LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Pouchkine

(Пушкин Александр Сергеевич)

1799 — 1837

 

 

 

 

CONTES

(Сказки)

 

 

 

1835

 

 

 

 

 


Traduction de E. Vivier-Kousnetzoff, Paris, R. Kieffer, 1925.

 

 

 

 


TABLE

 

Conte du Tzar Saltane et de la belle princesse Cygne

Conte de la princesse morte et des sept chevaliers

Conte du pope et de son serviteur Balda

Conte du pÊcheur et du petit poisson

Conte du coq d’or

 

 

 

 

 

 

Conte du Tzar Saltane et de la belle princesse Cygne

 

 

Trois jeunes filles, à leur fenêtre, filaient un soir, tardivement.

— Si j’étais Tzarine, dit l’une, à moi seule je préparerais un festin pour le monde entier.

— Si j’étais Tzarine, dit sa sœur, à moi seule je tisserais une toile fine pour le monde entier.

— Si j’étais Tzarine, dit la troisième sœur, j’enfanterais un Bogatyr pour notre père le Tzar.

À peine eut-elle le temps de prononcer ces mots que la porte grinça doucement sur ses gonds et que dans la chambre entra le Tzar, souverain de la contrée. Il s’était tenu caché, durant toute la conversation, derrière le mur. En tout, les paroles de la dernière lui avaient plu.

— Bonjour, belle jeune fille ! dit-il. Sois Tzarine, enfante un Bogatyr pour moi, à la fin de septembre. Et vous, chères sœurs, sortez de la chambre. Partez à ma suite et à celle de votre sœur. Que l’une soit filandière et l’autre cuisinière.

Le Tzar sortit dans l’antichambre. En hâte, tous partirent vers le palais. Le Tzar, sans longs préparatifs, se maria le soir même.

Le Tzar Saltane et la jeune Tzarine présidèrent au festin d’honneur, puis les invités mirent les jeunes époux sur un lit d’ivoire et les laissèrent seuls.

La cuisinière rage dans sa cuisine. La filandière pleure devant son métier. Toutes deux jalousent la femme du souverain.

La jeune Tzarine, selon sa promesse, conçut cette nuit même.

 

* * *

 

On était en guerre en ce temps-là. Le Tzar Saltane dit adieu à sa femme ; montant sur son bon cheval, il lui enjoignit de bien se garder par fidélité d’amour.

Cependant qu’au loin il combat longuement et âprement, le temps approche de l’accouchement. Dieu leur donne un fils, long d’une aune. Comme une aigle sur son aiglon, la Tzarine veille sur son fils. Elle envoie au Tzar un messager portant une lettre annonçant la grande joie.

Mais la filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, veulent perdre la Tzarine. Elles ordonnent d’arrêter le messager. Elles en envoient un autre, portant ceci, mot pour mot :

— Cette nuit, la Tzarine ne mit au monde ni un fils, ni une fille, ni une souris, ni une grenouille, mais un petit animal inconnu.

Quand le Tzar entendit ce que lui rapportait le messager, dans sa colère il vit rouge et voulut le faire pendre ; mais s’adoucissant pour cette fois, il lui donna l’ordre suivant :

— Que l’on attende le retour du Tzar pour décider légalement de l’affaire.

Le messager part avec la lettre. Il arrive enfin ; mais la filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, ordonnent de le dépouiller. On le fait boire jusqu’à ce qu’il tombe ivre-mort et dans sa giberne on glisse une autre lettre.

Ce jour-là, le messager ivre apporte l’ordre suivant :

— Le Tzar ordonne à ses boïars de jeter dans l’abîme des eaux, en secret et sans perdre de temps, la Tzarine et son enfant.

Il n’y avait pas à hésiter. Les boïars, après s’être affligés sur le sort de l’empereur et de la jeune Tzarine, entrèrent en foule dans sa chambre. Ils proclamèrent la volonté du Tzar, quel mauvais destin la frappait, elle et son fils, et lurent l’ordre à haute voix. Et l’on mit aussitôt la Tzarine et son fils dans un tonneau que l’on goudronna, que l’on roula et que l’on jeta dans l’Océan.

Ainsi l’ordonna le Tzar Saltane.

 

* * *

 

Les étoiles scintillent au ciel bleu. Les vagues se jouent sur la mer bleue. Un nuage glisse dans le ciel. Le tonneau flotte sur la mer.

Telle une veuve inconsolable, la Tzarine pleure et se débat.

Cependant l’enfant grandit, non de jour en jour, mais d’heure en heure.

Un jour passe. La Tzarine se lamente. L’enfant presse la vague :

— Vague, ô ma vague ! tu es libre et vagabonde, tu déferles à ton gré. Tu aiguises les pierres de la mer, tu inondes les rivages, tu soulèves les vaisseaux. N’abandonne pas nos âmes, jette-nous sur la terre ferme.

La vague obéit aussitôt. Elle poussa le tonneau vers une grève et se retira doucement.

La mère et son petit sont sauvés. Elle sent la terre sous elle. Mais qui les sortira du tonneau ? Dieu les délaissera-t-il ?

L’enfant se dresse sur ses petits pieds. Il appuie la tête contre le fond. Il pousse de toutes ses forces.

— Comment, dit-il, percer ici une fenêtre sur le dehors ? Il défonce le tonneau et sort.

La mère et le fils sont maintenant en liberté. Ils voient une colline s’élever au milieu d’une vaste prairie, la mer bleue est à l’entour et sur la colline pousse un chêne au vert feuillage.

Le fils pense, toutefois, qu’un bon dîner leur serait nécessaire. Il casse une branche du chêne et la plie en un arc rigide. Il prend le cordon de soie de sa croix baptismale, la tend sur l’arc de chêne, cueille une mince baguette, la taille en fléchette légère, et s’en va chercher du gibier, au bord du vallon, près de la mer.

À peine s’est-il approché de la mer qu’il perçoit comme une plainte... Sans doute la mer est-elle agitée ? Il regarde... Mauvaise affaire ! Un cygne se débat parmi les crêtes des vagues. Un vautour plane au-dessus de lui. Le malheureux frappe l’eau de ses ailes, la trouble, la fait bouillonner. Le vautour a déjà sorti ses griffes, il a tendu son bec sanglant...

À ce moment une flèche chante et se fiche au cou du vautour. Dans la mer le sang se répand.

Le Tzarévitch baisse son arc et regarde. Dans la mer, le vautour s’enfonce. Il se plaint d’un cri, qui n’est pas d’un vautour. À ses côtés nage le cygne. Il hâte à coups de bec sa mort toute proche. Il le frappe de l’aile. Dans la mer, il le noie.

En langue russe, il dit ensuite au Tzarévitch :

— Tzarévitch, mon sauveur, mon puissant libérateur, ne te chagrine pas si, par ma faute, tu restes trois jours sans manger ; si, par ma faute, la flèche s’est perdue dans la mer. C’est un malheur et ce n’en est pas un. Plus tard je te récompenserai, je te rendrai service.

« Ce n’est pas un cygne que tu as délivré, c’est une jeune vierge que tu as laissée parmi les vivants. Ce n’est pas un vautour que tu as tué, c’est un magicien que tu as mis à mort. Jamais je ne t’oublierai. Tu me trouveras partout. Et maintenant va, ne te chagrine pas et couche-toi. »

Le cygne s’envole. Le Tzarévitch et la Tzarine, après avoir passé tout le jour à jeun, se décident à se coucher ainsi.

Voici que le Tzarévitch ouvre les yeux et chasse les rêves de la nuit. Émerveillé, il voit devant lui une grande ville. Par delà de blanches murailles aux créneaux rapprochés, brillent les coupoles des églises et des saints monastères.

Il réveille bien vite la Tzarine. Celle-ci s’exclame :

— Aurais-je deviné ? dit-il. Je crois que c’est mon cygne qui se divertit.

La mère et le fils se dirigent vers la ville. À peine ont-ils franchi l’enceinte que s’élève de tous côtés un carillon étourdissant La foule se porte en masse au-devant d’eux. Le chœur chante à l’église les louanges de Dieu. En carrosses dorés, une cour somptueuse vint à leur rencontre. Tous leur rendent grand honneur. Ils couronnent le Tzarévitch d’un chapeau de prince. Ils le proclament souverain. Au sein de sa capitale, du consentement de la Tzarine, dès ce jour il règne sous le nom de prince Gvidone.

 

* * *

 

Le vent se joue sur la mer et pousse le navire. Toutes voiles dehors, il s’élance dans les flots. Les navigateurs étonnés se réunissent sur le pont.

Sur l’île bien connue, ils voient une merveille : une ville nouvelle aux coupoles dorées, un fort avec une puissante muraille. Au fort, les canons tonnent, ordonnant au navire d’accoster. Les marchands abordent à la muraille. Le prince Gvidone les invite chez lui. Il leur donne à manger, à boire, et leur ordonne de répondre à ses questions :

— De quoi trafiquez-vous, ô marchands ? et où vous dirigez-vous maintenant ?

Les navigateurs de répondre :

— Nous avons parcouru la mer en entier. Nous avons fait le commerce des zibelines et des renards noirs. L’heure est maintenant venue pour nous de nous en retourner droit vers l’Orient, par le large de l’île de Bouïane, dans l’empire de l’illustre Tzar Saltane.

Le prince leur dit alors :

— Bon voyage, messires, par les mers et par les océans, jusque chez l’illustre Tzar Saltane. Saluez-le de ma part.

Les marchands se remettent en route. Du rivage, le prince Gvidone, tout mélancolique, les regarde s’éloigner.

Voici que tout à coup, sur les eaux mouvantes, un cygne blanc apparaît.

— Bonjour, mon beau prince, dit-il. Pourquoi es-tu silencieux comme un jour de malheur ? De quoi te chagrines-tu ?

Et tristement le prince lui répond :

— Un chagrin amer me ronge, il a brisé ma force. Je voudrais voir mon père.

— C’est ce qui te tourmente ? réplique le cygne au prince. Eh bien, écoute. Veux-tu t’envoler par-dessus la mer à la suite du navire ? Sois donc, prince, un moustique.

Et il bat des ailes, fait jaillir l’eau avec bruit, en éclabousse le prince des pieds à la tête. Celui-ci se rapetisse aussitôt jusqu’à ne plus être qu’un point, il se transforme en moustique et s’envole en susurrant. Il rattrape le navire en mer et s’y pose légèrement.

 

* * *

 

Le vent souffle joyeusement. Le navire file gaiement, au large de l’île de Bouïane, vers l’empire de l’illustre Saltane. Et déjà l’on aperçoit au loin la contrée désirée.

Les marchands descendent à terre. Le Tzar Saltane les invite chez lui. À leur suite, notre audacieux pénètre dans le palais.

Tout resplendissant d’or, la couronne sur la tête et une pensée mélancolique sur le visage, le Tzar Saltane est assis sur son trône.

La filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, sont assises auprès du Tzar et le regardent dans les yeux. Le Tzar fait asseoir les marchands à sa table et leur demande :

— Et vous, messires les marchands, avez-vous voyagé longtemps ? Fait-il bon vivre par delà les mers, ou non ? Et quelle merveille y a-t-il de par le monde ?

Les navigateurs de répondre :

— Nous avons parcouru le monde entier. Il fait assez bon vivre par delà les mers. Et voici quelle merveille il y a de par le monde : Il y avait en mer une île abrupte, inhospitalière, inhabitée. Elle s’étendait en plaine déserte. Un seul chêne croissait sur elle. Et maintenant on y voit une ville nouvelle, avec un palais, des églises aux coupoles dorées, des palais et des jardins. Le prince Gvidone y règne. Il t’envoie son salut.

Le Tzar Saltane, émerveillé, murmure :

— Si je vis encore, j’irai vers l’île merveilleuse et rendrai visite à Gvidone.

Mais la filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, ne veulent pas le laisser aller visiter l’île merveilleuse.

— Peuh ! quelle rareté, vraiment ! dit la cuisinière, en clignant malicieusement de l’œil aux deux autres. Une ville s’élève au bord de la mer ! Savez-vous, voici qui n’est pas une bagatelle : Un sapin se dresse dans une forêt. Au-dessous, un écureuil apprivoisé chantonne. Il casse des noisettes avec ses dents, non des noisettes ordinaires, mais des noisettes d’or et dont les amandes sont de pures émeraudes. Voilà ce qu’on appelle une merveille !

Le Tzar Saltane s’étonne du prodige. Le moustique rage, rage... Il se pose sur l’œil droit de sa tante et la pique. La cuisinière pâlit, s’évanouit et devient borgne. Les serviteurs, la vieille mère et la sœur, à grands cris, cherchent à saisir le moustique.

— Maudite bestiole ! sors-tu ?... Mais lui, par la fenêtre, s’envole tout tranquillement dans son apanage par delà les mers.

 

* * *

 

Le prince marche à nouveau le long de la mer. Il ne détache pas les yeux de la mer bleue. Voici que sur les eaux mouvantes apparaît le cygne blanc.

— Bonjour, mon beau prince, lui dit-il. Pourquoi es-tu silencieux comme un jour de malheur ? De quoi te chagrines-tu ?

Et le prince Gvidone de répondre :

— Un chagrin amer me ronge. Je voudrais posséder une merveille étonnante. Quelque part dans une forêt se dresse un sapin. Sous lui est un écureuil, une merveille vraiment, et non une bagatelle ! Cet écureuil chantonne. Il casse des noisettes avec ses dents, non des noisettes ordinaires, mais des noisettes à coques d’or et dont les amandes sont de pures émeraudes. Mais peut-être n’est-ce qu’un mensonge.

Le cygne répond au prince :

— Ce que l’on conte de l’écureuil est vrai. Je connais cette merveille. Allons, mon prince, ma chère âme, ne te chagrine pas. Je suis heureux de pouvoir te rendre ce service en gage d’amitié.

L’âme réconfortée, le prince rentre chez lui. À peine s’est-il avancé dans la vaste cour qu’il aperçoit, sous un haut sapin, un écureuil qui, devant tous, casse de ses dents une noisette d’or, en retire l’émeraude, ramasse les coques, les range en petits tas réguliers et chante en sifflotant :

— Est-ce dans un jardin ou dans un potager...

Le prince Gvidone s’étonne.

— Merci, murmure-t-il. Eh ! quel écureuil ! Dieu lui donne, ainsi qu’à moi, de la gaieté au cœur !

Par la suite, le prince fit construire pour l’écureuil une maison de cristal, mit une garde à l’entour, et chargea un secrétaire de tenir un compte exact des noisettes.

Grand profit pour le prince, tout honneur pour l’écureuil.

 

* * *

 

Le vent se joue sur la mer et pousse le navire. Toutes voiles dehors, il s’élance dans les flots, au large de l’île abrupte, au large de la grande ville. Au port, les canons tonnent, ordonnant au navire d’accoster. Les marchands abordent à la muraille. Le prince Gvidone les invite chez lui. Il leur donne à manger, à boire, et leur ordonne de répondre à ses questions :

— De quoi trafiquez-vous, ô marchands ? et où vous dirigez-vous maintenant ?

Les navigateurs de répondre :

— Nous avons parcouru le monde entier. Nous avons fait le commerce des chevaux, uniquement des poulains du Don. L’heure est maintenant venue pour nous de nous en retourner par le large de l’île de Bouïane, vers l’empire de l’illustre Saltane. Devant nous s’étend une longue route !

Le prince leur dit alors :

— Bon voyage, messires, par les mers et par les océans, jusque chez l’illustre Tzar Saltane. Et dites-lui que le prince Gvidone lui envoie son salut.

Les marchands quittèrent le prince, sortirent, et reprirent leur voyage.

Le prince se dirige vers la mer. Sur les vagues, déjà, le cygne se joue.

— Mon âme est attirée, elle est emportée, dit le prince.

Et de nouveau, en un instant, il l’éclabousse tout entier. Le prince se transforme en mouche. Il s’envole et, sur le navire, entre le ciel et la mer, il se pose. Il se blottit dans une fente.

 

* * *

 

Le vent souffle joyeusement. Le navire file gaiement, au large de l’île de Bouïane, vers l’empire de l’illustre Saltane. Et déjà l’on aperçoit au loin la contrée désirée.

Les marchands descendent à terre. Le Tzar Saltane les invite chez lui. À leur suite, notre audacieux pénètre dans le palais. Tout resplendissant d’or, la couronne sur la tête, et une pensée mélancolique sur le visage, le Tzar Saltane est assis sur son trône.

La filandière et Babarikla, ainsi que la cuisinière, sont assises auprès du Tzar et semblent de méchants crapauds.

Le Tzar fait asseoir les marchands à sa table et leur demande :

— Et vous, messires les marchands, avez-vous voyagé longtemps ? Fait-il bon vivre par delà les mers, ou non ? Et quelle merveille y a-t-il de par le monde ?

Les navigateurs de répondre :

— Nous avons parcouru le monde entier. Il fait assez bon vivre par delà les mers. Et voici quelle merveille il y a de par le monde. Une île s’étend sur la mer, une ville se dresse sur cette île, avec des églises aux Coupoles dorées, des palais et des jardins. Un sapin croît devant le palais. Sous lui s’érige une maison de cristal. Là, vit un écureuil apprivoisé. Quel espiègle ! Il chantonne. Il casse des noisettes avec ses dents, non des noisettes ordinaires, mais des noisettes à coques d’or et dont les amandes sont de pures émeraudes. Des serviteurs veillent sur l’écureuil, le servent de toutes façons. Un secrétaire de chancellerie lui est préposé, avec l’ordre de tenir un compte exact des noisettes. L’armée rend les honneurs à l’écureuil. Les coques sont coulées en pièces de monnaie que l’on met en circulation par tout l’univers. Des jeunes filles mettent les émeraudes en lieu sûr dans des celliers. Tous sont riches dans cette île. Plus d’isbas, mais partout des palais. Le prince Gvidone y règne. Il t’envoie son salut.

Le Tzar Saltane s’étonne du prodige.

— Si je vis encore, dit-il, j’irai voir l’île merveilleuse et rendrai visite à Gvidone.

Mais la filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, ne veulent pas le laisser aller visiter l’île merveilleuse.

S’esclaffant sous cape, la filandière dit au Tzar :

— Qu’y a-t-il de merveilleux là dedans ? Voyons ! un écureuil grignote de petites pierres, jette de l’or et amoncelle des émeraudes. Il faut plus que cela pour nous étonner. Que ceci soit vrai ou faux, il est au monde une autre merveille : La mer se soulève houleuse, bouillonne, hurle, déferle sur une grève déserte, se brise dans sa course fougueuse, et apparaissent sur la grève, tout couverts d’écailles, étincelants comme le feu, trente-trois bogatyrs, tous jeunes, beaux, vaillants, gigantesques, d’une stature identique. Leur gouverneur Tchernomore est avec eux. C’est une vraie merveille, on peut le dire en toute justice.

Sages, les marchands se taisent ; ils ne veulent pas discuter avec elle.

Le Tzar Saltane s’émerveille. Gvidone rage, rage... Il bourdonne et se pose sur l’œil gauche de sa tante, et la filandière blêmit.

— Aie ! et aussitôt elle devient borgne. Tous clament :

— Attrape! attrape! écrase-la! écrase-la!... Attends un peu, attends...

Mais le prince, par la fenêtre, s’envole tout tranquillement dans son apanage, par delà les mers.

Le prince marche le long de la mer bleue. Il ne détache pas les yeux de la mer bleue.

Voici que sur les eaux mouvantes apparaît le cygne blanc.

— Bonjour, mon beau prince, lui dit-il. Pourquoi es-tu silencieux comme un jour de malheur ? De quoi te chagrines-tu ?

Et le prince Gvidone de répondre :

— Un chagrin amer me ronge, je voudrais avoir dans mon apanage une merveille étonnante.

— Et quelle est cette merveille ?

— Où l’Océan se soulève houleux, hurle, déferle sur une grève déserte, se brise dans sa course fougueuse, apparaissent sur la grève, tout couverts d’écailles, étincelants comme le feu, trente-trois bogatyrs, tous jeunes, beaux, vaillants, gigantesques, d’une stature identique. Leur gouverneur Tchernomore est avec eux.

— C’est ce qui te tourmente ? réplique le cygne au prince. Ne te chagrine pas, mon âme. Je connais cette merveille. Ces chevaliers de la mer, mais ce sont mes propres frères. Ne t’attriste pas. Va, attends leur visite.

 

* * *

 

Oubliant son chagrin, le prince s’en alla, s’assit sur le haut d’une tour et se mit à contempler la mer. Tout à coup, la mer se soulève houleuse, se brise dans sa course fougueuse et laisse sur la grève trente-trois bogatyrs, tout couverts d’écailles, étincelants comme le feu. Ils s’avancent deux par deux. Tchernomore aux cheveux d’un gris d’argent marche en avant et les mène vers la ville.

Le prince Gvidone descend précipitamment de la tour, il marche à la rencontre de ses chers invités. Le peuple accourt en hâte. Tchernomore dit au prince :

— Le Cygne nous envoie vers toi et nous donne l’ordre exprès de veiller sur ton illustre ville et de monter la garde à l’entour. Tous les jours, désormais, sous tes hautes murailles, nous sortirons ensemble de l’onde marine. Ainsi nous nous reverrons bientôt. Il est temps pour nous de nous en retourner dans la mer. L’air de la terre nous est lourd.

Tous se retirèrent ensuite chez eux.

 

* * *

 

Le vent se joue sur la mer et pousse le navire. Toutes voiles dehors, il s’élance dans les flots, au large de l’île abrupte, au large de la grande ville. Au port, les canons tonnent, ordonnant au navire d’accoster.

Les marchands abordent à la muraille. Le prince Gvidone les invite chez lui. Il leur donne à manger, à boire, et leur ordonne de répondre à ses questions :

— De quoi trafiquez-vous, ô marchands ? Et où vous dirigez-vous maintenant ?

Les navigateurs de répondre :

— Nous avons parcouru le monde entier. Nous avons fait le commerce de l’acier de Damas, de l’argent pur et de l’or. L’heure est maintenant venue pour nous de nous en retourner par le large de l’île de Bouïane, vers l’empire de l’illustre Saltane. Devant nous s’étend une longue route !

Le prince leur dit alors :

— Bon voyage, messires, par les mers et par les océans, jusque chez l’illustre Tzar Saltane, et dites-lui que le prince Gvidone lui envoie son salut.

Les marchands quittèrent le prince, sortirent et reprirent leur voyage.

Le prince se dirige vers la mer. Sur les vagues, déjà, le cygne se joue ; le prince lui dit encore :

— Mon âme est attirée, elle est emportée...

Encore en un clin d’œil, il l’éclabousse tout entier. Le prince aussitôt devient petit, petit... Il se transforme en bourdon et, bourdonnant, s’envole. Il rattrape le navire en mer, et se pose doucement sur sa poupe. Il se blottit dans une fente.

 

* * *

 

Le vent souffle joyeusement. Le navire file gaiement, au large de l’île de Bouïane, vers l’empire de l’illustre Saltane. Et déjà l’on aperçoit au loin la contrée désirée.

Les marchands descendent à terre. Le Tzar Saltane les invite chez lui. À leur suite, notre audacieux pénètre dans le palais.

Tout resplendissant d’or, la couronne sur la tête et une pensée mélancolique sur le visage, le Tzar Saltane est assis sur son trône.

La filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, sont assises auprès du Tzar et le regardent de tous leurs yeux.

Le Tzar fait asseoir les marchands à sa table et leur demande :

— Et vous, messires les marchands, avez-vous voyagé longtemps ? Fait-il bon vivre par delà les mers, ou non ? et quelle merveille y a-t-il de par le monde ?

Les navigateurs de répondre :

— Nous avons parcouru le monde entier. Il fait assez bon vivre par delà les mers. Et voici quelle merveille il y a de par le monde : Une île s’étend sur la mer, une ville se dresse sur cette île et tous les jours il s’y passe ce prodige : la mer se soulève houleuse, bouillonne, hurle, déferle sur une grève déserte, se brise dans sa course fougueuse, et restent sur le rivage trente-trois bogatyrs, tout couverts d’écailles, étincelants comme le feu, tous jeunes, beaux, vaillants, gigantesques, d’une stature identique. Leur vieux gouverneur Tchernomore sort avec eux de la mer, il les fait avancer deux par deux, pour veiller sur l’île et monter la garde à l’entour. Il n’est pas de garde plus sûre, ni plus courageuse, ni plus vigilante. Le prince Gvidone règne là-bas. Il t’envoie son salut.

Le Tzar s’étonne du prodige.

— Si je vis encore, dit-il, j’irai voir l’île merveilleuse et rendrai visite à Gvidone.

La cuisinière et la filandière ne soufflent mot.

Mais Babarikla s’esclaffe :

— Qui nous étonnera avec ça ? dit-elle. Des hommes sortent de la mer. Ils errent en montant la garde ! Que ce soit vrai ou faux, je ne vois là rien d’extraordinaire. De ces merveilles le monde est plein ! En toute vérité, voici ce que l’on raconte : Il est, par delà les mers, une princesse si belle que l’on ne peut en détacher les yeux. Le jour, elle éclipse la lumière de Dieu. La nuit, elle éclaire la terre. Un croissant de lune brille sous sa tresse. Une étoile resplendit sur son front. Elle-même s’avance, majestueuse ; sa démarche est celle d’une paonne. Ses paroles coulent comme le murmure d’un ruisseau. On peut dire en toute justice que c’est là une vraie merveille.

Sages, les marchands se taisent ; ils ne veulent pas discuter avec la vieille femme. Le Tzar Saltane s’émerveille. Le Tsarévitch, malgré sa colère, a pitié des yeux de sa vieille grand’mère.

Il tourne en bourdonnant autour d’elle, se pose droit sur son nez, et le pique ; une cloque surgit sur le nez.

Et de nouveau l’alarme jetée :

— Au secours, au nom de Dieu ! À la garde ! Attrape, Attrape ! écrase-le, écrase-le... Attends un peu, attends !...

Mais le bourdon, par la fenêtre, s’envole tout tranquillement dans son apanage par delà les mers.

Le prince marche le long de la mer bleue. Il ne détache pas les yeux de la mer bleue.

Voici que sur les eaux mouvantes apparaît le cygne blanc.

— Bonjour, mon beau prince, lui dit-il. Pourquoi es-tu silencieux comme un jour de malheur ? De quoi te chagrines-tu ?

Et le prince Gvidone de répondre :

— Un chagrin amer me ronge. Tous les hommes sont mariés. Je vois que moi seul je ne le suis pas.

— Et qui désires-tu ?

— Il y a, dit-on, de par le monde, une princesse si belle que l’on ne peut en détacher les yeux. Le jour, elle éclipse la lumière de Dieu. La nuit, elle éclaire la terre. Un croissant de lune brille sous sa tresse. Une étoile resplendit sur son front. Elle-même s’avance majestueuse, sa démarche est celle d’une paonne. Ses paroles coulent comme le murmure d’un ruisseau. Mais quelle est la vérité ?

Le prince attend la réponse avec anxiété. Le cygne blanc se tait. Il réfléchit et dit :

— Oui ! Il est une telle jeune fille. Mais une femme n’est pas un gant. On ne peut la secouer de sa blanche main, on ne la passe pas dans sa ceinture. Je te donnerai ce conseil : réfléchis à tout ceci de peur de te repentir ensuite.

Le prince lui jure qu’il est temps pour lui de se marier, qu’il a déjà réfléchi à tout cela, et que, d’un cœur passionné, il est prêt à partir à la recherche de la belle princesse jusque dans la vingt-septième contrée.

Poussant un profond soupir, le cygne dit alors :

— Pourquoi si loin ? Sache que ta destinée est proche. Car cette princesse, c’est moi.

Puis il battit des ailes, s’envola au-dessus des vagues et du haut des airs descendit dans les buissons. Là, il secoua ses ailes et se transforma en princesse.

Un croissant de lune brille sous sa tresse. Une étoile resplendit sur son front. Elle s’avance majestueuse. Sa démarche est celle d’une paonne. Ses paroles coulent comme le murmure d’un ruisseau.

Le prince embrasse la princesse, il la serre sur sa blanche poitrine. Bien vite il la mène auprès de sa mère. Il se jette à ses pieds et l’implore :

— Ô ma mère! Pour moi, j’ai choisi une femme; pour toi, une fille obéissante. Nous te prions tous deux de nous donner ton consentement et ta bénédiction. Bénis tes enfants, qu’ils vivent dans l’union et dans l’amour.

Sur leurs têtes soumises, la mère tient une icône miraculeuse. Elle pleure et leur dit :

— Dieu vous récompensera, mes enfants !

Sans faire de longs préparatifs, le prince épousa la princesse ; et ils se mirent à vivre au fil des jours dans l’attente d’un enfant.

 

* * *

 

Le vent se joue sur la mer, et pousse le navire. Toutes voiles dehors, il s’élance dans les flots, au large de l’île abrupte au large de la grande ville. Au port, les canons tonnent, ordonnant au navire d’accoster.

Les marchands abordent à la muraille. Le prince Gvidone les invite. Il leur donne à manger, à boire, et leur ordonne de répondre à ses questions :

— De quoi trafiquez-vous, ô marchands ? Et où vous dirigez-vous maintenant ?

Les navigateurs de répondre :

— Nous avons parcouru le monde entier. Nous nous en retournons chez nous, vers l’Orient, par le large de l’île de Bouïane, dans l’empire de l’illustre Saltane. Devant nous s’étend une longue route.

Le prince leur dit alors :

— Bon voyage, messires, par les mers et par les océans, jusque chez l’illustre Tzar Saltane. Et rappelez à votre empereur qu’il a promis de venir me rendre visite. Jusqu’à présent il n’est pas encore venu. Je lui envoie mon salut.

Les navigateurs reprirent leur voyage. Cette fois, le prince Gvidone resta chez lui, il ne quitta pas sa femme.

 

* * *

 

Le vent souffle joyeusement. Le navire file gaiement, au large de l’île de Bouïane, vers l’empire de l’illustre Saltane. Et déjà l’on aperçoit au loin la contrée désirée.

Les marchands descendent à terre. Le Tzar Saltane les invite chez lui.

Dans son palais, le Tzar trône, la couronne sur la tête. La filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla sont assises auprès du Tzar et regardent de tous leurs yeux.

Le Tzar fait asseoir les marchands à sa table et leur demande :

— Et vous, messires les marchands, avez-vous voyagé longtemps ? Fait-il bon vivre par delà les mers, ou non ? et quelle merveille y a-t-il de par le monde ?

Les navigateurs de répondre :

— Une île s’étend sur la mer, une ville se dresse sur cette île, avec des églises aux coupoles dorées, des palais et des jardins. Un sapin croît devant le palais. Sous lui s’érige une maison de cristal. Là, vit un écureuil apprivoisé. Quel espiègle ! Il chantonne. Il casse des noisettes avec ses dents, non des noisettes ordinaires, mais des noisettes à coques d’or et dont les amandes sont de pures émeraudes. On chérit l’écureuil, on le dorlote. — Il est là-bas encore une autre merveille. La mer se soulève houleuse, bouillonne, hurle, déferle sur une grève déserte, se brise dans sa course fougueuse, et apparaissent sur la grève, tout couverts d’écailles, étincelants comme le feu, trente-trois bogatyrs, tous jeunes, beaux, vaillants, gigantesques, d’une stature identique. Leur gouverneur Tchernomore est avec eux. Il n’est pas de garde plus sûre, ni plus courageuse, ni plus vigilante. — Le prince a une femme si belle que l’on ne peut en détacher les yeux. Le jour, elle éclipse la lumière de Dieu. La nuit, elle éclaire la terre. Un croissant de lune brille sous sa tresse. Une étoile resplendit sur son front. Le prince Gvidone gouverne cette ville. Tous le louent hautement. Il t’envoie son salut. Il te reproche d’avoir promis de venir le voir et de ne pas l’avoir fait encore.

Le Tzar n’y peut plus tenir. Il ordonne d’armer une flotte.

La filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, ne veulent pas le laisser aller visiter l’île merveilleuse. Mais Saltane ne les écoute pas. Il les fait taire.

— Qui suis-je ? Un Tzar ou un enfant ? dit-il, et non pour plaisanter. Je partirai ce soir.

Puis il tapa des pieds et sortit en claquant des portes.

 

* * *

 

Le prince Gvidone est assis à la fenêtre. En silence il contemple la mer. Elle ne bruit ni ne déferle, elle tressaille à peine. Dans les lointains azurés apparaissent des navires. Sur les plaines de l’Océan glisse la flotte du Tzar Saltane. Le prince Gvidone sursaute alors, il s’écrie à haute voix :

— Ma mère ! Ma jeune princesse ! Regardez là-bas ! Mon père vient ici !

La flotte approche déjà de l’île. Le prince Gvidone prend sa lunette d’approche : le Tzar Saltane se tient sur le pont et le regarde avec une lunette. La filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, sont avec lui ; elles s’étonnent à la vue de cette contrée nouvelle.

Les canons tonnent à l’unisson. Les carillons s’ébranlent dans toutes les églises...

Gvidone lui-même se rend au bord de la mer. Il y rencontre le Tzar, la filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla. Il les mène vers la ville sans mot dire.

 

* * *

 

Tous se rendent maintenant au palais. À la porte, des cuirasses étincellent. Devant le Tzar se tiennent trente-trois bogatyrs, tous jeunes, beaux, vaillants, gigantesques, d’une stature identique. Leur gouverneur Tchernomore est avec eux.

Le Tzar s’avance dans la vaste cour. Là, sous un haut sapin, un écureuil chantonne. De ses dents il casse une noisette d’or, en retire l’émeraude et la glisse dans un petit sac. Toute la vaste cour est parsemée de coques d’or.

Les invités approchent. Ils se hâtent de regarder. Et que voient-ils ? Une merveilleuse princesse est devant eux. Une lune brille sous sa tresse. Une étoile resplendit sur son front. Elle-même s’avance, majestueuse ; sa démarche est celle d’une paonne.

Elle mène sa belle-mère. Le Tzar regarde — et reconnaît... Son cœur saute de joie !

— Que vois-je ? Qu’est-ce ? Comment ? et son souffle se suspend.

Le Tzar éclate en sanglots. Il serre dans ses bras la Tzarine, son fils et la jeune femme.

Tous prennent place à table et un joyeux festin commence.

La filandière et la cuisinière, ainsi que la vieille mère Babarikla, se cachèrent dans les coins. À grand-peine on les y trouva.

Alors, elles avouèrent toute la vérité, s’accusèrent, se mirent à sangloter. Vu la grande joie, le Tzar les laissa toutes trois s’en retourner chez elles.

Le jour prit fin. On coucha le Tzar Saltane à demi saoul.

J’y étais. Je bus l’hydromel et la bière, mais je ne fis qu’y tremper mes moustaches.

 

Conte de la princesse morte et des sept chevaliers

 

Le tzar a quitté la tzarine. Il s’est équipé pour la route. Seule, restant assise à la fenêtre, la tzarine l’attend. Elle attend, et attend, du matin à la nuit. Si longuement elle contemple la plaine, de l’aube blanche jusqu’au soir, que de regarder ainsi les yeux lui font mal.

Elle ne voit pas son ami cher ! Elle voit seulement la neige qui tourbillonne, la neige qui s’accumule sur la plaine, la terre toute blanche.

Neuf mois se passent. Elle ne quitte pas des yeux la plaine. Et voici que la nuit même de Noël, Dieu donne une fille à la tzarine.

Le matin, de très bonne heure, l’hôte jour et nuit désiré, si longuement attendu, le tzar, le père, arrive enfin. Elle le regarde, pousse un soupir profond, ne peut supporter son ravissement et meurt à l’heure de la messe.

Longtemps le tzar fut inconsolable. Mais que faire ? Lui aussi connaissait le péché.

Un an passa comme un songe creux, le tzar en épousa une autre.

À vrai dire, la tzarine était une fort belle femme, grande, élancée, blanche, intelligente, très douée, mais d’autre part, orgueilleuse, hautaine, capricieuse et jalouse.

Elle avait reçu pour dot un petit miroir. Ce petit miroir avait la propriété de parler. Avec lui seul, elle était gaie, de bonne humeur. Avec lui seul elle plaisantait, et se composant le visage :

— Miroir, ma lumière ! lui disait-elle, reflète-moi bien la vérité. Suis-je au monde la plus charmante, la plus blanche et la plus rose de toutes ?

Et le miroir de répondre :

— Sans conteste, ô tzarine, tu es la plus charmante, la plus blanche et la plus rose de toutes.

Et la tzarine se mettait à rire, à hausser les épaules, à cligner des yeux, à claquer des doigts, à se cambrer, les mains sur les hanches, en se contemplant orgueilleusement dans le miroir.

 

* * *

 

Cependant, la jeune princesse s’épanouissait en silence. Elle grandissait, grandissait... elle s’élançait comme une fleur, très blanche de visage, aux sourcils noirs, de caractère très doux.

Il se trouva pour elle un fiancé, le prince Élysée. L’ambassadeur arriva. Le tzar donna sa parole. La dot, déjà prête, était de sept villes marchandes et de cent quarante palais.

La tzarine se prépare à la veillée des noces. Devant son miroir, elle lui parle :

— Suis-je, dis-moi, la plus charmante, la plus blanche et la plus rose de toutes ?

Quelle ne fut la réponse du miroir !

— Tu es belle, sans conteste, mais la princesse est la plus charmante, la plus blanche et la plus rose de toutes.

La tzarine de sursauter, de lever la main sur le miroir, de le frapper, de taper du pied.

— Ah ! maudite glace ! tu mens pour me mettre en rage. Comment pourrait-elle rivaliser avec moi ? Je la materai ! Ah ! c’est ainsi qu’elle devint en grandissant ! Quoi d’étonnant à ce qu’elle soit si blanche ; lorsque sa mère la portait en son sein, elle restait toujours assise à regarder la neige ! Mais dis-moi. Comment peut-elle me surpasser en tout ? Allons, avoue que je suis la plus belle des femmes. Tu peux parcourir notre empire, le monde entier, même, tu n’en trouveras pas de pareille à moi, n’est-ce pas ?

Mais le miroir de répondre :

— Toutefois la princesse est plus belle, plus blanche et plus rose que toi.

Que faire ? Remplie d’une jalousie noire, elle jette le miroir sous un banc, fait venir sa fille de chambre, la Noiraude, et lui ordonne d’emmener la princesse tout au fin fond des bois, de la lier vivante au tronc d’un sapin et de l’abandonner à la merci des loups.

Le diable viendrait-il à bout d’une femme en colère ?

Il n’y avait pas à discuter. La Noiraude partit dans la forêt avec la princesse et la mena si loin que celle-ci devina. Mourant de peur, elle se mit à implorer la servante.

— Ma vie ! dis-moi, en quoi suis-je coupable ? Ne me perds pas, jeune fille ! Quand je serai tzarine, je te récompenserai.

La Noiraude, qui du fond du cœur aimait la princesse, ne la tua pas, ne la ligota pas, mais la laissa partir en disant :

— Ne te chagrine pas. Que Dieu te garde !

Elle revint à la maison.

— Eh bien ! lui demanda la tzarine. Qu’as-tu fait de cette jeune beauté ?

— Elle se tient seule, là-bas, dans la forêt, répondit la servante, ses cordes sont fortement liées ; ainsi, quand elle tombera dans les griffes d’un fauve, elle aura moins à souffrir et mourra plus facilement.

 

* * *

 

Partout la renommée clame : « La fille du tzar a disparu ! »

Le pauvre tzar se lamente.

Le prince Élysée, ayant ardemment prié Dieu, se met en route après sa belle âme, après sa jeune fiancée.

 

* * *

 

Cependant la jeune fiancée, ayant, jusqu’à l’aube, erré dans la forêt, marchait toujours, lorsqu’elle se trouva soudain devant un manoir. Un chien courut à sa rencontre en aboyant, puis il se tut et se mit à jouer.

Elle franchit la porte. Dans la cour régnait le silence. Le chien courait après elle en la caressant. La princesse, relevant sa robe, gravit le perron, prit et tourna l’anneau.

La porte s’ouvrit doucement. La princesse se trouva dans une chambre très claire. Tout au long des murs, des bancs couverts de tapis. Sous les Icônes saintes, une table de chêne, un poêle revêtu de carreaux de faïence.

La jeune fille comprit que de bonnes gens habitaient là. Elle n’y recevrait aucune offense. Cependant, ne voyant personne, la princesse parcourut toute la maison, mit tout en ordre, alluma les bougies devant les icônes, alluma le poêle, monta dans la soupente et se coucha sans bruit.

L’heure approchait du souper. Un piétinement de chevaux se fit entendre dans la cour. Entrèrent sept chevaliers, sept jeunes hommes, au teint fleuri, aux moustaches abondantes.

— Quel prodige ! s’exclama l’aîné. Tout est si propre et si beau ! Pendant notre absence, quelqu’un, dans le manoir, a tout remis en ordre en attendant les hôtes. Qui est-ce donc ? Sors et montre-toi, viens avec nous lier loyale amitié. Vieil homme, à jamais tu nous seras un oncle ; jeune homme au teint fleuri, notre frère d’élection ; vieille femme, nous t’appellerons mère, respectueusement ; jeune vierge, sois pour nous douce sœur !

La princesse descendit vers eux, leur rendit honneur, les salua jusqu’à la ceinture, et, rougissant, s’excusa d’être venue chez eux sans avoir été invitée.

Ils devinèrent à ses paroles qu’ils avaient une princesse devant eux. Ils la firent asseoir dans le coin sous les saintes Icônes, apportèrent un gâteau, versèrent un plein verre et la servirent sur un plateau.

Elle refusa la vodka, rompit seulement le gâteau pour en manger un petit morceau et demanda qu’on la laissât se reposer de sa longue marche sur un lit.

Les chevaliers menèrent la jeune fille en haut, dans une salle claire, et la laissèrent seule, demi-somnolente.

 

* * *

 

Rapidement passent jours après jours. La jeune fille, toujours, reste dans la forêt. Elle ne s’ennuie pas chez les sept chevaliers.

Avant l’aube, sortent les frères, tous ensemble. Ils se promènent à cheval, chassent le canard gris, exercent leur main droite en jetant à bas de son cheval un Sarrasin, dans la prairie, en faisant voler loin de ses larges épaules la tête d’un Tatar, en chassant hors des bois un tcherkesse de Piatigorsk.

Cependant, elle demeure seule maîtresse du manoir. Elle ordonne et prépare les repas. Elle ne contredit pas les chevaliers. Ils ne la contredisent pas. Ainsi passent jours après jours.

Les frères se prirent d’amour pour la douce jeune fille. Une fois, dès qu’il fit jour, tous les sept entrèrent dans sa chambre.

Ainsi parla l’aîné :

« Jeune fille, sais-tu que tous les sept nous t’aimons ? Tu es pour nous tous une sœur. Nous serions tous heureux de te prendre pour femme, mais cela ne se peut. Alors, au nom de Dieu, réconcilie-nous de quelque façon. Sois la femme de l’un de nous. Sois une douce sœur pour les autres. Pourquoi secoues-tu la tête ? Nous refuserais-tu ? La marchandise ne serait-elle pas pour les acheteurs ?

— Ô mes braves jeunes gens, mes chers frères, leur dit la princesse, si je mens, Dieu fasse que je ne quitte pas vivante l’endroit où je me trouve. Que faire ? Je suis fiancée. Vous êtes tous égaux devant moi, tous vaillants, tous remplis d’intelligence. Je vous aime tous de grande affection. Mais pour l’éternité, je suis donnée à un autre. Le prince Élysée m’est le plus cher. »

Les frères se turent, et se grattant la nuque :

— Une demande n’est pas une faute ; pardonne-nous, dit l’aîné s’inclinant. S’il en est ainsi, je n’en parlerai plus.

— Je ne me fâche pas, dit-elle avec douceur, et mon refus n’est pas une faute.

Les prétendants la saluèrent, se retirèrent lentement et tous recommencèrent à vivre en paix.

Cependant, la cruelle tzarine, songeant à la princesse, ne pouvait lui pardonner. Longtemps elle bouda son miroir ; puis y pensant un jour, elle l’alla quérir. Elle s’assied devant lui. Elle oublie sa colère. Elle recommence à se composer le visage et, toute souriante, lui dit :

— Bonjour, mon petit miroir ; dis-moi, et rapporte-moi bien toute la vérité : suis-je la plus charmante, la plus blanche et la plus rose du monde entier ?

Et miroir de répondre :

— Tu es belle, sans conteste, mais parmi les chênes au vert feuillage, chez les sept chevaliers, vit obscurément celle qui, malgré tout, est plus belle que toi !

Tzarine de se jeter sur la Noiraude :

— En quoi m’as-tu trompée ?

L’autre avoua. Ainsi et ainsi, cela s’était passé.

La cruelle tzarine la menaça du bâton, décida de ne plus vivre ou de perdre la princesse.

 

* * *

 

Un jour, la jeune princesse filait, assise à la fenêtre, dans l’attente de ses frères très chers. Soudain, le chien hurla furieusement devant le perron. Elle aperçut une nonne mendiante qui marchait dans la cour, essayant d’écarter le chien avec sa béquille.

— Attends, grand’mère, attends, lui crie-t-elle par la fenêtre, je vais moi-même gronder le chien et t’apporter quelque chose.

— Ô ma petite, ô jeune fille ! répond la nonne, le maudit chien m’a vaincue. Il m’a déchirée. Il me fera mourir. Regarde comme il se démène, viens à moi.

La princesse veut aller vers la mendiante. Elle a pris du pain pour le lui donner, mais à peine descend-elle le perron que le chien se jette à ses pieds, se roule en aboyant. Il ne la laisse pas approcher de la vieille. Celle-ci s’avance-t-elle, plus féroce qu’une bête sauvage, il bondit. Quelle est cette extravagance ?

— Sans doute a-t-il mal dormi, dit la princesse ; tiens, attrape !

Le pain vola. La petite vieille le saisit.

— Merci, dit la vieille. Dieu te bénisse ! Pour cela, tiens, attrape.

Une belle pomme, fraîche, dorée, transparente, vole droit vers la princesse. Le chien bondit en hurlant. Des deux mains, la princesse saisit la pomme.

— Mange cette pomme, ma toute belle, dit la petite vieille, cela chassera l’ennui. Merci pour le dîner.

Puis de saluer et de disparaître.

 

* * *

 

Avec la princesse, le chien monte le perron en courant. Il regarde anxieusement son visage. Il gronde de façon menaçante comme si le cœur lui faisait mal ; comme s’il voulait lui dire : Jette ! Elle le caresse, le tapote de sa douce main.

— Qu’as-tu, Sokolka ? Que se passe-t-il donc ? Couche !

Elle rentra doucement dans la chambre et dans l’attente de ses hôtes, s’assit à son rouet près de la fenêtre. Elle ne pouvait détacher les yeux de la pomme. Celle-ci, pleine d’une sève vivante, si fraîche, si parfumée, si transparente, si dorée, lui semblait gonflée de miel. Les pépins se voyaient au travers.

Elle voulut attendre jusqu’au dîner, mais ne pouvant y tenir, elle prit la pomme ; à ses lèvres vermeilles la porta, mordit doucement un petit morceau et l’avala. Tout à coup, la chère âme, elle chancela, la respiration coupée, laissant tomber ses blanches mains, laissant rouler le fruit vermeil, elle s’évanouit et s’abattit sous les icônes, la tête sous le banc, et demeura muette, immobile.

Cependant, les frères revenaient en bande d’un hardi brigandage. Le chien se lance devant eux, hurlant, et les conduit vers la cour.

— Mauvais présage, murmurèrent les frères, nous n’échapperons pas au malheur !

Ils arrivèrent au grand galop, entrèrent, s’exclamèrent. Le chien courut se jeter sur la pomme en aboyant, l’emporta, l’avala, creva. Sans doute le fruit avait-il été nourri de poison.

Devant la princesse morte, les sept frères désolés baissèrent la tête tristement.

Récitant une prière sainte, ils la tirèrent de sous le banc, l’habillèrent, voulurent l’enterrer, puis se ravisèrent.

Comme sous l’aile du sommeil, elle était étendue, si calme, si fraîche. On eût dit seulement qu’elle ne respirait pas.

Ils attendirent trois jours, mais elle ne s’éveilla pas de son sommeil. Ayant accompli la cérémonie funèbre, ils mirent le corps de la princesse dans un cercueil de cristal et, tous ensemble, la portèrent au creux d’une montagne.

À minuit, à l’aide de chaînes de fer, ils fixèrent solidement le cercueil à six piliers et l’entourèrent d’une grille. Ils saluèrent jusqu’à terre leur sœur morte et l’aîné dit :

— Dors dans ton cercueil. Ta beauté s’éteignit tout à coup sur la terre, victime de la haine ; les cieux recevront ton âme. Tu fus notre aimée. Nous t’avons gardée pour l’aimé. Nul te t’a obtenue, si ce n’est le cercueil.

 

* * *

 

Ce même jour, la cruelle tzarine, attendant la bonne nouvelle, prit en secret son miroir et posa la question :

— Dis-moi, suis-je la plus charmante, la plus blanche et la plus rose de toutes ?

Elle s’entendit répondre :

— Ô tzarine, tu es la plus charmante, la plus blanche et la plus rose de la terre.

 

* * *

 

Cependant, le prince Élysée parcourt le monde à la recherche de sa fiancée. Il ne la trouve nulle part. Il pleure amèrement. Sa question paraît bizarre à tous ceux qu’il interroge ; les uns se moquent ouvertement de lui ; les autres se détournent bien vite.

Au beau soleil, enfin, s’adressa le jeune homme.

— Soleil, notre lumière ! toi qui roules toute l’année dans le ciel, toi qui unis l’hiver au printemps tiède, tu nous vois tous au-dessous de toi. Refuseras-tu de me répondre ? N’as-tu pas vu quelque part sur la terre la jeune princesse ? Je suis son fiancé.

— Ami très cher, lui répondit le beau soleil. Je n’ai pas vu la princesse. Sans doute n’est-elle plus parmi les vivants, à moins que le croissant de lune, ma voisine, ne l’ait rencontrée quelque part ou n’ait remarqué sa trace.

Dans la détresse, Élysée attendit une nuit sombre. Dès que la lune apparut, il se mit à sa poursuite, et la suppliant :

— Croissant de lune, croissant de lune, de ma petite amie, corne d’or ! Tu te lèves dans la nuit profonde avec ton visage rond, ton œil clair. Les étoiles te contemplent, elles aiment ton habitude. Refuseras-tu de me répondre ? N’as-tu pas vu quelque part dans le monde la jeune princesse ? Je suis son fiancé.

— Mon petit frère, lui répondit la lune claire, je n’ai pas vu la belle jeune fille. Je ne veille qu’à mon tour. La princesse est sans doute passée pendant mon absence.

— Quel malheur ! répondit le jeune prince.

— Attends ! continua la lune claire, d’elle peut-être le vent sait quelque chose. Il t’aidera. Va le trouver maintenant. Ne te chagrine pas. Adieu.

Espérant encore, Élysée se jeta vers le vent et l’implora :

— Vent, ô vent ! tu es puissant, tu chasses les troupeaux de nuages, tu troubles la mer bleue, tu souffles partout librement, tu ne crains personne que Dieu. Refuseras-tu de me répondre ? Quelque part dans le monde, n’as-tu pas vu la jeune princesse ? Je suis son fiancé.

— Attends, répond le vent violent, là-bas, par delà le cours tranquille du ruisseau, se dresse une haute montagne. Dans cette montagne se trouve une profonde caverne. Dans cette caverne, parmi la triste obscurité, se balance sur des chaînes un cercueil de cristal entre des piliers. On ne distingue nulle trace autour de ce lieu désert. Dans ce cercueil repose ta fiancée !

Le vent s’enfuit au loin. Le prince se mit à sangloter. Il s’en alla vers le lieu désert, contempler, ne fût-ce qu’une fois encore, sa douce fiancée.

Il va. Devant lui se dresse une haute montagne. Alentour s’étend une contrée déserte. Au pied s’ouvre un passage obscur. Il entre hâtivement. Dans les tristes ténèbres, un cercueil de cristal se balance. Dans le cercueil de cristal, la princesse dort d’un sommeil de mort.

Contre le cercueil de sa fiancée, il s’élança de toute sa force. Soudain le cercueil se brise, la vierge renaît à la vie. Elle regarde avec des yeux étonnés. Se balançant sur les chaînes, elle soupire et murmure :

— Comme j’ai longtemps dormi !

Elle sort du cercueil. Tous deux éclatent en sanglots. Il la saisit en ses bras et de l’obscurité la porte vers la lumière.

Devisant gaiement, ils prennent le chemin du retour. Déjà proclame la renommée que la fille du tzar est vivante !

 

* * *

 

Cependant, la cruelle tzarine se trouvait inoccupée chez elle. Assise devant son miroir, elle lui disait :

— Suis-je la plus charmante, la plus blanche et la plus rose de toutes ?

Et d’entendre cette réponse :

— Tu es belle, sans conteste, mais la princesse est plus charmante, plus blanche et plus rose que toi.

Et la marâtre de sursauter, de briser le miroir contre terre, de se jeter droit à la porte. Elle rencontre la princesse. Alors s’empara d’elle un amer chagrin. La tzarine mourut.

Dès qu’on l’eut mise en terre, on célébra le mariage d’Élysée avec sa fiancée, et depuis la naissance du monde, nul n’avait vu pareil festin.

J’y étais. Je bus l’hydromel et la bière, mais je ne fis qu’y tremper mes moustaches.

 

Conte du pope et de son serviteur Balda

 

Il était un pope, pope de peu de cervelle. Ce pope se rendait au marché, pour acheter différentes choses.

Il rencontra Balda ; allant où ? Balda ne le savait lui-même.

— Pourquoi, pope, dit-il, t’être levé de si bonne heure ? Que cherches-tu ?

Et le pope de répondre :

— Je cherche un serviteur, qui, tout à la fois cuisinier, cocher et charpentier, ne soit pas trop cher. Où trouver pareil serviteur ?

Balda de répliquer :

— Je te servirai bien, avec zèle et très exactement, pour trois chiquenaudes par an à te donner sur le front. Quant à la nourriture, sers-moi de l’épeautre cuite.

Le pope de réfléchir, de se gratter le front. C’est qu’il y a chiquenaude et chiquenaude... Mais Russe, il décide de s’en remettre au hasard.

— Bien, dit le pope à Balda, nous n’y perdrons ni l’un ni l’autre. Viens vivre dans ma maison, montre ton zèle et ton habileté.

Balda vit dans la maison du pope. Il dort sur la paille, mange pour quatre, travaille pour sept. Dès avant l’aube, tout entre en danse. Il attelle le cheval. Il laboure le champ. Il allume le poêle, fait toutes les provisions et s’il cuit un œuf, l’épluche en même temps.

La femme du pope de se louer de Balda. La fille du pope de se soucier de Balda. Le fils du pope de l’appeler « Petit père ». Balda prend soin de l’enfant, il prépare sa bouillie. Seul, le pope n’aime pas Balda, jamais il ne lui adresse de paroles amicales.

Souvent, il pense à l’échéance. Le temps passe ; l’heure en est proche. Le pope ne mange, ni ne boit, ni ne dort des nuits et des nuits. À l’avance son front tressaille.

Et d’avouer tout à sa femme :

— Il en est ainsi... et ainsi... Que reste-t-il à faire ?

En ruses de toutes sortes, les femmes ont l’esprit inventif, fertile.

— Pour écarter de nous cette calamité, je connais un moyen, dit la femme du pope. Ordonne à Balda quelque travail qu’il ne puisse accomplir. Exige que point par point il l’exécute. Tu mettras ton front à l’abri du châtiment et tu laisseras Balda sans paiement.

Au cœur du pope revint la gaieté. Avec aplomb, il regarde Balda et voici qu’il lui crie :

— Eh là ! viens ici, Balda, mon fidèle serviteur. Écoute, les diables ont promis de me payer un tribut jusqu’à l’heure de ma mort. Je n’aurais pas besoin de meilleur revenu, mais ils ont après eux trois ans d’arrérages. Dès que tu seras rassasié d’épeautre, va lever tribut complet à tous les diables.

Sans vainement discuter avec le pope, Balda de s’en aller et de s’asseoir au bord de la mer. Là, il prit une corde et, trempant le bout dans la mer, la fit tourner entre ses doigts.

Voici que de la mer sortit un vieux diable.

— Pourquoi te fourres-tu chez nous, Balda ?

— Eh bien, je veux rider la mer avec cette corde et faire se tordre votre race maudite.

Du vieux diable, alors, s’empara la mélancolie.

— Dis-moi, pourquoi pareille disgrâce ?

— Comment ! pourquoi ? Vous ne payez pas le tribut. Vous oubliez les délais assignés. Je me divertirai tout à l’heure de façon qui vous gênera fort, chiens que vous êtes.

— Mon cher petit Balda, attends, avant que de rider la mer. Tu recevras bientôt un tribut complet. Attends, je vais t’envoyer mon petit-fils.

— Il me sera facile de tromper celui-là, se dit Balda.

Le diablotin envoyé sortit de l’eau et, comme un jeune chat affamé, il se mit à miauler.

— Bonjour, Balda, mon petit moujik. Quel tribut te faut-il ? Nous n’avons jamais entendu parler de tribut. Pareils ennuis n’ont encore frappé les diables. Mais d’accord pour le tribut ; à cette condition, cependant, et de notre consentement commun, pour qu’à l’avenir personne n’ait sujet de se plaindre : que celui de nous qui le plus vite fera le tour de la mer, lève un tribut complet. Pendant ce temps, là-bas on préparera le sac.

Malicieusement, Balda se prit à rire :

— Qu’as-tu donc imaginé ? Comment pourrais-tu te mesurer à moi ? à moi, Balda lui-même ! Quel adversaire me fut envoyé ! Attends un peu mon petit frère !

Balda se rendit au bois le plus proche. Il attrapa deux lapins qu’il fourra dans un sac, puis s’en retourna vers la mer et retrouva le diablotin.

Balda tenant par les oreilles l’un des lapins :

— Danse un peu au son de notre balalaïka ! Toi, diablotin, tu es encore trop jeune, trop faible pour te mesurer à moi. Ce ne serait que temps perdu. Dépasse d’abord mon petit frère. Un, deux, trois, rattrape-le !

Diablotin et lapin s’élancèrent, le diablotin tout au long de la mer, le petit lapin vers son terrier, dans la forêt.

Voici qu’ayant parcouru tout le tour de la mer, le diablotin accourt, tirant la langue, levant son petit museau, tout essoufflé, tout trempé, s’essuyant avec ses pattes, croyant avoir vaincu Balda.

Mais, tiens ! Balda caresse son petit frère !

— Mon bien-aimé petit frère ! Tu es fatigué ! Pauvre petit ! repose-toi, mon chéri !

Le diablotin resta muet. Serrant sa queue entre ses jambes, il se tint immobile et, lançant des regards sournois au petit frère :

— Attends, dit-il, je cours chercher le tribut.

Il alla trouver son grand-père et lui dit :

— Malheur ! le petit frère de Balda m’a dépassé à la course.

Le vieux diable réfléchit alors longuement ; mais Balda fit un tel tintamarre que la mer entière en fut troublée, que les vagues se mirent à danser. Le diablotin sortit.

— Allons, assez, mon petit moujik ! Nous allons t’envoyer tout le tribut. Écoute seulement. Vois-tu ce bâton ! Choisis n’importe quelle cible. Celui de nous qui jettera ce bâton le plus loin emportera le tribut. Eh bien ! As-tu peur de te disloquer le bras ? Qu’attends-tu ?

— J’attends seulement que passe ce nuage, j’y lancerai ton bâton, et puis, avec vous, les diables, je commencerai la danse.

Le diablotin effrayé s’en fut chez son grand-père, conter la victoire de Balda. Balda de se remettre à mener grand tapage à la surface de la mer. Balda de menacer les diables de sa corde.

De nouveau, le diablotin sortit.

— Pourquoi t’agiter ? Tu auras le tribut si tu veux...

— Non, dit Balda. À mon tour, maintenant. J’indiquerai moi-même la condition. Mon petit ennemi, je vais te fixer une épreuve. Voyons quelle est ta force. Vois-tu là-bas cette jument baie ? Enlève-la donc et porte-la pendant une demi-verste. Si tu enlèves la jument, le tribut te reviendra ; si tu ne l’enlèves pas, il est à moi.

Le malheureux diablotin se glissa sous la jument, se roidit, tendit toutes ses forces, la souleva, fit deux pas, et, de tout son long, s’étendit au troisième. Balba lui dit alors :

— Sot petit diable que tu es ! Quelles grimaces fais-tu derrière nous ! Avec les mains tu n’as pu l’enlever ! Eh bien, regarde, moi, je l’enlève entre mes jambes.

Balda enfourcha la jument et parcourut une verste au grand galop, de telle sorte que la poussière s’élevait en colonnes. Effrayé, le diablotin s’en fut trouver son grand-père, lui conta une telle victoire. Il n’y avait plus à ruser. Les diables rassemblèrent un tribut complet et chargèrent le sac sur le dos de Balda.

 

* * *

 

Balda s’avance haletant. Le pope, l’apercevant, sursaute, se cache derrière sa femme, se tord de frayeur. Balda de le trouver là, de lui remettre le tribut, de réclamer son salaire. Le pauvre pope tendit le front.

À la première chiquenaude, au plafond le pope sauta ; à la seconde, le pope perdit l’usage de la parole ; à la troisième, l’esprit du vieillard déménagea. Et d’un ton de reproche, à chacune des chiquenaudes, Balda répétait :

— Pope ! Pope ! tu n’aurais pas dû, toi, courir après de si bas prix !

 

Conte du pêcheur et du petit poisson

 

Vivaient un vieux et sa vieille, tout au bord de la mer bleue. Vivaient dans une chaumière depuis trente et trois ans écoulés.

Il pêchait en ses filets, elle filait sa quenouille. Il lança, certain beau jour, son filet loin dans la mer. Son filet ne revint que chargé de vase.

Une autre fois encore il lança loin son filet, et le filet revint chargé des algues marines. Une troisième fois il lança loin son filet, et le filet revint avec un petit poisson d’or, qui d’une voix très humaine se mit à supplier le pêcheur.

— Ô toi, bon vieux, laisse-moi m’en retourner dans la mer. Je te donnerai rançon belle, pour me racheter. De moi tu peux obtenir tout ce que dès lors tu désires.

Le vieillard s’étonna, s’effraya. Depuis trente et trois ans écoulés qu’il pêchait, il n’avait ouï dire qu’un poisson parlât. Le poisson d’or il relâcha avec des paroles amènes.

— Dieu soit avec toi, petit poisson doré ! De ta rançon je n’ai nul besoin. Retourne dans la mer bleue, en elle promène-toi, librement.

 

* * *

 

Le vieux revint près de la vieille et lui conta le grand prodige.

— J’ai pris aujourd’hui, dit-il, un merveilleux poisson d’or, qui parlait bien tout comme nous, demandant que je le laisse retourner dans la mer bleue ; et m’offrant bonne rançon : pour rachat il donnait que soient comblés nos désirs. Et je n’ai pas osé lui demander rançon. Je l’ai tout simplement rejeté dans la mer.

Se mit alors la vieille à gronder :

— Imbécile que tu es, grand benêt qui ne sait pas tirer rançon du poisson d’or ! Au moins tu aurais dû lui demander une auge, tant la nôtre est cassée.

Voici le vieux qui s’en vient tout au bord de la mer bleue. Il voit que sur la mer bleue une houle s’est levée, légère, et fort il appelle le petit poisson doré, qui vers lui nage et demande :

— Que veux-tu de moi, bon vieux ?

Avec un profond salut, le vieux lui répondit alors :

— Ayez pitié de moi, Monseigneur le poisson. La vieille m’a grondé, la vieille ne me laisse plus de repos ; il lui faut une auge neuve, tant la nôtre est cassée.

— Ne te chagrine pas, lui répond le poisson. Va, et que Dieu te garde ! Vous aurez l’auge neuve.

Le vieux revint près de la vieille. Elle a maintenant l’auge neuve.

Se mit alors la vieille à le gronder plus fort.

— Imbécile que tu es, grand benêt qui ne sut obtenir qu’une auge ! Y a-t-il grand profit dans une auge ? Retourne auprès du poisson d’or, salue-le, puis demande une isba.

 

* * *

 

Voici le vieux qui s’en va tout au bord de la mer bleue. Il voit que sur la mer bleue le trouble des eaux grandit. À haute voix, il appelle le petit poisson doré, qui vers lui nage et demande :

— Que veux-tu de moi, bon vieux ?

Avec un profond salut, le vieux alors lui répondit :

— Ayez pitié de moi, Monseigneur le poisson. La vieille gronde plus encore, la vieille ne me laisse plus de repos, la vieille veut une isba.

— Ne te chagrine pas, lui répond le poisson. Va, et que Dieu te garde ! Qu’il en soit donc ainsi, vous aurez une isba !

Le vieux s’en va vers la chaumière, mais de la chaumière il ne reste plus trace : devant lui se dresse l’isba, l’isba avec une chambre, une cheminée de brique blanchie à la chaux, une porte de chêne.

La vieille, assise à la fenêtre, injurie tant qu’elle le peut.

— Imbécile que tu es, grand benêt qui ne sut obtenir qu’une isba ! Retourne saluer le poisson d’or. Je ne veux plus être simple paysanne, je veux être noble dame !

Voici le vieux qui s’en va tout au bord de la mer bleue. Sur la mer bleue, le calme n’est plus. À haute voix il appelle le petit poisson doré, qui vers lui nage et demande :

— Que veux-tu de moi, bon vieux ?

Avec un profond salut, le vieux alors lui répondit :

— Ayez pitié de moi, Monseigneur le poisson ! La vieille est encore plus folle, la vieille ne me laisse plus de repos. Elle ne veut plus être simple paysanne, elle veut être noble dame.

— Ne te chagrine pas, lui répondit le poisson. Va, et que Dieu te garde !

Le vieux revint près de la vieille. Et que voit-il ! Un grand manoir, et, sur le perron, la vieille richement vêtue d’un manteau de zibeline. Sa tête est coiffée de brocart, des perles ornent son cou ; aux doigts, des bagues en or ; aux pieds, des bottes rouges. Devant elle se pressent des serviteurs diligents. Elle les bat, les tire par les cheveux.

Et le vieux dit à la vieille :

— Salut à toi, grande dame. Sans doute, maintenant ton âme est satisfaite ?

Mais la vieille lui jette pour toute réponse des injures, et l’envoie servir à l’écurie.

 

* * *

 

Passe une semaine, puis une autre. La vieille devient plus folle encore.

De nouveau vers le poisson d’or elle envoie le vieux.

— Retourne saluer le poisson d’or. Je ne veux plus être noble dame, je veux être libre tzarine.

Le vieux s’effraie et la supplie.

— T’es-tu, vieille, bourrée de jusquiame ? Comme il sied aux tzarines, sais-tu marcher et parler ? Tout ton empire se moquera de toi.

La vieille gronde plus encore et le frappe à la joue.

— Comment ! oser, moujik, discuter avec moi, avec moi qui suis noble dame ? Va-t’en au bord de la mer. Sur l’honneur ! si tu ne veux, on t’y traînera de force !

Le vieux s’en va vers la mer. Noire est devenue la mer bleue. À haute voix il appelle le petit poisson doré, qui vers lui nage et demande :

— Que veux-tu de moi, bon vieux ?

Avec un profond salut, le vieux alors lui répondit :

— Ayez pitié de moi, Monseigneur le poisson ! La vieille est encore révoltée. Déjà plus ne veut-elle être noble dame, mais libre tzarine.

— Ne te chagrine pas, lui répond le poisson. Va, et que Dieu soit avec toi ! La vieille sera tzarine.

Le vieux revint près de la vieille. Et devant lui se dresse un palais impérial. La vieille, en tzarine, est assise à la table. Des boïars et des nobles la servent, lui versent des vins d’outre-mer. Elle boit, elle mange des pains épicés. Autour d’elle, se tient sa garde menaçante, la hache sur l’épaule. Voyant cela, le vieux s’épouvante. Il s’incline jusqu’à terre et dit à la vieille :

— Salut, ô tzarine terrible ! Sans doute, maintenant ton âme est satisfaite ?

Mais la vieille vers lui ne tourne pas même son regard. Elle ordonne simplement qu’on le chasse de ses yeux.

Accourent nobles et boïars et poussent le vieux par les épaules, et le bousculent, et de leur hache les gardes le frappent à la porte.

Et la foule de se moquer :

— Bien fait pour toi, vieux manant ! À l’avenir, souviens-toi qu’il ne faut pas s’asseoir dans le traîneau qui ne vous appartient pas.

 

* * *

 

Passe une semaine, puis une autre. La vieille oublie toute raison. Elle envoie ses courtisans rechercher son mari. On retrouve le vieux, on l’amène auprès d’elle.

— Retourne, lui dit la vieille, saluer le petit poisson. Je ne veux plus être libre tzarine, mais souveraine de la mer, vivre dans la mer-océane, et je veux que le petit poisson me serve et qu’il fasse mes commissions.

Le vieux n’ose point contredire, il n’ose proférer une parole là contre.

Voici le vieux qui s’en va tout au bord de la mer bleue. Il voit une noire tempête se jouer sur la mer bleue. Courroucés, les flots vont et viennent et hurlent. À haute voix il appelle le petit poisson doré, qui vers lui nage et demande :

— Que veux-tu de moi, bon vieux ?

Avec un profond salut ; le vieux alors répondit :

— Ayez pitié de moi, Monseigneur le poisson ! Que puis-je faire avec ma maudite vieille ? Qui ne veut être tzarine, mais souveraine de la mer, vivre dans la mer océane. Elle veut que vous-même la serviez et fassiez ses commissions.

Le petit poisson, sans répondre, frappe l’eau de sa queue et s’enfonce dans les profondeurs de la mer. Le vieux longtemps reste au bord ; il attend une réponse, et, n’en recevant pas, le vieux revient près de la vieille. Mais devant lui que voit-il ? Sa chaumière, et sur le seuil, la vieille assise, et devant elle une auge brisée.

 

Conte du coq d’or

 

Dans le vingt-septième royaume, dans le trentième empire, vivait je ne sais où l’illustre tzar Dodone.

Terrible, dans sa jeunesse, follement téméraire, sans trêve, il avait causé grand dommage à ses voisins. Mais, quand il devint très vieux, il désira la trêve des armes et la vie paisible. Alors ses voisins tentèrent d’inquiéter le vieux tzar et de lui porter grand mal.

Pour protéger ses frontières des incursions ennemies, il entretint une nombreuse armée. Les chefs ne dormaient pas, mais ils n’arrivaient plus à suffire. S’ils veillaient au sud, l’ennemi venait d’orient. S’ils le repoussaient là, survenaient de la mer d’audacieux pillards.

Le tzar Dodone pleurait de rage et perdait le sommeil. Peu lui souriait de vivre en perpétuelle angoisse.

Voici qu’il se décide à demander secours et dépêche un messager vers l’astrologue, sage et eunuque, pour le trouver, le saluer de sa part.

Devant Dodone voici le sage. De son sac il tire un coq d’or.

— Perche-le, dit-il au tzar, sur la flèche d’une haute tour. Il te gardera fidèlement. Si tout reste calme à l’entour, immobile il se tiendra. Mais que, de quelque côté, te menace une guerre ou l’incursion d’une horde, ou quelque malheur sans nom, mon coq d’or aussitôt de relever la crête, de se mettre à chanter et de battre des ailes, en regardant l’horizon d’où vient le danger.

Le tzar remercia l’eunuque, et dans son ravissement il lui promit merveilles et montagnes d’or.

— Pour reconnaître un service tel, lui dit-il, j’accomplirai ta première volonté aussi pleinement que la mienne.

 

* * *

 

De la flèche d’une haute tour, le coq d’or surveillait les frontières du tzar ; et dès que survenait la menace d’un danger, le fidèle gardien, s’agitant comme au sortir du sommeil, battait des ailes, et regardant l’horizon d’où menaçait le danger :

— Kiri-kou-kou ! criait-il.

Alors les voisins du tzar redeviennent pacifiques, n’osent plus guerroyer, tant leur inflige d’échecs le tzar Dodone.

 

* * *

 

Une année, puis une autre s’écoulent dans la paix. Le coq d’or se tient immobile. Voici qu’un jour un bruit terrible éveilla le tzar Dodone.

— Notre tzar ! père du peuple ! clame le chef des armées. Empereur ! réveille-toi ! Le malheur est sur nous !

— Qu’y a-t-il, messires ? dit en bâillant Dodone. Qu’y a-t-il ? Ah ! quel malheur ?

— Le coq d’or chante à nouveau, répond le chef des armées. Le tumulte et l’effroi s’emparent de la capitale.

Le tzar se jette à la fenêtre : sur la flèche de la haute tour il voit le coq s’ébattre, tourné vers l’orient. Il n’y a plus d’instant à perdre. Et vite, les hommes de sauter à cheval.

Le tzar lance son armée vers l’orient, son fils aîné chevauche à la tête. Le coq alors se tut, le bruit s’apaisa, le tzar s’endormit.

 

* * *

 

Voici que huit jours se passent et l’on reste sans nouvelles de l’armée. Nul message ne parvint à Dodone.

Le coq chante à nouveau, le tzar lève une nouvelle armée, il envoie son fils cadet au secours de l’aîné. De nouveau le coq se tut.

 

* * *

 

Voici que huit jours se passent, et l’on reste sans nouvelles de l’armée, et l’effroi règne dans la ville.

Le coq chante à nouveau. Le tzar lève une nouvelle armée et la mène vers l’orient, lui-même ignore vers quel destin.

L’armée marche jour et nuit, la fatigue commence à la vaincre.

Dodone ne trouvant sur sa route ni champ de bataille, ni camp, ni tertre funéraire, pense à quelque nouveau prodige.

Déjà prend fin le huitième jour, déjà dans la montagne pénètrent les armées du tzar. Entre de hautes cimes se dresse une tente de soie. Alentour règne un surprenant silence. Dans un étroit défilé gît une armée détruite.

Le tzar Dodone se hâte vers la tente. Quel spectacle d’effroi ! Devant lui ses deux fils sont étendus, morts, sans heaumes ni cuirasses. Ils se sont l’un l’autre transpercés. Leurs destriers errent au milieu du champ, sur l’herbe foulée, sur le gazon sanglant.

Le tzar se lamente à grands cris :

— Ah ! mes enfants ! malheur à moi ! Dans un filet mes deux faucons se sont laissés prendre. Malheur, ma mort est proche.

Avec Dodone, tous se lamentent. Le fond des vallées retentit d’un gémissement profond, le cœur des montagnes tressaille.

Mais soudain la tente s’entr’ouvre.

La tzarine de Shamakhane, vierge resplendissante comme l’aurore, s’avance doucement vers le tzar.

Et regardant ses yeux, tel un oiseau de nuit surpris par le soleil, le tzar se tait. Et devant elle il oublie la mort de ses deux fils. Elle sourit à Dodone, le salue, lui prend la main, l’emmène dans sa tente. Là, elle le fait asseoir à table et lui fait goûter à toutes sortes de mets. Elle le fait coucher sur un lit de brocart et prendre un long repos. Puis, durant une semaine, soumis à l’enchantement, le tzar Dodone festoie.

 

* * *

 

Avec la vierge et son armée, il prend enfin le chemin du retour. La renommée le devance; répandant le faux et le vrai. Aux portes de la capitale le peuple les reçoit à grand bruit. Le peuple court après le char, après Dodone et la tzarine. Le tzar Dodone les salue tous.

Tout à coup, il aperçoit dans la foule, la tête couverte d’un chapeau blanc de Sarrasin et blancs aussi ses cheveux, son vieil ami l’eunuque.

— Bonjour, mon père, lui dit le tzar. Ah ! Que me diras-tu ? Oh ! que m’ordonneras-tu ? Approche-toi.

— Tzar, lui répondit le sage, réglons nos dettes enfin ! T’en souviens-tu ? Pour le service jadis rendu tu promis, en gage d’amitié, d’accomplir comme la tienne ma première volonté. Eh bien ! donne-moi cette vierge, la tzarine Shamakhane.

— Quoi ! dit alors au vieillard le tzar fort étonné, es-tu possédé d’un démon ? As-tu perdu la raison ? Certes, j’ai promis, mais il est une limite à tout. Et pourquoi veux-tu cette vierge ? Voyons, c’en est assez. Sais-tu bien qui je suis ? Tu peux, si tu le veux, puiser au trésor, demander un titre de boïar, un cheval des écuries impériales, la moitié de mon empire.

— De tout cela je ne veux rien. Donne-moi cette jeune vierge, la tzarine de Shamakhane, répliqua le sage astrologue.

Le tzar en crache de dépit.

— Non, tu ne recevras rien ! Tu te tourmentes toi-même, pécheur ! Retire-toi, tant que tu es vif encore ! Que l’on écarte le vieillard.

Le vieillard voulut discuter, mais avec certains hommes il n’est pas bon de se quereller. Le tzar Dodone saisit son sceptre, en frappe le sage au front. Face contre terre, le sage tombe et rend le dernier soupir.

Toute la ville en frémit. Mais la jeune vierge de rire : « Hi, hi, ha, ha, ha ! » ne craignant pas le péché.

Quoique troublé profondément, le tzar tendrement sourit.

 

* * *

 

Voici qu’il entre dans la ville. Mais dans un frémissement, aux yeux de tous, le coq d’or s’élance de la flèche vers le char, il se pose sur la tête du tzar, lui donne un coup de bec, et tandis que le tzar tombe, pousse un soupir et meurt, il s’envole. Et la tzarine disparaît, comme si elle n’avait jamais existé.

 

* * *

 

Cette histoire n’est qu’une fiction. Mais ne contient-elle pas un symbole, une bonne leçon pour qui veut entendre ?

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 2 juin 2013.

 

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