LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Alexandre Pouchkine
(Пушкин
Александр
Сергеевич)
1799 – 1837
LES PETITES TRAGÉDIES
Le Chevalier avare — Mozart et Salieri — L’Invité de pierre — Un
Banquet en temps de peste
(Маленькие
трагедии)
(Скупой
рыцарь — Моцарт и
Сальери —
Каменный
гость — Пир во
время чумы)
1831-1836
Traduction
d’Oleg Almeida, 2023.
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mais toute reproduction est strictement interdite.
© Oleg Almeida, 2023.
(Scènes de la tragi-comédie The covetous Knight de Shenstone)
Scène I
Dans
la tour.
Albert
et Ivan.
Albert
Quoi qu’il arrive, j’irai au tournoi.
Mon heaume, Ivan, montre-le-moi.
Ivan
lui tend son heaume.
Percé,
Abîmé comme il est, je ne puis plus
Le porter. Il faut que je m’en procure
Un autre... et sans tarder. Quel coup de
lance !
Maudit comte Delorge !
Ivan
Mais de lui
Vous vous êtes passablement vengé :
Quand vous l’avez jeté hors des arçons,
Il est tombé raide mort. Cela fait
Un jour entier qu’il est sans connaissance.
Albert
Pourtant, il n’est pas ruiné : intact
Demeure son plastron fait à Venise,
Et sa poitrine... eh bien, il ne va pas
Débourser un sou pour s’en acheter
Une autre ! Pourquoi ne lui ai-je pas
Ôté son heaume ? Je l’aurais ôté,
Si je ne m’étais pas senti honteux
Devant les dames et le duc. Pardieu,
Le comte aurait mieux fait de me percer
La tête ! Et j’ai besoin de vêtements.
L’autre jour, tous les chevaliers étaient
Habillés de satin et de velours ;
J’étais le seul à porter une armure
À la table du duc. Je leur ai dit,
Pour me justifier, que j’y étais
Par hasard. Que leur dirai-je
aujourd’hui ?
Oh, pauvreté, comme elle nous ulcère
Le cœur ! Quand Delorge a percé mon
heaume
De sa lance si lourde, s’éloignant
De moi au grand galop ; quand j’ai piqué
Mon Émir, et que je me suis rué
Sur lui comme un éclair, la tête nue ;
Quand il est tombé à vingt pas de moi,
Tel un page tout jeune ; quand les dames
Se sont remuées toutes sur leurs sièges,
Et que Clotilde s’est caché, avec
Un cri involontaire, le visage ;
Quand les hérauts ont salué mon coup,
Personne n’a pensé à la raison
De mon courage et de ma force alors !
C’est à cause de mon heaume abîmé
Que je me suis emporté. Quel était
Le moteur de mon exploit ? L’avarice.
Il est facile de s’en infecter
Vivant sous le même toit que mon père !
Mon pauvre Émir, comment va-t-il ?
Ivan
Il boite...
Vous ne pouvez encore le monter.
Albert
Bah ! rien à faire : je vais acheter
Le bai. Il ne coûte d’ailleurs pas cher.
Ivan
C’est vrai, ça, mais vous êtes sans le sou.
Albert
Et que dit ce fripon de Salomon ?
Ivan
Il dit qu’il ne peut plus prêter sans gages.
Albert
Que diable ! Puis-je engager quelque
chose ?
Ivan
Je lui ai déjà dit cela.
Albert
Et lui ?
Ivan
Il pleurniche... il barguigne...
Albert
Tu
devrais
Répondre que mon père est aussi riche
Qu’un Juif, lui-même, et que j’hériterai
De tout un jour.
Ivan
Je l’ai
dit...
Albert
Et alors ?
Ivan
Il barguigne... il pleurniche...
Albert
Quel malheur !
Ivan
Mais il voulait vous voir.
Albert
Dieu soit loué !
Je ne vais pas le lâcher sans rançon.
On
frappe à la porte.
Qui est là ?
Entre
un Juif.
Le
Juif
Moi, votre humble serviteur.
Albert
Ah, mon ami, coquin de Salomon,
Sois le bienvenu ! J’ai entendu dire
Que tu ne croyais plus à la parole
D’honneur.
Le
Juif
Ah, noble chevalier... Ma foi,
Je voudrais bien, mais ce n’est pas possible.
Je me suis ruiné tout en aidant
Les chevaliers : aucun d’eux ne me paie.
Du reste, je voulais vous demander
Si vous ne pourriez rembourser au moins
Une partie de votre...
Albert
Scélérat !
Je ne penserais pas te courtiser,
Si j’avais de l’argent ! Allons, mon
cher,
Ne sois pas entêté, donne-moi vite
Une centaine d’écus d’or avant
Qu’on te fouille.
Le
Juif
Ah, si j’avais cent
écus !
Albert
Écoute : est-ce que tu ne rougis point
De ne pas secourir tes vieux amis
Dans le besoin ?
Le
Juif
Ma
foi...
Albert
Assez, assez !
Exiges-tu un
gage ? Quel absurde !
Que puis-je
engager ? La peau d’un cochon ?
Si j’avais quelque
chose à engager,
Depuis longtemps
j’aurais vendu cela.
Crois-tu, chien,
qu’un chevalier va manquer
À sa parole ?
Le Juif
Tant que vous vivrez,
Votre parole vaudra
bien de l’or ;
Comme un vrai
talisman, elle ouvrira
Tous les coffres des
Flamands les plus riches.
Mais si vous la
donnez au pauvre Juif,
Et que (Dieu nous en
garde) vous mouriez,
Elle ressemblera,
entre ses mains,
À la clef d’un
coffret jeté en mer.
Albert
Mon père me
survivra-t-il ?
Le Juif
Qui sait ?
Nos jours ne sont
pas comptés par nous-mêmes :
Tel était dans la
fleur de l’âge hier,
Et aujourd’hui
quatre vieillards le portent,
Sur leurs épaules
voûtées, au tombeau.
Le baron est sain.
Il vivra encore,
Si Dieu le veut, dix
ou vingt ou trente ans.
Albert
Tu mens, Juif :
j’en aurai déjà cinquante
D’ici à trente
ans ! À cet âge-là,
De quoi me
servira-t-il, cet argent ?
Le Juif
L’argent ?
Toujours, à n’importe quel âge,
L’argent a son
utilité pour nous :
Si un jeune homme y
voit son subalterne
Qu’il fait travailler
dur, un homme vieux
Y voit son ami sûr
et en prend soin.
Albert
Oh, mon père n’y
voit pas un ami
Ni même un
subalterne, mais plutôt
Un grand seigneur
qu’il sert ! Comment sert-il ?
Comme un esclave
algérien, comme un chien
De garde. Il habite
une niche froide,
Il boit de l’eau, il
mange du pain sec ;
La nuit, au lieu de
dormir, il aboie.
Quant à son or, il
est là, entassé
Dans ses coffres.
Tais-toi ! Viendra le jour
Où il en sortira
pour me servir.
Le Juif
On versera bien plus
d’or que de larmes
En enterrant le
baron. Plaise à Dieu
Que vous en héritiez
bientôt.
Albert
Amen !
Le Juif
Mais on pourrait...
Albert
Quoi ?
Le Juif
Je viens de penser
Qu’il y aurait un
moyen...
Albert
Quel
moyen ?
Le Juif
Euh... Je connais un
petit vieux, un Juif,
Un pauvre
apothicaire...
Albert
Un usurier
Comme toi-même ou un
peu plus honnête ?
Le Juif
Non, chevalier, ce
n’est pas de ce genre
D’affaires que Tobie
s’occupe : il fait
Des gouttes... On
s’étonne de les voir
Agir.
Albert
Qu’en ferais-je ?
Le Juif
Il vous suffirait
De mettre dans un
verre d’eau trois gouttes.
Elles n’ont ni de
goût ni de couleur,
Mais, sans qu’on ait
mal au ventre ou au cœur,
On en meurt.
Albert
Bref, ton vieux bonhomme vend
Du poison.
Le Juif
Du poison aussi.
Albert
Eh bien ?
Veux-tu me prêter,
au lieu de l’argent,
Quelque deux cents
fioles de poison,
Un écu la fiole,
n’est-ce pas ?
Le Juif
Vous vous moquez de
moi. Non, je voulais...
Peut-être vous... Je
pensais qu’il était
Grand temps que le
baron mourût.
Albert
Comment ?
Empoisonner mon
père ? As-tu osé
Le dire à son
fils ? Viens ici, Ivan,
Saisis-le ! Tu
as osé me le dire !
Sais-tu, âme
sordide, chien, vipère,
Que je te pendrai en
un tour de main
À l’entrée du
château ?
Le Juif
Pardonnez-moi !
De grâce, ô
chevalier ! Je plaisantais...
Albert
Ivan, la
corde !
Le Juif
Je... je plaisantais...
Je vous ai apporté
un peu d’argent.
Albert
Va-t’en,
chien !
Le
Juif s’en va.
C’est ce que fait l’avarice
De mon père !
Un usurier quelconque ose
Me proposer
ça ! Donne-moi un verre
De vin, Ivan :
je tremble fort... Pourtant,
J’ai bien besoin
d’argent. Cours après lui
Et prends ces
écus-là. Apporte-moi
Mon encrier aussi.
Ce maudit Juif
Aura son reçu. Mais
ne laisse plus
Entrer ce Judas...
Non, attends un peu.
Son or sentira le
poison autant
Que les trente
deniers de son ancêtre...
J’ai demandé du vin.
Ivan
On n’en a goutte.
Albert
Et l’espagnol que
Raymond m’a offert ?
Ivan
J’en ai porté la
dernière bouteille,
Hier encore, chez le
forgeron
Malade.
Albert
Ah, oui, je m’en souviens, je sais...
Donne-moi donc de
l’eau. Maudite vie !
C’est arrêté :
je vais me plaindre auprès
De notre duc. Qu’il
oblige mon père
À me traiter comme
son fils plutôt
Que comme un de ces
rats nés dans sa cave !
Scène II
La cave.
Le
baron
Comme un fat qui attend son rendez-vous
Avec une coquine astucieuse
Ou une sotte qu’il a subornée,
J’avais langui tout le jour dans l’attente
De ce moment où je suis descendu
Dans ma cave secrète. Les voilà,
Mes loyaux coffres. Quel moment heureux !
Je puis enfin jeter une poignée
De pièces d’or dans le sixième coffre
(lequel n’est pas encore plein). Il semble
Que ce soit peu, mais peu à peu grossit
Mon trésor. J’ai lu quelque part qu’un roi
Avait jadis ordonné que chacun
De ses guerriers jetât une poignée
De sable à tel endroit ; une colline
Altière s’y dressa, et ce roi put,
Debout sur son sommet, le cœur joyeux,
Voir aussi bien une vallée couverte
De tentes blanches qu’une mer lointaine
Où voguaient des vaisseaux. Ainsi moi-même,
Poignée par poignée, comme si c’était
L’aumône, j’ai élevé ma colline
Dans cette cave, et je puis voir, debout
Sur son sommet, tout ce qui est soumis
À mon empire. Y a-t-il quelque chose
Qui n’y soit pas soumis ? Tel qu’un
démon,
Je pourrais gouverner depuis ici
Le monde entier. Si j’en avais envie,
On bâtirait des palais magnifiques,
Toute une foule de nymphes viendraient
S’ébaudir dans mes beaux jardins, les muses
Me paieraient leur tribut, et le génie,
Libre qu’il est, serait mon humble esclave,
Et la vertu et le labeur des gens
Espéreraient tous deux ma récompense.
Je n’aurais qu’à siffler pour que le crime
Rampe, timide et docile, à mes pieds,
Souillant le sol de sang, léchant ma main,
Me regardant dans les yeux pour y voir
Les signes de ma volonté de fer.
Tout m’obéit, je n’obéis à rien ;
Je suis au-dessus de tous les désirs ;
Je suis tranquille ; je suis conscient
De mon pouvoir, et cette conscience
Me suffit...
(Il
regarde son or.)
Il
semble que ce soit peu,
Mais combien de soucis humains, de pleurs,
De malédictions et de prières
Est-ce qu’il représente avec son poids ?
Voici un vieux doublon... C’est une veuve
Qui vient tout juste de me le donner,
Mais avant elle a passé la moitié
Du jour à sangloter, agenouillée
Sous ma fenêtre avec ses trois enfants.
Il pleuvait dru, il cessait de pleuvoir,
Il pleuvait derechef, mais la finaude
Ne bougeait pas. Je pouvais la chasser,
Mais quelque voix me soufflait à l’oreille
Qu’elle aimerait mieux acquitter la dette
De son mari que d’aller en prison
Le lendemain. Et celui-ci ? Thibault
Me l’a remis. Comment ce mauvais drôle,
Ce fainéant l’avait-il obtenu ?
Il l’a volé sans doute ou, qui pis est,
Là-bas, dans un bosquet, en pleine nuit...
Oh, oui, si tout le sang, toutes les larmes
Et toute la sueur qui ont été
Versés pour tout ce que je garde ici
Eussent jailli du sol, un vrai déluge
Eût inondé ma cave et m’eût noyé !
D’ailleurs, il est grand temps...
(Il
veut ouvrir le coffre.)
Toutes
les fois
Que je veux ouvrir mon coffre, je brûle
De fièvre tout en grelottant de froid.
Je n’ai pas peur (mon glaive est avec moi,
L’honnête acier répondant de mon or) :
C’est une sensation inconnue
Qui me serre le cœur... Les médecins
Affirment qu’il y en a qui éprouvent
Du plaisir à tuer une personne.
Or, quand je mets la clef dans la serrure,
Je sens ce qu’ils devraient sentir, plongeant
Leur couteau dans la chair : c’est
agréable
Et horrible à la fois.
(Il
ouvre le coffre.)
Ma
jouissance !
(Il
y jette ses pièces d’or.)
Allez ! C’est assez de courir le monde,
Assouvissant autant les passions
Que les besoins de l’homme. Endormez-vous
En paix, mais sans oublier votre force,
Comme les dieux dormant aux cieux profonds...
Je veux m’offrir un festin cette nuit :
J’ouvrirai tous mes coffres, allumant
Une bougie devant chacun d’entre eux,
Et je regarderai briller mon or.
(Il
allume des bougies et ouvre ses coffres un à un.)
Je règne ! Quel éclat miraculeux !
Il m’obéit, mon empire puissant
Où mon bonheur, mon honneur et ma gloire
S’unissent ! Oui, je règne, mais qui va
Le gouverner plus tard ? Mon
héritier !
Ce jeune fou, ce dilapidateur,
Ce compagnon des libertins fieffés !
Dès que je serai mort, il descendra
Ici, sous ces voûtes silencieuses,
Suivi d’une foule de vils flatteurs,
De courtisans avides de richesse !
Ayant volé la clef à mon cadavre,
Il ouvrira ces coffres en riant,
Et mon trésor ira droit dans les poches
Trouées de leurs vêtements de satin.
Il cassera, lui, les vases sacrés,
Mêlant l’huile royale avec la boue ;
Il dilapidera tout... Mais quel droit
En aura-t-il ? Suis-je devenu riche
Comme un joueur qui ne fait que lancer
Ses dés bruyants pour se vautrer dans
l’or ?
Qui sait combien de passions domptées,
De jeûnes tristes, de pensées amères,
De jours pleins de soucis et de nuits blanches
M’a valu tout cela ? Ou dira-t-il,
Mon fils, que mon cœur s’est couvert de
mousse,
Que je n’ai jamais été tourmenté
Par le désir ni par la conscience,
Ce monstre aux longues griffes qui écorchent
Le cœur — la conscience, cet intrus,
Cet importun, ce créancier cruel,
Cette sorcière qui éteint la lune
Et rend les tombeaux si honteux qu’ils mettent
Dehors les défunts ? Non, souffre d’abord
Pour t’enrichir, et puis on verra bien
Si tu vas gaspiller, ô malheureux,
Ce que tu auras payé de ton sang !
Si je pouvais cacher ma cave aux yeux
Indignes ! Si mon spectre était à même
De sortir du tombeau pour protéger
Comme aujourd’hui, assis sur un des coffres,
Mon trésor contre les voleurs vivants !
Scène III
Dans
le palais.
Albert,
le duc.
Albert
J’ai longtemps supporté, mon souverain,
La honte de ma pauvreté navrante.
Veuillez me croire : si je n’étais pas
Désespéré, vous n’entendriez point
Ma plainte.
Le
duc
Je vous crois, mon
chevalier :
Un noble n’eût pas accusé son père
Sans être aux abois. Il y a très peu
De vauriens comme ça. Soyez tranquille :
Je vais le gronder entre quatre yeux.
D’ailleurs, je l’attends. Cela fait longtemps
Qu’on ne se voit plus. Il était ami
De mon grand-père. Quand j’étais petit,
Il me hissait parfois sur son cheval
Et me couvrait de son lourd heaume comme
D’un gros bourdon. Je m’en souviens...
(Il
regarde par la fenêtre.)
Tenez,
Qui est-ce qui est venu ?
Albert
C’est mon père.
Le
duc
Veuillez passer dans la salle à côté.
Je vais vous appeler.
Albert
sort ; entre le baron.
Je
suis content
De vous voir sain et vigoureux, baron.
Le
baron
Je suis heureux, mon souverain, d’avoir
Assez de forces pour me rendre auprès
De vous...
Le
duc
Cela
fait si longtemps, baron,
Que nous ne nous voyons plus, si
longtemps !
Ne m’avez-vous pas oublié ?
Le
baron
Oh,
non,
Mon souverain : je vous vois comme alors.
Vous étiez un enfant si enjoué !
Le duc défunt me disait : Hein, Philippe
(Il m’appelait toujours par mon prénom),
Qu’est-ce que tu m’en dis ? Quelque vingt
ans,
Et nous serons, toi et moi, deux bouffons
Devant ce petit lutin... c’est-à-dire
Devant vous...
Le
duc
Nous
allons donc renouer
Notre amitié. Vous avez oublié
Ma cour.
Le
baron
Vieux
que je suis, mon souverain,
Je n’aurais rien à faire à votre cour.
Vous, jeune encore, vous aimez les fêtes
Et les tournois. Je n’y suis plus utile,
Mais si Dieu nous envoyait une guerre,
Je monterais encore, en gémissant,
Sur mon cheval, et cette main tremblante
Dégainerait mon glaive sur votre ordre.
Le
duc
Je connais votre loyauté, baron :
Mon grand-père était votre ami, mon père
Vous respectait ; moi, je vous considère
Depuis toujours comme un chevalier preux
Et dévoué... Venez, asseyons-nous.
Avez-vous des enfants ?
Le
baron
Je
n’ai qu’un fils.
Le
duc
Pourquoi est-ce que je ne le vois pas
À mes côtés ? Vous êtes déjà las
De ma cour, mais il sied à votre fils,
Avec son âge et sa condition,
De me fréquenter.
Le
baron
Mon
fils n’aime pas
La vie mondaine, agitée comme elle est.
Son humeur est sombre et farouche : il
rôde
Sans cesse aux alentours de mon château,
Tout comme un jeune cerf dans les forêts.
Le
duc
Ce n’est pas bien d’être sauvage ! On va
Bientôt l’accoutumer aux bals, aux fêtes
Et aux tournois. Faites-le donc venir ;
Donnez-lui une somme qui convienne
À son titre... Froncez-vous les
sourcils ?
Sans doute vous êtes-vous fatigué
De votre chevauchée...
Le
baron
Mon
souverain,
Je ne suis pas fatigué, mais confus.
Je ne voudrais pas l’avouer, mais vous
M’obligez à raconter quelque chose
Que je préférerais ne pas vous dire
De mon fils. Par malheur, mon souverain,
Il ne mérite, libertin qu’il est,
Ni vos faveurs ni votre attention.
Il passe sa jeunesse à assouvir
Ses vices bas...
Le
duc
C’est
qu’il est seul, baron.
La solitude et le désœuvrement
Perdent les jeunes. Faites-le venir :
Il oubliera ses habitudes nées
À la campagne.
Le
baron
Veuillez m’excuser,
Mon souverain, mais je ne pourrais pas
Y acquiescer...
Le
duc
Pourquoi ?
Le
baron
Je
suis trop vieux.
Épargnez-moi, de grâce, cette peine...
Le
duc
J’exige que vous expliquiez la cause
De ce refus.
Le
baron
C’est
que je suis fâché
Contre mon fils
Le
duc
Pourquoi ?
Le
baron
Pour
son forfait.
Le
duc
En quoi consiste-t-il ?
Le
baron
N’insistez
pas...
Le
duc
C’est très étrange. Peut-être avez-vous
Honte de lui ?
Le
baron
J’ai
honte... un peu...
Le
duc
Enfin,
Qu’a-t-il fait ?
Le
baron
Il... il
a eu le dessein
De me tuer.
Le
duc
Tuer ?
J’ordonnerai
De le juger comme un vil criminel !
Le
baron
Je ne vais pas le prouver, mais je sais
Qu’il souhaite ma mort, j’en suis certain.
Il a déjà tenté de me...
Le
duc
Quoi
donc ?
Le
baron
Voler.
Albert
se précipite dans la salle.
Albert
Vous
mentez !
Le
duc
(au
fils)
Comment
osez-vous ?
Le
baron
Étais-tu là, toi ? Toi, tu as osé...
Tu as pu dire un tel mot à ton père !
Je mens, moi, devant notre souverain !
Moi, moi... ne suis-je plus un
chevalier ?
Albert
Vous n’êtes qu’un menteur !
Le
baron
Votre
tonnerre,
Seigneur mon Dieu, n’a-t-il pas retenti ?
Relève donc ce gant ! Soit notre arbitre
Le glaive...
(Il
jette le gant ; son fils s’empresse de le ramasser.)
Albert
C’est le
premier don reçu
De mon père. Merci !
Le
duc
Qu’est-ce
que c’est
Que j’ai vu ? Que s’est-il passé
ici ?
Un fils qui a relevé le défi
De son vieux père ! Quelle est cette
époque
Où la chaîne des ducs pend à mon cou ?
Toi, petit tigre, et toi, aliéné,
Taisez-vous ! C’est fini !
(au
fils)
Donnez-le-moi !
(Il
lui retire des mains le gant.)
Albert
(à
part)
C’est bien dommage !
Le
duc
Comme
il l’a saisi,
Ce gant-là ! Va-t’en, monstre, et n’ose
plus
Reparaître devant mes yeux jusqu’à
Ce que je vous rappelle.
Albert
sort.
Pauvre
vieux,
N’en avez-vous point honte ?
Le
baron
Excusez-moi,
Mon souverain... Je... je ne me tiens plus
Debout... mes genoux ploient... De
l’air ! J’étouffe !
Les clefs ! Où sont mes clefs ?
Ah...
Le
duc
Il est mort.
Quel siècle affreux, mon Dieu, quels cœurs
affreux !
Scène
I
Une
chambre.
Salieri
Tous disent qu’il n’y a pas de justice
Sur la terre... mais il n’y en a pas
Là-haut non plus. Cela m’est aussi clair
Qu’une gamme quelconque. Je suis né
Ayant du goût pour l’art ; encore enfant,
Quand l’orgue résonnait dans notre église
Ancienne, je l’écoutais fasciné,
Versant, sans le vouloir, des larmes douces.
D’emblée, je rejetais de vains plaisirs,
Et les sciences qui n’avaient pas trait
À la musique me déplaisaient toutes ;
J’y renonçai, aussi têtu qu’altier,
Et je me consacrai à la musique.
Les premiers pas, on s’en ennuie à mort,
Mais je les vainquis, ces difficultés
D’apprenti, et je fis de mon métier
La base de mon art ; cet artisan
Que je devins : je donnai à mes doigts
Une agilité sèche, à mon ouïe,
Une précision servile. Et puis,
Tuant les sons, j’en vins à disséquer,
Comme un cadavre, la musique. Avec
L’algèbre, je mesurai l’harmonie.
Alors, initié à la science,
J’osai me livrer à la jouissance
D’un songe créateur. Je commençai
À composer, mais en cachette, encore
Sans penser à la gloire. Maintes fois,
Après avoir passé deux ou trois jours
Dans ma cellule, oublieux du sommeil
Et du pain, après avoir sangloté,
Tout extasié, d’inspiration,
Je brûlais mon ouvrage en regardant,
Glacé, le feu dévorer ma pensée
Et tous les sons que j’avais engendrés
S’envoler en fumée. Que dis-je enfin ?
Quand le grand Gluck apparut dévoilant
Tant de mystères neufs, voire inouïs,
N’abandonnai-je pas à l’instant même
Tout mon savoir, tout mon amour ardent
Et toute ma foi ferme pour le suivre,
Docile comme un voyageur perdu
Auquel le bon chemin fût indiqué ?
Ainsi, de plus en plus persévérant,
Finis-je par atteindre un haut degré
De mon art infini. Ce fut la gloire
Qui me sourit, et dans les cœurs des hommes
Je retrouvai l’écho de ma musique.
J’étais heureux, je jouissais en paix
De mon travail et de mon grand succès,
Ainsi que des travaux et des succès
De mes amis épris de mon bel art.
Jamais je ne connus la jalousie !
Jamais, ni même lorsque Piccinni
Captiva ces barbares parisiens,
Ni quand, pour la première fois, j’ouïs
Les sons initiaux d’Iphigénie.
Qui dira qu’une jalousie sordide
S’est emparée un jour de Salieri,
Qu’il a déjà été, altier qu’il est,
Ce serpent écrasé par les passants
Qui ronge avec une rage impuissante,
Vivant encore, le sable ? Personne !
Et maintenant, je le dirai moi-même :
Je suis jaloux, éperdument jaloux,
Jaloux à en crever. Ciel ! Où est donc
La vraie justice, si le don sacré,
Au lieu de récompenser nos efforts,
Nos sacrifices, nos amours ardents
Et nos prières, ceint d’une auréole
Si lumineuse, celle des génies,
La tête d’un noceur, d’un fou fieffé ?
Oh, Mozart !
Entre
Mozart.
Mozart
M’as-tu vu ? Et je
comptais
Te régaler d’une plaisanterie.
Salieri
Depuis quand es-tu là ?
Mozart
Je viens
d’entrer.
Je voulais te voir, j’avais quelque chose
À te montrer, mais tout à coup, passant
Auprès d’une taverne, j’ai ouï
Jouer un violon... Non, mon ami,
Jamais tu n’as encore entendu rien
De plus risible... Un aveugle jouait
Voi
che sapete dans cette taverne.
Quelle merveille ! Ma foi, je n’ai pu
M’empêcher d’amener ce drôle d’homme
Pour te régaler de ses mélodies.
Entre !
Entre
un vieillard aveugle avec un violon.
Joue quelque morceau de
Mozart !
Le
vieillard joue un air de Don Giovanni ; Mozart rit à gorge déployée.
Salieri
Peux-tu rire ?
Mozart
Ah,
Salieri, et toi-même,
Ne ris-tu pas ?
Salieri
Non. Je
ne ris pas quand
Un barbouilleur vient souiller la Madone
De Raphaël, ni quand un sot diffame
Dante avec sa vilaine parodie.
Va-t’en, vieux !
Mozart
Pas si
vite ! Prends ceci :
Va boire à ma santé.
Le
vieillard s’en va.
Toi,
Salieri,
Tu es fâché. Je reviendrai plus tard.
Salieri
Qu’est-ce que c’est que tu m’as apporté ?
Mozart
Un petit rien. J’étais, la nuit passée,
En proie à l’insomnie ; quelques idées
Me sont venues à l’esprit. Ce matin,
Je les ai ébauchées, et j’aimerais
Que tu me dises ton opinion,
Mais tu n’as pas le temps de m’écouter !
Salieri
Mozart, Mozart, quand n’ai-je pas le temps
De t’écouter ? Assieds-toi. Je t’écoute.
Mozart
(assis
au piano)
Figure-toi... Qui est-ce ? Moi,
peut-être ;
Un peu plus jeune et amoureux... pas trop,
Juste pour rire... avec une beauté
Ou un ami, avec toi, par exemple ;
Joyeux. Soudain... tombe l’obscurité,
Un spectre vient... des choses comme ça.
Bon ! Le voici...
(Il
joue.)
Salieri
Et tu venais chez moi
Avec cela, et tu t’es arrêté
À mi-chemin pour écouter ce vieux
Jouer dans une taverne... Oh, mon Dieu !
Mozart, tu n’es pas digne de toi-même.
Mozart
Est-ce si bon ?
Salieri
Ah,
quelle profondeur,
Quelle audace, quelle harmonie ! Mozart,
Tu es un dieu, et tu ne le sais pas.
Moi, je le sais...
Mozart
Bah ! Le
crois-tu vraiment ?
Mais ma divinité a déjà faim.
Salieri
Écoute donc : si nous dînions ensemble
À l’auberge du Lion d’Or ?
Mozart
Pour
moi,
Je voudrais bien, mais il me faut d’abord
Rentrer chez moi et prévenir ma femme
Que je ne dînerai pas avec elle.
(Il
sort.)
Salieri
Je vais t’attendre ; n’oublie pas,
Mozart !
Non, je ne puis résister au destin :
Je suis élu pour l’arrêter ; sinon,
Nous sommes tous perdus, nous, serviteurs
Et prêtres de la musique, nous tous,
Non seulement moi, avec cette gloire
Obscure... Si Mozart demeure en vie,
Et qu’il atteigne ensuite une hauteur
Plus grande encore, fera-t-il valoir
Notre art ? Non, il ira en décadence
Sitôt que Mozart aura disparu
Sans laisser d’héritiers. En quoi peut-il
Nous être utile ? Tel qu’un chérubin,
Il nous a apporté quelques chansons
Célestes pour que nous, enfants des cendres,
Soyons hantés par un désir aptère
Après l’avoir vu s’envoler ! Plus tôt
Il s’envolera, lui, mieux nous irons.
C’est un poison, le tout dernier cadeau
De ma Isaure. Il y a dix-huit ans
Que je l’ai sur moi : depuis lors, ma vie
Me parut tant de fois une blessure
Inguérissable, et j’allai partager
Plus d’un repas avec un ennemi
Insouciant, mais l’esprit tentateur
Ne me glissa pas un mot à l’oreille.
Sans être lâche ni tenir par trop
À la vie, ressentant la moindre offense,
Je ne me hâtais pas de m’en servir ;
Lorsque la soif de mort me tourmentait,
Je pensais : « Pourquoi faut-il que
je meure ?
Et si la vie me fait quelques cadeaux...
Et si une nuit d’inspiration
Me laisse encore extasié... Et si
Un nouveau Haydn compose quelque chose
De grand, et que je m’en délecte... »
Assis
En face d’un convive détesté,
Je pensais que, si j’eusse rencontré
Quelqu’un de pire, et qu’une offense encore
Plus douloureuse se fût abattue
Sur moi, tombant de ces hauteurs superbes,
Tu ne te fusses pas perdu, cadeau
De ma Isaure, et j’en avais raison !
Enfin ! Le pire de mes ennemis
Est devant moi, et l’art d’un nouveau Haydn
Me plonge dans une extase sublime !
L’heure a sonné : va, don de mon amour,
Droit à la coupe de mon amitié !
Scène II
La
chambre réservée d’une auberge. Un piano.
Mozart
et Salieri attablés.
Salieri
Pourquoi es-tu sombre aujourd’hui ?
Mozart
Moi ?
Non !
Salieri
Sans doute es-tu triste, Mozart.
Pourquoi ?
Notre dîner est bon, ce vin aussi,
Mais tu te tais, l’air maussade.
Mozart
J’avoue
Que c’est mon requiem qui m’inquiète.
Salieri
Hein ? Est-ce un requiem que tu
composes ?
Depuis longtemps ?
Mozart
Oui...
presque trois semaines,
Mais c’est étrange... T’ai-je raconté
Ce qui m’était arrivé ?
Salieri
Non.
Mozart
Écoute.
Il y a trois semaines, je reviens
À la maison un peu tard ; on me dit
Qu’un homme est venu parler avec moi.
La nuit, je ne dors pas et, sans savoir
Pourquoi, je pense : « Qui était cet
homme ?
Que voulait-il de moi ? » Le
lendemain,
Le même inconnu ne me trouve pas
Chez moi non plus. Or, le troisième jour,
On m’appelle au moment où je jouais
Avec mon fils sur le plancher. Je sors.
Vêtu de noir, un homme s’est penché
Courtoisement, et puis, me demandant
D’écrire un requiem, il est parti.
Je me suis mis tout de suite à l’écrire...
Depuis, cet homme en noir ne revient
plus ;
J’en suis content, car ce serait dommage
D’abandonner mon requiem, encore
Qu’il soit presque achevé, mais, d’autre
part...
Salieri
Quoi donc ?
Mozart
J’ai
honte de te l’avouer...
Salieri
Qu’est-ce que c’est ?
Mozart
Il ne me
laisse en paix
Ni le jour ni la nuit, cet homme en noir,
Me poursuivant comme une ombre. Il me semble
Que je le vois en ce moment, assis
À nos côtés.
Salieri
Suffit !
Est-ce une peur
Si enfantine qui te hante ? Écarte
Ces idées creuses. Beaumarchais m’a dit
Plus d’une fois : « Mon frère
Salieri,
Écoute-moi : quand les pensées moroses
T’importunent, débouche une bouteille
De champagne ou relis “Le Mariage
De Figaro” pour t’en débarrasser. »
Mozart
Ah, oui, Beaumarchais était ton ami ;
C’est pour lui que tu as écrit
« Tarare »,
Une chose excellente. Quand je suis
Heureux, j’en chantonne une mélodie :
La, la, la, la... On dit que Beaumarchais
A empoisonné quelqu’un. Est-ce vrai,
Salieri ?
Salieri
Je ne
crois pas : il était
Trop ridicule pour ce métier-là.
Mozart
Il est un génie comme toi et moi,
Le crime et le génie étant deux choses
Incompatibles... N’est-ce pas, mon cher ?
Salieri
Le penses-tu ?
(jetant
le poison dans le verre de Mozart)
Bois !
Mozart
Mon
ami, buvons
À ta santé, à l’amitié sincère
De Mozart et de Salieri, deux fils
De l’harmonie !
(Il
boit.)
Salieri
Attends...
Attends, attends !
As-tu bu sans m’attendre ?
Mozart
(jetant
sa serviette sur la table)
Ça
suffit,
Je n’en veux plus...
(s’approchant
du piano)
Écoute,
Salieri,
Mon requiem.
(Il
joue.)
Quoi !
pleures-tu ?
Salieri
Ces
larmes,
Je les verse pour la première fois
De ma vie, douloureuses, mais plaisantes,
Comme si j’avais rempli un devoir
Pénible, ou comme si un bon couteau
M’avait coupé un membre endolori !
N’y prête pas attention, Mozart...
Dépêche-toi de réjouir mon âme
De ces sons... Continue...
Mozart
Si
tous sentaient,
Comme toi, l’harmonie ! Mais non, alors
Le monde ne pourrait plus exister :
Personne n’assouvirait les besoins
De sa nature basse, mais chacun
S’adonnerait à l’art... Il y a peu
D’élus comme nous deux, d’heureux oisifs,
De prêtres du beau qui ne font jamais
Grand cas d’utilités, n’est-ce pas ? Mais
Je suis un peu souffrant... je vais dormir.
Adieu !
Salieri
Au
revoir.
(seul)
Tu
t’endormiras
Pour longtemps, Mozart... Aurait-il
raison ?
Est-ce que je ne suis pas un génie,
Le crime et le génie étant deux choses
Incompatibles ? Bah ! ce n’est pas
vrai !
Et Michel-Ange ? Ou n’est-ce qu’un
mensonge
Du peuple ignare ? A-t-il vraiment tué
Quelqu’un, le créateur du Vatican ?
Leporello: O statua gentilissima
Del gran’ Commendatore!
…Ah, Padrone!
Don
Giovanni.
Scène I
Don Juan et Leporello.
Don Juan
Attendons que la
nuit arrive... Enfin,
On est aux portes de
Madrid ! Bientôt,
Je volerai le long
des rues connues,
Couvrant cette
moustache de ma cape,
Enfonçant mon
chapeau jusqu’aux sourcils.
Qu’en
penses-tu ? Peut-on me reconnaître ?
Leporello
On reconnaît Don
Juan à grand-peine !
Tant d’hommes lui
ressemblent...
Don Juan
Tu plaisantes !
Qui me
reconnaîtra ?
Leporello
N’importe qui :
Une Gitane ou un gardien
de nuit,
Un musicien gris ou
votre pareil,
Quelqu’un qui porte
une épée sous sa cape.
Don Juan
Quiconque me
reconnaît, je m’en moque,
À moins que ce ne
soit le roi lui-même.
Du reste, nul ne
m’effraie à Madrid.
Leporello
Et si demain le roi
vient à savoir
Que Don Juan est à
Madrid, rentré,
De son chef, de
l’exil, que fera-t-il
De vous ?
Don Juan
Il me renverra en exil.
Je ne suis pas un
criminel d’État,
On ne me coupera
donc pas la tête.
Le roi m’a exilé
parce qu’il m’aime,
Voulant que la famille
de cet homme
Que j’avais tué me
laissât en paix...
Leporello
Vous auriez mieux
fait de rester là-bas,
Calme et
tranquille !
Don Juan
Je t’en remercie !
Là-bas, j’ai failli
mourir de dégoût.
Quel peuple, quelle
terre, quel ciel bis !
Quant à ces femmes-là,
ma bonne bête,
Je n’en échangerais
pas les plus belles
Contre la paysanne
la plus laide
D’Andalousie,
sois-en sûr ! Au début,
Elles me plaisaient
avec leurs yeux bleus,
La blancheur de leur
teint, leur modestie
Et principalement
leur nouveauté,
Mais, grâce à Dieu,
je n’ai pas trop tardé
À deviner qu’en leur
faisant la cour,
J’eusse fini par
faire un gros péché :
Elles sont comme des
poupées de cire,
Inanimées, si nous
les comparons
Aux nôtres... Mais
voyons, Leporello :
Est-ce que tu
reconnais cet endroit ?
Il nous est
familier.
Leporello
C’est le couvent
De saint Antoine. Je
me le rappelle.
Vous y alliez tandis
que je veillais
Sur nos chevaux dans
ce bosquet. J’avoue
Que c’est une
horreur de métier ! Pour sûr,
Vous passiez votre
temps d’une manière
Plus agréable que
moi.
Don Juan
(pensif)
Pauvre Inès !
Elle n’est
plus ! Comme je l’ai aimée !
Leporello
Inès, celle qui
avait des yeux noirs...
Je m’en
souviens : il y avait trois mois
Que vous la
courtisiez. C’est le démon
Qui vous a aidé.
Don Juan
En juillet... la nuit.
Je trouvais un
plaisir étrange alors
Sur ses lèvres
roidies, dans son regard
Mélancolique. C’est
drôle... Il me semble
Que tu ne la croyais
guère jolie.
Et c’était
vrai : il n’y avait en elle
Qu’un peu de
vraiment beau. Seul le regard
De ses yeux... Je
n’ai jamais vu depuis
Un autre regard
comme celui-là.
Quant à sa voix,
elle était faible et basse,
Comme si cette femme
était malade.
Et son mari était un
scélérat :
Je ne l’ai su que
trop tard... Pauvre Inès !
Leporello
Eh bien ! il y a
eu tant d’autres femmes...
Don Juan
C’est vrai.
Leporello
Il y en aura davantage,
À moins qu’on ne
meure.
Don Juan
En effet...
Leporello
Qui est-ce
Qu’on cherchera à
Madrid maintenant ?
Don Juan
Oh, c’est
Laura ! Je cours tout droit chez elle.
Leporello
Parfait !
Don Juan
J’entrerai par la porte, et si
Quelqu’un est déjà
là, on le fera
Sauter par la
fenêtre.
Leporello
Évidemment.
On est si gai :
ce n’est pas trop longtemps
Qu’on pleure une
défunte ! Qui vient là ?
Entre un moine.
Le moine
Voilà qu’elle
arrive... Êtes-vous les hommes
De Doña
Ana ?
Leporello
Non, on s’y promène.
Don Juan
Qui
attendez-vous ?
Le moine
C’est Doña Ana
Qui doit venir
visiter le tombeau
De son mari.
Don Juan
Comment ! Doña Ana
De Silva, l’épouse
du commandeur
Tué par... j’en ai
oublié le nom.
Le moine
Par Don Juan, cet
homme dissolu,
Cynique, impie...
Leporello
Oh, oh ! Ces mauvais bruits
Courent de lui
jusque dans un couvent
Paisible ; les
ermites lui entonnent
Des hosannas.
Le moine
Le connaissez-vous ?
Leporello
Pas
Le moins du monde.
Où est-il maintenant ?
Le moine
On l’a exilé.
Leporello
Dieu en soit loué !
Plus loin d’ici il
est, mieux nous allons.
Si l’on mettait tous
ces maudits coquins
Dans un sac, et
qu’on le jetât en mer...
Don Juan
Que dis-tu ?
Leporello
Taisez-vous : c’est une ruse...
Don Juan
La sépulture de ce
commandeur
Est-elle donc
ici ?
Le moine
Oui. Son épouse
Vient chaque jour
pleurer sur son tombeau,
Priant pour son âme.
Don Juan
Une veuve étrange...
Est-elle très belle ?
Le moine
Il ne convient pas
Qu’un moine admire
la beauté des femmes,
Mais le mensonge est
un péché. Je crois
Qu’il n’y a pas de
saint qui désavoue
Cette merveille de
beauté.
Don Juan
Voilà
Pourquoi son mari
qui était jaloux
La tenait enfermée.
Aucun de nous
Ne l’a vue. Je
voudrais bien lui parler.
Le moine
Mais Doña
Ana ne parle jamais
Avec des hommes.
Don Juan
Ni même avec vous,
Mon père ?
Le moine
Quant à moi, c’est autre chose :
Je suis un moine.
Tenez ! La voici.
Entre Doña Ana.
Doña Ana
Ouvrez, mon
père !
Le moine
Je vous attendais.
Un instant.
Doña Ana suit le moine.
Leporello
Comment est-elle ?
Don Juan
On ne peut
La voir sous ce
voile de veuve. Noir
Comme il est, il ne
laisse apercevoir
Que son talon
mignon.
Leporello
Oh, ça suffit
Pour que votre
imagination peigne
Le reste !
D’ailleurs, vous en avez une
Plus habile qu’un
peintre : peu importe
Par où elle commence
son tableau,
Par les sourcils ou
par les pieds.
Don Juan
Écoute,
Leporello : je
ferai connaissance
Avec elle.
Leporello
Il ne manquait que cela :
Sans se contenter
d’avoir égorgé
Le mari, il veut
regarder pleurer
La veuve. Quel
vaurien !
Don Juan
Il fait déjà
Nuit noire. Avant
que la lune ne vienne
Transformer
l’obscurité en pénombre,
Allons à
Madrid !
(Il s’en va.)
Leporello
Un noble espagnol
Attend la nuit,
comme un larron, et craint
La lune...
Dieu ! Maudite vie ! Aurai-je
À le supporter trop
longtemps encore,
Ce garnement ?
Ma foi, je n’en puis plus.
Scène II
Une chambre.
Un souper chez Laura.
Le premier convive
Jamais, Laura, tu
n’as joué avec
Autant d’habileté,
je te le jure.
Ton rôle, comme tu
l’as bien compris !
Le deuxième convive
Et tu l’as joué avec
tant d’adresse !
Le troisième convive
Avec un tel
art !
Laura
Oui, j’ai réussi
Chaque parole aujourd’hui,
chaque geste.
Je me suis laissé
guider à plaisir
Par l’inspiration,
et mes paroles
Coulaient comme si
elles n’étaient pas
Produites par ma
mémoire servile,
Mais par mon cœur...
Le premier convive
C’est vrai. Tes yeux pétillent
Encore, tes joues brûlent,
ton extase
N’est pas cessée.
Laura, ne permets pas
Qu’elle s’épuise en
vain : chante, Laura,
Chante-nous quelque
chose !
Laura
Ma guitare,
Donnez-la-moi.
(Elle chante.)
Tous
Bravo ! C’est merveilleux !
Cela n’a point
d’égal ! Bravo !
Le premier convive
Merci,
Notre sirène !
Tu charmes nos cœurs.
Parmi tous les
plaisirs de notre vie,
L’amour est le seul
qui ait le dessus
Sur la musique.
Toutefois, l’amour
N’est qu’une
mélodie... Regarde donc :
Carlos est attendri
lui-même, austère
Qu’il est.
Le deuxième convive
Cet air, comme il est expressif !
Et les paroles, qui
en est l’auteur ?
Laura
C’est Don Juan.
Don Carlos
Quoi ? Don Juan ?
Laura
Ce fut
Mon tendre ami, mon
amant inconstant
Qui les composa
jadis.
Don Carlos
Don Juan
Est un impie, un
scélérat, et toi,
Tu es stupide !
Laura
As-tu perdu la tête ?
Que tu sois un noble
espagnol ou non,
Je vais ordonner à
mes domestiques
De t’égorger !
Don Carlos
(debout)
Appelle donc tes hommes !
Le premier convive
Assez, Laura !
Don Carlos, je vous prie :
Ne vous fâchez pas.
Elle a oublié...
Laura
Ai-je oublié que son
germain chéri
Avait été tué par
mon Juan
Dans un duel
honnête ? C’est dommage
Qu’il n’ait pas tué
celui-ci !
Don Carlos
Pardon.
Je me suis fâché
pour rien : je suis bête.
Laura
Ah, ah ! Te
reconnais-tu bête, toi ?
Faisons la
paix !
Don Carlos
C’est ma faute, Laura.
Pardonne-moi. Je ne
puis m’empêcher
De me fâcher tout
rouge quand j’entends
Dire ce nom...
Laura
La faute est-elle à moi,
Si ce nom me revient
à chaque instant ?
Un convive
Laura, pour nous
montrer que tu n’es plus
Irritée, chante-nous
encore.
Laura
Ah, oui,
Avant que je vous
dise adieu ! Déjà,
Il fait nuit. Que
chanterais-je ? Écoutez.
(Elle chante.)
Tous
Cela n’a point
d’égal, c’est merveilleux !
Laura
Adieu, messieurs.
Les convives
Adieu, Laura.
Ils sortent. Laura retient Don Carlos.
Laura
Et toi,
Tu me plais,
furibond ; reste chez moi.
C’est Don Juan que
tu m’as rappelé
Quand tu m’as
houspillée grinçant des dents.
Don Carlos
Veinard ! Tu
l’aimais tant...
Laura fait signe que oui.
Don Carlos
Beaucoup ?
Laura
Beaucoup.
Don Carlos
L’aimes-tu
maintenant ?
Laura
En ce moment ?
Non, je ne l’aime
plus. Je ne peux pas
Aimer deux hommes.
Maintenant, c’est toi
Que j’aime bien.
Don Carlos
Quel âge as-tu, Laura ?
Laura
J’ai dix-huit ans.
Don Carlos
Tu es jeune... et seras
Jeune pendant cinq
ou six ans. Autour
De toi, pendant cinq
ou six ans encore,
Ils se rassembleront
pour te flatter,
Te caresser, te
combler de cadeaux,
Te divertir avec
leurs sérénades
Et pour s’entretuer
pour ton amour,
La nuit, aux
carrefours. Mais, peu de temps
Après, quand tes
yeux se seront creusés,
Et que les rides
t’auront recouvert
Les paupières
noircies ; lorsque ta tresse
Aura eu plusieurs
cheveux blancs, et qu’on
En sera venu à
t’appeler vieille,
Qu’est-ce que tu
diras alors ?
Laura
Alors ?
Pourquoi y
penserais-je ? Est-ce toujours
Que tu as de telles
pensées ? De quoi
Parlons-nous ?
Viens ici, ouvre la porte
Du balcon. Comme le
ciel est serein !
L’air tiède est
immobile, la nuit sent
Le citron et la
feuille de laurier,
La lune pleine
éclaire cet azur
Profond et sombre,
et les gardiens de nuit
Poussent leur cri
traînant : « Dormez en paix ! »
Et loin d’ici, dans
le Nord, à Paris,
Le ciel peut être
nuageux ; il tombe
Une pluie froide, et
le vent souffle. Écoute,
Carlos :
qu’est-ce que ça aurait à voir
Avec nous
deux ? Souris-moi, je l’exige...
C’est mieux comme
ça !
Don Carlos
Mon gentil démon !
On frappe à la porte.
Don Juan
Hé !
Laura !
Laura
Qui est là ?
Don Juan
Ouvre la porte...
Laura
De qui est cette
voix ? Mon Dieu !
Elle ouvre la porte ; entre Don Juan.
Don Juan
Bonsoir...
Laura
Ah, Don Juan !
(Elle se jette à son cou.)
Don Carlos
Comment ! C’est Don Juan !
Don Juan
Ô ma chérie...
(Il l’embrasse.)
Qui est chez toi, Laura ?
Don Carlos
C’est moi, Don
Carlos !
Don Juan
Bah ! Quelle rencontre !
Demain, je suis à
toi.
Don Carlos
Non, aujourd’hui !
Laura
Ça suffit, Don
Carlos : vous n’êtes pas
Dans la rue, mais
chez moi. Daignez sortir.
Don Carlos
(sans l’écouter)
J’attends. Eh
bien ! ton épée, où est-elle ?
Don Juan
Si tu es tellement
impatient,
Allons-y !
Ils se battent.
Laura
Ah, Juan ! Ah...
(Elle se jette sur son lit.)
Don Carlos tombe.
Don Juan
C’est fini.
Lève-toi donc,
Laura !
Laura
Qu’est-ce que c’est ?
Tu l’as tué dans ma
chambre... Parfait !
Et maintenant,
bretteur, qu’en ai-je à faire ?
Que diable ! Où
vais-je mettre ce cadavre ?
Don Juan
Peut-être est-il
vivant encore.
Laura
(examinant le cadavre)
Oh, oui !
Le sang ne coule
plus de sa blessure
Triangulaire ;
il ne respire pas.
Regarde : tu
lui as percé le cœur.
Don Juan
Que faire
donc ? C’est lui qui l’a voulu.
Laura
Eh, Don Juan !
Il ne cesse jamais
De jouer ces
méchants tours, et pourtant
Il n’est jamais
coupable... D’où viens-tu ?
Y a-t-il longtemps
que tu es rentré
D’exil ?
Don Juan
Je viens d’arriver en secret.
On ne m’a pas encore
pardonné.
Laura
Et t’es-tu souvenu à
l’instant même
De ta Laura ?
Ce qui est bon est bon !
Mais ça suffit, je
ne crois pas. Tu es
Chez moi par
aventure ; tu as vu
Ma maison en passant
par cette rue.
Don Juan
Non, ma chérie, et
Leporello peut
Le confirmer. Je
loge hors la ville,
Dans une auberge
horrible. C’est Laura
Que je cherche à
Madrid.
(Il l’embrasse.)
Laura
Mon bien-aimé !
Attends... auprès
d’un mort... qu’en fera-t-on ?
Don Juan
Avant qu’il fasse
jour, je porterai
Le cadavre enveloppé
dans ma cape
Jusqu’à ce
carrefour-là. Sois tranquille.
Laura
Prends garde que
personne ne te voie !
C’étaient tes amis
qui soupaient chez moi ;
Ils viennent de
partir. Comme c’est bon
Que tu sois arrivé
une minute
Après ! Si tu
les avais rencontrés...
Don Juan
Y a-t-il longtemps,
Laura, que tu l’aimes ?
Laura
Qui ? Tu
délires...
Don Juan
Hum ! Avoue-moi donc
Combien de fois tu
m’as déjà trompé
En mon absence.
Laura
Et toi, noceur ?
Don Juan
Dis-moi...
Mais non... on aura
le temps d’en parler.
Scène III
La statue du commandeur.
Don Juan
Tout est pour le
mieux : tuant par hasard
Don Carlos, je
m’abrite en humble ermite
Ici. Jour après
jour, je vois la veuve
Superbe, et (à ce
qu’il me semble au moins)
Elle m’a vu, elle aussi. Nous étions
Trop cérémonieux
jusqu’aujourd’hui,
Mais il est temps de
lui parler. Par où
Est-ce que je
commencerai ? « Osé-je,
Madame... »
Non, ce n’est pas ça... N’importe !
Ce qui me viendra
soudain à l’esprit,
Je le lui dirai en
improvisant
Un chant d’amour...
Elle doit arriver
Sous peu. Je crois
que le feu commandeur
S’ennuie sans elle.
Comme il paraît grand,
Large
d’épaules : c’est une statue
D’Hercule ! Et
le défunt était petit
Et faible ;
s’il se haussait sur la pointe
Des pieds, il ne
pourrait toucher le nez
De sa statue de la
main. Ce jour-là,
Nous nous battîmes,
lui et moi, derrière
L’Escurial ;
quand je l’eus transpercé
De mon épée, je vis
un papillon
Épinglé tout au
plus. Mais il était
Vaillant et
orgueilleux, cet homme austère...
Tiens ! La
voici.
Entre Doña Ana.
Doña Ana
Il est là de nouveau.
Je vous distrais de
vos réflexions...
Pardonnez-moi, mon
père.
Don Juan
C’est moi-même
Qui dois vous
demander pardon, Madame.
J’empêche peut-être
votre chagrin
De s’épancher à
volonté.
Doña Ana
Mon père,
Si grand soit-il,
mon chagrin est en moi ;
Mes humbles oraisons
peuvent monter
Vers le ciel devant
vous, et je vous prie
D’y joindre votre
voix.
Don Juan
Doña Ana !
Je ne mérite point
de partager
Vos oraisons. Je
n’ose répéter,
Avec mes lèvres
souillées par le vice,
Votre prière, sainte
comme elle est.
Je ne fais que vous
regarder de loin,
Lorsque vous vous
courbez, silencieuse,
Et que vos cheveux
longs et noirs s’épandent
Sur la blancheur du
marbre, et je crois voir,
Avec vénération, un
bel ange
Qui visite en
cachette ce tombeau.
Alors, mon cœur ému
ne conçoit plus
D’oraisons : je
l’admire en plein silence,
Et je pense qu’il
est heureux, celui
Dont le tombeau gelé
est réchauffé
De son haleine
céleste et mouillé
De ses larmes
d’amour...
Doña Ana
C’est très étrange
D’ouïr un tel
discours.
Don Juan
Vous dites ?
Doña Ana
Moi ?
Vous oubliez...
Don Juan
Que je suis un ermite
Indigne, et que ma
bouche vicieuse
Devrait se taire,
n’est-ce pas ?
Doña Ana
J’ai cru...
Je ne vous ai pas
bien compris...
Don Juan
Je vois
Que vous avez tout
deviné, Madame !
Doña Ana
Qu’ai-je
deviné ?
Don Juan
Non, je ne suis pas
Un moine, et je me
prosterne à vos pieds
En vous suppliant de
me pardonner.
Doña Ana
Mon Dieu !
Levez-vous... Qui êtes-vous donc ?
Don Juan
Un malheureux pris
d’une passion
Désespérante.
Doña Ana
Et me le dites-vous
Auprès de ce
tombeau ? Allez-vous-en !
Don Juan
Un instant, Doña
Ana, un instant !
Doña Ana
Et si quelqu’un y
arrive...
Don Juan
Un instant !
La grille est
fermée.
Doña Ana
Que désirez-vous ?
Don Juan
La mort ! Oh,
que je meure tout de suite
À vos pieds... qu’on
enterre ma dépouille...
Non près de celle
qui vous est si chère,
Non ici même, mais
plutôt là-bas,
Au seuil de cette
porte où vous pourrez
Toucher du pied ou
du pan de la robe
Ma dalle funéraire
en revenant
Pleurer agenouillée
sur ce tombeau
Majestueux...
Doña Ana
Vous êtes fou !
Don Juan
Peut-être
Prenez-vous pour un
signe de folie
Mon désir de mourir,
Doña Ana ?
Si j’étais fou, moi,
je désirerais
Rester en vie et
nourrir l’espérance
D’attendrir votre
cœur par mon amour ;
Si j’étais fou, je
passerais des nuits
À troubler votre
doux sommeil, planté
Sous votre balcon,
par mes sérénades ;
Je ne me cacherais
pas : au contraire,
J’attirerais votre
regard partout ;
Si j’étais fou, je
ne souffrirais pas
En silence...
Doña Ana
Et c’est de cette façon
Que vous vous
taisez !
Don Juan
Une occasion
S’est présentée à
moi, Doña Ana.
Sinon, vous
n’eussiez jamais pénétré
Mon secret navrant.
Doña Ana
Y a-t-il longtemps
Que vous
m’aimez ?
Don Juan
Longtemps ou pas longtemps,
Je ne le sais pas,
moi, mais depuis lors
Je sais combien vaut
cette vie si courte.
Ce n’est que depuis
lors que je comprends
Le sens du mot
« bonheur ».
Doña Ana
Allez-vous-en !
Vous êtes dangereux.
Don Juan
Moi ? Dangereux ?
Pourquoi ?
Doña Ana
J’ai peur de vous écouter.
Don Juan
Soit !
Je me tairai, mais
ne congédiez pas
Celui qui se console
seulement
Lorsqu’il vous voit.
Les folles espérances,
Je n’en nourris
aucune ; je n’exige
Rien du tout, mais,
puisqu’on m’a condamné
À vivre, il faut que
je vous voie, Madame.
Doña Ana
Allez-vous-en !
Votre discours si fou
Ne sied pas à ce
lieu sacré. Venez
Chez moi demain. Si vous
jurez, Monsieur,
De me traiter encore
avec respect,
Je vous recevrai,
mais daignez venir
Tard dans la nuit.
Je ne reçois personne
Depuis que je suis
veuve...
Don Juan
Ô mon bel ange,
Doña Ana ! Que
Dieu vous réconforte
Comme vous venez de
réconforter
Ce malheureux qui
souffre tant !
Doña Ana
Partez !
Don Juan
Juste un
instant !
Doña Ana
Ah, non, c’est moi qui dois
Partir, d’autant
plus que nulle oraison
Ne me vient à
l’esprit ! Votre discours
Mondain m’a
distraite : il y a longtemps
Que mon oreille
n’entend plus aucune
De ces paroles. Je
vous recevrai
Demain.
Don Juan
Demain ? Je n’ose encore y croire,
Je n’ose me livrer à
mon bonheur...
Je vous verrai
demain ! Non pas ici
Ni en
cachette !
Doña Ana
Quel est votre nom ?
Don Juan
Diego de Calvado.
Doña Ana
À demain,
Don Diego.
(Elle s’en va.)
Don Juan
Leporello !
Entre Leporello.
Leporello
Monsieur ?
Don Juan
Mon cher Leporello,
je suis heureux !
« Demain, tard
dans la nuit... » Leporello,
Prépare pour
demain... Je suis heureux
Comme un
enfant !
Leporello
Avez-vous donc parlé
À Doña Ana ?
Elle vous a dit
Quelques mots
gentils ou elle a reçu
Votre bénédiction,
n’est-ce pas ?
Don Juan
Non, Leporello, elle
m’a donné
Un
rendez-vous !
Leporello
Vraiment ? Ô vous, les veuves,
Vous êtes toutes de
même farine.
Don Juan
Je suis
heureux ! Je suis prêt à chanter !
Je voudrais
embrasser le monde entier !
Leporello
Et le commandeur,
qu’est-ce qu’il dira
De tout cela ?
Don Juan
Crois-tu qu’il soit jaloux
De son épouse ?
Non, rassure-toi !
Cet homme avait
toujours été sensé
Et serait devenu,
une fois mort,
Encore plus sensé.
Leporello
Mais non, Monsieur :
Regardez sa
statue !
Don Juan
Qu’est-ce qu’elle a,
Leporello ?
Leporello
Elle paraît fâchée.
On dirait qu’elle
vous regarde...
Don Juan
Alors,
Leporello, va
l’inviter chez moi,
Ou plutôt chez sa
veuve, pour demain.
Leporello
Inviter cette
statue ? Pour quoi faire ?
Don Juan
Pour sûr, je ne
prétends pas lui parler.
Va lui demander de
venir demain,
Tard dans la nuit,
pour faire sentinelle
À cette porte-là.
Leporello
Vous plaisantez...
Et avec qui !
Don Juan
Va vite !
Leporello
Mais...
Don Juan
Va donc !
Leporello
Belle et auguste
statue, Don Juan,
Mon maître, vous
demande de venir...
Mais non, parbleu,
je ne peux pas, j’ai peur !
Don Juan
Poltron ! Je
vais te...
Leporello
Permettez ! Mon maître,
Don Juan, vous
demande de venir
Demain, tard dans la
nuit, chez votre épouse
Pour faire
sentinelle à sa porte...
La statue fait oui de la tête.
Ah !
Don Juan
Qu’est-ce que tu
as ?
Leporello
Mon Dieu ! Je me meurs !
Don Juan
Qu’est-ce qui te
prend ?
Leporello
(hochant la tête)
La statue... Mon Dieu !
Don Juan
Me salues-tu ?
Leporello
Ce n’est pas moi, c’est elle !
Don Juan
Quelle bêtise
horrible !
Leporello
Allez vous-même...
Don Juan
Regarde, vagabond !
(s’adressant à la statue)
Je te demande,
Mon cher commandeur,
de venir demain
Chez ta veuve, à qui
je rendrai visite,
Pour garder sa
porte. Eh bien, viendras-tu ?
La statue fait oui de la tête.
Mon Dieu !
Leporello
Je vous l’ai dit...
Don Juan
Allons-nous-en !
Scène IV
La chambre de Doña Ana.
Don Juan et Doña Ana.
Doña Ana
Je vous reçois, Don
Diego, pourtant
Je crains que mes
propos ne vous ennuient,
Tristes qu’ils
sont : je me rappelle encore
Ma perte. Pauvre
veuve, je souris,
Comme un avril, au
milieu de mes pleurs.
Pourquoi vous
taisez-vous ?
Don Juan
Je me délecte
À penser en silence
que je suis
En tête-à-tête avec
Doña Ana.
C’est bien ici que
je vous vois, charmante ;
Vous n’êtes plus
agenouillée devant
Votre mari de
marbre, ce veinard...
Doña Ana
Êtes-vous donc
jaloux ? Même au tombeau,
Vous
inquiète-t-il ?
Don Juan
La jalousie
Ne me sied pas, car
vous avez choisi
De l’épouser.
Doña Ana
Non... Ma mère m’a fait
Accepter Don Alvaro
pour époux.
Nous étions
pauvres ; lui était fort riche.
Don Juan
Heureux ! Il a
posé son vain trésor
Aux pieds d’une
déesse en l’échangeant
Pour un bonheur
céleste. Quelle joie
J’eusse éprouvé à
vous donner mon titre
Et ma richesse pour
un doux regard,
Si je vous eusse
rencontrée plus tôt !
J’eusse obéi à votre
volonté
Comme un esclave,
j’eusse prévenu
Tous vos caprices
pour que votre vie
Fût un miracle
continu. Hélas !
Un autre sort m’a
été réservé.
Doña Ana
Assez, Diego !
En vous écoutant,
Je pèche : il
sied à une pauvre veuve
D’être fidèle à son
mari défunt.
Je ne puis vous
aimer. Si vous saviez
Comment Don Alvaro
m’avait aimée !
S’il était veuf,
lui, il ne recevrait
Aucune dame éprise
dans sa chambre.
Il demeurerait à
jamais fidèle
À l’amour conjugal.
Don Juan
Doña Ana,
Ne parlez plus de
votre époux, faisant
Souffrir mon
cœur ! Ne me torturez plus,
Même si je mérite
une torture...
Doña Ana
En méritez-vous
une ? Mais pourquoi ?
Vous n’êtes rattaché
à nulle femme
Par les liens sacrés
du mariage.
N’est-ce pas
vrai ? Vous avez donc le droit
D’être amoureux de
moi, devant le ciel
Et à mes propres
yeux.
Don Juan
À vos yeux ? Non !
Seigneur mon
Dieu !
Doña Ana
Avez-vous quelque faute
Qui me regarde à
vous reprocher ? Dites
Ce que vous avez
fait.
Don Juan
Non, non, jamais !
Doña Ana
Qu’est-ce que c’est,
Diego ? Êtes-vous
Coupable d’une
faute ? Quelle est-elle ?
Don Juan
Je ne vous le dirai
pour rien au monde.
Doña Ana
C’est étonnant,
Diego ! Je vous prie,
J’exige enfin...
Don Juan
Non, non...
Doña Ana
Ah ! Est-ce ainsi
Que vous obéissez,
comme un esclave,
À ma volonté ?
N’est-ce pas cela
Que venez à peine de
me dire ?
De quelle faute donc
vous jugez-vous
Coupable ?
Répondez-moi, Diego ;
Sinon, je me
fâcherai contre vous.
Don Juan
Je n’oserais... Vous
auriez de la haine
Pour moi.
Doña Ana
Je vous pardonne par avance,
Mais je veux le
savoir...
Don Juan
Gardez-vous bien
De percer ce
mystère, affreux qu’il est.
Doña Ana
Affreux qu’il est...
Ne me tourmentez pas !
Je suis trop
curieuse... Qu’auriez-vous
Pu faire pour me
porter préjudice ?
Je ne vous
connaissais pas ; je n’avais
Nul ennemi... Un
seul, au vrai, celui
Qui a tué Don
Alvaro.
Don Juan
(tout bas)
Eh bien !
On y est presque. Le
connaissez-vous,
Ce misérable Don
Juan ?
Doña Ana
Jamais
Je ne l’ai vu.
Don Juan
Au fond de votre cœur,
Vous haïssez cet
homme, n’est-ce pas ?
Doña Ana
J’y mets un point
d’honneur. Mais vous tentez
De me distraire de
ma question,
Don Diego. J’exige...
Don Juan
Si jamais
Vous rencontriez Don
Juan ?
Doña Ana
Alors,
Je lui enfoncerais
un long poignard
Dans la poitrine.
Don Juan
Où est-il, ton poignard ?
La voici, ma
poitrine !
Doña Ana
Diego,
Qu’avez-vous ?
Don Juan
Je ne suis pas Diego.
Je suis Juan.
Doña Ana
Mon Dieu ! Je ne crois pas !
C’est
impossible !
Don Juan
Je suis Don Juan.
Doña Ana
Ce n’est pas
vrai !
Don Juan
J’ai tué ton mari,
Et je ne m’en repens
ni n’en conçois
Aucun regret.
Doña Ana
Que dites-vous ? Non, non...
C’est
impossible !
Don Juan
Je suis Don Juan !
Et je t’adore.
Doña Ana
(défaillante)
Je perds mes esprits...
Où suis-je ?
Don Juan
Au nom du ciel, Doña Ana !
Debout !
Ranime-toi, et tu verras
Ton Diego, ton
esclave, à tes pieds.
Doña Ana
Oh, laisse-moi...
(d’une voix faible)
Tu es mon ennemi !
Tu m’as privée de
tout ce que j’avais...
Don Juan
Charmante
créature ! Je suis prêt
À expier mon coup
d’épée mourant
À tes pieds !
Je mourrai, si tu le veux ;
Je ne vivrai, si tu
veux que je vive,
Que pour toi...
Doña Ana
Est-ce là ce Don Juan ?
Don Juan
On vous l’avait
dépeint comme un gredin,
Doña Ana, n’est-ce
pas ? Il se peut
Que les rumeurs qui
courent ne soient pas
Tout à fait fausses,
que ma conscience
Se soit lassée de
porter le fardeau
De mes péchés. Oui,
j’ai longtemps été
Un élève assidu de
la luxure,
Pourtant, depuis que
je vous ai connue,
Je me sens comme
métamorphosé.
C’est la vertu que
j’aime en vous aimant,
Et je me mets, pour
la première fois,
À genoux devant
elle.
Doña Ana
Oh, Don Juan
Est éloquent :
j’en ai ouï parler !
On dit que c’est un
séducteur rusé ;
On vous tient pour
un corrupteur impie,
Un vrai démon.
Combien de pauvres femmes
Avez-vous
subornées ?
Don Juan
Jusqu’aujourd’hui,
Je n’ai aimé aucune
de ces femmes.
Doña Ana
Et je croirai
vraiment que Don Juan
Soit amoureux pour
la première fois,
Qu’il ne me
considère surtout pas
Comme sa
proie !
Don Juan
Si je désirais tant
Vous abuser, est-ce
que je dirais
Ce nom que vous ne
pouvez même entendre ?
Ma préméditation, où
est-elle ?
Où voyez-vous ma
perfidie ?
Doña Ana
Qui sait ?
Mais comment
osez-vous venir chez moi ?
Si quelqu’un vous
reconnaissait, serait
Inévitable votre
mort.
Don Juan
Ma mort ?
Docilement, je
donnerais ma vie
Pour un instant
passé auprès de vous !
Doña Ana
Mais comment
allez-vous sortir d’ici,
Ô imprudent ?
Don Juan
(baisant ses mains)
Craignez-vous pour la vie
De ce pauvre
Juan ? N’y a-t-il plus
De haine au fond de
votre âme angélique,
Doña Ana ?
Doña Ana
Si je pouvais encore
Vous haïr !
Mais il faut nous séparer.
Don Juan
Quand nous
reverrons-nous ?
Doña Ana
Je ne sais pas.
Un jour.
Don Juan
Demain ?
Doña Ana
Mais où ?
Don Juan
Ici.
Doña Ana
Mon cœur
Est faible !
Oh, Don Juan...
Don Juan
Un seul baiser
En preuve de votre
pardon...
Doña Ana
Va vite :
Il est grand
temps !
Don Juan
Un seul, froid et placide...
Doña Ana
Comme tu es
têtu ! Voici, prends-le.
Mais quel bruit
est-ce ? Oh, fuis, mon Don Juan !
Don Juan
Adieu... non, au
revoir, ma douce amie.
Il sort et rentre en courant.
Ah !
Doña Ana
Qu’est-ce qui t’arrive ? Ah !
Entre la statue du commandeur.
Doña Ana tombe.
La statue
Me voilà
Venu à ton appel.
Don Juan
Doña Ana !
Mon Dieu !
La statue
Tout est fini. Laisse-la donc.
Tu trembles, Don
Juan.
Don Juan
Moi ? Pas du tout.
Je t’ai invité, et
je suis content
De te voir.
La statue
Prends ma main.
Don Juan
Très volontiers.
Oh, comme est lourde
sa dextre de pierre !
Laisse-moi,
lâche-moi la main... Je meurs !
Tout est fini !
Ô ma Doña Ana !
Ils s’engouffrent.
(De la tragédie The City of the
Plague de Wilson)
Une
rue. Une table mise. Plusieurs hommes et femmes sont à banqueter.
Un
jeune homme
Cher président ! Je parle derechef
D’un homme que nous connaissons très bien,
De celui dont les reparties piquantes,
Les récits amusants, les commentaires,
Si virulents avec leur gravité
Comique, animaient tant nos entretiens,
Chassant le noir que cette maladie,
Notre hôte, fait s’emparer maintenant
Des esprits les plus brillants. Avant-hier,
Notre rire éclatant glorifiait
Sa causerie ; il ne se peut donc pas
Que nous venions à oublier Jackson
Pendant notre joyeux banquet ! Voici
Son fauteuil qui paraît attendre encore
Ce farceur-là, mais il s’en est allé
Dans les froides demeures souterraines...
Quoiqu’une bouche tellement verbeuse
Ne se soit jamais tue dans une tombe,
Il y en a qui sont encore en vie
Et n’ont nulle raison de s’attrister.
Or, je propose qu’on boive, en mêlant
Nos cris de joie aux tintements des verres,
À sa mémoire, comme s’il était
Vivant.
Le
président
Il fut le premier à sortir
De notre cercle. Buvons en silence
Pour l’honorer.
Le
jeune homme
Soit !
(Tous
boivent en silence.)
Le
président
Ta voix, ma petite,
Entonne les chansons de ton pays
Avec une perfection sauvage.
Chante-nous, Mary, quelque chanson triste
Pour qu’on se livre ensuite à l’allégresse
Avec plus de fougue, à l’instar de qui
S’absente de la terre dans ses songes.
Mary
(chante)
On vivait une autre vie,
Calme et riche, dans nos champs.
Le dimanche, était remplie
Notre église de croyants.
Que d’enfants, garçons et filles,
Allaient à l’école, heureux ;
Que de faux, que de faucilles
Tondaient nos prés plantureux !
Aujourd’hui, l’église est vide,
L’école est fermée à clé ;
Comme sur un sol aride,
On ne sème plus de blé.
Pas de bruit, pas de lumière ;
Rien ne bouge en ce moment ;
Ce n’est que le cimetière
Qui demeure en mouvement.
À chaque instant, on apporte
Des corps ; le village entier
Pleure ses morts et exhorte
Dieu à les prendre en pitié.
Déjà, on n’a plus de place
Pour creuser un seul tombeau ;
La foule de croix s’amasse
Comme un timide troupeau.
Si mon printemps passe vite,
Si de moi tu prends le deuil,
Toi que j’aimais tant, évite
D’embrasser, mise au cercueil,
Ta Jenny ; n’ose la suivre
Que de loin ; sois bien prudent ;
Fais effort pour me survivre,
Mon Edmond qui m’aimait tant !
Et puis quitte le village
Et va vivre en d’autres lieux
Jusqu’à ce que ton cœur sage
Me fasse enfin ses adieux.
Tu visiteras ma cendre
Quand la peste aura fini...
Sache qu’elle va t’attendre
Outre-tombe, ta Jenny !
Le
président
Merci beaucoup, notre Mary rêveuse,
Pour ta chanson plaintive ! Dans les
temps,
La même maladie ayant touché
Les monts et vaux de ton pays natal,
De gros sanglots s’entendaient sur les berges
De ses ruisseaux dont l’eau coule aujourd’hui
Si placide à travers cet Éden-là,
Inculte comme il l’est, mais cette année
Néfaste où tant d’honnêtes gens moururent,
Ce fut à peine si elle laissa
Un souvenir dans quelque cantilène
Triste et plaisante des pasteurs... Non, rien
N’afflige autant celui qui s’ébaudit
Qu’un de ces sons venus d’un cœur souffrant.
Mary
Hélas ! puissé-je ne jamais chanter
Hors la masure de mes chers parents !
Comme ils aimaient écouter leur Mary...
Ainsi me semble-t-il que je m’entends
Chanter, moi-même, à leur seuil. Au surplus,
Ma voix était plus douce alors : c’était
Celle de l’innocence...
Louise
Ces chansons
Ne sont plus à la mode ! Toutefois,
Il y a des cœurs simples qui se fondent
Dès qu’une femme se met à pleurer.
Elle se croit irrésistible avec
Son regard mouillé, mais en le pensant
De son rire, à coup sûr elle rirait
Sans cesse. Walsingham avait vanté
Les belles du Nord, toutes pleurnicheuses,
Et elle a commencé à larmoyer.
Ses cheveux écossais, que j’en déteste
Le jaune !
Le
président
Chut !
J’entends un bruit de roues !
(Passe
un char débordant de cadavres. Un homme noir le conduit.)
Tiens ! Elle s’est évanouie... D’après
Ce que Louise disait, je trouvais
Qu’elle avait un cœur d’homme. Point du
tout !
Le tendre l’emportant sur le cruel,
La peur habite une âme harcelée
Par des passions. Jette-lui, Mary,
De l’eau au visage. Elle se sent mieux.
Mary
Couche-toi sur mon sein, ma sœur de honte
Et de détresse.
Louise
(reprenant
ses esprits)
Un démon
effrayant,
Tout noir, aux yeux blancs, que j’ai vu en
rêve...
Il m’invitait à son char où les morts
S’entassaient pêle-mêle en murmurant
Dans une langue affreuse et inconnue...
Était-ce un rêve, dites-moi, le char
Avait-il passé par ici ?
Le
jeune homme
Louise,
Rassure-toi donc ! Bien que cette rue
Soit notre abri contre la mort, un lieu
Assez sûr pour qu’on s’y festoie, ce char
A le droit d’aller où qu’il aille ; on
doit
Le laisser circuler. Hé, Walsingham !
Pour couper court à ces discussions
Et défaillances féminines, chante
Une chanson qui, sans être inspirée
Par la tristesse écossaise, soit vive
Et libre... voire une chanson bachique,
Née à côté d’une coupe écumante.
Le
président
Ces chansons-là, je n’en connais aucune,
Mais je vais chanter un hymne à la peste
Écrit la nuit passée où une envie
Bizarre, celle de rimer, m’a pris
Pour la première fois dans cette vie.
Écoutez-le : rauque, ma voix convient
À ce chant.
Plusieurs
Hymne à
la peste ! On l’écoute !
Hymne à la peste ! Que c’est beau !
Bravo !
Le
président
(chante)
*
Quand marche un hiver rigoureux
Sur nous, tel qu’un commandant preux,
Avec ses troupes boréales,
On combat les froids sibériens
Avec la chaleur de nos poêles
Et la fureur de nos festins.
*
C’est la Peste, reine suprême,
Qui marche sur nous elle-même,
Frappant impérieusement,
Avec sa bêche funéraire,
À nos fenêtres. Quel tourment !
Qu’est-ce que nous avons à faire ?
*
Sauvons-nous de son coup fatal
Dans notre refuge hivernal !
Emplissons à ras bord nos verres,
Noyons dedans notre cerveau,
Trinquons, en vue des cimetières,
À la puissance du fléau !
*
On goûte le plus de délices
Au bord d’horribles précipices,
Parmi les vagues de la mer,
Lorsqu’une tempête funeste
En fait un véritable enfer,
Et sous l’empire de la Peste.
*
Tout ce dont on pourrait mourir
Renferme un drôle de plaisir
Pour les créatures mortelles,
Un soupçon d’immortalité :
Ô bienheureuses, toutes celles
Qui en ont tôt ou tard goûté !
*
Gloire à la Peste ! Si obscure
Soit-elle, notre sépulture,
Nous n’en avons aucune peur,
Savourant, comme un vin céleste,
Ces baisers aussi pleins d’ardeur
Qu’ils le sont peut-être de peste !
(Entre
un vieux prêtre.)
Le
prêtre
Fous hérétiques ! Quelle fête
impie !
Votre banquet et vos chants libertins
Profanent le silence que la mort
A propagé partout, sombre qu’il est !
Lors des obsèques toujours plus navrantes,
Je prie, entouré de faces livides,
Là-bas, au cimetière, et votre orgie
Trouble, odieuse, la paix de nos morts
Et fait trembler la terre au-dessus d’eux !
Si les prières des vieux et des femmes
N’avaient pas sanctifié cette fosse
Commune, j’aurais cru que les démons
Déchiraient l’âme d’un pécheur damné
Pour la précipiter dans les ténèbres...
Quelques voix
Il parle de l’enfer habilement !
Va-t’en, vieux ! Fous le camp ! Suis
ton chemin !
Le
prêtre
Je vous conjure par le sang sacré
Du Rédempteur crucifié pour nous :
Interrompez votre banquet hideux,
Si vous voulez retrouver, dans le ciel,
Les âmes de vos proches trépassés,
Et retournez à vos logis !
Le
président
Sont tristes
Nos logis, et les jeunes gens adorent
La joie !
Le
prêtre
Est-ce
toi, Walsingham, toi-même
Qui s’agriffait, il y a trois semaines,
Au cadavre de ta mère en hurlant,
Qui se démenait tant, agenouillé
Auprès de son tombeau ? Ne crois-tu pas
Qu’elle s’effondre en pleurs au paradis,
Maintenant qu’elle voit son fils ici,
Participant à cette fête ignoble,
Chantant, parmi nos saintes oraisons
Et nos soupirs douloureux, ces chansons
Obscènes ? Suis-moi donc !
Le
président
Pourquoi
viens-tu
Me tourmenter ? Je ne puis ni ne dois
Te suivre : ce qui me retient ici,
Ce sont mon désespoir, cette débauche
Dont je suis conscient, mes souvenirs
Atroces, la terreur du vide mort
Qui m’attend chez moi, et la nouveauté
De cette bacchanale, et le poison
Bienfaisant de ce verre, et les caresses
(Dieu me pardonne) de ces créatures
Perdues, mais belles... L’ombre de ma mère
Ne m’éloignera pas de cet endroit !
Il est tard... Voilà que j’entends ta voix
M’appeler... Ces efforts que tu as faits
Pour me sauver, je les reconnais, mais...
Va-t’en, vieux, je t’en prie, et reste en
paix,
Mais soit maudit celui qui te suivra !
Plusieurs
Ô noble président, bravo ! Bravo !
Va-t’en sans demander ton reste, vieux !
Le
prêtre
C’est l’âme de Mathilde qui t’appelle !
Le
président
(debout)
Jure-moi, en levant ta main flétrie,
Si pâle, vers les cieux, de ne plus dire
Ce nom à jamais tu dans le cercueil !
Oh, si je pouvais cacher ce spectacle
À ses yeux immortels ! Elle croyait
Que j’étais libre, pur et orgueilleux,
Et elle avait connu le paradis
Entre mes bras... Où est-ce que je suis ?
Fille de la lumière, je te vois
Là-haut, mais mon esprit ne montera
Jamais vers toi...
Une
voix féminine
Il est
devenu fou :
Il rêve de sa compagne enterrée,
Les yeux ouverts !
Le
prêtre
Allons,
viens donc, allons...
Le
président
Mon père, écoute... Pour l’amour de Dieu,
Laisse-moi seul !
Le
prêtre
Pardonne-moi,
mon fils !
Seigneur mon Dieu, ayez pitié de lui.
Il
s’en va. Le banquet continue. Le président reste plongé dans une méditation profonde.
_______
Texte établi par la Bibliothèque
russe et slave ; déposé
sur le site de la Bibliothèque le 11 février
2023.
* * *
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être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en
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