LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Maurice Prozor
(Прозор Маврикий Эдуардович)
1848 – 1928
NIETZSCHE EN RUSSIE
À
propos d’un livre récent : La Mort des Dieux,
roman de D. Mérejkowsky, traduit par Jacques Sorrèze.
1901
Article paru dans le Mercure de France, t. 37, 1901.
On a dit que la fonction de la littérature russe dans la vie intellectuelle de l’Europe avait été d’y faire rentrer l’élément religieux qui en avait été banni. Il y a quelques années, Vladimir Solovieff, le noble et séduisant esprit que la Russie vient de perdre, exprimait, en parlant à des étudiants de Paris, l’espoir d’une fusion entre le sentiment de liberté propre aux pays de haute culture et le sentiment chrétien naturel à l’âme russe. Quelques mots, tracés par Dostoïewsky peu de temps avant sa mort, semblent traduire une pensée analogue : « Deux idées, les plus opposées qui soient sur terre, se sont heurtées l’une à l’autre. Le Dieu-Homme a rencontré l’Homme-Dieu. Apollon a rencontré le Christ. » Ces paroles, étant donnée la préoccupation que l’auteur de Crime et Châtiment manifestait à cette époque, se rapportaient, sans nul doute, à sa conception du rôle des Slaves en Europe. La conception de Dostoïewsky s’est-elle trouvée juste ? Plus d’un l’estime. En tout cas, s’il est vrai que l’esprit russe, tel qu’il fut révélé par lui-même et par Tolstoï, est pour quelque chose dans les nouvelles aspirations de l’Occident, il se produit en ce moment un phénomène intéressant : les fruits de la fusion commencent à pénétrer en Russie même, tels que l’Europe les a développés. L’esprit de liberté, mêlé à l’esprit religieux, fait graviter certaines âmes vers un idéal d’affranchissement complet. Elles entrevoient pour l’homme la possibilité de s’élever au-dessus de toutes les entraves que la nature lui a imposées, pour arriver à cet état d’intelligence, de force et de beauté que Frédéric Nietzsche a désigné comme situé « au delà du bien et du mal » et dont il a doté son surhomme. À cette marche ascendante, l’homme doit sacrifier tout ce qui l’affaiblit et l’énerve. Il doit, au besoin, étouffer en lui les doux sentiments que le christianisme exalte, charité, mansuétude, pitié, et subordonner l’amour du prochain, c’est-à-dire de l’humanité présente et immédiate, aux intérêts de l’humanité future, à ce que Nietzsche appelle l’Amour du lointain. Tel est l’enseignement de Zarathoustra et telle fut la morale de l’antiquité païenne. L’instinct qui l’a produite se réveille chaque fois que l’humanité sent le besoin d’un nouvel essor vers un avenir de grandeur et de force. Mais le cœur proteste contre cette morale et lui oppose la loi que le Christ a prêchée et qui s’appuie sur un instinct diamétralement opposé à l’autre. De là des époques d’incertitude et de trouble, comme celle où nous semblons entrer. Certains courants littéraires n’en sont-ils pas les signes précurseurs ? L’ambiguïté de l’âme humaine, la lutte qui s’y livre entre nos deux natures, l’une païenne, faite d’indépendance et d’orgueil, l’autre chrétienne, toute d’humilité et de sacrifice : voilà ce que nous représente, en France, le Théâtre de l’âme de Schuré, en Allemagne, les Feux de la Saint-Jean, de Sudermann, en Scandinavie, Quand nous nous réveillerons d’entre les morts, d’Ibsen. Je ne parle que des œuvres les plus récentes. Il y en aurait beaucoup d’autres à citer, en commençant par toutes celles de d’Annunzio.
Et voici que le mouvement s’étend jusqu’aux bords de la Néva. Peut-être même l’élément nietzschéen domine-t-il là plus qu’ailleurs. Il n’y aurait à cela rien d’étonnant. D’abord il se présente avec l’appareil d’exaltation mystique qui convient à l’esprit russe. Et puis ne cadre-t-il pas merveilleusement avec ce nouveau milieu ? « L’apparition de Zarathoustra », dit un écrivain dont nous aurons à nous occuper, Démètre Mérejkowsky, « nous frappe d’autant plus, nous autres russes, que, dans la personne de Pierre-le-Grand, nous avons donné à l’Europe moderne une superbe incarnation de volonté surhumaine. » Cette volonté, on la voit vivre encore dans l’étrange capitale créée par le Géant de Bronze. Tout y est effort victorieux, défi triomphant à l’histoire, au génie de la race, à la nature elle-même. Ville pleine de contrainte, et pleine de hardiesse. Ville où le sang s’appauvrit, mais où les nerfs s’affinent. Ville de tous les affaissements et de toutes les excitations, depuis celle de l’ivresse grossière jusqu’à celle du pouvoir illimité. Ville où tout paraît possible, sauf de vivre comme on vit ailleurs. Ville dont les principales artères s’appellent des perspectives et où la perspective de quelque chose d’autre est, en effet, l’issue vers laquelle tous s’acheminent. Le long de ces perspectives, on voit couler lentement, uniformément, silencieusement, comme dans un rêve, un flot humain, que semble pousser quelque impulsion suprême, quelque ordre une fois donné, l’ordre du Grand Extirpateur, par la volonté surhumaine de qui tous ces déracinés sont là, génération après génération, tendant sans cesse leurs opiniâtres énergies vers la source d’alimentation qui leur permet de vivre et d’attendre, d’attendre toujours obstinément, la réalisation d’une promesse indéterminée.
Voilà l’atmosphère où vit un groupe d’écrivains qui se considèrent comme les héritiers de Dostoïewsky et connaissent, comme il les a connues, les douleurs et la fièvre de l’attente.
Certains d’entre eux sont d’origine israélite. Ils appartiennent à une race qui a l’épreuve et l’attente pour loi d’existence. Et quelle épreuve ! La boue fétide, les affronts, l’ignominie, la dégradation physique et morale d’un de ces immondes ghettos que sont les bourgades lithuaniennes d’où ils sortent. Et quelle attente ! Celle d’un libérateur divin et de toute la gloire promise au peuple élu. N’est-ce point assez pour amalgamer dans une âme, si elle possède une étincelle de génie, tous les ferments et tous les venins de la rancune, de l’envie, de la haine et de l’impuissance avec toutes les noblesses de l’extase, de la contemplation transcendante, des plus hautes conceptions d’humanité future ?
D’autres sont fils de fonctionnaires. Ils ont connu dès l’enfance et dans toute son horreur l’enfer bureaucratique, plus sinistre à Pétersbourg qu’ailleurs, car le petit employé y est sevré des humbles compensations que lui offrent d’autres capitales. Là pas d’issue vers la nature consolatrice. Pas de verdure dans les environs, de promenades sous bois, de pêche à la ligne, de soleil en hiver, ni d’ombre en été. Pas de joie ni de repos. Rien que l’envie famélique, les sournoiseries, les ruses, les sourdes férocités qui s’accumulent dans l’épaisse atmosphère des bureaux, le désir fiévreux d’avancer, le dépit ou le rêve des coups de faveur soudaine, comme on en voit tant au siège de la toute-puissance. Partout l’idée de la dépendance associée à celle du pouvoir, l’un et l’autre sans restriction. Un tel milieu ne peut-il faire naître dans des cerveaux de poètes la double conception d’une humanité aux obscurs instincts de fauve et d’une humanité aux destinées infiniment hautes, avançant, elle aussi, vers l’omnipotence absolue ?
D’autres encore sont, si je ne me trompe, fils ou petits-fils de prêtres. Ils ont vu leurs pères humiliés dans le monde par ceux qui dans le temple se prosternent devant eux. Ce contraste est plus violent en Russie qu’autre part. La condition sociale du prêtre y est plus humble, sa condition matérielle plus précaire et, d’autre part, son rôle sacerdotal plus actif. Ce n’est pas un directeur de consciences. Cette fonction n’existe presque pas en Russie. Sa médiation est toute rituelle et mystique. On la sollicite dans toutes les circonstances de la vie courante, maladies, voyages, installations et déménagements, transactions et entreprises. Partout et toujours apparaît l’or byzantin des chapes et des icônes, retentissent des chants liturgiques caverneux et vibrants, scintillent les flammes rouges des cierges, s’accomplissent les rites hiératiques que Byzance a hérités du sombre paganisme de l’Orient. À cette incantation, les cœurs se remplissent de je ne sais quel mélange de volupté et de terreur. Celui qui opère cette magie se présente aux yeux comme le ministre d’un monarque au pouvoir redoutable, rex tremendae potestatis, dont l’éclat et la majesté rejaillissent sur l’officiant. De telles impressions sont ineffaçables. Elles demeurent comme un éblouissement dans l’âme des fils de prêtres qui abandonnent la caste après en avoir éprouvé les réelles misères. Ceux-là aussi les conservent au fond d’eux-mêmes qui finissent par renier et le culte et le Dieu qui en est l’objet. Les sentiments d’humiliation et d’orgueil éveillés en eux dès avant l’âge de raison ne les abandonnent jamais. Et voilà encore un élément tout prêt, qui va grossir de quelques recrues la phalange d’écrivains dont je m’occupe ici.
Cette phalange donne une expression intellectuelle et artistique aux sentiments que je viens d’indiquer. Ils sont la base de l’édifice auquel tous travaillent, parfois sans s’être rencontrés. Il suffit souvent d’une pièce de vers, d’un article de critique pour les révéler les uns aux autres comme enfants d’une même souche. On les a appelés décadents et ils ont accepté l’épithète, mais voulez-vous savoir comment un des leurs, le critique Rozanoff, caractérise l’esprit décadent ? « Toutes les fois, dit-il, que les mots décadence, décadent ne constituent pas un reproche ou une injure, ils désignent une dégénérescence, une déformation ou une transformation. Ainsi nous voyons la littérature se transformer... en quoi ? Nul ne le sait encore. À en juger par bien des signes, en une sorte d’activité religieuse. En tout cas, en une disposition à agir et à fructifier. »
Je ne sais si la littérature, entre les mains de ces écrivains, se teinte vraiment de quelque chose d’autre. Je tiens seulement à constater que la forme n’y perd rien. Rozanoff lui-même est un styliste de premier ordre. « Je ne le lis pas pour ce qu’il dit », me déclarait dernièrement un homme de plume russe vivant à l’étranger, « mais pour sa façon de le dire : elle me permet de suivre de loin les progrès de la langue. » On pourrait porter le même jugement sur les autres décadents russes. Quel que soit le Dieu dont ils préparent l’avènement, ils ornent avec un soin artistique le temple où ils voudraient le loger. Et ils ne se contentent pas de servir l’art de tout leur pouvoir. Ils le révèrent encore partout où ils le rencontrent, estimant que par lui seul l’esprit humain arrivera à tout exprimer. Aussi les décadents russes estiment-ils particulièrement, parmi les Français, certains maîtres puissants ou exquis dans l’art de l’expression, Flaubert aussi bien que Baudelaire. En fait de classiques, ils aiment ceux dont la sensibilité était la plus délicate et qui savaient le plus heureusement la traduire. Racine est en grand honneur parmi eux. Et il n’y a là aucune imitation de ce qui se dit ailleurs. Ces hommes sont la sincérité même. Dostoïewsky, qu’ils ont choisi pour maître, avait dix-sept ans, l’âge des premiers enthousiasmes, quand il écrivait à son frère : « Je ne saurais de quel nom t’appeler si tu ne trouvais pas que Phèdre est ce qu’il y a de plus élevé comme nature et comme poésie[1] ! » Notez qu’il était alors de mode en Russie, mode qui venait de France, de mépriser Racine. Mais déjà un tempérament nouveau se réveillait spontanément dans les natures les plus fines et ce tempérament est devenu, un demi-siècle après, celui de toutes ces âmes de tension et d’effort.
Car l’effort, encore une fois, préside à tout se qu’ils font, à tout ce qu’ils pensent. Un travail cérébral intense accompagne chez eux la production artistique. Toujours Pélion sur Ossa, et toujours le front grave. Je vois des reflets intermittents de divine sérénité sur les visages de Verlaine, de Maeterlinck, de d’Annunzio, de Hauptmann, voire d’Ibsen. Je n’en vois jamais sur ceux des fils de Pétersbourg qui, comme eux et avec eux, obéissent au besoin angoissant, au mot d’ordre de notre époque : livrer coûte que coûte, par tous les moyens au pouvoir de notre intelligence, analyse, suggestion, musique du verbe, symbole, le secret total de l’être humain. L’exaltation passionnée de cet être humain est le trait caractéristique qu’ils ont tous en commun. Le moi emplissant et absorbant tout n’est pas chez eux une simple conception métaphysique. C’est l’objet d’un sentiment qu’ils éprouvent avec la plus vive intensité, avec une véritable ardeur religieuse. Voyez le plus inconsistant de tous, le poète Fofanoff, qui semble un souffle comme son nom[2]. Par exception celui-ci n’a écrit que des rimes souvent hésitantes, souvent mal venues, rendant des impressions tantôt incertaines, tantôt suraiguës, toujours fugitives et fébriles. C’est le Verlaine russe, mais un Verlaine chez qui la maladie, la misère et la défaillance ne trouvent que bien peu de surface. C’est un chétif enfant du triste ciel et du triste pavé de Pétersbourg, qu’il évoque, ainsi que les êtres qui le frôlent, ainsi que ses propres infirmités, d’une façon intense et poignante, malgré ses maladresses, à vous faire dire, avec Maeterlinck : « Ayez pitié de tout, mon Dieu ! » Vous croyez que cette vague pousse humaine, semblable aux faibles et pâles bouleaux qui essaient de vivre dans la banlieue péterbourgeoise, ne saurait vous inspirer d’autre émotion que de la pitié. Vous croyez que sa religion ne peut être que toute d’humilité, comme celle de Verlaine et que, parfois seulement, comme chez ce dernier, vous surprendrez chez lui des accès d’exubérance sensuelle. Eh bien, non ! sa religion est, comme celle de maint autre de ses congénères, avec qui, cependant, il ne fraie point, une religion d’orgueil, son exubérance d’un instant une exubérance d’âme. Ce roseau est un roseau pensant et sa pensée recèle des aspirations sans limites, vastes comme le monde. Son Dieu, à lui aussi, c’est l’individu, c’est son moi. Jusque dans cet être falot, le Titan se réveille et veut escalader l’Olympe. Il écrit : « L’univers est en moi et c’est moi qui suis dans l’âme de l’univers ; ma naissance m’a identifié avec lui ; son feu sacré brûle dans mon âme et mon être est répandu dans son être... Aussi longtemps que je vis, l’univers rayonne ; que je meure et il meurt aussitôt avec moi ; mon esprit lui donne nourriture et chaleur et, sans lui, il n’est que ténèbres, que néant. »
D’autres pensent et sentent de même. Ils adorent, ils exaltent leur moi. Leur Dieu est là, ils n’en connaissent point d’autre. « Je m’aime, je suis mon Dieu » : au lieu du roucoulement banal, « je t’aime, tu es mon Dieu ». Qui parle ainsi ? Est-ce encore Fofanoff, le bohème incohérent, miséreux et solitaire, fuyant le cauchemar de sa vie apparente et se réfugiant dans une vie surhumaine, qui, pour lui, est la seule réelle. Non, celle qui dit : « je m’aime » est une gracieuse jeune femme, qui n’a pas à se plaindre de la vie et ne la fuit point. Son esprit est orné et plein de raffinements. L’esthétisme un peu voulu de ses allures est tempéré par une humeur enjouée. Oh ! mais ne blasphémez pas le Dieu, car alors l’enjouement cessera et vous aurez devant vous non plus Mme Mérejkowsky, la femme du maître écrivain dont je parlerai plus loin, mais Zénaïde Hippius (c’est son nom de jeune fille, devenu son pseudonyme), prêtresse d’un temple à soi-même où elle brûle de subtils parfums et accomplit des rites compliqués. Qu’on ne sourie pas ! Toute cette poésie est parfois cherchée, mais souvent exquise et toujours grave. « Les enfants ne rient pas à Rosmersholm », dit tel personnage d’Ibsen, parlant d’un lieu où la conscience tue la joie, comme l’effort tue à Pétersbourg. Et il y a de l’effort dans l’âme de Zénaïde Hippius comme dans les autres. Je connais d’elle un conte très artistement dramatisé enfermé dans un cadre minuscule. Je ne puis guère parler de cette petite pièce qui s’appelle Le Sang Sacré, car elle est encore inédite. J’en dirai cependant quelques mots. Au premier abord, cela semble une œuvre aérienne de quelque délicat mystique du romantisme allemand, de Lamothe-Fouquet, par exemple. C’est le même symbolisme ingénieux, pagano-chrétien, qui convient très bien à l’esprit du groupe auquel appartient l’auteur. Oui, mais voici qu’au dénouement on aperçoit tout à coup une lame sanglante briller dans la main du génie-enfant créé par son imagination. Sous l’empire d’une suggestion infernale ou providentielle, — on ne sait, — l’inconsciente et douce créature a commis un meurtre pour sauver une âme et recevoir du même coup le baptême de sang. Et l’on s’aperçoit que ce qui paraissait d’abord une fantaisie ingénue de la poétesse était, en réalité, le fruit d’un travail de pensée véritablement effrayant.
Un travail du même genre, mais plus violent encore et plus pénible, se montre bien à découvert dans un autre drame, dont l’auteur est le poète métaphysicien Minsky, esprit tourmenté, endolori et aimant sa souffrance. À force d’analyser son être angoissé, il finit par y découvrir les éléments d’une grandeur qu’il sent irréalisable et dont il éprouve cependant l’insatiable nostalgie. C’est aussi un esprit âprement critique, attaquant toute beauté à coup de scalpel et de corrosifs qui la détruisent. Il le fait avec moins de froid système et de sourde exaspération que son jeune et malingre confrère, le spinoziste Wolinsky, israélite comme lui. Mais l’instinct est le même. Se mêlant, au fond de son âme ambiguë, à un ardent idéalisme, cet instinct de destruction vient de produire Alma, œuvre singulière et inquiétante. Alma, l’héroïne de la pièce qui porte ce nom, s’est juré de s’affranchir et, peut-être, d’affranchir la femme en général des liens de l’instinct, sous quelque forme qu’il se présente, instinct maternel, instinct sexuel, instinct de conservation. Elle sera la prêtresse de la liberté vraie, dotant les hommes d’une force innomée qui les délivrera de force des ténèbres, autrement dit de la tyrannie de la nature. Cette force innomée est supérieure à la volonté, à la raison, à la passion et même à l’amour universel, qui sont comme les quatre éléments de l’âme. Cette force donne la liberté absolue, qui divinise l’homme et qu’on acquiert en triomphant de la nature. Alma qui, d’abord, a cherché la mort pour échapper à l’amour charnel dont elle sent les atteintes, finit cependant par devenir épouse et mère. Mais au premier réveil de l’instinct maternel, elle est prise d’une invincible peur d’elle-même. Elle veut étouffer la voix de la nature, brutale, assourdissante, et la remplacer par une autre voix, lointaine et harmonieuse. L’enfant à peine né est, en cachette, confondu avec d’autres enfants dans un asile ingénieusement organisé par elle de telle façon que toute reconnaissance y est impossible. Alma adopte et allaite un enfant étranger et se prend à aimer en lui l’enfance tout entière.
L’expérience ne réussit qu’à moitié. La voix du sang parle, lui indique, parmi tous, celui qui est né d’elle. L’autre meurt, d’ailleurs, et Alma, devant le désespoir de son mari, homme simple, doux, passionné pourtant, est amenée à lui confesser la vérité. Puis, au moment de perdre les fruits de son travail sur elle-même, elle quitte tout et, voulant se vaincre définitivement dans ce qui l’asservit le plus, l’amour du beau et l’amour de soi-même, va s’enfermer dans une léproserie. Là, prise d’une sorte de vertige, décidée à triompher de ses dernières répugnances, elle livre à la nature une lutte suprême et, la nuit de Pâques, donne, à travers un voile préservateur, le baiser de paix à tous ces monstres, dont l’un, par férocité, la touche au cou, au moment où elle s’incline vers lui. Il lui communique la contagion. En l’apprenant, elle a le courage tranquille et surhumain d’accepter son sort le front serein, prête à s’enfermer avec ceux qui, vraiment, sont libres, n’ayant rien à attendre des hommes ni du destin. Cette prêtresse du beau marchera désormais vers la « beauté invisible ». Et quand une femme, fanatisée par elle et qui la considère comme une sainte, après l’avoir regardée comme un monstre, lui fait, par surprise, avaler du poison, pour l’arracher aux horreurs qui l’attendent, elle voit tranquillement aussi venir la suprême libératrice, la mort.
Cette pièce est un brasier d’idées scintillantes et crépitantes, idées de toute provenance, de Platon à Nietzsche et même à Charcot. Elle représente un travail d’assimilation et de cérébration prodigieux. Les personnages aussi travaillent désespérément du cerveau, mais ils agissent en même temps qu’ils pensent, et même avant de penser, et le drame est vivant. Il fatigue, irrite, écœure parfois, n’ennuie jamais. Alma finit même par nous toucher et par incarner vraiment « la force innomée, le mystérieux éther, froid lui-même, mais conducteur de la chaleur ». Et nous voici encore une fois associés, malgré nous, à un violent effort mental qui, d’abord, nous répugnait.
Avortement ou enfantement ? On pourrait hésiter à répondre si, au milieu de l’agitation intellectuelle dont ce coin de Pétersbourg est le théâtre, on n’avait vu apparaître tout à coup des œuvres comme la Mort des Dieux, la Résurrection des Dieux, Tolstoï et Dostoïewsky.
La première seule a paru en librairie. La consciencieuse traduction de M. Jacques Sorrèze l’a révélée au public français. Le roman de Démètre Mérejkowski, dont la Résurrection des Dieux sera la suite et l’Antéchrist le complément, a pour héros Julien l’Apostat, le dernier champion du paganisme expirant. Déjà l’esprit nouveau envahissait jusqu’à l’âme du César révolté contre lui. Il marquait tout de son empreinte, même les petits traités, le Roi Soleil, la Mère des Dieux, que Julien écrivait dans des nuits de fièvre pour défendre sa cause perdue. Bientôt il ne lui restait, de son ardeur première, qu’un sentiment de rage impuissante et qu’un vertige d’orgueil sans frein. Et le voici, au milieu de la folle expédition de Perse où il allait trouver la mort, renversant l’autel de ces Dieux qui le trahissent, et s’écriant : « Il n’y a plus de Dieux, ou plutôt il n’y en a pas encore. Ils ne sont pas. Ils seront. Nous serons tous des Dieux. Il n’y a qu’à oser. » Quelques jours après, il tombe vaincu par le Galiléen, dont l’image vient ensuite le hanter dans son agonie. Ce n’est pas, à cette heure suprême, le Dieu des ariens farouches qui ont élevé l’Empereur. Celui que son délire évoque, c’est le Christ pastophore, l’esprit de douceur et d’amour. C’est cet esprit qui a détrôné les superbes Olympiens.
Mais les dieux ne meurent pas. Des siècles se passent et, du sein des eaux, comme Aphrodite, du sein de la terre comme Cybèle, ils sortent blancs et impassibles. Des papes, des rois, des seigneurs, de simples marchands de Florence les accueillent, apportés par des galères des côtes de l’Hellade ou retirés par des fouilles opiniâtres du sol antique où ils avaient été ensevelis. Et ils leur rendent leur gloire marmoréenne. Les rayons d’Hélios pénètrent dans l’âme des artistes. Les feux de Dionysos allument le sang des jeunes hommes et des jeunes femmes. C’est le soleil de la Renaissance. Le Dieu-Homme a-t-il donc vaincu l’Homme-Dieu ? Non, car voici Savonarole défiant les Dieux de l’Olympe et les Dieux de la terre. Ceux-ci le renversent, mais le Christ a reparu et le problème des deux sagesses continue à se poser, plus auguste et plus angoissant que jamais. C’est le sujet de la Renaissance des Dieux.
Et depuis, comme avant, comme toujours, à chaque crise nouvelle, à chaque reprise de l’œuvre créatrice qui se continue dans l’homme, les deux principes reparaissent. Ils se livrent le même combat dans les âmes des forts. Regardez Pierre le Grand, que les vieux croyants appelaient l’Antichrist. Il sera le héros du troisième roman de la trilogie. Nous y verrons la tragédie du doux tsaréwitch Alexis, serviteur du Galiléen et victime immolée au dieu nouveau, à la volonté humaine incarnée dans le génie de Pierre, s’élevant au-dessus du bien et du mal.
Il n’y a plus de romans historiques. Ceux qui semblent en écrire encore ne font, en réalité, que transplanter sur la scène du monde, afin de le montrer éternel, un drame qui se joue au fond de leur propre conscience. Vous voyez Mérejkowsky se rapprocher de plus en plus de l’humanité à laquelle il appartient. Cependant ce psychologue, ce moraliste est aussi un artiste et un poète possédé par ce qu’il appelle quelque part « la nostalgie du Lointain ». Avec autant d’ardeur qu’en a mis Flaubert dans Salammbô à évoquer les aspects et les âmes d’un monde évanoui, l’auteur de la Mort des Dieux a cherché à restituer les milieux et les caractères de l’époque où se déroule son roman. Il a parcouru, avant de l’écrire, la Grèce et l’Asie Mineure, il a visité Constantinople, il a recueilli partout des impressions vivantes et les a mises au service de son art et de sa pensée. Il était, d’ailleurs, admirablement préparé à affronter un sujet qui le tentait depuis son adolescence. Helléniste délicat, il avait, très jeune encore, débuté dans la vie littéraire par d’harmonieuses traductions d’Eschyle et de Sophocle. Plus tard, les Gnostiques, les Pères de l’Église d’Orient, les sophistes grecs, qui représentaient le paganisme agonisant et rêvaient de sa renaissance, séduisirent le jeune poète. Il en rêva, lui aussi, et de la même façon qu’eux : c’est-à-dire que, dans son esprit, la pensée et le sentiment chrétiens inquiets et timorés se mêlèrent aux énergies antiques, au culte de la beauté et des forces qui l’entretiennent : libre essor des instincts et des passions fécondes, développement harmonieux de toutes nos facultés, sentiment de la nature et de notre union avec elle, superbe confiance en soi-même.
Peu à peu, Mérejkowsky se prit à aimer toutes les époques où s’opère l’union, toujours précaire et imparfaite, du principe chrétien et du principe païen dont il sent la rencontre en lui-même. Il s’éprit de toutes les figures qui personnifient cette union, dans l’histoire, dans la littérature, dans l’art. Leur ambiguïté l’intéresse et le charme. Leurs œuvres parlent plus que toutes les autres à son imagination. Il les étudie avec amour. Il fait vivre ces siècles et ces hommes dans des romans où tout est plein, comme il l’est lui-même, de pensée, de travail de tête, de tension cérébrale et d’où cependant, ou plutôt à cause de cela même, toute pédanterie est bannie. Il les prépare de longue main, comme il l’a fait pour le premier, lisant, étudiant, voyageant d’abord à travers la Grèce pour connaître et sentir vivre Julien, puis à travers l’Italie et la France, de Naples à Amboise, pour sentir de même vivre l’énigmatique Léonard de Vinci, le héros de la Renaissance des Dieux. Et maintenant, le voici à la veille de parcourir toute l’immensité de son propre pays afin de pénétrer dans les couches profondes du peuple et de toucher de près les mystères de son âme religieuse, mystères qui s’y cachent et s’y conservent malgré l’œuvre de Pierre le Grand. Ainsi seulement il espère reconstruire l’état moral de la Russie tel qu’il était à l’époque qu’il va aborder.
Toutes ces impressions il les accumule et les condense en lui. Il ne prend jamais de notes. « Une impression notée, me disait-il un jour, est pour moi une impression morte : je ne puis plus rien en tirer. » Aussi tout ce qu’il a vu devient-il vie et mouvement. Les intuitions du penseur, les évocations du poète, dont ses œuvres sont pleines, s’y succèdent rapidement en de lumineux tableaux. Nulle part on ne sent la préparation et l’étude.
Et il en est de même de son œuvre de critique, très riche et aussi intéressante par les idées originales qui y fourmillent que par la délicatesse du goût et la sagacité du jugement. Tout s’y subordonne à une idée directrice qui semble parfois une véritable obsession : celle de la dualité pagano-chrétienne de notre être. Cette dualité, il en cherche l’expression chez tous les maîtres, depuis Longus jusqu’à Ibsen, qu’il étudie dans son beau livre, les Compagnons Éternels.
Mais l’étude la plus magistrale qu’on doive à cette plume, fébrile autant que studieuse, est encore inachevée. Elle nous montre l’œuvre de Tolstoï et de Dostoïewsky éclairée à la lumière de leur vie, où les forces païennes de la nature tiennent autant de place que le génie du christianisme. Comme dans les autres essais de Mérejkowsky, mais à un bien plus haut degré, l’investigation précise, l’étude du détail, l’instinct du fait suggestif viennent, ici aussi, en aide à sa critique. Cette critique, on pourrait l’appeler symboliste, puisque livres et natures y sont toujours présentées comme des signes révélateurs d’une idée qui les dépasse et qu’ils servent, consciemment ou non.
Grâce, peut-être, à des conditions d’existence moins rudes que le sort lui ménagea, Démètre Mérejkowsky s’est élevé de beaucoup au-dessus des autres écrivains mentionnés dans cette étude et avec qui il n’en reste pas moins en communion d’idées. Des influences bienfaisantes (citons avant tout celle d’un esprit élevé, celui de sa mère, et celle d’une autre femme d’élite dont j’ai déjà parlé et qu’il eut le bonheur de rencontrer très tôt) le soutinrent dans les épreuves qui ne lui furent pas épargnées. La plus dure, peut-être, a été la censure obtuse d’une critique soi-disant libérale, plus malfaisante mille fois que la censure de l’État. Pendant quelque temps, elle réussit à donner le change au public. Aujourd’hui, le charme est rompu et les regards commencent à se fixer sur cet écrivain de trente-trois ans qui, pour plus d’un, deviendra, lui aussi, quand il aura tout donné, un Compagnon Éternel.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 16 octobre 2016.
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