la forêt ; et puis vous avez des poules et des lapins. Demandez à Zaïone de vous conduire un jour au delà de la forêt : vous verrez un village, vous pourrez entrer dans une église.
— Maman, vous nous écrirez tout de suite, n’est-ce pas ? — interrogea Anielka.
— Certainement. Et Samuel vous racontera tout dès qu’il sera de retour. Je t’achèterai du papier, de l’encre et des plumes pour que tu puisses m’écrire aussi. C’est dommage que la poste soit si loin d’ici... Je t’enverrai aussi quelques livres et un abécédaire pour Joseph : et toi, Anielka, enseigne-lui l’alphabet, cela te sera une distraction...
Elle paraissait très lasse. Le surveillant l’aida à se mettre en voiture et installa les enfants près d’elle. Ils voulaient accompagner leur mère jusqu’à la forêt. À l’orée du bois, Samuel fit arrêter son cheval.
— Nous sommes loin de la ferme... Monsieur et Mademoiselle doivent s’en retourner.
Anielka ne put retenir ses larmes. Elle s’agenouilla dans l’étroite briska et embrassa les genoux de sa mère.
— Vous reviendrez, maman ? bégayait-elle... Vous ne nous abandonnerez pas comme notre...
Elle ne put achever.
La mère serra convulsivement la tête de ses deux enfants et ordonna :
— Samuel, retourne... Je ne partirai pas sans eux !
Samuel se mit en devoir de la persuader :
— Comme les maîtres sont capricieux ! Est-ce que je ne quitte jamais mes enfants ? Mes affaires me retiennent des semaines entières hors de la maison, et personne ne fait d’histoires comme Madame... C’est un péché... Ne s’agit-il pas de l’avenir des enfants de Madame ? Je conduirai Madame là-bas, aujourd’hui, et dans quelques jours, après-demain peut-être, ce sera le tour de Mademoiselle et du petit monsieur d’aller la rejoindre. Pensez seulement combien on est heureux de se revoir, après s’être séparés ! Je suis sûr que maintenant Dieu changera tout en bien : car il n’est encore jamais arrivé qu’une même créature fût toujours malheureuse.
— Ne pleure pas, Joseph ! fit Anielka. Samuel s’absente souvent aussi, et il revient toujours gai !
Le surveillant fit descendre les enfants.
— Dans quelques jours, nous serons de nouveau ensemble, maman. Nous restons avec les Zaïone, ce sont des amis... Maman, vous n’êtes pas seule, non plus, Samuel est avec vous. Rien ne vous arrivera ! Samuel nous racontera tout de vous, et à vous tout de nous !
La mère embrassa une dernière fois ses enfants, dit au revoir aux surveillants, et la voiture se remit en marche. Anielka la suivit pendant quelques instants, puis elle s’arrêta, attendit Joseph et ils restèrent debout, au milieu du chemin, les mains tendues vers leur mère.
Ils regardèrent longtemps la voiture, et longtemps aussi la mère les regarda ; enfin, le chemin tourna et ils ne virent plus rien...
La surveillante regagna la maison, son mari resta avec les enfants :
— Allons, mes petits maîtres, dit-il, courez un peu dans la forêt, cueillez des baies, vous serez plus gais.
Les enfants lui obéirent. Le bon paysan leur fit une boîte en écorce et les conduisit dans une clairière où croissaient en abondance des myrtilles et des fraises. Il leur montra aussi un gros pic becquetant une branche vermoulue pour en faire fuir les vers, et un écureuil qui, tranquillement perché au haut d’un sapin, en cueillait les pommes.
Puis ils allèrent regarder une grande fourmilière et ils se reposèrent sur la mousse. Anielka quitta la forêt, le cœur un peu angoissé. Joseph avait recouvré sa gaieté. Ils décidèrent, avec Zaïone, que, lorsque leur mère reviendrait, ils iraient à sa rencontre avec une corbeille de fraises.
Le lendemain soir, Samuel arriva à la ferme. Il apportait du papier, de l’encre et des plumes pour les lettres, un abécédaire à Joseph et quelques vieux livres de contes et de poésies pour Anielka.
La maman n’avait pas écrit, mais elle faisait savoir qu’elle était un peu fatiguée et leur rappelait qu’ils avaient promis d’attendre patiemment son retour.
Samuel ajouta, de sa part, que tout irait bien : mais, en partant, il passa par le champ où travaillait le surveillant.
— Eh bien ! comment êtes-vous arrivés ? Heureusement ? demanda celui-ci.
— J’en ai eu, du tintouin ! répondit Samuel. Madame a pleuré, a ri, a eu des syncopes pendant tout le trajet ; et, en ville, c’est à grand’peine que nous l’avons descendue de voiture. Je n’en ai pas parlé chez vous, car Madame m’a fait promettre que les enfants n’en sauraient rien...
Le paysan branla la tête et jura de se taire, même devant sa femme.
Et, de nouveau, des jours uniformes s’écoulèrent. Le surveillant était occupé à la fenaison, la surveillante vaquait aux soins du ménage et portait à manger à son mari dans les champs ; les enfants restaient seuls presque toute la journée.
Anielka voulut apprendre à lire à Joseph ; mais celui-ci, oubliant chaque jour davantage son ancienne faiblesse, préférait courir et jouer que de rester penché sur un livre.
Chose bizarre, l’air pestilentiel des marais, le mouvement et les mets simples valaient mieux pour cet enfant que la longue immobilité et les médicaments de la maison. Son teint même était plus frais, plus vermeil.
Anielka, au contraire, n’allait pas mieux. Les miasmes seuls de cet endroit auraient suffi à miner sa santé ; à plus forte raison devaient-ils y parvenir quand, à leur influence, venait s’ajouter une nostalgie contre laquelle il n’existe point de remède.
La délicate fleur s’étiolait dans cette atmosphère de misère, de tristesse, et de secousses morales. Sa maladie n’avait aucun symptôme très accusé. C’était une sorte de fièvre, légère, mais continue. Quelquefois, elle se plaignait aussi de maux de tête, de manque de forces, ou bien elle était toute secouée de frissons : mais tout cela ne l’inquiétait guère, car elle s’attendait toujours à recouvrer ses forces d’un jour à l’autre.
Mais le surveillant et sa femme, qui l’observaient, la voyaient dépérir. Parfois elle était pâle comme un linge, pâle d’une pâleur terreuse ; ses lèvres aussi pâlissaient et se décoloraient même complètement. Ses doigts devenaient transparents, ses yeux bleu clair. Puis, quelques jours après, son visage reprenait ses belles couleurs, ses yeux redevenaient d’un bleu de saphir, ses lèvres pourpres. Elle aimait alors à courir, à s’occuper à quelque chose, elle redevenait gaie et bavarde.
La femme du surveillant pensait que c’étaient là les indices d’une bonne santé, indices disparaissant parfois sous le poids de la tristesse qui accablait la fillette : mais le mari, lui, était encore plus inquiet de ces belles couleurs que de la pâleur d’Anielka...
Joseph parlait souvent de sa mère, s’impatientait de ne pas la voir revenir et pleurait. Anielka essayait d’attirer son attention sur quelque autre sujet ; elle-même ne lui parlait jamais de leur mère. Mais un soir, très tard, alors que la surveillante, ayant fini sa besogne, s’était assise sur le seuil pour faire sa prière, Anielka vint se placer à côté d’elle, posa sa tête sur ses genoux, et pleura silencieusement...
Une semaine s’était écoulée ; la mère ne revenait pas, et on n’en avait aucune nouvelle. Samuel, lui-même, ne se montrait point.
Autant par nécessité que pour tuer le temps, Anielka s’occupait de différents travaux que ses forces lui permettaient. Elle faisait le feu et préparait, dans deux pots de terre, le dîner, composé le plus souvent de gruau et de pommes de terre. Elle allait chercher de l’eau au puits ; elle donnait à manger à la volaille, aux vaches, aux bœufs. Elle avait même essayé de savonner son linge et celui de Joseph, ce qui lui avait été le plus pénible et lui avait le moins bien réussi. En vain la surveillante, voyant qu’une telle besogne la fatiguait trop, voulut la lui défendre. Dès qu’elle quittait un travail trop pénible, elle se mettait à un autre, avec une opiniâtreté que rien ne pouvait fléchir.
Mais des journées entières s’écoulaient, pendant lesquelles elle n’était pas en état de faire quoi que ce soit, même de marcher. Alors elle se couchait sur le grabat et lisait les livres que sa mère lui avait envoyés, ou rêvait, les yeux fermés. Il eût été difficile de reconnaître en elle la fillette gaie et heureuse de jadis.
Elle était si maigre et si pâle, maintenant ! Ses cheveux, grattés par un mauvais peigne et mal nattés, se hérissaient et s’emmêlaient ; son unique robe, jadis rose, avait perdu sa couleur ; ses bas, cadeau de la cousine Anna, étaient trop larges ; ses souliers, tout déchirés.
Si son père avait pu la voir en un tel état, il aurait certainement pleuré sur elle.
Mais, à mesure que ses forces physiques baissaient, son esprit se développait rapidement.
Ses pensées étaient moins enfantines ; ses sentiments acquéraient plus de force. Elle voyait des choses dont nul ne lui avait parlé ; elle entendait de la musique, des voix. En un mot, elle entrevoyait un autre monde, le ciel sans doute, ce ciel vers lequel toutes ses pensées étaient tournées.
À plus d’une reprise, elle voulut confier ses visions à quelqu’un : mais une sorte de pudeur la retenait. Parfois il lui semblait que son cœur allait éclater, sous l’affluence de tant de sentiments cachés.
Un jour, une invincible nostalgie s’empara d’elle. Elle ne pouvait rien faire, pas même rester à la maison. Elle éprouvait le besoin de respirer de l’air frais ; et elle gravit un coteau, à une assez grande distance de la ferme. Elle y resta quelque temps, écoutant, regardant, puis elle s’assit et écrivit. C’était la première poésie de la fillette. En voici le sens :
« Je regrette ma maison, — celle qui était près de l’étang. — Je regrette le jardin, la véranda, — et le châtaignier et son banc, — les fleurs qui, chaque jour, — me saluaient de leurs parfums, — les oiseaux qui, pour dîner, — accouraient vers moi. — Je les regrette, et c’est la cause de ma tristesse.
« Parfois je pleure. — Aujourd’hui j’ai gravi le coteau. — Peut-être apercevrai-je, de là, ma maison ? Peut-être, quoiqu’elle soit bien loin, — jouirai-je de sa vue. — Non, il n’y a rien... Dieu a caché notre maison derrière un nuage. »
Une autre fois, Joseph, se rappelant sa mère, se mit à pleurer et à supplier la surveillante de le conduire auprès d’elle. Anielka essaya en vain de le consoler ; elle le mena, enfin, voir de tout petits lapins : rien n’aida. Ce ne fut que quand elle lui eut lu quelques contes qu’il se calma et s’endormit.
Alors, très affectée, elle écrivit :
Joseph n’aime plus sa sœur,
Au lieu de la consoler, il l’attriste,
Au lieu de jouer, il pleure...
Ne pleure pas, Joseph, maman reviendra !
Elle t’apportera une boîte
Pour que tu la perdes encore.
Elle t’achètera une poupée de porcelaine.
Comme celle avec laquelle tu aimais tant à jouer.
Nous serons de nouveau réunis,
Papa ne nous abandonnera plus,
Nous aurons une maison et un jardin...
Ne pleure pas, Joseph, maman reviendra !
Tais-toi ! Écoutons plutôt
Si Karo ne gémit pas quelque part.
Ah ! mon Joseph, je suis sûre
Que le pauvret ne vit plus...
Assieds-toi ! Nous écrirons des vers,
Les jours mauvais passeront plus vite.
Mais attends que j’essuie d’abord les larmes
Qui me coulent des yeux !
Quand, très affaiblie, elle ne pouvait faire sa promenade quotidienne, elle restait des heures entières assise devant la porte, regardant le chemin qui menait à la forêt. Elle voyait alors les jeunes cigognes sortir leur tête du nid comme pour appeler leurs parents, occupés à pêcher dans le marécage ; elle entendait la femme du surveillant exhaler ses regrets sur la perte de ses enfants ; et parfois elle demeurait là, assise en silence, immobile, glacée, attendant la nuit et les feux follets qui dansaient là-bas, au-dessus de la plaine.
Trois semaines s’étaient écoulées depuis le départ de la mère, et on était toujours sans nouvelles. Les surveillants étaient maintenant inquiets, non seulement sur le sort de Madame, mais surtout sur celui des enfants qui leur étaient confiés. L’argent était épuisé ; les provisions allaient manquer ; et les pauvres prisonniers étaient menacés, si ce n’est de la faim, au moins du manque des choses les plus nécessaires. Anielka était si faible qu’elle ne se levait plus. Elle mangeait peu, ne parlait pas, ne lisait pas, et les espiègleries de Joseph ne parvenaient même plus à amener un pâle sourire sur ses lèvres décolorées. Le petit garçon, les vêtements en lambeaux, les chaussures déchirées, courait toute la journée ; la liberté, cette liberté inconnue de lui jusqu’alors, lui faisait oublier le froid, les ardeurs du soleil, le repos, et même sa mère et sa sœur.
Il ne revenait à la ferme que lorsque la faim le tourmentait. Il passait ses journées dans la forêt, ou auprès de l’eau.
Un beau jour, un chariot à un cheval entra dans la cour de la ferme. Il était occupé par un voiturier et une femme vêtue de noir.
Zaïone, occupé à rentrer du foin, quitta son travail et accourut, croyant que c’était Mme Jean. Quand il fut près de l’équipage, il vit que cette personne lui était inconnue. La voyageuse lui demanda aussitôt :
— Que deviennent les enfants ?
Le tenancier la regarda, tout étonné, et répondit :
— Le petit monsieur va bien, mais Mademoiselle est très malade...
— Malade ?... Quel malheur !... Qu’a-t-elle ?
— Est-ce que nous le savons, Madame ? Elle est si malade qu’elle ne se lève plus, voilà tout !
Puis il ajouta :
— Peut-être venez-vous de la part de notre dame ?... Comment va-t-elle ? Mademoiselle s’ennuie tant sans elle, et je crois que c’est même là ce qui la rend malade !
— Pauvre petite ! murmura la voyageuse, en essuyant deux larmes, et en évitant de répondre à la question de Zaïone.
La voiture avança de nouveau, Zaïone marchait près d’elle. La voyageuse se tourna vers lui à plusieurs reprises, comme si elle voulait ou lui communiquer ou lui demander quelque chose : mais elle se tut.
En entendant la surveillante crier que Madame arrivait, Anielka se traîna jusqu’à la porte.
— Cousine Anna ! s’écria-t-elle en apercevant la nouvelle venue.
Elles s’embrassèrent longuement en silence.
— Vous venez nous chercher de la part de maman ?...
La cousine parut hésiter.
— Non, mon enfant, pas encore. J’ai trouvé ici tout près une place de femme de charge chez un bon chanoine et je me rends chez lui. Mais dès que je lui aurai parlé, c’est-à-dire dans deux ou trois jours, je reviendrai vous prendre. Mais qu’as-tu ?
— Rien, ma cousine... je dois me coucher... Que fait maman ?... Nous n’avons reçu aucune lettre…
La cousine, qui la soutenait, se mit à trembler. Elle la conduisit jusqu’au grabat et jeta un regard sur la pièce.
— Mon Dieu ! Quelle misère... murmura-t-elle.
Et puis elle reprit, parlant haut et vite comme de coutume :
— Voici, mon enfant, ce que je voulais te dire... Votre tante, la tante de ton père, a fait savoir à votre mère d’aller la trouver immédiatement...
— Et maman y est allée ?
— Naturellement, elle est partie le même jour... on ne plaisante pas avec cette vieille tante.
— Et maman ? elle est bien portante ? demanda Anielka en la regardant dans les yeux.
— C’est-à-dire... je dirai même qu’elle se porte mieux que lorsque je l’ai vue chez vous...
Anielka lui jeta les bras autour du cou et la couvrit de baisers.
— Ma chère, ma chère cousine ! balbutia la fillette. Y a-t-il longtemps que maman est partie ?
La tante tressaillit légèrement.
— Il y a... à peu près... huit jours... oui, il y a huit jours aujourd’hui.
— Pourquoi ne nous a-t-elle pas écrit ?
— Vois-tu, chérie, le temps lui en a manqué. Et puis elle savait aussi que je viendrais vous voir bientôt.
— Maman nous écrira de Varsovie ?
— Certainement... mais pas encore maintenant, sans doute, parce que, vois-tu, ma chérie, quand on est chez votre tante... il faut... sans cesse s’occuper d’elle... Et puis sa cure... tu comprends, fillette ?...
Joseph accourut et se tint assez loin de sa cousine, comme se souvenant du principe de son père « qu’il faut toujours se tenir à distance des parents pauvres ». Quand, toutefois, sa cousine lui eut donné un croissant et lui eut appris qu’il quitterait bientôt la ferme, il s’apprivoisa un peu et lui baisa même la main, sans grande tendresse.
Anielka parut, aussi, mieux se porter. Elle recouvra sa gaieté. Elle acheva de s’habiller, fit deux fois le tour de la chambre en demandant des détails sur leur mère. La cousine répondit à tout d’une manière satisfaisante.
Quelques heures s’écoulèrent ainsi ; et enfin le chariot vint s’arrêter de nouveau devant la maison.
— Comment ! vous partez, ma cousine ? demanda anxieusement Anielka.
— Ma chère petite enfant, je dois partir. Il me faut absolument être aujourd’hui même chez le chanoine, pour le prier de me permettre de vous prendre avec moi. Je ne sais pas si je réussirai tout de suite, mais j’espère pouvoir revenir vous chercher d’ici deux à trois jours.
Anielka s’étendit sur le lit, et répliqua doucement, en pleurant :
— Maman aussi devait revenir au bout de deux ou trois jours... papa aussi...
La cousine sursauta :
— Ma chère petite, je te jure sur le salut de mon âme de ne pas vous abandonner ! Si même le chanoine ne consentait pas à vous recevoir chez lui, ce qui est impossible, je planterais là tout et je reviendrais ici, dussé-je mourir de faim avec vous ! Je serai absente deux ou trois jours tout au plus : et nous ne nous séparerons plus après, je te le jure !
— Trois jours !... répéta Anielka.
Elle paraissait calmée ; ou plutôt elle était retombée dans son apathie habituelle.
Elle prit même congé de sa cousine assez indifféremment, quoique cette brave femme pleurât à chaudes larmes.
La cousine sortit de la chambre en refermant la porte derrière elle. Lorsque le chariot fut sur le point de franchir la porte cochère, elle arrêta le voiturier, et appela la surveillante. Celle-ci accourut à toutes jambes.
— Vous désirez quelque chose, Madame ?
La cousine la regarda fixement ; elle eut un instant d’hésitation, puis s’assit plus commodément et se redressa, comme si elle hésitait. Enfin elle répondit :
— Non, prenez soin des enfants, seulement !
— Et que ferons-nous avec Mademoiselle ?... nous n’avons pas d’argent pour payer un médecin, et pourtant elle en a bien besoin...
— Je reviendrai dans deux ou trois jours ; et alors nous trouverons un médecin, interrompit la cousine. Aujourd’hui je ne puis rien faire, je ne possède pas un liard, moi-même.
Cette visite inattendue, et toute la conduite de la cousine en général, parurent singulières aux tenanciers. Ils ne se doutaient point que de plus grandes surprises leur étaient réservées.
Dès qu’Anielka eut ouvert les yeux, elle se mit à réfléchir.
Alors l’hiver est venu !...
L’air glacé pénètre les poumons. Tout autour de la maison, une épaisse couche de neige recouvre le sol ; Anielka y enfonce comme dans le duvet, jusqu’aux chevilles, puis jusqu’aux genoux, et puis jusqu’à la ceinture et même jusqu’au cou... On ne voit plus rien, mais le froid pénétrant monte lentement des jambes à la poitrine.
Comment est-elle tombée dans la neige ?
Mais non, elle n’est pas étendue sur la neige, mais dans la chaumière, sur son lit.
Qu’il y fait bon ! Il fait froid, c’est vrai, mais c’est dehors qu’il fait froid. Elle, elle a chaud... Elle porte la main à son front... Comme il brûle... Mais qu’est-ce qui brûle ? sa main ou son front ?
Comme il fait bon rester ainsi, par un matin d’hiver, enfouie dans son lit chaud à écouter le craquement de la neige dans la cour ! Quelle heure est-il ? Anielka ne voudrait pas encore se lever... À la seule pensée du plancher froid comme de la glace, un frisson la parcourt, de la tête aux pieds, puis il pénètre plus profondément, la secoue toute.
Peut-être va-t-on venir l’éveiller ? Quelle heure peut-il bien être ? Doit-elle sortir sa tête de dessous la couverture et regarder à l’horloge, ou vaut-il mieux attendre que l’heure sonne ?... Il doit être très tôt, encore...
Elle pensa à ses leçons. Quel jour, aujourd’hui ?... c’est... c’est... Aujourd’hui c’est...
Elle ne pouvait parvenir à se souvenir. Comme c’est étrange ! on répète deux mots, et en dehors de ces deux mots on ne peut rien se rappeler.
Il faut répéter la leçon. Qu’a-t-on donné à apprendre ?... Tout de suite... Ah ! c’est ça !...
« L’œuvre commencée par Charles Martel et Pépin le Bref fut achevée par Charlemagne. Non seulement cet empereur était doué d’un génie supérieur à celui de son père et de son aïeul, mais les circonstances... »
Anielka se mit sur son séant, rejeta la couverture, et appela de toutes ses forces :
— Mademoiselle Valentine !...
Elle ouvrit les yeux, mais les referma aussitôt, car la lumière lui fit mal. Elle se couvrit le visage de ses mains, et appuya fortement sur ses yeux l’extrémité de ses doigts pâles.
— Que veux-tu, Anielka ? demanda Joseph.
N’avait-elle pas reconnu la voix de son frère, ou la question lui importait-elle peu ? toujours est-il qu’elle se taisait. Joseph la tira par la manche.
— Qu’as-tu ? Que dis-tu ?
— Quelle heure est-il ? demanda-t-elle enfin, sans ôter les mains de son visage.
Et puis, comme se parlant à elle-même, elle ajouta :
— Est-ce que mademoiselle Valentine.... est-ce que mademoiselle...
— Anielka ! appela Joseph, que fais-tu ? Ne plaisante pas ainsi... tu sais que j’ai peur...
Anielka retomba sur son oreiller, la tête tournée vers le mur.
— Venez vite, cria Joseph à la surveillante, regardez Anielka... Qu’a-t-elle ?
Anielka sentit que quelqu’un la soulevait délicatement en murmurant :
— Mademoiselle... ma petite mademoiselle...
Elle rouvrit les yeux.
C’était bien la même pièce aux murs passés au lait de chaux ; par la porte entr’ouverte on apercevait le vestibule et un coin de la cour. Le soleil entrait gaiement par la fenêtre et ses rayons dorés traçaient un rayon lumineux sur la terre battue.
Anielka reconnut enfin la surveillante ; Joseph se cachait derrière elle. Elle se rappela alors qu’elle était toujours à la ferme, et que, peu de temps auparavant, elle avait vu sa cousine Anna.
— Est-ce que cousine Anna est venue ?
— Oui, elle est venue hier.
— Et quelle heure est-il donc ?
— Il est très tôt encore, que Mademoiselle dorme...
— Qu’as-tu, Anielka ? demanda Joseph.
— Moi ? mais rien... Est-ce que je sais ? répondit-elle en souriant.
Puis elle ajouta :
— Il n’y a pas de neige dehors, n’est-ce pas ?
— Pourquoi dis-tu toutes ces choses ?... pourquoi parles-tu ainsi, Anielka ? questionna le petit garçon, effrayé.
— Mademoiselle a la fièvre, — expliqua la surveillante. — Ça vous brûle en dedans. Mademoiselle ?
— Ça me brûle.
— Et vous grelottez ?
— Je grelotte.
— Voulez-vous boire ?
— Oh oui ! boire... boire... donnez-moi à boire... C’est vrai, j’avais oublié que j’ai soif...
Joseph courut dans le vestibule et en rapporta une cruche pleine d’eau. Anielka but avidement d’abord, mais bientôt elle repoussa la cruche avec dégoût.
— L’eau est amère, balbutia-t-elle.
— Non, Anielka, l’eau est bonne ! assura Joseph.
— L’eau est bonne ?... Elle est si amère !... mais je ne veux pas boire... je veux manger... mais je ne veux rien... je vais dormir...
La surveillante la reposa doucement sur le lit, la borda, et sortit, suivie de Joseph. L’enfant avait les larmes aux yeux.
— Anielka est malade, dit-il, il faut le faire savoir à maman... Pourquoi maman ne vient-elle pas ?...
— Plus bas, mon petit monsieur... Anielka a la fièvre, et tout lui semble étrange, mais cela passera, pourvu seulement que la tante de Monsieur revienne et vous prenne chez elle... Écoutez, mon petit monsieur, courez ici autour de la maison, mais n’entrez pas dans la chambre, j’irai moi-même voir ce que fait Anielka...
Resté seul, Joseph se demanda d’abord ce que pouvait avoir sa sœur ; puis il s’approcha machinalement du puits. La charpente intérieure, recouverte d’une sorte de mousse pourrie et verdâtre, ne s’élevait que très peu au-dessus du sol : aussi le petit garçon put-il regarder dans le puits.
Il y vit une table de verre pareille à un miroir noirâtre ; son image s’y reflétait, comme encadrée, sur le fond bleu du ciel qui paraissait là plus sombre qu’au-dessus de la cour. Des gouttes, découlant de la charpente, tombaient par intervalles dans l’eau en rendant des sons différents, et ces sons semblaient être le tintement de cloches lointaines. De temps à autre, un oiseau passait en volant au-dessus de ces points, et alors il semblait à Joseph que quelque chose voletait, là-bas, au fond.
— Est-ce que c’est là « l’autre monde » ? se demanda-t-il. Et il se figurait des palais d’argent aux toits en or, des arbres portant des pierres précieuses, des oiseaux parlant un langage humain. Jadis sa mère ou sa bonne lui avaient conté ces merveilles.
Il se souvenait même qu’un garçon de son âge, étant allé visiter ces lieux, en était revenu rapportant une lampe merveilleuse. Et il forma le projet de descendre dans les régions souterraines, quand il serait grand. Que de choses n’aurait-il pas à conter après cette exploration !... Il regarda encore une fois la chaumière où reposait sa sœur malade, puis il alla à la recherche d’un vieux filet et se dirigea vers le marais pour y pêcher de tout petits poissons. Il oublia bientôt la chaumière, sa sœur, et « l’autre monde », tout absorbé par son agréable occupation.
Anielka délirait toujours.
Il y avait des instants où elle savait chez qui elle était ; elle suivait alors des yeux la femme du surveillant vaquant à quelque occupation ; elle entendait le gruau mijoter devant le feu. Un instant après, elle croyait traverser une forêt ombreuse ; elle marchait sur de la mousse vert foncé et excessivement molle ; un parfum de framboises montait vers elle, puis elle n’entendait plus rien, ne sentait plus rien.
Tout à coup, encouragés par le silence qui régnait dans la vaste pièce, deux lapins s’avancèrent.
Le plus gros, ayant trouvé quelques feuilles, se mit à les ronger, son œil rouge fixé sur Anielka ; le plus jeune aurait bien voulu les goûter aussi ; mais, comme il était très timide, il se contentait de remuer ses longues moustaches et de se dresser sur ses pattes de derrière, comme un petit chien.
— Karo ! appela Anielka en le regardant.
Les lapins dressèrent leurs longues oreilles, et aperçurent la main tendue de la fillette ; effarouchés, ils regagnèrent en hâte leur terrier.
— Karo ! répéta Anielka.
La surveillante accourut.
— Ce sont des lapins, Mademoiselle... chut... chut... La tête ne vous fait-elle pas mal ?
Anielka fixa des yeux brillants sur la surveillante et dit avec un sourire :
— Ne plaisantez pas... je sais très bien qu’il était ici il y a un instant... il m’a même léché la main... voyez plutôt, elle est encore toute mouillée.
Et elle approcha de ses yeux sa petite main maigre et brûlante. La femme hocha la tête.
— Attendez un peu. Mademoiselle, je vais vous préparer un remède. Le mal s’en ira tout de suite.
La surveillante alluma alors un cierge, versa de l’eau dans quelques pots de terre, y fit couler quelques gouttes de cire, et pria Anielka de boire de cette eau ; la fillette but machinalement, et trouva à l’eau un goût de métal.
— N’êtes-vous pas mieux. Mademoiselle ?
— Pas beaucoup !
Alors la brave femme résolut de recourir aux grands moyens. Prenant son tablier à deux mains, elle y fit plusieurs plis, en disant, lentement et avec des pauses :
Sainte Otalie avait trois filles :
L’une filait,
L’autre dévidait,
La troisième chassait les maléfices
Au nom du Saint du Seigneur...
À ces derniers mots, elle déploya bruyamment son tablier devant les yeux d’Anielka.
— N’êtes-vous pas mieux, Mademoiselle ?
— Ma cousine est-elle encore ici’ ? demanda la malade.
La surveillante refit pour la seconde fois des plis à son tablier :
Sainte Otalie avait trois filles :
L’une filait,
L’autre dévidait...
Le surveillant regagnait sa demeure, vers midi, en se disant que le seigle poussait tout en paille cette année, et qu’il ne rendrait que bien peu, lorsqu’un singulier bruit lui arriva de la forêt. Quelque chose résonnait, roulait, se balançait, puis tout à coup le bruit cessait, pour reprendre l’instant d’après avec plus d’intensité.
Le paysan s’arrêta, se tourna vers la forêt et interrogea le chemin. Il aperçut alors les têtes de deux chevaux, un chapeau luisant perché quelque part, bien haut et, plus haut encore, un fouet blanc.
Après avoir fouillé dans ses souvenirs, il se dit que cela pourrait bien être une calèche.
C’était effectivement une large et profonde calèche, très élégante. Arrivée sur la digue étroite et couverte d’ornières, la voiture ralentit le pas et pencha fortement tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Le surveillant regarda plus attentivement et resta bouche bée. Le siège était occupé par un cocher et un valet de pied, vêtus d’une livrée havane à boutons d’or. Devant eux couraient quatre chevaux couverts de harnais reluisants ; et à l’autre bout, derrière les chevaux, derrière le cocher et le valet de pied, on apercevait, sous une ombrelle, une dame entre deux âges, étendue commodément sur de moelleux coussins.
À une certaine distance de la voiture s’avançait une confortable briska occupée par un cocher seul. Le surveillant se frotta les yeux, croyant que ses idées se brouillaient. Depuis que le monde était monde, jamais pareil équipage n’avait passé cette petite digue.
— Ne serait-ce pas Monsieur et Madame qui viendraient chercher les enfants ? se demanda-t-il. À vrai dire, on ne voit pas Monsieur ; et puis où Madame aurait-elle pris une si belle calèche, quand, il y a quelques semaines, elle a dû partir d’ici avec un Juif ? Mais peut être Monsieur est-il resté dans la forêt, à compter combien de sapins Zaïone lui a coupés ?
La voiture s’arrêta.
— Hé !... appela-t-on du siège.
— Est-ce moi ? demanda le surveillant en ôtant son chapeau.
— Naturellement c’est toi, puisque je te parle. N’y a-t-il pas un autre chemin jusqu’à la ferme ?
— Où y en aurait-il un autre ?
— Mais une voiture peut verser, ici !
— Qu’elle le peut, oui, elle le peut ! répliqua le paysan, ne sachant même plus ce qu’il disait.
— Voilà un animal ! murmura l’homme en livrée.
Puis il reprit tout haut :
— Alors, Madame devra aller à pied jusqu’à la ferme ?
— Sans doute qu’elle le devra...
— Christophe, je descendrai... fit la dame.
L’homme sauta à bas du siège, ouvrit la portière, et aida sa maîtresse à mettre pied à terre, puis il s’écarta légèrement, mais, comme le chemin était couvert d’ornières, il la suivit, en lui soutenant le coude avec trois doigts, et en disant :
— Que Madame aille à droite !
« Que Madame daigne poser le pied sur cette place sèche...
« Monsieur Pierre, attendez ici jusqu’à ce que Madame ait passé la digue, puis suivez lentement !
« Que Madame daigne maintenant passer de l’autre côté : il y a enfin un sentier.
Le surveillant, en entendant le verbiage de cet homme, supposa que la grande dame devait être aveugle et ne voyait pas le chemin à suivre. Mais, au moment où il restait ainsi perplexe, la dame s’approcha de lui et demanda :
— Les enfants sont là ?
— Hein ?
— Madame demande si les enfants sont là, répéta l’homme, en lui montrant à la dérobée un robuste poing enveloppé dans un gant gris.
— Les enfants de nos maîtres ? Oui, ils y sont.
— Ils se portent bien ?
— Mademoiselle n’est pas du tout bien portante. Elle est toujours couchée...
— Quelqu’un est-il venu les voir ?
— Une cousine est venue, il y a quelques jours.
— Ne sais-tu si elle a parlé aux enfants de leur mère ?...
— Oui, elle leur a dit que leur mère, c’est-à-dire notre dame, était partie pour Varsovie.
— Ah !... elle n’a rien dit de plus ?
— Si, elle a encore dit qu’elle les emmènerait bientôt chez elle.
— Ah !
La dame continua son chemin vers la ferme, suivie de l’homme en livrée, qui marmottait toujours... La dame était vêtue d’une robe noire à traîne et d’un mantelet de velours.
Un cheval s’ébroua sur le surveillant, toujours ébahi ; le paysan recula de quelques pas, puis il se mit à suivre la voiture.
— Ce sont sans doute des seigneurs, pour aller dans une telle calèche ! se disait-il. Et comme ça reluit !... On pourrait se regarder, dans cette merveille...
Mais la dame avait enfin atteint la ferme, et était entrée dans la maison, laissant le valet de pied planté sur le seuil. La surveillante était précisément occupée à conjurer la maladie d’Anielka quand le bruissement d’une robe attira son attention. Elle se retourna et resta tout ahurie en apercevant cette étrangère qui avait un air de grande dame. Celle-ci, sans même paraître remarquer son étonnement, s’approcha d’Anielka, avec un sentiment de compassion non feinte sur son visage, encore beau, quoique légèrement fané, et prit la main de l’enfant.
— Anielka ! appela-t-elle d’une voix douce.
La fillette, comme mue par un ressort, se mit sur son séant et fixa des yeux égarés sur la dame. Elle eut beau rassembler ses souvenirs dispersés : elle ne put se rappeler qui c’était. Mais elle ne s’étonna pas, la prenant pour une de ses visions.
— Anielka ! répéta la dame.
L’enfant sourit, mais garda le silence.
— Elle a la fièvre... elle délire, murmura la surveillante.
La dame aperçut un pot avec de l’eau, elle y trempa son mouchoir de batiste et mouilla les tempes et le front d’Anielka, puis elle plia ce mouchoir et le posa sur la tête de la malade. Sous l’influence de l’eau fraîche, la fillette revint à elle et balbutia :
— Êtes-vous notre tante ou une autre cousine ? Venez-vous de la part de maman ?
La dame tressaillit.
— Je suis venue vous chercher. Veux-tu venir avec moi ?
— Et où donc ? chez maman ?... Peut-être chez nous ?... Dans notre maison... Je voudrais tant retourner au jardin... Il y fait si frais !...
— Pourquoi pleures-tu, ma fillette ? demanda la dame en se penchant vers la malade ; mais elle se redressa aussitôt, car le souffle brûlant d’Anielka lui faisait peur. Cependant quand elle eut examiné attentivement le maigre visage pâle, tacheté de plaques rouges, les bons grands yeux tristes d’Anielka, quand elle se fut rappelé l’immense malheur qui atteignait l’enfant innocente, elle détourna la tête et ne put plus retenir ses larmes.
Quelques instants après, Anielka ferma les yeux ; elle parut même s’endormir, comme épuisée par la conversation. La dame trempa alors une seconde fois son mouchoir dans l’eau et lui enveloppa la tête, puis elle sortit de la chambre.
— Christophe, dit-elle à l’homme en livrée, retourne immédiatement à la maison avec la briska !
— Je suis aux ordres de Madame.
— Fais disposer un lit au milieu du salon donnant sur le jardin... envoie chercher un médecin, et télégraphie à Varsovie à un autre médecin, dont le régisseur te donnera l’adresse.
Le valet de pied s’inclina, mais resta là, comme s’il voulait faire une observation.
— Que veux-tu ?
— Je crois, dit-il avec emphase, que Madame ne saurait rester ici sans domestique.
— Nous partirons bientôt, aussitôt que la malade sera un peu plus calme.
— Il ne convient pas que Madame voyage avec des malades. C’est l’affaire des docteurs et des religieuses.
La dame rougit et hésita un instant, comme si elle reconnaissait la compétence supérieure de Christophe en ces sortes d’affaires ; mais comme, d’un autre côté, une telle remarque n’était point de son goût, elle repartit sèchement :
— Fais ce que je t’ai commandé !
— Puisque Madame l’ordonne, je pars ; mais je ne réponds de rien ! répliqua Christophe en s’inclinant froidement. Au reste, ajouta-t-il, je dois laisser reposer un peu les chevaux.
La dame revint auprès d’Anielka en se demandant s’il convenait à une dame comme elle de s’occuper des malades ; elle s’assit sur le lit et interrogea avidement le visage de la fillette.
— Comme elle lui ressemble ! se dit-elle. Ce sont les mêmes lèvres... Le même sang... Pauvre homme ! je dois tant le dédommager pour tout ce qu’il souffre !
Et la belle figure du père d’Anielka se présenta à son imagination. Maintenant elle n’hésiterait plus à donner ses soins à la malade. N’était-ce pas son enfant, à lui ? Ne le faisait-elle pas pour lui ?
Le cocher, ayant attaché les guides au siège, descendit solennellement des hauteurs de la voiture jusqu’à la vallée de larmes de la ferme, et se croisa les bras, à la manière des cochers. Christophe s’approcha de lui en caressant ses longs favoris à l’anglaise.
Les compresses froides firent tant de bien à Anielka qu’on put enfin lui annoncer leur départ immédiat. Elle accueillit cette nouvelle avec indifférence et se laissa habiller.
La voiture allait lentement. À l’air frais, Anielka reprit un peu ses sens, regarda autour d’elle et se demanda quelle était cette bonne dame ?... où on allait ? puis elle pensa que peut-être leur mère, voulant leur réserver une bonne surprise, les attendait là-bas, où ils allaient...
Elle regarda les osiers ployés en deux, et le large marais uni, coupé çà et là de touffes d’herbes et d’îlots. Quand ils s’engagèrent sous bois, elle écouta le monotone murmure des arbres ; il lui sembla alors qu’ils étendaient leurs rameaux vers elle et lui murmuraient quelque chose ; mais, avant qu’elle fût parvenue à saisir la première syllabe, la voiture l’avait emportée plus loin.
— Que veulent-ils donc me dire ?
Elle tendit l’oreille... Maintenant elle pouvait enfin comprendre... C’était un secret, ni triste, ni gai, mais très important, très grand, que la forêt entière répétait, mais qui devait rester ignoré d’elle, Anielka.
Le mouvement lent et continu, le changement d’aspects, toujours vagues, embrouillés pour elle, agacèrent la fillette. Elle ferma les yeux, mais soudain il lui sembla que la voiture s’était arrêtée. Elle regarda, mais non, ou allait toujours et quelqu’un la regardait curieusement, caché derrière les arbres. Qui donc était-ce ? Qu’était-ce ? Quantité de visions sans formes ni couleurs, silencieuses, mobiles.
Le voyage était interminable. On avait dépassé la forêt. C’était à présent un ciel immense, profond. Anielka était étendue sur cette immensité sans être retenue par quoi que ce fût. La peur de l’espace s’empara d’elle ; il lui sembla qu’elle allait tomber là, quelque part ; puis ce désert lui parut recouvert d’un tissu qui l’enveloppait, la retenait.
Elle laissa échapper un léger gémissement.
— Qu’as-tu, mon enfant ? demanda la dame.
— J’ai peur... Je vais tomber là ! répondit Anielka, en indiquant du doigt la voûte céleste. Retenez-moi !
La dame fit lever la capote, ce qui parut rassurer Anielka. Mais, deux cents pas plus loin, elle se prit à pleurer, à supplier.
— Laissez-moi ici... Déposez-moi dans ce champ pour que j’y meure... Tout tremble en moi... Je ne sais pas ce que j’ai... je ne sais pas où vous me conduisez... Je n’ai rien fait de mal... à personne... Pourquoi me tourmente-t-on ainsi ?... Maman !... Maman !...
Le château n’était qu’à une petite distance. On appela des domestiques et on porta Anielka jusque-là. Joseph et la surveillante pleuraient silencieusement. La dame paraissait très inquiète...
Enfoncé commodément dans un grand fauteuil recouvert de cuir, M. Dragonowicz, le médecin de district, s’entretient avec Mme Wichrzycka, la confidente de la dame qui a pris chez elle Joseph et Anielka.
Le docteur Dragonowicz est un vieillard de petite taille, bien conservé, rasé de frais et vêtu correctement d’une redingote grise.
Mme Wichrzycka est une femme dévotement maigre ; elle porte une robe noire, ses cheveux sont coiffés en bandeaux très lisses ; elle se met de la ouate dans les oreilles.
Ils causent à voix basse :
— Est-ce la peine de faire venir un tel blanc-bec de Varsovie ? C’est à croire que les bons médecins manquent chez nous ! — disait le docteur d’une voix irritée, en caressant ses cheveux grisonnants. — Il ne sera d’aucun secours ; au contraire, il fera du tort à la malade et emportera quelques centaines de roubles, rien de plus...
— Que pouvais-je faire, monsieur le docteur ? Elle s’est entêtée, voilà tout. Elle donnerait même des milliers de roubles pour qu’on guérisse la petite. Elle a de l’argent, pourquoi ne pas se permettre de telles fantaisies ? — répliqua Mme Wichrzycka. Je lui ai dit catégoriquement, poursuivit-elle, que si vous, monsieur le docteur, n’aviez pu rien faire, nul ne ferait rien : car je me rappelle toujours comme vous m’avez soigné cette malheureuse oreille. Mais, que faire, quand elle s’opiniâtre ?... Monsieur le docteur, dois-je continuer ces pilules ?
— Il le faut... il le faut ! marmotta le docteur. Depuis qu’on a construit ce chemin de fer, ils ont tous ici la tête à l’envers avec leur Varsovie ! On fait venir ses robes de Varsovie, son sucre de Varsovie, ses médecins de Varsovie ; et toi, pauvre provincial, reste dans ton coin !
La porte tourna sur ses gonds, et un jeune homme, châtain, de taille moyenne, parut dans l’embrasure. La dame en noir se leva précipitamment et amena sur ses lèvres le plus mielleux des sourires.
— Comment avez-vous trouvé notre malade, monsieur le docteur ? demanda-t-elle. Pauvre ange !... J’ai vu des milliers de malades pendant ma vie, mais aucun d’eux ne m’a causé la pénible impression qui...
Le jeune docteur arrêta ce déluge de paroles.
— Nous allons justement en conférer, mon respectable collègue et moi, dit-il en saluant l’aimable dame, qui sourit plus doucement encore.
Puis elle prit sa robe du bout des doigts et fit une révérence de pensionnaire.
— Je voudrais encore demander ce que monsieur le docteur désire à déjeuner ? Nous pouvons lui offrir du filet, de la volaille, du jambon, des œufs, du vin, du porter.
— N’importe quoi, Madame ! répondit le jeune médecin en s’inclinant pour la seconde fois, mais d’une manière si péremptoire que la dame comprit qu’elle devait quitter la chambre.
— Vous venez directement de Varsovie, Monsieur ? demanda Dragonowicz, les doigts entrelacés, et en toisant le jeune homme. Est-ce qu’il y règne la même sécheresse qu’ici ?
Par réciprocité, le jeune homme châtain toisa également le vieux médecin, et se jeta nonchalamment dans un second fauteuil.
— Après les longues sécheresses, nous avons parfois de la pluie, répondit-il. Et comment mon respectable collègue a-t-il trouvé la malade hier ?
Ce « comment » décontenança Dragonowicz.
— Comment ? mais comme toujours au début d’une fluxion de poitrine, répondit-il aigrement. De la fièvre, des frissons, la langue chargée, le pouls accéléré, les autres symptômes.
— Et qu’avez-vous prescrit ? Puis-je me permettre de le demander ?
L’entretien était de moins en moins au gré de Dragonowicz.
— J’ai prescrit ce qu’on donne toujours en de pareils cas ! bougonna-t-il. Malheureusement, la protectrice de la malade n’a pas permis les ventouses.
— Elle a eu grandement raison, objecta le jeune homme châtain à mi-voix.
— Hein ?
— La malade est anémique, il faut ménager son sang.
— Alors vous ne faites pas poser des ventouses dans les fluxions de poitrine ? s’écria Dragonowicz. J’entends cela pour la première fois !
Et il éclata de rire en se frottant les mains.
— Il n’y a pas ici de fluxion de poitrine...
— Comment, il n’y en a pas ? Et que dit le poumon gauche ?...
— Le poumon gauche ne dit rien. Le droit est un peu pris.
— Comment, le droit ? cria Dragonowicz. Et moi je vous dis que c’est le gauche !
— Et, à moi, l’auscultation dit que c’est le droit !
Dragonowicz en resta muet pendant un instant ; mais il domina bientôt son émotion, et il repartit, en scandant ses paroles et en s’efforçant de donner à sa voix une note ironique :
— C’est bien... le droit... très bien... qu’il en soit ainsi !... Et quel nom, d’après votre nomenclature, donnez-vous à cette maladie ?
— La malaria, répondit le jeune médecin, sans même regarder Dragonowicz.
— La ma-la-ria ? répéta le vieux docteur en se levant. Oui, je sais que c’est une maladie varsovienne, la découverte de grand Baranowski ou du grand Chalubinski, ceux qui guérissent avec du lait et de l’air frais. Je connais ces messieurs ! Je leur ai envoyé une fois un malade souffrant de palpitations de cœur ; et ils ont trouvé que c’était un catarrhe de l’estomac, encore une de leurs découvertes. Ha !... ha !... un catarrhe de l’estomac !... C’est vraiment dommage qu’ils ne lui aient pas prescrit de tabac à priser, pour le faire éternuer !...
Le jeune médecin se leva à son tour.
— Permettez-moi de vous dire, mon cher collègue, — fit-il, énervé, — qu’un diagnostic de ces messieurs vaut plus dans le monde médical que toutes les autorités de clocher. Quant au catarrhe de l’estomac...
Mais Dragonowicz ne l’écoutait plus. Prenant sa casquette, posée sur le bureau, il s’en couvrit et sortit de la chambre en poussant la porte. À l’office, il déclara que le jeune médecin était un sot et il demanda des chevaux. Heureusement pour l’humanité souffrante, Mme Wichrzycka le prit par la main et le mena voir, pour l’apaiser, deux valets de ferme malades. Il leur écrivit une ordonnance longue d’une demi-toise, et leur prescrivit en outre, à chacun, une trentaine de ventouses.
Pendant ce temps, le jeune docteur, fatigué de son voyage, s’était enfoncé commodément dans un fauteuil et réfléchissait, la tête appuyée sur sa main, aux mesures à prendre en pareil cas.
— Nous avons de la fièvre, le poumon droit est légèrement pris, le cerveau aussi ; nous avons, en outre, un grand affaiblissement. La malade a habité une contrée marécageuse... Il faut donc, avant tout, donner du quinquina qui, naturellement, sera falsifié... Du vin vieux... mais auront-ils du bon vin, ici ? Peut-être faudrait-il prescrire de l’arsenic ?... Laissons cela... Qu’il fait chaud ici !... Acidum carbonicum cristallisatum ?... Non, cela n’est pas indiqué... La fièvre... Acidum salicium... Contre quoi ?...
Et le jeune homme appelait à la rescousse tous ses souvenirs de pharmaceutique, essayant d’y découvrir quelque nouveau moyen... Enfin... il en tient un très original... très efficace... La fièvre diminue, les forces reviennent... l’énervement se calme...
Et, sur ce, il s’endormit profondément.
La porte du salon s’ouvrit doucement, et la maîtresse du logis entra. Elle pouvait avoir une quarantaine d’années environ ; elle était de belle taille ; son teint était basané, ses yeux noirs, très vifs. Ses traits grossiers, mais passionnés, conservaient encore les traces d’une grande beauté.
— Une Juive ? se demanda la cousine, qui se leva vivement, et salua profondément la baronne.
Celle-ci lui serra amicalement la main.
— Vous êtes la cousine d’Anielka et de Joseph ?
— Oui, Madame.
— Asseyons-nous, je vous en prie ! Vous êtes une proche parente de la pauvre défunte ?
Un nuage de tristesse assombrit le front de la cousine.
— Je crois même qu’elle demeurait avec vous, dans les derniers temps ? continua la baronne.
— Je suis venue chercher les enfants... Ces jours derniers, — la cousine parut légèrement embarrassée, — ces jours derniers, j’ai enfin obtenu une place de gouvernante chez un respectable chanoine...
La baronne parut inquiète.
— Mais comme c’est un homme aisé et très, très bon, il m’a permis de prendre les enfants chez lui ; il m’a même payé un trimestre d’avance, pour que je puisse leur acheter les choses les plus nécessaires.
— Cela ne me semble guère une demeure convenable pour ces enfants, même provisoirement, observa la baronne.
— J’ai juré à Mathilde de ne jamais abandonner ses enfants, interrompit la cousine, et je tiendrai parole. Je n’ai plus de fortune, depuis longtemps déjà, mais mon travail nous suffira, et le bon chanoine...
— Il me semble, Madame, que vous ignorez l’autorisation de me charger des enfants que m’a donnée M. Jean. Je vais vous montrer sa lettre. Au reste, lui-même sera ici dans deux ou trois jours... Et si même M. Jean ne m’avait pas conféré ce droit, vous ne pourriez pas encore emmener les enfants : car Anielka est gravement malade...
La cousine baissa la tête.
— Nous avons deux docteurs, continua la baronne : nous pouvons en avoir d’autres encore, même les plus grandes célébrités du pays, si cela devient nécessaire. Anielka a, en outre, ici, tout le confort possible.
— Alors il me faut abandonner l’enfant malade de ma cousine germaine ? dit timidement la cousine.
— Mais non, mais non, protesta la baronne en lui tendant la main, j’espère au contraire que vous nous resterez quelque temps !
XVI
Le soir, les médecins auscultèrent de nouveau la malade, et tinrent de nouveau conseil dans une chambre à part.
— Alors, Monsieur, vous persistez à affirmer qu’il n’y a pas de fluxion de poitrine ? fit Dragonowicz, un sourire protecteur aux lèvres.
— Je l’affirme et je suis persuadé que vous allez trop loin ! répliqua froidement le jeune médecin.
La coupe débordait. Dragonowicz se croisa les jambes, joignit les mains, et jetant un regard majestueux au jeune homme, il lui demanda :
— Pardon... mais quel âge avez-vous ?
Le jeune médecin se leva.
— Mon cher collègue, j’ai juste l’âge qu’il faut pour reconnaître une fluxion de poitrine.
Dragonowicz se leva à son tour.
— Vos connaissances m’importent très peu, s’écria-t-il en levant le bras. Et à quelle université avez-vous étudié ?
Le jeune médecin mit ses mains dans ses poches.
— Pas à la vôtre, mon cher collègue !
Le visage coloré du vieux docteur devint cramoisi.
— Ni moi non plus, je n’ai pas étudié à la vôtre, cria-t-il ; mais vous comptez juste autant d’années d’existence que j’ai d’années de pratique, et comme ce n’est pas... sur le même banc... ah !...
Il fit quelques violents gestes de dénégation et reprit, après un instant :
— Donc, je vous prie de ne plus m’honorer du titre de collègue !
Et laissant le jeune médecin debout au milieu de la pièce, il sortit pour se calmer un peu.
Le jeune homme n’en dormit pas moins à poings fermés, mais, cependant, il réfléchit beaucoup aux questions suivantes :
« La conduite de Dragonowicz méritait-elle une réprimande de vive voix, ou par lettre ? Et devait-il porter plainte devant la Société médicale de l’endroit ?
« Le procédé, plutôt brutal, de Dragonowicz envers un collègue n’exigeait-il pas une réparation par les armes ?
« Et dans ce cas,
« Trouverait-on aux environs les quatre témoins nécessaires ? »
Le lendemain, les deux adversaires étaient pâles ; ils déjeunèrent sans appétit. Chacun se trouvait sous l’impression des résolutions décisives qu’il avait prises, résolutions consistant en ce qu’ils ne devaient pas s’adresser la parole, devaient se regarder le moins possible, et demander des chevaux immédiatement.
C’est ce qu’ils firent tous les deux : mais comme Mme la baronne avait plus de confiance dans le Varsovien qu’en Dragonowicz, le Varsovien ne partit que plus tard, emportant de généreux honoraires.
Dans l’antichambre, Dragonowicz trouva le valet de chambre Christophe et un simple domestique. M. Christophe ordonna à celui-ci d’aider monsieur le docteur à endosser son paletot ; et monsieur le docteur pria M. Christophe de dire au médecin de Varsovie qu’il n’était qu’un béjaune.
M. Christophe en resta tout stupéfait :
— Monsieur le docteur voudra bien me permettre de lui faire remarquer que je n’ai pas le plaisir de connaître ce monsieur et que...
— Mais si, vous avez dû servir dans le même restaurant !... fit Dragonowicz, ne se contenant plus.
Cela avait tout l’air d’une injure, mais M. Christophe garda son sang-froid.
— Je n’ai jamais servi dans un restaurant, répliqua-t-il avec dignité, et j’ai rencontré ce monsieur dans des sociétés que ne fréquente pas Monsieur.
Et sur ce, il sortit sans même saluer, et s’en fut déclarer à la baronne « que le vieux docteur était un mal élevé et que lui, M. Christophe, ne s’inclinerait plus jamais devant lui, ou bien qu’il demandait son congé ».
Le jeune Varsovien resta donc maître de la place et put soigner la malade à son gré. Il s’y employa énergiquement, resta des heures entières près du lit d’Anielka, lui fit prendre des remèdes, du vin, du potage, la palpa, l’ausculta, appliqua le thermomètre ; mais quand la baronne lui demanda ce qu’il en pensait, il secoua la tête et répondit, en langage fleuri :
— La malade traverse en ce moment une passerelle d’où elle peut choir facilement, et qui peut se rompre plus facilement encore, mais...
Il baissa la tête et ouvrit les bras.
— La nature peut venir en aide... conclut-il.
— Alors son état est désespéré ? demanda la baronne inquiète.
— Nous devons espérer jusqu’à la dernière minute...
— Quand supposez-vous que la crise aura lieu ?
— Il n’y a pas de crise dans la malaria : il n’y a que des degrés de ralentissement et de développement de la maladie, un manque absolu de forces ; et puis, survient la convalescence.
— Ne conviendrait-il pas de hâter l’arrivée du père ?
— On le pourrait ; cela peut même influer favorablement sur le système nerveux.
— Est-ce qu’un de leurs fermiers ne pourrait pas voir notre chère malade ?... C’est un très digne Juif... et il désire tant la voir !...
— Pourquoi pas ? répondit le docteur.
En vertu de ce « pourquoi pas », Samuel fut autorisé à entrer chez la fillette.
Il ne l’avait pas vue depuis plusieurs semaines ; et quand Mme Wichrzycka vint lui apporter l’autorisation, il n’eut garde d’oublier de lui demander :
— Pardon, Madame, mais ne peut-on pas gagner cette maladie ?
— Quelle sottise !
— C’est que, voyez-vous, Madame, j’ai des enfants, et beaucoup d’affaires en ce moment !
— Laissez donc, Samuel ! C’est vous qui avez voulu y aller, et maintenant vous avez peur...
L’âme des Machabées se réveilla en Samuel ; il cracha dans ses mains, lissa ses cheveux ; et, légèrement pâle, il se mit à remuer les jambes comme un fougueux coursier avant une bataille.
Avant qu’il se rendît chez la malade, Mme Wichrzycka parut se souvenir de quelque chose ; elle prit un grand flacon posé sur le bureau et arrosa abondamment la houppelande de Samuel d’eau de Cologne très parfumée.
— Est-ce que c’est contre la contagion ? demanda-t-il en se bouchant le nez.
— Oui !
Ils sortirent. Dans l’antichambre, ils se heurtèrent à un valet de chambre qui examina le Juif des pieds à la tête et lui demanda :
— Qu’est-ce que c’est, vous êtes parfumé aujourd’hui, monsieur Samuel ?
— C’est Mme Wichrzycka qui...
Plus loin, ils rencontrèrent un autre domestique qui s’écria en riant :
— Vous en exhalez des parfums, aujourd’hui, Samuel !...
Le Juif resta tout décontenancé.
Le jeune docteur, qui se trouvait par hasard sur leur passage, examina aussi le fermier, embaumant comme de l’extrait d’eau de Cologne.
Enfin la surveillante les accueillit par :
— Grand Dieu, Samuel ! vous sentez comme un seigneur !...
Des gouttes de sueur perlèrent sur le front du Juif. Il en oublia Anielka, et la contagion, et ne songea plus qu’à une chose : cacher sa honte.
Dès qu’il fut dans le salon où était installée la malade, lui qui savait toujours se tirer d’embarras, perdit toute contenance. Il eût voulu pouvoir se cacher dans un trou de souris.
— Je vous amène Samuel, mademoiselle Anielka, dit Mme Wichrzycka.
— Ah !... Comment allez-vous, Samuel ? Vous ne m’avez pas apporté une seule lettre de maman... Je ne sais même pas où est maman... ce qu’elle devient...
À cet instant la cousine Anna fit quelques signes à Samuel ; Anielka les aperçut et s’effraya.
— Samuel ! s’écria-t-elle, où est maman ? Qu’est-ce que ma cousine vous montre de la main ?
— Madame se porte bien ! répondit Samuel d’une voix toute changée.
Anielka devint toute nerveuse.
— Pourquoi avez-vous l’air si agité, Samuel ?... Approchez un peu... venez ici...
— Approchez-vous donc, Samuel ! dit Mme Wichrzycka.
— Venez plus près, Samuel, dit la cousine à son tour.
Mais Samuel ne paraissait nullement disposé à s’approcher du lit.
— Est-ce que vous avez peur de moi ? demanda Anielka. Suis-je donc si malade qu’on ne puisse plus m’approcher ?...
— Je vous demande bien pardon, bégaya le Juif ; ce n’est pas parce que Mademoiselle est malade que je n’approche pas... mais parce... parce... que je pue un peu... Je reviendrai plus tard...
Et il s’enfuit du salon.
Mme Wichrzycka conta en riant comme il avait honte d’avoir été parfumé, la cousine rit aussi, mais cela ne parvint nullement à rassurer Anielka.
À partir de cet instant, elle persista à répéter qu’elle était mortellement atteinte, et que sa mère aussi devait être gravement malade...
— Je mourrai certainement, disait-elle avec une résignation douloureuse. Priez pour moi, ma cousine... Ne faudrait-il pas faire venir un prêtre ?...
La cousine était désespérée.
— Que parles-tu de mort, fillette chérie ?... quelle vision as-tu là ?... Est-ce que le docteur ne t’examine pas chaque jour ? Et, cependant, il ne prévoit rien de semblable...
Anielka se tut. Un moment après, elle murmura :
— Dans tous les cas, faites venir un prêtre !
La cousine était pieuse et croyait aux pressentiments.
— Si tu le veux, mon enfant, j’en ferai venir un. Il est certain que la chair et le sang de Notre-Seigneur rendent mieux la santé aux malades que tous les médicaments...
Et elle ajouta, dans son for intérieur : « Et mieux vaut mourir avec Dieu, s’il faut mourir ! » Lorsqu’on annonça à la baronne que la malade demandait un prêtre, elle s’alarma, eut des palpitations de cœur, et enfin fit expédier deux dépêches à M. Jean, le priant de ne pas retarder son arrivée ; puis elle alla demander au docteur s’il ne fallait pas craindre que cette effrayante cérémonie n’empirât l’état de l’enfant.
— Non, répondit le docteur ; un tel acte peut au contraire agir efficacement sur le système nerveux, si la malade le désire elle-même.
— Son état est-il vraiment désespéré ?
Le docteur releva les sourcils :
— Madame, la nature a des moyens que nous ne connaissons pas.
La baronne conclut, d’après ces paroles, qu’il n’y avait plus aucun espoir, et envoya immédiatement un troisième télégramme à M. Jean ; puis elle alla s’enfermer dans ses appartements.
Le bruit circula bientôt, au château et à la ferme, qu’Anielka était perdue. La nuit, on envoya la plus belle voiture au-devant de M. Jean. Vers neuf heures du matin, le prêtre arriva. On alla prévenir Anielka ; puis on la vêtit de linge neuf. La fillette regarda avec un certain intérêt sa camisole brodée, les allées et venues des servantes, les larmes de sa cousine, et la stupeur de la surveillante.
Il lui était visiblement agréable que chacun s’empressât auprès d’elle, et puis de penser qu’elle allait se confesser, communier, et se préparer à mourir, comme une grande personne.
La cousine, qui remarqua ce calme d’Anielka, s’empressa de lui annoncer qu’on attendait son père d’un moment à l’autre.
— Vraiment ?... c’est très bien, dit Anielka.
Avant la confession, le docteur examina encore la malade, appliqua le thermomètre, et parut réfléchir profondément, puis il ordonna de lui faire prendre du vin vieux le plus souvent possible, de fermer les persiennes si la lumière venait à l’incommoder ; puis il se rendit au village, où il avait quelques malades à voir. La cousine Anna approcha son fauteuil du lit, puis plaça des oreillers derrière la fillette, pour qu’elle pût rester assise.
— Figurez-vous, ma cousine, que j’ai rêvé du ciel, cette nuit ! J’y ai vu beaucoup, beaucoup d’îles comme en or sur une mer vert doré, mais cela paraissait tel seulement de loin, parce que de tout près, le ciel ressemblait à la terre. Il y a aussi des pelouses, des fleurs de couleurs tout à fait pareilles à celles d’ici, mais plus jolies cependant. Maman se promenait dans un des jardins, et Karo courait devant... Comme ils étaient beaux à voir, tous les deux !... Je les ai appelés, mais ils ne m’ont pas entendue... Enfin je me suis réveillée.
— Calme-toi, mon enfant, fais ta prière ! implora la cousine, en voyant de grandes taches rouges marbrer les joues de l’enfant, que ce récit avait fatiguée.
Un vieux prêtre en surplis parut dans l’embrasure de la porte. Anielka s’effraya.
— Est-ce que c’est le prêtre qui est déjà venu ?... Oh ! comme j’ai peur. Pourquoi fait-il si sombre ici ?... Comme il fait noir !...
— Tu avais mal aux yeux, c’est pourquoi le docteur a fait fermer les persiennes, murmura la cousine.
— Je n’ai plus mal, maintenant, interrompit la fillette. Ouvrez au moins une fenêtre ! Il me semble que je suis dans un cimetière, dans la chapelle où sont mon grand-père et ma grand’mère.
— Ouvrez la fenêtre ! intervint le prêtre, en s’asseyant près de la malade.
Les persiennes grincèrent, et la claire lumière du jour inonda le salon morose. La tante sortit en se couvrant les yeux de ses mains, le prêtre murmura des paroles latines, accompagné par le murmure des feuilles et le gazouillement des oiseaux dans le jardin.
— Prie, mon enfant ! dit le prêtre.
— Comme il fait beau là-bas ! s’écria Anielka en montrant le jardin. Mon Dieu ! mon Dieu ! reverrai-je jamais notre maison... ma chère maman ?...
Puis elle se frappa la poitrine et regarda le prêtre, attendant qu’il l’interrogeât.
— As-tu été à confesse avant Pâques, mon enfant ?
— Oui.
— C’est bien, mon enfant. Il faut toujours se confesser au moins une fois par an... Et as-tu assisté à la sainte messe chaque dimanche ?
— Non.
— Tu priais à la maison, sans doute ?
— Pas toujours, répondit Anielka en baissant les yeux. Quelquefois je courais dans le jardin et je jouais avec Karo.
— On peut jouer le dimanche et les jours de fête, mais il faut toujours prier au moins un peu. As-tu dit tes prières chaque matin et chaque soir ?
Anielka réfléchit.
— Un soir, je n’ai pas prié.
— Pour quelle raison ?
— Je suis restée longtemps auprès de maman ; et puis, je me suis endormie dans son fauteuil.
Et elle ajouta, un tremblement dans la voix :
— C’est alors que notre maison a brûlé... Peut-être est-ce à cause de mes péchés, demanda-t-elle en regardant craintivement le prêtre.
Le confesseur parut embarrassé.
— Je n’en suis pas sûr, mon enfant, répondit-il, mais il me semble que non. As-tu toujours obéi à tes parents ? Leur as-tu obéi volontiers, sans murmurer ?
— Non, balbutia Anielka, papa m’a défendu de parler à Gaïda, et je lui ai parlé cependant...
— Il faut toujours accomplir la volonté de ses parents, mon enfant ; ils n’ordonnent rien sans motif. Pourquoi as-tu causé avec cet homme ?
— Je l’ai prié de ne plus battre sa fille... Elle est si petite encore !...
— Ah !.... mon enfant... mon enfant... C’est très bien de lui avoir demandé cela, mais il faut toujours obéir à ses parents... Et n’as-tu pas prononcé le nom de Dieu en vain ?...
— Si.
— Vraiment ? fit le prêtre. Et à quel sujet, mon enfant ?
— J’ai demandé à Dieu de nous envoyer papa... puis maman...
— Ah ! mon enfant...
Le prêtre tira de sa poche un ample mouchoir de soie et se moucha.
— Ne te souviens-tu plus de rien, mon enfant ?...
— De rien...
— Frappe-toi la poitrine, mon enfant, et dis : « Mon Dieu, ayez pitié de moi !... » Et, comme pénitence, récite une prière à l’intention de tous les pécheurs !
Et ayant achevé lui-même une courte prière d’une voix toute changée, il s’enfuit du salon en évitant de rencontrer personne.
Le jeune docteur revenait lentement au château lorsqu’une voiture de maître, attelée de quatre chevaux lancés à fond de train, le dépassa.
Un mauvais pressentiment l’envahit ; il hâta le pas.
— C’est le père de la malade, pensa-t-il. Pourvu qu’il n’entre pas chez elle sans la prévenir, il me gâterait mon ouvrage !
Et il se mit à courir.
Mais la voiture était déjà loin. À peine se fut-elle arrêtée devant le perron que M. Jean en descendit
Naïvement et, après avoir salué la maîtresse du logis, venue à sa rencontre, il demanda qu’on le conduisît chez sa fille.
— Le prêtre vient de la quitter, lui dit la baronne.
M. Jean tressaillit.
— Conduisez-moi tout de suite auprès d’elle, que je la revoie vivante, au moins... Je ne rencontre que des cercueils et des tombes, sur ma route...
Quelques instants après, la baronne et lui, précédés de la cousine Anna, entraient chez la malade.
— Me voici... me voici... ma petite chérie !... s’écria le tendre père, en courant vers le lit.
Anielka se réjouit, moins toutefois que ne l’avait supposé le docteur.
— Comme c’est bien que vous soyez arrivé, papa... je me sentais si mal !...
M. Jean la serra dans ses bras, et la couvrit de baisers.
— Je sais que vous avez été très mal logés, dans cette maudite ferme dont je me suis enfin débarrassé : mais la bonne baronne Weiss, ayant appris...
— Weiss ? fit Anielka, en ouvrant de grands yeux.
La conversation de son père et de Samuel lui revint involontairement à l’esprit.
— Mais oui, n’êtes-vous pas chez Mme Weiss ?... repartit M. Jean étonné.
Anielka regarda son père attentivement et elle aperçut deux petits galons blancs au revers de sa redingote.
— Qu’est-ce que c’est que ça... le deuil ?... demanda-t-elle toute tremblante. De qui êtes-vous en deuil, papa ?
Une pensée lui traversa l’esprit.
— Maman est morte !... s’écria-t-elle ; et, se couvrant les yeux de ses mains, elle retomba sur les oreillers.
Le père se pencha sur elle.
— Anielka, calme-toi, implora-t-il. Anielka... Aniel... Mon Dieu !...
Et il tomba à genoux près du lit.
L’enfant était étendue, pâle, sans mouvement.
Le docteur entrait en ce moment. Voyant la cousine tout en larmes, la baronne sur le point de s’évanouir et M. Jean à genoux, il devina que quelque chose avait dû survenir. Il s’approcha d’Anielka, lui tâta le pouls...
Il écouta la respiration... Anielka ne respirait plus.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 septembre 2013.
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