LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Pouchkine

(Пушкин Александр Сергеевич)

1799 — 1837

 

 

 

 

LA FILLE DU CAPITAINE

(Капитанская дочка)

 

 

 

1836

 

 

 

 

 


Traduction de Maurice Quais, Paris, Guyot, 1899.

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I. Le sergent de la garde

II. Le guide

III. La forteresse

IV. Le duel

V. L’amour

VI. La rÉvolte de Pougatchof

VII. L’assaut

VIII. Un hÔte non invitÉ

IX. La sÉparation

X. SiÈge de la ville

XI. Le village des rebelles

XII. L’orpheline

XIII. En prison

XIV. Le tribunal

 

 

 


Veillez à l’honneur dès la jeunesse

(Proverbe russe)

 

 

 

 

 

 

 

I. Le sergent de la garde

 

Demain, il serait capitaine dans la garde. « Mais cela n’est pas nécessaire. » Voilà qui est dit ! Laisse-le un peu trimer..........

Quel est son père ?

Kniagenine.

 

Mon père, André Pétrovitch[1] Grinief avait servi dans sa jeunesse sous le comte Minika et prit sa retraite comme major en premier en 17... À partir de ce moment il vécut dans son village natal, situé dans la province de Simebirsk, où il avait épousé Mlle Eudoxie Vassilevna Iou... fille d’un gentilhomme de l’endroit. Nous étions neuf enfants. Mes frères et mes sœurs moururent tous en bas âge. Je fus inscrit comme sergent au régiment Simionofski, sur la recommandation du prince B... major de la garde, et notre proche parent. J’étais compté comme en congé jusqu’à la fin de mes études. Dans ce temps-là, l’éducation n’était pas ce qu’elle est maintenant. À l’âge de cinq ans on me mit entre les mains du palefrenier Saviélitch, dont on m’avait gratifié comme gouverneur, à cause de sa tempérance. À l’âge de douze ans, j’appris à lire et à écrire sous sa surveillance, et je pouvais parler, en connaisseur, des qualités d’un lévrier. À cette même époque, mon père engagea pour moi un français, M. Beaupré, qu’il avait fait venir de Moscou, avec notre provision annuelle de vin et d’huile de Provence. Son arrivée déplut fortement à Saviélitch.

— Dieu merci, grommela-t-il entre ses dents, il me semble que l’enfant est lavé, peigné et nourri. À quoi bon gaspiller l’argent en engageant ce monsieur, comme si on n’avait pas ses propres gens !

Dans sa patrie, Beaupré avait été perruquier, puis il avait servi comme soldat en Prusse et ensuite était venu en Russie pour être maître de français, sans bien comprendre la signification de ce mot. Il était bon garçon, mais étourdi et débauché à l’excès. La passion pour le beau sexe était sa principale faiblesse ; souvent il recevait pour ses gentillesses des coups qui le faisaient gémir pendant vingt-quatre heures. De plus il n’était pas, suivant son expression, l’ennemi de la dive bouteille, c’est-à-dire en russe qu’il aimait à boire. Mais, comme chez nous, on ne servait du vin qu’à table et seulement dans des petits verres, et que de plus on oubliait ordinairement de le servir, notre Beaupré s’habitua très vite à l’eau-de-vie russe et commença à la préférer au vin de sa patrie, comme incomparablement plus profitable pour l’estomac. Nous nous entendîmes tout de suite, et quoique, d’après son contrat, il fût obligé de m’enseigner le français, l’allemand et toutes les sciences, il préféra apprendre à bavarder un peu en russe avec moi et ensuite chacun s’occupa de son affaire. Nous vivions en parfaite harmonie. Je ne désirais pas d’autre mentor. Mais bientôt le destin nous sépara, voici à quelle occasion.

La blanchisseuse Palacheka, grosse fille joufflue et grêlée, ainsi que Akoulka, la vachère borgne, convinrent un jour de se jeter en même temps aux pieds de maman en lui avouant leur coupable faiblesse et en se plaignant de Monsieur qui avait abusé de leur inexpérience. Ma mère ne plaisantait pas sur ce chapitre, elle se plaignit à mon père, dont le jugement ne fut pas long. Il fit appeler sur-le-champ cette canaille de français, on lui répondit que Monsieur me donnait la leçon. Papa arriva alors dans ma chambre. Pendant ce temps-là Beaupré dormait du sommeil de l’innocence, sur son lit. Quant à moi, j’étais occupé. Il est nécessaire de savoir que l’on m’avait fait venir de Moscou une carte de géographie. Elle était pendue au mur sans emploi et, déjà depuis longtemps, la largeur et la beauté de son papier m’avaient séduit. J’avais décidé d’en faire un cerf-volant et, profitant du sommeil de Beaupré, je commençais mon travail. Mon père entra au moment où j’ajustais une Antille en queue au cap de Bonne-Espérance. Voyant mon exercice de géographie, papa me tira l’oreille, puis courut vers Beaupré, le réveilla très brusquement et commença à l’accabler de reproches. Beaupré tout troublé voulait se lever, mais il ne pouvait pas : le malheureux était ivre-mort. Il ne faut pas faire les choses à moitié, comme dit le proverbe. Papa le souleva de son lit jusqu’à la porte, le poussa dehors et, le soir même, le chassa à la joie indescriptible de Saviélitch. C’est ainsi que se termina mon éducation.

Je passai alors toute mon enfance à poursuivre les pigeons et à jouer à cheval fondu avec les gamins. Puis ma seizième année arriva. Alors mon sort changea.

Un jour d’automne, maman faisait cuire de la confiture de miel dans le salon, et moi tout en léchant les bords, je regardais l’écume bouillonnante. Papa, près de la fenêtre, lisait « l’Almanach de la Cour », qu’il recevait tous les ans. Ce livre agissait toujours fortement sur lui : il se le relisait jamais sans un intérêt particulier et cette lecture produisait toujours en lui une incroyable agitation de bile. Maman, connaissant par cœur ses habitudes et ses manies, s’efforçait toujours de cacher le malheureux livre le mieux possible et, de cette manière, l’Almanach de la Cour ne tombait pas sous ses yeux quelquefois pendant des mois entiers. Aussi, en revanche, quand il le trouvait, il ne le lâchait plus durant des heures entières. Ainsi, papa lisait l’Almanach de la Cour, haussant de temps en temps les épaules et répétant à voix basse :

— Lieutenant-général !... Il était sergent dans ma compagnie !... chevalier des deux ordres russes !... Et nous, y a-t-il longtemps ?...

À la fin papa lança l’Almanach sur le divan et se plongea dans une rêverie qui ne présageait rien de bon.

Tout à coup, il s’adressa à maman :

— Eudoxie Vassilevna, quel âge a notre Pierrot ?

— Il a dix-sept ans, répondit ma mère. Pierre est né la même année que la tante Anastasie Guéracimovna s’est crevé l’œil, et quand...

— Bien, interrompit papa, il est temps de le faire entrer au service. Il a assez couru comme cela dans la chambre des bonnes et dans le pigeonnier.

L’idée de la séparation prochaine me vint à l’esprit, ainsi qu’à ma mère, qui laissa tomber sa cuiller dans la casserole et dont les pleurs inondèrent le visage. Moi, au contraire, mon ravissement était impossible à décrire. L’idée de servir se mêla en moi avec les idées de liberté et la perspective des plaisirs de la vie de Pétersbourg. Je me voyais déjà officier de la garde, ce qui, selon moi, était le comble de la félicité humaine.

Mon père n’aimait ni changer ses desseins, ni ajourner leur accomplissement. Un jour fut choisi pour mon départ.

La veille, papa annonça son intention d’écrire à mon futur chef et demanda une plume et du papier.

— N’oublie pas, André Pétrovitch, dit maman, de saluer de ma part le prince B... et de lui dire que j’espère qu’il voudra bien accorder sa protection à Pierre.

— Voilà une absurdité ! répondit papa en fronçant le sourcil. À quoi bon écrire au prince B... ?

— Est-ce que tu ne viens pas de dire que tu veux écrire au chef de Pierre ?

— Oui... eh bien ! quoi ?...

— Le chef de Pierre, c’est le prince B... puisque Pierre est inscrit au régiment Simionofski.

— Inscrit ! et qu’est-ce que cela me fait à moi qu’il soit inscrit ?... Pierre n’ira pas à Pétersbourg... Qu’apprendra-t-il en servant à Pétersbourg ?... à faire de folles dépenses et à polissonner. Non, il ne faut pas qu’il serve dans la garde, il faut qu’il pousse la charrue, qu’il sente l’odeur de la poudre, qu’il soit soldat en un mot et non muscadin de la garde !... Où est son passeport ?... Donne-le moi ici.

Maman alla chercher mon passeport qu’elle avait rangé dans son coffret avec la chemise que j’avais le jour de mon baptême, et le remit à papa d’une main tremblante. Papa le lut avec attention, le plaça devant lui sur la table et commença sa lettre.

La curiosité me tourmentait. Où m’envoie-t-on donc, pensais-je, si ce n’est pas à Pétersbourg ? Je ne quittais pas des yeux la plume de mon père, qui se mouvait assez lentement. Enfin il termina, cacheta sa lettre dans un paquet avec le passeport, ôta ses lunettes et, m’appelant auprès de lui, me dit :

— Voilà une lettre pour André Karlovitch R... mon vieux camarade et ami. Tu vas partir pour Orènebourg où tu serviras sous ses ordres.

Et ainsi, toutes mes brillantes espérances s’évanouirent ! Au lieu de la joyeuse vie de Pétersbourg, la tristesse d’un trou lointain de province m’attendait. Le service, que, une minute auparavant, j’envisageais avec un si grand transport de joie me parut tout à coup très pénible. Mais il était inutile de discuter. Le lendemain, de bon matin, la kibitke de voyage fut amenée près du perron ; on y plaça une malle, une cantine avec le service à thé et des sacs de petits pains et de gâteaux, derniers vestiges de l’indulgence maternelle. Mes parents me bénirent. Mon père me dit :

— Adieu, Pierre ; sers fidèlement, quand tu auras prêté serment ; obéis à tes chefs ; ne les poursuis pas de tes flatteries ; ne fais pas trop de zèle dans le service, mais ne manque jamais à ton devoir et souviens-toi du proverbe : « Commence à soigner ton habit quand il est neuf et ton honneur quand tu es jeune ».

Maman tout en pleurs me recommandait de ménager ma santé et à Saviélitch d’avoir soin de moi. On me vêtit d’une pelisse de lièvre et par-dessus d’une seconde en renard.

Je m’assis dans la kibitke avec Saviélitch et partis en versant des larmes.

La même nuit, j’arrivai à Simebirsk où je devais passer vingt-quatre heures, pour permettre à Saviélitch de faire les différents achats dont il avait été chargé. Je m’arrêtai dans une auberge. Dès le matin, Saviélitch alla dans les magasins. Ennuyé de regarder par la fenêtre, dans la sale ruelle, je me mis à rôder çà et là dans toute l’auberge. J’entrai dans la salle de billard et je vis un grand monsieur d’environ trente-cinq ans, avec de longues moustaches noires ; il était en robe de chambre, il avait la queue de billard à la main et la pipe à la bouche. Il jouait avec un marqueur qui, en cas de gain, buvait un petit verre d’eau-de-vie, et, en cas de perte, devait se fourrer à quatre pattes sous le billard. Je me mis à contempler leur jeu.

Plus le jeu se prolongeait, plus les promenades à quatre pattes recommençaient fréquentes, quand à la fin le marqueur resta sous le billard. Le monsieur lui lança quelques rudes épithètes, en manière d’oraison funèbre, et me proposa de jouer une partie. Je refusai parce que je ne savais pas jouer. Cela lui sembla évidemment étrange. Il me regarda avec pitié ; cependant nous entrâmes en conversation. J’appris qu’il s’appelait Jean Ivanovitch Zourine, qu’il était capitaine de cavalerie attaché au recrutement de Simebirsk, mais qu’il se tenait le plus souvent au cabaret. Zourine m’invita à dîner avec lui à la fortune du pot, en camarade. J’acceptai avec plaisir. Nous nous mîmes à table. Zourine but beaucoup et me régala, disant qu’il fallait m’habituer au service ; il me raconta des anecdotes militaires qui me firent pouffer de rire, et nous nous levâmes de table complètement amis.

Il m’offrit de m’apprendre à jouer au billard.

— C’est indispensable, dit-il, pour un soldat. En campagne, par exemple, tu arrives dans un hameau ; à quoi veux-tu t’occuper ?... Tout le monde ne peut pas s’occuper à battre les Juifs. Bon gré, mal gré, tu vas au cabaret et tu joues au billard ; mais pour cela, il faut savoir jouer !

Je fus tout à fait convaincu et commençai à apprendre avec une grande application. Zourine m’encourageait tout haut, s’étonnant de mes rapides progrès, et, après plusieurs leçons, il me proposa de jouer pour de l’argent, deux kopeks ; non pas pour le gain, mais seulement afin de ne pas jouer pour rien, ce qui, selon son expression, était une détestable habitude. J’y consentis. Zourine commanda un punch et m’engagea à essayer d’en boire, répétant qu’il fallait que je m’habituasse au service ; et, sans punch, que serait le service ? Je lui obéis. Cependant notre jeu se prolongeait. Plus je vidais mon verre, plus je devenais audacieux. À tout moment mes billes sautaient par-dessus la bande, je m’emportais et j’invectivais le marqueur, qui comptait Dieu sait comme ! et d’heure en heure augmentait le jeu ; en un mot, je me conduisis comme un polisson qui a recouvré sa liberté. Cependant le temps passait inaperçu ; Zourine regarda sa montre, posa la queue et m’annonça que j’avais perdu cent roubles. Cela me troubla un peu. Saviélitch avait mon argent. Je commençai à m’excuser. Zourine m’interrompit :

— Allons ! ne t’inquiète pas. Je ne suis pas pressé, et en attendant, allons chez Arimoucheka.

Que vous dirai-je ? Je terminai la journée en libertin, comme je l’avais commencée. Nous soupâmes chez Arimoucheka, Zourine, à tout instant, me versait à boire, répétant qu’il me fallait m’habituer au service. En me levant de table, c’est à peine si je me tenais sur les jambes ; à minuit, Zourine me reconduisit à l’auberge.

Saviélitch nous attendait à la porte. Il poussa une exclamation en voyant les signes certains de mon zèle pour le service.

— Que t’est-il arrivé ? dit-il d’une voix triste. Où est-ce que tu t’es enivré ?... Ah mon Dieu ! pareil malheur n’était jamais arrivé !

— Tais-toi, vieux barbon ! lui répondis-je en bégayant ; sûrement tu es ivre ; va dormir... et couche-moi.

Le lendemain, je me réveillai avec mal à la tête, me rappelant vaguement les événements de la veille. Mes réflexions furent interrompues par Saviélitch qui m’apportait une tasse de thé.

— C’est de bonne heure, Pierre Andrévitch, dit-il en branlant la tête, que tu commences à te livrer à la débauche... Et avec qui es-tu allé ? Je crois que jamais, ni ton père, ni ton grand-père n’ont été dans un état pareil ; je ne parle pas de ta mère qui, depuis sa naissance n’a jamais bu que du kvas[2]... Et qui est cause de tout cela ?... Ce maudit monsieur. Il ne faisait que courir chez Antipievna : « Madame, de l’eau-de-vie, je vous prie. » Voilà le résultat de ces « je vous prie ». Il n’y a rien à dire, ce fils de chien a enseigné du joli. Et quel besoin avait-on de prendre ce mécréant de précepteur ! comme si l’on n’avait pas ses propres gens !

J’étais tout honteux. Je lui tournai le dos et lui dis :

— Va-t-en, Saviélitch, je ne veux pas de thé.

Mais il était difficile d’arrêter Saviélitch quand il avait commencé un sermon.

— Tu vois Pierre Andrévitch, ce que c’est de s’enivrer : ta tête est lourde et tu ne veux pas manger... L’homme qui boit n’est bon à rien... Bois donc du jus de concombre avec du miel, ou ce qui serait encore mieux, bois un demi-verre d’eau-de-vie. Ne penses-tu pas ?...

Au même moment un garçon entra et me présenta un billet de la part de Jean Ivanovitch Zourine. Je l’ouvris et je lus les lignes suivantes :

« Cher Pierre Andrévitch, envoie-moi, je te prie, par le porteur, les cent roubles que je t’ai gagnés hier. J’ai le plus grand besoin d’argent.

« Toujours à ton service.

« Jean Zourine »

Il n’y avait rien à faire. Je pris un air indifférent, et, m’adressant à Saviélitch, qui prenait soin de mon argent, de mon linge et de mes affaires, je lui ordonnai de donner cent roubles au jeune domestique.

— Comment !... Pourquoi ?... demanda Saviélitch, étonné.

— Je les lui dois, répondis-je avec la plus grande froideur.

— Tu les lui dois ! repartit Saviélitch, de plus en plus étonné... Quand as-tu eu le temps de les lui devoir ?... Voilà où nous ne sommes pas d’accord ; avec ta permission, mon maître, je ne donnerai pas l’argent.

Je pensai que, si, dans cette minute décisive, je ne cherchais pas querelle à ce vieillard entêté, alors dans la suite, il me serait impossible de me délivrer de sa tutelle et, le regardant avec hauteur, je lui dis :

— Je suis ton maître, et toi, tu es mon domestique. L’argent est à moi. J’ai perdu ces cent roubles parce que cela m’a plu ; je te conseille de ne pas raisonner et de faire ce qu’on te commande.

Saviélitch fut tellement étonné par mes paroles, qu’il frappa ses mains l’une contre l’autre et resta stupéfait.

— Qu’as-tu à rester là ? lui criai-je en colère.

Saviélitch se mit à pleurer.

— Mon cher maître, prononça-t-il d’une voix tremblante, ne me fais pas mourir de chagrin. Mon bien-aimé maître, écoute un vieillard : écris à ce brigand que tu as plaisanté et que nous n’avons pas cet argent-là sur nous... Cent roubles !... Dieu tout-puissant !... Dis que tes parents t’ont défendu expressément de jouer, si ce n’est aux noix...

— Tu mens, interrompis-je sévèrement ; donne-moi l’argent ou je te chasse.

Saviélitch me contempla avec une profonde douleur et s’en alla régler ma dette. Cela me faisait de la peine pour ce pauvre vieillard ; mais je voulais me délivrer de sa tutelle et montrer que je n’étais plus un enfant. L’argent fut remis à Zourine. Saviélitch s’empressa de me tirer de cette maudite auberge. Il ne tarda pas à venir me prévenir que les chevaux étaient prêts. Je partis de Simebirsk, la conscience peu tranquille, sans dire adieu à mon maître de billard et sans penser que je le reverrais jamais.

 

II. Le guide

 

O pays, mon petit pays !

O pays inconnu pour moi !

Pourquoi ne suis-je pas venu de moi-même,

Sur ton sol,

Pourquoi mon bon cheval ne m’a-t-il pas amené vers toi :

L’agilité et la vaillance d’un brave garçon

Et la branche de houblon du cabaret

M’ont amené jusqu’à toi.

Vieille chanson.

 

En route mes réflexions ne furent pas très agréables. La somme que j’avais perdue, pour ce temps-là, était considérable. Dans mon for intérieur, je ne pouvais pas faire autrement que de trouver stupide ma conduite à l’auberge de Simebirsk et je me sentais coupable envers Saviélitch. Tout cela me troublait. Le vieillard, d’un air morne, était assis dans un coin, la tête tournée du côté opposé au mien, se taisant et marmottant seulement de temps en temps. Je voulais absolument me réconcilier avec lui, mais je ne savais pas comment commencer. Enfin je lui dis :

— Eh bien, Saviélitch, c’est fini, réconcilions-nous, je te demande pardon ; je vois que j’ai eu tort. Hier j’ai fait des folies et je t’ai offensé sans raison. Je te promets à l’avenir de me conduire plus raisonnablement et de t’écouter. Eh bien, ne sois plus en colère, faisons la paix.

— Hélas ! mon cher Pierre Andrévitch, répondit-il avec un profond soupir. C’est contre moi-même que je suis en colère : c’est moi qui suis tout à fait coupable ! que faire ? on t’a poussé au mal ; je pensais entrer en passant chez le sacristain pour tâcher de voir le prêtre. Oui, mais aussitôt que je suis entré chez le prêtre, je me suis cru en prison. C’est un grand malheur ! Comment est-ce que je pourrai paraître devant mes maîtres ? que diront-ils, lorsqu’ils sauront que leur enfant boit et joue ?

Pour consoler le pauvre Saviélitch, je lui donnai ma parole qu’à l’avenir je ne dépenserai plus un seul kopeck sans son consentement. Peu à peu il se tranquillisa quoiqu’il continuât de temps en temps à grommeler à part lui, en branlant la tête : « Cent roubles ! est-ce que c’est une petite affaire ? »

J’approchais du but de mon voyage. Autour de moi s’étendaient de tristes landes coupées de hauteurs et de ravins. Tout était couvert de neige. Le soleil se couchait. La kibitke[3] marchait dans un chemin étroit, ou, plus exactement, suivait les traces laissées par les traîneaux des paysans. Tout à coup notre cocher se mit à regarder de côté et enfin, se décoiffant, s’adressa à moi en disant :

— Maître, ne désires-tu pas retourner en arrière ?

— Et pourquoi ?

— Le moment n’est pas favorable ; le vent s’élève doucement : vois comme il balaye la neige.

— Quel mal y a-t-il à cela ?

— Et vois-tu ce qu’il y a là ?...

En même temps le cocher montrait l’orient.

— Je ne vois rien que la blanche steppe et le ciel clair.

— Et ici, ce nuage, le vois-tu ?

En effet je vis à l’horizon un nuage blanc que j’avais pris tout d’abord pour une colline éloignée. Le cocher m’expliqua que ce nuage annonçait un ouragan.

J’avais entendu parler des tourbillons de neige de cette contrée et je savais que, parfois, ils s’arrêtaient et couvraient des convois entiers. Saviélitch, d’accord avec le cocher, me conseillait de retourner en arrière. Mais le vent ne me semblait fort, et comptant arriver de bonne heure à la station suivante, je donnai l’ordre de continuer la route.

Le cocher lança ses chevaux au galop, mais regarda toujours à l’est. Les chevaux galopaient avec ensemble. Pendant ce temps le vent soufflait de plus en plus fort. Le petit nuage devenait un gros nuage blanc qui, en s’élevant doucement, grandit peu à peu et finit par envahir tout le ciel. Une neige fine commença à tomber, puis bientôt vinrent de gros flocons. Le vent commença à siffler, nous étions en plein chasse-neige. En un instant le ciel disparut, obscurci par cet océan de neige. Alors, on ne vit plus rien.

— Eh bien, maître, s’écria le cocher, voilà le tourbillon de neige !

Je sortis la tête de la kibitke et regardai : tout n’était que ténèbres et tourbillons. Le vent soufflait avec une violence si féroce qu’on l’eût cru vivant ; la neige nous couvrait, Saviélitch et moi ; les chevaux se mirent au pas et bientôt s’arrêtèrent.

— Pourquoi ne marches-tu pas ? demandai-je au cocher, avec impatience.

— Et où aller ? répondit-il en descendant de son siège. Dieu sait où nous irions, il n’y a pas de chemin et on n’y voit goutte.

Je commençai à l’invectiver. Saviélitch prit sa défense :

— J’avais bien envie de ne pas obéir, dit-il en colère, et, si nous étions retournés à la station, nous aurions pris le thé, nous aurions dormi jusqu’au matin, pendant ce temps l’ouragan se serait apaisé, et nous aurions continué notre chemin. Et je vous demande un peu, pourquoi se dépêcher ? Encore si c’était pour aller à la noce.

Saviélitch avait raison. Il n’y avait rien à faire tellement la neige s’amoncelait autour de la kibitke. Les chevaux étaient immobiles, la tête baissée, et frissonnaient de temps à autre. Le cocher marchait autour de ses chevaux, arrangeant les harnais. Saviélitch grommelait, et moi, je regardais de tous côtés, espérant apercevoir quelque indice d’habitation ou de route, mais je ne distinguais rien que la rafale qui se tordait en tourbillons confus... Tout à coup, j’aperçus quelque chose de noir.

— Eh, cocher, criai-je, regarde ce qu’il y a de noir, là.

Le cocher se mit à regarder.

— Dieu seul le sait, maître, dit-il en s’asseyant à sa place. Pour une voiture, ce n’en est pas une ; pour un arbre, ce n’en est pas un non plus, et il me semble que cela remue. Ça doit être ou un loup ou un homme.

Je donnais l’ordre de marcher vers cet objet inconnu qui alors se mit à avancer à notre rencontre. Deux minutes après nous étions devant un homme.

— Hé, brave homme ! lui cria le cocher, dis-nous donc où est la route !

— La route est là, je suis au milieu, répondit le voyageur... Et pourquoi cette demande ?

— Écoute, mon brave, lui dis-je, connais-tu cette contrée ?... Veux-tu me conduire jusqu’à un gîte quelconque ?

— Cette contrée, je la connais, répondit le voyageur. Dieu merci, je l’ai parcourue en long et en large. Voyez quel temps abominable, et justement vous voilà en route. Il vaut mieux s’arrêter ici et attendre ; peut-être l’ouragan diminuera-t-il et le ciel deviendra-t-il clair, alors nous trouverons le chemin d’après les étoiles.

Son sang-froid me glaça. J’avais déjà résolu de m’en remettre à la volonté de Dieu et de passer la steppe, quand le voyageur s’assit lestement sur le siège et dit au cocher :

— Mais, Dieu merci, il y a une maison tout près ; tourne à droite, nous y serons tout de suite.

— Et pourquoi aller à droite ? demanda le cocher avec mécontentement... Où vois-tu le chemin ?... Tu sais, ni les chevaux, ni les harnais ne sont à moi. Va-t’en !

Le cocher me semblait avoir raison

— En vérité, pourquoi penses-tu, dis-je, qu’il y a une maison près d’ici ?

— Parce que j’ai senti dans le vent une odeur de fumée : certainement le village est tout près.

La sagacité et la finesse de son odorat me surprirent. Je dis au cocher de marcher. Les chevaux avancèrent péniblement, dans la neige épaisse. La kibitke s’avançait doucement, tantôt montant sur un tas de neige, tantôt glissant dans un trou et se balançant, soit à droite, soit à gauche. Cela ressemblait au mouvement d’un navire par une mer orageuse. Saviélitch poussait des exclamations en me touchant le côté de temps en temps. Je fermai la kibitke, je m’emmitouflai dans ma pelisse et je m’endormis, bercé par la plainte de la tempête et la marche lente de la voiture.

J’eus alors un songe que je n’ai jamais pu oublier et dans lequel j’ai vu depuis comme quelque chose de prophétique, en le comparant aux circonstances extraordinaires de ma vie. Le lecteur m’excusera, car il sait par expérience que l’homme s’abandonne naturellement à la superstition malgré tout le mépris qu’il peut avoir pour les préjugés. Je me trouvais dans l’état d’âme et de sentiments où l’on est, quand la réalité cédant la place aux rêveries se mélange avec elles dans les apparitions confuses du premier sommeil. Il me semblait que l’ouragan sévissait encore et que nous errions toujours dans la steppe blanche de neige... Tout à coup j’aperçus une porte cochère et je crus entrer dans la cour de la maison de mon père. Ma première pensée fut la crainte de voir mon père entrer en colère contre moi, à cause de mon retour au foyer paternel et de ma désobéissance. Je sautai hors de la kibitke et je vis ma mère venue au-devant de moi sur le perron. Un chagrin profond était peint sur son visage.

— Doucement, me dit-elle, ton père est malade, et avant de mourir, il veut te pardonner.

Frappé d’épouvante, je la suivis dans la chambre à coucher. La pièce était à peine éclairée ; auprès du lit se tenaient tous les domestiques avec un visage consterné. Je m’approchai doucement du lit, et ma mère soulevant le rideau dit :

— André Pétrovitch, Pierre est arrivé ; il est revenu en apprenant ta maladie, bénis-le.

Je tombai à genoux et je fixai les yeux sur le malade. Mais quoi ? Au lieu de mon père, je vis couché un paysan à la barbe noire qui me regardait gaîment. Dans ma perplexité, je m’adressai à ma mère :

— Qu’est-ce que cela signifie ? lui dis-je, ce n’est pas mon père... Et pourquoi est-ce que je dois demander la bénédiction de ce paysan ?

— Cela ne fait rien, Pierre, répondit ma mère : c’est ton père par procuration ; embrasse-lui la main, pour qu’il te bénisse...

Je refusai. Alors le paysan s’élança hors du lit, saisit la hache qu’il avait derrière le dos et la brandit de tous les côtés. Je voulais fuir... mais je ne pouvais pas ; la chambre se remplissait de victimes, je trébuchais sur des cadavres et mon pied glissait dans des mares de sang... L’horrible paysan m’appela familièrement en disant :

— Ne crains rien, viens recevoir ma bénédiction...

La peur et la perplexité s’emparèrent de moi... Et au même moment je me réveillai ; les chevaux s’étaient arrêtés, Saviélitch me tenait par la main, disant :

— Sors, maître, nous sommes arrivés.

— Où sommes-nous ? demandai-je en me frottant les yeux.

— Nous sommes à l’auberge. Dieu nous a aidés ; il nous a poussés droit sur la barrière. Sors, maître, tu vas te réchauffer.

Je sortis de la kibitke ; l’ouragan continuait encore, quoique avec moins de force. Il faisait si sombre qu’on avait beau se crever les yeux, on ne voyait rien. L’aubergiste vint au-devant de nous à la porte, tenant une lanterne sous le pan de son habit. Il m’introduisit dans une chambre étroite, mais assez propre, éclairée par un morceau de sapin enflammé ; au mur étaient pendus une carabine et un haut chapeau de cosaque.

L’aubergiste, cosaque de l’Oural, paraissait âgé de soixante ans ; il était encore frais et gaillard. Saviélitch portait la malle derrière moi ; il demanda du feu pour préparer le thé dont je n’avais jamais tant senti le besoin. L’aubergiste alla préparer tout.

— Où est notre guide, demandai-je à Saviélitch ?

— Ici, votre seigneurie, me répondit une voix d’en haut.

Je regardai du côté de la salle commune et je vis une barbe noire et deux yeux brillants.

— Eh bien, mon brave, as-tu froid ? lui dis-je.

— Comment ne pas prendre froid avec un si mince camelot en poils de chameau ! J’avais une touloupe (pelisse), mais il faut bien l’avouer, je l’ai mise en gage hier soir chez le marchand d’eau-de-vie, parce qu’il me semblait qu’il ne gèlerait plus fort.

À ce moment l’aubergiste entra avec un samovar bouillant et offrit un verre de thé à notre guide qui descendit. L’extérieur de cet homme me paraissait digne de remarque. C’était un homme de quarante ans environ, de grandeur moyenne, assez maigre, mais large d’épaules. Dans sa barbe noire on apercevait quelques poils blancs ; ses grands yeux vifs étaient en mouvement. Sa physionomie avait une expression assez agréable, mais il avait l’air fripon. Ses cheveux étaient taillés en rond ; il avait un camelot en poils de chameau, tout déchiré, et un pantalon tartare. Je lui offris un verre de thé ; il y goûta et fronça le sourcil en disant :

— Votre seigneurie, faites-moi la grâce de commander du vin, le thé n’est pas une boisson cosaque.

Je comblais son désir avec joie. L’aubergiste sortit de l’armoire une bouteille et un verre, s’approcha de lui et le regardant de près lui dit :

— Ah ! te voilà de nouveau dans le pays !... Et d’où Dieu t’a-t-il envoyé ?

Notre guide cligna de l’œil d’une façon significative et répondit par ce dicton :

— J’ai volé dans le champ, j’ai becqueté le chanvre, la vieille a jeté une pierre, mais à côté... Eh bien ! et les vôtres, que sont-ils devenus ?

— Oui, les nôtres, répondit l’aubergiste continuant ce langage allégorique, ils ont commencé à sonner les vêpres, mais la femme du prêtre n’avait pas donné l’ordre ; le prêtre était en visite, les diables étaient dans le cimetière.

— Tais-toi, l’ami, répondit mon rôdeur, il pleuvra et il y aura des champignons, il y aura aussi un petit panier ; et maintenant, dit-il en clignant de l’œil, remets ta hache à la ceinture, le garde forestier vient... Votre seigneurie, à votre santé !

En prononçant ces derniers mots il prit son verre, fit le signe de la croix, vida son verre d’un trait, puis me salua et revint dans la salle commune.

Je ne pouvais rien comprendre de ce langage de voleur, mais après je devinai qu’il s’agissait des affaires de la guerre des cosaques de l’Oural qui venait d’être terminée après la révolte de 1772. Saviélitch avait écouté avec un air de mécontentement. Il n’avait cessé de regarder avec soupçon, tantôt l’aubergiste, tantôt notre guide. L’auberge ou l’oumiotte, selon l’expression de l’endroit, était située à l’écart, dans la steppe, loin de toute habitation, et ressemblait assez à un repaire de brigands. Mais il n’y avait rien à faire, car il était impossible de penser à continuer notre route. L’inquiétude de Saviélitch m’amusait beaucoup. Cependant je me disposai à dormir et je m’étendis sur un banc. Saviélitch décida de s’allonger sur le poêle, l’aubergiste se coucha par terre. Bientôt toute la maison se mit à ronfler ; quant à moi je dormis comme un plomb.

En me réveillant le lendemain matin assez tard, je vis que l’ouragan avait cessé. Le soleil brillait. Une nappe de neige étincelante s’étendait sur la steppe sans limite. Les chevaux étaient attelés. Je réglai l’aubergiste qui nous demanda un prix si modéré que Saviélitch, contre son habitude, ne marchanda pas, et que même il en perdit complètement ses soupçons de la veille. J’appelai notre guide, je le remerciai du service qu’il nous avait rendu et ordonnai à Saviélitch de lui donner cinquante kopecks de pourboire. Saviélitch fronça le sourcil.

— Cinquante kopecks de pourboire, dit-il, et pourquoi cela ?... Parce que tu l’as amené en voiture jusqu’à l’auberge ?... Comme vous voudrez, maître, mais nous n’avons pas d’argent de trop. Si nous donnons comme cela des pourboires à droite et à gauche, nous mourrons bientôt de faim nous-mêmes.

Je ne pouvais pas discuter avec Saviélitch. L’argent, d’après ma promesse, se trouvait à son entière disposition. Cela m’ennuyait cependant de ne pas pouvoir remercier cet homme, qui m’avait sinon sauvé d’un malheur, au moins tiré d’un mauvais pas.

— Très bien, lui dis-je froidement, si tu ne veux pas lui donner cinquante kopecks, donne-lui un de mes vêtements. Il est habillé trop légèrement. Donne-lui ma touloupe (pelisse) en lièvre.

— De grâce, mon maître, dit Saviélitch, pourquoi lui donner la touloupe ?... Cet animal ira la vendre pour boire dans le premier cabaret.

— Eh, dis donc, vieux, lui dit mon vagabond, ce n’est pas ton affaire si je la bois ou si je ne la bois pas. Sa seigneurie me fait cadeau de sa touloupe, c’est sa volonté de maître, et ton devoir de valet, c’est de ne pas discuter et d’obéir.

— Tu n’as pas de conscience, brigand, répondit Saviélitch d’une voix courroucée. Tu vois que ce jeune homme ne comprend pas encore la vie et tu te réjouis de le dépouiller à cause de sa simplicité. Pourquoi une touloupe de seigneur pour toi ? Tu ne pourras jamais la mettre sur tes maudites épaules.

— Je te prie de ne pas raisonner, dis-je à mon compagnon, apporte tout de suite la touloupe ici.

— Mais, Seigneur Dieu ! gémit mon Saviélitch, cette touloupe est presque neuve !

Toutefois on apporta la touloupe. Le paysan l’essaya. En vérité elle était un peu étroite. Cependant il s’ingénia pour la revêtir en ouvrant un peu les coutures. Saviélitch faillit pleurer en entendant craquer les fils. Notre rôdeur fut enchanté de mon cadeau. Il m’accompagna jusqu’à la kibitke et me dit avec un profond salut :

— Merci, votre seigneurie ! que Dieu récompense votre bienfait. De ma vie, je n’oublierai vos bontés.

Il partit de son côté, et moi je continuai mon chemin sans faire attention à Saviélitch, et bientôt j’eus oublié la tourmente de neige de la veille, notre guide et l’incident de la touloupe en lièvre.

En arrivant à Orènebourg je me présentais immédiatement au général. C’était un homme de haute taille, mais assez vieux et voûté. Ses cheveux longs étaient complètement blancs. Son uniforme, dont la couleur était passée, rappelait les guerres du temps d’Anne Ioannovna, et il avait un fort accent allemand. Je lui remis la lettre de mon père. À la lecture de la signature, il me regarda vivement et me dit :

— Mon Tieu ! gomme il y a longdemps qu’Antré Bédrovitch n’est blus cheune, et maindenant il a técha un caillard te fils ! Ah ! le demps, le demps !

Il se mit à lire à demi-voix, tout en faisant ses remarques.

— Eh bien, mon ami, me dit-il après avoir lu la lettre et sorti le passeport, tout cela sera fait, tu seras officier au régiment de ***, et pour ne pas perdre de temps, tu partiras demain pour la forteresse de Biélogor, où tu seras sous les ordres du capitaine Mironof qui est un brave et honnête homme. Tu seras là au véritable service actif, apprends-y la discipline. À Orènebourg, il n’y a rien à faire pour toi ; les distractions sont nuisibles aux jeunes gens. Mais aujourd’hui tu me feras le plaisir de dîner avec moi.

De plus en plus dur ! pensai-je à part moi ; pourquoi avais-je besoin de servir, puisque dans le giron de ma mère, j’étais déjà sergent. Où est-ce que l’on m’envoie ? Au régiment de *** dans une forteresse égarée sur la frontière des steppes kirguiss. Je dînai ce jour-là chez André Karlovitch ; nous étions trois, lui, son vieil officier d’ordonnance et moi. La sévère parcimonie allemande régnait à sa table, et je pense que la peur de me voir quelquefois comme hôte, à sa table de garçon, fut une des raisons de mon envoi précipité dans une autre garnison. Le lendemain je fis mes adieux au général et je me rendis au lieu où j’étais nommé.

 

III. La forteresse

 

Nous vivons dans une forteresse,

Nous mangeons du pain,

Nous buvons de l’eau ;

Et si l’ennemi féroce

Vient chez nous pour le gâteau,

Nous lui donnerons un petit festin,

Nous chargerons nos canons de mitraille.

Chanson de soldat.

 

Vous, les anciens, et toi, mon camarade.

Nièdorosl.

 

La forteresse de Biélogor se trouvait à quarante verstes d’Orènebourg. La route suivait le bord escarpé du Iak, (actuellement Oural). Le fleuve n’était pas encore gelé et ses eaux, grises comme du plomb, avaient une triste teinte noirâtre entre ses rives monotones couvertes de neige. Derrière s’étendaient les steppes kirguiss. Je me plongeai dans des méditations les plus tristes. La vie de garnison n’avait rien d’attrayant pour moi. Mon esprit essayait de se représenter le capitaine Mironof, mon futur chef, et je me le figurais sévère, vieux, irascible, ne connaissant rien en dehors du service et prêt à me mettre aux arrêts, au pain sec et à l’eau, pour la moindre vétille. Cependant la nuit arriva. Nous avancions assez vite.

— Y a-t-il encore loin jusqu’à la forteresse, demandai-je à mon postillon ?

— Non, répondit-il, on la voit déjà.

Je regardai de tous côtés, croyant voir de terribles bastions, des tourelles et des remparts, mais je n’aperçus rien qu’un village entouré d’une forte haie de poutres. D’un côté s’élevaient trois ou quatre meules de foin à demi couvertes de neige ; de l’autre se penchait un moulin dont les ailes en écorce de tilleul, tournaient paresseusement.

— Où est donc la forteresse, demandai-je avec étonnement ?

— La voilà, répondit le cocher en montrant le village.

Et en même temps nous y entrâmes. À la porte, je vis un vieux canon de fonte ; les rues étaient étroites et tortueuses ; les isbas étaient basses et presque toutes couvertes de chaume. Je donnai l’ordre d’aller chez le commandant et, une minute après, la kibitke s’arrêtait devant une petite maison de bois, construite sur un emplacement élevé près de l’église, qui était aussi en bois. Personne ne vint à ma rencontre. J’entrai dans le vestibule et j’ouvris la porte. Un vieil invalide, assis sur une table, cousait une pièce bleue au coude d’une tunique verte. Je lui dis de m’annoncer.

— Entre, camarade, répondit l’invalide, les nôtres sont à la maison.

J’entrai dans une petite pièce propre, rangée à l’ancienne mode. Dans un coin, il y avait une armoire avec de la vaisselle. Encadré et sous verre, un diplôme d’officier était accroché au mur ; à côté de lui se pavanaient de mauvaises gravures représentant les prises de Kustrine et d’Otchakof, puis le choix d’une fiancée et l’enterrement d’un chat. Près de la fenêtre était assise une vieille, vêtue d’un petit mantelet de fourrure et coiffée d’un fichu. Elle dévidait un écheveau de fil, qu’un vieillard borgne, vêtu d’une tunique d’officier, tenait sur ses mains.

— Que désirez-vous, jeune homme ? demanda-elle tout en continuant son occupation.

Je répondis que je venais prendre mon service et, suivant mon devoir, je désirais me présenter à mon capitaine. Tout en parlant, je me tournais vers le vieillard, que je prenais pour le commandant, mais la vieille interrompit mon discours appris par cœur.

— Jean Kouzmitch n’est pas à la maison, dit-elle ; il est parti en visite chez le pope Hérassime ; mais c’est égal, je suis sa femme ; soyez le bienvenu... Asseyez-vous, jeune homme.

Elle appela le domestique et lui dit de faire venir un sous-officier. Le vieillard, de son unique œil, me regardait avec curiosité.

— Pardonnez ma question, dit-il, dans quel régiment avez-vous servi ?

Je satisfis sa curiosité.

— Excusez ma question, continua-t-il, mais pourquoi avez-vous quitté la garde, pour venir dans une garnison de province ?

Je répondis que tel était la volonté de mes chefs.

— Sans doute pour quelque action peu convenable ? demanda mon éternel questionneur.

— Assez radoté comme cela, lui dit la capitaine ; tu vois bien que ce jeune homme est fatigué de son voyage ; il n’a pas affaire à toi... Tiens les mains plus droites... Et toi, jeune homme, continua-t-elle en s’adressant à moi, ne sois pas triste d’avoir été envoyé dans notre désert. Tu n’es pas le premier et tu ne seras pas le dernier. Patienter est pénible, mais tu n’y perdras rien. C’est déjà la cinquième année que Schvabrine Alexis Ivanitch a été envoyé chez nous, pour un homicide. Dieu sait comment il a été induit à mal faire ; il est sorti, voyez-vous, hors de la ville avec un lieutenant ; ils avaient pris des épées avec eux ; ils se sont lancés l’un sur l’autre et Alexis Ivanitch a tué le lieutenant, et tout cela devant deux témoins. Que voulez-vous faire ?... Brebis comptées, le loup les mange.

À ce moment entra le sous-officier ; c’était un jeune cosaque à la taille élancée.

— Maximitch ! lui dit la capitaine, conduis monsieur l’officier à son logement, et qu’il soit confortable.

— À vos ordres, Vassilissa Iégorovna, répondit le sous-officier. Sa seigneurie ne demeurera-t-elle pas chez Jean Poléjaïef ?

— Tais-toi, Maximitch, dit la capitaine, chez Poléjaïef, déjà sans cela, c’est trop à l’étroit ; il est mon ami et puis il se souvient que nous sommes ses chefs. Conduis monsieur l’officier... Quels sont vos nom et prénoms, jeune homme ?

— Pierre Andrévitch.

— Conduis Pierre Andrévitch chez Simon Kouzof. C’est un fripon qui a laissé aller son cheval dans mon jardin potager. Dis-moi, Maximitch, tout va-t-il bien ?

— Dieu merci, tout va bien, répondit le cosaque ; seulement le caporal Prokorof s’est battu au bain avec Justin Pégoulinoï pour avoir le seau d’eau chaude.

— Jean Ignatich ! dit la capitaine au vieillard, vois qui a raison et qui a tort. Certainement tous les deux ont tort, alors punis-les. Toi, Maximitch, tu peux t’en aller, et que Dieu te garde !... Pierre Andrévitch, voilà Maximitch qui va vous conduire à votre logement.

Je saluai. Le sous-officier me conduisit à une chaumière bâtie au sommet de la rive escarpée du fleuve, tout à fait à l’extrémité de la forteresse. La moitié de la chaumière était occupée par la famille de Simon Kouzof, l’autre partie m’était assignée. Elle se composait d’une chambre assez propre, divisée en deux par une cloison. Saviélitch se mit à ranger tout pendant que je regardais par l’étroite fenêtre. Devant moi s’étendait la steppe triste. Sur le côté s’élevaient plusieurs petites chaumières ; dans la rue rôdaient quelques poules. Une vieille femme qui se tenait à la porte, avec une auge, appelait les cochons qui lui répondaient par un grognement amical. Et voilà dans quel pays j’étais obligé de passer ma jeunesse ! Le chagrin s’empara de moi, je quittai la fenêtre et je me couchai sans souper, malgré les observations de Saviélitch qui répétait avec tristesse :

— Seigneur Dieu, comment rester sans manger ? que dira ma maîtresse quand son enfant tombera malade ?

Le lendemain, de bonne heure, je venais de m’habiller quand la porte s’ouvrit et donna passage à un jeune officier, de taille moyenne, au visage basané supérieurement laid, mais excessivement vif.

— Pardonnez-moi, me dit-il en français, si je viens faire connaissance sans cérémonie. Hier j’ai appris votre arrivée ; j’avais un tel désir de voir une figure humaine que je n’ai pu attendre plus longtemps. Vous comprendrez cela quand vous aurez vécu quelque temps ici.

Je devinai tout de suite que cet officier était celui qui avait été exclu de la garde, à la suite d’un duel ; nous fîmes vite connaissance. Schvabrine n’était pas sot. Sa conversation était vive et intéressante. Avec une grande gaîté, il me décrivit la famille du commandant, son entourage et le pays dans lequel le sort m’avait conduit. Je riais de bon cœur, quand entra dans ma chambre l’invalide que j’avais vu, réparant sa tunique, dans l’antichambre du commandant. Il venait m’inviter à dîner de la part de Vassilissa Iégorovna. Schvabrine s’invita lui-même et s’en vint avec moi.

En nous dirigeant vers la maison du commandant, nous vîmes, sur la petite place, une vingtaine de vieux invalides avec de longues cadenettes et des tricornes. Ils étaient rangés en bataille. En avant se tenait le commandant, vieillard de haute taille et encore vert ; il était coiffé d’un kalpak[4] et vêtu d’une capote de nankin. En nous apercevant, il s’approcha de nous, me dit quelques mots affables et se remit à commander. Nous serions restés à regarder l’exercice, mais il nous invita à aller chez Vassilissa Iégorovna, nous promettant de nous suivre.

— Et d’ailleurs, ajouta-t-il, il n’y a rien d’intéressant à voir pour vous.

Vassilissa Iégorovna nous reçut simplement et cordialement ; elle me traita comme si j’étais une vieille connaissance. L’invalide et Palacheka mettaient le couvert.

— Qu’a-t-il donc, mon Ivan Kouzmitch, à tant faire l’exercice aujourd’hui ? dit la capitaine. Palacheka ! appelle le capitaine pour dîner... Et où est donc Macha ?...

Alors entra une jeune fille de dix-huit ans, au visage rond et vermeil, aux cheveux blonds peignés en arrière avec soin et découvrant une oreille en feu. Au premier abord, elle ne me plut pas. J’avais une prévention contre elle ; Schvabrine me l’avait représentée tout à fait sotte. Marie Ivanovna s’assit dans un coin et se mit à coudre. Cependant on servit la soupe aux choux. Vassilissa Iégorovna, ne voyant pas son mari, envoya pour la seconde fois Palacheka le chercher.

— Dis-lui que les invités attendent et que la soupe sera froide, cria-t-elle. Dieu merci, l’exercice ne se termine pas aujourd’hui, il aura encore le temps de crier.

Le capitaine arriva vite accompagné du vieillard borgne.

— Qu’y a-t-il donc, mon ami ? lui demanda sa femme ; il y a belle lurette que le dîner est prêt et tu n’en finis pas de venir.

— Mais tu sais bien, Vassilissa Iégorovna, que j’étais de service, répondit Ivan Kouzmitch ; j’instruisais les soldats.

— Et en voilà assez, répondit la capitaine, c’est ta seule gloire que d’instruire les soldats : à eux le service ne leur réussit pas, et toi tu n’y connais rien. Si tu restais à la maison pour prier Dieu, tout n’en irait que mieux. Chers invités, je vous en prie, mettez-vous à table.

Nous nous assîmes pour dîner. Vassilissa Iégorovna ne se tut pas un seul instant, elle m’accabla de questions : Qu’étaient mes parents ?... vivaient-ils encore ?... où vivaient-ils et quelle était leur situation de fortune ?... En apprenant que mon père avait trois cents paysans :

— Excusez, dit-elle, il y a encore des gens riches au monde ! Nous, mon cher, nous n’avons en tout qu’une seule domestique, Palacheka ; et, Dieu merci, nous vivons doucettement. Mais le malheur c’est que Macha n’est pas mariée et qu’a-t-elle pour dot ? un peigne fin, un balai et une pièce de trois kopecks, juste ce qu’il faut pour aller au bain. Tout ira bien si elle trouve un brave homme ; autrement il faudra qu’elle coiffe Sainte-Catherine.

Je regardais Marie Ivanovna ; elle rougissait, et des larmes coulaient dans son assiette. Je la plaignais aussi ; je me hâtai de changer la conversation.

— J’ai ouï dire, lançai-je assez mal à propos, que des bachekirs se préparent à attaquer votre forteresse.

— Qui t’a conté cela, mon cher ? demanda Ivan Kouzmitch.

— On m’a parlé de cela à Orènebourg, répondis-je.

— Sornettes ! dit le commandant, il y a longtemps que nous n’entendons plus parler de bachekirs. D’ailleurs c’est un peuple de poltrons, et quand aux kirguiss, nous leur avons appris à vivre. Ne crains rien, ils ne s’y frotteront pas, et s’ils l’osent, je leur donnerai une telle leçon qu’ils seront calmés pour dix ans.

— Et vous n’avez pas peur, continuai-je en m’adressant à la capitaine, de rester dans une forteresse exposée à un tel danger ?

— Affaire d’habitude, mon jeune ami, répondit-elle. Il y a vingt ans, quand on nous a fait permuter du régiment ici, ô mon Dieu, comme je craignais ces misérables païens ! Quand je voyais ces chapeaux en peau de loup, quand j’entendais leur glapissements, croyez-moi, mon cœur se glaçait ! Mais maintenant, je suis si habituée que je ne bougerais pas de place si on venait me dire que les scélérats rugissent autour de la forteresse.

— Vassilissa Iégorovna est tout à fait brave, remarqua gravement Schvabrine. Ivan Kouzmitch peut le certifier.

— Vois-tu, dit Ivan Kouzmitch, c’est qu’elle n’est pas d’une famille de capons.

— Et Marie Ivanovna, demandais-je, est-elle aussi audacieuse que vous ?

— Marie, audacieuse ? répondit sa mère, oh non, c’est une poltronne. Jusqu’à présent elle ne peut entendre les coups de fusil sans trembler. Il y a deux ans, Ivan Kouzmitch imagina de tirer le canon le jour de ma fête : ma pauvre chérie manqua en mourir de frayeur. Depuis ce temps, nous ne tirons plus ce maudit canon.

Nous nous levâmes de table. Le capitaine et sa femme allèrent se coucher ; quant à moi je partis avec Schvabrine, avec lequel je passai toute la soirée.

 

IV. Le duel

 

Soit, je me mets en posture.

Regarde comme je vais transpercer ta figure.

Kniagenine.

 

Quelques semaines plus tard, ma vie dans la forteresse de Biélogor devint, non seulement supportable, mais encore agréable. Le commandant et sa femme étaient des gens tout à fait honorables. Ivan Kouzmitch, ancien enfant de troupe, était un homme commun et sans instruction, mais bon et honnête au suprême degré. Sa femme le dirigeait pour corriger son insouciance. Aussi Vassilissa Iégorovna s’occupait des affaires de service comme de celles de son ménage et dirigeait la maison. Marie Ivanovna cessa de me fuir. Nous fîmes plus ample connaissance. Je trouvai en elle une jeune fille prudente et sensible. Sans m’en apercevoir, je m’attachai à cette bonne famille et même à Ivan Ignatitch, vieil officier borgne, que Schvabrine soupçonnait d’avoir un lien secret avec Vassilissa Iégorovna. Cela n’avait pas une ombre de vraisemblance, mais Schvabrine ne s’en inquiétait pas.

Je fus nommé officier. Je n’étais pas surchargé de service. Dans cette forteresse, bénie de Dieu, il n’y avait ni revues, ni exercices, ni gardes à monter. Selon son gré, le commandant, de temps en temps, instruisait ses soldats, et il n’avait pas encore pu obtenir que tous puissent distinguer leur droite de leur gauche. Schvabrine avait quelques livres français. Je me mis à les lire et je pris goût à la littérature. Tous les matins je lisais, je m’exerçais à traduire et, quelquefois, je composais des vers ; je dînais presque toujours chez le commandant où je passais ordinairement le reste de la journée et où venait, le soir aussi de temps à autre, le père Hiérassime, avec sa femme Akoulina Pamphilovna, première cancanière de toute la contrée. Quant à Alexis Ivanitch Schvabrine, je le voyais naturellement chaque jour ; mais peu à peu, sa société me devenait désagréable. Ses perpétuelles plaisanteries, aux dépens de la famille du commandant, ne me plaisaient pas beaucoup et, spécialement, ses remarques mordantes à l’adresse de Marie Ivanovna. D’autre société dans la forteresse, il n’y en avait pas ; mais d’ailleurs, je n’en désirais pas d’autre.

Malgré les prédictions, les bachekirs ne se soulevaient pas. La tranquillité régnait autour de la forteresse. Mais la paix fut interrompue par une discorde inopinée.

Comme je l’ai déjà dit, je m’occupais de littérature. Mes essais, pour cette époque, étaient considérés comme présentables, et Alexandre Pétrovitch Soumarokof, quelques années après, les loua beaucoup. Chacun sait que les écrivains, tout en ayant l’air de demander des conseils, cherchent seulement une oreille indulgente. C’est ainsi que, après avoir recopié ma pièce de vers, je l’apportai à Schvabrine qui, seul dans toute la forteresse, était capable de juger l’œuvre d’un poète. Après une petite entrée en matière, je tirai de ma poche mon cahier, et je me mis à lire les vers suivants :

Étouffant ma pensée amoureuse,

Je mets tous mes efforts à oublier ma belle,

Et je pense être libre

En oubliant Macha !

 

Mais les yeux qui m’ont captivé

À tout instant sont devant moi ;

Par eux mon esprit se trouble,

Par eux mon repos n’est plus.

 

Et toi, en apprenant mon infortune,

O Marie, aie pitié de moi ;

Vois mon cruel bonheur :

Je suis ton prisonnier.

— Comment trouves-tu cela ? demandai-je à Schvabrine, attendant les éloges que je pensais m’être dus.

Mais à ma grande honte, Schvabrine, ordinairement si indulgent, me dit d’un air très décidé que ma poésie n’était pas bonne.

— Pourquoi donc ? lui demandai-je, tout en cachant mon dépit.

— Parce que, répondit-il, ces vers sont dignes de mon ancien professeur, Vassile Kirilitch Trédiakovski, et me rappellent beaucoup ses couplets amoureux.

Alors il me prit mon cahier et commença à analyser peu charitablement chaque vers et chaque mot, se moquant de moi de la façon la plus mordante.

Je perdis patience, je lui arrachai le cahier des mains et je lui dis que, de ma vie, je ne lui montrerais plus mes productions. Schvabrine se mit à rire de cette menace.

— Nous verrons, dit-il, si tu tiens parole ; aux poètes, il faut quelqu’un qui les écoute, comme à Ivan Kouzmitch il faut une carafe d’eau-de-vie avant dîner. Et quelle est donc cette Marie, à laquelle tu déclares ta tendre passion et ton infortune amoureuse ?... Ne serait-ce pas Marie Ivanovna ?

— Ce n’est pas ton affaire, répondis-je en fronçant le sourcil. Je ne demande ni ton avis, ni tes conjectures.

— Oh ! oh ! poète plein d’amour-propre et amoureux plein de modestie ! continua Schvabrine m’irritant de plus en plus ; mais écoute un conseil d’ami : si tu veux réussir auprès d’elle, je te conseille de ne pas agir avec des poésies.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Expliquez-vous, je vous prie.

— Avec plaisir. Cela signifie que si tu veux que Marie Mironova aille se promener avec toi à la brume, eh bien, au lieu de tendres vers, fais-lui cadeau d’une paire de boucles d’oreille.

Je sentis mon sang bouillir.

— Et pourquoi as-tu cette opinion contre elle ? demandai-je retenant avec peine mon indignation.

— Mais parce que, répondit-il avec un sourire infernal, je connais par expérience ses mœurs et ses habitudes.

— Tu mens, lâche ! criai-je avec rage, tu mens de la façon la plus indigne.

Le visage de Schvabrine changea.

— Cela ne se passera pas comme cela, dit-il, en me serrant la main. Vous me rendrez satisfaction.

— À vos ordres, quand il vous plaira, répondis-je tout joyeux.

À ce moment j’étais prêt à le mettre en pièces.

Je m’en allai immédiatement chez Ivan Ignatitch que je trouvai armé d’une aiguille : selon l’ordre de la femme du commandant, il enfilait des champignons afin de les faire sécher pour l’hiver.

— Ah ! Pierre Andrévitch, dit-il en me voyant, soyez le bienvenu ! comment est donc arrivée cette dispute ? Et pour quelle raison, oserai-je demander ?

Je lui expliquai en quelques mots brefs que je m’étais disputé avec Alexis Ivanitch, et je le priai d’être mon témoin. Ivan Ignatitch m’écoutait avec attention, écarquillant son œil unique dirigé sur moi.

— Vous avez bien voulu dire, me dit-il, que vous voulez égorger Alexis Ivanitch et que vous désirez que j’en sois témoin ? Est-ce bien cela, oserai-je demander ?

— C’est bien cela.

— De grâce, Pierre Andrévitch ! qu’avez-vous donc projeté-là ? Vous avez injurié Alexis Ivanitch ! Voilà un grand malheur ! Les paroles ne tuent pas. Il vous a injurié et vous l’avez outragé. Il vous a offensé, vous lui avez rendu la monnaie de sa pièce. Eh bien, c’est fini, et maintenant, nous vous réconcilions. Est-ce que ce n’est pas une mauvaise affaire d’aller égorger son camarade, oserai-je demander ? Et encore, si c’était pour sûr lui qui dût y passer, je dirais : « que Dieu ait son âme », parce que je ne suis pas son ami ; mais s’il allait vous transpercer ? à quoi est-ce que cela ressemblera ? Qui restera sot, oserai-je demander ?

Les observations du prudent lieutenant ne m’ébranlaient pas. J’en restais à mon projet.

— Comme vous voudrez, dit Ivan Ignatitch, faites comme vous l’entendrez. Mais pourquoi serais-je là témoin ? À quel propos ? Des gens qui se disputent, est-ce donc un si grand prodige, oserai-je demander ? Dieu merci, j’ai combattu contre les Suédois et contre les Turcs, j’en ai assez vu.

Je me mis à lui expliquer la fonction du témoin : mais Ivan Ignatitch ne put arriver à me comprendre.

— Arrangez-vous, dit-il ; si vous me mêlez dans cette affaire, j’irai trouver Ivan Kouzmitch et je lui dénoncerai, suivant le règlement, ce que les méchants ont tramé contre l’intérêt de l’État, et je prierai monsieur le Commandant de prendre les mesures nécessaires...

Ces grands mots m’effrayèrent. Je priai Ivan Ignatitch de ne rien dire au commandant ; je le persuadai à grand’peine ; il me donna sa parole, et je me décidai à le quitter.

Je passai la soirée, suivant mon habitude, chez le commandant. Je m’efforçais de paraître gai et insouciant pour ne donner aucun soupçon et éviter les questions importunes ; mais, je l’avoue, je n’avais pas le sang-froid que l’on loue souvent chez ceux qui se trouvent dans la position où j’étais. Pendant cette soirée, j’étais disposé aux sentiments tendres. Marie Ivanovna me plaisait plus que d’habitude.

L’idée que, peut-être, je la voyais pour la dernière fois, lui donnait à mes yeux quelque chose de plus touchant encore. Schvabrine vint aussi chez le commandant. Je le pris à part et je lui racontait la conversation que j’avais eu avec Ivan Ignatitch.

— Pourquoi donc des témoins ? me dit-il sèchement, on s’en passera bien.

Nous convînmes de nous battre derrière les meules de foin qui se trouvaient à côté de la forteresse, et rendez-vous fut pris pour le lendemain, sept heures du matin. Nous causions apparemment d’une manière si affable, que Ivan Ignatitch s’écria de joie :

— Allons, une mauvaise paix vaut mieux qu’une juste dispute.

— Qu’y a-t-il, Ivan Ignatitch ? dit la femme au commandant occupée à faire les cartes dans un coin, je n’ai pas entendu.

Ivan Ignatitch voyant sur mon visage des signes de mécontentement et se rappelant sa promesse, se troubla et ne sut que répondre.

Schvabrine vint à son secours pour le tirer d’embarras.

— Ivan Ignatitch, dit-il, approuve notre arrangement à l’amiable.

— Avec qui t’es-tu donc disputé ?

— Je me suis disputé, d’une façon assez vive, avec Pierre Andrévitch.

— Et pourquoi donc ?

— Pour une pure bêtise, Vassilissa Iégorovna, au sujet d’une chanson.

— Vous avez trouvé un beau sujet de dispute !... une chanson !... Et comment est-ce donc arrivé ?

— Voici comment : Pierre Andrévitch a composé depuis peu une chanson, et il la chantait devant moi aujourd’hui ; moi je me mis à chanter ma chanson favorite :

O fille du capitaine

Ne te promène pas à minuit !

La discorde fut bientôt allumée. Pierre Andrévitch se fâcha, mais ensuite il convint que chacun avait le droit de chanter ce qui lui plaisait. Et voilà comment s’est terminée l’affaire.

L’effronterie de Schvabrine faillit me mettre en colère ; mais personne excepté moi ne comprit les détours de son langage et n’y fit attention. À propos de la chanson, on parla des poètes, et le commandant déclara qu’ils étaient tous des libertins et des ivrognes incorrigibles, puis il me conseilla amicalement d’abandonner la poésie comme une chose nuisible au service et n’aboutissant à rien.

La présence de Schvabrine m’était insupportable. Je me hâtai de prendre congé du commandant et de sa famille. Rentré chez moi, j’examinai mon épée, j’essayai sa pointe et me mis au lit après avoir ordonné à Saviélitch de me réveiller à sept heures.

Le lendemain, à l’heure indiquée, j’étais déjà derrière les meules de foin, attendant mon adversaire. Il ne tarda pas à arriver.

— On peut venir nous trouver, me dit-il, il faut nous dépêcher.

Nous enlevâmes notre tunique, et une fois en bras de chemise, nous mîmes l’épée nue. À ce moment, de derrière la meule, surgirent tout à coup Ivan Ignatitch et cinq invalides. Il nous donna l’ordre de le suivre chez le commandant. Nous obéîmes à regret ; les soldats nous entourèrent et nous suivîmes Ivan Ignatitch, qui nous conduisait triomphalement en marchant à grands pas, d’un air d’importance.

Nous arrivâmes à la maison du commandant. Ivan Ignatitch ouvrit la porte et cria triomphalement :

— Je les amène !...

Vassilissa Iégorovna vint nous recevoir.

— Ah ! mes enfants, dit-elle, à quoi est-ce que cela ressemble ?... Comment ?... Quoi ?... Dans notre forteresse, un homicide ! Ivan Kouzmitch, mets-les tout de suite aux arrêts ! Pierre Andrévitch ! Alexis Ivanitch, donnez tout de suite vos épées, donnez, donnez ! Palacheka, porte-moi ces épées tout de suite au grenier. Pierre Andrévitch ! je n’attendais pas cela de toi ; comment n’as-tu pas honte ?... Quant à Alexis Ivanitch il n’y a rien qui surprenne, il a été rayé de la garde pour un fait semblable, et depuis, il ne croit pas à Dieu ; mais toi ! où vas-tu donc te fourrer ?

Ivan Kouzmitch approuva entièrement sa femme et ajouta :

— Tu sais que Vassilissa Iégorovna a tout à fait raison. Les duels sont formellement interdits par les règlements militaires.

Pendant ce temps-là Palacheka prenait nos épées qu’elle porta ensuite au grenier. Je ne pouvais m’empêcher de rire. Schvabrine conservait son sérieux.

— Malgré tout le respect que j’ai pour vous, dit-il froidement, je ne puis m’empêcher de vous faire remarquer que vous vous inquiétez en pure perte, en nous réprimandant. Soumettez la chose à Ivan Kouzmitch, c’est son affaire.

— Mais, mon cher, repartit la femme du commandant, le mari et la femme, est-ce que ce n’est pas la chair et l’ongle ? est-ce que ce n’est pas l’arbre et l’écorce ? Ivan Kouzmitch ! Qu’attends-tu donc ? Mets-les donc chacun dans un coin, au pain et à l’eau, pour leur faire passer leur folie ; et que le père Hiérassime leur inflige une pénitence ; qu’ils demandent pardon à Dieu et qu’ils se repentent publiquement.

Ivan Kouzmitch ne savait que décider. Maria Ivanovna était extrêmement pâle. Peu à peu l’orage se calma ; la femme du commandant se rasséréna et nous fit nous embrasser. Palacheka nous rapporta nos épées. Nous sortîmes de chez le commandant réconciliés, en apparence. Ivan Ignatitch nous accompagnait.

— Comment est-ce que vous n’avez pas eu honte, lui dis-je en colère, de nous dénoncer au commandant, après m’avoir donné votre parole de ne pas le faire ?

— Aussi vrai que Dieu est grand, je n’ai rien dit à Ivan Kouzmitch, répondit-il ; Vassilissa Iégorovna m’a tiré les vers du nez, puis elle a pris toutes ses mesures sans en prévenir le commandant. Mais Dieu merci, tout s’est bien terminé.

Après avoir dit ces mots, il retourna chez lui ; Schvabrine et moi nous restâmes en tête-à-tête.

— Notre affaire ne peut pas se terminer ainsi, me dit-il.

— Certainement, répondis-je, votre sang doit me rendre raison de votre impertinence ; mais certainement on va nous surveiller. Il nous faut donc pendant quelques jours feindre l’amitié. Au revoir.

Et nous nous séparâmes, comme s’il n’y avait rien eu entre nous.

De retour chez le commandant, je m’assis, selon mon habitude, à côté de Marie Ivanovna. Ivan Kouzmitch n’était pas à la maison ; Vassilissa Iégorovna s’occupait de son ménage. Nous parlions à voix basse. Marie Ivanovna me reprochait avec douceur l’inquiétude que lui avait causée ma dispute avec Schvabrine.

— J’ai perdu connaissance, dit-elle, quand j’ai appris que vous aviez l’intention de vous battre à l’épée. Comme les hommes sont bizarres ! Pour un mot, qu’ils auront certainement oublié dans une semaine, ils sont prêts à se tuer et à sacrifier, non seulement leur vie, mais encore leur conscience et le bonheur de ceux qui... Mais je suis persuadée que vous n’êtes pas l’auteur de cette dispute. Certainement le coupable est Alexis Ivanitch.

— Et pourquoi pensez-vous cela, Marie Ivanovna ?

— Parce que... il est si moqueur !... Je ne l’aime pas, Alexis Ivanitch. Il me répugne ; et c’est singulier, je donnerais je ne sais quoi pour ne pas lui plaire. Si je lui plaisais, je ne serais pas tranquille.

— Et qu’en pensez-vous, Marie Ivanovna ? Est-ce que vous lui plaisez, oui ou non ?

Marie Ivanovna balbutia et se mit à rougir.

— Je crois, dit-elle, que je lui plais.

— Pourquoi cela vous semble-t-il ainsi ?

— Parce qu’il m’a demandée en mariage.

— En mariage ? Il vous a demandée en mariage ?... Mais quand donc ?

— L’année dernière, deux mois avant votre arrivée.

— Et vous n’avez pas consenti ?

— Comme vous voyez. Alexis Ivanitch est certainement un homme intelligent, de bonne famille, et ayant quelque fortune ; mais quand je pense que je devrais l’embrasser devant tout le monde sous la couronne[5]... jamais de la vie ! pas même pour un empire.

Les paroles de Marie Ivanovna m’ouvrirent les yeux et m’éclaircirent bien des choses. Je compris alors pourquoi Schvabrine la poursuivait de son opiniâtre médisance. Certainement, ayant remarqué notre penchant réciproque, il s’efforçait de nous éloigner l’un de l’autre. Les paroles, qui avaient causé notre dispute, m’apparurent alors encore plus abominables, quand au lieu d’une raillerie grossière et inconvenante, je ne vis plus en elles qu’une calomnie mensongère. Mon désir de punir l’insolent médisant n’en devint que plus fort, et je me mis à guetter, avec impatience, une occasion favorable.

Je n’attendis pas longtemps. Le lendemain, comme j’étais occupé à écrire une élégie, mordillant ma plume dans l’attente d’une rime, Schvabrine frappa à ma fenêtre. Je posai ma plume, saisis mon épée et partis avec lui.

— Pourquoi différer plus longtemps, me dit-il, on ne nous surveille plus. Descendons au bord du fleuve. Là, personne ne nous dérangera.

Nous nous mîmes en marche sans dire un mot. Après avoir descendu un sentier escarpé, nous nous arrêtâmes sur la rive même du fleuve et dégainâmes les épées. Schvabrine était plus habile tireur que moi, mais j’étais plus fort et plus audacieux, et M. Beaupré, mon ancien précepteur, qui avait été autrefois soldat, m’avait donné quelques leçons d’escrime qui allaient m’être utiles. Schvabrine ne savait pas trouver en moi un si dangereux adversaire. Cependant nous ne pûmes réussir à nous faire quelque mal ; à la fin, remarquant que Schvabrine faiblissait, je m’élançai sur lui avec vigueur et l’acculai au fleuve. Tout à coup, j’entendis mon nom prononcé à haute voix. Je regardai derrière moi et je vis Saviélitch courant vers nous par le sentier escarpé. Au même moment, je fus touché fortement à la poitrine, au-dessus de l’épaule droite ; je tombai et perdis connaissance.

 

V. L’amour

 

O, toi, fillette, fille jolie !

Ne te marie pas jeune ;

Demande à ton père, à ta mère,

À tous tes parents ;

Fais provision, fillette, de raison,

Ce sera ta dot.

Chanson populaire.

 

Si trouves mieux que moi,

Tu m’oublieras.

Si tu trouves plus mal que moi,

Tu me regretteras.

Chanson populaire.

 

En revenant à moi, je fus quelque temps à me rappeler et à comprendre ce qui m’était arrivé. J’étais couché sur un lit, dans une chambre inconnue, et je me sentais d’une grande faiblesse. Devant moi se tenait Saviélitch avec une bougie à la main. Quelqu’un défaisait, avec soin, les bandes qui serraient ma poitrine et mon épaule. Peu à peu les idées me revinrent. Je me rappelai mon duel et devinai que j’étais blessé. À ce moment la porte grinça.

— Comment cela va-t-il ? demanda doucement une voix qui me fit tressaillir.

— Toujours dans le même état, répondit Saviélitch en soupirant, toujours sans connaissance, et voilà déjà cinq jours !

Je voulais me tourner, mais je ne pus pas.

— Où suis-je ? qui est là ? dis-je avec effort.

Marie Ivanovna s’approcha de mon lit et me salua.

— Comment vous sentez-vous ? me dit-elle.

— Dieu merci, répondis-je d’une voix faible, est-ce vous, Marie Ivanovna ? Dites-moi...

Je n’eus pas la force de continuer et je me tus. Saviélitch poussa un soupir de satisfaction. La joie se peignit sur son visage.

— Il revient à lui ! il revient à lui ! répétait-il, merci Dieu tout-puissant !... Eh bien, cher Pierre Andrévitch ! m’as-tu assez effrayé pendant cinq jours !

Marie Ivanovna interrompit son discours en disant :

— Il est encore très faible.

Elle sortit de la chambre en fermant doucement la porte. Mes pensées étaient bouleversées. Je devais être dans la maison du commandant, puisque Marie Ivanovna venait me voir. Je voulais faire quelques questions à Saviélitch, mais le vieillard secouait la tête et se bouchait les oreilles. Je fermai les yeux de dépit, et bientôt après je m’endormis.

À mon réveil, j’appelai Saviélitch et, à sa place, je vis devant moi Marie Ivanovna ; de sa voix angélique elle me complimenta. Je ne puis exprimer la douceur des sentiments qui s’emparèrent de moi dans ce délicieux moment. Je lui saisis les mains et j’y collai mes lèvres en les couvrant de larmes d’attendrissement. Marie ne retira pas sa main... et tout à coup je sentis ses lèvres effleurer mes joues d’un baiser brûlant, mais doux. Un feu ardent pénétra tout mon être.

— Chère et bonne Marie Ivanovna, lui dis-je, sois ma femme, consens à faire mon bonheur.

Elle se remit de son moment de transport.

— Pour l’amour de Dieu, restez donc tranquille, me dit-elle, en me retirant sa main ; vous êtes encore en danger, la blessure peut se rouvrir. Conservez-vous, au moins par amour pour moi.

Après ces mots elle sortit, me laissant dans une douce ivresse... Le bonheur me ressuscita... Elle sera à moi ! elle m’aime !... Cette pensée remplissait tout mon être.

À partir de ce moment, ma santé se rétablit de plus en plus. J’étais soigné par le barbier du régiment, car il n’y avait pas d’autre médecin dans la forteresse et, Dieu merci, il n’avait pas la manie de faire des raisonnements. La jeunesse et la nature accélérèrent mon rétablissement. Toute la famille du commandant était aux petits soins pour moi. Marie Ivanovna ne me quittait pas. Naturellement, à la première occasion favorable, je repris mon explication interrompue, et Marie Ivanovna m’écouta patiemment. Sans aucune minauderie, elle m’avoua le penchant de son cœur pour moi et ajouta que ses parents se réjouiraient certainement de son bonheur.

— Mais penses-y bien, ajouta-t-elle, du côté de tes parents, n’y aura-t-il pas d’obstacles ?

Je me livrai à mes réflexions. De la tendresse de ma mère je ne doutais pas un seul instant ; mais connaissant les habitudes et les idées de mon père, je sentais déjà que mon amour ne le toucherait pas et qu’il le considérerait comme une folie de jeune homme. Je l’avouai franchement à Marie Ivanovna et je résolus d’écrire à mon père le plus éloquemment possible, en lui demandant sa bénédiction. Je montrai ma lettre à Marie Ivanovna, qui la trouva si touchante, si persuasive, qu’elle ne douta plus du succès et s’abandonna aux sentiments tendres de son cœur, avec toute la confiance de sa jeunesse et de son amour.

Dans les premiers jours qui suivirent mon rétablissement, je fis la paix avec Schvabrine. Ivan Kouzmitch, en me faisant des reproches au sujet de mon duel, me dit :

— Ah, Pierre Andrévitch ! j’aurais dû te mettre aux arrêts, mais tu es assez puni comme cela. Mais Alexis Ivanitch est aux arrêts dans le magasin à pain, et son épée a été mise sous clé par Vassilissa Iégorovna. Il faut qu’il réfléchisse un peu et qu’il se repente.

J’étais trop heureux pour conserver dans le cœur un sentiment de haine. Je demandai la grâce de Schvabrine, et le brave commandant, avec le consentement de son épouse, lui accorda la liberté. Schvabrine vint chez moi : il me fit part du profond regret qu’il éprouvait au sujet de ce qui s’était passé entre nous, avoua qu’il était pleinement coupable et me pria d’oublier le passé. N’étant pas rancunier de ma nature, je lui pardonnai sincèrement la blessure qu’il m’avait faite. Dans ses calomnies, je compris le dépit de son amour-propre froissé, de sa passion repoussée et, généreusement, j’excusai mon rival malheureux.

Bientôt je fus tout à fait rétabli et je pus retourner dans mon logement. C’est avec impatience que j’attendais la réponse à ma lettre, n’osant pas espérer et m’efforçant d’étouffer mes tristes pressentiments. Je n’avais pas encore parlé avec Vassilissa Iégorovna et avec son mari ; nous ne faisions rien pour leur cacher nos sentiments et déjà depuis longtemps nous étions sûrs de leur consentement.

Enfin, un matin, Saviélitch entra dans ma chambre, tenant une lettre à la main. Je la saisis en tremblant. L’adresse était écrite de la main de mon père. Cela indiquait déjà quelque chose d’important, car ordinairement c’était ma mère qui m’écrivait, et mon père ajoutait seulement quelques lignes à la fin. Je fus longtemps sans ouvrir l’envoi et je relisais l’adresse solennelle :

À mon fils

Pierre Andrévitch Grinief

forteresse de Biélogor

Gouvernement d’Orènebourg.

J’essayai de deviner, d’après l’écriture, l’humeur avec laquelle elle avait été écrite ; enfin je me décidai à l’ouvrir et, dès les premières lignes, je vis que le diable s’était mêlé de l’affaire. Voici quel était le contenu de la lettre :

« Pierre, mon fils !

« Ta lettre, dans laquelle tu nous demandes notre bénédiction et notre consentement à ton mariage avec Marie Ivanovna, fille Mironova, nous est parvenue le 15 courant, et non seulement je n’ai l’intention de te donner ni ma bénédiction, ni mon consentement, mais encore je veux te faire des reproches et te tancer d’importance, pour tes fredaines de polisson, et cela malgré ton épaulette d’officier ; car tu as prouvé que tu n’es pas encore digne de porter l’épée que l’on t’a confiée pour la défense de la patrie et non pas pour des duels, avec des polissons de la même trempe que toi. Je vais écrire tout de suite à André Karlovitch, pour lui demander de te faire permuter de la forteresse de Biélogor, dans quelque endroit plus éloigné, où ta folie se passera. Ta mère, en apprenant ton duel et la blessure que tu avais reçue, est tombée malade et garde encore le lit. Je ne sais pas ce qu’on pourra faire de toi. Prie Dieu qu’il t’améliore, bien que je n’ose pas compter sur sa grande miséricorde.

« Ton père, A. G. »

La lecture de cette lettre fit naître en moi divers sentiments. Les expressions cruelles que mon père me prodiguait m’offensaient profondément, le dédain avec lequel il mentionnait Marie Ivanovna me paraissait aussi déplacé qu’injuste. L’idée de mon déplacement m’effrayait ; mais ce qui m’affligeait le plus, c’était la maladie de ma mère. J’étais indigné contre Saviélitch, persuadé que c’était lui qui avait informé mes parents de mon duel. Comme je marchais de long en large dans ma chambre étroite, je m’arrêtai devant lui et je lui dis en le regardant d’une manière terrible :

— On voit que tu n’en as pas encore assez ; grâce à toi, j’ai été blessé et, pendant un mois entier, j’ai été à l’article de la mort, et maintenant tu veux tuer ma mère.

Saviélitch fut comme foudroyé.

— De grâce, mon maître, dit-il presque en sanglotant, que voulez-vous dire ?... Moi, je suis la cause de ta blessure !... Dieu m’est témoin que je courais offrir ma poitrine pour te préserver de l’épée d’Alexis Ivanitch ! La vieillesse maudite m’en a empêché. Et qu’ai-je donc pu faire à ta mère ?

— Ce que tu as fait ? répondis-je. Qui t’a demandé d’écrire une dénonciation contre moi ?... Serais-tu par hasard auprès de moi en qualité d’espion.

— Moi, je t’ai dénoncé ! répondit Saviélitch en pleurs. Dieu puissant, roi des cieux !... Aie l’obligeance de lire ce que m’écrit ton père, tu verras si je t’ai dénoncé.

« Il est honteux pour toi, vieux chien, que, malgré mes ordres sévères, tu ne m’aies pas instruit de la conduite de mon fils, Pierre Andrévitch, et que ce soient des étrangers qui me fassent part de ses fredaines. Est-ce donc ainsi que tu remplis tes fonctions et les désirs de ton maître ? vieux chien que tu es ; je t’enverrai faire paître les pourceaux pour m’avoir caché la vérité, après avoir été si faible pour le jeune homme qui t’était confié. Au reçu de la présente lettre, je t’ordonne de m’écrire par retour du courrier, comment va la santé de mon fils qui, m’écrit-on, commence à s’améliorer ; et de me dire à quel endroit il a été blessé, et s’il est bien soigné. »

On voyait clairement que Saviélitch n’était pas coupable et que c’était injustement que je l’avais offensé par mes reproches et mes soupçons. Je le priai de me pardonner, mais le pauvre vieux était inconsolable.

— Voilà où j’en suis arrivé, répétait-il, voilà les gentillesses que j’ai mérité de mes maîtres !... Je suis un vieux chien, je suis un porcher, je suis la cause de ta blessure ! Non, mon cher Pierre Andrévitch, ce n’est pas moi, c’est ce maudit M. Beaupré qui est cause de tout : il t’a enseigné à se piquer avec une broche en fer et à faire des appels du pied, comme si on pouvait se défendre d’un méchant, par la piqûre ou le trépignement. Il était vraiment nécessaire d’engager ce monsieur Beaupré pour perdre son argent, oui !

Mais qui avait donc pris sur lui le soin d’informer mon père de ma conduite ? Était-ce le général ? Mais il me semblait qu’il ne s’était pas beaucoup inquiété de moi, et Ivan Kouzmitch n’avait pas considéré comme nécessaire de faire un rapport au sujet de mon duel. Je me perdais en suppositions. Mes soupçons s’arrêtèrent sur Schvabrine. Lui seul pouvait tirer profit de cette dénonciation, si elle m’éloignait de la forteresse et me séparait de la famille du commandant. Je partis apprendre tout à Marie Ivanovna. Elle m’attendait à la porte, sous la marquise.

— Que vous est-il arrivé ? me dit-elle en m’apercevant. Comme vous êtes pâle !

— Tout est fini ! répondis-je en lui tendant la lettre de mon père.

Elle pâlit à son tour. Après avoir lu la lettre, elle me la rendit d’une main tremblante et me dit d’une voix émue :

— Il paraît que ce n’est pas mon destin... Vos parents ne veulent pas de moi dans leur famille. Que la volonté de Dieu soit faite ! Il sait mieux que nous ce qu’il nous faut. Il n’y a rien à faire. Pierre Andrévitch, soyez heureux sans moi...

— Voilà qui ne sera jamais ! m’écriai-je en lui saisissant la main ; tu m’aimes, je suis prêt à tout. Allons nous jeter aux pieds de tes parents ; ce sont les gens simples et non des orgueilleux cruels... ils nous béniront, nous nous marierons... et avec le temps, j’en suis sûr, nous fléchirons mon père ; ma mère sera pour nous ; il me pardonnera...

— Non, Pierre Andrévitch, répondit Marie, je ne t’épouserai pas sans la bénédiction de tes parents. Sans cette bénédiction il n’y aurait pas de bonheur pour toi. Soumets-toi à la volonté de Dieu. Tu trouveras ta destinée, tu en aimeras une autre ; que Dieu soit avec toi, Pierre Andrévitch ; je prierai Dieu pour vous deux.

Elle se mit à pleurer et me quitta ; je voulais la suivre dans la chambre, mais je sentais que je n’étais pas maître de moi-même et je rentrai à la maison.

J’étais assis, plongé dans mes profondes réflexions, quand elle furent interrompues tout à coup par Saviélitch.

— Voilà, monsieur, me dit-il en me donnant une feuille de papier couverte d’écriture, regarde si je suis un dénonciateur, et vois si je m’efforce de brouiller le père avec le fils.

Je pris le papier de ses mains ; c’était la réponse à la lettre qu’il avait reçue. La voici mot pour mot :

« André Pétrovitch, notre tout gracieux père et seigneur !

« J’ai reçu votre gracieuse lettre dans laquelle vous voulez bien vous fâcher contre moi, votre esclave, pour n’avoir pas exécuté vos ordres seigneuriaux ; mais je ne suis pas un vieux chien, je suis au contraire vote fidèle serviteur ; j’obéis aux ordres de mon maître, je vous ai toujours servi consciencieusement, et l’âge a blanchi mes cheveux. Je ne vous ai rien écrit au sujet de la blessure de Pierre Andrévitch pour ne pas vous effrayer inutilement, et comme vous m’apprenez que notre maîtresse et mère Avdotia Vassilevna est tombée malade de frayeur, je prierai Dieu pour sa santé. Pierre Andrévitch a été blessé au-dessous de l’épaule droite, dans la poitrine sous l’os, à une profondeur d’un centimètre et demi ; il était couché dans la maison du commandant où nous l’avions transporté, en l’apportant du bord de la rivière, et il a été soigné par le barbier d’ici, Stépane Paramonof ; et maintenant Pierre Andrévitch, Dieu merci, est assez bien portant, et à son sujet on ne peut écrire que du bien. Les chefs sont contents de lui ; chez Vassilissa Iégorovna il est reçu comme le fils de la maison. Quant à ce qui lui est arrivé, il n’y a pas si bon cheval qui ne bronche. Vous voulez bien m’écrire que vous m’enverrez gardez les pourceaux : il en sera selon votre volonté de boyard. Ensuite de cela je vous salue servilement

« Votre fidèle serf

« Archipe Saviélitch ».

Je ne pus m’empêcher de rire plusieurs fois en lisant la prose de ce brave vieillard. Je n’étais pas en état de répondre à mon père, et pour tranquilliser ma mère, la lettre de Saviélitch me parut suffisante.

À partir de ce moment ma situation changea. Marie Ivanovna ne me parlait presque plus et s’efforçait même de me fuir. La maison du commandant me devint insupportable. Peu à peu je m’habituai à rester seul chez moi. Vassilissa Iégorovna tout d’abord me le reprocha, mais voyant mon entêtement, elle me laissa en repos. Je ne voyais Ivan Kouzmitch que quand le service l’exigeait ; quant à Schvabrine, je le rencontrais rarement et à contre-cœur, et plus je remarquais en lui une inimitié secrète, plus mes soupçons se confirmaient. Ma vie devint intolérable. Je tombai dans une sombre mélancolie qu’entretenaient mon isolement et mon inaction. Mon amour grandissait encore dans la solitude et me faisait souffrir de plus en plus. Je perdis même le goût de la lecture et de la littérature. Je perdis courage. Je craignis de devenir fou ou de m’abandonner au libertinage. Des événements inattendus, qui eurent sur ma vie une grande influence, me donnèrent tout à coup une violente et salutaire secousse.

 

VI. La révolte de Pougatchof

 

Vous, jeunes amis, écoutez ce que nous autres, vieux de la vieille, nous allons vous raconter.

Extrait d’une chanson.

 

Avant d’entrer dans le récit des événements singuliers dont je fus témoin, je dois dire quelques mots sur la situation dans laquelle se trouvait la province d’Orènebourg à la fin de l’année 1773.

Cette riche et vaste province était habitée par une quantité de peuples à demi-sauvages et soumis depuis peu au pouvoir des tsars russes. Leurs révoltes continuelles, leur ignorance des lois et de la vie civilisée, leur légèreté et leur cruauté exigeaient, de la part du gouvernement, une surveillance continuelle pour les maintenir dans l’obéissance. Les forteresses étaient construites aux emplacements jugés convenables et occupés, pour la plupart, par des cosaques, maîtres depuis longtemps des bords du fleuve Oural. Mais les cosaques de l’Oural, qui auraient dû assurer le repos et la sécurité de cette contrée, étaient depuis quelque temps, pour le gouvernement, les plus remuants et les plus dangereux des sujets. En 1772, une révolte éclata dans leur ville principale. La raison en était dans les mesures sévères, prises par le général-major Traubenberg pour amener l’armée à l’obéissance réglementaire. Les conséquences furent l’assassinat barbare de Traubenberg, le changement volontaire d’administration et enfin la pacification de l’insurrection par la mitraille et les punitions cruelles.

Ces faits se passèrent peu de temps avant mon arrivée dans la forteresse de Biélogor. Tout était alors tranquille, ou paraissait l’être ; les autorités avait trop facilement confiance dans le prétendu repentir des astucieux rebelles, qui conservaient une secrète rancune et attendaient une occasion favorable pour renouveler le désordre.

Je reviens maintenant à mon récit. Un soir — c’était au commencement d’octobre 1773 — j’étais assis seul chez moi, écoutant le gémissement du vent d’automne, tout en regardant par la fenêtre les nuages qui volaient devant la lune. On vint m’appeler de la part du commandant. Je me rendis chez lui sur le champ. Je trouvai là Schvabrine, Ivan Ignatitch et le sous-officier de cosaques. Dans la chambre il n’y avait ni Vassilissa Iégorovna, ni Marie Ivanovna. Le commandant me serra la main avec un air préoccupé. Il ferma la porte ; nous nous assîmes tous, sauf le sous-officier qui se tenait près de la porte, puis tirant de sa poche un papier, il nous dit :

— Messieurs les officiers, voici une nouvelle importante : écoutez ce que m’écrit le général.

Puis, ayant mis ses lunettes, il lut la lettre suivante :

« À Monsieur le capitaine Mironof,

commandant de la forteresse de Biélogor.

(affaire secrète)

« Je porte à votre connaissance que Pougatchof, cosaque du Don, déserteur et dissident, qui a eu l’impardonnable audace de prendre le nom de feu l’empereur Pierre III, vient de réunir une bande de scélérats et fomente le désordre dans les populations de l’Oural. Il a déjà pris et démantelé plusieurs forteresses, semant partout le meurtre et le pillage. En conséquence, au reçu de la présente lettre, vous devrez, Monsieur le capitaine, prendre immédiatement les mesures nécessaires pour repousser le scélérat imposteur ci-dessus indiqué et, si possible, pour l’anéantir complètement, quand il se présentera devant la forteresse confiée à votre fidèle sollicitude. »

— Prendre les mesures nécessaires ! dit le commandant ôtant ses lunettes et repliant son papier. C’est facile à dire, cela. Ce scélérat-là m’a l’air fort ; et nous n’avons en tout que trois cents hommes, sans compter les cosaques sur lesquels je ne fonde aucun espoir, soit-dit sans reproches, Maximitch. Le sous-officier se mit à sourire. Cependant il n’y a rien à faire, messieurs les officiers ! soyez exacts, organisez des patrouilles, des rondes de nuit ; en cas d’attaque, faites fermer les portes de la forteresse et faites des sorties. Toi, Maximitch, surveille de près tes cosaques. Il faudra examiner le canon et le nettoyer convenablement. Et, par-dessus tout, tenez ceci secret, pour que personne dans la forteresse ne puisse rien savoir avant le moment venu.

Après avoir distribué ses ordres, Ivan Kouzmitch nous congédia. Je sortis avec Schvabrine, discutant sur ce que nous venions d’entendre.

— Comment penses-tu que tout cela finira ? lui demandai-je.

— Dieu sait, répondit-il, nous verrons. En attendant je ne vois rien de bien important. Si...

Il s’arrêta, réfléchit et, d’un air distrait, se mit à siffler un air français.

Malgré toutes nos précautions, la nouvelle de la présence de Pougatchof se répandit dans la forteresse. Ivan Kouzmitch, malgré toute l’estime qu’il avait pour sa femme, ne lui aurait, pour rien au monde, appris le secret à lui confié à l’occasion du service. Après avoir reçu la lettre du général, il avait, d’une manière assez habile, fait sortir Vassilissa Iégorovna en lui disant que le père Hérassime venait de recevoir, d’Orènebourg, de merveilleuses nouvelles qu’il tenait en grand secret.

Vassilissa Iégorovna voulut tout de suite se rendre en visite chez la femme du pope et, sur le conseil d’Ivan Kouzmitch, elle prit avec elle Marie pour qu’elle ne s’ennuyât pas seule.

Une fois seul à la maison, Ivan Kouzmitch nous envoya tout de suite chercher, enferma Palacheka dans le grenier, pour qu’elle ne put nous entendre.

Vassilissa Iégorovna revint à la maison sans avoir réussi à obtenir aucune confidence de la part de la femme du prêtre et apprit que, pendant son absence, Ivan Kouzmitch avait eu une conférence et que Palacheka avait été mise sous clé. Elle devina tout de suite qu’elle avait été jouée par son mari et s’en vint le trouver pour lui faire subir un interrogatoire. Mais Ivan Kouzmitch s’était préparé à l’attaque. Il ne se troubla en aucune façon et répondit catégoriquement à sa curieuse épouse :

— Écoute, toi, la mère : nos femmes ont eu l’idée de chauffer les poêles avec de la paille et, comme il pouvait s’en suivre un malheur, je leur ai donné l’ordre formel de ne pas brûler de la paille dans les poêles, mais des fagots et des broussailles.

— Et pourquoi avoir enfermé Palacheka, demanda la femme du commandant. Pourquoi la pauvre fille était-elle dans le grenier jusqu’à notre retour ?

Ivan Kouzmitch n’était pas préparé à une semblable question ; il se trompa, balbutia quelque chose d’incohérent. Vassilissa Iégorovna comprit la ruse de son mari, mais sachant qu’elle n’obtiendrait rien de lui, cessa ses questions et mit la conversation sur les concombres qu’Akoulina Pamphilovna préparait d’une manière toute particulière. Durant toute la nuit, Vassilissa Iégorovna ne put ni dormir, ni deviner ce que son mari avait dans la tête et qu’elle ne devait pas savoir.

Le lendemain, en revenant de la messe, elle vit Ivan Ignatitch qui faisait sortir du canon, des chiffons, des cailloux, des copeaux, des osselets, en un mot des ordures de toute espèce qu’y avaient introduites les gamins.

— Que veulent dire ces préparatifs de guerre ? pensa la femme du commandant ; attend-on une attaque des Kirguiss ? est-il possible qu’Ivan Kouzmitch se mette à me cacher des bêtises pareilles ?

Elle appela Ivan Ignatitch, avec l’intention bien arrêtée de lui arracher le secret qui agaçait sa curiosité féminine.

Vassilissa Iégorovna lui fit d’abord plusieurs remarques au sujet de son intérieur, comme un juge qui commence son interrogatoire par des questions secondaires pour endormir la circonspection du prévenu. Puis après un silence de quelques minutes, elle soupira profondément et dit en branlant la tête :

— Ô mon Dieu ! En voilà des nouvelles !... Qu’adviendra-t-il de tout cela ?

— Eh, la petite mère, répondit Ivan Ignatitch, Dieu est miséricordieux ; nous avons assez de soldats ; de la poudre il y en a beaucoup, et je viens de nettoyer le canon. Nous donnerons peut-être du fil à retordre à Pougatchof. Avec l’aide de Dieu, nul ne peut nous nuire !

— Quelle espèce d’homme est-ce donc, ce Pougatchof ? demanda la femme du commandant.

À ce moment, Ivan Ignatitch s’aperçut qu’il avait déjà trop parlé et se mordit la langue. Mais il était déjà trop tard.

Vassilissa Iégorovna le força alors de tout dire, lui donnant sa parole de ne le répéter à personne.

Vassilissa Iégorovna tint sa promesse et ne répéta les paroles d’Ivan Ignatitch à personne, si ce n’est à la femme du prêtre, et cela seulement parce que sa vache allait encore dans les champs aux abords de la forteresse, et qu’elle aurait pu être prise par les révoltés.

Bientôt Pougatchof fut dans toutes les bouches. Les avis étaient différents. Le commandant envoya le sous-officier de cosaques avec l’ordre de prendre, avec soin, des renseignements sur les populations et les forteresses voisines ; trois jours après il revint annoncer que dans la steppe, à environ soixante verstes de la forteresse, il avait aperçu une grande quantité de feux, et qu’il avait appris par les bachekirs qu’une armée dont on ne savait pas l’importance s’avançait. De plus, il ne pouvait en dire davantage, parce qu’il avait craint d’aller plus loin.

Dans la forteresse, parmi les cosaques, on commençait à remarquer un mouvement inaccoutumé ; dans toutes les rues, ils se réunissaient par groupes, parlaient bas entre eux et se séparaient dès qu’ils apercevaient un dragon ou un soldat de la garnison. Des espions furent envoyés secrètement parmi les cosaques. Ioulaille, Kalmouk baptisé, fit au commandant une importante dénonciation. D’après lui, les indications du sous-officier étaient fausses, car à son retour, ce rusé cosaque avait annoncé à ses camarades qu’il avait été chez les révoltés, qu’il s’était présenté à leur chef lui-même, lequel l’avait admis auprès de lui et lui avait causé longuement. Immédiatement le commandant fit mettre le sous-officier sous bonne garde et nomma Ioulaille à sa place. Cette nouvelle fut accueillie par les cosaques avec un déplaisir évident. Ils murmurèrent, et Ivan Ignatitch, qui avait été chargé d’accomplir les ordres du commandant, entendit de ses propres oreilles, comme ils disaient :

— Tu auras de nos nouvelles, vieux rat de garnison !

Le commandant avait l’intention d’interroger, le jour même, son prisonnier, mais le sous-officier se sauva, sans aucun doute avec l’aide de ses partisans.

Une nouvelle circonstance vint encore augmenter l’inquiétude du commandant. On arrêta un bachekir avec des papiers séditieux. À cette occasion, le commandant pensa qu’il fallait réunir de nouveau ses officiers, et dans ce cas, il voulait écarter Vassilissa Iégorovna sous un prétexte plausible. Mais comme Ivan Kouzmitch était un homme franc et droit, il ne trouva pas d’autre moyen que celui qu’il avait employé une fois.

— Tu sais, Vassilissa Iégorovna, lui dit-il en toussant, le père Hérassime a reçu, dit-on, de la ville...

— Assez mentir, Ivan Kouzmitch, interrompit la femme du commandant ; tu veux réunir un conseil et parler d’Emeliane Pougatchof sans moi ; tu n’y réussiras pas.

Ivan Kouzmitch écarquilla les yeux.

— Eh bien, ma chère amie, lui dit-il. Puisque tu sais tout, reste ; nous discuterons en ta présence.

— Tu vois, mon cher, cela ne te va pas de ruser avec moi ; envoie chercher les officiers.

Nous nous réunîmes de nouveau. Ivan Kouzmitch, en présence de sa femme, nous lut la proclamation de Pougatchof, écrite par un cosaque illettré. Le brigand nous annonçait son projet de marcher sur notre forteresse sans retard ; il invitait les cosaques et les soldats à se réunir à sa bande, et exhortait les officiers à ne pas s’opposer à lui, les menaçant du supplice, dans le cas contraire. Cette proclamation était écrite en termes grossiers, mais énergiques, et devait produire une impression funeste sur l’esprit du commun.

— Le fourbe ! s’écria la femme du commandant. Et qu’est-ce qu’il ose encore nous proposer ! D’aller à sa rencontre et de lui déposer nos drapeaux à ses pieds ? Ah ! fils de chien ! Il ne sait donc pas que nous sommes depuis quarante ans au service et que nous connaissons notre métier ? Est-ce qu’il est possible qu’il y ait des commandants capables d’obéir à ce brigand ?

— Je crois qu’il n’y en a pas, répondit Ivan Kouzmitch. Mais on dit que le traître a déjà occupé beaucoup de forteresses.

— On voit qu’il est véritablement fort, remarqua Schvabrine.

— Mais nous allons savoir tout de suite quelle est sa force, dit le commandant. Vassilissa Iégorovna, donne-moi la clé du hangar. Ivan Ignatitch, amène donc le bachekir ici, et dis à Ioulaille d’apporter ici le fouet.

— Attends, Ivan Kouzmitch, dit la femme du commandant en se levant de sa place. Laisse-moi conduire Macha quelque part, hors de la maison, parce qu’elle s’effrayerait en entendant les cris. Et moi aussi, à vrai dire, je ne tiens pas à assister à cette scène. Adieu.

Anciennement, la torture était entrée d’une manière si courante dans les habitudes, que le décret bienfaiteur qui l’annula fut longtemps lettre morte. On pensait que l’aveu complet du criminel était nécessaire pour qu’il fut convaincu de son crime ; idée non seulement mal fondée, mais encore tout à fait contraire au sens juridique, car, si le refus d’aveu de l’accusé ne prouve pas son innocence, son aveu prouve encore moins sa culpabilité. Et cependant, il m’a été donné d’entendre ces gens se plaindre de la suppression de cette coutume barbare. Mais à l’époque de notre récit, personne ne doutait de la nécessité de la torture, ni les juges, ni les justiciables. Aussi l’ordre du commandant n’étonna ni n’alarma aucun de nous. Ivan Ignatitch alla chercher le bachekir qui était enfermé dans un hangar et, quelques minutes après, on amena le prisonnier dans l’antichambre. Le commandant ordonna qu’on le fît approcher. Le bachekir passa le seuil avec peine — il avait un carcan aux pieds — et après avoir ôté son haut chapeau, s’arrêta à la porte. Je le regardai et ne pus m’empêcher de frissonner. Jamais je n’oublierai cet homme. Il avait l’air d’avoir plus de soixante-dix ans. Il n’avait ni nez, ni oreilles. Sa tête était entièrement rasée ; à la place de la barbe il avait quelques rares poils gris ; il était de petite taille, maigre et voûté ; mais ses petits yeux avaient encore de l’éclat.

— Eh bien ! vieux loup, dit le commandant en reconnaissant à son signalement particulièrement effrayant un des révoltés punis en 1741, tu es dans notre traquenard maintenant. Ce n’est pas la première fois que tu te révoltes, puisque tu as la hure si bien rasée. Approche un peu, dis-moi qui t’a envoyé ici ?

Le vieux bachekir se taisait et regardait le commandant avec un air stupide.

— Pourquoi te tais-tu ? continua Ivan Kouzmitch, est-ce que tu ne comprends pas le russe, animal ? Ioulaille, demande-lui dans votre langue qui l’a envoyé dans notre forteresse.

Ioulaille répéta, en tartare, la question d’Ivan Kouzmitch. Mais le bachekir le regarda avec la même expression de visage et ne répondit pas un mot.

— Attends un peu, dit le commandant, tu vas me parler. Mes enfants ! enlevez-lui sa capote d’imbécile et cinglez-lui le dos. Toi, Ioulaille, surveille-le bien !

Deux invalides se mirent à déshabiller le bachekir. Le visage du malheureux exprimait l’inquiétude. Il regardait de tous les côtés, comme un animal pris par des enfants. Un des invalides lui prit les mains pour porter le vieillard sur ses épaules, mais au moment où Ioulaille, prenant le fouet, allait le lever sur le malheureux bachekir, il fit entendre une faible et plaintive voix et, hochant la tête, il ouvrit la bouche dans laquelle, à la place de la langue, remuait un informe tronçon.

Quand je me rappelle que cela est arrivé de mon temps et que j’ai vécu jusqu’au paisible et fécond règne de l’empereur Alexandre, je ne puis m’empêcher de m’étonner des progrès rapides de l’instruction et de la propagation des lois de l’humanité. Jeune homme ! si ces pages tombent entre tes mains, souviens-toi que les changements les meilleurs et les plus durables sont ceux qui proviennent de l’amélioration des mœurs, sans secousses violentes.

Tous, nous étions consternés.

— Eh bien, dit le commandant, nous ne lui tirerons pas un mot... Ioulaille, reconduis-le dans le hangar, et nous messieurs, continuons à discuter.

Nous commencions à examiner notre situation quand tout à coup, Vassilissa Iégorovna entra dans la chambre, tout essoufflée, et avec un air épouvanté.

— Que t’arrive-t-il ? demanda le commandant étonné.

— Mon cher ami, un malheur ! répondit Vassilissa Iégorovna. La forteresse du lac inférieur est prise depuis ce matin. L’ouvrier du père Hérassime en revient à l’instant. Il a vu comme elle a été prise. Le commandant et tous les officiers sont pendus. Tous les soldats sont prisonniers. Soyons prêts à tout, les scélérats seront bientôt là.

Cette nouvelle inattendue me consterna. Je connaissais le commandant de la forteresse du lac inférieur, c’était un homme modeste et paisible ; deux mois auparavant, il s’était arrêté chez Ivan Kouzmitch, en venant d’Orènebourg, avec sa jeune femme. La forteresse se trouvait à environ vingt-cinq verstes de notre fort. D’heure en heure il fallait nous attendre, nous aussi, à l’attaque de Pougatchof. Je me représentais le triste sort de Marie Ivanovna, et mon cœur se glaçait.

— Permettez, Ivan Kouzmitch, dis-je au commandant. Notre devoir est de défendre la forteresse jusqu’à notre dernier soupir, cela va sans dire. Mais il est nécessaire de penser à mettre les femmes en lieu sûr. Dirigez-les sur Orènebourg si la route est encore libre, ou bien dans une autre forteresse, que son éloignement ne permettra pas aux ennemis d’atteindre.

Ivan Kouzmitch se tourna vers sa femme et lui dit :

— Tu entends, ma chère amie, ne serait-il pas mieux en effet de t’éloigner, tandis que nous viendrons à bout des insurgés.

— C’est une bêtise, dit la femme du commandant. Où y a-t-il donc une forteresse que les balles n’atteignent pas ? En quoi la forteresse de Biélogor est-elle perdue sans espoir. Dieu merci, voilà vingt-deux ans que nous y vivons, nous avons vu les bachekirs et les kirguiss, nous nous débarrasserons peut-être bien de ce Pougatchof.

— Eh bien, petite mère, répliqua Ivan Kouzmitch, reste puisque tu ne désespères pas de notre forteresse. Oui, mais avec Macha, que faire ? Tout sera bien si nous nous débarrassons des révoltés, ou si nous sommes secourus ; mais si les scélérats prennent la forteresse ?

— Eh bien, quoi ?

Vassilissa Iégorovna bégaya et finit par se taire, sous l’empire d’une profonde émotion.

— Non, Vassilissa Iégorovna, continua le commandant, remarquant que, pour la première fois peut-être de sa vie, ses paroles lui avaient produit de l’effet. C’est impossible que Macha reste ici. Envoyons-la à Orènebourg chez sa marraine : là il y a des troupes et assez de canons ; de plus, les murs sont en pierres. Et je te conseillerais bien aussi de partir ; tu es âgée, et pense un peu ce qui t’adviendra s’ils prennent la forteresse d’assaut.

— Bien, dit la femme du commandant ; nous enverrons Macha, mais quant à moi, inutile de me le demander, je n’irai pas, à quoi bon sur mes vieux jours me séparer de toi pour aller chercher une mort solitaire dans une autre contrée. Ensemble nous avons vécu, ensemble nous mourrons.

— Il y a rien à faire, dit le commandant, ce n’est pas le moment de lambiner. Va parler avec Macha. Demain matin, dès l’aube, nous la mettrons en route et nous lui donnerons une escorte, bien que nous n’ayons pas de soldats de trop... Où est-elle, Macha ?

— Chez Akoulina Pamphilovna, répondit la femme du commandant. Elle s’est trouvée mal en apprenant la prise de la forteresse du lac inférieur ; je crains qu’elle ne tombe malade. Dieu tout-puissant, voilà ce qu’il nous était donné de voir !

Vassilissa Iégorovna sortit pour s’occuper du départ de sa fille. La conversation continua chez le commandant, mais déjà je n’y prenais pas part et je n’entendais plus rien. Marie Ivanovna se présenta pour le souper ; elle avait pleuré, elle était pâle ; nous soupâmes en silence et nous nous levâmes de table plutôt que d’habitude ; après avoir pris congé de toute la famille, nous retournâmes chacun chez nous. Mais j’avais oublié à dessein mon épée, et je revins la chercher. Je pressentais que je trouverais Marie Ivanovna seule. En effet, elle m’ouvrit la porte et me remit mon épée.

— Adieu, Pierre Andrévitch ! me dit-elle en pleurant, on m’envoie à Orènebourg. Soyez heureux, soyez sain et sauf, et peut-être Dieu nous donnera de nous revoir ; si non...

Alors elle se mit à sangloter. Je l’embrassai.

— Adieu, mon ange, lui dis-je ; adieu, ma chérie ; adieu, ma désirée ! Si tu n’es pas avec moi, crois-le bien, ma dernière pensée et ma dernière prière seront pour toi.

Macha sanglota en s’appuyant contre ma poitrine. Je l’embrassai avec effusion et sortis à la hâte.

 

VII. L’assaut

 

Ô ma tête, ma petite tête, qui a blanchi sous le harnais pendant trente-trois ans. Ah ! tu as servi, ma petite tête, sans profit, sans joie, sans un mot d’encouragement et sans haute fonction ; seulement tu as gagné, ma petite tête, deux hauts poteaux, une solive en hêtre et un nœud coulant en soie.

Chanson populaire.

 

Cette nuit là, je ne me déshabillai pas et je ne dormis pas. J’avais l’intention de me rendre, à l’aurore, à la porte de la forteresse par où Marie Ivanovna devait sortir, afin de lui dire adieu pour la dernière fois. Je sentais en moi un grand changement ; l’émotion semblait beaucoup moins pénible à mon cœur que la tristesse dans laquelle j’étais plongé peu auparavant. Avec la tristesse de la séparation, se mêlaient en moi une espérance vague mais douce, l’impatience du danger attendu et les sentiments d’un noble amour-propre. La nuit passa inaperçue. J’allais sortir, quand tout à coup ma porte s’ouvrit, et le caporal se présenta pour m’annoncer que nos cosaques étaient sortis de la forteresse pendant la nuit, emmenant de force avec eux Ioulaille et que, autour de la forteresse, des gens inconnus passaient et repassaient. L’idée que Marie Ivanovna n’aurait pas le temps de sortir m’effraya : je donnai à la hâte quelques instructions au caporal et je m’élançai chez le commandant. Il faisait déjà clair. Je courais dans la rue, quand je m’entendis appeler. Je m’arrêtai.

— Où allez-vous ? me dit Ivan Ignatitch en me rattrapant. Ivan Kouzmitch est sur le rempart et il m’envoie vous chercher. Pougatchof est là.

— Est-ce que Marie Ivanovna est partie ? lui demandai-je...

— Non, elle n’a pas eu le temps, répondit Ivan Ignatitch ; les communications avec Orènebourg sont coupées ; la forteresse est investie. Ça va mal, Pierre Andrévitch !

Nous partîmes pour le rempart, espèce d’élévation naturelle garnie de palissades. Tous les habitants de la forteresse étaient déjà réunis là. La garnison était sous les armes. La veille, on avait transporté là le canon. Le commandant allait et venait devant le front de sa petite troupe. L’approche du danger inspirait au vieux soldat une vigueur inaccoutumée. Dans la steppe, à une petite distance de la forteresse, environ vingt cavaliers chevauchaient. Ils avaient l’air de cosaques, mais parmi eux se trouvaient des bachekirs, que l’on distinguait facilement à leurs chapeaux en peau de loup et à leurs carquois. Le commandant fit le tour de sa troupe et dit aux soldats :

— Eh bien ! mes enfants, aujourd’hui nous défendons notre mère l’Impératrice, et nous allons montrer que nous sommes des gens braves et fidèles.

Les soldats témoignèrent leur zèle par des cris. Schvabrine qui se tenait à côté de moi ne cessait de regarder l’ennemi. Les gens qui chevauchaient dans la steppe, voyant du mouvement dans la forteresse, se réunirent en groupe et discutèrent entre eux. Le commandant ordonna à Ivan Ignatitch de charger le canon, le pointant sur le groupe, et lui-même mit le feu avec la mèche. Le boulet partit sur eux en sifflant, mais sans leur faire aucun mal ; les cavaliers se dispersèrent, disparurent immédiatement, et la steppe resta libre.

À ce moment Vassilissa Iégorovna arriva sur le retranchement, avec Macha, qui ne voulait pas la quitter.

— Eh bien, quoi, dit la femme du commandant, comment va la bataille ? où est donc l’ennemi ?

— L’ennemi n’est pas loin, dit Ivan Kouzmitch. Avec l’aide de Dieu tout ira bien. Et toi, Macha, tu n’as pas peur ?

— Non, petit père ! répondit Marie Ivanovna, mais seule à la maison, j’aurais peur.

En disant cela elle me regardait en s’efforçant de sourire. Et moi, involontairement, je serrais la poignée de mon épée, me rappelant que la veille j’avais reçu cette épée de ses mains, comme pour la défense de ma bien-aimée. Mon cœur bouillait. Je me figurais que j’étais son chevalier, j’avais soif de montrer que j’étais digne de sa confiance et, avec impatience, j’attendais la minute décisive.

À ce moment, de derrière les hauteurs qui se trouvaient à une demi-verste de la forteresse, sortirent de nouvelles troupes à cheval, et bientôt la steppe se couvrait d’une foule de cavaliers armés de piques et d’arcs. Au milieu d’eux, sur un cheval blanc, chevauchait un homme en kaftane rouge, le sabre nu à la main ; c’était Pougatchof lui-même. Il s’arrêta, tous l’entourèrent et, d’après son ordre, quatre hommes se détachèrent et se lancèrent à bride abattue jusque sous les murs de la forteresse. Parmi eux, nous reconnûmes nos traîtres. Un d’eux tenait sur son chapeau une feuille de papier, un autre portait au bout de sa pique la tête de Ioulaille, qu’il nous lança par-dessus la palissade. La tête du malheureux kalmouk tomba aux pieds du commandant. Les traîtres crièrent :

— Ne tirez pas ; sortez à la rencontre de l’empereur. Il est là.

— Voilà pour vous, s’écria Ivan Kouzmitch. Mes enfants, feu !

Nos soldat tirèrent une salve. Le cosaque qui tenait la lettre chancela et tomba de cheval. Les autres se retirèrent. Je jetai un regard sur Marie Ivanovna. Consternée à la vue de la tête ensanglantée d’Ioulaille, abasourdie par la salve, elle paraissait sans connaissance. Le commandant appela le caporal et lui ordonna d’aller prendre la feuille que tenait le cosaque tué. Le caporal sortit dans la prairie et revint, conduisant par la bride le cheval du cosaque tué. Il remit la lettre au commandant.

Ivan Kouzmitch la lut tout bas et la déchira ensuite en morceaux.

Pendant ce temps-là, les rebelles se préparaient véritablement à l’action. Bientôt les balles commencèrent à siffler à nos oreilles, et plusieurs flèches s’enfoncèrent autour de nous dans la terre et dans la palissade.

— Vassilissa Iégorovna, dit le commandant, les femmes n’ont rien à faire ici ; emmène Macha, tu vois bien que cette pauvre enfant est plus morte que vive.

Vassilissa Iégorovna, devenue plus douce en présence des balles, regarda la steppe sur laquelle on voyait un grand mouvement ; puis se tournant vers son mari, elle lui dit :

— Ivan Kouzmitch, que nous trouvions la mort ou que nous soyons sauvés, il en sera comme il plaît à Dieu, mais bénis ta fille. Macha, viens auprès de ton père.

Macha, pâle et tremblante, s’approcha d’Ivan Kouzmitch, se mit à genoux, s’inclina devant lui jusqu’à terre. Le vieux commandant la bénit trois fois, puis la relevant et l’embrassant, il lui dit d’une voix trahie par l’émotion :

— Eh bien, Macha, sois heureuse ! Prie Dieu, il ne t’abandonnera pas. Si tu trouves un bon mari, que Dieu vous donne amour et union. Vivez comme nous vivions, Vassilissa Iégorovna et moi. Maintenant adieu, Macha. Vassilissa Iégorovna, emmène-la donc bien vite.

Macha se jeta à son cou et sanglota.

— Embrassons-nous aussi, dit la capitaine en pleurant. Adieu, mon cher Ivan Kouzmitch. Pardonne-moi le chagrin que j’ai pu te causer.

— Adieu, adieu, pauvre mère, dit le commandant en embrassant sa pauvre vieille... Non, maintenant, assez ! Allez à la maison, et si tu as le temps, fais mettre à Macha son sarafane[6].

La capitaine s’en alla avec sa fille. Je suivis Marie Ivanovna des yeux ; elle se retourna vers moi et me fit un signe de tête. Alors Ivan Kouzmitch se tourna vers nous, et toute son attention se dirigea vers l’ennemi. Les rebelles s’étaient rassemblés autour de leur chef, lorsque tout à coup ils descendirent de cheval.

— Maintenant, tenez ferme, dit le commandant, ils vont donner l’assaut...

À ce moment on entendit de grands cris ; les rebelles accouraient au pas de charge vers la forteresse. Le canon fut chargé à mitraille. Le commandant les laissa avancer jusqu’à une faible distance de la forteresse et les canonna. La mitraille tomba au milieu de la troupe. Les rebelles reculèrent des deux côtés. Leur chef resta seul en avant. Il brandissait son sabre et avait l’air de les exhorter avec ardeur... Les cris, qui avaient cessé un moment, recommencèrent de nouveau.

— Allons, mes enfants ! dit le commandant... maintenant, qu’on ouvre la porte et qu’on batte la charge. Mes enfants, en avant ! faisons une sortie, suivez-moi !

Le commandant, Ivan Ignatitch et moi nous fûmes en un clin d’œil de l’autre côté du rempart ; mais la garnison, effrayée, n’avait pas remué.

— Qu’avez-vous donc à rester ainsi ? cria Ivan Kouzmitch... Mourir ainsi, c’est le sort du soldat !

À ce moment, les rebelles tombèrent sur nous et entrèrent dans la forteresse. Le tambour cessa de battre ; la garnison jeta ses armes ; je fus renversé par terre, mais je me relevai et je rentrai dans la forteresse avec les rebelles. Le commandant, blessé à la tête, était au milieu des brigands, qui exigeaient de lui les clés. Je m’élançai à son secours ; quelques vigoureux cosaques me saisirent et m’attachèrent avec des courroies en me disant :

— On vous en donnera du service impérial !

Ils nous traînèrent dans les rues ; les habitants sortaient des maisons avec le pain et le sel[7]. Les cloches sonnaient. Tout à coup des cris retentirent dans la foule ; on annonça que l’empereur attendait les prisonniers sur la place et recevait le serment de fidélité. Le peuple se dirigea en foule vers la place, on nous y conduisit aussi.

Pougatchof était assis dans un fauteuil sur le perron de la maison du commandant. Il portait un kaftane cosaque rouge orné de galons. Son haut chapeau de zibeline avec aigrettes dorées était enfoncé sur ses petits yeux brillants. Son visage ne me paraissait pas inconnu. De vieux cosaques l’entouraient. Le père Hérassime, pâle et tremblant, se tenait au perron avec sa croix dans les mains, et paraissait la supplier silencieusement pour les victimes qui étaient là. Sur la place on avait élevé à la hâte une potence. Quand nous approchâmes, les bachekirs écartèrent le peuple, et l’on nous présenta à Pougatchof. Le bruit des cloches avait cessé ; un profond silence régnait.

— Où est le commandant ? demanda l’usurpateur.

Notre ancien sous-officier de cosaques sortit de la foule et désigna Ivan Kouzmitch. Pougatchof regarda sévèrement le vieillard et lui dit :

— Comment as-tu osé t’opposer à moi, ton empereur ?

Le commandant, affaibli par sa blessure, rassembla ses dernières forces et répondit crânement :

— Tu n’es pas mon empereur. Tu es un voleur, un imposteur, entends-tu ?

Pougatchof fronça le sourcil sans rien dire et agita un mouchoir blanc. Quelques cosaques se saisirent du vieux capitaine et le traînèrent à la potence. À cheval sur la solive supérieure se trouvait le bachekir que nous avions interrogé la veille. Il tenait la corde dans la main, et une minute après, je vis le malheureux Ivan Kouzmitch soulevé dans l’espace. Alors on amena Ivan Ignatitch à Pougatchof.

— Prête serment, lui dit celui-ci, à l’empereur Pierre Fédorovitch !

— Tu n’es pas notre empereur, répondit Ivan Ignatitch, répétant les paroles de son capitaine, tu n’es qu’un voleur et un imposteur !

Pougatchof agita de nouveau son mouchoir, et le pauvre officier fut pendu à côté de son vieux chef.

C’était mon tour maintenant. Je regardais crânement Pougatchof, me préparant à répéter la réponse de mes courageux camarades, lorsque, à mon étonnement indescriptible, je vis au milieu des révoltés les plus âgés, Schvabrine, tondu en cercle et vêtu du kaftane cosaque. Il s’approcha de Pougatchof et lui dit quelques mots à l’oreille.

— Pendez-le ! dit Pougatchof sans me regarder.

On me passa le nœud coulant autour du cou. Je commençais à dire une prière à part moi, offrant à Dieu mon repentir le plus sincère pour mes péchés, et le priant de sauver tous les êtres chers à mon cœur. On m’attira sous la potence.

— Ne crains rien, ne crains rien, me répétèrent les assassins, désirant peut-être sincèrement m’encourager.

Tout à coup j’entendis un cri.

— Attendez, maudits ! arrêtez !...

Les bourreaux s’arrêtèrent. Je regarde, et que vois-je ? Saviélitch était aux pieds de Pougatchof.

— Ô père chéri, lui dit-il, à quoi te sert de faire mourir le fils d’un seigneur ?... Relâche-le, pour lui tu recevras une rançon ; si tu as besoin de faire un exemple, ordonne que l’on me pende, moi, pauvre vieux !

Pougatchof fit un signe, et immédiatement on me détacha et on me laissa.

— Notre père te fait grâce, me dirent-ils.

En cet instant, je ne puis dire si je me réjouissais de ma délivrance, mais je ne dirai pas que je m’en plaignais. Mes sentiments étaient trop confus. On me conduisit de nouveau à l’imposteur et l’on me mit à genoux devant lui. Pougatchof me tendit sa main musculeuse.

— Baise la main !... disait-on autour de moi.

Mais j’aurais préféré le dernier supplice à cette lâche humiliation.

— Cher Pierre Andrévitch, chuchota Saviélitch derrière moi en me touchant la main, ne fais pas l’entêté !... Qu’est-ce que cela te coûte ?... Embrasse la main de cette canaille... Embrasse-lui la main, tu cracheras ensuite.

Je ne bougeai pas. Pougatchof baissa sa main et dit en souriant :

— Sa Grandeur est devenue folle de joie. Relevez-le !

On me releva et je fus laissé libre. Je me mis à considérer cette terrible comédie qui continuait.

Les habitants vinrent prêter serment. Ils s’avançaient l’un derrière l’autre, baisaient le crucifix et saluaient ensuite l’imposteur. Les soldats de la garnison étaient là aussi. Le tailleur du régiment leur coupait la cadenette avec ses ciseaux émoussés. Après s’être secoués ils approchèrent de la main de Pougatchof, qui leur accorda le pardon et les admit dans sa bande. Tout cela dura environ trois heures. À la fin, Pougatchof se leva de son fauteuil et quitta le perron, accompagné de ses vétérans. On lui amena un cheval blanc orné de riches harnais. Deux cosaques le prirent par la taille et le mirent en selle. Il annonça au père Hérassime qu’il dînerait chez lui. À ce moment on entendit des cris de femmes. Plusieurs brigands poussaient sur le perron la malheureuse Vassilissa Iégorovna, les vêtements en désordre, et presque nue. Un d’eux avait déjà eu le temps de s’emparer de son mantelet de fourrure. Les autres volaient les lits de plume, les malles, la vaisselle, le linge et les meubles.

Tout à coup ses yeux rencontrèrent la potence, et elle reconnut son mari.

— Assassins ! s’écria-t-elle avec rage, voilà ce que vous en avez fait !... Et toi, Ivan Kouzmitch, brave tête de soldat, mon amour, ni les baïonnettes prussiennes, ni les balles turques ne t’ont touché ; tu n’as pas donné ta vie pour la patrie dans un combat honorable comme tu l’aurais voulu, mais tu as été tué par un galérien évadé !

— Calmez cette vieille sorcière, dit Pougatchof.

Alors un jeune cosaque lui donna un coup de sabre sur la tête, et elle tomba morte sur les marches du perron. Pougatchof s’en alla suivi de tout le peuple.

 

VIII. Un hôte non invité

 

Un hôte non invité est plus à craindre que les tartares.

Proverbe

 

La place se vida. Je me tenais toujours au même endroit, et je ne pouvais mettre en ordre mes pensées troublées par des impressions aussi terribles.

L’ignorance du sort de Marie Ivanovna me tourmentait plus que tout autre chose. Où était-elle ? Que lui était-il arrivé ? Avait-elle eu le temps de se cacher ? Sa cachette était-elle sûre ?... Plein de ces idées alarmantes j’entrai dans la maison du commandant... Tout était vide. Les chaises, les tables, les malles étaient brisées, la vaisselle en morceaux, tout avait été pillé. Je montai par le petit escalier qui conduisait à l’étage supérieur, et pour la première fois de ma vie j’entrai dans la chambrette de Marie Ivanovna. Je vis son lit déchiré par les brigands ; l’armoire avait été cassée et pillée ; la lampe brûlait encore à sa place devant l’armoire, dont on avait volé les images saintes. Un petit miroir pendu au mur était resté inaperçu. Mais où était la maîtresse de cette humble et virginale chambrette ?... Une pensée horrible me vint à l’esprit : je me la représentais entre les mains des brigands... Mon cœur bondissait... Je me mis à pleurer amèrement, et je prononçai tout haut le nom de ma bien-aimée... À ce moment j’entendis un léger bruit, et de derrière l’armoire, Palacheka sortit pâle et toute tremblante.

— Ah ! Pierre Andrévitch, dit-elle en joignant les mains, quelle journée !... Quelle horreur !

— Et Marie Ivanovna ? lui dis-je avec impatience, où est-elle ?

— Elle est saine et sauve, répondit Palacheka ; elle s’est cachée chez Akoulina Pamphilovna.

— Chez la popesse ! m’écriai-je avec effroi... Grand Dieu ! mais Pougatchof est là !

Je m’élançai hors de la chambre, en un clin d’œil je fus dans la rue, et à toutes jambes je courus à la maison du prêtre. Là on entendait des cris, des éclats de rire et des chants... Pougatchof festoyait avec ses amis. Palacheka m’avait suivi. Je l’envoyai appeler discrètement Akoulina Pamphilovna. Une minute après la popesse vint me trouver dans le vestibule, tenant à la main une bouteille vide.

— Pour l’amour de Dieu ! où est Marie Ivanovna ? lui demandai-je avec une émotion indescriptible.

— Elle est couchée, mon cher, là, chez moi, répondit la popesse. Peu s’en est fallu qu’il ne vous arrivât malheur, mais, Dieu merci, tout s’est bien passé ; l’usurpateur venait à peine de se mettre à table qu’elle s’est réveillée et mise à gémir, cette pauvre enfant !... J’étais glacée d’effroi. Il entendit et me dit :

« — Qui est-ce qui pousse ainsi des gémissements ici ?

« Et moi, mentant avec aplomb :

« — C’est ma nièce, elle est tombée malade, elle garde le lit depuis déjà deux semaines.

« — Est-elle jeune, ta nièce ?

« — Oui, sire.

« — Montre-la moi donc, ta nièce.

« — Avec plaisir, sire ; mais seulement la pauvre jeune fille ne peut pas se lever et venir à vous.

« — Cela ne fait rien, la vieille, j’irai moi-même la regarder.

« Et en effet, le maudit est sorti et est venu dans la pièce à côté ; et qu’est-ce que tu penses ! il a écarté les rideaux, il a lancé un coup d’œil de ses yeux de vautour, et puis plus rien... Dieu soit loué !... Et, le croirais-tu, moi et mon mari nous étions prêts au dernier supplice. Heureusement qu’elle ne reconnut pas Pougatchof. Dieu puissant, voilà une fête que nous n’attendions pas !... Et ce pauvre Ivan Kouzmitch !... qui aurait pu penser ?... Et Vassilissa Iégorovna !... Et ce pauvre Ivan Ignatitch !... Et encore lui, pourquoi ?... Mais vous, comment avez-vous été gracié ?... Et ce Schvabrine, quel traître !... Il s’est fait raser en cercle, et maintenant il festoie avec eux !... Il a eu vite fait. Quant à cela, il n’y a rien à dire !... Et quand je parlais de ma nièce malade à Pougatchof il me lançait des regards qui me perçaient comme un poignard ; toutefois, il ne m’a pas trahie, il faut encore lui en savoir gré.

À ce moment on entendit les cris des invités ivres et la voix du père Hérassime. Les invités demandaient du vin, et l’hôte appelait sa femme. Elle courut à son travail.

— Allez chez vous, Pierre Andrévitch, me dit-elle, maintenant vous n’avez rien à faire ici ; les scélérats sont ivres, malheur à vous si vous tombez sous leurs mains pendant l’ivresse. Adieu, Pierre Andrévitch. Ce qui doit arriver arrivera, mais Dieu ne nous abandonnera pas !

La popesse partit. Un peu tranquillisé je me dirigeai vers mon logement. En passant devant la place j’aperçus quelques bachekirs qui étaient groupés autour de la potence et qui retiraient les souliers aux pendus ; c’est avec peine que je retins mon indignation. Comprenant l’inutilité de mon intervention, je restai tranquille. Les brigands couraient dans la forteresse et pillaient les maisons des officiers. Partout on entendait les cris des ivrognes. J’arrivai chez moi. Saviélitch m’attendait sur le seuil.

— Dieu soit loué ! cria-t-il en me voyant. Je pensais que les canailles t’avaient encore repris. Mais le croirez-vous, mon cher maître Pierre Andrévitch, les voleurs ont tout volé chez vous ; les habits, le linge, la vaisselle ; ils n’ont rien laissé. Mais quoi encore ! Dieu soit loué puisqu’ils t’ont relâché sain et sauf ! Et as-tu reconnu, maître, leur chef ?

— Non, je ne l’ai pas reconnu ; et qui est-il ?

— Comment, maître, tu as pu oublier cet ivrogne qui t’a escamoté ta touloupe à l’auberge ? ta touloupe en peau de lièvre, toute neuve ; et l’animal, il l’a toute décousue en l’endossant.

Je restai étonné. En effet, la ressemblance entre Pougatchof et mon conducteur était frappante. Je me persuadai que Pougatchof et lui n’étaient qu’une seule et même personne, et je compris alors la raison de la grâce qu’il m’avait faite. Je ne pus m’empêcher d’admirer cet enchaînement singulier de circonstances : ma touloupe d’adolescent donnée à un vagabond m’avait sauvé du nœud coulant fatal, et l’ivrogne qui courait d’auberge en auberge avait assiégé la forteresse et troublait le repos de l’empire.

— Ne désires-tu pas manger un peu ? demanda Saviélitch qui n’avait pas changé ses habitudes. Il n’y a rien à la maison ; mais j’irai fouiller partout et je te préparerai quelque chose.

Resté seul, je me plongeai dans mes réflexions. Rester dans la forteresse qui était aux mains des scélérats, ou suivre sa troupe, n’était pas digne d’un officier. Mon devoir exigeait que je me présentasse là où mon service pouvait encore être utile à la patrie, dans les circonstances difficiles du moment. Mais l’amour me conseillait fortement de rester près de Marie Ivanovna, d’être son défenseur et son protecteur. Bien que je prévisse un changement prompt et certain, je ne pouvais m’empêcher de trembler en me représentant le danger de sa situation.

Mes réflexions furent interrompues par l’arrivée d’un cosaque, qui accourait à moi pour m’annoncer que le grand empereur m’appelait auprès de lui.

— Où est-il donc ? demandai-je en me préparant à obéir.

— Dans la maison du commandant, répondit le cosaque. Après le repas, notre maître est allé au bain, et maintenant il se repose. Mais, par tout ce qu’il fait on voit que c’est une personne de qualité. Au dîner il a mangé deux petits cochons rôtis et, au bain, l’étuve était si chaude, que Tarass Kourotchnik n’a pu supporter la chaleur et qu’il a donné le petit balai[8] à Thomka Bikbaief, et s’est arrosé d’eau froide. Il n’y a rien à dire ; toutes les réceptions sont aussi magnifiques... Et au bain on dit qu’il a montré les signes impériaux qu’il a sur la poitrine ; d’un côté, un aigle à deux têtes, de la grandeur d’une pièce de cinq kopecks, et de l’autre son portrait.

Je ne crus pas nécessaire de discuter l’opinion du cosaque, et je me dirigeai avec lui vers la demeure du commandant, me représentant, à l’avance, cette entrevue avec Pougatchof et m’efforçant de deviner comment elle pouvait bien finir. Le lecteur peut facilement s’imaginer que je n’étais pas tout à fait de sang-froid.

Il commençait à faire sombre quand j’arrivai à la maison du commandant.

La forteresse, avec ses victimes, présentait une sinistre tache noire. Le corps de la pauvre femme du commandant était étendu sur le perron où deux cosaques montaient la garde. Le cosaque qui me conduisait prit les devants pour m’annoncer et, immédiatement de retour, il me conduisit dans la chambre, où la veille j’avais si tendrement dit adieu à Marie Ivanovna.

Un tableau extraordinaire s’offrit à mes yeux. Autour d’une table couverte d’une nappe et garnie de bouteilles et de verres, Pougatchof et environ dix cosaques vétérans étaient assis. Le chapeau sur la tête, vêtus de chemises de couleur, le vin avait allumé leurs conversations, leurs yeux brillaient et leurs visages affreux étaient rouges. Parmi eux ne se trouvaient ni Schvabrine ni notre sous-officier, ces deux traîtres nouvellement enrôlés.

— Ah ! Votre Seigneurie ! dit Pougatchof en me voyant, soyez le bienvenu ; je vous en prie, prenez place.

Les convives se serrèrent. Je m’assis au bout de la table sans rien dire, mon voisin, un jeune cosaque grand et joli garçon, me remplit un verre de vin ordinaire que je ne touchai même pas. Je me mis avec curiosité à examiner cette clique. Pougatchof était assis à la place d’honneur, accoudé sur la table et soutenant sa barbe noire avec son large poing. Les traits de son visage, réguliers et assez agréables, n’annonçaient rien de féroce. Il s’adressait souvent à un homme d’environ cinquante ans, l’appelant tantôt comte, tantôt Timophé, ou encore cher oncle. Ils se traitaient en amis et ne témoignaient aucun respect particulier à leur chef. La conversation roulait sur l’assaut du matin, sur le succès de la révolte et sur les opérations prochaines. Chacun se prévalait du succès, proposait ses avis ou combattait l’opinion de Pougatchof. Dans ce singulier conseil de guerre, il fut décidé qu’on marcherait sur Orènebourg ; peu s’en fallut que ce mouvement audacieux ne fut couronné de succès. Le départ fut annoncé pour le lendemain.

— Eh bien, mes amis, dit Pougatchof, avant de dormir entonnons ma chanson favorite... Tchoumakof, commence !

Mon voisin commença d’une voix aiguë une mélancolique chanson de haleur, et tous reprirent en chœur :

« Ô verte forêt, ma mie, ne fais pas de bruit, ne trouble pas mes réflexions. Moi, brave jeune homme, je dois passer en jugement devant un juge sévère, le tsar lui-même. Le tsar-empereur commencera par me demander :

« — Dis-moi, mon ami, fils de paysan, avec qui as-tu volé, avec qui as-tu fait le brigandage, avais-tu beaucoup de complices ? — Je te dirai toute la vérité, ô tsar orthodoxe, mon espoir. L’entière vérité, c’est que j’avais quatre complices : le premier c’était la nuit noire ; le deuxième c’était mon poignard, en acier de Damas ; le troisième c’était mon bon coursier ; et le quatrième mon arc bien tendu ; mes envoyés c’étaient mes flèches bien acérées. — Alors le tsar orthodoxe dira : — Salut à toi, mon ami, fils de paysan qui a su voler et qui a su répondre ! Pour te récompenser, mon fils, je t’offre une grande construction en bois au milieu d’un champ : deux poteaux réunis par une solive[9]. »

Il m’est impossible de raconter l’effet que me produisit cette chanson du peuple, sur la potence, chantée par des gens voués eux-mêmes au gibet. Leurs visages terribles, leurs voix harmonieuses, le ton triste qu’ils donnaient aux mots déjà assez expressifs sans cela, tout enfin me pénétrait d’horreur.

Les convives burent encore un verre, se levèrent, puis prirent congé de Pougatchof. Je voulais les suivre, mais Pougatchof me dit :

— Asseois-toi, je veux parler avec toi.

Nous restâmes en tête à tête.

Notre silence se prolongea quelques minutes ; Pougatchof me regardait fixement, clignant de temps à autre l’œil gauche, avec une expression incroyable de friponnerie et de raillerie. Enfin il se mit à rire, et de si bon cœur que, moi-même qui le regardais, je me mis à rire sans savoir pourquoi.

— Eh bien, Votre Seigneurie, me dit-il, tu as eu peur, avoue-le, quand mes gaillards t’ont passé la corde autour du cou ? On allait te voir tirer la langue tout de son long, car on t’aurait balancé à la potence si je n’avais pas été ton débiteur. J’ai reconnu tout de suite ton vieux domestique. Mais avais-tu jamais pensé, Votre Seigneurie, que l’homme qui t’avait conduit à l’auberge était le grand empereur lui-même ? — En disant ces mots il prit un air important et mystérieux. — Tu es très coupable envers moi, continua-il, mais je t’ai pardonné à cause de ta bonté et du service que tu m’as rendu, quand j’étais obligé de me cacher de mes ennemis. Mais ce n’est pas tout, tu verras encore comme je te récompenserai quand j’aurai repris mon empire !... Me promets-tu de me servir avec zèle ?

La question de cette canaille et son impertinence me semblèrent si plaisantes que je ne pus m’empêcher de sourire.

— Pourquoi souris-tu ? me demanda-t-il en fronçant le sourcil. Est-ce que tu ne crois pas que je sois le grand empereur ? Réponds franchement.

Je restai embarrassé. Reconnaître ce vagabond comme empereur, j’en étais incapable ; cela me semblait une lâcheté impardonnable. L’appeler imposteur à son nez et à sa barbe, c’était me perdre moi-même, et ce que j’étais prêt à faire au pied du gibet, devant tout le peuple rassemblé, dans le premier emportement de mon indignation me semblait être, maintenant, une jactance inutile. J’hésitais. Pougatchof silencieux attendait ma réponse. Enfin — et encore aujourd’hui je me félicite de ma conduite à ce moment — le sentiment du devoir l’emporta en moi sur la faiblesse humaine. Je répondis à Pougatchof :

— Écoute, je vais te dire toute la vérité. Juge toi-même : puis-je t’appeler empereur ? Tu es un homme intelligent : si je te donnais ce titre, ne verrais-tu pas toi-même que ce serait pure feinte de ma part ?

— Alors je suis intelligent, d’après toi ?

— Dieu sait ; mais que tu le sois ou non, tu joues une comédie dangereuse.

Pougatchof me regarda vivement.

— Alors tu ne crois pas, dit-il, que je sois l’empereur Pierre Fédorovitch ? Bien. Mais est-ce que les audacieux ne réussissent pas ? Est-ce qu’autrefois Grichka Otrépief[10] n’a pas régné ? Pense de moi ce que tu voudras, mais ne me quitte pas. Quel a été ton sort jusqu’à présent ?... ni chair, ni poisson... Sers-moi fidèlement, honnêtement, et je te nommerai feld-maréchal... et même prince... Qu’en penses-tu ?

— Non, répondis-je avec fermeté. Je suis né noble ; je suis dévoué à l’Impératrice, je ne puis pas servir sous tes ordres. Si en vérité tu me veux du bien, laisse-moi partir pour Orènebourg.

Pougatchof resta pensif.

— Mais si je te laisse partir, dit-il, me promets-tu, au moins, de ne pas servir contre moi ?

— Comment puis-je te promettre une chose semblable, répondis-je. Je ne sais pas moi-même, cela ne dépend pas de moi ; si l’on m’ordonne de marcher contre toi, je marcherai, il n’y a pas à raisonner. Toi-même, tu es chef en ce moment ; toi-même, tu exiges l’obéissance de tous tes subordonnés. À quoi est-ce que cela ressemblera si je refuse le service, quand il m’est nécessaire de servir ? Ma tête est entre tes mains : si tu me laisses libre, merci ; si tu me châties, Dieu te jugera ; voilà la vérité.

Ma sincérité étonna Pougatchof.

— Soit, dit-il, en me frappant sur l’épaule. Il ne faut pas faire les choses à moitié. Je te laisse libre, tu peux aller où tu voudras. Demain, viens prendre congé de moi, et maintenant, va-t’en dormir, car moi-même j’en ai envie.

Je quittai Pougatchof et sortis dans la rue, La nuit était calme, il gelait. La lune et les étoiles étaient étincelantes et éclairaient la place et le gibet. Dans la forteresse, tout était sombre et tranquille. Une seule lumière brillait dans le cabaret, où se faisaient entendre les cris des débauchés attardés. J’examinai la maison : les contrevents et la porte étaient fermés. Tout me parut paisible.

J’arrivai chez moi et trouvai Saviélitch, inquiet de mon absence. La nouvelle de ma délivrance lui causa une joie ineffable.

— Gloire à toi, Dieu-puissant ! dit-il, en se signant. Au point du jour nous quitterons la forteresse et nous irons droit devant nous. Voilà quelque chose que je t’ai préparé, maître ; mange et repose-toi jusqu’à demain comme sous la garde du Christ.

Je suivis son conseil, et après avoir soupe de grand appétit, je m’endormis sur le plancher, fatigué moralement et physiquement.

 

IX. La séparation

 

Quelle douceur de faire connaissance avec toi, ma belle ; quelle tristesse de se séparer de toi.

Kéraskof.

 

Le tambour me réveilla de grand matin. Je me rendis au lieu de rassemblement ; déjà les troupes de Pougatchof se formaient autour de la potence où pendaient encore les victimes de la veille ; les cosaques étaient à cheval, les soldats étaient sous les armes. Les drapeaux flottaient au vent. Plusieurs canons, parmi lesquels je reconnus le nôtre, étaient placés sur des affûts de campagne. Tout les habitants se trouvaient déjà là et attendaient l’usurpateur. Près du perron de la maison du commandant, un cosaque tenait par la bride un magnifique cheval kirguiss blanc. Je cherchai des yeux le corps de la commandante. On l’avait porté un peu à l’écart, et recouvert d’une natte d’écorce de bouleau tressée. Enfin Pougatchof sortit du vestibule. Le peuple se découvrit. Pougatchof s’arrêta sur le perron et souhaita le bonjour à tous. L’un des vétérans lui remit un sac avec de l’argent qu’il se mit à lancer à pleines mains. Le peuple se précipita en criant pour le ramasser, mais la chose ne se passa pas sans horions. Pougatchof était entouré de ses principaux complices. Parmi eux se tenait Schvabrine. Nos regards se rencontrèrent ; dans le mien il dut lire mon mépris car il se détourna avec une expression de véritable méchanceté et de raillerie simulée.

Pougatchof m’aperçut dans la foule, me fit un signe de tête et m’appela auprès de lui.

— Écoute, me dit-il, va-t’en tout de suite à Orènebourg et annonce de ma part, au gouverneur et à tous les généraux, que je serai chez eux dans huit jours. Conseille-leur de me recevoir avec l’amour et l’obéissance que des enfants doivent au tsar leur père, sans quoi ils n’échapperont pas au plus cruel supplice.

« Bon voyage, Votre Seigneurie ! »

Puis se tournant vers le peuple, il dit en désignant Schvabrine :

— Mes enfants, voilà le nouveau commandant. Obéissez-lui en tout ; il me répond de vous et de la forteresse.

C’est avec effroi que j’entendis ces paroles. Comment ? Schvabrine devenait commandant de la forteresse, et Marie Ivanovna restait en son pouvoir ! mon Dieu, qu’allait-il lui arriver !

Pougatchof descendit du perron. On lui amena son cheval. Il sauta promptement en selle sans attendre les cosaques qui voulaient l’y aider.

À ce moment, j’aperçus sortir de la foule mon Saviélitch. Il s’approcha de Pougatchof et lui remit une feuille de papier. Je ne pouvais penser ce qui allait s’en suivre.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Pougatchof avec importance.

— Lis, et alors tu verras, répondit Saviélitch.

— Pourquoi écris-tu d’une façon si bizarre ? dit-il enfin. Nos yeux brillants ne peuvent rien distinguer. Où est mon grand-secrétaire ?

Un jeune soldat, petit, en capote de caporal, accourut vite auprès de Pougatchof.

— Lis à haute voix, lui dit l’usurpateur en lui tendant le papier.

J’étais curieux de savoir ce que mon domestique avait imaginé d’écrire à Pougatchof. Le grand secrétaire d’une voix forte se mit à épeler ce qui suit :

« Deux robes de chambre, en étoffe rayée nitkal[11] et soie, à six roubles. »

— Qu’est-ce que cela signifie, dit Pougatchof en fronçant le sourcil.

— Ordonne de continuer la lecture, répondit tranquillement Saviélitch.

Le grand secrétaire continua :

« Une tunique en drap vert fin, à sept roubles.

« Un pantalon de drap blanc, à cinq roubles.

« Douze chemises en toile de hollande avec manchettes, à dix roubles.

« Une cantine avec un service à thé, à deux roubles et demi. »

— Qu’est-ce que c’est que toutes ces sornettes ? interrompit Pougatchof. En quoi est-ce que cette cantine, ces pantalons et ces manchettes me regardent ?

Saviélitch se mit à expliquer.

— C’est, vois-tu, mon petit père, la liste de ce qui a été volé à mon maître par les scélérats...

— Par quels scélérats ? dit sévèrement Pougatchof.

— Pardon, je me suis trompé, répondit Saviélitch. Je n’ai pas voulu dire scélérats, mais j’ai voulu dire que tes hommes ont fouillé chez nous et volé un peu. Ne te fâche pas : le cheval a quatre pieds, il bronche tout de même. Ordonne de lire jusqu’au bout.

— Continue, dit Pougatchof. Le secrétaire continua :

« Une couverture d’indienne, une autre de taffetas doublée en laine, quatre roubles.

« Une pelisse de renard recouverte de ratine rouge, quarante roubles.

« Et enfin une pelisse en lièvre, gratifiée à Votre Seigneurie dans une auberge, quinze roubles. »

— Qu’est-ce encore ! cria Pougatchof dont les yeux brillants lançaient des éclairs.

Je l’avoue, je me sentis pris de frayeur pour mon pauvre vieux domestique. Il voulait encore recommencer ses explications, mais Pougatchof l’interrompit.

— Comment oses-tu venir jusqu’à moi pour de pareilles bêtises ? cria-t-il en arrachant le papier des mains du secrétaire et en le jetant à la figure de Saviélitch. Vieil imbécile !... On te les a volés !... Où est le malheur ?... Tu dois prier Dieu éternellement, vieille bête, pour moi et mes hommes, et le remercier de ce que nous ne t’avons pas pendu, toi et ton maître, avec les autres rebelles... Une pelisse en lièvre !... Sais-tu que j’ai bien envie de faire une pelisse avec ta peau ?

— Comme tu voudras, répondit Saviélitch ; moi je ne suis rien, mais je dois répondre des effets de mon maître.

Pougatchof était visiblement dans un de ses bons moments. Il se détourna et s’en alla sans dire un mot de plus. Schvabrine et les vétérans l’accompagnèrent. La troupe sortit en ordre de la forteresse. Le peuple accompagnait Pougatchof. Je restai seul sur la place avec Saviélitch, qui tenait sa liste dans ses mains et l’examinait avec une profonde tristesse.

En voyant la bonne intelligence qui régnait entre Pougatchof et moi, il avait pensé pouvoir en profiter ; mais son sage projet n’avait pas réussi. J’aurais dû le blâmer de son zèle intempestif, mais je ne pus m’empêcher de rire.

— Ris, maître, me dit Saviélitch, ris, et quand il faudra tout racheter, nous verrons si cela sera risible.

Je me dépêchai d’aller à la maison du prêtre pour voir Marie Ivanovna. La popesse m’apprit une triste nouvelle. Pendant la nuit, Marie Ivanovna avait été prise d’une forte fièvre. Elle avait perdu connaissance et avait le délire. La popesse me conduisit dans sa chambre. Je m’approchai doucement de son lit. Le changement survenu sur son visage me frappa. La pauvre malade ne me reconnut pas. Longtemps je restai debout devant elle, sans entendre ni le père Hérassime ni sa femme, qui essayaient de me consoler. De sinistres pensées me troublaient. La position de cette pauvre orpheline restée seule et sans défense au milieu des scélérats, et ma propre impuissance pour lui venir en aide m’effrayaient terriblement. Et Schvabrine, ce Schvabrine me tourmentait par-dessus tout. Investi du pouvoir par l’usurpateur, il commandait en maître dans la forteresse où restait la malheureuse jeune fille, objet innocent de sa haine, et il pouvait décider de tout, suivant son bon vouloir. Que me restait-il à faire ? Comment secourir la pauvre enfant ? Que faire pour la délivrer des mains des révoltés ? Il me restait un seul moyen : je résolus d’aller immédiatement à Orènebourg pour hâter la délivrance de la forteresse de Biélogor, et je pris mes dispositions dans ce but. Je dis adieu au prêtre et à sa femme et leur confiai celle que je considérais déjà comme ma femme. Puis je pris la main de la pauvre jeune fille, et je l’embrassai en l’inondant de larmes.

— Adieu, me dit la popesse en m’accompagnant, adieu Pierre Andrévitch. Peut-être nous reverrons-nous dans un temps meilleur. Ne nous oubliez pas et écrivez-nous souvent. Cette pauvre Marie Ivanovna n’a plus que vous maintenant pour la consoler et la protéger.

Une fois sur la place, je m’arrêtai un instant, je jetai un coup d’œil à la potence, je la saluai, je sortis de la forteresse, et je pris le chemin d’Orènebourg, accompagné de Saviélitch, qui ne voulait pas me quitter.

Je marchais, plongé dans mes réflexions, quand tout à coup j’entendis derrière moi le bruit d’un galop de cheval. Je me retournai et je vis un cosaque accourir de la forteresse au galop, tenant un autre cheval de bachekir par la bride, et me faisant de loin des signaux. Je m’arrêtai, et je reconnus bientôt notre sous-officier de cosaques. Il fut bientôt près de moi, mit pied à terre, et en me présentant la bride du second cheval, il me dit :

— Votre Seigneurie ! notre tzar vous envoie un cheval et une pelisse — elle était en effet attachée à la selle — et encore, continua-t-il en bégayant, il vous envoie une petite somme d’argent, mais je l’ai perdue en route. Je vous prie de me pardonner.

Saviélitch le regarda de travers et dit en grommelant :

— Perdue en route !... mais qu’est-ce que tu as donc dans ta poche, sur la poitrine, qui sonne, imposteur ?

— Ce que j’ai là qui sonne ? demanda le sous-officier en se troublant. Que le bon Dieu te bénisse, brave vieillard ! ce qui sonne ainsi, ce sont les harnais et non pas de l’argent.

— C’est bien, dis-je en interrompant la discussion, remercie celui qui t’a envoyé. Tu peux garder l’argent comme pourboire, je le rendrai à mon retour.

— Je vous remercie, Votre Seigneurie, dit-il en faisant tourner son cheval, je prierai Dieu pour vous éternellement.

En disant ces mots il repartit au galop, tenant une main sur sa poitrine, et une minute après, il était hors de vue.

Je mis la pelisse et je montai à cheval ; Saviélitch s’assit derrière moi.

— Tu vois, maître, dit le vieillard, ce n’est pas en vain que j’ai adressé ma pétition à cette canaille. Il a eu conscience. Cependant, cette vieille rosse et cette pelisse en peau de mouton ne valent pas la moitié de ce que les scélérats nous ont volé, et pas même la moitié de la pelisse en peaux de lièvre que tu as bien voulu lui offrir. Rien n’est inutile ici-bas.

 

X. Siège de la ville

 

Après avoir occupé les plaines et les montagnes, du haut de ces dernières il lança, comme un aigle, un regard sur la ville ; derrière la barrière il ordonna de mettre en batterie les canons, et après les avoir chargés, il les amena pendant la nuit sous les murs la ville.

Kéraskof.

 

En approchant d’Orènebourg, nous vîmes une grande quantité de détenus avec la tête rasée et la figure mutilée par les tenailles du bourreau. Ils travaillaient aux remparts sous la surveillance des invalides de la garnison. Les uns transportaient dans des brouettes les ordures qui remplissaient le fossé, d’autres creusaient la terre avec des pelles ; sur le rempart, les maçons apportaient des briques pour réparer le mur de la ville. À la porte, les sentinelles nous arrêtèrent et demandèrent nos passeports. Le sergent, en apprenant que j’arrivais de la forteresse de Biélogor, me conduisit immédiatement chez le général.

Je le trouvai dans son jardin. Il examinait ses pommiers, dégarnis par l’automne, et avec l’aide d’un vieux jardinier il les enveloppait de paille avec soin. Sur son visage on lisait la tranquillité, la santé et la bonté. Il se réjouit de mon arrivée et me questionna à plusieurs reprises sur les terribles incidents dont j’avais été témoin. Je lui racontai tout. Il m’écouta avec attention tout en coupant les branches sèches.

— Pauvre Mironof ! dit-il quand j’eus terminé mon triste récit. Quel malheur !... C’était un bon officier !... Et Mme Mironova !... Elle était bonne !... Et comme elle savait saler les champignons !... Et Macha, la fille du capitaine, qu’est-elle devenue ?

Je répondis qu’elle était restée à la forteresse, chez la popesse.

— Aïe ! aïe ! aïe ! s’écria le général, c’est mal, très mal. Il n’y a pas moyen de compter sur la discipline de ces brigands. Que va-il arriver à cette pauvre enfant ?

Je répondis que la distance jusqu’à la forteresse de Biélogor n’était pas grande, et que, sans doute, Son Excellence n’hésiterait pas à envoyer une armée pour délivrer ses pauvres habitants. Le général secoua la tête d’un air non convaincu.

— Nous verrons, nous verrons, dit-il, nous avons encore le temps de parler de cela. Je te prie de venir prendre le thé ce soir chez moi, aujourd’hui nous avons conseil de guerre. Tu pourras nous donner des renseignements fidèles sur ce faquin de Pougatchof et sur son armée. En attendant, va te reposer.

Je me rendis au logement qui m’avait été assigné ; j’y trouvai Saviélitch déjà occupé à mettre tout en ordre, et j’attendis avec impatience l’heure que m’avait indiquée le général. Le lecteur peut s’imaginer facilement que je ne manquai pas d’assister au conseil de guerre qui devait avoir une si grande influence sur mon sort. À l’heure voulue, j’étais déjà depuis longtemps chez le général.

Je trouvai là un des employés de la ville, le directeur de la douane, gros vieillard au visage rubicond, vêtu d’un cafetan de brocard. Il se mit à m’interroger sur le malheureux sort d’Ivan Kouzmitch, qu’il appelait son camarade, et souvent il m’interrompait par des questions complémentaires et des remarques morales qui, si elles n’annonçaient pas en lui un homme versé dans l’art de la guerre, montraient au moins qu’il n’était pas dépourvu d’intelligence. Cependant, les autres invités arrivèrent.

Quand tous furent assis, et qu’on leur eut donné à chacun une tasse de thé, le général annonça très clairement, et d’une manière détaillée, de quoi il était question.

— Maintenant, messieurs, dit-il, nous devons décider comment il faut agir contre les rebelles : devons-nous prendre l’offensive ou garder la défensive ? Chacun de ces deux moyens a son avantage. L’action offensive offre plus d’espoir d’en finir rapidement avec l’ennemi ; l’action défensive est plus sûre et sans aléa... Nous allons recueillir les voix suivant l’ordre réglementaire, c’est-à-dire en commençant par le grade inférieur. Monsieur le sous-lieutenant, continua-t-il en l’adressant à moi : veuillez expliquer votre avis.

Je me levai et, après avoir en peu de mots décrit Pougatchof et sa bande, j’affirmai qu’il était impossible à l’imposteur de résister à une armée régulière.

Mon avis fut accepté par tous les employés avec une visible froideur. Ils voyaient là l’irréflexion et la témérité de la jeunesse. Un murmure s’éleva et j’entendis clairement le mot de blanc-bec prononcé par quelqu’un à mi-voix. Le général se tourna vers moi et me dit en souriant :

— M. le sous-lieutenant, d’après les règles des conseils de guerre les partisans de l’offensive parlent les premiers. Maintenant continuons à recueillir les voix. Monsieur le conseiller de collège[12], dites-nous votre avis ?

Le vieillard au cafetan de brocard avala rapidement le tiers de son verre de thé arrosé d’une certaine quantité de rhum et répondit au général :

— Je pense, votre Excellence, qu’il ne faut prendre ni l’offensive, ni la défensive.

— Comment donc alors, monsieur le conseiller de collège ? répondit le général étonné. Il n’y a pas d’autres moyens de tactique que l’offensive et la défensive.

— Votre Excellence, il faut agir par la corruption.

— Eh ! eh ! votre avis est prudent. La corruption est permise par la tactique, et nous allons profiter de votre conseil. On peut promettre pour la tête du scélérat... environ soixante roubles et même cent... sur les fonds secrets...

— Et alors, interrompit le directeur de la douane, je veux être un mouton kirguiss et non conseiller de collège, si ces brigands ne nous livrent pas tout de suite leur chef pieds et poings liés.

— Nous reparlerons de cela, répondit le général. Cependant dans tous les cas, il faut prendre les mesures nécessaires, messieurs, aux voix, suivant l’ordre réglementaire.

Tous les avis furent contraires au mien. Tous les employés parlèrent de l’état précaire de l’armée, du peu d’espoir de succès, de la prudence et d’autres choses semblables. Tous décidèrent qu’il était plus prudent de rester derrière les solides remparts de pierre, défendus par l’artillerie, que d’aller en rase campagne tenter le sort des armes. Enfin le général ayant entendu tous les avis secoua la cendre de sa pipe et prononça le discours suivant :

— Messieurs ! je dois vous dire que, pour moi, je suis tout à fait du même avis que monsieur le sous-lieutenant, et que cet avis est fondé sur toutes les règles de la saine tactique qui, presque toujours, préfère l’offensive à la défensive.

Il s’arrêta un moment et se mit à bourrer sa pipe. Mon amour-propre était triomphant. Je regardais avec orgueil les employés qui chuchotaient entre eux d’un air mécontent et inquiet.

— Mais, messieurs, continua-t-il après avoir lancé avec un profond soupir un panache épais de fumée, je n’ose pas prendre sur moi une aussi grande responsabilité, quand il s’agit de la sécurité des provinces confiées à ma garde par Sa Majesté l’Empereur et Sa Majesté l’Impératrice. De sorte que je me range à l’avis de la majorité, qui a décidé qu’il était plus prudent et plus sûr d’attendre, dans l’intérieur de la ville, les assauts et de repousser les attaques de l’ennemi — autant que cela sera possible — avec notre artillerie et par de fréquentes sorties.

Les employés à leur tour me regardèrent en souriant. Les conseillers se séparèrent. Je ne pouvais m’empêcher de regretter la faiblesse de ce vénérable soldat qui, en dépit de sa propre conviction, se rangeait à l’avis de gens ignorants et inexpérimentés.

Quelques jours après ce remarquable conseil de guerre, on apprit que Pougatchof, fidèle à sa promesse, approchait d’Orènebourg. J’aperçus la troupe des révoltés du haut des murs de la ville. Il me sembla que leur nombre était dix fois plus grand qu’à l’époque du dernier assaut dont j’avais été témoin. Ils avaient avec eux l’artillerie prise par Pougatchof dans les petites forteresses qu’il avait soumises. En pensant à la décision du conseil de guerre, je prévis immédiatement notre long séjour dans les murs d’Orènebourg ; peu s’en fallut que je ne me misse à pleurer de rage.

Je ne décrirai pas le siège d’Orènebourg, il appartient à l’histoire et n’a aucun rapport avec le récit des malheurs de la famille dont il est ici question ; je dirai seulement brièvement que ce siège, grâce à l’imprudence des chefs, fut meurtrier pour les habitants qui souffrirent la famine et tous les malheurs possibles. Il est facile de se figurer que la vie à Orènebourg était insupportable. Chacun attendait son sort avec tristesse ; tous gémissaient de la cherté des aliments, qui en effet était extraordinaire. Les habitants étaient habitués aux boulets qui tombaient dans leurs cours ; et même les assauts de Pougatchof n’excitèrent bientôt plus la curiosité générale. Je mourais de chagrin. Le temps s’écoulait et je ne recevais pas de lettre de la forteresse de Biélogor. Toutes les communications étaient coupées. Ma séparation avec Marie Ivanovna me semblait insupportable. Mon incertitude sur son sort me tourmentait. Ma seule distraction consistait à m’aventurer en franc-tireur. Grâce à Pougatchof, j’avais un bon cheval avec lequel je partageais une triste nourriture et sur lequel, chaque jour, je sortais de la ville pour faire le coup de feu avec les cavaliers de Pougatchof. Dans ces escarmouches, l’avantage était ordinairement du côté des révoltés, bien repus, ivres et pourvus de bons chevaux. La cavalerie de la ville, dont les chevaux étaient mal nourris, ne pouvait les vaincre. Quelquefois notre infanterie affamée sortait aussi en rase campagne ; mais la profondeur de la neige l’empêchait d’agir avec succès contre les cavaliers disséminés. L’artillerie tonnait en vain du rempart ; en rase campagne, elle s’enfonçait et ne pouvait avancer, vu la faiblesse des chevaux. Telles étaient nos opérations militaires. Et voilà ce que les employés d’Orènebourg appelaient la prudence et la raison !

Un jour que nous avions réussi à disperser et à chasser une troupe assez épaisse, je m’élançai sur un cosaque qui était un peu séparé de ses camarades ; j’allais le frapper de mon sabre turc, quand tout à coup il enleva son chapeau et me cria :

— Bonjour, Pierre Andrévitch. Comment Dieu vous a-t-il protégé jusqu’ici ?

Je le regardai et je reconnus notre sous-officier. J’éprouvai un plaisir extrême à le revoir.

— Bonjour, Maximitch, lui dis-je. Y a-t-il longtemps que tu as quitté Biélogor ?

— Non, pas longtemps, Pierre Andrévitch ; je suis revenu seulement hier. J’ai une lettre pour vous.

— Où donc, m’écriai-je avec ardeur ?

— Je l’ai sur moi, répondit Maximitch en posant sa main sur sa poitrine, j’ai promis à Palacheka de vous la faire parvenir n’importe comment.

Alors il me remit le papier à lui confié, et je m’éloignai aussitôt. Je l’ouvris et je lus en tremblant les lignes suivantes :

« Il a plu à Dieu de me priver tout à coup de mon père et de ma mère : je n’ai plus sur terre ni parents, ni protecteur. J’ai recours à vous sachant que vous ne m’avez toujours voulu que du bien, et que vous êtes toujours prêt à secourir tout le monde. Je prie Dieu pour que cette lettre vous arrive n’importe comment ! Maximitch m’a promis de vous la remettre. Palacheka a entendu dire aussi, par Maximitch, que très souvent il vous voit de loin dans les escarmouches, que vous ne vous épargnez point et que vous ne pensez pas à ceux qui prient Dieu pour vous en pleurant. J’ai été longtemps malade ; quand j’ai été remise, Alexis Ivanovitch, qui commande ici à la place de feu mon père, a obligé le père Hérassime à me livrer à lui en le menaçant de la colère de Pougatchof. Je vis dans notre maison sous bonne garde. Alexis Ivanovitch veut m’obliger à l’épouser. Il dit qu’il m’a sauvé la vie en ne dénonçant pas la supercherie d’Akoulina Pamphilovna, qui m’avait fait passer pour sa nièce auprès des brigands. Quant à moi, il me serait plus facile de mourir que d’épouser un homme comme Alexis Ivanovitch. Il me traite très cruellement, et si je m’avise de ne pas consentir à son projet, il me menace de me mener au camp des insurgés et de me traiter comme Lisabeth Charlova[13]. J’ai demandé à Ivanovitch de me laisser réfléchir. Il a consenti à attendre trois jours, mais si après ce délai, je ne l’épouse pas, il n’y aura pour moi ni grâce, ni merci. Mon cher Pierre Andrévitch ! vous êtes mon seul protecteur ; défendez-moi, pauvre que je suis. Demandez au général, demandez à tous les commandants d’envoyer le plus vite possible à notre secours, et venez vous-même si vous pouvez. Agréez les respects de la pauvre orpheline.

« Marie Mironova. »

Après avoir lu cette lettre je devins presque fou. Je revins vite en ville, éperonnant sans pitié mon pauvre cheval. En chemin, j’imaginai toutes sortes de moyens pour délivrer la pauvre enfant, mais sans pouvoir aboutir. J’arrivais au galop en ville, je me dirigeai tout droit vers la demeure du général, j’arrivai chez lui en courant.

Le général marchait de long en large, fumant sa pipe en écume. En me voyant, il s’arrêta. Sans doute ma vue l’étonna ; il m’interrogea avec inquiétude sur le motif de mon arrivée si précipitée.

— Excellence, lui dis-je, j’accours auprès de vous comme auprès d’un père ; pour l’amour de Dieu ne rejetez pas ma prière, il y va du bonheur de toute ma vie.

— Qu’y a-t-il donc, mon cher ami ? me demanda le vieillard étonné. Que puis-je faire pour toi ?... Parle.

— Votre Excellence, ordonnez-moi de prendre une compagnie de soldats et une cinquantaine de cosaques et d’aller avec eux délivrer la forteresse de Biélogor.

Le général me regarda attentivement, pensant sans doute que j’avais perdu l’esprit. En cela il se trompait peu en effet.

— Comment cela ? délivrer la forteresse de Biélogor ? dit-il enfin.

— Je réponds du succès, m’écriai-je avec chaleur. Envoyez-moi seulement.

— Non, jeune homme, dit-il en branlant la tête. À une si grande distance, il sera facile à l’ennemi d’interrompre vos communications avec le point central stratégique, et de vous infliger une sanglante défaite. Les communications interrompues...

Je fus effrayé en le voyant lancé dans les discussions militaires, et je me dépêchai de l’interrompre.

— La fille du capitaine Mironof, lui dis-je, m’écrit une lettre ; elle demande aide et protection ; Schvabrine la force à l’épouser.

— Est-ce possible ? cette canaille de Schvabrine ! s’il me tombe jamais sous la main, je le ferai juger dans les vingt-quatre heures et fusiller sur le parapet de la forteresse ! Mais pour le moment, il faut prendre patience...

— Prendre patience ! criai-je hors de moi. Et pendant ce temps-là, il se mariera avec Marie Ivanovna !...

— Cela n’est pas un grand malheur, répliqua le général ; pour le moment c’est mieux pour elle d’être la femme de Schvabrine ; maintenant il peut lui donner sa protection, mais quand nous voudrons le fusiller, Dieu alors nous les fera trouver tous les deux. Les jeunes et gentilles veuves ne le restent pas longtemps : je veux dire, par là, que la veuve trouve plus vite un mari que la jeune fille.

— J’aime mieux mourir, dis-je avec rage, que de la laisser à Schvabrine !

— Ah ! ah ! dit le vieillard, maintenant je comprends : tu es amoureux de Marie Ivanovna. Oh ! c’est une autre affaire ! mon pauvre ami ! Mais pourtant je ne puis te donner une compagnie de soldats et un demi-escadron de cosaques. Cette expédition ne serait pas raisonnable ; je ne peux pas prendre cette responsabilité.

Je baissai la tête ; le chagrin s’empara de moi. Tout à coup une idée jaillit dans mon cerveau. En quoi consistait cette idée, le lecteur le verra dans le chapitre suivant, comme disent les romanciers.

 

XI. Le village des rebelles

 

Sur cette montagne était le lion rassasié, quoique féroce de nature. — Pourquoi avez-vous bien voulu venir dans mon antre ? demandait-il avec amabilité.

A. Soumarokof.

 

Je quittai le général et je revins à la hâte chez moi. Saviélitch me reçut avec ses admonestations habituelles.

— Quel plaisir, mon maître, d’aller se commettre avec ces bandits et ces ivrognes ! Est-ce que c’est l’affaire d’un boyard ? Les temps sont durs : ne va pas te perdre pour quoi que ce soit. Encore, ce serait bien, s’il te fallait aller contre le turc ou contre le suédois, mais au contraire, c’est déjà un péché de dire contre qui.

Je l’interrompis en lui demandant quelle somme d’argent il me restait.

— Tu en as assez, répondit-il avec un air satisfait. Les gredins ont eut beau fouiller, j’ai eu le temps de tout cacher.

Et en disant ces mots, il tira de sa poche une longue bourse tricotée, pleine d’argent.

— Eh bien, Saviélitch, lui dis-je, donne m’en la moitié maintenant, et prends l’autre. Je pars pour la forteresse de Biélogor.

— Mon cher maître Pierre Andrévitch ! me dit d’une voix tremblante le bon vieillard, crains Dieu ! Comment te mettre en route maintenant, quand nulle part les brigands ne laissent passer ! Aie pitié au moins de tes parents, si tu n’as pas pitié de toi-même. Où vas-tu ?... Pourquoi ?... Attends un peu : les armées viendront, saisiront les révoltés ; alors tu pourras aller où bon te semblera.

Mais ma résolution était sérieusement prise.

— Il est trop tard pour discuter, répondis-je au vieillard. Je dois partir, et je ne peux pas ne pas partir. Ne t’afflige pas, Saviélitch : Dieu est bon, peut-être nous reverrons-nous ! N’aie pas de scrupule et ne ménage pas l’argent. Achète ce qui te sera nécessaire, même si cela coûte le triple. Cet argent je te le donne. Si dans trois jours je ne suis pas de retour...

— Comment cela, maître ? interrompit Saviélitch. Que je te laisse aller seul ! Oh ! pour cela ne le demande même pas en songe. Du moment que tu as résolu de partir, j’irai avec toi même à pied, et je ne t’abandonnerai pas. Que moi je reste sans toi dans la forteresse ! Je ne suis pas encore fou pour faire cela ! Fais comme tu voudras, mon maître, mais je ne te quitte pas.

Je savais qu’avec Saviélitch, je ne gagnerais rien en discutant, aussi je lui permis de se préparer à partir. Une demi-heure après je montai sur mon bon cheval, et Saviélitch sur une vieille rosse, maigre et boiteuse, que lui avait donnée un des habitants, n’ayant plus de quoi la nourrir. Nous arrivâmes aux portes de la ville ; les sentinelles nous laissèrent passer, et nous partîmes d’Orènebourg.

Le jour commençait à baisser. Ma route passait devant le village de Berdski, repaire de Pougatchof. Le chemin direct était couvert de neige ; mais dans toute la steppe on voyait les traces des cavaliers renouvelées chaque jour. J’allais au grand trot. Saviélitch pouvait à peine me suivre de loin et me criait par instants :

— Plus doucement, maître, pour l’amour de Dieu, plus doucement ! Ma maudite rosse n’arrive pas à suivre votre diable de cheval aux longues jambes... Où courez-vous ainsi ? Encore si c’était pour un festin, mais on peut recevoir un coup de bâton qui vous laisse sur place... Pierre Andrévitch... Mon cher maître Pierre Andrévitch !... Dieu puissant, il va se perdre, ce pauvre enfant de boyard !

Bientôt les feux de Berdski commencèrent à scintiller. Nous entrâmes dans un ravin qui servait de fortification naturelle à un village. Saviélitch ne me quittait pas et il n’avait pas encore interrompu ses plaintes et ses prières. J’espérais dépasser le village sans accident quand, tout à coup, j’aperçus dans l’ombre, cinq paysans qui se dressaient devant moi ; ils étaient armés de gourdins ; c’était la grand’garde du repaire de Pougatchof. On nous cria : « Qui vive ? » Ne sachant pas le mot d’ordre, je voulais passer devant eux sans rien dire ; mais ils m’entourèrent tout de suite, et l’un d’eux saisit mon cheval par la bride. Je dégainai mon sabre et j’en frappai le paysan à la tête ; son bonnet de fourrure amortit le coup ; il chancela et lâcha la bride, Les autres désorientés se sauvèrent ; profitant de cette minute, je donnai de l’éperon à mon cheval qui partit au galop.

L’obscurité de la nuit qui approchait pouvait me sauver de tout danger quand, en me retournant, je m’aperçus que Saviélitch n’était plus avec moi. Le pauvre vieux, sur son cheval boiteux, n’avait pu arriver à se tirer des mains des brigands. Qu’y avait-il à faire ? Après l’avoir attendu quelques minutes, et persuadé qu’il était retenu, je fis faire demi-tour à mon cheval et je me disposai à le délivrer.

En approchant du ravin, j’entendis, même de loin, du bruit et des cris, auxquels se mêlait la voix de Saviélitch. Je hâtai le pas de mon cheval et, bientôt, je me trouvai de nouveau au milieu des paysans de garde qui m’avaient arrêté quelques minutes plus tôt. Saviélitch était au milieu d’eux. Ils se jetèrent sur moi en criant, et en un clin d’œil ils me firent descendre de cheval. L’un d’eux, qui avait l’air d’être le chef, nous annonça qu’il allait nous conduire tout de suite auprès de l’empereur.

— Et notre petit père, ajouta-t-il, ordonnera s’il faut vous pendre tout de suite, ou s’il faut attendre le jour.

Je ne répondis rien ; Saviélitch imita mon exemple, et les sentinelles nous conduisirent triomphalement. Nous franchîmes le ravin et nous entrâmes dans le village. Dans toutes les chaumières, il y avait de la lumière. Partout on entendait du bruit et des cris. Dans la rue je rencontrai une foule de monde ; mais dans l’obscurité personne ne nous aperçut et ne reconnut en moi un officier d’Orènebourg. On nous conduisit tout droit à la chaumière qui s’élevait au coin du carrefour. À la porte, il y avait plusieurs tonneaux de vin et deux canons.

— Voilà le palais, dit un des paysans, on va vous annoncer tout de suite.

Il entra dans la chaumière. Je regardai Saviélitch : le vieux se signait en disant une prière. J’attendis longtemps ; enfin le paysan revint et me dit :

— Viens, notre père a ordonné de faire entrer l’officier.

J’entrai dans la chaumière ou dans le palais comme l’appelaient les paysans. Elle était éclairée par deux chandelles, et les murs étaient tapissés de papier doré ; mais les bancs, la table, la cruche pendue à une corde[14], l’essuie-mains au clou, la fourche[15] dans le coin, le large four garni de pots, tout enfin était comme dans une chaumière ordinaire. Pougatchof était assis sous l’image sainte ; il avait un cafetan rouge et un haut chapeau, incliné d’un air d’importance. À coté de lui, quelques-uns de ses principaux camarades se tenaient avec un air de respect emprunté. On voyait que la nouvelle de l’arrivée d’un officier d’Orènebourg avait éveillé, chez les révoltés, une forte curiosité, et qu’ils s’étaient préparés à m’accueillir solennellement. Pougatchof me reconnut au premier abord. Son arrogance préparée disparut aussitôt.

— Ah ! Votre Seigneurie ! me dit-il avec vivacité, comment te portes-tu ? Pourquoi Dieu t’envoie-t-il ici ?

Je répondis que j’allais à mes affaires et que ses gens m’avaient arrêté.

— Et quelles affaires, me demanda-t-il ?

Je ne savais que répondre. Pougatchof, supposant que je ne voulais pas m’expliquer devant témoins, se tourna vers ses compagnons et leur ordonna de sortir. Tous obéirent, sauf deux qui ne bougèrent pas de leur place.

— Tu peux parler sans crainte devant eux, me dit Pougatchof, je ne leur cache rien.

Je lançai un regard de travers sur les confidents du brigand. L’un d’eux, vieillard débile et voûté à la barbe blanche, n’avait rien de remarquable si ce n’est un ruban bleu qu’il portait en sautoir par dessus son vêtement en poil de chameau. Mais de ma vie, je n’oublierai son compagnon. Il était de haute taille, large d’épaules et fort ; il me parut âgé de quarante-cinq ans. Une épaisse barbe rousse, des yeux gris étincelants, un nez sans narines et des taches rouges sur le front et sur les joues donnaient une expression indescriptible à son large visage grêlé. Il avait une chemise rouge, une tunique de kirguiss et un pantalon de cosaque. Le premier (comme je l’appris ensuite) était le caporal déserteur Biéloborodof ; le second Aphanace Sokolof (surnommé Klapouche), criminel endurci qui s’était échappé trois fois des mines de Sibérie. Malgré les sentiments qui m’agitaient exclusivement, la compagnie dans laquelle je me trouvais par hasard bouleversait fortement mon imagination. Mais Pougatchof me fit revenir à moi en me demandant :

— Parle, pour quelle affaire es-tu parti d’Orènebourg ?

Une idée étrange me vint à l’esprit : il me semblait que la Providence, en me conduisant pour la seconde fois auprès de Pougatchof, voulait me fournir l’occasion d’exécuter mon projet. Je résolus d’en profiter et, sans avoir le temps de penser à cette résolution, je répondis à la question de Pougatchof.

— Je vais à la forteresse de Biélogor pour délivrer une orpheline qu’on offense.

Les yeux de Pougatchof étincelèrent.

— Quel est celui de mes gens qui ose offenser une orpheline ? s’écria-t-il ; quel qu’il soit, il n’échappera pas à ma punition... Dis quel est le coupable ?

— C’est Schvabrine, le coupable, répondis-je. Il retient contre son gré cette jeune fille que tu as vue malade chez la popesse et veut l’épouser de force.

— Je lui apprendrai à Schvabrine ! dit Pougatchof sévèrement. Il apprendra ce qu’il en coûte avec moi de faire sa volonté et de maltraiter le peuple. Je le ferai pendre.

— Permets-moi de dire un mot, dit Klapouche d’une voix enrouée. Tu t’es trop dépêché de nommer Schvabrine commandant de la forteresse et maintenant tu te hâtes trop de le faire pendre. Tu as déjà froissé les cosaques, en plaçant un noble à leur tête ; n’effraye pas les nobles en les punissant sur une simple calomnie.

— Ils n’ont le droit, ni de se plaindre, ni d’être plaints, dit le vieillard au ruban bleu. Punir Schvabrine ce n’est pas un mal ; mais serait-ce mal d’interroger monsieur l’officier régulièrement ? Pourquoi se plaint-il ?... S’il ne te reconnaît pas comme empereur, pourquoi vient-il te demander justice ?... et s’il te reconnaît, pourquoi était-il hier encore à Orènebourg avec tes adversaires ? N’ordonneras-tu pas de le conduire à la chancellerie et d’y allumer un petit feu ?... j’ai idée que Sa Seigneurie nous est envoyé par les commandants d’Orènebourg.

La logique du vieux brigand m’apparut assez convaincante. Un froid me parcourut tout le corps, en pensant dans quelles mains je me trouvais. Pougatchof remarqua mon trouble.

— Ah ! Votre Seigneurie, me dit-il, en clignant de l’œil, mon feld-maréchal t’a dit ton fait : qu’en penses-tu ?

La plaisanterie de Pougatchof me rendit le courage. Je répondis tranquillement que j’étais en son pouvoir et qu’il était libre d’agir avec moi comme il lui serait loisible.

— Très bien, dit Pougatchof. Maintenant dis-moi dans quel état se trouve votre ville.

— Dieu merci, répondis-je, tout est pour le mieux.

— Pour le mieux ? répéta Pougatchof, mais le peuple meurt de faim !

Le brigand disait vrai, mais conformément à mon devoir, je me mis à affirmer que ce n’étaient que de faux bruits et qu’à Orènebourg, il y avait des provisions de toutes sortes.

— Tu vois, interrompit le vieux, il te ment en face. Tous les déserteurs s’accordent à dire qu’à Orènebourg règnent la disette, la peste, et qu’on y mange les cadavres... et cela pour l’honneur ; mais sa grâce vient nous affirmer que tout est en abondance. Si tu veux pendre Schvabrine, alors pends-moi ce gaillard-là à la potence d’ici, pour qu’il n’y ait pas de jaloux.

Les paroles de ce maudit vieillard me parurent faire hésiter Pougatchof. Par bonheur, Klapouche commença à discuter avec son camarade.

— Assez, Naoumitch, lui dit-il, tu voudrais tout étouffer et tout égorger. Quel brave es-tu donc ? Regarde à quoi tient ton âme. Toi-même tu as un pied dans le tombeau, et tu veux tuer les autres. Est-ce que c’est encore trop peu de sang sur ta conscience ?

— Et toi, es-tu donc un saint ? repartit Biéloborodof... Où est-ce donc que tu as pris de la piété ?

— Certainement, répondit Klapouche, que j’ai péché, et que cette main — en disant cela il serra son poing décharné et, retroussant ses manches, il découvrit ses bras velus — est coupable d’avoir versé du sang chrétien. Mais j’ai tué un adversaire, et non pas un hôte ; j’ai tué sur la grand’route, oui, j’ai tué dans la forêt, mais jamais à la maison, assis derrière le poêle ; j’ai tué à coup de hache, mais pas avec des cancans de vieille femme.

Le vieux se retourna et marmotta :

— Narines arrachées !...

— Qu’est-ce que tu grognes-là, vieux barbon ? s’écria Klapouche. Je vais t’en donner des narines arrachées ; attends un peu, ton tour viendra : Dieu te fera goûter aux tenailles du bourreau... En attendant fais attention que je n’arrache ta barbiche !

— Messieurs les généraux ! cria solennellement Pougatchof, assez de dispute comme cela. Il n’y aurait pas de mal, si tous les chiens d’Orènebourg gigotaient sous la potence ; mais c’est un malheur si nos meilleurs limiers s’entre-déchirent. Allons, faites la paix.

Klapouche et Biéloborodof ne dirent mot et se regardèrent l’un l’autre, muets. Je vis la nécessité de changer la conversation qui pouvait se terminer pour moi d’une façon peu avantageuse, et m’adressant à Pougatchof, je lui dis d’un air gai :

— Ah ! j’ai tout à fait oublié de te remercier pour le cheval et la pelisse, que tu m’as donnés. Sans toi, je ne serais jamais arrivé jusqu’à la ville, j’aurais été gelé en route.

Mon subterfuge réussit. Pougatchof devint gai.

— À beau jeu, beau retour, dit-il, en clignant de L’œil. Dis-moi donc un peu, maintenant qu’as-tu à faire avec cette jeune mie que Schvabrine offense ? ne serait-ce pas une passion ?

— C’est ma fiancée, répondis-je à Pougatchof, voyant le changement favorable survenu dans l’air et ne trouvant pas nécessaire de cacher la vérité.

— Ta fiancée ! s’écria Pougatchof. Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Nous te marierons et nous festoyerons à ta noce ! Puis s’adressant à Biéloborodof :

— Entends-tu, feld-maréchal ? Sa Seigneurie et moi nous sommes de vieux amis ; asseyons-nous et soupons ; la nuit porte conseil. Demain nous verrons ce qu’il y a à faire avec lui.

J’aurais été content de refuser l’honneur que l’on me faisait ; mais il n’y avait rien à faire. Deux jeunes filles cosaques, filles de la maîtresse de céans, couvrirent la table d’une nappe blanche ; puis elles apportèrent du pain, de la soupe au poisson, plusieurs bouteilles de yin et de bière, et pour la seconde fois, je me retrouvai à la même table, avec Pougatchof et ses terribles compagnons.

L’orgie dont je fus le témoin involontaire se prolongea fort avant dans la nuit. Enfin l’ivresse commença à accabler les convives. Pougatchof s’endormit à sa place ; ses compagnons se levèrent et me firent signe de le laisser. Je sortis avec eux. Sur l’ordre de Klapouche, une sentinelle me conduisit à la chaumière qui servait de bureau, où je trouvai Saviélitch, et où on me laissa avec lui sous clé. Mon vieux domestique était si étonné de voir tout ce qui se passait, qu’il ne me fit aucune question. Il se coucha dans l’obscurité, et pendant longtemps, il poussa des gémissements ; enfin il se mit à ronfler et je me plongeai dans des réflexions qui pendant toute la nuit ne me laissèrent pas dormir une minute.

Le matin, on vint m’appeler de la part de Pougatchof. J’allai à lui. À sa porte se trouvait une kibitke attelée de trois chevaux tartares. Dans la rue il y avait foule. Dans le vestibule je rencontrai Pougatchof : il était en costume de voyage avec une pelisse et un chapeau de kirguiss. Les convives de la veille l’entouraient, prenant un air servile qui contrastait fort avec tout ce dont j’avais été témoin la veille. Pougatchof me salua gaîment et m’ordonna de m’asseoir avec lui dans la kibitke.

Nous nous assîmes.

— À la forteresse de Biélogor ! dit Pougatchof au tartare à larges épaules qui conduisait l’attelage.

Mon cœur battait bien fort. Les chevaux se mirent en marche, la clochette résonna, la kibitke s’élança...

— Arrête, arrête ! s’écria une voix que je ne connaissais que trop, et j’aperçois Saviélitch courant à notre rencontre. Pougatchof ordonna d’arrêter.

— Mon maître Pierre Andrévitch ! s’écria mon vieux domestique, ne m’abandonne pas, moi, pauvre vieux, au milieu de ces scélé...

— Ah ! vieille bête ! lui cria Pougatchof. La destinée nous réunit encore. Eh bien, asseois-toi sur le siège.

— Merci, mon prince, merci, mon père ! dit Saviélitch en s’asseyant. Que Dieu te conserve la santé pendant cent ans, en remercîment de ce que tu m’as protégé et consolé, moi, pauvre vieux. Je prierai Dieu pour toi éternellement ; et maintenant, je ne te reprocherai plus la touloupe en peaux de lièvre.

Cette touloupe de lièvre pouvait, à la fin, mettre en colère Pougatchof. Heureusement, l’usurpateur ou n’entendit pas, ou dédaigna l’allusion déplacée. Les chevaux partirent au galop ; le peuple dans la rue s’arrêtait et saluait profondément. Pougatchof inclinait la tête des deux côtés. Une minute après nous sortions du village et nous galopions en rase campagne.

On peut facilement se figurer ce que je sentais à cette minute. Dans quelques heures je devais revoir celle que je regardais déjà comme perdue pour moi. Je me représentais l’instant de notre entrevue... Je pensais aussi à cet homme entre les mains duquel se trouvait mon sort, et qui, par un concours étrange de circonstances, se trouvait lié secrètement à moi. Je me rappelais la cruauté irréfléchie et les habitudes sanguinaires de celui qui s’offrait d’être le libérateur de ma bien-aimée ! Pougatchof ne savait pas qu’elle était la fille du capitaine Mironof. Schvabrine, dans son dépit, pouvait lui dire tout. Pougatchof pouvait aussi apprendre la vérité d’une autre manière... Alors qu’arriverait-il à Marie Ivanovna ? Un froid parcourut tout mon corps, et mes cheveux se dressèrent...

Tout à coup Pougatchof interrompit mes réflexions en m’adressant la question suivante :

— À quoi Votre Seigneurie daigne-t-elle penser ?

— Comment ne pas se livrer à ses pensées, lui dis-je. Je suis officier et noble ; hier encore je combattais contre toi, et aujourd’hui, je voyage avec toi dans la même kibitke, et tout le bonheur de ma vie dépend de toi.

— Eh bien, quoi ? demanda Pougatchof, as-tu peur ?

Je répondis que, ayant été pardonné déjà une fois par lui, j’espérais, non pas seulement sa grâce, mais encore son appui.

— Et tu as raison, en vérité, tu as raison ! dit l’imposteur. Tu as vu que mes hommes te regardaient de travers ; et le vieux a affirmé aujourd’hui que tu étais un espion et qu’il fallait te mettre à la torture et puis te pendre ; mais je n’ai pas consenti, ajouta-t-il en baissant la voix pour que Saviélitch et le tartare ne pussent entendre, je me suis souvenu de ton verre de vin et de ta touloupe en peaux de lièvre. Tu vois que je ne suis pas aussi sanguinaire que le disent vos frères.

Je me rappelai la prise de la forteresse de Biélogor, mais je ne jugeai pas nécessaire de discuter avec lui et je ne répondis mot.

— Que dit-on de moi à Orènebourg ? demanda Pougatchof après un silence.

— On dit qu’il est difficile d’avoir bon marché de toi ; il n’y a pas à dire, tu t’es fait connaître.

Le visage de l’imposteur refléta un amour-propre satisfait.

— Oui, dit-il, d’un air gai. Je ne combats pas mal. Mais connaît-on à Orènebourg le combat de Iouzief ? Quarante généraux tués, quatre armées prisonnières... Qu’en penses-tu ?... Le roi de Prusse pourrait-il se mesurer avec moi ?

L’arrogance de ce brigand me parut comique.

— Toi-même, qu’en penses-tu ? lui dis-je, viendrais-tu à bout de Frédéric ?

— De Fédor Fédorovitch ? Et pourquoi pas ? Je sluis déjà venu à bout de vos généraux ; et eux l’avaient battu. Jusqu’à présent mes armes ont été heureuses. Attends encore un peu, tu verras comme je marcherai sur Moscou.

— Tu as l’intention d’aller à Moscou ? L’usurpateur pensa quelque temps, et dit à demi-voix :

— Dieu sait... Je n’ai pas mes coudées franches ; j’ai peu d’autorité. Mes hommes raisonnent. Ce sont des voleurs. Je dois me tenir sur mes gardes ; au premier insuccès, ils donneront ma tête pour sauver la leur.

— Voilà ! dis-je à Pougatchof. Ne vaudrait-il pas mieux les lâcher toi-même à temps, et avoir recours à la miséricorde de l’Impératrice ?

Pougatchof sourit amèrement.

— Non, répondit-il, il est trop tard pour que je me repente. Il n’y aura pas de pardon pour moi. Je continuerai comme j’ai commencé. On ne peut pas savoir... Peut-être que je réussirai ! Grichka Otrépief a bien régné, même à Moscou.

— Mais, sais-tu comment il a fini ? On l’a jeté par la fenêtre, coupé en morceaux, brûlé, et avec sa cendre, on a chargé un canon !

— Écoute, dit Pougatchof, avec une inspiration sauvage. Je vais te dire une histoire que m’a raconté, dans mon enfance, une vieille kalmouck.

« Un jour l’aigle demandait au corbeau : — Dis-moi, maître corbeau, pourquoi vis-tu trois cents ans sur cette terre, et moi, en tout et pour tout, seulement trente ans ? — Parce que, mon cher, lui répondit le corbeau, tu te nourris de chair fraîche et moi de charogne. — L’aigle pensa : « Essayons, nous aussi, de nous nourrir de la même manière »... — Convenu !... L’aigle et le corbeau s’envolèrent ensemble. Ils aperçurent le cadavre d’un cheval, ils descendirent et se mirent à manger. Le corbeau se mit à becqueter, puis à faire l’éloge du morceau. L’aigle becqueta une fois, deux fois, puis fit un signe de l’aile et dit au corbeau : — Non, mon ami corbeau, il vaut mieux se nourrir une seule fois de viande fraîche, que de manger pendant trois cents ans de la charogne ; et à la grâce de Dieu !...

« Comment la trouves-tu, mon histoire kalmouck ?

— Ingénieuse, lui répondis-je. Mais vivre de carnage et de brigandage, d’après moi, cela veut dire se nourrir de charogne.

Pougatchof me regarda avec étonnement, et ne répondit rien. Tous deux nous restâmes silencieux, enfoncés chacun dans ses propres pensées. Le tartare entonna une triste chanson ; Saviélitch, en dormant, se balançait sur le bord du traîneau. La kibitke glissait sur un chemin d’hiver, tout à fait lisse... Tout à coup, j’aperçus un petit arbre, sur le bord escarpé de l’Oural, avec une palissade et un clocher, et, un quart d’heure après, nous entrions dans la forteresse de Biélogor.

 

XII. L’orpheline

 

De même que notre pommier n’a ni faîte ni branches, de même notre princesse n’a ni père ni mère. Personne n’est là pour l’orner et pour la bénir.

Chanson de noce.

 

La kibitke s’arrêta au perron de la maison du commandant. Le peuple ayant reconnu la clochette de Pougatchof, en foule nous suivait en courant. Schvabrine vint au-devant de l’usurpateur sur le perron. Il était vêtu en cosaque et avait laissé pousser sa barbe. Le traître aida Pougatchof à sortir de la kibitke, tout en exprimant sa joie et son zèle en termes lâches. En me voyant, il fut gêné, mais bientôt il se remit et me tendit la main, en disant ;

— Et toi aussi, tu es des nôtres !... Il y a longtemps que cela aurait dû être !

Je me détournai de lui et ne répondit rien.

Mon cœur resta navré quand nous entrâmes dans la chambre que je connaissais depuis longtemps, et où pendait encore au mur le diplôme du commandant mort, comme une triste épitaphe du temps passé.

Pougatchof s’assit sur ce même divan où dormait Ivan Kouzmitch, bercé par les reproches de sa femme. Schvabrine lui offrit lui-même de l’eau-de-vie. Pougatchof but un petit verre et dit en me montrant :

— Régale donc aussi Sa Seigneurie.

Schvabrine s’avança vers moi, avec son plateau, mais de nouveau je me détournai de lui. Il paraissait ne pas être à l’aise. Grâce à sa rapidité habituelle de conception, il avait certainement deviné que Pougatchof n’était pas content de lui. Il avait peur devant lui et il me regardait avec méfiance. Pougatchof s’informa de l’état de la forteresse, demanda des renseignements sur les troupes ennemies et autres choses semblables, puis tout à coup, il lui dit inopinément :

— Dis moi, mon cher, quelle est la jeune fille que tu as enfermée chez toi sous bonne garde ? Montre-la moi.

Schvabrine devint pâle comme un mort.

— Sire, dit-il, d’une voix tremblante... Sire, elle n’est pas séquestrée... elle est malade... elle est couchée dans sa chambrette.

— Conduis-moi auprès d’elle, dit l’usurpateur, en se levant.

Il était impossible de refuser. Schvabrine conduisit Pougatchof dans la chambrette de Maris Ivanovna. Je les suivis.

Schvabrine s’arrêta sur l’escalier.

— Sire, dit-il, vous êtes maître d’exiger de moi tout ce que vous désirez ; mais n’ordonnez pas à un étranger d’entrer dans la chambre de ma femme.

Je tressaillis.

— Alors tu es marié ? dis-je à Schvabrine, me préparant à le déchirer.

— Plus bas ! interrompit Pougatchof, c’est mon affaire cela. Et toi, continua-t-il en s’adressant à Schvabrine, ne raisonne pas et ne t’entête pas : qu’elle soit ta femme ou qu’elle ne le soit pas, je mène qui je veux chez elle. Votre Seigneurie, viens avec moi.

À la porte de la chambrette, Schvabrine ; de nouveau, s’arrêta et dit d’une voix entre-coupée :

— Sire, je vous préviens qu’elle a la fièvre chaude et que, depuis deux jours, elle a le délire sans discontinuer.

— Ouvre ! dit Pougatchof.

Schvabrine se mit à chercher dans ses poches et dit qu’il n’avait pas la clé sur lui. Pougatchof frappa la porte avec le pied ; la serrure se détacha, la porte s’ouvrit, et nous entrâmes.

Je jetai un coup d’œil et restai stupéfait. Par terre, en costume de paysanne déchiré, était assise Marie Ivanovna, pâle, maigre, avec les cheveux en désordre. Devant elle, il y avait une cruche d’eau, fermée par une tranche de pain. En me voyant elle fut prise de frissons et poussa un cri. Ce qui m’arriva ensuite, je ne m’en souviens pas.

Pougatchof regarda Schvabrine et lui dit avec une amère ironie :

— Pas mal, ton infirmerie ! dit-il... — Puis il s’approcha de Marie Ivanovna : — Dis-moi, chère enfant, pourquoi ton mari t’a-t-il punie ?... De quoi es-tu coupable envers lui ?

— Mon mari, répéta-t-elle. Il n’est pas mon mari. Je ne serai jamais sa femme. Je préfère mourir, et je mourrai, si l’on ne m’en délivre pas.

Pougatchof regarda Schvabrine d’une manière terrible :

— Et tu oses me tromper ! lui dit-il... Sais-tu, coquin, de quoi tu es digne ?

Schvabrine tomba à genoux... À ce moment, le mépris étouffait en moi tous les sentiments de haine et de colère. C’est avec dégoût que je regardais ce gentilhomme se traînant à genoux, aux pieds du cosaque déserteur. Pougatchof s’adoucit.

— Je te pardonne pour cette fois, dit-il à Schvabrine, mais sache qu’à ta prochaine faute, tu paieras pour les deux !

Puis il s’adressa à Marie Ivanovna et lui dit doucement :

— Sors, belle enfant : je te donne la liberté... Je suis le tsar.

Marie Ivanovna le regarda vivement et comprit qu’elle avait devant elle l’assassin de ses parents. Elle couvrit son visage de ses deux mains et tomba sans connaissance. Je me penchai vers elle ; mais à ce moment entra hardiment dans la chambre ma vieille connaissance Palacheka, qui se mit à soigner sa maîtresse. Pougatchof sortit de la chambrette, et tous trois nous allâmes au salon.

— Qu’avez-vous, Votre Seigneurie ? dit Pougatchof en riant... On l’a délivrée, la belle enfant ! Qu’en penses-tu, ne faut-il pas aller chercher le pope pour qu’il marie sa nièce ? Je serai votre père par procuration, et Schvabrine votre garçon d’honneur ; nous festoierons, nous banquetterons et fermerons la porte !

Ce que je craignais allait arriver. Schvabrine en entendant la proposition de Pougatchof fut hors de lui.

— Sire, cria-t-il en délire, je suis coupable, je vous ai menti ; mais Grinief vous trompe. Cette jeune fille n’est pas la nièce du pope d’ici, mais c’est la fille de Ivan Mironof, qui a été châtié à la prise de la forteresse.

Pougatchof dirigea sur moi, ses yeux flamboyants.

— Qu’est-ce donc encore ? demanda-t-il avec perplexité.

— Schvabrine t’a dit la vérité, répondis-je avec aplomb.

— Tu ne m’as pas dit cela, fit Pougatchof, dont le visage s’attrista.

— Réfléchis toi-même, lui dis-je. Pouvait-on dire devant tes hommes que la fille de Mironof était vivante. Ils l’auraient déchirée. Rien n’aurait pu la sauver !

— C’est vrai, dit Pougatchof en riant, mes ivrognes n’auraient pas épargné la pauvre jeune mie. Commère la popesse a bien fait de les tromper.

— Écoute, lui dis-je, en voyant sa bonne humeur. Je ne sais pas comment t’appeler et je ne veux pas le savoir... Mais Dieu sait que je donnerais volontiers ma vie pour te payer de ce que tu as fait pour moi. Seulement, n’exige pas ce qui est contre mon honneur et ma conscience chrétienne. Tu es mon bienfaiteur. Termine comme tu as commencé : laisse-moi aller avec la pauvre orpheline, là où Dieu me conduira. Quant à nous, où que tu sois, quoi qui t’arrive, chaque jour nous prierons Dieu pour le salut de ton âme pécheresse...

La conscience grossière de Pougatchof parut touchée.

— Il en sera comme tu le désires, dit-il ; punir pour punir, récompenser pour récompenser, c’est mon habitude. Prends ta jeune beauté avec toi, emmène-la où tu voudras, et que Dieu vous donne conseil et amour !

Il se tourna alors vers Schvabrine et lui donna l’ordre de me donner un laisser-passer pour tous les postes et les forteresses placés sous ses ordres. Schvabrine, complètement anéanti, se tenait debout, immobile comme un poteau. Pougatchof s’en alla examiner la forteresse. Schvabrine l’accompagna ; je restai sous prétexte de préparer mon départ.

Je courus à la chambrette. La porte était fermée. Je frappai.

— Qui est là ? demanda Palacheka.

Je me nommai. La douce voix de Marie Ivanovna se fit entendre derrière la porte :

— Attendez, Pierre Andrévitch. Je change d’habits... Allez chez Akoulina Paraphilovna, j’y serai tout de suite.

J’obéis et je m’en allai chez le père Hérassime. La popesse et lui vinrent au-devant de moi. Saviélitch les avait déjà prévenus.

— Bonjour, Pierre Andrévitch, dit la popesse, Dieu nous a permis de nous revoir. Comment vous portez-vous ?... Chaque jour, nous pensions à vous. Et cette pauvre Marie Ivanovna, elle en a souffert sans vous, la pauvre enfant !... Mais dites-moi donc comment vous vous êtes réconciliés avec Pougatchof ?... Comment ne vous a-t-il pas tué ?... Merci au scélérat pour ce qu’il a fait.

— Assez, la vieille, interrompit le père Hérassime. Ne mens donc pas ; comme si tu ne savais pas cela. Trop parler nuit. Mon cher Pierre Andrévitch ! entrez, soyez le bienvenu... Comme il y a longtemps que nous ne nous sommes vus.

La popesse me régala à la fortune du pot, et pendant ce temps parla sans discontinuer. Elle me raconta comment Schvabrine les avait forcés à lui livrer Marie Ivanovna ; comment Marie Ivanovna avait avec elle des relations continuelles par Palacheka, fille agile, qui menait le sous-officier par le bout du nez ; comment elle avait conseillé à Marie Ivanovna de m’écrire une lettre, et ainsi de suite. À mon tour, je lui racontai brièvement mon histoire. Le pope et la popesse firent le signe de la croix en entendant que leur mensonge était connu de Pougatchof.

— Que Dieu nous protège ! dit Pamphilovna... que Dieu emporte le nuage. Quant à Alexis Ivanitch, il n’y a rien à dire, c’est un bel oiseau !

Au même instant la porte s’ouvrit et Marie Ivanovna entra ; un sourire éclairait son pâle visage. Elle avait abandonné ses vêtements de paysanne et elle était vêtue comme autrefois, simplement mais avec grâce.

Je lui saisis la main, et longtemps je ne pus prononcer un seul mot. Tous deux nous nous taisions, le cœur gonflé. Nos hôtes comprirent que nous n’avions pas besoin d’eux et nous laissèrent. Nous restâmes seuls. Tout était oublié. Nous parlions et nous ne pouvions en dire assez. Marie Ivanovna me raconta ce qui lui était arrivé depuis la prise de la forteresse, me décrivit toute l’horreur de sa situation, toutes les épreuves que lui avait fait subir cet abominable Schvabrine. Nous nous rappelâmes le temps passé, si heureux... et tous deux nous fondîmes en larmes... Enfin, je me mis à lui expliquer mes projets. Rester dans la forteresse qui était au pouvoir de Pougatchof, et sous le commandement de Schvabrine, était impossible pour elle. Impossible aussi de penser à Orènebourg qui subissait toutes les horreurs d’un siège. Elle n’avait au monde aucun parent. Je lui proposai de partir pour la campagne qu’habitaient mes parents. Tout d’abord elle hésita, car elle savait mon père indisposé contre elle, et cela l’effrayait. Je la tranquillisai. Je savais que mon père regarderait comme un bonheur et un devoir d’adopter la fille du soldat de mérite qui était mort pour la patrie.

— Chère Marie ! lui dis-je à la fin, je te compte pour ma femme. Des circonstances merveilleuses nous ont réuni indissolublement, rien au monde ne peut nous séparer.

Marie Ivanovna m’écouta simplement et sans timidité simulée, sans ingénieuse excuse. Elle sentait que son sort l’unissait à moi. Mais elle répéta qu’elle ne serait ma femme qu’avec le consentement de mes parents. Je ne la contredis pas. Nous nous embrassâmes ardemment, sincèrement, et de cette façon tout fut décidé entre nous.

Une heure après, le sous-officier m’apporta mon laisser-passer, signé en pattes de mouche par Pougatchof, qui m’appelait auprès de lui. Je le trouvai prêt à partir. Je ne peux m’expliquer ce que je ressentais en quittant cet homme effrayant, qui était un monstre, un scélérat pour tout le monde excepté pour moi. Pourquoi ne pas dire la vérité ? En cet instant, un sentiment violent me poussait vers lui. J’aurais voulu l’arracher de la bande de coquins qu’il dirigeait, et sauver sa tête, pendant qu’il en était encore temps. Schvabrine et le peuple qui nous entouraient m’empêchèrent de lui dire tout ce qui remplissait mon cœur.

Nous nous quittâmes amicalement. Pougatchof, en voyant Akoulina Pamphilovna dans la foule, la gronda du doigt, et cligna les yeux d’une manière significative ; puis il s’assit dans une kibitke, donna l’ordre d’aller à Berda, et quand les chevaux s’élancèrent, il sortit de la kibitke et me cria :

— Adieu, Votre Seigneurie ; peut-être nous reverrons-nous un jour où l’autre.

En effet, nous nous revîmes, mais dans quelles circonstances !...

Pougatchof partit. Longtemps, je restai les yeux figés sur la steppe blanche, sur laquelle la troïka l’avait emporté. Le peuple se dissipa. Schvabrine disparut. Je retournai à la maison du pope. Tout était prêt pour notre départ ; je ne voulais plus tarder. Tous nos effets étaient chargés dans la vieille voiture du commandant. Les cochers attelèrent les chevaux en un instant. Marie Ivanovna alla dire adieu au tombeau de ses parents enterrés derrière l’église. Je voulais l’accompagner, mais elle me pria de la laisser seule. Quelques minutes après, elle revint silencieuse, pleurant à chaudes larmes. Le chariot s’avança. Le père Hérassime et sa femme sortirent sur le perron. Nous nous assîmes tous les trois dans la kibitke : Marie Ivanovna, Palacheka et moi. Saviélitch grimpa sur le siège.

— Adieu, Marie Ivanovna, ma chérie ! adieu Pierre Andrévitch, notre héros ! dit la popesse... Bon voyage, et que Dieu vous donne le bonheur à tous deux !

Nous partîmes. À la fenêtre de la maison du commandant, j’aperçus Schvabrine. Son visage exprimait une méchanceté sombre. Je ne voulais pas avoir l’air de triompher de l’ennemi anéanti, et je détournai les yeux de l’autre côté. Enfin nous sortîmes des portes de la forteresse et nous quittâmes pour toujours la forteresse de Biélogor.

 

XIII. En prison

 

— Ne vous fâchez pas, monsieur, c’est mon devoir. Je dois vous conduire tout de suite en prison.

— Comme vous voudrez ; je suis prêt ; mais j’espère que vous m’expliquerez l’affaire avant tout.

Kniagenine.

 

Ayant retrouvé, d’une manière aussi inattendue, cette chère jeune fille dont le sort m’inquiétait tant le matin encore, je ne pouvais en croire mes yeux et je me figurais que tout ce qui m’était arrivé n’était qu’un vain songe. Marie Ivanovna, avec mélancolie, jetait les yeux tantôt sur moi, tantôt sur la route, et paraissait ne pas avoir le temps de se rappeler et de revenir à elle. Nous étions silencieux. Nos cœurs étaient trop fatigués. Deux heures après, sans nous en apercevoir, nous arrivions dans la forteresse voisine qui se trouvait aussi au pouvoir de Pougatchof. Là, nous changeâmes de chevaux. À la rapidité avec laquelle on attela, à la complaisance empressée du cosaque barbu, nommé commandant par Pougatchof, je vis que, grâce au bavardage du cocher qui nous avait amenés, on me prenait pour un favori de la cour de Pougatchof. Nous continuâmes notre route. Il commençait à faire sombre. Nous approchions d’une petite ville où, d’après le commandant barbu, se trouvait un fort détachement qui venait se joindre à l’imposteur. Nous fûmes arrêtés par les sentinelles. À la question « Qui va là ? » le cocher répondit à haute voix : « L’ami des empereurs avec sa femme. » Tout à coup, une foule de hussards nous entoura en lâchant de terribles injures.

— Sors un peu, ami des démons ! me dit un maréchal des logis moustachu, on te donnera un bain à toi et à ta femme.

Je sortis de la kibitke et j’exigeai qu’ils me conduisissent à leur chef. En voyant un officier, les soldats cessèrent leurs injures. Le maréchal des logis me conduisit au major. Saviélitch ne me quittait pas, grommelant entre ses dents :

— Voilà du joli avec ton : « Ami des empereurs ! » Ça va de mal en pis... Mon doux Jésus ! Comment cela finira-t-il ?

Cinq minutes après, nous arrivâmes à la petite maison éclairée. Le maréchal des logis me laissa sous escorte et partit m’annoncer. Il revint tout de suite me dire que sa Haute Seigneurie n’avait pas le temps de me recevoir, mais qu’il avait ordonné de me conduire à la salle de police et de lui présenter la femme.

— Qu’est-ce que cela signifie ? m’écriai-je en rage... Est-ce qu’il est fou ?

— Je ne peux pas savoir, Votre Seigneurie, répondit le maréchal des logis. Seulement, sa Haute Seigneurie a ordonné de conduire Votre Seigneurie à la salle de police, et de lui présenter madame. Voilà tout, Votre Seigneurie.

Je m’élançai sur le perron. Les sentinelles n’eurent pas le temps de m’arrêter et, tout droit, j’arriva dans la chambre, où six officiers de hussards jouaient au pharaon. Le major donnait les cartes. Quel ne fut pas mon étonnement, quand en le voyant, je reconnus Ivan Ivanovitch Zourine, qui m’avait gagné autrefois dans le restaurant de Simebirsk !

— Est-ce possible ? m’écriai-je... Ivan Ivanitch !.. Est-ce toi ?

— Ah ! ah ! Pierre Andrévitch !... Par quel hasard ?... D’où viens-tu ?... Comment vas-tu, mon ami ?... Ne veux-tu pas jouer une tournée ?

— Merci. Ordonne donc plutôt qu’on me donne un logement.

— Comment, un logement ? mais reste chez moi.

— Je ne puis pas, je ne suis pas seul.

— Eh bien, amène ici ton camarade.

— Je ne suis pas avec un ami, je... suis avec... une dame.

— Avec une dame !... Où est-ce que tu l’as raccrochée ?... Eh, l’ami !

À ces mots, Zourine siffla d’une manière si expressive, que tous se mirent à rire, et moi je restai tout à fait confus.

— Eh bien, continua Zourine, il en sera comme tu le désires. On va te donner un logement. C’est dommage... nous aurions festoyé comme autrefois... hein ! l’ami !... Et pourquoi est-ce qu’on n’amène pas ici l’amie de Pougatchof ? est-ce qu’elle s’entête ? Qu’on lui dise qu’elle ne craigne rien ; le patron est joli garçon : on ne l’offensera en rien... qu’on l’amène par le collet !

— Que fais-tu ? dis-je à Zourine, quelle amie de Pougatchof ?... Mais c’est la fille de Mironof. Je l’ai délivrée de prison, et maintenant je l’accompagne jusqu’au village de mon père, où je la laisserai.

— Comment !... alors c’est toi que l’on vient de m’annoncer ?... Mais, je t’en prie, qu’est-ce que cela signifie ?

— Je te raconterai tout après. Maintenant, pour l’amour de Dieu, tranquillise cette pauvre jeune fille que tes hussards ont effrayée.

Zourine donna immédiatement des ordres. Il sortit lui-même dans la rue pour s’excuser auprès de Marie Ivanovna du malentendu et ordonna au maréchal des logis de la conduire dans le meilleur logement de la ville. Je passai la nuit chez lui.

Nous soupâmes, et quand nous fûmes seuls, je lui racontai toutes mes aventures. Zourine m’écouta avec beaucoup d’attention. Quand j’eus terminé, il branla la tête et me dit :

— C’est bien, mon ami ; il n’y a qu’un point qui est mal : Quel diable te pousse à te marier ?... Je suis un honorable officier, je ne veux pas te tromper ; mais crois-moi, le mariage, c’est une folie. Pourquoi t’embarrasser d’une femme et d’enfants ? Laisse donc ! Écoute-moi : lâche donc la fille du capitaine. Le chemin de Simebirsk vient d’être nettoyé par moi, il est maintenant sûr. Demain envoie-la seule chez tes parents, et toi reste ici, dans mon détachement. Pour rien au monde, tu ne peux retourner à Orènebourg. Si tu tombes encore aux mains des révoltés, tu ne te débarrasseras pas, c’est probable, une seconde fois d’eux. Et de cette façon, ta bêtise amoureuse passera d’elle-même, et tout sera pour le mieux.

Bien que je ne fus pas tout à fait de son avis, je sentais que le devoir et l’honneur exigeaient ma présence à l’armée de l’Impératrice. Je résolus de suivre le conseil de Zourine : envoyer Marie Ivanovna au village et rester dans son détachement.

Saviélitch vint m’aider à me déshabiller ; je lui annonçai que, le lendemain, il devait être prêt à partir avec Marie Ivanovna. Il s’entêta.

— Qu’as-tu, Seigneur ?... Comment est-ce que je peux te quitter ?... Qui est-ce qui s’occupera de toi ?... Que diront tes parents ?

Connaissant l’entêtement de mon mentor, je me disposai à le convaincre par les caresses et la sincérité.

— Tu es mon ami, Archipe Saviélitch, lui dis-je. Ne me refuse pas ce que je te demande, sois mon bienfaiteur ; je n’aurai pas besoin de serviteur, mais je ne serai pas tranquille, si Marie Ivanovna part sans toi. En la servant, tu me sers moi-même, car j’ai résolu définitivement de l’épouser, aussitôt que le permettront les circonstances.

À ces mots, Saviélitch frappa les mains l’une contre l’autre, avec une expression d’étonnement indescriptible.

— Te marier ! répéta-t-il, l’enfant veut se marier ! et que dira papa ? et que pensera maman ?

— Ils consentiront, répondis-je ; certainement ils consentiront quand ils connaîtront Marie Ivanovna. Je me repose sur toi. Papa et maman ont confiance en toi ; tu nous appuieras, n’est-ce pas ?

Le vieillard fut touché.

— Ah, mon cher Pierre Andrévitch, répondit-il, bien que ce soit un peu tôt pour toi de penser au mariage, Marie Ivanovna est une si bonne enfant, que ce serait un péché de laisser échapper l’occasion. Il en sera selon ton désir ! Je l’accompagnerai, cet ange de Dieu et, sans faute, je dirai que pour une telle fiancée, il n’y a pas besoin de dot.

Je remerciai Saviélitch et je me couchai dans la même chambre que Zourine. Excité et tourmenté que j’étais, je me mis à bavarder. Zourine, d’abord, bavardait avec moi volontiers, mais peu à peu, ses paroles devinrent plus rares et sans suite ; enfin au lieu de répondre à une de mes questions, il se mit à ronfler avec un sifflement. Je me tus et bientôt j’imitai son exemple.

Le lendemain matin, j’arrivai chez Marie Ivanovna. Je lui annonçai mes projets. Elle les trouva bien conçus et fut tout de suite d’accord avec moi. Le détachement de Zourine devait sortir de la ville, le jour même. Il n’y avait donc pas de temps à perdre. Alors en me séparant de Marie Ivanovna, que je confiais à Saviélitch, je lui remis une lettre pour mes parents. Marie Ivanovna se mit à pleurer.

— Adieu, Pierre Andrévitch, dit-elle à voix basse. Nous reverrons-nous ?... Dieu seul le sait ; mais jamais je ne t’oublierai, jusqu’au tombeau tu resteras seul dans mon cœur.

Je ne pus rien répondre. On nous entourait. Je ne voulais pas devant eux me laisser aller aux sentiments qui me bouleversaient. Enfin elle partit. Je revins chez Zourine, triste et pensif. Il voulut m’égayer, et moi aussi, je voulais me distraire ; nous passâmes donc la journée joyeusement et bruyamment ; le soir nous partîmes en campagne.

C’était la fin de février. L’hiver qui avait gêné les opérations militaires était passé, et nos généraux se préparaient pour une action commune. Pougatchof se tenait encore sous les murs d’Orènebourg. Cependant les détachements se groupaient autour de lui et s’avançaient, de tous les côtés, sur le repaire du scélérat. Les villages révoltés, à la vue de nos armées, faisaient leur soumission ; les bandes de brigands fuyaient devant nous, partout, et tout annonçait une issue prochaine et heureuse.

Bientôt le prince Galitzine battit Pougatchof, sous les murs de la forteresse de Talischeva, dissipa sa bande, délivra Orènebourg et porta, paraît-il, un dernier et décisif coup à la révolte. Zourine, à ce moment, avait été détaché contre une bande de bachekirs révoltés, qui disparaissaient plus vite qu’on ne les voyait. Le printemps nous retint dans un village tartare. Les rivières avaient débordé et les chemins n’étaient pas praticables. Nous nous consolions de notre inaction en pensant à la fin prochaine de ce triste combat d’escarmouches avec des brigands et des sauvages.

Mais Pougatchof n’avait pas été pris. Il avait paru dans les usines de Sibérie, y avait réuni de nouvelles bandes et avait recommencé son brigandage. Le bruit de ses succès s’était de nouveau répandu. Nous apprîmes la ruine des forteresses sibériennes. Bientôt les nouvelles de la prise de Kazan et de la marche de l’imposteur sur Moscou alarmèrent les commandants des armées, qui dormaient sans souci, comptant sur la faiblesse du révolté qu’ils méprisaient. Zourine reçut l’ordre de passer le Volga et de se hâter vers Simebirsk, où déjà l’incendie commençait. L’idée que peut-être je pourrais, en passant, entrer chez nous au village, embrasser mes parents et voir Marie Ivanovna, m’animait d’une nouvelle joie. Je sautais comme un enfant et je répétais en serrant Zourine dans mes bras :

— À Simebirsk ! à Simebirsk !

Zourine soupira et me dit, en haussant les épaules :

— Non, tu finiras mal.

Nous approchions des rives du Volga. Notre régiment entra dans le village de ***, et nous nous y arrêtâmes, pour passer la nuit. Le lendemain matin, nous devions passer le fleuve. Le maire du village m’informa que de l’autre coté tous les villages s’étaient révoltés, et que les bandes de Pougatchof se promenaient partout.

Cette nouvelle m’alarma beaucoup.

L’impatience s’était emparé de moi et ne me donnait pas de repos. Le village de mon père se trouvait à trente verstes de l’autre côté du fleuve. Je demandai s’il ne se trouvait pas de passeur. Tous les paysans étaient des pécheurs ; il y avait beaucoup de bateaux.

J’allai trouver Zourine et lui fis part de mon intention.

— Attention, me dit-il, c’est dangereux d’aller seul. Attends jusqu’à demain. Nous passerons les premiers et nous irons, en invités, chez tes parents, avec cinquante hussards prêts à toute occasion.

Je restai sur ma résolution. Le bateau était prêt. Je m’assis dedans avec deux rameurs. Ils démarrèrent d’un coup de rame.

Le ciel était pur. La lune brillait. Le temps était calme. Le Volga coulait régulièrement et tranquillement. Le bateau, en balançant légèrement, glissait au sommet des flots sombres. Il s’était passé environ une demi-heure. Je m’enfonçai dans mes méditations. Nous étions au milieu du fleuve...

Tout à coup, les rameurs commencèrent à chuchoter entre eux.

— Qu’est-ce ? demandai-je en m’éveillant.

— Nous ne savons pas, Dieu sait, répondirent les rameurs en regardant sur le côté.

Mes yeux prirent la même direction, et j’aperçus dans les ténèbres quelque chose qui descendait la rivière. L’objet inconnu approchait. J’ordonnai aux rameurs de s’arrêter et d’attendre.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? dirent les rameurs ; il y a comme une voile et un mât, et cependant ce n’est pas un bateau.

La lune disparut derrière un nuage. La vision flottante devint encore plus noire. Elle était déjà près de moi, et je ne pouvais distinguer ce que c’était. Tout à coup la lune sortit de derrière le nuage et éclaira un horrible spectacle. À notre rencontre voguait une potence construite sur un radeau. Trois corps était suspendus. Une curiosité maladive s’empara de moi. Je voulus regarder le visage des pendus. Suivant mon ordre, les rameurs s’accrochèrent au radeau avec une gaffe, et mon bateau se colla à la potence flottante. Je sautai et m’élançai au milieu des sinistres poteaux. La pleine lune éclairait les visages des malheureux. C’étaient des paysans qui avaient pris le parti de Pougatchof. Au-dessus d’eux était clouée une planche noire, sur laquelle il y avait écrit, en gros caractères blancs : « Voleurs et révoltés ». Les rameurs m’attendaient, retenant le radeau avec leur gaffe. Je m’assis de nouveau dans le bateau. Le radeau descendit le courant. La potence se vit longtemps dans les ténèbres. Enfin, elle disparut, et mon bateau aborda un endroit escarpé.

Je payai généreusement mes rameurs. L’un d’eux me conduisit au maire-adjoint du village qui s’élevait à cet endroit. J’entrai avec lui dans la chaumière. L’adjoint, en entendant que je demandais des chevaux, allait me répondre assez grossièrement, mais mon conducteur lui dit tout bas quelques mots, et sa sévérité se changea immédiatement en servilité empressée. En une minute, la troïka fut prête. Je m’assis dans le chariot et ordonnai de me conduire à notre village.

Je galopais sur la grand’route, à travers les villages endormis. Je ne craignais qu’une chose, c’est d’être arrêté en route. Si ma rencontre nocturne sur le Volga me démontrait la présence des révoltés, elle me démontrait aussi la vigoureuse répression du gouvernement. Dans tous les cas, j’avais dans ma poche le laisser-passer que m’avait délivré Pougatchof et un ordre du colonel Zourine. Mais je ne rencontrai personne, et le matin j’aperçus la rivière et le bois de sapins derrière lequel se trouvait notre village. Le cocher fouetta ses chevaux, et un quart d’heure après, j’entrai à ***. La maison seigneuriale était à l’autre bout du village. Les chevaux galopaient ventre à terre. Tout à coup, le cocher commença à les retenir.

— Qu’est-ce ? demandai-je avec impatience.

— La barrière, maître, répondit le cocher en arrêtant avec peine les chevaux excités.

Et en effet, j’aperçus un cheval de frise et une sentinelle avec un gourdin. Le paysan s’avança et demanda mon passeport en se découvrant.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? lui demandai-je... Pourquoi un cheval de frise ici ?... Pourquoi montes-tu la garde ?

— Maître, nous nous sommes révoltés, dit-il, en se grattant.

— Mais où sont vos maîtres ? demandai-je, le cœur plein d’effroi.

— Où sont nos maîtres, répéta te paysan, nos maîtres sont dans le hangar au blé.

— Comment, dans le hangar ?

— Oui... Androuchka le greffier, vois-tu, les a enchaînés et veut les conduire à notre empereur !

— Mon Dieu ! m’écriai-je. Imbécile, ouvre le cheval de frise. Pourquoi bayes-tu aux corneilles ?

La sentinelle lambinait. Je sautai hors du chariot, je lui donnai un soufflet, et moi-même je déplaçai le cheval de frise. Le paysan me regarda avec une expression absurde de perplexité. Je m’assis de nouveau dans le chariot et commandai de galoper vers la maison seigneuriale. Le hangar à blé se trouvait dans la cour. À la porte fermée se trouvaient deux paysans avec un gourdin. Le chariot s’arrêta juste devant eux. Je sautai à terre.

— Ouvrez la porte, leur dis-je.

Vraisemblablement mon aspect était terrible, car tous deux s’enfuirent en jetant leur gourdin. J’essayai de démonter la serrure ou de la casser ; mais la porte était en chêne et l’énorme serrure était solide. À ce moment, un jeune paysan sortit de la chaumière des domestiques et d’un air arrogant me demanda comment j’osais faire du tapage.

— Où est Androuchka, le greffier, lui demandai-je, appelle-le moi !

— C’est moi-même qui suis André Aphanasiévitch et non pas Androuchka, me répondit-il avec orgueil en mettant les mains sur les hanches... Que vous faut-il ?

Pour toute réponse, je le saisis au collet et l’entraînai jusqu’à la porte du hangar, que je lui ordonnai d’ouvrir. Le greffier aurait voulu faire l’entêté, mais la punition paternelle que je lui avais infligée, eût une heureuse influence sur lui. Il sortit la clé et ouvrit le hangar. Je traversai le seuil, je m’élançai dans un coin sombre, à peine éclairé par une étroite ouverture pratiquée dans le plafond, et j’aperçus mon père et ma mère. Leurs mains étaient attachées, ils avaient des entraves aux pieds. Je les enlaçai dans mes bras, sans pouvoir prononcer un seul mot. Tous deux me regardaient avec étonnement. Trois ans de service militaire m’avaient changé au point qu’ils ne pouvaient me reconnaître. Tout à coup, j’entendis une douce voix qui m’était bien connue.

— Pierre Andrévitch ! Est-ce vous ?

Je tournai la tête et je vis, dans l’autre coin, Marie Ivanovna qui était aussi attachée. Je restai anéanti.

Mon père me regardait sans parler, n’osant pas en croire ses propres yeux. La joie brillait sur son visage.

— Bonjour, bonjour, Pierrot ! dit-il, en me serrant sur son cœur. Dieu merci, te voilà ! comme nous t’avons attendu !

Ma mère poussa un gémissement et fondit en larmes.

— Pierrot, mon ami ! Comment Dieu t’a-t-il amené ici ?... Es-tu bien portant ?

Je me dépêchai de couper leurs cordes, avec mon sabre, et de les conduire hors de leur cachot ; mais en arrivant à la porte, je la trouvai fermée.

— Androuchka, m’écriai-je, ouvre !

— Il fallait t’y attendre ! répondit le greffier derrière la porte ; reste un peu ici pour t’apprendre à faire de l’esclandre et à bousculer les employés de l’empereur !

Je me mis à examiner le hangar, cherchant s’il n’y avait pas moyen de déloger.

— Ne te donne pas la peine, me dit mon père, je ne suis pas de ces propriétaires dans les greniers desquels on peut entrer par des chatières.

Maman qui s’était réjouie un moment, en me voyant, tomba dans un profond désespoir, en pensant que, moi aussi, j’allais partager le sort funeste de toute la famille. Mais j’étais plus tranquille, depuis que je me trouvais avec eux et avec Marie Ivanovna. J’avais mon sabre et deux pistolets : je pouvais donc encore soutenir l’assaut. Zourine devait avoir le temps d’arriver le soir pour nous délivrer. J’informai de tout cela mes parents, et je réussis à tranquilliser maman et Marie Ivanovna. Elles se laissèrent aller à toute la joie de me revoir, et quelques heures passèrent inaperçues, au milieu des caresses réciproques.

— Eh bien, me dit mon père, tu as assez fait de fredaines, et j’étais furieux contre toi. Mais j’espère que maintenant tu t’es corrigé et amendé. Je sais que tu servais comme le doit un officier honorable. Si je te dois la délivrance, la vie me sera doublement agréable.

Je lui embrassai la main en pleurant et je regardai Marie Ivanovna, qui paraissait si contente de ma présence, qu’elle paraissait tout à fait heureuse et tranquille.

Vers midi, nous entendîmes du bruit et des cris.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit mon père ; ne serait-ce pas ton colonel, qui arriverait à temps ?

— C’est impossible, répondis-je, il n’arrivera pas avant le soir.

Le bruit redoubla. On sonnait l’alarme. Dans la cour, des cavaliers galopaient. En ce moment, par l’ouverture étroite pratiquée dans le mur, apparut la tête grise de Saviélitch, et mon pauvre mentor dit d’une voix triste :

— André Pétrovitch ! mon cher maître, Pierre Andrévitch ! Marie Ivanovna ! malheur ! les scélérats sont entrés dans le village... Et sais-tu, Pierre Andrévitch, qui les a conduits ? Schvabrine Alexis Ivanitch. Que le diable l’emporte !

En entendant ce nom détesté, Marie Ivanovna, frappa ses mains l’une contre l’autre et resta immobile.

— Écoute ! dis-je à Saviélitch, envoie quelqu’un à cheval, au passage de la rivière, à la rencontre en régiment de hussards et donne l’ordre d’informer le colonel du danger que nous courons.

— Mais, qui envoyer, monsieur ? Tous les gamins sont révoltés et les chevaux pris. Ah ! les voilà déjà dans la cour ! Ils s’approchent du hangar.

À ce moment, on entendit quelques voix derrière la porte. Je fis signe à maman et à Marie Ivanovna de s’en aller dans le coin ; je dégainai et m’adossai au mur près de la porte. Mon père prit les pistolets, les arma et se plaça à côté de moi. La serrure grinça, la porte s’ouvrit, et la tête du greffier se montra. Je lui donnai un coup de sabre, et il tomba en travers de la porte. À ce moment, papa tira un coup de pistolet dans la porte. La foule qui nous assaillait recula en jurant. Je tirai le blessé à moi et fermai la porte.

La cour était pleine de gens armés. Parmi eux, je reconnus Schvabrine.

— Ne craignez rien, dis-je aux femmes, il y a de l’espoir. Et vous, papa, ne tirez plus. Gardons notre dernier coup.

Ma mère faisait sa prière en silence. Marie Ivanovna se tenait à côté d’elle, attendant avec une tranquillité angélique la décision de son sort. Derrière la porte, on entendait des menaces, des invectives et des imprécations. Je me tenais à mon poste, prêt à tuer le premier téméraire qui s’avancerait. Tout à coup, les scélérats se turent. J’entendis la voix de Schvabrine, qui m’appelait par mon nom.

— Je suis ici... Que veux-tu ?

— Rends-toi, Grinief ; c’est impossible de lutter. Aie pitié de tes vieux parents. Tu ne te sauveras pas par l’entêtement. Je vous donnerai de mes nouvelles, va !

— Essaie un peu, traître !

— Je n’exposerai en vain, ni moi, ni mes gens ; je donnerais seulement l’ordre d’incendier le hangar, et alors nous verrons ce que tu feras, Don Quichotte de Biélogor... Maintenant il est temps de dîner. En attendant reste là et pense à loisir. Au revoir ! Marie Ivanovna, je ne m’excuse pas auprès de vous : certainement que ce n’est pas triste pour vous, de vous trouver dans les ténèbres avec votre chevalier.

Schvabrine s’en alla, en laissant une sentinelle au hangar. Nous nous taisions. Chacun pensait à part soi, sans oser confier à l’autre ses pensées. Je me représentais tout ce que Schvabrine était capable de commettre dans sa colère. Je ne pensais presque pas à moi-même. L’avouerai-je ? le sort de mes parents ne m’effrayait pas autant que celui de Marie Ivanovna. Je savais que maman était adorée de tous les paysans et de tous les serviteurs. Mon père, malgré sa sévérité, était aimé aussi, parce qu’il était juste et qu’il connaissait les véritables besoins des gens qui étaient sous ses ordres. Leur révolte était un égarement, une ivresse momentanée, et non pas l’expression de leur mécontentement. Il y avait sans doute moyen de trouver grâce auprès d’eux. Mais Marie Ivanovna ? Quel sort lui préparait cet homme sans conscience ? Je n’osais m’arrêter à cette pensée et je me préparais, Dieu me pardonne, à la tuer plutôt que de la voir, une seconde fois, dans les mains de ce cruel ennemi.

Une heure environ s’était écoulée. Dans le village on entendait les chansons des ivrognes. Nos sentinelles les enviaient et, de dépit, nous accablaient d’injures et nous menaçaient de tortures et de la mort. Nous attendions les dernières menaces de Schvabrine. Enfin, il se fit un grand mouvement dans la cour, et nous entendîmes de nouveau la voix de Schvabrine.

— Eh bien, avez-vous réfléchi ?... Vous rendez-vous volontairement à moi ?

Personne ne répondit.

Après avoir un peu attendu, Schvabrine ordonna d’apporter de la paille. Quelques instants après le feu s’alluma et éclaira le sombre hangar. La fumée commença à s’infiltrer à travers les fentes.

Alors Marie Ivanovna s’approcha de moi et me dit tout bas :

— Assez, Pierre Andrévitch ! ne vous perdez pas, vous et vos parents, pour moi, Schvabrine m’écoutera. Laissez-moi passer !

— Jamais, m’écriai-je avec force. Savez-vous ce qui vous attend ?

— Je ne survivrai pas au déshonneur, répondit-elle tranquillement. Mais, peut-être sauverai-je à mon tour mon sauveur et sa famille, qui a protégé si généreusement la pauvre orpheline. Adieu, André Pétrovitch ! adieu Avdotia Vassilevna ! vous avez été pour moi plus que des bienfaiteurs. Donnez-moi votre bénédiction. Pardonnez-moi, vous, Pierre Andrévitch. Soyez sûr que... que...

Elle se mit à pleurer et couvrit son visage de ses mains : j’étais comme fou. Ma mère pleurait.

— Assez, Marie Ivanovna, dit mon père... Qui donc te laissera seule avec ces brigands ! Asseois-toi là et tais-toi. Mourir pour mourir, mourons au moins ensemble... Écoute ! que dit-on encore là ?

— Rendez-vous ! criait Schvabrine... Voyez, dans cinq minutes vous serez brûlés.

— Nous ne nous rendrons pas, scélérat, répondit mon père d’une voix résolue.

Le visage de mon père, encore jeune quoique couvert de rides, était plein d’une étonnante animation. Ses yeux étincelaient sous ses sourcils. Il dit en s’adressant à moi :

— Maintenant allons !

Il ouvrit la porte. Le feu s’élançait à l’intérieur et ondulait le long des poutres dont les interstices étaient calfeutrées avec de la mousse sèche. Mon père tira, enjamba le seuil qui flambait et cria :

— Suivez-moi !

Je pris ma mère et Marie Ivanovna par la main et je les fis sortir vivement. Sur le seuil, gisait Schvabrine, blessé de la main débile de mon père. La foule des brigands, qui avait fui en voyant notre sortie inattendue, reprit courage bientôt et commença à nous entourer. Je réussis encore à donner quelques coups, mais une brique, lancée adroitement, m’atteignit en pleine poitrine. Je tombai et perdis connaissance un moment ; l’on m’entoura et l’on me désarma. Revenu à moi, j’aperçus Schvabrine assis sur l’herbe ensanglantée, et devant lui notre famille. On me soutenait sous les bras. La foule des paysans, des cosaques et des bachekirs nous entourait. Schvabrine était affreusement pâle. D’une main, il tenait son côté blessé. Son visage exprimait la douleur et la méchanceté. Il souleva lentement la tête, me regarda et dit d’une voix faible et inarticulée :

— Qu’on le pende lui... tous... excepté elle...

La foule nous entoura immédiatement et nous traîna vers la porte d’entrée. Mais tout à coup, ils sous lâchèrent et s’enfuirent : à la porte arrivait Zourine, suivi d’un escadron entier, sabre au poing.

Les révoltés disparurent de tous côtés. Les hussards les poursuivaient, les taillaient eu pièces ou les faisaient prisonniers. Zourine sauta à bas de cheval, salua mon père et ma mère, puis me donna une solide poignée de mains.

— Je suis arrivé à temps ! nous dit-il... mais voilà ta fiancée !

Marie Ivanovna rougit jusqu’aux oreilles. Mon père s’avança vers lui et le remercia d’un air tranquille, quoique ému. Ma mère le serra dans ses bras, en l’appelant ange libérateur.

— Entrez chez nous, je vous prie, soyez le bienvenu, lui dit mon père, en le conduisant à la maison.

En passant devant Schvabrine, Zourine s’arrêta.

— Qui est-ce ? demanda-t-il, en regardant le blessé.

— C’est le chef de la bande, répondit mon père avec un certain orgueil, dénotant le vieux soldat ; Dieu a aidé ma main débile à punir ce jeune scélérat et à venger le sang de mon fils.

— C’est Schvabrine, dis-je à Zourine.

— Schvabrine ! Enchanté !... hussards, prenez-le ! Qu’on dise au médecin de panser sa blessure et de le soigner comme la prunelle de ses yeux. Il faut absolument le présenter à la commission secrète de Kazan. C’est un des principaux compromis, et ses déclarations doivent être très importantes !

Schvabrine jeta sur moi un coup d’œil languissant. Sur son visage, on ne lisait que la souffrance physique. Les hussards l’emportèrent sur un manteau.

Nous entrâmes dans la chambre. Je regardait autour de moi, en palpitant au souvenir de mes jeunes années. Rien n’était changé dans la maison. Schvabrine n’avait pas permis le pillage, conservant, dans son avilissement, un dégoût involontaire pour la cupidité déshonorante.

Nos domestiques se présentèrent dans l’antichambre. Ils n’avaient pas pris part à la révolte et ils se réjouissaient de tout cœur de notre délivrance. Saviélitch triomphait. Il faut savoir que pendant le désordre produit par l’attaque des scélérats, il avait couru à l’écurie, où se tenait le cheval de Schvabrine, l’avait sellé et fait sortir doucement, puis, grâce au tumulte, avait galopé jusqu’au bac. Il avait trouvé le régiment, qui se reposait après avoir traversé le Volga. Zourine, en apprenant par lui le danger que nous courions, avait ordonné de monter en selle, avait commandé : « marche ! marche ! au galop ! » et, grâce à Dieu, était arrivé à temps.

Zourine exigea que la tête du greffier fût exposée plusieurs heures, piquée au bout d’une perche, à la porte du cabaret.

Les hussards revinrent de leur poursuite, après avoir fait quelques prisonniers. Ils les enfermèrent dans ce même hangar, dans lequel nous avions soutenu notre siège mémorable. Nous nous séparâmes chacun dans nos chambres. Mes pauvres vieux parents avaient besoin de repos. N’ayant pas dormi de la nuit, je me jetai sur mon lit et m’endormis profondément. Zourine s’en alla donner ses ordres.

Le soir, nous nous réunîmes dansée salon, autour du samovar, et la conversation gaie roula sur le danger passé. Marie Ivanovna servait le thé. J’étais assis à côté d’elle et je ne m’occupais que d’elle. Mes parents semblaient regarder d’un bon œil la tendresse de nos rapports. Jusqu’à présent encore, cette soirée est présente à ma mémoire. J’étais heureux, tout à fait heureux ; et y a-t-il beaucoup de minutes semblables dans la pauvre vie humaine ?

Le lendemain, on informa papa que les paysans se présentaient à la maison seigneuriale, pour demander pardon. Papa sortit sur le perron. Aussitôt qu’il parut les paysans tombèrent à genoux.

— Eh bien, imbéciles ! leur dit-il, pourquoi avez-vous imaginé de vous révolter ?

— Pardon, nous sommes coupables, tu es notre seigneur, répondirent-ils tous d’une voix.

— Oui, oui, coupables ! Ils font des folies et ils ne sont même pas contents ! Je vous pardonne à cause de la joie que Dieu m’a accordée de revoir mon fils Pierre Andrévitch. Maintenant, assez : péché avoué est à demi pardonné.

— Coupables, oui vraiment, nous sommes coupables !

— Dieu nous a donné un temps serein. Il est temps de rentrer le foin ; et vous, imbéciles, trois jours entiers, qu’avez-vous fait ?... Bailli ! il faut distribuer le fauchage des prairies ; et fais attention, bête rousse, qu’à la Saint-Jean tout mon foin soit en meules !... Allez-vous-en.

Les paysans saluèrent et s’en allèrent à la corvée, comme s’il n’y avait rien eu.

La blessure de Schvabrine n’était pas mortelle. On le dirigea sous escorte à Kazan. Je l’aperçus par la fenêtre, quand on le plaça dans un fourgon. Nos regards se rencontrèrent. Il baissa la tête, et moi je quittai la fenêtre précipitamment : je craignais de montrer que je triomphais de l’anéantissement et du malheur de mon ennemi.

Zourine fut obligé de se diriger plus loin. Je résolus de le suivre, malgré mon désir de rester quelques jours au milieu de ma famille. La veille du départ, je vins trouver mes parents et, selon l’habitude d’alors, je les saluai jusqu’aux pieds, en demandant de bénir mon mariage avec Marie Ivanovna. Les deux vieillards me soulevèrent et, avec des larmes dans les yeux, ils exprimèrent leur consentement. Je leur amenai Marie Ivanovna pâle et tremblante. Ils nous bénirent. Ce que je sentais alors, je ne le décrirai pas. Quiconque a été dans ma position me comprendra bien sans cela. Quiconque n’est pas passé par-là, je ne peux que le regretter pour lui et lui conseiller, pendant qu’il en lest temps encore, d’aimer et de recevoir la bénédiction de ses parents.

Le lendemain, le régiment se réunit ; Zourine prit congé de notre famille. Tous étaient convaincus que l’action militaire serait bientôt terminée. Dans un mois, j’espérais bien être marié. Marie Ivanovna, en me disant adieu, m’embrassa devant tout le monde. Je m’assis dans une kibitke. Saviélitch m’accompagnait encore, et le régiment partit aussi.

Longtemps je regardais de loin notre maison de campagne, que je quittais de nouveau. Un sombre pressentiment m’inquiétait. Quelqu’un me chuchotait que tous mes malheurs n’étaient pas terminés. Mon cœur flairait une nouvelle tempête.

Je ne décrirai pas notre expédition et la fin de la lutte contre Pougatchof. Nous passions à travers les villages saccagés par Pougatchof, et nous étions obligés de prendre aux pauvres habitants ce que les brigands leur avaient laissé.

Il ne savaient à qui obéir. L’administration était partout désorganisée. Les propriétaires s’étaient cachés dans les forêts. Les bandes de brigands pillaient partout. Les chefs de détachements envoyés à la poursuite de Pougatchof, déjà en fuite vers Astrakan, punissaient de leur propre autorité, coupables et innocents. L’état de toute la contrée, où sévissait l’incendie, était horrible à voir.

Pougatchof fuyait, poursuivi par Ivan Ivanovitch Michelson. Bientôt nous apprîmes sa défaite complète. Enfin Zourine reçut la nouvelle de la prise de l’imposteur et en même temps l’ordre de s’arrêter. La lutte était terminée. Enfin il allait m’être possible de partir chez mes parents ! L’idée de les embrasser et de revoir Marie Ivanovna, dont je n’avais reçu aucune nouvelle, me transportait. Je sautais comme un enfant.

Mais cependant un sentiment singulier empoisonnait ma joie : l’idée de ce scélérat souillé par le sang de tant de victimes innocentes, et l’idée du châtiment qui l’attendait me bouleversaient malgré moi :

— Émile ! Émile ! pensais-je avec regret, pourquoi ne t’es-tu pas fait embrocher par une baïonnette ? pourquoi n’est-tu pas tombé sous la mitraille ?... Tu ne pouvais donc rien imaginer de mieux !

Que voulez-vous ? L’image de ce scélérat ne pouvait se séparer dans mon esprit, de la grâce qu’il m’avait faite dans un des moments terribles de la vie, et de la délivrance de ma fiancée, arrachée des mains de cet abominable Schvabrine.

Zourine m’accorda un congé. Dans quelques jours, j’allais donc reparaître au milieu des miens et revoir ma Marie Ivanovna... Tout à coup, un orage inattendu éclata sur ma tête.

Au jour désigné pour mon départ, au moment où je me préparais à partir, Zourine arriva dans ma chaumière, tenant à la main un papier, l’air excessivement embarrassé. Quelque chose me piqua au cœur. J’étais effrayé sans savoir pourquoi. Il fit sortir mon ordonnance et m’annonça qu’il avait affaire avec moi.

— Qu’est-ce ? demandai-je avec inquiétude.

— Un petit désagrément, répondit-il en me tendant le papier ; lis ce que je viens de recevoir.

Je me mis à le lire. C’était un ordre secret à tous les chefs de détachement, de m’arrêter n’importe où l’on me trouverait, et de m’envoyer immédiatement sous bonne garde à Kazan, à la commission d’enquête créée pour examiner l’affaire Pougatchof.

Le papier faillit tomber de mes mains.

— Il n’y a rien à faire, dit Zourine, mon devoir est d’exécuter l’ordre. Certainement le récit des voyages en compagnie de Pougatchof est parvenu, d’une manière quelconque, aux oreilles du gouvernement. J’espère que l’affaire n’aura aucune suite et que tu te justifieras devant la commission. Ne te laisse pas abattre, et pars.

Ma conscience était pure ; je ne craignais pas les juges ; mais l’idée de voir la douce minute du rendez-vous reculée, peut-être de quelques mois, m’effrayait. La carriole était prête. Zourine prit congé de moi amicalement. On me fit asseoir dans la carriole. Avec moi s’assirent deux hussards, le sabre au poing, et je partis sur la grand’route.

 

XIV. Le tribunal

 

Rumeur de paix est inconstante comme le flot de la mer.

Proverbe

 

J’étais persuadé que toute ma faute était mon absence d’Orènebourg. Je pouvais facilement me justifier : les francs-tireurs non seulement n’avaient jamais été interdits, mais encore on les avait encouragés de toutes les manières. Je pouvais être accusé de fougue inopportune, non pas de désobéissance. Mais mes rapports amicaux avec Pougatchof, pouvaient être prouvés par une foule de témoins et devaient paraître au moins très suspects. Pendant toute la route, je pensai aux questions qui m’attendaient, je préparai mes réponses et je résolus d’expliquer toute la vérité devant le tribunal.

J’arrivai à Kazan ; la ville avait été incendiée, elle était déserte. Dans les rues, à la place des maisons, étaient entassés des morceaux de charbon et s’élevaient des murs incendiés, sans toit, ni fenêtres. Telles étaient les traces laissées par Pougatchof ! On me conduisit à la forteresse, restée intacte au milieu de la ville. Les hussards me remirent à l’officier de service. Il ordonna d’appeler le forgeron. On me mit des fers aux pieds et on les riva. Puis on me conduisit en prison et l’on me laissa seul dans un bouge étroit et sombre, aux murs nus, avec une lucarne défendue par une grille de fer. Un semblable commencement ne m’annonçait rien de bon.

Le lendemain, le geôlier me réveilla en m’annonçant que l’on exigeait ma comparution devant la commission. Deux soldats me conduisirent de l’autre côté de la cour, dans la maison du commandant, s’arrêtèrent dans l’antichambre, et me laissèrent entrer seul dans les appartements.

J’entrai dans une salle assez grande. À une table couverte de papiers étaient installés deux hommes : un vieux général, à l’extérieur sévère et froid, et un jeune capitaine de la garde, âgé de vingt-huit ans, d’un extérieur très agréable, d’allure libre et adroite. Dans l’embrasure de la fenêtre, à une table à part, était assis un secrétaire qui, la plume à l’oreille, était penché sur son papier prêt à écrire ma déposition. L’interrogatoire commença. On me demanda mon nom et ma qualité. Le général demanda si je n’étais pas le fils d’André Pétrovitch Grinief. Et après ma réponse, il repartit sévèrement :

— C’est dommage qu’un homme si respectable ait un fils si indigne !

Je répondit tranquillement que quels que fussent les accusations qui pesaient sur moi, j’espérais les justifier par une franche explication de la pure vérité. Mon assurance ne lui plut pas.

— Tu fais le malin, mon ami, me dit-il en fronçant le sourcil ; nous en avons vus, mais pas de semblables !

Alors le jeune homme me demanda par quel hasard et à quelle époque j’étais entré au service de Pougatchof, et de quelles missions il m’avait chargé.

Je répondis avec indignation que, en ma qualité d’officier et de noble, je ne pouvais être d’aucune manière au service de Pougatchof, ni recevoir aucune mission de lui.

— Comment se fait-il, repartit le juge instructeur, qu’un seul officier et noble ait été épargné par l’imposteur, alors que tous ses camarades ont été mis à mort par les scélérats ?... Et comment se fait-il encore, que ce même officier noble ait fait la noce avec les révoltés et ait reçu des cadeaux de leur chef, entre autres, une pelisse, un cheval et cinquante kopecks ?... D’où vient donc cette étrange amitié et sur quoi est-elle donc fondée, si ce n’est sur la trahison ou au moins sur une lâcheté criminelle et abominable ?

J’étais profondément outragé par les paroles de l’officier de la garde, et avec animation, je commençai à me justifier. Je racontai comment avaient commencé mes relations avec Pougatchof dans les steppes, pendant un tourbillon de neige ; comment, à la prise de la forteresse de Biélogor, il m’avait reconnu et épargné. Je dis que vraiment je ne m’étais pas fait un scrupule d’accepter de l’imposteur une touloupe et un cheval, mais que j’avais défendu la forteresse de Biélogor contre le scélérat, jusqu’à la dernière extrémité. Enfin, j’invoquai le témoignage de mon général, qui pouvait certifier mon zèle, à l’époque du siège d’Orènebourg.

Le sévère vieillard prit sur la table une lettre ouverte et se mit à la lire à haute voix :

« En réponse à la demande de Votre Excellence, au sujet du lieutenant Grinief qui serait compris dans la révolte actuelle et qui aurait eu avec les scélérats des rapports défendus par le service et contraires au serment, j’ai l’honneur de vous informer que ledit lieutenant Grinief se trouvait au service à Orènebourg, depuis le commencement de l’année dernière 1773, jusqu’au 24 février de la présente année, et qu’à cette date il a quitté la ville et depuis cette époque n’a pas reparu sous mes ordres. On a appris par les déserteurs qu’il était chez Pougatchof, dans un village, et qu’il est parti avec lui pour la forteresse de Biélogor, où il se trouvait au service auparavant : en ce qui concerne sa conduite, je puis.... »

Alors il interrompit sa lecture et me dit sévèrement :

— Que direz-vous maintenant pour vous justifier ?

J’aurais voulu continuer comme j’avais commencé, et expliquer ma liaison avec Marie Ivanovna aussi franchement que tout le reste, mais tout à coup, je ressentis un indéfinissable dégoût. Il me vint à l’idée que si je la nommais, la commission exigerait sa comparution, et la pensée que son nom serait mêlé aux hideuses actions de ces scélérats et qu’on la confronterait elle-même avec eux, cette pensée affreuse, dis-je, me consterna au point que je restai troublé et confondu. Mes juges, qui paraissaient commencer à écouter mes réponses avec une certaine bienveillance, se sentirent de nouveau prévenus contre moi, en présence de mon trouble. L’officier de la garde exigea que l’on me confrontât avec le principal dénonciateur. Le général ordonna d’appeler le scélérat de la veille. Je me retournai vivement du côté de la porte, attendant l’apparition de mon accusateur. Quelques minutes après, des chaînes résonnèrent, la porte s’ouvrit, et Schvabrine entra. Je fus étonné du changement survenu en lui. Il était terriblement maigre et pâle. Ses cheveux, auparavant noirs comme du jais étaient entièrement blancs ; sa longue barbe était inculte. Il répéta son accusation d’une voix faible, mais assurée. D’après lui, j’avais été envoyé par Pougatchof à Orènebourg comme espion ; chaque jour je sortais dans les escarmouches, pour remettre des lettres où j’indiquais tout ce qui se faisait dans la ville ; enfin j’étais passé ouvertement du côté de imposteur, j’avais voyagé avec lui de forteresse en forteresse, faisant tous mes efforts pour nuire à mes camarades traîtres, pour obtenir leur place et profiter des récompenses distribuées par l’imposteur. Je l’écoutai en silence et une seule chose me fit plaisir : le nom de Marie Ivanovna ne fut pas prononcé par l’abominable scélérat, peut-être parce que dans son cœur, se cachait l’étincelle du sentiment qui me faisait me taire. Quoi qu’il en soit, le nom de la fille du commandant de Biélogor ne fut pas prononcé en présence de la commission. Je m’affirmai encore plus dans ma résolution et quand les juges demandèrent comment je pouvais réfuter la déposition de Schvabrine, je répondis que je m’en tenais à ma première explication. Le général ordonna de nous éconduire. On me ramena en prison et, à partir de ce moment, on ne m’interrogea plus.

Je ne fus pas témoin de tout ce qui me reste à raconter au lecteur ; mais j’en ai entendu si souvent le récit, que le plus petit détail s’est gravé dans ma mémoire et qu’il me semble que j’ai assisté à tout, sans être vu.

Marie Ivanovna avait été accueillie par mes parents avec cette franche cordialité qui distinguait les gens du temps jadis. Ils s’attachèrent vite à elle, parce qu’on ne pouvait faire autrement, que de l’estimer et de l’aimer. Mon amour n’était plus, aux yeux de mon père, une simple folie et ma mère ne désirait qu’une chose : voir son Pierrot marié avec la charmante fille du capitaine.

La nouvelle de mon arrestation terrifia ma famille. Marie Ivanovna raconta si simplement à mes parents la façon originale dont j’avais fait la connaissance de Pougatchof que, non seulement ils ne s’inquiétèrent pas, mais encore qu’ils en rirent de bon cœur. Mon père ne voulait pas croire que je pusse être mêlé à cette horrible révolte, dont le but était le renversement du trône et la ruine de la noblesse. Il interrogea sévèrement Saviélitch. Mon mentor ne cacha pas que j’avais rendu visite à Émile Pougatchof et que le scélérat avait de la bienveillance pour moi ; mais il jura qu’il n’avait jamais entendu parler de trahison. Les vieillards se tranquillisèrent et, avec impatience, attendirent des nouvelles favorables. Marie Ivanovna était fortement inquiète, elle ; mais elle se taisait, douée qu’elle était au plus haut degré de modestie et de réserve.

Plusieurs semaines s’écoulèrent... Tout à coup papa reçut de Pétersbourg une lettre de notre parent le prince X***. Celui-ci lui écrivait à propos de moi. Après une introduction ordinaire, il lui annonçait que les soupçons, sur ma participation aux plans des révoltés, étaient malheureusement trop fondés, que je devais être frappé d’une peine exemplaire, mais que l’Impératrice, en raison des services de mon père, avait décidé de faire grâce au fils coupable, de lui éviter la peine infamante, et avait ordonné de l’envoyer en exil à perpétuité, dans la partie la plus reculée de la Sibérie.

Ce coup inattendu tua presque mon père. Il perdit sa fermeté habituelle, et sa douleur, ordinairement muette, s’épancha en plaintes amères.

— Comment ! répétait-il, hors de lui, mon fils a participé aux plans de Pougatchof !... Juste ciel, pourquoi ai-je tant vécu !... L’Impératrice lui fait grâce du supplice !... Est-ce donc plus doux pour moi comme cela ? Ce n’est pas le supplice qui est terrible : le grand’père de mon bisaïeul est mort au supplice, défendant ce qu’il croyait dans ton âme et conscience ; mon père a souffert avec Volynski et Kroustchof. Mais un noble trahir son serment, s’associer avec des brigands, avec des assassins, avec des serfs en rupture de ban !... honte et déshonneur à notre race !...

Effrayée de son désespoir, maman n’osait pas pleurer devant lui et s’efforçait de lui rendre confiance. Mon père restait inconsolable.

Marie Ivanovna souffrait plus que tous les autres. Convaincue que je pourrais me justifier quand je le voudrais, elle devinait la vérité et se regardait comme coupable de mon malheur. Elle cachait à tout le monde ses pleurs et pensait constamment aux moyens de me sauver.

Un soir, mon père était assis sur le divan, feuilletant le calendrier de la cour ; mais ses pensées étaient loin, et sa lecture ne produisait pas sur lui l’impression habituelle. Il sifflait une vieille marche. Maman se taisait en tricotant un gilet de laine, et de temps à autre, des pleurs coulaient sur son travail. Tout à coup, Marie Ivanovna, qui était assise et travaillait là, expliqua la nécessité qu’il y avait de la laisser partir pour Pétersbourg et demanda qu’on lui en fournît les moyens. Maman se fâcha très fort.

— Pourquoi veux-tu aller à Pétersbourg ? dit-elle. Est-ce possible, Marie Ivanovna, que tu veuilles nous quitter ?

Marie Ivanovna répondit que tout son sort, tout son avenir dépendait de ce voyage, et qu’elle irait chercher la protection des gens puissants, comme fille d’un homme qui avait payé cher sa fidélité. Mon père baissa la tête : chaque mot qui lui rappelait le crime prétendu de son fils, lui faisait l’effet d’un reproche mordant.

— Va, mon enfant ! lui dit-il en soupirant ; nous ne voulons pas faire obstacle à ton bonheur. Que Dieu te donne pour fiancé un honnête homme, et non un traître déshonoré.

Il se leva et sortit de la chambre.

Restée seule avec ma mère, Maria Ivanovna lui expliqua, en partie, ses projets. Ma mère l’embrassa en pleurant, et pria Dieu de couronner son entreprise de succès. Marie Ivanovna fit ses préparatifs et, quelques jours après, elle se mit en route avec la fidèle Palacheka et le dévoué Saviélitch qui, séparé de moi malgré lui, se consolait en pensant qu’au moins il servait de commis à ma fiancée.

Marie Ivanovna arriva sans encombres à Sophie, et ayant appris que la cour se trouvait alors à Tsarskoié-Sélo, décida de s’y rendre. À la station de poste, on lui donna une petite chambre. La femme du maître de poste entra tout de suite en conversation avec elle, lui dit qu’elle était la nièce d’un chauffeur du palais, et la mit au courant de tous les secrets de la vie de la cour. Elle lui raconta à quelle heure, habituellement, l’Impératrice se levait, prenait le café et se promenait ; quels étaient les seigneurs qui étaient auprès d’elle à cette époque ; ce qu’elle avait daigné dire la veille à table ; qui elle avait reçu le soir. En un mot, la conversation d’Anna Vlassievna aurait valu quelques pages de mémoires historiques, Marie Ivanovna l’écouta avec attention. Elles allèrent au jardin. Anna Vlassievna lui raconta l’histoire de chaque allée, de chaque pont, et la promenade terminée, elles revinrent à la station, très satisfaites l’une de l’autre.

Le lendemain matin, Marie Ivanovna se leva, s’habilla et, sans bruit, s’en alla dans le jardin. La matinée était splendide, le soleil éclairait la cime des tilleuls jaunis déjà, sous le souffle frais de l’automne. Le large lac brillait immobile. Les cygnes qui venaient de s’éveiller nageaient majestueusement en s’élançant de dessous les buissons qui ombrageaient les bords. Marie Ivanovna passa près d’une magnifique pelouse, où l’on venait d’élever un monument en l’honneur des récentes victoires du comte Pierre Alexandrevitch Roumiantsef. Tout à coup un chien blanc, de race anglaise, se mit à aboyer et accourut à sa rencontre. Marie Ivanovna, effrayée, s’arrêta. En ce moment, une agréable voix de femme se fit entendre.

— Ne craignez rien, il ne mord pas.

Et Marie Ivanovna vit une dame assise sur un banc, en face du monument. Marie Ivanovna s’assit à l’autre bout du banc. La dame la regardait attentivement. Marie Ivanovna, à son tour, lui ayant lancé quelques regards détournés, réussit à l’examiner des pieds à la tête. Elle paraissait âgée de quarante ans. Son visage, plein et rose, exprimait la grandeur et la tranquillité ; mais ses yeux bleus et son léger sourire avaient un charme indescriptible.

La dame rompit la première le silence.

— Vous n’êtes pas d’ici, sans doute ? lui dit-elle.

— Comme vous dites, je suis arrivée de province seulement hier.

— Vous êtes venue avec vos parents ?

— Non pas, je suis venue seule.

— Seule ! mais vous êtes si jeune encore.

— Je n’ai plus ni père, ni mère.

— Vous êtes ici probablement, pour quelque affaire ?

— Précisément. Je suis venue pour remettre une pétition à l’Impératrice.

— Vous êtes orpheline... Sans doute, vous voulez vous plaindre de quelque injustice ou offense ?

— Pas du tout. Je suis venue demander une faveur, et non pas justice.

— Permettez-moi de vous demander qui vous êtes ?

— Je suis la fille du capitaine Mironof.

— Du capitaine Mironof ?... Celui qui a été tué commandant dans une forteresse des environs d’Orènebourg ?

— Justement.

La dame parut touchée.

— Pardonnez-moi, dit-elle, d’une voix encore plus aimable, si je m’occupe de vos affaires, mais je fréquente la cour : expliquez-moi en quoi consiste votre prière, et peut-être pourrai-je vous être utile.

Marie Ivanovna se leva et la remercia respectueusement. Tout, dans cette dame inconnue, attirait son cœur et lui inspirait confiance. Marie Ivanovna tira de sa poche un papier plié, et le remit à sa protectrice qui se mit à lire la pétition.

D’abord elle la lut avec un air attentif et bien disposé ; mais tout à coup son visage changea et Marie Ivanovna, qui suivait des yeux tous ses mouvements, fut effrayée de l’expression terrible de ce visage qui, une minute auparavant, était si agréable et si tranquille.

— Vous demandez la grâce de Grinief ? dit la dame d’un air froid. L’Impératrice ne peut lui pardonner. Il s’est joint à l’usurpateur, non par bêtise et par crédulité, mais comme un coquin sans conscience et nuisible.

— Ah ! ce n’est pas vrai, s’écria Marie Ivanovna.

— Comment ! ce n’est pas vrai ! répondit la dame, hors d’elle-même.

— Non, ce n’est pas vrai !... Je sais tout et vais vous raconter tout... C’est pour moi seule qu’il a supporté tout ce qui l’a accablé. S’il ne s’est pas justifié devant le tribunal, c’est seulement parce qu’il ne voulait pas me mêler dans cette affaire.

Alors elle raconta fiévreusement tout ce que le lecteur connaît.

— Où vous êtes-vous arrêtée ? demanda la dame ensuite. — Et en entendant que c’était chez Anna Vlassievna, elle ajouta avec un sourire : — Ah ! je sais... Adieu, ne parlez à personne de notre rencontre. J’espère que vous n’attendrez pas longtemps la réponse à votre lettre.

À ces mots elle se leva et partit par une allée couverte ; Marie Ivanovna revint chez Anna Vlassievna pleine d’un joyeux espoir.

Celle-ci lui fit des reproches sur cette promenade matinale d’automne, nuisible, selon elle, à la santé d’une jeune fille. Elle apporta le samovar et, ayant servi le thé, elle commença ses interminables récits sur la cour, lorsque tout à coup, une voiture de la cour s’arrêta à la porte, et un valet de pied entra pour annoncer que l’Impératrice daignait inviter Mademoiselle Mironovna à se rendre auprès d’elle. Anna Vlassievna toute étonnée accourut avec empressement.

— Hélas, mon Dieu ! s’écria-t-elle, l’Impératrice vous demande à la cour... Comment donc a-t-elle su que vous étiez ici ?... Comment, ma chère enfant, vous présenterez-vous à l’Impératrice ?... Et certainement, vous ne savez pas marcher suivant les usages de la cour... Ne dois-je pas vous accompagner ?... Cependant je peux vous prémunir de quelque chose. Mais comment irez-vous en robe de voyage ?... Ne faut-il pas envoyer chez la sage-femme pour demander sa robe jaune ?

Le valet de chambre annonça que l’Impératrice désirait que Marie Ivanovna vint seule et dans le costume où elle serait. Il n’y avait donc rien à faire. Marie Ivanovna s’assit dans la voiture et s’en alla au palais, accompagnée des conseils et des bénédictions d’Anna Vlassievna.

Marie Ivanovna pressentait que notre sort allait se décider ; son cœur battait bien fort. Quelques minutes après, la voiture s’arrêta au palais. Marie Ivanovna monta l’escalier en tremblant. Devant elle les portes s’ouvraient toutes grandes. Elle traversa une enfilade de magnifiques salons vides ; le valet de chambre lui montrait le chemin. Enfin, en arrivant à une porte fermée, il lui dit qu’il allait tout de suite l’annoncer et la laissa seule.

L’idée de voir l’Impératrice en tête-à-tête l’effrayait tant, qu’elle pouvait à peine se tenir debout. Une minute après, la porte s’ouvrit, et elle entra dans le cabinet de toilette de l’Impératrice.

L’Impératrice était assise à sa toilette. Quelques courtisans laissèrent passer avec respect Marie Ivanovna. L’Impératrice s’adressa à elle amicalement, et Marie Ivanovna reconnut en elle la dame avec laquelle elle s’était expliqué si franchement quelques minutes auparavant. L’Impératrice lui fit signe d’avancer et lui dit avec un sourire :

— Je suis heureuse de pouvoir vous tenir ma parole et d’exaucer votre demande. Votre affaire est terminée. Je suis persuadée de l’innocence de votre fiancé. Voici une lettre que vous prendrez la peine de porter vous-même à votre futur beau-père.

Marie Ivanovna prit la lettre d’une main tremblante et, toute en pleurs, tomba aux pieds de l’Impératrice qui la releva et l’embrassa. L’Impératrice parla encore quelque temps avec elle.

— Je sais que vous n’êtes pas riche, lui dit-elle, mais j’ai une dette envers la fille du capitaine Mironof. Ne vous inquiétez pas de l’avenir. Je me charge de vous faire une dot.

L’Impératrice ne laissa partir la pauvre orpheline qu’après lui avoir prodigué des caresses. Marie Ivanovna s’en alla dans la même voiture de la cour. Anna Vlassievna attendait son retour avec impatience, elle l’accabla de questions auxquelles Marie Ivanovna répondit médiocrement. Anna Vlassievna, bien que mécontente de son peu de mémoire, le mit sur le compte de la timidité provinciale et lui pardonna généreusement. Le même jour, Marie Ivanovna, sans même avoir la curiosité de visiter Pétersbourg, revint au village..........................................

......................................................................................

Ici se terminent les mémoires de Pierre Andrévitch Grinief. Par les souvenirs de famille, on sait qu’il fut libéré de prison à la fin de 1774, par ordre supérieur ; qu’il assista à l’exécution de Pougatchof qui, le reconnaissant dans la foule, lui fit un signe avec la tête qui, une minute après, morte et ensanglantée, fut montrée au peuple. Bientôt après, Pierre Andrévitch épousa Marie Ivanovna. Leur descendance prospère dans le gouvernement de Simebirsk.

À trente verstes de *** se trouve un village qui appartient à dix propriétaires. Dans une des maisons du seigneur on montre, sous verre et encadrée, une lettre écrite de la propre main de Catherine II. Elle est adressée au père de Pierre Andrévitch et contient la justification de son fils et l’éloge de l’esprit et du cœur de la fille du capitaine Mironof...

Le manuscrit de Pierre Andrévitch Grinief nous nous a été remis par un de ses petits-fils, qui avait appris que nous nous occupions d’un travail sur l’époque décrite par son aïeul. Avec la permission des parents, nous nous sommes décidés à le faire paraître à part, en ajoutant à chaque chapitre une épigraphe de circonstance et en nous permettant de changer quelques noms propres.

 

 

 

 

FIN

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 16 février 2013.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d'auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Les Russes emploient toujours le prénom de la personne et le prénom de son père, en y ajoutant la terminaison ovitch ou evitch, pour les hommes et ovna ou evna pour les femmes.

[2] Boisson fermentée, préparée avec de l'eau et du pain de seigle.

[3] Sorte de traîneau en partie couvert d'une toile, soutenue par des cercles de bois.

[4] Haut chapeau de forme conique.

[5] Pendant la bénédiction nuptiale, deux garçons d'honneur tiennent une couronne au-dessus de la tête de chacun des nouveaux mariés.

[6] Vêtement des femmes russes.

[7] C'est une coutume russe pour souhaiter la bienvenue.

[8] Petit balai de bouleau dont on se sert au bain, pour se frictionner.

[9] C’est la potence russe.

[10] Le faux Dimitri.

[11] Le nitkal est une étoffe qui se fait mince comme la mousseline, ou épaisse comme le calicot. L'étoffe rayée dont il est question ici se compose d'une bande de nitkal alternant avec une bande de soie.

[12] Conseiller de collège est un titre civil qui correspond au rang de colonel.

[13] Fusillée sur l'ordre de Pougatchof.

[14] C'est une cruche remplie d'eau suspendue à une corde et avec laquelle le paysan s'arrose les mains pour se les laver.

[15] C'est une fourche à deux dents qui sert à mettre les pots dans le four pour cuire les aliments.