LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Pouchkine

(Пушкин Александр Сергеевич)

1799 — 1837

 

 

 

 

LE CAVALIER DE BRONZE

(Медный всадник)

 

 

 

1837

 

 

 

 

 


Traduction de J. Chuzeville, Paris, Egloff, 1947.

 

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

PrÉambule

PremiÈre partie

Seconde partie

 

 

 

 

 

 


Préambule

Il était là, debout sur le rivage d’une mer déserte et, plein de ses grandes pensées, il regardait au loin. À ses pieds, le fleuve roulait ses larges eaux que seule remontait péniblement une embarcation. Çà et là des chaumières, asiles du Finnois indigent, se dressaient noirâtres sur ces bords envahis par la mousse et la vase. Et la forêt impénétrable aux rayons d’un soleil voilé de brume étendait sa rumeur alentour.

Il se disait : « D’ici, nous menacerons le Suédois. Une ville y sera bâtie malgré nos orgueilleux voisins. La nature a voulu qu’ici nous percions une fenêtre sur l’Europe et que nous demeurions le pied ferme au bord de la mer. Jusqu’ici, portés par ces flots qu’ils ne connaissaient point, tous les pavillons viendront nous rendre visite. Et l’on y pourra banqueter à l’aise. »

Il s’écoula cent ans et la cité nouvelle, émerveillement et prodige du pays des nuits blanches, issue des forêts obscures, des profondeurs du marécage, s’élève dans toute sa pompe et sa magnificence. Là même où jadis le pêcheur finnois, triste rejeton de la nature, seul près de ces bords plats jetait son antique filet au sein des eaux inexplorées, c’est là qu’au long des quais animés se pressent aujourd’hui les nobles masses des palais et des tours. Les navires de tous les coins de la terre accourent en foule à ces riches bassins. La Néva s’est revêtue de granit, les ponts enjambent les canaux, de verts jardins ombragent ses îles, et devant la nouvelle capitale, Moscou, l’ancienne s’est effacée comme une veuve en deuil devant la jeune souveraine.

Je t’aime, ô création du génie de Pierre, j’aime ton profil noble et sévère, le cours majestueux de la Néva, le granit des quais, les grilles de fer de tes jardins, le clair-obscur de tes nuits méditatives, cette lumineuse absence de lune, alors que dans ma chambre j’écris sans lampe et que les maisons endormies des avenues désertes sont visibles, et claire l’aiguille de l’Amirauté et que, répudiant toute ombre au ciel doré, le crépuscule du matin a vite fait de remplacer l’autre et n’accorde qu’une demi-heure à la nuit. J’aime l’air immobile et le gel de ton cruel hiver, les courses en traîneau le long de cette ample Néva, les joues des jeunes filles plus roses que les roses et le faste, la rumeur, le caquet de tels bals et, dans les dîners de garçons, le vin mousseux qui pétille dans les verres, et la flamme bleue du punch. J’aime la vive allure des parades militaires sur notre Champ de Mars, la monotone beauté des fantassins et de la cavalerie alignés. Par dessus tout ce beau déploiement, ondoient les haillons de leurs drapeaux victorieux, rutilent les cimiers de cuivre que la mitraille a transpercés dans les combats. J’aime, ô capitale guerrière, la fumée et le tonnerre jaillis de tes forts quand la Souveraine du Pays des nuits blanches vient de donner un fils à la maison impériale, ou que la Russie de nouveau célèbre une victoire sur ses ennemis ou qu’achevant de rompre ses glaces azurées, la Néva les roule à la mer et, grosse du pressentiment des jours printaniers, tout entière exulte.

Prodigue ta splendeur, cité de Pierre et sois inébranlable autant que la Russie. Les éléments vaincus sauront avec toi vivre en paix. Que les flots de la Finlande oublient l’hostilité d’un temps et leur antique servage : qu’ils n’aillent point dans leur rage inutile troubler ce rêve éternel de Pierre !

Il y eut des jours affreux dont le souvenir est de fraîche date... Pour vous, mes amis, c’est à partir de là que je commence mon histoire. Et triste en sera le récit.

 

Première partie

Novembre soufflait son froid automnal sur Pétrograd enténébrée ; la Néva comme un fiévreux qui se débat dans son lit ruait, éclaboussant avec fracas le bord de ses parapets. Il était déjà nuit close. La pluie avec rage fouettait les vitres et le vent ululait plaintif. Un jeune homme, à cette heure-là rentrait chez lui d’une soirée.

Eugène — ainsi appellerons-nous notre héros, ce prénom sonne agréablement et depuis longtemps ma plume l’a pris pour ainsi dire en amitié, peu nous importe son nom bien qu’il ait brillé peut-être à l’époque et sous la plume de Karamzine fait du bruit dans les annales de famille ; mais de nos jours il est oublié du monde et de la rumeur publique. Notre héros vit à Kolomna, remplissant je ne sais trop quelles fonctions, évite les notabilités, ne regrette ni sa chère défunte ni le bon vieux temps.

Or donc Eugène rentré chez lui, secoua son manteau, se dévêtit, se coucha. Mais de longtemps il ne put dormir, hanté par maintes réflexions. À quoi pensait Eugène ? Il se disait qu’il était pauvre, qu’il devait par le travail acquérir son indépendance et parvenir aux honneurs ; que Dieu aurait pu lui accorder plus de génie et plus d’argent ; qu’il ne manque pas de désœuvrés à qui sourit la fortune, de sots et de paresseux menant une vie tellement plus facile ! qu’en tout il comptait seulement deux années de carrière ; que le fleuve continuait de grossir, que presque tous les ponts de la Néva étaient emportés et qu’il serait deux ou trois jours séparé de Prascovie...

Ainsi songeait-il, et la mélancolie de cette nuit l’obsédait. Il eût voulu que le vent ne hurlât pas si lugubre et que la pluie aux carreaux ne cinglât pas si fort. À la fin ses yeux, pris de sommeil, se fermèrent. Et voici que les ténèbres de cette pluvieuse nuit se dissipent et qu’un jour blême va se lever. Jour effroyable !

Toute la nuit, à contre-vent, la Néva s’était ruée vers la mer, impuissante à surmonter l’aveugle fureur de la tempête... Sur ses bords, dans la matinée, le peuple accourut se pressant pour mieux voir les eaux rageuses rejaillir en énormes paquets d’écume. C’est alors que, harcelé par le vent qui soufflait du golfe et rebroussant chemin, le fleuve à l’étroit entre ses quais, submergea les îles et, dans une saute plus forte, la Néva gonflant ses eaux comme une chaudière qui bout, se dressa d’un bond de fauve et sur la ville s’abattit... Et tout fut balayé alentour. Les eaux envahirent d’un seul coup les galetas souterrains, les canaux dégorgèrent entre les grilles du garde-fou. Et la cité de Pierre, tel un triton, resta plongée sous l’eau jusqu’à la ceinture.

Quel assaut ! Les vagues irritées, comme des voleurs, escaladent les fenêtres. Les barques en dérive enfoncent les vitres de leur proue ; les jardinets engloutis se diluent, des pans de cabanes, des poutres, des toitures, tous les produits naguère accumulés en prévision de la disette, les ponts emportés par l’orage, les cercueils du cimetière bouleversé flottent par les rues.

La foule, regardant passer la colère divine, attend son châtiment. Hélas ! tout est perdu : le gîte et la pâture. Où les retrouvera-t-on ?

En cette année terrible notre défunt tzar poursuivait encore son règne glorieux. Il vint sur le balcon du palais et murmura, triste et troublé : « Contre les éléments de Dieu, les empereurs ne peuvent rien. » Il s’assit, observant d’un regard préoccupé la sinistre dévastation. D’immenses lacs s’étaient formés où se déversaient les rues comme autant de larges rivières. Le palais ressemblait à quelque île déserte. Le tzar donnait ses ordres : d’un bout à l’autre des avenues proches et lointaines, s’ouvrant un chemin périlleux à travers les eaux déferlantes, ses généraux allaient porter secours aux habitants fous de terreur, courant le risque d’être noyés dans leurs maisons.

Alors, sur la Place de Pierre, où s’élevait dans l’angle une maison neuve dont le perron était gardé par deux lions levant une patte, qu’on eût jurés vivants, grimpé sur un de ces fauves de marbre, immobile, tête nue et les bras croisés, Eugène était assis, le visage couvert d’une pâleur mortelle. Il avait peur, mais non pour lui, le malheureux. Insensible à la ruée du flot avide qui déjà lui léchait les pieds, à la pluie qui lui cinglait le visage, au vent, qui, déchaîné, dans un hurlement lui avait tout à coup arraché son chapeau, les yeux perdus au loin, désespérément il regardait un point fixe. Pareilles à des montagnes issues de l’abîme en tourmente, les vagues, là-bas, déferlaient avec rage, la tempête hurlait, charriant des épaves... Mon Dieu, mon Dieu, là-bas hélas ! à côté du ressac, presqu’au bord même du golfe, une clôture en bois blanc avec un saule et une vieille maisonnette... C’était là que vivaient une veuve et sa fille, Prascovie, le rêve d’Eugène... Dort-il en ce moment ou toute notre vie n’est-elle qu’un vain songe, une dérision du sort, ici-bas ? Et lui, comme enchaîné là, comme rivé à ce marbre, ne pourra-t-il descendre ? Autour de lui, cette nappe d’eau — et rien de plus. Et lui tournant le dos, à une hauteur inaccessible au-dessus de la Néva soulevée, se dresse, tendant le bras, l’idole sur son cheval de bronze.

 

Seconde partie

Or voici que rassasiée de destruction et lasse de sa violence effrénée, la Néva revient à elle émerveillée de sa révolte et cède peu à peu sa proie, tel un brigand avec sa bande féroce entre dans un village, dépouille, assassine, saccage et pille. Cris et grincements de dents, voies de fait, injures, alarmes, hurlements et, saouls de déprédations, craignant d’être poursuivis, harassés, les bandits retournent en hâte chez eux laissant tomber leur butin en chemin.

L’eau se retira, le pavé reparut. Notre Eugène, le cœur étreint par l’angoisse, plein d’espoir, de crainte et de tristesse, court vers le fleuve qui vient à peine de se calmer. Mais ivres encore de leur triomphe, les ondes bouillonnaient furieusement comme si le feu couvait sous elles ; une écume les couvrait encore tel un cheval revenant de la bataille. Eugène regarde ; ses yeux découvrent une barque ; il y court, hèle le batelier — et le batelier qui chômait le conduit volontiers pour quelques liards à travers les terribles vagues.

Longtemps, guidée par le rameur, l’embarcation lutte contre les flots orageux et, plus d’une fois, risque de sombrer dans l’abîme qu’ils entrouvrent. À la fin, elle atteint le rivage.

L’infortuné, par une rue bien connue se dirige en courant vers un lieu non moins familier. Spectacle horrible : il n’en peut croire ses yeux. Tout est devant lui bouleversé, démoli, balayé. Des maisons informes s’affaissent, d’autres sont rasées complètement ou bien emportées par les vagues : alentour, comme sur un champ de bataille, gisent des cadavres. Eugène perdant la tête, pris d’une angoisse mortelle s’élance vers le lieu où son destin l’attend et doit comme sceller sa vie à tout jamais. Déjà il gagne le faubourg, voici le golfe, la maison est toute proche... Mais qu’est-ce que cela ?

Il s’arrête, retourne en arrière et revient. Il regarde... va... cherche encore des yeux. Voici l’endroit où s’élevait la maison. Voici le saule. Et la porte, elle était ici ; les vagues sans doute l’ont emportée. Où donc est la demeure ? Et saisi d’un trouble grandissant, il tourne et tourne en rond, se parle tout haut à lui-même et soudain, frappant de sa main son front, il éclate de rire.

L’obscurité nocturne descendit sur la ville toute tremblante, mais de longtemps la population ne put s’endormir : on causait entre soi de la journée qui venait de s’écouler.

Le matin, hors de la traînée pâle des nuages, un rayon vint briller sur la paisible capitale où déjà il ne trouvait plus trace du désastre de la veille. Une splendeur pourpre avait couvert ce deuil. La vie reprenait son cours ; par les rues déblayées, la population déambulait avec son indifférence coutumière. Une armée de fonctionnaires abandonnant leur gîte d’une nuit se rendaient aux bureaux. Sans perdre un instant, le mercanti rouvrait boutique dans les sous-sols dévastés par la Néva, prêt à s’indemniser largement sur le prochain. On tirait les canots hors des cours.

Le comte Khvostov, poète chéri des Muses, déjà célébrait en vers immortels le malheur des riverains de la Néva.

Mais lui, mon pauvre Eugène, hélas ! Son esprit désemparé n’avait pu résister à la terrible secousse. La grondante rumeur de la Néva et du vent retentissait à ses oreilles. En proie à de funestes pensées, il s’était éloigné sans mot dire. Une semaine, un mois s’écoula sans qu’il eût regagné son logis. Dès que le terme échut, sa chambre vide fut louée par le logeur à quelque barbouilleur de vers. Eugène ne vint pas réclamer ses objets. Il était bientôt devenu étranger au monde réel. Tout le jour il errait à pied et couchait sur le bas-port ; il se nourrissait de ce qu’on lui tendait par les soupiraux. Les vieilles hardes sur son corps tombaient en haillons pourrissants. Les gamins des rues lui jetaient des pierres au passage. Plus d’une fois le fouet d’un cocher l’avait cinglé à toute volée parce qu’il ne tenait jamais sa droite ; il semblait du reste n’y prêter aucune attention. Le tumulte intérieur de ses pensées le rendait sourd. Et c’est ainsi que, ni homme ni bête, ni vivant ni mort, il achevait de traîner sa misérable existence.

Une nuit, il dormait au bord de la Néva. Les jours d’été penchaient vers l’automne. Un vent lugubre soufflait. De noirs paquets d’eau s’abattaient sur le bas-port dans un éclaboussement d’écume, au long des marches glissantes... Le pauvre hère ouvrit les yeux. Tout était sombre : la pluie tombait goutte à goutte parmi les râles étouffés du vent auxquels, par instants, répondaient les appels lointains d’un veilleur de nuit. Eugène d’un saut fut debout : il se rappelait trop bien les angoisses récentes ; il reprit son vagabondage et soudain s’arrêta. Longtemps il promena son regard alentour avec une expression d’effroi sur son visage. Il se trouvait alors sous le péristyle d’une grande maison. Des lions, la patte levée, qui paraissaient vivants, montaient la garde sur le perron. Et, juste en face, là-haut dans le noir, le géant trônait sur son cheval de bronze.

Eugène eut un frisson. Les idées se précisaient en lui sous un jour terrible. Il revoyait la scène où le déluge avait eu lieu, où les ondes ameutées se pressaient comme pour l’engloutir, les lions et la place et celui dont le chef d’airain s’érigeait immobile dans les ténèbres et dont la volonté fatale avait créé cette ville sur la mer. Terrible est son aspect à travers l’ombre qui l’environne. Sous l’ample front quelle pensée, et quelle force ramassée en ses membres, et dans son coursier quelle ardeur ! Où ton galop te porte-t-il, cheval superbe ? Où ton sabot ira-t-il s’abattre ? O maître puissant du destin, n’est-ce pas ainsi qu’au-dessus de l’abîme, tout en haut, sous le frein d’acier tu fis cabrer la Russie ?

Le pauvre dément, devant le piédestal de l’idole, contemplait hagard le souverain de la moitié du globe. La poitrine oppressée, heurtant du front les barreaux, ses yeux fouillaient l’obscurité. Un froid circula dans ses veines, il frémit et d’un air tragique s’arrêta devant la hautaine idole. Grinçant des dents et le poing levé, comme en proie à son funeste ressentiment, il murmura d’une voix qui tremblait de fureur : « À nous deux, faiseur de prodiges, c’est moi qui... ». Et tout à coup il s’élança dans une fuite éperdue. Il lui avait semblé que le visage du terrible despote, enflammé de colère, s’était retourné lentement... Et de courir à travers la place déserte, entendant sur ses pas — ou serait-ce le bruit du tonnerre ? — un lourd galop qui martèle les pavés ébranlés. Sous un blême rayon de lune, allongeant le bras tout là-haut, le cavalier de bronze est à ses trousses dans une chevauchée retentissante. Et toute la nuit, où que l’insensé dirige ses pas, derrière lui, partout, le cavalier de bronze est là qui le poursuit de ses pesantes foulées.

À partir de ce jour, quand il devait traverser la place, un désarroi se peignait sur ses traits. Sa main se crispait sur sa poitrine comme pour étouffer un gémissement. D’un geste, il découvrait son front et, baissant humblement la tête, passait au large.

On voit près de la rive un îlot. Parfois, des pêcheurs attardés y viennent amarrer leurs filets et préparer un repas frugal ; ou bien, se promenant le dimanche en bateau, c’est un bureaucrate qui visite cette île solitaire. Pas un brin d’herbe n’y pousse. L’inondation en se jouant a fait échouer là une vieille chaumine. Elle restait sur l’eau comme un arbuste noirâtre. Au printemps, on l’emmena sur une barque. Elle était vide et toute démolie. Près du seuil on découvrit mon pauvre dément, et l’on enterra — loué soit Dieu — son cadavre à cet endroit même.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 23 mars 2014.

 

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