LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Pouchkine

(Пушкин Александр Сергеевич)

1799 — 1837

 

 

 

 

ROUSSLANE ET LIOUDMILA

(Руслан и Людмила)

 

 

 

1820

 

 

 

 

 


Traduction de Marc Semenoff, Paris, Plon, 1921.

 

Ce texte est publié avec l’accord des héritiers de Marc Semenoff ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

 

 

 

 

 

I

Ceci est une histoire de siècles depuis longtemps évanouis, une légende des temps les plus reculés.

Entouré par ses fils, guerriers puissants, et par ses amis, dans la salle haute d’un palais, Vladimir le Soleil donnait un festin.

Il mariait sa fille cadette au prince Rousslane le Brave, et buvait, dans une lourde coupe, du miel à leur santé.

Nos ancêtres ne mangeaient pas vite, et les verres et les coupes d’argent, pleins de bière et de vin étaient servis lentement ; ils versaient la joie au cœur, la mousse coulait sur les bords, et des échansons les portaient gravement en saluant très bas les invités.

Les conversations se fondent en un bruit confus. Les hôtes se groupent en cercles joyeux ; mais soudain retentissent les sons rapides du psaltérion sonore. Tous se taisent. On écoute Baïane : le chantre voluptueux glorifie Lioudmila la Belle, Rousslane et leur couronne tressée par l’Amour.

Mais épuisé par sa passion ardente, Rousslane, amoureux, ne mange ni ne boit. Il contemple sa compagne adorée, soupire, se fâche, bouillonne, et, impatient, tordant sa moustache, compte chaque minute. Tristes et mornes, trois jeunes chevaliers ont pris place à la table bruyante du festin. Devant leurs coupes vides qu’ils oublient, ils gardent le silence, et le repas nuptial leur est pénible. Ils n’écoutent pas le vieux Baïane et baissent leurs yeux confus. Ce sont les trois rivaux de Rousslane : les malheureux dissimulent dans leur âme le poison de l’amour et de la haine. L’un est Rogdaï, un chef hardi qui sut agrandir les terres riches de Kief ; l’autre est Pharlaf, orgueilleux querelleur, sans égal dans les festins, mais modeste guerrier sur les champs de bataille ; le dernier est le khan de Khazar, Ratmir, qu’absorbe la pensée amoureuse. Tous trois sont pâles et tristes et le joyeux festin pèse lourdement sur leur cœur.

On se lève de table. Des groupes bruyants se forment.

Tous regardent les jeunes mariés : Lioudmila baisse les yeux comme sous le poids d’une angoisse secrète. Rousslane rayonne de bonheur. Mais l’ombre descend sur la nature entière, la nuit va tomber. Les boïars, alourdis par le miel, saluent et se retirent. Le jeune époux ne contient plus sa joie : déjà, dans son rêve, il caresse les beautés de la vierge timide. Le grand prince donne sa bénédiction, avec un attendrissement doux et triste, au couple qui s’en va.

On conduit la jeune femme à la couche conjugale... Les feux s’éteignent... et l’Amour allume la petite lampe nocturne. L’espérance adorable se réalise ! Les dons de la passion se préparent ; et les vêtements jaloux tombent sur les tapis tsariens... Entendez-vous les murmures amoureux, le bruit doux des baisers et les reproches qui se taisent et renaissent d’un dernier sentiment de pudeur ?... L’époux pressent les joies de la volupté... Et déjà !... Soudain le tonnerre gronde, des éclairs illuminent la nuit brumeuse... la petite lampe s’éteint, une fumée tourbillonne... Tout redevient sombre, tout tremble...

Rousslane gît plus mort que vif... Tout se tait. Dans le silence terrible, une voix étrange retentit deux fois, et un être descend puis disparaît dans un nuage de fumée... Et, de nouveau, le calme le plus profond règne dans le château... L’époux terrifié se relève, une sueur froide a glacé son visage ; le cœur angoissé, d’une main tremblante, il cherche dans les ténèbres silencieuses... Oh ! douleur... sa compagne adorée n’est plus là... Il étreint le vide ; Lioudmila a disparu, enlevée par une force inconnue.

Ah ! celui qui souffre le martyre d’une passion sans espoir vit dans la douleur, mes amis, cependant il peut vivre encore ! Mais étreindre, après de longues années de patience, une femme amoureuse — objet de désirs, de larmes et d’angoisse, et perdre, soudain, à jamais l’épouse d’un moment... Oh ! amis, mieux vaut mourir ! Rousslane le malheureux vit toujours.

Et Vladimir le Soleil, écrasé soudain par la nouvelle terrible, fulminant contre son gendre, convoque Rousslane et sa cour : « Où donc, où donc est Lioudmila ? » demande-t-il en jetant des regards furieux et enflammés. Rousslane n’entend pas. « Mes enfants, mes amis ! Je me souviens de vos services anciens... Ayez pitié d’un vieillard ! Répondez : qui parmi vous est prêt à partir à la recherche de ma fille ? À celui dont l’effort n’aura pas été vain — pleure et souffre, misérable qui n’as pas su garder ta femme — je donnerai Lioudmila avec la moitié du royaume de mes ancêtres.

Qui se décide, mes amis, mes enfants ?... — Moi, prononça l’époux douloureux. — Moi ! Moi, s’écrièrent Rogdaï, Pharlaf et Ratmir tout joyeux : nous sellons immédiatement nos bêtes et ne redoutons pas de parcourir le monde entier ; ne crains rien, père. Nous abrégerons le temps de la séparation. En route ! Et trouvons la princesse ! » Le vieillard, brisé par la douleur, les yeux pleins de larmes, leur tend ses bras avec une reconnaissance muette.

Tous les quatre sortent ensemble : Rousslane est morne et silencieux ; la pensée de sa femme le ronge, le meurtrit. Ils montent sur leurs coursiers ardents et volent dans un nuage de poussière le long des rives heureuses du Dnieper... Déjà, ils disparaissent au loin... On ne voit plus les cavaliers... Mais longtemps encore le grand prince regarde les champs vides, et suit en pensée les quatre héros.

Rousslane souffre en silence abîmé dans une lourde torpeur. L’air important, les mains sur les hanches, Pharlaf chevauche derrière Rousslane. Soudain, il dit : « Oh, eh ! amis ! J’ai eu de la peine à me rendre libre ! Il est temps que je me trouve en présence du géant ! Le sang va couler, l’amour jaloux exige des victimes !... Réjouis-toi, épée fidèle, réjouis-toi, vaillant coursier ! »

Le khan de Khazar, qui embrasse déjà en pensée Lioudmila, se retient avec peine de danser sur sa selle ; son jeune sang bouillonne, des flammes d’espoir traversent son regard ; il lance sa bête bride abattue, puis la taquine soudain, la fait tourner sur place et se dresser sur ses pieds de derrière, ou la met de nouveau au galop en gravissant une colline.

Rogdaï est triste... silencieux... Il craint le destin mystérieux. Torturé par une vaine jalousie, il est le plus agité de tous et, par moments, son regard terrible se fixe, sombre, sur le prince.

Les rivaux suivent le même chemin pendant une journée entière. Les rives douces du Dnieper s’assombrissent, l’ombre de la nuit descend de l’Orient, la brume monte des eaux profondes. Les coursiers ont besoin de repos. Mais voici qu’au pied de la montagne la route se divise. « Séparons-nous, il est temps, disent les cavaliers. Confions-nous à la destinée inconnue. » Et chaque coursier, ne sentant plus le mors, choisit librement son chemin.

Que fais-tu, malheureux Rousslane, seul, dans le silence de la solitude ? Revois-tu en rêve l’heure terrible de ton mariage avec Lioudmila ? Baissant sur ton front ton casque d’airain, laissant tomber les rênes de tes mains puissantes, tu traverses les champs au pas, et, lentement, tout espoir se meurt, toute foi s’éteint dans ton âme.

Mais soudain une grotte apparaît aux yeux du prince ; il aperçoit une lumière... et se dirige vers elle ; sous des voûtes silencieuses... Il entre désespéré. Et que voit-il ? Un vieillard est assis dans la caverne : regard franc, air calme, barbe blanche ; une petite lampe brûle devant lui. Il lit attentivement un livre antique.

« Salut, mon fils, dit-il à Rousslane avec un sourire. Voici vingt ans que je vis seul, ici, me consumant dans la nuit de ma vieillesse. Mais enfin le jour est venu que j’attendais depuis longtemps. Le destin nous unit. Prends place et écoute-moi. Rousslane, tu as perdu Lioudmila ; ton âme virile et forte faiblit. Mais l’heure du mal s’évanouira vite ; le malheur ne te frappe que pour un temps. Ne te décourage point, va, et garde ton espérance et ta foi joyeuse ; en avant ! Hardie l’âme et l’épée et fraye ta route.

Sache-le, Rousslane, celui qui t’a outragé est un sorcier, le terrible Tchernomor, vieux ravisseur des belles femmes, maître des montagnes septentrionales. Nul regard ne pénètre jusqu’à ce jour chez lui. Mais, triomphant de tous les pièges du mal, tu entreras dans sa demeure et le scélérat périra par ta main ! Je ne puis t’en dire davantage. Ton avenir, mon fils, dépend désormais de toi seul. »

Notre prince tombe aux pieds du vieillard, et, tout joyeux, baise sa main. Le monde s’illumine à ses yeux et son cœur oublie la souffrance... Rousslane revit... Mais de nouveau l’angoisse se peint sur son visage qui rougit... « Le motif de ta tristesse est naturel, mais il est facile de le dissiper, dit le vieillard... L’amour du vieux sorcier pour Lioudmila te remplit d’horreur... Tranquillise-toi : cette passion n’est point dangereuse pour la jeune vierge. Tchernomor fait mouvoir les étoiles, la lune tremble quand il siffle, mais sa science est impuissante contre la loi du destin. Gardien jaloux et frémissant des portes impitoyables, il n’est que le bourreau sans pouvoir de son adorable captive. Il erre autour d’elle en silence et maudit son propre sort si cruel...

Mais il suffit, brave prince, les heures s’écoulent et tu as besoin de repos. »

Rousslane s’étend sur la mousse molle devant le feu qui s’éteint ; il recherche l’oubli de tout dans le sommeil, soupire, se tourne et se retourne lentement... En vain ! Impossible de dormir. « Mon père ! dit-il enfin, que faire ! Mon âme souffre, le sommeil me fuit, la vie m’est intolérable ! Que tes saintes paroles raniment mon courage. Excuse ma question insolente. Révèle ton secret : qui es-tu, homme béni, confident mystérieux du destin ? Qui t’a conduit dans cette solitude ? »

Le vieillard eut un sourire triste et poussa un soupir : « Ô mon fils, j’ai oublié déjà les froides régions de ma patrie lointaine. Finnois de naissance, ma jeunesse s’écoula dans des plaines à garder les troupeaux des villages voisins ; insouciant, je ne connus que les profondes forêts de chênes, les ruisseaux, les cavernes et les divertissements de la pauvreté sauvage. Mais il ne me fut pas donné de vivre longtemps dans cette paisible solitude.

Près de notre village vivait Naïna, fleur solitaire. Elle régnait sur ses compagnes, souveraine par sa beauté. Un jour, aux premières heures du matin, je menais à la prairie mon troupeau en jouant de la cornemuse. Un torrent rugissait devant moi. Seule, une jeune beauté tressait sur la rive une couronne de fleurs. Mon destin s’accomplissait...

Ah ! prince. C’était Naïna ! Je m’approche... et la flamme fatale vint punir mon regard insolent. Je connus l’amour avec ses béatitudes célestes et ses douleurs poignantes.

Six mois s’évanouirent comme un rêve. Tremblant, je lui ouvris mon cœur, en lui disant : je t’aime, Naïna ! Mais Naïna écouta fièrement mon aveu timide — elle n’aimait que ses charmes — et répondit, indifférente : « Berger, je ne t’aime point. »

Tout pour moi devint sombre et sauvage: rien ne pouvait adoucir mes souffrances — ni l’ombre des grands chênes, ni les buissons, ni les joyeux amusements des bergers. La douleur consumait mon âme. Je me décidai enfin à quitter les vallées finnoises, traverser les solitudes incertaines de l’océan et à conquérir par la gloire guerrière le cœur orgueilleux de Naïna. Je groupai autour de moi des pêcheurs hardis afin de rechercher l’or et braver les dangers. Pour la première fois, la patrie calme de nos pères connut le bruit des armes d’acier et des barques envahissantes. Je voguai loin, plein d’espérance, suivi par mes intrépides compagnons, et, pendant dix années, nous connûmes durant l’hiver l’assaut des vagues ennemies.

Ma renommée grandissait : les rois des pays étrangers craignaient mon insolence, et leurs fières armées fuyaient les épées du Nord. Nous combattions gaiement, avec fureur. Partagions butins et présents et festoyions amicalement avec les vaincus. Mais mon âme, pleine de Naïna, au milieu des fêtes et des combats, regrettait les rivages finnois et se mourait d’une douleur secrète. « Il est temps de revenir, amis, m’écriai-je un jour. Nous suspendrons nos cottes de mailles aux murs de nos chaumières natales. » Je dis — nos rames fendirent l’eau avec bruit — et, abandonnant tout désir belliqueux, nous entrâmes avec une fierté joyeuse dans le port de notre chère patrie.

Ô rêves si longtemps caressés ! Ô ardente passion ! L’heure de la rencontre délicieuse sonna pour moi. Aux pieds de la belle orgueilleuse, je déposai mon épée sanglante, des coraux, de l’or, des perles. Entouré par la foule silencieuse de ses compagnes jalouses, je restai devant elle, enivré d’amour, esclave obéissant. Mais la vierge me quitta disant, indifférente : « Héros, je ne t’aime pas. »

Pourquoi entreprendre ce récit, mon fils ? Mes forces me trahiraient. Ah ! maintenant, dans cette solitude, l’âme éteinte, aux portes de la tombe, je revis ma douleur et, parfois, lorsque renaît le souvenir du passé, de lourdes larmes coulent sur ma barbe blanche.

Mais écoute : près des rives désertes, dans ma patrie, une science merveilleuse et profonde est enseignée. Là, au milieu des forêts, dans le silence éternel, dans la solitude lointaine, vivent de vieux sorciers ; leurs pensées ne tendent que vers les raisons de la haute sagesse ; la nature entière entend leur voix terrible, ils disent ce qui fut, ce qui sera de nouveau. Et la mort, et l’amour lui-même sont soumis à leur puissante volonté.

Avide de passion je voulus, dans mon désespoir, séduire Naïna par des enchantements et embraser par des sortilèges le cœur fier de la vierge froide. Je me hâtai vers les solitudes sombres des forêts, pour m’adonner aux joies de la liberté, et là je passai des années à étudier l’enseignement des sorciers. Enfin, l’heure fatale sonna, le mystère terrible de la nature se découvrit à ma pensée lucide : je connus la force nécessaire aux sortilèges — qui forcent l’amour et la réalisation des désirs ! Naïna, tu m’appartiens désormais ! La victoire est à moi, pensai-je. Mais le vainqueur réel fut le destin — mon persécuteur obstiné.

Dans l’enthousiasme de mon ardent désir, plein de rêves, de jeune espérance, je fais à la hâte des conjurations, j’appelle les esprits — et, dans les ténèbres de la forêt, le tonnerre gronda, la tempête rugit, et la terre trembla sous mes pieds... Soudain, devant moi, je vis une vieille assise, les yeux caves, brillants, la tête tremblante, bossue, toute courbée, image d’une pénible décrépitude. Ah ! prince. C’était Naïna !... Saisi d’horreur, je gardai le silence, contemplant l’horrible vision et ne pouvant en croire mes yeux.

Soudain, je pleurai et m’écriai : « Est-ce possible ! Naïna, toi !... Toi !... Mais où est ta beauté, Naïna ! Réponds. Les cieux t’auraient-ils donc aussi effroyablement changée ? Réponds. Y a-t-il donc si longtemps que, fuyant le monde, j’ai abandonné ma chère aimée ? — Quarante ans, fut la réponse fatale de la vierge; j’ai aujourd’hui soixante-dix ans; que faire? me cria-t-elle d’une voix perçante, les années se sont évanouies, nombreuses, mon printemps et le tien ont fui à jamais ; tous deux nous avons vieilli. Mais écoute-moi, ami. La perte de la jeunesse perfide n’est pas un malheur. Certes, j’ai les cheveux blancs, je suis peut-être contrefaite. J’ai changé depuis que tu m’as vue, j’ai perdu ma jeunesse, ma beauté, mais en revanche, laisse-moi te révéler ce secret : je suis sorcière ! »

C’était la vérité. Muet, immobile devant elle, je restai désarmé malgré toute ma sagesse.

Mais — horreur ! Mes incantations avaient malheureusement produit leur effet : ma divinité vieillie brûlait pour moi d’une jeune passion. Un sourire hideux tordit ses lèvres, et l’horrible vieille me fit, d’une voix tombale, l’aveu de son amour. Imagine-toi ma douleur. Je frémissais, les yeux baissés ; elle continua, en toussant, sa déclaration passionnée : « Enfin j’ai connu mon cœur ; je sais, ami fidèle, qu’il est né pour une tendre passion ; les sentiments se sont éveillés ; je brûle, je meurs de désirs d’amour... Viens dans mes bras... Oh ! cher aimé... je meurs !... »

En prononçant ces paroles, Rousslane, elle me jetait des regards langoureux, et tenait mon caftane dans ses mains décharnées... Terrifié, je fermais les yeux, il me semblait que j’allais défaillir... Ce fut au-dessus de mes forces... Je me dégageai en poussant un cri et m’enfuis... Elle me suivit : « Oh ! être indigne ; tu as troublé ma vie paisible et pure de vierge innocente ! Tu as fait naître l’amour de Naïna, et tu la méprises maintenant... Oh, les hommes ! Tous ils respirent la trahison ! Hélas ! accuse-toi toi-même, c’est lui qui t’a séduite, le misérable ! Je me suis abandonnée à un sentiment passionné... Traître ! Assassin ! ô honte ! Mais prends garde, être vil !... »

Nous nous quittâmes ainsi. Depuis, je vis dans cette solitude, l’âme désillusionnée ; la nature, la sagesse et le calme consolent le vieillard. Déjà la tombe m’appelle. Mais la vieille n’a pas encore oublié ses sentiments anciens ; et son amoureuse flamme tardive, de dépit s’est transformée en haine. L’âme noire de la vieille sorcière aime le mal et, sans aucun doute, Naïna te détestera... Mais la douleur n’est pas éternelle.

Notre prince écoutait avidement le récit du vieillard. Le sommeil n’avait pas clos ses yeux limpides... Et la nuit silencieuse s’écoula pour lui en méditations profondes. Mais déjà le jour ensoleillé se lève... Le prince, reconnaissant, embrasse le vieillard-devin... Son âme est pleine d’espoir... Il sort... Rousslane éperonne son cheval endormi, se redresse sur sa selle et dit : « Mon père, ne m’abandonne pas ! » Et s’élance au galop... Le sage aux cheveux blancs crie à son jeune ami : « Bon voyage ! Adieu, aime ta femme et n’oublie pas les conseils du vieillard ! »

II

Ô vous, rivaux dans l’art de la guerre dont les querelles ne connaissent pas de trêve, payez votre tribut à la gloire sombre et enivrez-vous de haine ! Que le monde demeure pétrifié d’étonnement devant vos terribles festins. Personne jamais ne vous plaindra, personne ne mettra obstacle à vos désirs. Ô vous, rivaux d’un autre genre, chevaliers du mont Parnasse, n’amusez point le peuple des bruits immodestes de vos disputes ; injuriez-vous — mais avec prudence. Vous, rivaux en amour, vivez en paix, si possible. Croyez-moi, mes amis : l’être à qui la destinée certaine réserva le cœur d’une vierge triomphera de tous les obstacles. Toute rage est vaine et criminelle.

Lorsque Rogdaï angoissé par un sourd pressentiment, d’humeur sombre, eut quitté ses compagnons et se fut trouvé dans la solitude, au milieu des forêts désertes, abîmé dans des pensées profondes, l’esprit du mal vint troubler, agiter son âme douloureuse ; et, morne, le prince murmura soudain : « Je le tuerai !... je briserai toutes les entraves... Rousslane !... Tu me connaîtras... La vierge pourra pleurer dès lors... » Subitement, Rogdaï tourne bride, et revient au triple galop.

Pharlaf le Brave, ayant dormi en paix toute la matinée, et, fuyant les rayons du soleil de midi auprès d’un ruisseau, dans la solitude calme, dînait afin de raffermir les forces de l’esprit. Soudain, il voit quelqu’un dans les champs voler comme un ouragan ; et, sans perdre un seul instant, Pharlaf, abandonnant son dîner, saisit sa lance, sa cotte de mailles, son casque, ses gants, saute en selle et fuit à toute bride. L’inconnu suit Pharlaf et hurle derrière lui : « Arrête, honteux fuyard ! Misérable, que je t’attrape, et que j’arrache la tête de tes épaules. »

Pharlaf a reconnu la voix de Rogdaï. Courbé sur sa bête, défaillant d’épouvante, attendant une mort certaine, il presse son cheval davantage — tel un lièvre peureux qui resserre ses oreilles, et fuit les lévriers en bondissant à travers champs et forêts. À l’endroit de cette glorieuse course, le sol n’était plus qu’une mare dont les eaux troubles provenaient des dernières neiges fondues. Le coursier fougueux atteint un fossé, relève sa crinière blanche, mord les brides et bondit par-dessus le ravin. Mais le cavalier maladroit culbute et tombe, la tête en bas, dans le fossé boueux. Aveuglé, éperdu et prêt à recevoir le coup de grâce.

Rogdaï vole vers le ravin, arrive, et lève déjà son épée cruelle. « Meurs, lâche », crie-t-il... Soudain, il reconnaît Pharlaf ; il le regarde encore et laisse tomber son bras : le dépit, la surprise, la rage se lisent sur son visage. Silencieux, grinçant des dents, notre héros, tête basse, s’éloigne rapidement, étouffant de colère... mais aussi se moquant presque de lui-même.

Peu après, au pied de la colline, il rencontre une petite vieille toute blanche, bossue, ayant presque perdu le souffle, qui lui indique avec une béquille la direction du Nord. « C’est là que tu le trouveras », lui dit-elle. Rogdaï ne se contint plus de joie et vola à une mort certaine.

Et notre Pharlaf ? Couché dans son ravin il n’ose respirer. Par moments, il se demande : « Suis-je bien vivant ? Où diable est passé mon rival ? » Soudain, il entend sur sa tête la voix sépulcrale d’une vieille. « Lève-toi, héros, tout est calme dans le champ, tu ne rencontreras plus personne. Je te ramène ton cheval. Lève-toi et écoute-moi ! »

Le chevalier, tout confus, dut sortir à quatre pattes du ravin. Après avoir examiné timidement les lieux, il pousse un soupir et murmure, confiant : « Je suis sain et sauf, Dieu soit loué ! » « Crois-moi, continua la vieille : il est fort difficile de retrouver Lioudmila, elle a fui trop loin. Pas plus que moi tu ne pourrais la sauver. Il est dangereux de courir ainsi le monde ; et tu n’en éprouveras aucune joie. Suis mon conseil. Va, retourne donc chez toi. Près de Kief, dans la solitude de tes domaines héréditaires, vis loin de tous soucis... Lioudmila ne sera pas perdue. » Elle dit et disparut. Notre sage héros prit immédiatement le chemin du retour, oubliant aussitôt et la gloire et la jeune princesse, cependant que le bruissement le plus léger des feuilles, le moindre vol d’une mésange, le murmure d’un ruisseau le faisait frémir de peur et d’épouvante.

Pendant ce temps, Rousslane traverse des régions lointaines, forêts profondes et plaines solitaires. Dans sa pensée constante il tend vers Lioudmila, son amour, son bonheur et se dit : « Retrouverai-je mon amie ? Où es-tu, épouse de mon âme ? Reverrai-je ton clair regard ? Pourrai-je réentendre ton langage si tendre ? Ou fut-il écrit qu’éternelle esclave d’un sorcier tu vieillirais, vierge triste, dans une sombre prison ? Ou encore un rival insolent viendrait-il ?... Non, non, trésor sacré, je tiens encore mon épée fidèle et ma tête est solide sur mes épaules. »

Le jour décline. Notre prince longe le bord rocailleux, escarpé, d’un fleuve. Tout s’endort. Soudain derrière lui il entend le brusque sifflement d’une flèche, le hennissement d’un cheval et le bruit de son galop sur la terre sourde.

« Arrête ! » crie une voix de tonnerre. Rousslane se retourne. À travers le champ, Rogdaï, la lance levée, se précipite sur lui. Le prince vole à sa rencontre. « Ah ! je te rattrape. Prends garde, hurle le téméraire chevalier, prépare-toi à une lutte mortelle, prends cette terre pour demeure et si tu veux, cherche ensuite ton amour ! » Rousslane frémit de colère et de rage... Il avait reconnu la voix hostile...

Mais notre vierge, mes amis ? Laissons nos chevaliers pour un moment, nous reviendrons à eux bientôt. Il est grand temps de penser à la jeune princesse et au terrible Tchernomor.

Confident parfois indiscret de mes songes bizarres, j’ai raconté comment, par une sombre nuit, les beautés de la tendre Lioudmila furent arrachées à Rousslane enfiévré, soudainement, au milieu d’un nuage, malheureuse ! Lorsque le misérable, de sa main puissante, t’enleva de la couche nuptiale et disparut dans les nuées à travers une épaisse fumée noire, en t’emportant dans ses montagnes tu perdis connaissance et te trouvas instantanément, muette, pâle et tremblante, dans le palais du sorcier.

Au seuil de mon izba, un jour, au milieu de l’été, je vis ainsi un coq, fier sultan d’un poulailler, courir après une poule peureuse, et caresser déjà son amie de ses ailes voluptueuses. Au-dessus d’eux volait, plein de ruses, un oiseau de proie, vieux voleur des poussins du village. Il tournait et planait. Soudain, il s’abattit comme la foudre.

Puis il remonta, s’envola. Dans ses griffes horribles, le misérable emporte la malheureuse vers des lieux plus sûrs... Muet de douleur et frappé d’épouvante, c’est en vain que le coq appelle son amante... Il n’aperçoit que du duvet qui vole et que le vent entraîne au loin.

La jeune princesse demeura, jusqu’à l’aurore, saisie d’une lourde torpeur, comme sous le coup d’un cauchemar horrible ; enfin, elle se ressaisit, luttant contre le trouble enfiévré et la sombre épouvante. Son âme aspire aux voluptés, elle cherche son amant avec un délire passionné : « Où est mon aimé ? mon époux ? » murmure-t-elle, en l’appelant... Soudain, elle défaille, et regarde, avec appréhension, autour d’elle.

Lioudmila, où est ton palais ensoleillé ? La vierge malheureuse reste étendue au milieu de coussins moelleux, sous l’ombre fier d’un baldaquin ; de somptueuses couvertures aux riches dessins, aux riches broderies, de lourds rideaux l’entourent, l’enveloppent ; partout pendent des tissus de brocart ; les rayons des saphirs jouent et brillent ; et de l’or des encensoirs montent les vapeurs des parfums... Mais il suffit... je ne dois point décrire la demeure enchantée : Schéhérazade — de longue mémoire — rend inutile ce travail. Fuyons les gynécées que nul cœur ami n’habite.

Trois vierges, adorables de beauté, vêtues de robe légère, délicieuse, entrèrent, firent quelques pas, et s’inclinèrent jusqu’à terre. Glissant sans bruit, l’une d’elles se rapprocha, et, de ses doigts éthérés, tressa la natte dorée de la princesse, puis, avec un art consommé, couronna de perles les fins contours de son visage. Une autre, ensuite, les yeux modestement baissés, s’avança — et d’un sarafane azuré, somptueux, revêtit la taille souple de Lioudmila ; une voile, d’une aérienne transparence, recouvrit sa chevelure blonde, ses jeunes épaules, sa poitrine ; la robe jalouse baisa ses charmes exquis et la chaussure légère étreignit deux pieds dignes des cieux, merveilles des merveilles ! Enfin, la troisième jeune vierge offrit à la princesse une ceinture de diamants ; tandis qu’une invisible cantatrice lui chanta de joyeuses mélodies....Hélas ! Ni les pierres précieuses des colliers, ni le sarafane, ni les perles, ni les chants tendres et gais ne ravissent son âme ; c’est en vain que le miroir reflète les charmes de Lioudmila et sa riche parure — elle baisse les yeux, les tient immobiles ; elle se tait, l’angoisse l’étouffe.

Ceux qui, fervents de vérité, lisent au fond obscur des cœurs, savent bien ceci: lorsqu’une femme oublie de jeter sur son miroir, contre sa raison, son habitude, un regard rapide, furtif — son âme est réellement, profondément meurtrie.

De nouveau Lioudmila se trouve seule, elle hésite, ne sait quoi faire... S’approche de la fenêtre grillagée et son regard douloureux erre à travers l’étendue, puis fixe le lointain nuageux... Un silence de mort. La plaine neigeuse brille d’éclats variés ; les cimes des montagnes sauvages, monotones de blancheur, dorment dans un calme éternel ; tout autour aucun toit ne fume, nul voyageur ne se hasarde, point de cor de chasse joyeux qui résonne sur les hauteurs désertes : mais d’heure en heure, le vent siffle tristement dans les champs et berce les arbres dénudés qui montent vers les cieux blancs.

Toute en larmes, Lioudmila, terrifiée, avec ses mains se couvre le visage. Horreur ! Quel sera son destin ? Elle court à la porte d’argent ; celle-ci s’ouvre avec un bruit mélodieux et notre jeune princesse pénètre dans un parc. Lieu enchanteur ; plus beau que les jardins d’Armide, et que ceux dont jouissaient le roi Salomon ou les kniaz de Tauride. Devant elle, des chênes admirables bruissent et crient ; des palmiers, des bois de lauriers, des rangées de myrtes odorants, de hauts cèdres fiers, et des orangers d’or se réfléchissent dans le miroir des eaux. Les collines, la plaine, les bocages rougeoient de feux printaniers ; les frais zéphirs de mai caressent les terres enchantées, et le doux rossignol chante caché dans les branches qui frémissent.

Les jets d’eau irisée bondissent vers le ciel avec un bruit joyeux, des figures de pierre ruissellent et semblent vivantes ; Phidias, aimé de Phébus et de Pallas, en admiration devant elles, de dépit eût laissé échapper de ses mains son ciseau magique ; se brisant contre des obstacles de marbre, nacrées, ayant l’éclat du feu, les cascades roulent et rejaillissent ; et les ruisseaux, dans l’ombre des bois, serpentent en ondes somnolentes — lieu de repos et de fraîcheur... Des tonnelles riantes, çà et là, émergent des feuillages ; partout des roses s’épanouissent, embaumant les sentiers.

Mais Lioudmila, inconsolable, marche, court et ne voit rien ; les splendeurs enchantées ne l’émeuvent point, et les aspects de la béatitude l’affligent ; elle erre dans l’inconnu, fait le tour du jardin merveilleux, s’abandonne à ses larmes amères et lève un sombre regard vers les cieux inexorables.

Soudain, ses yeux adorables s’illuminent, son doigt presse ses lèvres, un horrible dessein semble naître en elle... Un chemin terrible s’ouvre : un petit pont élevé sur un torrent est suspendu entre deux rochers ; dans une détresse lourde et profonde Lioudmila s’approche — et, toute en pleurs, regarde les eaux qui se précipitent avec fracas, sanglote, se frappe la poitrine, et veut se jeter dans les flots... Cependant, elle hésite... ne renonce pas à la vie et poursuit son chemin.

Mon adorable Lioudmila, après avoir couru toute la journée, tombe, les yeux secs, épuisée, en murmurant : il suffit ! Elle s’étend sur l’herbe, regarde — et, brusquement, se trouve à l’ombre d’une tente, qui, avec bruit, se déroule sur elle ; un repas admirable est servi dans une vaisselle de pur cristal, et les sons d’une harpe invisible rompent le silence profond.

La princesse captive s’étonne et médite : « Loin de mon aimé, prisonnière, pourquoi vivrai-je encore ? Sache, ô toi, dont la passion funeste me torture, que je ne crains pas le pouvoir d’un scélérat : Lioudmila saura mourir ! Je ne veux point de tes tentes, de tes tristes chansons, de tes festins — je refuse de manger, d’entendre, je périrai dans tes jardins ! »

La princesse se lève, et, subitement, la tente, la vaisselle luxueuse, les sons de la harpe... tout s’évanouit : le silence revient ; de nouveau, seule, dans les jardins, Lioudmila erre de bocage en bocage ; cependant que, dans les cieux azurés, nage Phébé, reine des nuits ; la brume, de toutes parts, descend et recouvre les collines ; le sommeil s’empare de la princesse, irrésistiblement — lorsqu’une force mystérieuse, plus tendrement qu’un souffle printanier, la soulève dans les airs, la porte vers son appartement et la dépose prudemment au milieu des parfums des roses vespérales. Sur la couche de douleur, la couche des larmes.

De nouveau, trois vierges parurent, immédiatement, s’agitèrent autour d’elle, et lui enlevèrent, pour la nuit, sa robe somptueuse ; leur regard triste et inquiet, leur silence contraint trahissaient une compassion secrète et un cri réprimé, impuissant, contre le destin. Mais hâtons-nous : leurs mains délicates déshabillent la princesse somnolente, qui, adorable dans sa beauté insouciante, se couche, vêtue seulement d’une chemise à la blancheur de neige. Les vierges s’inclinent en soupirant, s’éloignent d’un pas rapide et ferment la porte, doucement.

Que devient notre captive ? Elle tremble comme une feuille, n’ose respirer, les doigts refroidissent, le regard se trouble. Mais le sommeil momentané fuit Lioudmila qui, immobile, fixe l’obscurité qu’elle veut percer... Les ténèbres sont profondes... un calme de mort ; elle n’entend que les bruits de son cœur... Et il lui semble... le silence murmure : on vient — on s’approche de son lit ; la princesse cache sa tête dans son oreiller, et soudain... oh, épouvante !... quel fracas ! Une flamme instantanée traverse la nuit noire. La porte s’ouvre brusquement... Muets, la démarche fière, l’épée nue brillant dans leurs mains, des nègres s’avancent en longue file, deux par deux, gravement, et portent, délicatement, sur des coussins, une barbe grise. Derrière eux, majestueusement, levant la tête d’un air important, un nain bossu arrive : c’est à sa tête toute rasée et couverte d’un haut bonnet de nuit, que la barbe appartient. Déjà, il est près... mais la princesse bondit de son lit, d’une main rapide, saisit le vieux nain par son bonnet, le frappe de son poing frémissant, et pousse de tels cris d’effroi que tous les nègres en furent assourdis. Tremblant, tout courbé, plus pâle que la princesse terrifiée, le malheureux nain ferme ses oreilles et veut fuir, mais il s’empêtre dans sa barbe, tombe et se démène ; il se relève et retombe ; dans ce désarroi, toute la bande noire des serviteurs s’agite : ils font du bruit, se poussent, courent, prennent le sorcier par les bras, et l’emportent pour pouvoir mieux le tirer d’embarras, abandonnant le bonnet à Lioudmila.

Et que devient notre prince ? Se souvient-on de la rencontre inopinée qu’il fit. Sous les pâles rayons de Phébé, les deux chevaliers luttent avec fureur ; la rage étreint leurs cœurs ; au loin déjà leurs lances sont jetées: et leurs épées gisent brisées ; les cottes de mailles ruissellent de sang, les boucliers résonnent et tombent en morceaux... L’un contre l’autre, les princes combattent à cheval ; soulevant jusqu’aux cieux la poussière noire.

Les coursiers agiles se cabrent ; nos lutteurs s’empoignent, s’étreignent, et, immobiles, paraissent cloués sur leurs selles : les membres que la haine presse l’un contre l’autre s’engourdissent ; un feu rapide ronge les veines, les poitrines frémissent sur le sein ennemi... Déjà ils faiblissent, chancellent — qui tombera ?... Soudain notre chevalier, saisi d’une colère folle, enlève de son cheval son adversaire, le tient au-dessus de sa tête d’une main de fer, puis le jette dans les flots. « Péris, crie-t-il d’une voix terrible, meurs, rival misérable ! »

Tu as deviné, ô lecteur, avec qui le glorieux Rousslane lutta : Rogdaï, l’espoir des Kievlianes, le chercheur des combats sanglants, le sombre adorateur de Lioudmila, courait, le long des rives du Dnieper, sur les traces de son adversaire ; il le trouva, le rejoignit — mais sa force le trahit, et le héros antique de la Russie succomba sur une terre déserte. La jeune Roussalka du fleuve reçut Rogdaï dans ses bras, et le baisant avec avidité l’emporta au fond en riant aux éclats et longtemps après, durant les nuits profondes, errant sur les rives tranquilles, le grand spectre du héros terrifiait les pêcheurs solitaires.

III

En vain, vous vous dissimuliez dans l’ombre, lus uniquement par des amis heureux et pacifiques, ô vous, mes vers ! Vous n’avez pu échapper aux regards méchants de l’envie. Et déjà, pour la servir, un critique m’a posé cette question fatale : pourquoi, comme pour me rire de Rousslane, appelé-je son amie princesse vierge ? N’est-ce point, ô brave lecteur, de la méchanceté noire ? Dis-moi, homme querelleur et perfide, que te répondre et comment ? Rougis, misérable, et que Dieu te pardonne ! Rougis, je n’accepte pas la discussion ; heureux que mon âme soit pure ; je garde un silence plein de mansuétude...

L’aube froide dissipe le léger rideau de brume qui recouvre les montagnes, mais tout se tait encore dans le palais enchanté. Plein d’un dépit secret, Tchernomor, tête nue, en peignoir du matin, bâille rageusement dans son lit ; les esclaves se pressent muets autour de sa barbe blanche dont un peigne d’ivoire suit les ondulations ; tandis que, pour rendre plus belles les longues moustaches, des parfums d’Orient se versent sur elles, et que la chevelure obéit au mouvement doux qui la caresse.

Soudain, on ne sait d’où venu, un serpent ailé traverse la fenêtre, bruyamment, avec son écaille de fer ; il se plie et se replie dans ses anneaux rapides et, brusquement, devant la foule pétrifiée, prend la forme de Naïna. « Je te salue, dit-elle, confrère, que depuis longtemps j’admire ! Jusqu’à ce jour, je n’ai connu Tchernomor que par sa grande renommée ; mais le destin mystérieux nous unit maintenant dans une haine commune : un danger te menace, un sombre nuage est suspendu sur toi, et la voix de l’honneur offensé m’appelle à la vengeance. »

Avec un regard plein de flatterie maligne, le nain lui tend la main et dit : « Divine Naïna ! Précieuse m’est ton alliance. Nous couvrirons de honte notre ennemi perfide, je ne crains pas les sombres embûches, un adversaire impuissant ne peut m’épouvanter. Mais apprends ma destinée heureuse : cette barbe bénie n’orne pas en vain Tchernomor. Jusqu’au jour où une épée hostile aura tranché ses cheveux blancs nul intrépide chevalier, aucun mortel ne contrecarrera le moindre de mes projets ; Lioudmila m’appartient à jamais, Rousslane est condamné à périr ! »

Et d’une voix sinistre, la sorcière répéta : « Il périra. Il périra ! » Trois fois elle gronda, trois fois elle frappa du pied et, s’envolant, reprit la forme du serpent noir.

Vêtu d’une chasuble de brocart, le sorcier tout joyeux, encouragé par la sorcière, veut apporter de nouveau aux pieds de la vierge captive sa soumission et son amour. Le nain, majestueusement, retourne chez la princesse ; il traverse la suite longue des salles : personne. Il va plus loin — au jardin, aux bois de lauriers, à la grille, il longe le lac, contourne les cascades, voit les ponts, les tonnelles... personne ! La princesse demeure introuvable... nulle trace...

Quelle confusion ! Il crie ! Il est fou ! Il ne distingue plus rien, et pousse un hurlement terrible : « Ici, esclaves, volez ! En vous j’ai confiance... Je vous l’ordonne, immédiatement, trouvez-moi Lioudmila ! Sans tarder, comprenez-vous, de suite ! Sinon, à la moindre faiblesse, je vous anéantis. »

Apprends donc, ô lecteur, ce qui advint de notre belle. Pensant à son destin, toute la nuit, elle passa de l’étonnement aux larmes, des larmes au rire fou. Le nain l’épouvantait ; mais elle connaissait déjà son maître, Tchernomor ; il s’était montré ridicule, et jamais le rire et l’effroi ne furent compatibles. Aux premiers rayons du matin, Lioudmila quitta son lit et dirigea son regard, involontairement, vers les grands et purs miroirs ; de ses épaules à la blancheur de lis, machinalement, elle relève sa chevelure d’or, épaisse, qu’elle tresse d’une main nonchalante ; et retrouve dans un coin sa riche parure de la veille. La princesse soupire, s’habille et, de dépit, pleure silencieusement.

Cependant, elle ne détourna point son regard du fidèle miroir ; et voici que dans le cours agité de ses capricieuses pensées, la vierge essaye le bonnet de Tchernomor. Tout est calme, aucune âme, personne ne regarde la vierge... Et quel bonnet ne siérait point à une jeune fille de dix-sept ans qui ignore la paresse quand elle veut être belle ! Lioudmila tourne et retourne le bonnet, devant, derrière, à droite, à gauche.

Eh quoi ? Ô prodige des anciens temps. La vierge ne se voit plus dans la glace ; elle le remet à l’endroit, et son image réapparaît ; elle le tourne de nouveau et redevient invisible, l’ôte et se revoit ! « Admirable ! À tes ordres, sorcier, mon amour ! Je ne crains plus rien, je suis délivrée de tout souci ! » Toute rouge de bonheur la vierge garde sur sa tête le bonnet mis sens devant derrière.

Mais revenons à notre héros. N’est-ce point exagéré de nous occuper si longtemps d’un pauvre nain, et de son bonnet, après avoir abandonné Rousslane à son destin ? Ayant triomphé de Rogdaï, il traversa une épaisse forêt ; et, dès les premières lueurs de l’aube, une large vallée s’étendit devant lui. Le chevalier tremble, reconnaissant un ancien champ de bataille.

Dans le lointain, tout est désert ; çà et là, des ossements jaunissent ; des carquois, des cuirasses jonchent les collines ; on marche sur des harnais, des boucliers rouillés. Ici un squelette de main tient encore une épée, là des casques aux longs poils sont recouverts par l’herbe où de vieux crânes disparaissent ; les restes d’un héros reposent sans mouvement près de son coursier ; des lances, des flèches se trouvent fichées en terre humide, et le lierre pacifique s’enroule autour d’elles... Rien, dans cette solitude, ne rompt le silence profond, et l’astre brillant du jour inonde de lumière la vallée de la mort.

Le chevalier jette des regards douloureux autour de lui et soupire. « Ô champs, ô vallée, de ces ossements qui vous a semés ? Quel fier coursier vous a foulés aux derniers instants d’une lutte sanglante ? Quels furent les héros qui tombèrent pleins de gloire ? Quelles prières avez-vous entendues ? Et pourquoi vous êtes-vous tues vous donnant aux herbes de l’oubli ?... Échapperai-je moi-même aux ténèbres éternelles des siècles ! » Le silence de l’une de ces collines ensevelira-t-il notre Rousslane dans sa tombe tranquille ? Et les cordes sonores des rhapsodes ne le célébreront-elles jamais ?

Mais bientôt notre chevalier se rappelle qu’une épée et même qu’une cuirasse sont indispensables à un héros. Or, depuis sa dernière lutte, il était désarmé. Il fait le tour du champ dans les buissons, parmi les squelettes, les cottes de mailles en morceaux, les glaives écrasés, il cherche l’armure nécessaire.

Soudain, la steppe se réveille, on entend des craquements, un bruit sourd, des sifflements... Rousslane ramasse un bouclier, sans choisir, il trouve aussi une cuirasse, un cor au timbre sonore, mais... point de sabre. Il parcourt la vallée de deuil et voit un grand nombre d’épées ; elles sont très légères, trop courtes... Notre prince ne connaît pas les molles hésitations. Afin de vaincre l’ennemi, il prend une pique d’acier, revêt une cotte de mailles et poursuit son chemin. Les lueurs du couchant ont pâli sur la terre endormie, une brume bleuâtre descend, et déjà monte le croissant. La steppe est ténébreuse. Rousslane suit un sentier obscur, médite et voit : dans le brouillard nocturne, au loin, se dresse une grande colline noire d’où part un ronflement terrible. Le héros se rapproche... plus près encore — et entend. La colline enchantée semble respirer.

Rousslane écoute et regarde sans trembler, avec sérénité. Mais, frémissant, dressant l’oreille, son coursier se cabre, recule, agite sa tête obstinée, et relève haut sa crinière. Or, voici que la hauteur faiblement éclairée par les rayons de la lune blanche jette une plus vive lumière. Et le valeureux chevalier assiste à ce prodige. Trouverai-je l’expression juste et belle ?

La colline est une gigantesque tête vivante ; un lourd sommeil a fermé ses paupières : la tête ronfle secouant un casque dont les plumes flottent sur la hauteur obscure, en éventail. Le gardien inconnu du désert semble une force énorme et menaçante dans sa beauté terrible qui se dresse sur la steppe noire, solitaire, dans le grand silence qui l’entoure. Perplexe, notre chevalier désire secouer ce rêve mystérieux. De près, il examine la merveille, en fait le tour et s’arrête devant elle. La tête fronce les sourcils, bâille, ouvre les yeux...

Un vent se lève, la steppe tremble, la poussière vole ; une bande de chouettes s’enfuit des cils, des moustaches et des sourcils ; les tonnelles silencieuses s’éveillent ; — et le coursier hennit, bondit, se sauve. À grand-peine le cavalier se maintient sur sa monture. En même temps, une voix de tonnerre crie : « Où vas-tu, prince insensé ? Je ne sais plaisanter. Retourne chez toi. Sinon je t’avale, homme insolent ! » Rousslane dompte son coursier, regarde la tête avec mépris et sourit avec un fier dédain. « Que veux-tu de moi ? demande, d’un air sombre, la force hostile. Quel hôte le destin m’envoie-t-il ? Écoute, hors d’ici ! Je veux dormir, c’est la nuit.

« Adieu ! » Mais le chevalier valeureux, devant ces paroles grossières, s’écrie avec une fierté sévère : « Tais-toi, tête vide ! Connais-tu cette parole : large front, peu de cervelle ! Je sais être patient, mais lorsque je frappe je suis impitoyable. »

Muette de rage, enflammée de colère contenue, la tête rougit ; ses yeux jettent des lueurs de feux ; l’écume s’échappe des lèvres qui tremblent ; la bouche, les oreilles dégagent de la vapeur ; et de toute sa force sur le prince elle souffle... Le coursier ferme ses yeux, baisse la tête, fait effort contre la tempête, la pluie et continue, à travers les ténèbres, sa route incertaine ; mort de peur, aveuglé, bientôt épuisé, il cherche à reprendre haleine. Le prince veut lutter encore, mais, chassé de nouveau, il perd tout espoir et la tête ne cesse de rire follement.

« Ah ! ah ! prince, héros ! hurle-t-elle, où cours-tu ? Du calme... attends ! Sinon, tu risques de te rompre le cou ; ne sois point lâche, cavalier, et réjouis-moi d’un de tes coups avant que meure le coursier. » Et, par des paroles provocantes, elle s’efforce de faire perdre patience à Rousslane. Celui-ci, dissimulant son dépit, la menace avec sa pique qu’il brandit haut et ferme : et, brusquement, l’acier froid pénétra la langue insolente. De la gueule folle de rage le sang coula à flots.

La douleur, l’étonnement, la colère rendent moins impudent l’ennemi qui regarde le prince, ronge le fer et pâlit. Ainsi un mauvais disciple de Melpomène qui, malgré le calme de son esprit, s’enflamme et se voyant soudain sifflé sur la scène, reste éperdu, ne voit rien, demeure abasourdi, oublie son rôle, blêmit, tremble, baisse la tête, bégaye et se tait devant la foule narquoise. Notre héros profite de ce moment, se précipite comme un oiseau de proie sur la tête affolée, et de sa puissante main droite armée d’un gant de fer lui applique un soufflet — et ce coup retentit à travers la steppe... Tout autour, l’herbe humide de rosée s’empourpre d’une écume sanglante ; la tête chancelle, tombe, roule, faisant résonner le casque de fer.

À sa place, un glaive de chevalier brille d’un éclat qui aveugle. Frémissant de joie, notre prince s’en saisit et, à travers l’herbe ensanglantée, se précipite vers la tête avec une intention cruelle — lui trancher le nez et les oreilles ; déjà Rousslane est prêt à frapper, déjà il lève son épée — mais soudain, stupéfait, il entend une prière, un léger gémissement... Il baisse lentement le glaive : sa fureur s’éteint et le désir de vengeance quitte son âme adoucie par la supplication. Ainsi la glace fond dans la vallée sous les rayons du soleil de midi.

« Tu m’as rendu sage, ô héros ! dit la tête avec un soupir, ton bras droit m’a prouvé ma faute à ton égard. Je te suis soumis, désormais ; mais, prince, sois magnanime ! Mon destin est douloureux : je fus, moi aussi, un chevalier intrépide, qui ne connus point d’égal dans mes combats ! J’eusse été heureux si je n’avais pas eu pour rival mon frère cadet ! Tchernomor, ta vile cruauté est cause de tous mes malheurs ! Honte de notre famille, venu au monde nain, avec une barbe, ma belle taille, dès le bas âge, fit naître en lui l’envie, et dans son âme mauvaise sa haine contre moi grandit. Je restai toujours simple et naïf, tandis que ce malheureux, avec sa petite taille ridicule, avait l’intelligence du démon et son horrible méchanceté.

Sache, en outre, que, pour mon infortune, sa barbe enchantée possède un pouvoir fatal ; et le traître, méprisant tout ici-bas, ne craindra aucun mal tant qu’elle demeurera intacte. Un jour, simulant l’amitié : « Écoute, me dit-il d’une voix rusée, ne me refuse pas ce grand service : dans les livres noirs, j’ai appris qu’au-delà des montagnes orientales, sur les rivages tranquilles de la mer, dans une cave sombre, sous des clefs, se trouve un glaive — et quoi ? Horreur ! J’ai compris le mystère ! De par la volonté d’un destin hostile, cette épée doit nous être funeste à tous deux. Elle tranchera ma barbe et ta tête ; juge toi-même de la nécessité pour nous de posséder cette arme des esprits mauvais ! — Certes, oui ! Ce n’est pas compliqué, dis-je au nain, je suis prêt à me rendre même aux confins du monde. »

Nous voici donc tous deux en route, car je demandai à mon frère misérable de me suivre afin qu’il pût me conseiller. Le long voyage, au début, grâce à Dieu, comme pour démentir la prophétie, fut tout à fait heureux. Après avoir franchi les lointaines montagnes, nous trouvâmes la cave. Je la fouillai en tous sens et pris l’épée fatale. La funeste prédiction se réalisa : entre nous une querelle éclata — dont la cause, certes, était grave! Qui posséderait l’épée ? Je discutai, le nain s’excita ; nous nous disputâmes longtemps ; enfin le gredin usa d’un subterfuge ; il se radoucit et parla d’une voix calme.

« Laissons ce débat inutile, déclara Tchernomor. Nous déshonorerions notre alliance : la raison doit gouverner le monde ; que le destin lui-même décide à qui appartiendra ce glaive. Posons notre oreille contre terre — (que n’invente pas le crime !) et qui, le premier, entendra une voix aura droit à jamais à l’épée. » Il dit et se coucha sur le sol. Sottement, je m’étendis aussi ; je n’entendais rien et me demandais comment je pourrais le tromper. Mais je me trompai moi-même cruellement. Le bandit, dans le silence profond, se leva, s’approcha de moi, sur la pointe des pieds, par derrière, et, soudain, la lame aiguë siffla dans l’air...

Avant que j’ai pu me retourner, ma tête se trouva tranchée — mais une force surnaturelle y conserva l’esprit de vie. Mon corps non inhumé, au loin, dans une contrée oubliée des hommes, fut recouvert d’épines. Et le nain misérable me porta dans cette région solitaire où je devais éternellement garder le glaive qu’aujourd’hui tu possèdes. Ô prince, le destin te protège, garde-le et que Dieu soit avec toi !

Peut-être, sur ta route, rencontreras-tu le nain sorcier. Si jamais tu le vois châtie la perfidie, le crime ! Heureux enfin, je pourrai quitter tranquillement ce monde, plein de gratitude pour toi et t’ayant pardonné ton soufflet. »

IV

Chaque jour, à mon lever, je remercie la Providence d’avoir, à notre époque, diminué le nombre des sorciers. D’ailleurs — honneur et gloire à ces derniers — nos femmes sont en sécurité... Leurs desseins visent moins les époux et les vierges. Mais d’autres magiciens existent que j’exècre : n’ayez pas foi, amis, au sourire, aux yeux bleus, aux voix douces — Ils sont faux ! Défiez-vous, comme moi, de ce poison qui enchante, et dormez en paix.

Amis, tous vous savez comment un misérable, dans l’antiquité, vendit au démon son âme et celle de ses filles ; comment, ensuite, grâce à sa charité prodigue, sa foi, ses prières, son jeûne et son sincère repentir, il gagna la protection d’un saint ; comment il mourut et comment s’endormirent ses douze filles.

Les images des nuits mystérieuses, les visions merveilleuses, le sombre démon et la colère divine, les souffrances, les tortures du pécheur, et le charme des vierges pures purent nous terrifier et nous séduire à la fois. Nous pleurâmes, errâmes autour des murs crénelés du château et notre cœur attendri aima leurs rêves calmes, leur douce captivité ; nous pûmes évoquer l’aspect de Vadime, surveiller le réveil des vierges et accompagner souvent les saintes filles aux tombeaux de leurs pères... Et quoi ?... Nous aurait-on trompés ! Chanterai-je des légendes mensongères ?...

Le jeune Ratmir, dirigeant vers le Sud le trot impatient de son coursier, espérait retrouver l’épouse de Rousslane avant la tombée du jour ; mais déjà le soleil déclinait... En vain le chevalier s’efforçait de percer la brume lointaine : rien ne s’apercevait près des rives du fleuve ; les dernières lueurs du couchant s’éteignaient sur les bois de pins empourprés. Notre prince longeait au pas les roches noires, et cherchait, parmi les arbres, un gîte nocturne ; il entre dans la vallée et voit : sur un roc, un château crénelé s’élève, les tours se dressent, sombres, dans le crépuscule. Sur le grand mur, une vierge, comme un cygne solitaire sur l’océan, marche, éclairée par les rayons du couchant ; et chante... Sa voix s’entend à peine dans le grand silence du val.

« Les ténèbres descendent sur les champs ; un vent froid souffle des flots. Il est tard, jeune voyageur ! Reçois accueil dans notre palais de joie ! La volupté et le repos règnent ici la nuit ; les festins et le rire, le jour. Accepte notre tendre invitation, viens, ô jeune voyageur.

« Tu trouveras chez nous de belles jeunes filles ; leurs discours et leurs baisers sont tendres. Accepte l’invitation secrète, viens, ô jeune voyageur.

« À l’aube, nous remplirons une coupe que tu boiras pour notre adieu, accepte l’invitation d’amour, viens, ô jeune voyageur.

« Les ténèbres descendent sur les champs ; un vent froid souffle des flots. Il est tard, jeune voyageur, reçois accueil dans notre palais de joie ! »

Elle appelle du geste, elle chante — et déjà le jeune prince se trouve à l’entrée du mur. Des vierges adorables l’accueillent à la porte... Un bruit de voix caressantes l’entoure, des regards enchanteurs le fixent ; deux jeunes filles emmènent le coursier. Le chevalier pénètre dans les salles, et les recluses séduisantes le suivent.

L’une lui ôte son casque, une autre sa cuirasse, une troisième prend son glaive, une dernière son bouclier poussiéreux — et les vêtements de la volupté remplacent l’armure des combats. Tout d’abord on conduit le jeune homme à une salle de bains russes. Des vagues de vapeurs coulent déjà dans des baignoires d’argent et des jets d’eau froide bondissent çà et là ; un tapis somptueux est posé, sur lequel s’étend le prince fatigué : la vapeur transparente tournoie sur lui...

Baissant leurs regards langoureux, nombreuses et gaies, de jeunes vierges, à demi nues, sculpturales, entourent le chevalier pleines de sollicitude tendre et muette. L’une agite au-dessus de lui des branches de bouleaux fortement odorantes, une autre ranime ses membres fatigués avec la sève de roses printanières et inonde de parfums les boucles brunes de sa chevelure. Heureux, ravi, Ratmir a oublié les charmes de Lioudmila la captive ; de voluptueux désirs s’emparent de lui, son regard errant brille, et les feux de l’amour brûlent le chevalier plein d’une attente passionnée.

Il sort du bain. Revêtu d’un habit de velours, entouré de vierges aux formes séduisantes, Ratmir est invité à un riche festin. Je ne suis pas Homère : en vers héroïques, seul, il peut chanter les repas des guerriers hellènes, le bruit, l’écume des coupes profondes. Il m’est plus doux de suivre Parny et de célébrer avec ma lyre insouciante les charmes nus dans les ombres nocturnes et les baisers des tendres amours ! La lune jette ses rayons blancs sur le château.

Je vois un palais lointain, où le prince en proie au désir amoureux, seul, dort. Son front, ses joues sont brûlants ; et ses lèvres mi-closes appellent des secrets baisers ; il respire lentement, avec passion, il les voit — et dans son rêve enflammé presse leurs voiles sur son cœur. Mais voici que dans le silence profond une porte s’ouvre... le parquet jaloux craque sous le petit pied qui se hâte...

Une vierge paraît, éclairée par la lune d’argent. Songes ailés, fuyez loin de nous ! Réveille-toi — ta nuit est venue. Réveille-toi — tout instant est précieux. Il dort et rêve de tendresses voluptueuses ; elle s’approche, la couverture glisse de sa couche... Muette, la vierge, devant lui, reste immobile, droite, telle Diane trompeuse devant le berger qu’elle désire ; et voici que sur la couche du prince elle lève un genou, puis, avec un soupir, baisse vers lui son visage, langoureuse et frémissante, et rompt le sommeil de l’heureux chevalier dans un long baiser de passion.

Mais, ô amis, ma lyre vierge s’est tue dans ma main, ma voix timide faiblit. Laissons le jeune Ratmir ; je n’ose continuer ce récit : Rousslane doit nous intéresser, Rousslane, ce chevalier sans reproche, amant fidèle, à l’âme héroïque.

Épuisé par son dur combat, il jouit d’un doux repos près de la tête qui gît sur le sol. Mais déjà l’aube se lève à l’horizon lointain ; tout s’éclaire ; les rayons du matin jouent sur le front de la tête. Rousslane s’éveille et son fougueux coursier l’emporte au galop...

Les journées fuient ; les champs jaunissent, les feuilles tombent des arbres, le sifflement du vent d’automne, dans les bois, se mêle au pépiement des oiseaux chanteurs ; de lourds brouillards descendent sur les collines nues. L’hiver approche... Rousslane poursuit hardiment son chemin vers le septentrion lointain ; chaque jour de nouveaux obstacles se dressent : il lutte avec des chevaliers, des sorcières, des géants...

Souvent, durant les nuits argentées par la lune, il voit, comme dans un rêve enchanté, dans une brume grise, des roussalkis se balançant doucement sur des branches et qui, avec un fin sourire aux lèvres, invitent le jeune prince silencieusement... Mais protégé par une volonté mystérieuse, le chevalier intrépide demeure invulnérable : il ne les voit pas, ne leur prête point l’oreille, en lui les désirs se trouvent assoupis, seule Lioudmila habite sa pensée.

Mais que fait ma princesse, mon adorable Lioudmila, invisible à tout le monde, et protégée contre le sorcier par son bonnet enchanté ? Dans le silence et la tristesse, elle vague seule dans les jardins, pense à l’ami et soupire après lui, ou donnant libre essor aux songes, dans l’oubli de son cœur, elle fuit vers les terres natales de Kief, embrasse son père, ses frères, vois ses jeunes amies et ses vieilles parentes. Plus de captivité ni de séparations !

Mais la malheureuse princesse perd bientôt ses illusions ; la solitude et la douleur l’écrasent à nouveau. Cependant, les esclaves du sorcier amoureux, jour et nuit, n’osant prendre du repos, dans les jardins, dans le château, cherchent la belle captive, ils s’agitent, l’appellent à grands cris, toujours en vain. Lioudmila s’amuse à leurs dépens parfois, dans les tonnelles enchantées, elle paraît ayant ôté son bonnet, et crie : ici, prenez-moi. Tous se précipitent vers elle ; mais, invisible soudain, se jetant de côté, sans bruit, elle échappe aux mains rapaces.

On remarque partout, à tout instant, ses traces récentes : des fruits d’or disparaissent des branches frémissantes, des gouttes d’eau de source tombent dans la prairie fraîchement foulée ; — on sait ainsi que la princesse boit et se sustente. Se cachant dans les cèdres et les bouleaux, la nuit, elle cherche un court repos —, mais ne fait que verser des larmes, appeler son mari, aspirer au calme, tomber d’angoisse et de fatigue. Un peu avant l’aurore, elle incline la tête contre l’arbre et parvient, bien rarement, à s’endormir d’un sommeil très léger.

Avec les premiers rayons du soleil, Lioudmila va aux cascades, et se lave dans la source froide. Le nain lui-même vit un certain matin, de sa fenêtre,   comment,   dans   une   main   invisible,   l’eau   tombait   et rejaillissait. La vierge, jusqu’au crépuscule, toujours douloureuse, errait dans les parcs ; souvent, à la tombée du jour, on entendait son chant agréable ; et, parfois, dans les buissons, on trouvait une couronne jetée par elle, un châle persan déchiré, ou un mouchoir mouillé de larmes.

Torturé par sa passion cruelle, assombri par la colère et le dépit, le sorcier résolut d’employer les moyens extrêmes pour retrouver Lioudmila. Triste et solitaire, la princesse, jouissant de la fraîcheur d’un bassin de marbre, était assise près de sa fenêtre et regardait, à travers les feuilles tremblantes, la prairie toute en fleurs. Soudain elle entendit quelqu’un crier : « Chère aimée. » Et vit son Rousslane fidèle, ses traits, sa démarche, sa taille ; mais pâle, les yeux ternes, avec une plaie ouverte à la cuisse.

Le cœur de la vierge se serra. « Rousslane ! Rousslane !... c’est lui ! » Et rapide comme une flèche, en larmes, frémissante, elle vola vers lui et s’écria : « Tu es là... blessé... qu’as-tu ?» La princesse accourut, étreignit son époux... Oh ! épouvante !... le fantôme s’évanouit !... La princesse est prise dans les mailles d’un fin tissu, son bonnet roule par terre. Défaillante, elle entend un cri menaçant : « Elle est mienne » et voit aussitôt le sorcier devant elle. On entend la plainte pitoyable de la vierge qui tombe sans connaissance...

Que va devenir la malheureuse princesse ! Oh ! vision terrible : le sorcier affaibli caresse d’une main insolente les jeunes charmes de Lioudmila ! Connaîtra-t-il donc le bonheur ? Non... Soudain le son d’un cor retentit, et une voix appelle le nain. Éperdu, le sorcier blêmit, met le bonnet sur la tête de la vierge...

Le cor se fait entendre de nouveau ; plus fort, plus fort ! Le nain court à cet appel de l’inconnu, rejetant sa barbe sur ses épaules.

V

Comme elle est gracieuse, ma princesse ! Son cœur m’est cher : sensible, modeste, fidèle à l’amour conjugal, légèrement étourdie... qu’importe ? Elle ne me séduit que davantage. Un charme toujours nouveau nous attire à tout moment ; peut-on la comparer à la sévère Delphyre ? Le destin permit à l’une de conquérir les cœurs et les regards ; son sourire, son parler font naître en moi les flammes de l’amour... L’autre... ne connaît que les hussards, les moustaches et les éperons !

Heureux celui que Lioudmila attend le soir dans un petit coin désert, et appelle son amant. Mais croyez-moi : heureux aussi qui sait fuir Delphyre, ou ne la connaît point. D’ailleurs — continuons... Qui sonna du cor? Qui appela le sorcier au terrible combat ? Qui put l’épouvanter ?

Rousslane. Criant vengeance, il est parvenu au château du misérable. Le prince attend au pied de la montagne, le cor hurle comme une tempête et le coursier impatient bouillonne et creuse le sol de son sabot puissant. Le prince attend le nain. Soudain, il est frappé sur son casque d’acier par une main invisible — le coup tombe comme le tonnerre ; Rousslane lève ses yeux troubles : au-dessus de sa tête vole le nain Tchernomor avec une formidable massue à la main.

Le prince se couvre avec son bouclier, se baisse, et brandit son épée ; mais son ennemi monte jusqu’aux nuages, disparaît un moment — et puis se précipite de nouveau sur le prince. Agile, celui-ci s’écarte et, dans son élan fatal, le sorcier tombe sur le sol et reste assis. Sans dire un mot, Rousslane descend de son coursier, court vers le nain, l’atteint, le saisit par la barbe ; le sorcier résiste, rugit, et, brusquement, s’envole avec Rousslane...

Le coursier fougueux les suit du regard : le nain remonte jusqu’aux nuages avec Rousslane suspendu à sa barbe ; ils volent tous deux au-dessus des sombres forêts, ils volent au-dessus des cimes sauvages, ils volent au-dessus des océans profonds... Le chevalier, bien que fatigué par l’effort, ne lâche point la barbe du misérable et le tient d’une main vigoureuse. Le sorcier, cependant, faiblit, et étonné par la force du Russe dit perfidement au fier Rousslane : « Écoute, chevalier ! Je ne te veux pas de mal ; j’aime l’héroïsme jeune, j’oublie tout, je te pardonne, je descends, mais à une condition...

— Silence, scélérat ! interrompt notre prince : Rousslane ne veut aucun compromis avec Tchernomor, le bourreau de sa femme ! Ce glaive terrible punira le voleur ! Tu peux voler jusqu’aux étoiles les plus lointaines, mais tu perdras ta barbe, ton pouvoir ! »

L’épouvante s’empare de Tchernomor ; en vain, dans son dépit, dans sa douleur secrète, le nain épuisé secoue sa chevelure : Rousslane ne le lâche point et le serre d’une main toujours plus ferme. Le sorcier vola deux jours avec le prince et le troisième demanda pitié : « Grâce, chevalier, je respire à peine, je suis faible, laisse-moi vivre, je me soumets à ta volonté ; parle — je descendrai où tu voudras... — Tu nous appartiens... ah ! tu trembles ! Obéis à la force russe, courbe la tête ! Et porte-moi chez Lioudmila. »

Tchernomor obéit en silence... avec le prince il retourne à son palais, vole et se retrouve aussitôt au milieu de ses sombres montagnes. Rousslane, alors, saisit d’une main son épée, de l’autre la barbe du vaincu et. la coupe comme une poignée d’herbes. « Sache qui nous sommes, dit-il d’une voix ferme, quoi, brigand, où donc est ta beauté ? Ta force ? » Le chevalier enroule la barbe grise autour de son casque ; appelle, en sifflant, son coursier ; joyeux, le cheval s’élance et hennit... Notre chevalier étend sur sa selle le nain plus mort que vif, et, craignant de perdre un seul moment, se hâte vers la cime de la colline ; il arrive et l’âme ravie vole vers les palais enchantés.

Apercevant de loin le casque et la barbe, signe de la victoire fatale, la foule des esclaves, de leurs femmes apeurées, fuient de tous côtés, comme des fantômes, et disparaissent. Rousslane traverse les riches demeures, appelle son épouse aimée ; mais, seul, l’écho des voûtes silencieuses répond à sa voix. Anxieux, en proie à une impatience grandissante, il ouvre les portes des jardins — marche, court — et ne trouve personne ; il jette autour de lui des regards troublés — tout respire la mort : les bocages se taisent, les tonnelles sont vides ; près des torrents, le long des sources, dans la prairie, partout!.. Rousslane va... Nulle trace de Lioudmila... silence...

Le chevalier frissonne, son sang se glace, ses yeux deviennent hagards, de sombres pensées le hantent... « Peut-être, la douleur... l’horrible captivité... Un moment de folie... Les flots... » La douleur l’accable, muette. Le prince baisse la tête, un effroi involontaire le saisit. Il reste immobile, telle une figure de mort ; sa raison s’égare, la flamme sauvage et le poison de l’amour exaspéré le rongent. Il semble que l’ombre de l’adorable princesse a touché ses lèvres frémissantes...

Soudain, hors de lui, effrayant à voir, le chevalier vole à travers les jardins, appelle Lioudmila, en criant, fait rouler les rochers des collines, brise et détruit tout avec son glaive — les tonnelles tombent, les arbres, les ponts se perdent dans les flots, la steppe devient déserte ! Les échos répètent au loin les hurlements, les craquements, le fracas, le tonnerre ; le glaive frappe et siffle, l’admirable nature devient une solitude morte. Le prince dément cherche une victime, de son épée, il frappe l’air vide, à gauche, à droite... et, brusquement, d’un coup, fait voler  de  la  tête  de  l’invisible  princesse  le  cadeau  d’adieu  de Tchemomor... La force enchanteresse disparut aussitôt : Lioudmila apparut !

Ne pouvant en croire ses yeux, fou de ce bonheur inattendu, notre prince tombe à genoux devant sa compagne fidèle, inoubliable, baise ses mains, verse des larmes d’amour et de joie. Il l’appelle — mais la vierge dort, ses yeux, ses lèvres sont closes, et un rêve voluptueux soulève sa poitrine jeune. Rousslane ne la quitte pas des yeux, l’angoisse l’étreint à nouveau... Soudain, il entend une voix connue, celle du Finnois bienfaiteur.

« Courage, chevalier. Retourne chez toi avec Lioudmila qui dort ; arme ton cœur d’une force nouvelle, demeure fidèle à l’amour, à l’honneur : la foudre du ciel détruira le mal, le calme du bonheur renaîtra — et dans Kief l’ensoleillée, devant Vladimir, la princesse s’éveillera de son sommeil enchanté. »

Ranimé par cette voix, Rousslane prend sa femme dans ses bras, et, doucement, avec son cher fardeau, il quitte les sommets et descend vers la vallée solitaire.

Silencieusement, il poursuit son chemin, portant le nain sur sa selle ; Lioudmila dort sur sa poitrine, fraîche comme l’aube printanière, et son calme visage se penche sur l’épaule du héros. Le vent joue avec la chevelure tressée en couronne ; son sein frémit ! Et, par moments, son visage impassible se couvre d’une soudaine rougeur ! L’amour et le désir secret dressent devant elle l’image de Rousslane, et, dans un langoureux murmure, ses lèvres prononcent le nom de son époux... Et le héros contemple, délicieusement troublé, ses mouvements enchanteurs, son sourire, ses larmes, ses tendres soupirs, le moindre frémissement de ses mains engourdies...

Par les vallées et par les monts, jours et nuits, notre prince chevauche sans repos. Le but désiré est encore lointain, et la vierge dort toujours. Le jeune prince, brûlant d’une flamme inassouvie, ne faisait-il, martyr patient, que garder son épouse, et, domptant ses désirs impurs, trouver son bonheur dans de chastes rêves ?

Le moine qui conserva pour la postérité cette légende vraie sur mon prince glorieux nous l’affirme hardiment. Et je le crois ! La jouissance est triste et grossière sans réciprocité : heureux nous ne sommes qu’étant deux. Bergères, le rêve de l’adorable princesse ne ressemblait pas aux songes qui vous bercent aux heures du voluptueux printemps, sur l’herbe, à l’ombre des feuillages. Je me souviens d’une pelouse dans une forêt de bouleaux, je me rappelle une nuit noire, et évoque un rêve malicieux de Lida.

Ah ! le premier baiser d’amour, tremblant, léger, rapide, ne put chasser, amis, son rêve patient... Mais assez, je dévie ! Pourquoi ce souvenir d’amour? Depuis longtemps, j’ai oublié ses joies et ses douleurs ; la princesse, Rousslane et Tchernomor, seuls, m’intéressent aujourd’hui.

Une plaine s’étend devant eux, où poussent quelques sapins, et les cimes rondes d’une colline sombre se dressent au loin sur le fond bleu des cieux. Rousslane regarde — et devine qu’il approche du frère de Tchernomor. Son coursier vole plus vite encore, et, ô prodige des prodiges : l’œil de la tête demeure fixe, les cheveux ont poussé comme une forêt noire sur le grand front ; le masque est livide ; les lèvres énormes sont d’une pâleur mortelle, les dents sont serrées les unes sur les autres... La tête mourante agonise encore. Notre héros vole vers elle avec Lioudmila dans ses bras — et le nain toujours derrière sa selle.

« Salut, crie-t-il, me voici. J’ai puni le traître ! Vois : le brigand est notre prisonnier ! » Ces fières paroles du prince raniment subitement la tête, et réveillent sa conscience : elle semble sortir d’un rêve lourd, regarde, pousse un gémissement terrible — reconnaît le chevalier et voit avec terreur son frère. Ses narines se gonflent, son visage s’empourpre, et une dernière colère brille dans ses yeux mourants. Plein d’une rage muette, il grince des dents, et sa langue glacée déjà prononce des paroles pour accuser son frère. Puis ses longues souffrances prennent fin : la flamme de vie s’éteint, la respiration haletante faiblit, un dernier grand regard...

Et bientôt Rousslane et Tchernomor assistent aux convulsions suprêmes, à l’éternel sommeil. Le prince s’éloigne, silencieux. Tremblant, le nain n’ose se mouvoir ni respirer, et, dans la langue des livres noirs, prie les démons avec ferveur.

Auprès des rives sombres d’une rivière sans nom, dans l’ombre fraîche des bois, se dressait le toit d’une chaumière couronnée de pins épais. Dans son cours très lent, la rivière baignait de ses flots somnolents les clôtures de joncs, clapotant tout autour d’elles sous le bruit léger du vent. La vallée se dissimulait, obscure et solitaire, et le silence semblait y régner depuis les origines du monde. Rousslane arrêta son coursier.

Tout était calme, serein ; les premières lueurs de l’aube éclairaient le val, les bocages où montait une brume légère. Rousslane étend sa femme sur l’herbe, s’assied près d’elle et soupire lentement, tristement ; soudain, il voit devant lui la voile paisible d’une barque, et entend le chant d’un pêcheur qui vient des eaux limpides.

Ayant jeté son filet dans les flots, l’homme, penché sur les rames, se dirige par les rives boisées vers la calme chaumière et le prince Rousslane aperçoit la barque qui s’arrête près du rivage ; une jeune vierge sort en courant de la maisonnette. Taille souple, cheveux épars sur le dos, sourire, regard plein de douceur, épaules et poitrine nues — son charme, tout son être attire et séduit et voici que tous deux s’embrassent et s’asseyent près des eaux fraîches, l’heure du loisir insoucieux et de l’amour a sonné pour eux.

Mais, quel est ce pêcheur heureux que Rousslane, plein d’une stupéfaction muette, reconnaît ? Le prince Chozar, aimé de la gloire, Ratmir, son rival dans l’amour, dans les combats sanglants. Dans la solitude paisible, Ratmir a oublié Lioudmila et la gloire et les a trahies, à jamais, dans les étreintes de sa tendre compagne. Le héros se rapproche, et, aussitôt, Ratmir reconnaît Rousslane ; il se lève, court... Un cri...

Les deux hommes s’embrassent. « Que vois-je ? demande le héros, que fais-tu là ? Pourquoi as-tu abandonné les soucis de la vie guerrière et ton épée glorieuse ? — Ami, répondit le pêcheur : le fantôme vide et funeste de la gloire guerrière répugne désormais à mon âme. Crois-moi, les jeux innocents séduisent davantage mon cœur. Ayant perdu la soif des batailles, j’ai cessé de payer tribut à la folie, et suis riche d’un bonheur sûr; j’ai tout oublié, cher ami, tout, même les charmes de Lioudmila...

 Cher prince, j’en suis très heureux, dit Rousslane : elle est avec moi !

 Est-ce possible, de par quel destin ? Qu’entends-je ? La princesse russe... Elle est avec toi... Mais où ? Permets... mais non, je crains la trahison : ma compagne m’est chère ; je lui dois d’avoir changé ma vie ; elle est ma vie, elle est ma joie ! Elle m’a rendu ma jeunesse perdue, la paix, l’amour pur. En vain les lèvres de jeunes magiciennes me promirent le bonheur : douze vierges m’ont aimé — pour elle, je les quittai, j’abandonnai le château de la joie, et les grands chênes protecteurs, je quittai aussi mon glaive, mon lourd bouclier, j’oubliai la gloire, les ennemis : loin du monde, pacifique, inconnu, je suis resté dans cette solitude bénie, avec toi, compagne chère, adorable amie, avec toi, lumière de mon âme ! »

La jolie bergère écoutait les paroles sincères des amis, regardait fixement Ratmir, souriait et poussait des soupirs. Le pêcheur et le prince restèrent jusqu’au soir près de la rive ouvrant l’un à l’autre leur cœur et leur âme. Les heures fuyaient rapides... La forêt s’assombrissait, la colline se dressait noire... La lune s’est levée... le grand calme nocturne partout s’est répandu. L’heure du départ a sonné... Recouvrant avec douceur la vierge qui dort, Rousslane s’approche de son coursier et le monte ; rêveur, Ratmir le suit et, de toute son âme, lui souhaite ardemment tout l’amour, toute la gloire... éveillant, dans une tristesse involontaire, les pensées des jeunes années orgueilleuses.

Pourquoi le destin ne permit-il pas à ma lyre inconstante de ne chanter que l’héroïsme, l’amour et l’amitié des temps anciens oubliés aujourd’hui ? Poète de la vérité douloureuse, pourquoi dois-je révéler à la postérité le mal et le péché, et poursuivre sans pitié les intrigues de la trahison ?

L’indigne soupirant de Lioudmila, ayant perdu toute velléité de gloire, inconnu à tous, Pharlaf, se cachait et attendait Naïna dans le désert lointain. L’heure solennelle vint. La sorcière arriva et lui dit : « Me reconnais-tu ? Suis-moi, selle ton coursier ! » Puis elle se changea en chat. Le cheval est prêt. Elle part... Par les sentiers sombres des bois. Pharlaf la suit.

Paisible, la vallée dormait, sous un brouillard épais, la lune courait de nuage en nuage et éclairait les collines d’une lueur fugitive. À leur pied, silencieux, Rousslane était assis, douloureux, devant la princesse endormie ; une méditation profonde l’absorbait, les rêves succédaient aux rêves, et le sommeil, lentement, soufflait sur lui, de ses ailes froides. Somnolent, il jeta sur la vierge un regard trouble, et, baissant devant elle sa tête lasse, il s’endormit.

Et le héros eut un rêve prophétique : il voit la princesse immobile et blême au-dessus d’un gouffre profond... Subitement, Lioudmila disparaît, seul il se trouve au bord du précipice... Une voix connue, un appel plaintif monte de l’abîme... Rousslane se précipite au secours de sa femme et vole dans de profondes ténèbres... Soudain, Vladimir lui apparaît, il est dans son palais, au milieu de chevaliers à la barbe blanche, entouré de ses douze fils, et d’une foule d’invités assise à une table somptueuse. Une fureur soulève le vieux prince comme à l’heure terrible de la séparation ; tous demeurent immobiles, n’osant rompre le silence. Toute joie s’est éteinte, les coupes ne circulent plus... Et parmi les convives Rousslane voit Rogdaï le vaincu ; le mort ressemble à un vivant ; il boit dans un verre une boisson mousseuse, et, joyeux, n’aperçoit point Rousslane stupéfait.

Le prince remarque aussi ces jeunes chevaliers, les amis, les ennemis... et soudain retentissent les sons du tympanon et la voix de Baïane le devin, chantre des héros et des jeux. Et voici que Pharlaf entre dans la salle conduisant Lioudmila par la main ; mais le vieillard ne se lève point, il garde le silence et penche tristement la tête ; les kniaz, les boïars — tous se taisent, dissimulant les mouvements de leur âme. Et tout s’évanouit — le froid de la mort pénètre le héros endormi dans son sommeil profond il verse des larmes de torture et murmure dans son trouble : « C’est un rêve ! » Il souffre, mais, hélas ! demeure impuissant à chasser le rêve sinistre.

La lune éclaire à peine la colline, les forêts sont noyées de ténèbres, un silence de mort règne dans la vallée... Le traître approche sur son coursier...

Devant lui, le val s’étend, il voit la hauteur sombre : Rousslane dort aux pieds de Lioudmila, et son coursier tourne autour d’eux ; Pharlaf le regarde avec épouvante, la sorcière disparaît dans la brume... Pharlaf frémit... il tremble... Puis laisse tomber les rênes, et, lentement, prend son épée, voulant tuer le prince, d’un seul coup, sans combat. Il s’approche... Le coursier du héros sent l’ennemi, bouillonne, hennit et frappe du pied. En vain ! Rousslane n’entend pas, son rêve horrible pèse sur lui comme un lourd fardeau... Le traître, encouragé par la sorcière, de sa main misérable, plonge trois fois l’acier froid dans la poitrine du héros... Et fuit épouvanté avec son butin précieux.

Rousslane reste, toute la nuit, étendu sans connaissance. Les heures s’écoulent rapides. Le sang coule à flots des blessures enflammées... À l’aube, ayant ouvert ses yeux troubles, il pousse un gémissement lourd, faible, se lève péniblement, regarde autour de lui, baisse sa tête glorieuse, et tombe raide, sans vie...

VI

Tu me donnes l’ordre, ô tendre ami, de célébrer, avec ma lyre légère et insoucieuse, les faits des temps primitifs et de donner à ma muse fidèle les heures de mes précieux loisirs... Tu l’ordonnes ; tu aimes mes chants anciens, légendes de gloire et d’amour ; mon chevalier, ma Lioudmila, Vladimir, la sorcière, Tchernomor et la douleur constante du Finnois enchantent tes rêves ; écoutant mon habillement frivole, tu sommeillais, parfois en souriant, et, souvent aussi, fixais plus tendrement tes yeux sur le poète... Je me décide : chantre amoureux, je reprends les cordes paresseuses, m’assieds à tes pieds, et de nouveau célèbre les vertus du jeune chevalier.

Mais où donc est Rousslane ? Il gît mort dans la plaine ; son sang ne coule plus, des corbeaux avides planent au-dessus de lui ; le cor se tait, la cuirasse dort et le casque est sans mouvement. Le coursier tourne autour de Rousslane, sa tête fière baissée ; le feu de son regard s’est éteint, il ne secoue plus sa crinière d’or, ne bondit plus, il a cessé ses jeux et attend que son maître se lève... Mais le sommeil glacé du prince est profond et son bouclier, pour longtemps, se repose.

Et Tchernomor ? Derrière la selle, dans un sac, oublié par la sorcière, il ne sait toujours rien. Épuisé, somnolent, irrité, il maudit, dans son ennui, la princesse et le héros. N’entendant aucun bruit, le sorcier regarde enfin — ô prodige ! Il voit : le chevalier est tué, noyé dans son sang, Lioudmila a disparu, la plaine est déserte ; le misérable frémit de joie et se croit libre. Il se trompe.

Cependant, béni par Naïna, Pharlaf vole vers Kief avec Lioudmila qui dort ; il vole, plein d’effroi et d’espoir ; déjà, devant lui, les flots du Dniepr mugissent roulant dans la vallée familière, déjà il voit la ville aux coupoles d’or, déjà il franchit les portes de la cité ; la rumeur annonce son arrivée, le peuple joyeux suit le cavalier, se presse, court réjouir le père — et voici le traître au seuil du palais.

L’âme accablée de douleur, Vladimir le Soleil repose, dans sa haute tour, torturé par ses méditations habituelles. Les boïars, les princes, restent assis, autour de lui, avec une morne majesté... Soudain, de la grande grille, montent un bruit sourd, des voix, des cris joyeux ; la porte s’ouvre — devant lui paraît un guerrier inconnu. Tout le monde se lève avec un sourd murmure, et, soudain, s’agite, s’émeut. « Lioudmila est ici ! Pharlaf... est-ce possible ? » Perdant son expression douloureuse, le vieux prince se lève, et se hâte, de son pas lourd, pour voir sa fille malheureuse.

Il s’approche, et de ses mains paternelles veut l’étreindre ; mais la vierge adorable ne l’entend pas, et dort, ensorcelée, dans les bras du meurtrier. Tous regardent le prince, dans une attente inquiète, et les yeux troublés du vieillard silencieux fixent Pharlaf. Mais, perfide, le prince lève son doigt et dit : « Lioudmila dort, je la trouvai ainsi, récemment, dans les bois déserts, aux bras d’un esprit des forêts... Nous luttâmes héroïquement durant trois jours ; trois fois la lune éclaira notre effort ; il succomba ; mais la princesse reconquise demeura endormie, et qui rompra ce sommeil divin ? Quand viendra le réveil ? J’ignore — nul ne connaît la décision du destin ! L’espoir et la patience nous restent, unique consolation. »

La nouvelle fatale est bientôt connue de la cité entière ; sur la grande place une foule compacte s’assemble... Le palais frappé par le sort funeste s’ouvre à elle : le peuple ému pénètre dans la salle où sur une couche haute, un drap de brocart, la princesse repose les yeux clos ; les kniaz, les chevaliers veillent sur elle tristement. Tandis que les trompettes, les cors, les tympanons, les tambourins jouent. Le vieux prince, l’âme torturée, silencieux, tout en larmes, ne quitte pas Lioudmila ; près de lui, blême, Pharlaf, rongé par le remords, le dépit, tremble, ayant perdu toute insolence.

La nuit descend. Personne ne dort dans la cité : tous se pressent les uns chez les autres discutant sur le prodige, et les jeunes époux oublient leurs jeunes épouses qui les attendent dans l’alcôve. Mais à peine le croissant de la lune eut-il disparu devant l’aube, que Kief se trouva saisi par une alarme nouvelle. Des cris, des pleurs s’entendent de partout. Les Kievlianes se précipitent vers les murs de la ville... et voient dans le brouillard matinal des tentes blanches se dresser sur l’autre rive du Dniepr, des boucliers brillent avec éclat, des cavaliers chevauchent dans la plaine soulevant au loin de la poussière noire ; des chars de bataille vont et viennent, sur les collines des feux brûlent... Malheur : les Petchénéguis assiègent la cité.

Ce jour-là, le sage Finnois, maître puissant des esprits, attendait patiemment, dans sa solitude calme, que sonnât l’heure de l’inévitable destin, depuis longtemps prédit.

Dans le désert muet des steppes chaudes, au-delà des chaînes lointaines des monts sauvages, demeure des vents, des tempêtes destructrices, où les sorcières elles-mêmes n’osent jeter aux heures tardives leur regard audacieux, un val se dissimule, d’une beauté magique, deux sources l’arrosent : l’une coule en flots vifs, clapotant joyeusement sur les pierres ; l’autre roule une eau morte. Tout est paisible, les vents dorment, le souffle printanier est inconnu, les pins séculaires ne bruissent pas, les oiseaux se taisent et la biche n’ose se désaltérer dans ces sources mystérieuses. Deux esprits gardent en silence, dès l’origine du monde, ces confins de l’univers.

Le sage devant eux se présente avec deux cruches vides ; le divin sommeil quitte les esprits qui s’éloignent épouvantés. Le Finnois se baisse et plonge les cruches dans les eaux vierges ; il les remplit, puis disparaît dans les airs, et, presque aussitôt, se trouve dans la vallée où Rousslane gît ensanglanté, sans vie ; le vieillard jette sur le chevalier de l’eau morte — les plaies se ferment instantanément, et le corps, à nouveau, resplendit d’une beauté divine ; alors, le sage verse sur le héros de l’eau vive, et Rousslane se lève, vigoureux, plein de forces nouvelles, plus jeune, plus puissant que jamais, son œil avide contemple le jour ensoleillé — en une vision brève, le passé apparaît comme une ombre, un rêve mauvais.

Mais où se trouve Lioudmila ? Il est seul ! Son cœur se serre... Soudain, le héros se redresse. Le Finnois l’appelle et l’étreint : « Le destin s’accomplit, ô mon fils ! Le bonheur t’attend ; ton glaive terrible doit encore te servir dans une lutte sanglante... Prend cet anneau sacré, qu’il effleure le visage de Lioudmila, et l’effet de l’enchantement s’évanouira ; ton bras terrifiera l’ennemi ; la paix régnera ; le mal sera vaincu. Tous deux, vous vivrez dignes du bonheur. Adieu, héros chevalier ! Donne ta main... au revoir. Là-bas, dans l’autre monde, non plus tôt, nous devons nous revoir ! » Il dit — et disparut...

Enivré de bonheur, d’enthousiasme, Rousslane, rendu à la vie, lève ses bras vers son bienfaiteur... Mais personne ne lui répond. Le héros reste seul dans le désert. Il saute sur son coursier fougueux, rapide, et fuit avec le nain derrière la selle. Il est prêt pour les luttes, et vole, puissant, plein d’enthousiasme, au-dessus des forêts et des plaines.

Mais quelle honte pour Kief assiégée ! Les regards fixés sur la plaine, le peuple, accablé, morne, remplit les tours et les murs de la cité, attendant avec épouvante les châtiments célestes ; dans les maisons, on entend de timides plaintes ; dehors, le silence de l’effroi... Seul, auprès de sa fille, Vladimir prie, et la troupe héroïque des chevaliers, avec la droujina fidèle des kniaz, s’apprête pour le sanglant combat.

Le jour vient. Les armées ennemies montent à l’assaut, dès l’aube, en droujinas indomptables, elles descendent des collines et se ruent sur les murs de la cité... Les trompettes sonnent à Kief, les guerriers se réunissent et volent à la rencontre du puissant adversaire ; la bataille s’engage. Sentant la mort, les coursiers hennissent avec fureur ; les glaives résonnent en frappant les cuirasses, et des nuées de flèches sifflent dans l’air. La plaine est couverte de sang. La cavalerie donne, une mêlée terrible s’ensuit...

Les phalanges compactes et puissantes luttent avec acharnement, les fantassins se battent contre les cavaliers, là un coursier fuit dans son effroi, ici un Russe tombe, plus loin un Petchénègue meurt, là, les cris du combat — ailleurs, la fuite ; une massue s’abat écrasant un guerrier, une flèche légère en tue un autre, les ennemis s’écrasent à coups de boucliers, d’autres succombent renversés par le furieux galop des coursiers... La lutte dure jusqu’à la nuit, et reste indécise. Derrière les monceaux de cadavres, les adversaires prennent du repos, et leur sommeil réparateur est profond. Par moments, sur le champ de bataille, montent des plaintes de mourants et les prières des princes russes.

Les ombres du matin pâlissent, les flots s’argentent, un jour douteux se lève sur l’Orient brumeux. Les collines, les forêts s’éclairent, et les cieux se réveillent. Le champ du combat demeure toujours calme, soudain tout s’agite, au combat de nouveau on se prépare, et les cris de la lutte retentissent... Mais voici que les cœurs des Kievlianes frémissent, en foule désordonnée ils courent et voient : dans le champ, au milieu des guerriers, dans une cuirasse aux reflets de feu, un guerrier superbe se rue sur son coursier, vole comme l’éclair, frappe et détruit l’adversaire en sonnant de son cor puissant...

C’est Rousslane. Tel le tonnerre du ciel, notre prince s’abat sur les barbares, et anéantit tout sur son passage. Là où frappe le glaive terrible, là où le coursier furieux se jette, partout les têtes volent, et le vide se fait dans les rangs ennemis : le champ de bataille, en un instant, est couvert de monceaux de cadavres, de blessés, de mourants, de piques, de flèches, de carquois.

Au son des trompettes, aux cris du combat, les cavaliers slaves se précipitent sur les traces du héros ; une nouvelle mêlée s’engage... l’ennemi est écrasé ! Les Petchénéguis courent épouvantés ; de toutes parts, ils appellent leurs coursiers en fuite ; ils n’osent plus résister, et, avec des hurlements, fuient les épées des Kievlianes, qui les massacrent, les condamnant aux enfers.

Kief fête la victoire... Mais le chevalier héros traverse au vol la cité : son glaive glorieux resplendit, sa pique brille comme une étoile, le sang coule du carquois de cuivre, la barbe du sorcier voltige autour du casque ; le héros vole, porté par l’espérance ; le peuple en liesse, enthousiasmé, entoure avec des cris de joie le palais de Vladimir le Soleil. Et le bonheur transfigure le chevalier.

Il pénètre dans le château où dort d’un sommeil enchanté Lioudmila. Vladimir, accablé de douleur, veille auprès de sa fille. Il est seul. La bataille l’a séparé de ses amis. Mais Pharlaf, fuyant la gloire, loin des glaives ennemis, méprisant les craintes de l’armée, garde les portes du palais. À peine le misérable eut-il reconnu Rousslane, que son sang se glace, son regard est troublé, sa voix éteinte — et il tombe sans vie —, la trahison redoute le châtiment qu’elle mérite !

Mais se souvenant de la vertu de l’anneau magique, Rousslane vole vers Lioudmila : sa main tremblante se pose sur le visage de la vierge... Ô miracle, la jeune princesse pousse un soupir, ouvre ses yeux clairs, et semble étonnée d’un aussi long sommeil, comme si un rêve trouble avait rendu confuse sa pensée. Mais elle reconnaît Rousslane — c’est lui ! Et une étreinte passionnée réunit les deux amants... Enivré de bonheur, le héros ne voit plus personne, n’entend rien... Et le vieillard, muet de bonheur, embrasse ses enfants en pleurant.

Comment finir mon récit ? Tu le sais, mon ami. La colère du vieillard s’est évanouie ; devant lui et devant Lioudmila, aux pieds de Rousslane, Pharlaf avoua sa honte et son forfait — le kniaz heureux lui pardonna ; privé de son pouvoir magique, le nain fut accueilli dans le palais ; et fêtant la fin de tout malheur, Vladimir, dans sa haute tour, organisa de longues réjouissances de famille.

Histoire de siècles depuis longtemps disparus, légende des temps les plus reculés.

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 novembre 2013.

 

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