LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Pouchkine

(Пушкин Александр Сергеевич)

1799 — 1837

 

 

 

 

LA DAME DE PIQUE

(Пиковая дама)

 

 

 

1834

 

 

 

 

 


Traduction de Paul de Julvécourt, Paris, Baudry, 1843.

 

 

 

 


TABLE

I.

II.

III.

IV.

V.

VI.

 

 

 

I.

Un de ces soirs, on s’était mis à jouer aux cartes chez le garde à cheval Naroumoff, et comme à jouer, les nuits passent vite, cette nuit-là, toute longue que l’hiver la faisait, s’était passée inaperçue. On venait seulement de penser à souper, et il était quatre heures du matin.

D’abord, ceux qui étaient restés en gain furent les seuls qui mangèrent de grand appétit. Les autres, involontairement distraits et avec le mal de tête de rigueur, faisaient piteuse mine devant leurs couverts intacts. Mais bientôt le Champagne arriva, qui chassa tous les soucis et mit chacun à l’unisson ; la conversation s’anima, et tous, sous l’influence magique, y prirent part joyeusement.

— Qu’as-tu fait, Sourine ? demanda le maître de la maison.

— J’ai perdu, selon mon habitude... Il faut avouer que je suis d’un malheur !... Je joue la Mirandole, je ne m’échauffe jamais ; et pourtant, toujours, toujours je perds !...

— Et toi, Pavloff, tu ne te laisses pas séduire une seule fois, une seule petite fois ! Tu n’essaies pas même la routé !... En vérité, c’est avoir plus que du courage ; pour moi c’est phénoménal.

— Et comment trouvez-vous Herman ? dit un autre convive, en désignant des yeux un jeune ingénieur : de sa vie, il n’a pris les cartes en main ; de sa vie, il n’a fait un paroli, et jusqu’à cinq heures du matin, il reste près de nous à regarder notre jeu. Voilà qui est prodigieux !

— C’est que le jeu m’intéresse beaucoup, dit Herman ; mais malheureusement je ne suis pas en état de sacrifier l’indispensable dans l’espoir de gagner le superflu.

— Herman est Allemand, il est économe, c’est tout dire, remarqua Tomsky. Mais si jamais quelqu’un a été pour moi incompréhensible, c’est ma grand’mère, la comtesse Anna Fedotievna[1].

— Comment ça ? pourquoi donc ? s’écrièrent tous les convives à la fois.

— Eh bien, je ne puis deviner, ajouta Tomsky, comment il se fait qu’elle ne ponte jamais !

— Belle merveille, dit Naroumoff, qu’une vieille de quatre-vingts ans ne ponte plus.

— Vous ne connaissez donc pas son histoire ?

— Non, vraiment non.

— Oh ! alors, écoutez. Il faut d’abord que vous sachiez qu’il y a quelque soixante ans, elle a été à Paris et que là-bas elle a fait fureur. On courait après elle de tous côtés, chacun voulait voir, admirer la déesse de la beauté, la Vénus moscovite ! Richelieu même, Messieurs, lui a fait la cour, et elle va, ma chère grand’mère, jusqu’à assurer que, désespéré de ses rigueurs, il a voulu se tirer un coup de pistolet. Mais que l’anecdote soit vraie ou fausse, toujours est-il que, dans ce temps de douce souvenance pour clic, les dames jouaient au pharaon, et qu’un soir, se trouvant à la cour, elle perdit sur parole au duc d’Orléans une somme assez forte (j’ai oublié le chiffre). Ce soir-là, revenue chez elle, ma grand’mère, en décollant ses mouches et en détachant ses paniers, annonça avec une belle insouciance sa perte à mon grand-père, et, selon son habitude, lui ordonna de payer (il faut vous dire qu’autant que je me le rappelle, mon grand-père n’était qu’une espèce d’intendant de sa femme et qu’il la craignait comme le feu) ; mais pourtant, cette fois, la somme à donner dépassant de beaucoup trop sa bonne volonté, l’intendant regimba, sortit de son caractère, apporta tous ses comptes, et après lui avoir prouvé que dans la moitié d’une année ils avaient dépensé un demi-million, et qu’à Paris ils n’avaient ni une terre près de Moscou, ni une terre près de Saratoff, il lui lâcha un non bien net et bien décidé. Ce que voyant, ma très-peu patiente grand’mère lui appliqua un magnifique soufflet et s’en alla coucher seule en signe de son plus haut mécontentement. Le lendemain, persuadée que la punition conjugale avait fait son effet, elle fit venir son mari : mais pas un pouce de terrain gagné, notre homme était inébranlable. Pour la première fois de sa vie, elle s’abaissa, elle ! la dame maîtresse, jusqu’à raisonner avec lui ; elle entra dans de longues explications pour lui prouver que c’était là une dette sacrée ; elle lui démontra qu’il y avait dette et dette, qu’il fallait établir une différence entre un prince du sang et un carrossier, enfin tous les moyens de persuasion possibles ; mais rien ! Mon grand-père disait à tout : Non et non, cent mille fois non ! Ma pauvre grand’mère ne savait plus que faire ; et en effet, c’était à en perdre la tête ! Mais tout à coup, au beau milieu de son désespoir, une idée lumineuse lui traversa l’esprit. Elle était intimement liée avec un homme remarquable dont vous avez tous sans doute entendu parler, le comte de Saint-Germain, et lui, peut-être, pouvait venir à son secours et la tirer de la position difficile dans laquelle elle se trouvait placée.

Ce comte de Saint-Germain, on en raconte mille anecdotes plus merveilleuses les unes que les autres ; vous savez qu’il se donnait pour le Juif errant, pour celui qui avait découvert l’élixir de vie et la pierre philosophale, etc..... On se moquait de lui comme d’un charlatan, et Casanova, dans ses Mémoires, dit même qu’il était un espion ; en tout cas, ce qu’il y a de sûr, c’est que ce Saint-Germain, à part tous ses mystères, avait un extérieur très-agréable et que dans la société il était d’une amabilité charmante. Ma grand’mère jusqu’à présent l’aime à la folie, et se fâche si l’on en parle en riant. Elle y croit comme à l’Évangile, et elle est payée pour cela, vous allez voir.

Supposant donc que le comte avait beaucoup d’argent à sa disposition, elle se décida à avoir recours à son obligeance, et lui écrivit un billet pour le prier de passer au plus tôt chez elle. Et le vieil original d’accourir, et elle, de lui conter tous ses chagrins. À l’entendre, son mari était l’homme le plus cruel, le plus inflexible, le plus barbare, et elle n’avait plus d’espoir qu’en lui, lui ! — le plus aimable et le meilleur de ses amis !!

D’abord le comte de Saint-Germain ne répondit pas un mot à toutes ces lamentations et ces charmantes cajoleries de femme. Il était pensif, et paraissait profondément absorbé. Enfin pourtant sortant de cette espèce de rêverie : — Je puis vous obliger, lui dit-il ; mais vous ne serez pas tranquille, je le sais, que vous ne vous soyez acquittée envers moi, et, de mon côté, je ne voudrais pas vous mettre dans de nouveaux embarras. Il y a un autre moyen, il faut regagner ce que vous avez perdu.

— Mais, mon cher comte, répondit ma grand’mère, ne vous ai-je pas dit que nous n’avions plus d’argent ?

— Ici l’argent n’est pas nécessaire, reprit Saint-Germain, veuillez seulement m’écouter.

Et alors, Messieurs, il lui découvrit un secret pour lequel chacun de nous payerait bien cher.

Nos joueurs redoublèrent d’attention, et Tomsky, après avoir rallumé sa pipe et avoir lâché quelques bouffées de fumée, continua ainsi son histoire qui prenait peu à peu, pour tous ses auditeurs un furieux intérêt.

Dans la soirée même, ma grand’mère alla à Versailles, au jeu de la reine. Le duc d’Orléans, selon son habitude, faisait la banque. Ma grand’mère s’excusa d’abord assez légèrement de ce qu’elle n’avait pas apporté sa dette, et après avoir imaginé je ne sais quel conte, que la galanterie d’alors devait prendre pour une excellente justification, elle commença, sans plus de soucis, à ponter contre lui. Elle choisit trois cartes, les mit l’une après l’autre ; toutes les trois gagnèrent sonica, et ma grand’mère s’acquitta entièrement.

— Le hasard ! s’écria un des convives.

— Contes bleus, dit Hermann.

— Peut-être de fausses cartes, dit un troisième.

— Je ne le crois pas, répliqua Tomsky, du plus beau sérieux du monde.

— Eh quoi ! dit Naroumoff, tu as une grand’mère qui devine trois cartes de suite, et jusqu’à présent tu n’es pas en possession de ce secret merveilleux ?

— Oui ! du diable, répondit Tomsky, elle avait quatre fils, au nombre desquels était mon père, — tous des joueurs enragés, — et il n’en est pas un, auquel elle l’ait découvert. Cela n’aurait pas été pourtant si mauvais pour eux et même pour moi ; mais voici ce que m’a raconté mon oncle, le comte Jean Ilitche, et cela sur l’honneur : M. Tchaplitskoy (celui justement qui est mort dans la misère, après avoir dépensé des millions), ayant un jour, tout jeune encore, perdu à Zoritche, à peu près trois cent mille roubles, ma grand’mère, qui était toujours la sévérité même pour la jeunesse, fut touchée, je ne sais comment, de son désespoir, et lui donna trois cartes à mettre les unes après les autres ; mais avec la condition par serment qu’il ne jouerait plus. Tchaplitskoy retourna chez le vainqueur Zoritche et lui demanda sa revanche. Ils jouèrent : Tchaplitskoy mit sur la première carte cinquante mille roubles, et gagna sonica ; il plia paroli, paroli, et non-seulement s’acquitta, mais resta encore en gain. Après cela, messieurs, je crois qu’il est temps de dormir. Voilà six heures moins un quart, bonsoir !

En effet, il commençait à faire jour, chacun acheva son verre, et l’on partit.

 

II.

La vieille comtesse *** était dans son cabinet de toilette, assise devant son miroir. Trois femmes de chambre l’entouraient : l’une tenait le pot de rouge, l’autre la boîte aux épingles, la troisième un bonnet à papillons, avec des rubans couleur de feu ; la comtesse n’avait plus la moindre prétention pour son ancienne beauté, fanée depuis longues éternités ; mais elle avait conservé toutes les minutieuses habitudes de sa jeunesse. Elle suivait rigoureusement les modes de soixante-dix ans, et mettait le même soin et le même temps à s’habiller qu’à l’époque de ses plus beaux jours. Près de la fenêtre, se tenait courbée sur un métier, une jeune personne, son élève.

— Bonjour, grand’maman, dit en entrant un jeune officier ;... — bonjour, mademoiselle Lise... — Grand’maman, je viens vous prier de me faire un plaisir.

— Qu’est-ce que c’est, Paul ?

— Permettez-moi de vous présenter un de mes amis et de vous l’amener vendredi au bal.

— Amène-le simplement au bal, et là, tu me le présenteras. Et dis-moi, tu as été hier chez *** ?

— Oui, sans doute, et c’était d’une gaieté charmante ; on a dansé jusqu’à cinq heures. Oh ! grand’maman, si vous saviez comme la Eletski était jolie !....

— Eh ! mon cher, qu’y a-t-il en elle de si joli ? Si tu avais vu sa grand’mère la princesse Daria Petrovna, c’était bien autre chose ! À propos, elle doit être terriblement vieille, la princesse Daria Petrovna ?

— Comment vieille ! répondit sans y penser Tomsky, il y a sept ans qu’elle est morte.

La jeune personne leva la tête et fit un signe à l’indiscret, qui sur-le-champ se mordit les lèvres en se souvenant qu’il était de règle dans la maison de cacher à la comtesse la mort de ses contemporaines ; mais la vieille entendit cette nouvelle, qui n’était nouvelle que pour elle, avec le plus beau sang-froid du monde.

— Elle est morte, dit-elle, et je ne le savais pas ! Eh bien, nous avions été nommées demoiselles d’honneur en même temps, et quand nous nous présentâmes, l’impératrice...... Et la comtesse raconta pour la cent millième fois à son petit-fils l’anecdote de rigueur.

— Allons, Paul, dit-elle ensuite, prête-moi ton bras, et aide-moi à me lever. — Lisinka, où est ma tabatière ?

Et la comtesse, suivie de ses femmes de chambre, s’en alla derrière le paravent[2] afin d’achever sa toilette.

Tomsky resta seul avec la jeune personne.

— Qui voulez-vous présenter ? demanda doucement Lisaveta Ivanovna.

— Naroumoff, vous le connaissez ?

— Non. Est-il militaire ou civil ?

— Militaire.

— Ingénieur ?

— Non, il est de la cavalerie. Et qui vous faisait supposer qu’il était ingénieur ?

La jeune personne feignit un sourire et n’ajouta pas un mot.

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— Paul, cria la comtesse, de derrière son paravent, envoie-moi quelques nouveaux romans. Seulement, je t’en prie, rien dans le genre moderne.

— Comment cela, grand’maman ?

— C’est-à-dire un roman, où le héros ne tue ni père, ni mère, et où il n’y ait pas de corps assassinés ou noyés. J’ai horriblement peur des noyés.

— On n’en fait plus ainsi, à l’eau de rose, grand’maman ; ne voulez-vous pas plutôt des romans russes ?

— Comment, est-ce qu’il y a des romans russes ? Oh ! de grâce, fais-moi le plaisir de m’en envoyer un ou deux.

— Adieu, grand’maman, j’ai ce matin tant de courses à faire !.... adieu, Lisaveta Ivanovna. Ne me direz-vous pas ce qui vous faisait penser que Naroumoff était ingénieur ?

Et Tomsky sortit du cabinet de toilette.

Lisaveta Ivanovna, restée seule, laissa bien vite son ouvrage, et se mit à regarder par la fenêtre. Mais à peine y eut-elle jeté les yeux, qu’ayant vu sur un des côtés de la rue, derrière une maison du coin, apparaître un jeune officier, elle se remit de nouveau à sa tapisserie et cacha sa tête sur son canevas, tant elle sentait qu’elle devait être rouge !

Et bien lui avait pris ! la comtesse, à ce moment, rentrait dans la chambre.

— Lisinka, fais atteler la voilure, dit celle-ci, et allons nous promener.

Lisinka se leva et se mit à arranger ses laines et à les serrer dans le tiroir de son métier.

— Qu’as-tu donc, petite ? es-tu sourde ? dit la comtesse en élevant la voix ; va plus vite, et ordonne qu’on attèle la voiture.

— À l’instant, répondit doucement la jeune personne, et elle s’en alla à l’antichambre.

Un domestique entra et présenta à la comtesse des livres de la part du prince Paul Alexandrovitch.

— C’est bien, fais remercier, dit la comtesse ; — Lisinka, Lisinka ; mais où donc cours-tu ?

— M’habiller.

— Tu auras le temps, ma chère ; reste ici, ouvre un de ces volumes, et lis-moi haut.

La jeune personne prit le livre, et lut quelques lignes.

— Plus haut, dit la comtesse, je ne sais ce que tu as aujourd’hui ; as-tu perdu la voix ?... Attends.... approche-moi ce tabouret.... plus près.... eh bien !....

Lisaveta Ivanovna lut encore deux pages. La comtesse bâilla et rebâilla.

— Jette-moi bien loin ce livre, dit-elle ; mais c’est d’une bêtise !.... Renvoie toutes ces belles nouveautés au prince Paul, et félicite-le de son bon goût. — Eh bien, et la voiture ?...

— La voiture est prête, dit Lisaveta Ivanovna en regardant dans la rue.

— Et pourquoi n’es-tu pas habillée ? reprit la comtesse ; il faut toujours t’attendre, cela est insupportable, ma chère.

Lise ne fit qu’un saut jusqu’à sa chambre ; mais deux minutes ne s’étaient pas encore passées que la comtesse commença, dans son impatience, à sonner de toutes ses forces et à toutes les sonnettes : et de tous côtés on accourut, trois femmes de chambre par une porte, un domestique par une autre.

— Qu’est-ce que cela signifie, qu’on ne puisse avoir aucun de vous ? s’écria la comtesse ; qu’on dise à Lisaveta Ivanovna que je l’attends.

Lisaveta Ivanovna entra presque aussitôt en redingote et en chapeau.

— À la fin, ma chère, dit la comtesse, et que veut dire cette parure ? pourquoi tout cela ? pour qui séduire, je vous le demande ? Mais voyons, quel temps fait-il ? il me semble qu’il y a du vent.

— Pas du tout, votre altesse ; il fait très-doux, répondit le valet de chambre.

— Et vous, taisez-vous, vous répondez toujours à tort et à travers. Ouvrez le vasistas :... c’est cela, du vent ; et comme il est froid, bon Dieu ! — Fais dételer la voiture. — Lisinka, nous ne sortirons pas ; c’était bien la peine de tant se parer, n’est-ce pas ?

— Et voilà ma vie ! soupira tristement Lisaveta Ivanovna.

En effet, Lisaveta Ivanovna était une bien malheureuse créature ! Le pain de l’étranger est amer, dit le Dante, et les marches de l’escalier d’autrui sont pénibles à monter. Et qui pouvait mieux savoir l’amertume de la servitude, que la pauvre élève de la noble comtesse *** ? Certes, la comtesse n’avait pas l’ame méchante, mais elle était entière comme une femme gâtée par le monde, avare et absorbée par le plus froid égoïsme, comme toutes les vieilles gens qui au temps passé ont aimé et beaucoup, et qui sont étrangers au temps présent qu’ils ne comprennent plus. Elle prenait part à toutes les futilités du grand monde, se traînait à tous les bals et figurait là, toujours assise dans un coin, couverte d’une couche de rouge et habillée à l’antique. — C’était un monstrueux et indispensable ornement de toute salle de danse. — Chacun, en arrivant, par un reste d’usage, s’approchait d’elle et lui faisait un profond salut ; puis c’était fini pour la soirée, personne ne s’en occupait plus. Chez elle, elle recevait toute la ville, et cela avec la plus stricte étiquette ; mais c’était merveille, si elle reconnaissait quelqu’un et si elle n’embrouillait pas et les titres et les noms.

Son nombreux domestique engraissait, vieillissait, grisonnait dans ses antichambres, et ses femmes de chambre, ne faisant que leur volonté, la volaient à tour de rôle, et à qui mieux mieux. Il n’y avait que Lisaveta Ivanovna qui était le martyr né de la maison. Elle faisait le thé, et recevait force réprimandes et gronderies, parce que le sucre allait trop vite. Elle lisait à haute voix les romans, et se trouvait accusée et coupable de toutes les fautes de l’auteur. Elle accompagnait la comtesse dans ses promenades et était responsable de la rigueur du temps et de la dureté des pavés. Il lui était fixé des honoraires qu’on ne payait jamais en entier, et on exigeait d’elle qu’elle fût habillée de la façon la plus simple, c’est-à-dire la plus élégante. Dans le monde, elle jouait le plus triste rôle. Tous la connaissaient et personne ne daignait la remarquer. Au bal, elle ne dansait que s’il manquait un vis-à-vis, et les femmes ne lui parlaient et ne la prenaient amicalement sous le bras que s’il leur fallait aller dans la chambre de toilette pour arranger quelque chose à leur robe ou à leur coiffure. Certes, elle sentait bien sa triste position, la pauvre Lisaveta Ivanovna, et son amour-propre blessé attendait avec impatience un sauveur qui lui ferait prendre sa revanche ; mais les jeunes gens, calculateurs avant tout, avaient trop de froide vanité pour l’honorer de leur attention, et ils lui préféraient d’impertinentes et raides promises[3], mille fois moins jolies qu’elle. Aussi, que de chagrins, que de tortures ! et que de fois il lui arrivait de se glisser furtivement hors de l’ennuyeux et magnifique salon, et de s’en aller pleurer toutes ses larmes dans sa pauvre petite chambre, dont tout le mobilier ne consistait qu’en un misérable paravent de papier, une commode, un lit en bois peint, un petit miroir et une mauvaise chandelle qui brûlait d’une lumière triste et sombre dans un chandelier de cuivre.

Un changement pourtant devait bientôt se faire dans sa vie, si monotone et si pénible... Un matin, et c’était, je crois, deux jours après la soirée de nos joueurs, et une semaine avant la scène où nous sommes restés, Lisaveta Ivanovna, assise à son métier, prés de la fenêtre, regarda par hasard dans la rue, et vit un jeune ingénieur qui, debout, immobile, avait les yeux fixés sur elle... Vite, elle baissa la tête et s’enfonça le nez dans sa broderie... Cinq minutes après, cependant, elle essaya de regarder encore, mais le jeune officier était toujours à la même place ; et, cette fois, comme elle n’avait pas l’habitude de se permettre aucune coquetterie avec les officiers qui passaient, elle se remit opiniâtrement à son ouvrage et broda deux heures, sans jeter un seul regard de ce côté. On servit le dîner ; elle se leva, arrangea son métier : elle ne pensait plus à rien. Mais ses yeux s’étant portés machinalement dans la rue, remarquèrent encore l’officier, qui n’avait pas bougé... Cela lui parut alors assez singulier ; et quand après dîner, elle s’approcha de la fenêtre, ce fut avec un certain sentiment d’inquiétude... ; mais l’officier n’était plus là, et partant, elle l’oublia.

Mais voilà que le surlendemain, comme elle sortait avec la comtesse, au moment de monter en voiture, elle le vit de nouveau. Il était sur le perron même de l’hôtel, la figure cachée dans son collet de castor, et on ne pouvait distinguer que ses yeux noirs, qui étincelaient de dessous son chapeau.

D’abord Lisaveta Ivanovna s’effraya sans en savoir elle-même la cause, et s’assit en voiture tout émue, toute tremblante... Mais quand elle rentra, elle ne fit qu’un bond jusqu’à la fenêtre, et ne s’effraya plus de retrouver à sa première place celui qu’elle espérait déjà... Cette fois-là, elle se retira bien encore ; mais elle était tourmentée d’une curiosité inexplicable, et quelque chose de nouveau, d’inconnu, parlait agréablement à son cœur.

À dater de ce moment, il ne se passa plus un jour sans que le jeune homme se présentât sous les fenêtres de l’hôtel, et toujours à la même heure... Et de là, il se forma bientôt entre lui et elle une convention tacite... Assise à sa place, à son ouvrage, elle sentait son approche avant d’avoir levé la tête, et elle ne craignait plus, dès qu’elle le savait là, de le regarder... et chaque jour, c’était plus longtemps, et plus longtemps...

C’est qu’aussi son inconnu semblait si reconnaissant ! Avec le regard perçant de la jeunesse, elle voyait la rougeur qui montait sur ses joues si pâles, aussitôt que leurs yeux se rencontraient ; et il était impossible qu’il ne fût pas de bonne foi ! C’était, sur son beau visage, son cœur qui se trahissait.

Une semaine après, elle fit mieux que le regarder ; elle alla jusqu’à lui sourire... Et puis, quand Tomsky demanda à la comtesse la permission de lui présenter un ami, elle sentit, la pauvre fille, son cœur qui battait d’espoir et de bonheur. Mais quand elle sut que Naroumoff n’était pas ingénieur, mais garde à cheval, elle souffrit doublement, et par la perte d’une illusion si douce, et par la crainte d’avoir révélé son secret, grâce à une question indiscrète, à Tomsky, le plus fou des étourdis.

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Herman était le fils d’un Allemand russifié, qui lui avait laissé en mourant un petit capital. Fermement convaincu de la nécessité de l’utiliser, de le doubler si c’était possible, afin de s’assurer plus tard une belle indépendance, Herman ne touchait pas même aux intérêts, et il vivait de ses seuls appointements, sans se permettre le moindre plaisir, la moindre fantaisie ; du reste, dissimulé, ambitieux, il se gardait de refuser rien à sa vie extérieure, et ses camarades avaient rarement l’occasion de le plaisanter sur son trop d’économie.

Il avait de violentes passions, et une imagination de feu ; mais la fermeté de son caractère le sauvait des erreurs ordinaires de la jeunesse. Ainsi par exemple, étant joueur dans l’ame, il ne touchait jamais une carte, parce qu’il calculait que sa position ne lui permettait pas, comme il le disait, de sacrifier l’indispensable dans l’espérance de gagner le superflu. Et malgré cela, il restait des nuits entières à une table de pharaon et suivait avec des tressaillements nerveux les différentes phases du jeu.

L’histoire des trois cartes, racontée par Tomsky, agit fortement sur son imagination, et toute la nuit ne lui sortit pas de la tête : — Et si la vieille comtesse me découvrait son secret, pensait-il le lendemain soir, en rôdant çà et là dans Pétersbourg, si elle me nommait ces trois cartes infaillibles !... Pourquoi ne pas essayer son bonheur ?... se faire présenter à elle, s’insinuer dans ses bonnes grâces... Devenir même son amant, s’il le faut... Que sait-on ? Tout cela est très-possible !... Mais bien du temps est nécessaire pour l’exécution de tels projets, et le temps manque !... Elle a quatre-vingt-sept ans, et peut mourir dans une semaine... dans deux jours... avant, peut-être... Ensuite, cette histoire elle-même, y a-t-il quelque moyen d’y croire ?... Non !... L’économie, la modération, le travail, voilà les trois cartes sur lesquelles je dois compter ; voilà ce qui triplera, quadruplera mon capital, et me donnera le repos et l’indépendance !

Tout en raisonnant ainsi, il se trouva dans une des principales rues de Pétersbourg, devant un vieil et somptueux hôtel. La rue était encombrée d’équipages, et les voitures à la file et chacune à leur tour roulaient sous le péristyle illuminé. Puis, de leur marchepied, on voyait tantôt s’élancer le joli pied d’une élégante, tantôt s’allonger la botte forte à éperons, tantôt se glisser le bas rayé et le soulier diplomatique. Et les fourrures et les manteaux passaient devant le suisse galonné posant majestueusement à l’entrée du vestibule. Herman s’arrêta.

— À qui est cette maison ? demanda-t-il au boutechnick[4] du coin.

— À la comtesse ***, répondit le boutechnick.

Herman tressaillit... C’était plus que le hasard qui lui rappelait ainsi l’histoire merveilleuse des trois cartes ; et il se mit à se promener autour de l’hôtel, laissant de nouveau son imagination s’égarer dans de folles rêveries.

Il était déjà très-tard quand il retourna dans son humble logement, et pourtant il fut bien longtemps sans pouvoir s’endormir. L’impossibilité d’arriver dans ses projets à une solution raisonnable le tourmentait, le harcelait sans cesse ; mais une fois sous la domination du sommeil, tous ces obstacles s’effacèrent, et ce fut le songe le plus riant qui vint caresser ses paupières anéanties.

Il se vit assis devant une table couverte d’un tapis vert et chargée de monceaux d’assignats[5] et de montagnes de ducats ; et il mettait une carte, puis une autre, puis une autre encore, et cela avec la confiance de la victoire. Il pliait hardiment les coins, et gagnant toujours, il ne cessait de ratisser à lui de l’or, et d’entasser pêle-mêle devant sa place tous les billets gris et blancs.

Hélas ! il lui fallut se réveiller, et de sa fantastique richesse, il ne lui resta que les soupirs et les regrets. Pour se distraire, il alla marcher par la ville ; mais bientôt il se retrouva une seconde fois et involontairement devant la fatale maison qui le préoccupait. Quelque chose d’invincible l’attirait là, c’était le doigt de Dieu, la voix du destin ! Alors, il s’arrêta et se mit à observer avec attention chacune des fenêtres, afin d’essayer de découvrir ce qui se passait à l’intérieur. À l’une d’elles, il aperçut une tête brune, baissée probablement sur un livre ou sur un ouvrage, et il redoubla de curiosité. La tête se releva et laissa voir la figure la plus fraîche et les yeux noirs les plus beaux !... — et son plan fut aussitôt formé.

 

 

III.

Lisaveta Ivanovna était remontée dans sa chambre pour se déshabiller ; mais à peine avait-elle eu le temps d’ôter sa redingote et son chapeau, que la comtesse la fit redemander et ordonna de nouveau d’avancer la voiture. — Elles descendirent. — Deux laquais s’approchèrent de chaque côté de la vieille, et au moment où ils la soulevaient par-dessous les bras pour la faire entrer par la portière, Lisaveta Ivanovna, qui marchait seule par derrière, aperçut près de la roue même de la voiture son ingénieur qui l’attendait. Elle fit un mouvement de frayeur ; mais avant qu’elle eût eu le temps de se reconnaître, le jeune officier lui avait déjà saisi la main, et comme l’éclair avait disparu. Un billet pourtant était resté entre ses doigts ; elle le cacha lestement sous son gant et monta machinalement à sa place ; mais pendant toute la promenade, elle n’entendit et ne vit plus rien.

La comtesse avait l’habitude en voiture de faire des questions à toute minute : — Qui venons-nous de rencontrer ? disait-elle, comment se nomme ce pont ? Qu’y a-t-il là d’écrit sur cette enseigne, etc. ?

Mais cette fois, Lisaveta Ivanovna lui répondait à tort et à travers, au risque de la fâcher.

— Que t’arrive-t-il, petite ? lui dit enfin celle-ci, fort impatientée ; vas-tu avoir une attaque de catalepsie, avec toutes tes grimaces ? Ne m’entends-tu pas ? ne sais-je plus me faire comprendre ? Dieu merci, pourtant, je ne bégaye pas, et je n’ai pas encore perdu l’esprit.

Mais ces sévères remontrances ne parurent pas la toucher davantage, — elle était toute à sa lettre qui la brûlait !

De retour à l’hôtel, Lisaveta Ivanovna courut s’enfermer dans sa chambre, afin d’y dévorer à son aise ces lignes qu’elle devinait. Et en effet, c’était la déclaration d’amour la plus tendre et la plus respectueuse. Elle avait, il est vrai, été traduite mot pour mot d’un roman allemand ; mais Lisaveta Ivanovna ne savait pas l’allemand, et bien loin de soupçonner la vérité, elle en fut enchantée, ravie. Cependant, à cette première impression de joie, vint se mêler un trouble involontaire. Qu’allait-elle faire ? à quoi allait-elle s’engager ? Entrer dans des relations intimes et mystérieuses avec un jeune homme, n’était-ce pas une témérité qu’elle pouvait payer bien cher ? Ne valait-il pas mieux couper court à cette conduite si légère, cesser de rester assise à la fenêtre, ne plus regarder dans la rue et décourager ainsi toutes poursuites ? Devait-elle aussi renvoyer la lettre et faire une réponse froide et désespérante ? Elle n’avait personne à qui demander conseil. Pas une compagne, pas une amie qui pût la diriger ! Enfin, après mille et mille hésitations, elle se décida à répondre. Elle s’assit à sa petite table, prit une plume, du papier, et réfléchit longtemps ; puis elle commença sa lettre, puis la recommença, et de nouveau la déchira. Les expressions lui semblaient tantôt trop indulgentes, tantôt trop cruelles. Elle finit pourtant par réussir à écrire quelques lignes qui lui parurent satisfaisantes

« Je n’hésite pas un instant à croire, écrivit-elle, que vos vœux sont honorables et que jamais vous n’avez voulu m’offenser par la démarche que vous venez de faire ; mais notre connaissance ne peut commencer de cette manière. Je vous renvoie votre lettre et j’espère qu’à l’avenir je n’aurai plus sujet de me plaindre de vous. »

Le lendemain, dès qu’elle vit venir Herman, elle se leva de son métier, passa dans la salle, ouvrit le vasistas, et jeta son billet dans la rue, certaine à l’avance de la promptitude du jeune officier, pour le ramasser avant qu’on pût l’apercevoir, et comme elle l’avait prévu, Herman, en le voyant tomber, accourut, s’en empara, et s’en alla au plus vite dans un magasin de bonbons situé près de là, afin de savoir ce qu’il contenait. Il brisa le cachet et trouva sa lettre à lui, et celle de Lisaveta Ivanovna. C’était déjà plus qu’il n’attendait, et il revint chez lui plus préoccupé que jamais de son intrigue qui marchait si bien.

Trois jours après, une jeune fille aux yeux éveillés vint apporter à Lisaveta Ivanovna une espèce de compte de la part d’un magasin de modes. Lisaveta Ivanovna l’ouvrit avec inquiétude, croyant que c’était quelque demande d’argent ; mais quel fut son étonnement quand elle reconnut l’écriture d’Herman.

— Ma chère amie, vous vous êtes trompée, lui dit-elle, cette lettre n’est pas pour moi.

— Non pas, mademoiselle, c’est positivement pour vous, répondit la petite messagère, sans cacher le plus malin sourire ; — veuillez lire, je vous prie.

Lisaveta Ivanovna parcourut la lettre ; Herman demandait, exigeait une entrevue.

— Cela n’est pas possible, dit Lisaveta Ivanovna, effrayée tout à la fois et de son audacieuse prière et du moyen employé pour la faire parvenir ; — jamais ceci n’a été écrit pour moi ! et avec un mouvement d’humeur, elle déchira la lettre en mille petits morceaux.

— Mais si la lettre n’était pas pour vous, dit la rusée grisette, pourquoi l’avez-vous déchirée ? Je l’aurais rendue du moins à celui qui m’a chargée de vous l’apporter.

— En tout cas, ma chère amie, dit Lisaveta Ivanovna, qui à cette dernière observation était devenue toute rouge, veuillez désormais ne plus vous charger de tels messages, et dites bien ma colère et mon mécontentement à celui qui vous a envoyée.

Mais Herman, qui savait à quoi s’en tenir de ces remontrances, ne s’arrêta pas là, et Lisaveta Ivanovna fut forcée de recevoir chaque jour de nouvelles lettres, car chaque jour il employait des moyens différents pour les lui faire parvenir. Et alors, ces lettres n’étaient plus traduites de l’allemand. Herman les écrivait, inspiré par la passion, et parlait un langage de feu. Chaque ligne trahissait la fougue de ses désirs, le désordre de son imagination. C’était l’amour le plus vrai, le plus profondément senti. Aussi Lisaveta Ivanovna était bien loin de songer à renvoyer encore ces missives si tendres ; — elle s’en enivrait, elle en vivait !

Bientôt même elle y répondit, et peu à peu ses billets devinrent plus longs et plus aimants : enfin, un matin, et voyez comme cette pauvre enfant sans expérience s’était laissée entraîner vite par son amour, elle lui jeta par la fenêtre la lettre que voici.

« Aujourd’hui il y a bal chez l’ambassadeur ***. La comtesse y sera. Nous y resterons jusqu’à deux heures. — Vous voulez à toute force me voir seule ; eh bien, puisqu’il faut consentir à tout ce que vous demandez, voilà une occasion qui se présente. Sitôt que la comtesse sera partie, il est probable que, selon leur habitude, les gens se disperseront çà et là. Il n’y aura plus que le suisse qui doit rester dans le vestibule, mais qui aussi le plus souvent se retire après notre départ dans sa loge. Venez à onze heures et demie et allez droit à l’escalier. Si vous trouvez quelqu’un dans l’antichambre, alors vous demanderez : la comtesse est-elle chez elle ? On vous dira que non, et il n’y aura plus rien à faire, vous serez obligé de vous en retourner ; mais il est presque certain que vous ne rencontrerez personne, les femmes de chambre se tiennent toutes au dievitche[6], qui est dans une autre partie de la maison. — De l’antichambre, prenez à gauche, puis tout droit jusqu’à la chambre à coucher de la comtesse. Là, derrière le paravent, vous verrez deux petites portes ; — à droite, celle d’un cabinet, où la comtesse n’entre jamais ; — à gauche, celle du corridor où se trouve un étroit escalier en spirale ; cet escalier conduit à ma chambre... »

Herman tressaillit de joie et d’espérance en lisant cette lettre, et comme un tigre épiant sa proie, il attendit le moment désigné.

Avant dix heures, il était déjà devant la maison de la comtesse. Le temps était affreux, le vent mugissait avec fureur, une neige liquide, qui mouillait plus que la pluie, tombait par gros flocons, les lanternes n’éclairaient que comme des points de lumière imperceptibles, les rues étaient vides, et c’était à peine si on voyait de loin en loin un mauvais traîneau d'Isvotchik[7], que traînait une maigre haridelle et qui allait à la recherche de quelque passant attardé : et pourtant lui, Herman ! était dans un simple surtout, et il ne sentait ni le vent, ni la neige !!

Enfin, on avança la voiture de la comtesse. Herman vit passer lentement, soutenue par les laquais, la vieille, qui était chaudement enveloppée dans une pelisse de martre zibeline, et à sa suite, s’élancer rapidement la pauvre Lisaveta Ivanovna, qui avait bien sur la tête une couronne de fleurs, mais dont les épaules devaient sentir le froid sous un manteau non fourré et de la plus mince étoffe. Puis la portière se ferma, et la voiture roula lourdement sur la neige. Le suisse rentra, et bientôt toutes les fenêtres se firent sombres et obscures. Herman se mit à marcher quelque temps autour de la maison silencieuse. Mais l’attente lui paraissant un siècle, il s’approcha d’une lanterne et regarda à sa montre : il était onze heures et douze minutes ! L’impatience le tenait, et il resta sous la lanterne, les yeux fixés sur l’aiguille, comptant jusqu’aux secondes qu’il fallait attendre encore.

À onze heures et demie juste, Herman posait le pied sur le perron. D’abord il entra dans le vestibule qui était très-éclairé, mais le suisse n’y était pas ; et vite, il grimpa l’escalier et ouvrit la porte de l’antichambre. Un domestique dormait à l’entrée sous une lampe, dans un vieux et sale fauteuil. D’un pas furtif et léger, il passa hardiment devant lui. La salle et le salon étaient obscurs et ne recevaient qu’une faible lumière de la lampe de l’antichambre ; mais c’était assez pour lui, et il entra sans hésiter dans la chambre à coucher, dont il avait aussitôt trouvé la porte. Là, devant une armoire vitrée remplie de saintes vierges, brûlait une lampe d’or. Autour des murailles, couvertes de tapisseries chinoises, se trouvaient rangés dans la plus triste symétrie, des fauteuils en damas fané et des divans dont les coussins de duvet cachaient mal le vieux bois doré. Au-dessus d’un de ces divans étaient suspendus deux portraits faits à Paris par madame Le Brun ; l’un représentait un homme de quarante ans, rose, frais et gras, vêtu d’un uniforme vert clair, et ayant une étoile sur la poitrine ; et l’autre, une jeune beauté au nez d’aigle, les cheveux poudrés, relevés sur les tempes et ornés coquettement d’une rose. Puis, dans tous les coins, c’étaient de petites figures en porcelaine, des bergers, des bergères, des corbeilles en écaille, des bonbonnières émaillées, des roulettes, des éventails, enfin tous ces joujous de femme que la fin du dernier siècle avait produits concurremment avec le ballon de Mongolfier, et le magnétisme de Mesmer. Il y avait aussi un magnifique le Roy, la pendule classique de ce temps-là.

Herman alla derrière le paravent. C’était bien comme la lettre l’avait décrit : des deux côtés d’un petit lit en fer, deux portes, celle de droite conduisant au cabinet, celle de gauche conduisant au corridor. Il ouvrit cette dernière, et il vit l’étroit escalier en spirale qui menait à la chambre de la pauvre élève..... mais il revint sur ses pas et s’alla cacher dans l’obscur cabinet où personne n’entrait jamais.

Le temps marchait lentement, tout était tranquille. Minuit sonna à la pendule du salon, puis tout fut silence de nouveau. Herman pourtant était calme, et son cœur battait également comme chez un homme qui a pris résolument son parti. Il était debout, s’appuyant contre un poêle qui se trouvait là, et courageusement il attendait.

Une heure sonna, et toujours même silence.

Enfin deux heures !

Et presque en même temps on entendit le bruit d’une voiture. Sans doute, c’était celle de la comtesse, et cette fois, il ne put, lui, Herman, tout à l’heure si brave, se défendre d’une certaine émotion ! — En effet, le bruit se rapprocha peu à peu et toujours plus fort, puis expira subitement devant le perron.

Alors il écouta attentivement. Le marchepied de la voiture venait de s’abaisser avec fracas, et la maison s’était tout à coup comme réveillée, les gens couraient, s’agitaient, et des lumières apparaissaient çà et là.

Bientôt trois femmes de chambre vinrent prendre leur poste dans la chambre à coucher, et peu après, la vieille comtesse, si vieille qu’elle n’avait que le souffle, entra, fatiguée, chancelante, et s’affaissa lourdement dans un fauteuil à la Voltaire ; — et, en ce moment, Herman, qui regardait par une fente de la porte, vit passer devant lui Lisaveta Ivanovna, et il entendit ses pas précipités sur les marches de son escalier. Une minute, il sentit en son cœur quelque chose qui ressemblait à un remords ; mais il rejeta bien vite cette impression, et il redevint pierre, statue !!!...

La comtesse, pour se déshabiller, se mit devant son miroir. On détacha son bonnet tout garni de roses, on enleva sa perruque poudrée de sa tête grise dont les cheveux étaient coupés ras ; et à force d’ôter les épingles dont elle était garnie, et qui tombaient en pluie sur le tapis, on arriva à faire glisser jusqu’à ses pieds enflés sa robe jaune brodée d’argent.

Herman assista impassible à ces dégoûtants mystères de sa toilette ; mais enfin la comtesse passa sa camisole, mit son bonnet de nuit, et dans cette parure plus convenable à sa vieillesse elle parut moins horriblement affreuse.

Comme toutes les vieilles gens en général, la comtesse souffrait d’insomnies ; aussi n’ayant plus besoin de rien, elle alla s’asseoir près de la fenêtre dans son grand fauteuil, et renvoya ses femmes de chambre. Celles-ci emportèrent les lumières, et la chambre ne se trouva plus éclairée de nouveau que par la petite lampe suspendue devant les images.

Et alors, c’était quelque chose d’effrayant à voir, que cette quasi-centenaire, jaune, ridée, crispée, remuant machinalement ses lèvres pendantes, et balançant sans cesse son corps et sa tête à droite et à gauche. Ses yeux fixes, ternes, n’exprimaient rien qu’une absence complète d’idées, et, en l’examinant quelque temps, on aurait pu croire que cette oscillation continuelle n’était pas l’effet de sa volonté, mais bien d’un mystérieux galvanisme.

Tout à coup cette figure morte se ranima ; ses yeux brillèrent et sa bouche s’entr’ouvrit comme pour parler. Devant elle, venait d’apparaître un homme.

— Ne vous effrayez pas, au nom du ciel, lui dit à voix basse Herman (car c’était lui), ne vous effrayez pas ! Je n’ai pas la moindre intention de vous faire du mal ; je viens au contraire vous faire une prière.

La vieille le regardait en silence, et ne semblait pas l’avoir entendu.

Il crut, lui, qu’elle était sourde, et se penchant à son oreille, il lui répéta les mêmes paroles.

Mais la vieille continua à le regarder, et toujours avec un morne silence.

— Vous pouvez, dit Herman, faire le bonheur de ma vie, et il ne vous coûtera rien. Il dépend de votre volonté de deviner trois cartes de suite.

Herman s’arrêta ; la comtesse paraissait avoir compris ce qu’on exigeait d’elle, et il venait de remarquer qu’elle cherchait ses mots pour lui répondre.

— C’est une plaisanterie, dit-elle enfin, je n’ai jamais eu ce pouvoir, je vous le jure.

— Non, non, ce n’est pas une plaisanterie, reprit Herman avec un geste de colère ; rappelez-vous Tchaplitskoy, à qui vous avez fait regagner tout ce qu’il avait perdu.

À ces mots, la comtesse se troubla visiblement, et ses traits trahirent en son ame une forte et profonde émotion. Mais ce fut l’instant d’un éclair, et bientôt elle retomba dans son premier abattement.

— Voulez-vous, dit Herman, me nommer ces trois cartes ?

La comtesse se taisait de nouveau.

— Mais pour qui, ajouta-t-il, gardez-vous ce secret ?... Pour vos petits-enfants ?... Tous déjà sont très-riches, et pas un ne connaît le prix de l’argent. Vos trois cartes seront une bien mince ressource pour des dissipateurs comme eux. Oh ! celui qui ne sait pas garder l’héritage paternel, celui-là doit mourir dans la misère, et la puissance même du démon n’y ferait rien... Mais, voyez-vous, je ne suis pas un de ces fous prodigues, je sais ce que vaut l’or, et votre secret sera pour moi une fortune : comprenez-vous ?

Et, avant d’aller plus loin, il attendit que la vieille voulût bien lui articuler quelques syllabes ; mais elle s’obstinait à ne pas répondre encore.

Le malheureux se jeta à ses genoux. — Si jamais, dit-il de la voix la plus touchante, votre ame a tressailli sous le charme de l’amour, si vous vous rappelez, ses transports, ses ivresses ; si jamais vous avez souri aux larmes de votre enfant, de votre fils premier né ; si jamais quelque chose d’humain a battu là, dans votre cœur, oh ! alors je vous supplie par ces trois sentiments d’épouse, d’amante, de mère, par tout ce qu’il y a de plus saint dans la vie, ne refusez pas ma prière. Découvrez-moi votre secret... Eh ! qu’en avez-vous besoin ? Peut-être, pour l’obtenir, vous avez fait un pacte avec l’enfer et vous lui avez donné en échange votre bonheur éternel. Eh bien, réfléchissez. Vous êtes vieille, vous n’avez plus longtemps à vivre, et je consens à prendre votre péché sur mon ame, si vous me transmettez votre pouvoir... Oh ! par pitié, parlez ; songez que le bonheur d’un homme est en vos mains ; que non-seulement moi, mais encore mes enfants, mes petits-enfants, mes arrière-petits-enfants, béniront chaque jour votre souvenir et l’honoreront comme saint.

La comtesse semblait définitivement frappée de mutisme.

Herman se releva, la rage dans le cœur : Vieille sorcière, s’écria-t-il en serrant les dents, je saurai bien te forcer à répondre.

Et en même temps il lui mit un pistolet sur la poitrine.

À la vue du pistolet, la comtesse parut revenir brusquement d’un rêve et sortit pour la seconde fois de son anéantissement ; sa figure se bouleversa tout à coup, sa tête fit un mouvement convulsif, elle leva ses mains comme pour se garantir du coup, puis tomba lourdement en arrière, et resta là, inanimée.

— Finissez ces grimaces et cessez de faire l’enfant, dit Herman en lui prenant le bras et le secouant fortement... Je vous le demande pour la dernière fois : voulez-vous me dire ces trois cartes, oui ou non ?

La comtesse était plus immobile, plus silencieuse que jamais...

Herman se pencha sur elle.

Elle était morte !...

 

IV.

Lisaveta Ivanovna était assise dans sa chambre, et elle avait encore sa parure de bal, tant elle était absorbée dans de profondes réflexions. En rentrant, elle s’était empressée de renvoyer sa femme de chambre à moitié endormie, et qui de mauvaise grâce lui offrait ses services, et après avoir dit qu’elle se déshabillerait bien seule, elle était montée chez elle en tremblant, car elle craignait et désirait tout à la fois de trouver Herman. Mais en entrant, du premier coup d’œil elle avait vu qu’il n’était pas là ; et tout en remerciant le sort des obstacles qui l’avaient empêché de venir, elle s’était sentie triste, tourmentée, s’était jetée sur une chaise, sans même ôter sa robe ; elle s’était laissée aller à remémorer dans son cœur tous les événements qui s’étaient succédé dans un temps si court, et qui l’avaient entraînée si loin.

Trois semaines ne s’étaient pas passées, depuis le jour où elle avait vu pour la première fois par la fenêtre ce jeune officier, et déjà elle était en correspondance avec lui, et déjà il avait eu le temps de l’amener à un rendez-vous pendant la nuit. Elle savait, il est vrai, son nom. Mais comment l’avait-elle appris ? Par la seule signature de ses lettres ; et de plus, elle ne lui avait jamais parlé, elle n’avait jamais entendu le son de sa voix. Personne même ne l’avait nommé devant elle. Pourtant, si !... — Ce soir !... Singulier hasard ! bizarre coïncidence !

Tomsky s’étant mis au bal à bouder la jeune princesse Pauline *** parce que, contre son habitude, elle faisait la coquette avec un autre que lui, n’avait rien trouvé de mieux, afin de se venger et de lui montrer une belle indifférence, que d’engager Lisaveta Ivanovna pour l’interminable, l’éternelle mazourka. Et pendant tout ce temps, il l’avait tourmentée, harcelée sur sa préférence pour les officiers du génie, lui assurant qu’il en savait beaucoup plus qu’elle ne pouvait le supposer. Quelques-unes même de ses plaisanteries avaient été si adroitement dirigées, qu’elle avait pensé plusieurs fois que son secret était découvert.

— De qui tenez-vous toutes ces folies ? lui avait-elle demandé avec un sourire qu’elle s’efforçait en vain de rendre naturel.

— D’un homme vraiment remarquable, d’un de mes amis que vous connaissez quelque peu, avait dit Tomsky qui se plaisait à l’embarrasser toujours davantage.

— Et le nom de cet homme extraordinaire ?

— Herman.

À ce nom, Lisaveta Ivanovna n’avait rien répondu ; mais ses pieds, ses mains s’étaient glacés, tout son sang lui avait reflué au cœur.

— Sa figure est des plus romantiques, avait poursuivi Tomsky, qui épiait sur ses traits le fond de sa pensée ; il a le profil tant soit peu napoléonien, et l’âme plus que méphistophélique. Je garantirais qu’il a au moins sur la conscience trois belles et bonnes scélératesses ! Mais comme vous avez pâli, Lisaveta Ivanovna ?...

— C’est possible, j’ai mal a la tête... Mais que vous disait cet Herman, car c’est ainsi que vous l’avez nommé, je crois ?

Herman est très-mécontent de son ami, il prétend qu’à sa place il aurait agi tout différemment. Je vous dirai même que je le suppose aussi amoureux de vous ; car il n’entend pas de sang-froid parler de votre beauté, de votre grâce élégante.

— Mais où m’a-t-il vue ?

— À l’église sans doute, ou à la promenade, Dieu sait !...[8] peut-être même dans votre chambre pendant que vous dormiez ! Il en serait capable !

À ce moment, on faisait la figure des questions, et trois dames s’étant approchées d’eux en disant à Tomsky oubli ou regret, cette conversation, qui commençait à être si intéressante pour Lisaveta Ivanovna, s’était trouvée brusquement interrompue. Et, par une sorte de fatalité, elle n’avait pu se renouer ; Tomsky, qui avait choisi d’instinct la princesse Pauline, n’avait plus guère pensé à Herman et à la jeune élève de sa grand’mère !

Aussi, pendant qu’il faisait un ou deux tours de plus pour terminer sa petite brouille et signer sa paix, la mazourka avait fini, et la vieille comtesse était partie. Les paroles de Tomsky n’étaient autre chose que des propos de bal, un bavardage de mazourka. Mais elles étaient entrées profondément dans le cœur de Lisaveta Ivanovna. Le portrait qu’il avait tracé avait une grande ressemblance avec celui de son imagination, et grâce à tous les nouveaux romans qu’elle lisait chaque jour à la comtesse, et qui exaltaient ses idées, elle trouvait dans ce type de figure quelque chose qui l’effrayait et la charmait à la fois... Sous cette double impression, elle rêvait, les bras en croix sur sa poitrine et la tête baissée. Elle oubliait qu’elle portait encore son costume de fête et qu’elle avait à son front une couronne de fleurs.

Tout à coup, la porte s’ouvrit.

Herman parut !

Elle tressaillit, elle se sentit trembler.

— Où donc étiez-vous, lui demanda-t-elle à voix basse, et avec un sentiment d’effroi involontaire.

— Dans la chambre à coucher de la vieille, dit Herman, j’en sors à l’instant. La comtesse est morte.

— Morte ! que dites-vous, grand Dieu !

— Et c’est moi qui suis la cause de sa mort, continua Herman avec un horrible sang-froid.

— Vous !....

Lisaveta Ivanovna le regarda fixement, et les paroles de Tomsky revinrent subitement à sa pensée : Je garantirais qu’il a au moins sur la conscience trois belles et bonnes scélératesses.

Mais Herman, peu soucieux de ce regard d’inquisition, s’assit tranquillement sur la fenêtre à côté d’elle, et lui raconta cruellement et dans les plus grands détails tous les plans qu’il avait formés et qui venaient d’échouer d’une façon si tragique.

Elle, la malheureuse, l’écoutait avec terreur. C’en était donc fait de tous ses rêves !!!

Ces lettres passionnées, ces tendres sollicitations, cette poursuite si hardie et si obstinée, tout cela n’était pas de l’amour ! L’argent, l’argent seul ! voilà ce dont son ame avait soif, et tout ce qu’elle aurait pu faire n’aurait jamais suffi pour satisfaire ses désirs et le rendre heureux. Elle n’était rien pour lui qu’un instrument de crime, elle se trouvait en quelque sorte l’aveugle complice de l’assassin de sa vieille bienfaitrice ; et elle pleurait, pleurait amèrement, son repentir était plus grand que sa faute. Son cœur ne se pardonnait pas !

Herman, les yeux fixés sur elle, gardait alors le silence. Il sentait aussi quelque chose en lui qui le déchirait. Mais ce n’étaient ni les larmes de la pauvre fille, ni l’inexprimable charme de sa vive douleur. Ce n’était pas non plus le remords d’avoir tué la comtesse ; son âme était trop dure, trop de granit ! Mais c’était la perte irréparable du secret dont il attendait sa fortune. L’avenir lui paraissait maintenant horrible, il l’avait rêvé si beau !

— Vous êtes un monstre, dit enfin Lisaveta Ivanovna, chez laquelle l’indignation se faisait jour à travers les larmes.

— Je ne voulais pas sa mort, répondit Herman, mon pistolet n’était pas chargé.

Et de nouveau ils restèrent en face l’un de l’autre, dans le plus profond silence.

Le jour commençait. Lisaveta Ivanovna éteignit la chandelle, qui déjà aux trois quarts consumée, ne jetait plus qu’une faible lumière, et une pâle clarté se répandit dans la chambre.

La pauvre enfant essuya ses yeux tout en pleurs, et s’adressant à Herman, qui assis sur la fenêtre, les bras croisés, avait dans l’expression de sa figure quelque chose de satanique : — Comment sortirez-vous de chez moi ? dit-elle, comment sortirez-vous de l’hôtel ? J’avais pensé vous conduire par un escalier dérobé ; mais il faut passer devant la chambre de la comtesse.

— Eh bien ? dit Herman.

— J’ai peur !

— Alors indiquez-moi comment trouver cet escalier, et je m’en irai seul.

Lisaveta Ivanovna se leva, prit dans sa commode une clef, et la donna à Herman, en lui expliquant le mieux qu’elle le pouvait le chemin qu’il devait prendre.

Herman saisit sa main froide et inanimée, fit mine d’un baiser sur ses cheveux, car elle avait la tête baissée comme pour se cacher à elle-même, et sans un mot, sans une parole de cœur pour dernier adieu, il sortit.

Il descendit l’escalier en spirale, et pénétra de nouveau dans la chambre à coucher de la comtesse. La vieille était assise, et pour ainsi dire clouée dans son fauteuil ; la mort l’avait comme pétrifiée, et sur toute sa figure était répandue une expression de tranquillité profonde. Herman s’arrêta devant elle, et la regarda longtemps, mais sans éprouver un autre sentiment que celui d’une dernière curiosité. Il voulait être bien sûr qu’elle ne vivait plus ! puis enfin, il entra dans le cabinet, se mit à tâter avec ses mains derrière la tapisserie, et après avoir trouvé une porte, il l’ouvrit et se dirigea comme il put par un sombre et noir escalier.

Et quelles pensées pouvaient, en ce moment, le préoccuper, l’agiter !

Il est bien possible, se disait-il, qu’il y a soixante ans, dans la même chambre et à la même heure, se glissait à la dérobée un jeune heureux en habit brodé, coiffé à l’oiseau royal, et serrant contre son cœur son chapeau à trois cornes. Depuis bien longtemps sans doute, ce cœur-là est réduit en poussière dans la tombe ; — aujourd’hui le tour de la vieille est arrivé, son cœur ne battra plus !

Sous l’escalier, Herman vit une autre porte, et l’ayant ouverte encore avec la clef que Lisaveta Ivanovna lui avait donnée, il traversa une espèce de passage éclairé, qui le conduisit immédiatement dans la rue.

 

V.

Trois jours après cette nuit fatale, à neuf heures du matin, Herman se rendait au couvent ***, où on devait enterrer la comtesse. Sans éprouver quelque repentir de sa conduite, il n’avait pu faire taire la voix de sa conscience qui lui criait sans cesse : tu es le meurtrier de la vieille ; sans avoir la moindre foi religieuse, il avait l’âme imbue d’une quantité de préjugés, et tourmenté de l’idée que la morte pouvait, de l’autre monde, exercer une pernicieuse influence sur sa vie, il s’était décidé à aller à son enterrement, afin de lui demander pardon.

L’église était pleine et Herman parvint avec grand’peine à percer la foule.

Le cercueil était posé sur un riche catafalque, sous un baldaquin de velours, et la comtesse était couchée là, la figure découverte[9], les mains croisées sur sa poitrine, et parée d’un bonnet de dentelle et d’une robe de satin blanc ; tout autour, étaient ceux de la maison, les parents, les amis, les serviteurs. — Les domestiques en habit noir, avec les rubans aux couleurs des armes sur l’épaule, et portant chacun un cierge à la main. — Puis la famille dans le plus grand deuil d’étiquette, les enfants, les petits-enfants, et les arrière-petits-enfants. Mais de tout ce monde, personne ne pleurait ! les larmes auraient paru de l’affectation, car la comtesse était si vieille, qu’il fallait d’un jour à l’autre s’attendre à cette catastrophe, et beaucoup même depuis longtemps la regardaient comme trépassée.

Un célèbre prédicateur prononça l’oraison funèbre, et il traça un tableau simple et touchant de la mort paisible de cette bienheureuse, dont les longues années avaient été une douce et humble préparation pour une fin chrétienne.

— L’ange de la mort, s’écria l’orateur, l’a trouvée veillant dans de saintes pensées et attendant sans crainte son dernier fiancé.

Le service se termina avec le cérémonial obligé, et chacun vint à son tour saluer le corps, et lui dire adieu. D’abord, ce furent les parents, puis tous les nombreux invités qui avaient voulu rendre hommage encore une fois à celle qui, depuis tant d’années, participait à leurs frivoles plaisirs. Les gens de la maison s’approchèrent ensuite, et enfin soutenue sous les bras par deux jeunes filles, se traîna la vieille duègne, la contemporaine de la défunte. Celle-ci n’eut pas même la force de se prosterner jusqu’à terre ; mais elle fut la seule qui versa quelques larmes, en baisant la main glacée de sa maîtresse.

Restait Herman, qu’une vague terreur retenait encore. Cependant sa force d’âme l’emporta bientôt, et il s’approcha délibérément du cercueil. Il se mit à genoux, et resta quelques minutes la face collée sur le plancher parsemé de petites branches de sapins ; puis il se releva pâle comme la morte même, monta les degrés du catafalque et salua.

Dans ce moment, il lui parut que la comtesse le regardait en clignant d’un œil, et avec l’expression la plus ironique, et alors, il se rejeta précipitamment en arrière, et ayant fait un faux pas, il tomba à la renverse. On s’empressa de le relever, mais au même temps il fallut emporter sous le péristyle Lisaveta Ivanovna qui venait de s’évanouir. — Cet épisode troubla quelques instants la solennité funèbre, et jusqu’à la fin du service, il régna parmi les assistants une sourde rumeur. Chacun cherchait à s’expliquer, quel était ce jeune officier, et quels titres d’affection pouvaient lui inspirer une si belle et si profonde douleur. Enfin, comme un Anglais qui était venu là en curieux, s’étonnait avec tout le monde et adressait demandes sur demandes à ses voisins, un maigre chambellan, proche parent de la défunte, se pencha à son oreille, et d’un air mystérieux lui dit tout bas : — C’est son fils naturel. Sur quoi, l’Anglais répondit froidement : — Oh ! et se retira satisfait.

Toute la journée, Herman se sentit mal à l’aise, aussi à l’heure du dîner, il s’en alla dans un restaurant peu fréquenté, et contre son habitude, se mit à boire beaucoup, dans l’espoir d’assoupir son agitation intérieure ; mais le vin ne faisait qu’échauffer davantage son imagination, et il revint chez lui plus dérangé que jamais. Alors, sans se déshabiller, il se jeta sur son lit, et le sommeil lui venant mieux en aide, il s’endormit profondément.

Quand il se réveilla, la nuit était déjà très-avancée, et sa chambre n’était faiblement éclairée que par les pâles rayons de la lune. Il regarda à sa montre. — Il était trois heures moins un quart ; — et plus le moindre besoin de repos ! Ses yeux machinalement refusaient de se fermer. Que faire ? Il s’assit sur son lit, et sa pensée revint volontairement à l’enterrement de la vieille comtesse.

À ce moment, comme il se trouvait en face de la fenêtre, il vit une forme de tête qui se dessinait à la vitre et le regardait fixement ; mais comme elle disparut presque aussitôt, il n’y fit pas plus d’attention, et retomba dans ses profondes et lugubres rêveries.

Quelques minutes se passèrent, et alors, il entendit qu’on ouvrait la porte de sa première chambre ; mais il ne s’en étonna pas davantage ; il savait que son soldat était toujours ivre-mort, et il supposait qu’il rentrait seulement du cabaret. — Cependant peu à peu le bruit se rapprocha, et cette fois, il y prêta plus d’attention. C’était positivement une démarche inconnue, comme quelqu’un qui marchait doucement en traînant ses pantoufles.

Bientôt, sa porte fut poussée lentement, et il vit immobile sur le seuil, une femme en robe blanche. Sa première idée fut que c’était sa vieille nourrice ; seulement, il ne comprenait pas ce qui pouvait l’amener dans la nuit. Mais au moment où il allait lui parler, la femme blanche glissa et coula rapidement jusqu’à lui, et il resta brisé à sa place, la bouche béante !

C’était la comtesse, c’était la morte !

— Je suis venue malgré ma volonté, dit-elle d’une voix assurée ; mais il m’est ordonné d’exaucer ta prière... le trois, le sept, et l’as sont les cartes qui te feront gagner, mais pour cela tu dois les mettre l’une après l’autre, et seulement dans autant de jours différents ; de plus, promettre par serment que tu ne joueras jamais. Je te pardonne ma mort, mais à une seule condition, tu épouseras mon élève Lisaveta Ivanovna.

Et après ces paroles, elle se retourna, glissa de nouveau vers la porte, et disparut en laissant derrière elle le bruit traînant de ses pantoufles !

Herman entendit frapper la porte du vestibule, puis comme l’éclair, il vit encore une figure pâle, collée à la vitre, puis... il ne vit plus rien !

Et il resta ainsi longtemps sans faire un mouvement, écoutant toujours et promenant ses regards çà et là. Il ne pouvait revenir de sa stupeur. Mais enfin il se décida à aller dans l’autre chambre. Il y trouva son soldat, qui ronflait par terre, et ce fut avec grand’peine qu’il parvint à l’éveiller. Il était ivre selon sa coutume, et il n’en put rien tirer, sinon que la porte du vestibule était parfaitement fermée.

Alors il rentra, alluma sa lampe, se mit à sa table, et afin de n’en pas oublier le plus petit détail, il écrivit son étonnante vision.

 

VI.

Dans la nature morale, deux idées fixes ne peuvent exister ensemble, pas plus que dans le monde physique deux corps ne peuvent occuper une seule et même place. Aussi, dans l’imagination d’Herman, le trois, le sept et l’as devinrent bientôt la pensée maîtresse, et devant cette trinité de cartes s’effaça complètement le souvenir de la vieille comtesse ! Le trois, le sept et l’as, sa tête en était pleine ; c’était la voix prophétique qui vivait en lui, errait sans cesse sur ses lèvres et se faisait jour à travers toutes ses pensées et toutes ses paroles ! Voyait-il passer une jeune fille remarquable de grâce et d’élégance, il s’écriait avec enthousiasme : Comme elle est bien ! un véritable trois de cœur ! — Lui demandait-on l’heure qu’il était, il répondait avec la plus belle ingénuité : — Moins cinq minutes le sept ! — S’il venait à rencontrer un homme à gros ventre : — Voilà mon as, se disait-il. Le trois, le sept et l’as ! c’étaient comme des lutins qui, sous toutes les formes possibles, le poursuivaient jusque dans ses rêves. Le trois lui semblait un beau grandiflore en fleurs ; le sept se dessinait gracieusement en portes gothiques, et l’as lui apparaissait sous la figure d’une immense araignée. Enfin, son imagination roulait autour d’une idée fixe : ce secret qu’il avait acheté si cher et dont il fallait profiter !!...

Et il ne songeait pas moins, qu’à donner sa démission et à réaliser sa fortune, afin d’aller à Paris dans les maisons de jeu pour y faire sauter toutes les banques ! mais la fortune, une fois en veine de le servir, voulait lui éviter tout embarras, et elle lui offrit bientôt, sans le faire courir si loin, l’occasion la plus magnifique de puiser à coup sûr dans ses trésors.

Depuis quelque temps, à Moscou, il s’était formé une société de riches joueurs, sous la présidence du célèbre Tchekalinskoy, et celui-ci, qui avait passé sa vie à une table de jeu et avait amassé à cette espèce de métier plusieurs millions, tenait maison ouverte, avait un cuisinier excellent, et recevait son monde avec une amabilité parfaite. Consentant à prendre des lettres de change quand il gagnait, et payant le plus souvent en argent comptant, s’il venait à perdre, il s’était donné ainsi parmi ses camarades une haute réputation d’estime, et sa vieille expérience l’avait fait reconnaître unanimement comme le chef le plus digne, le plus méritant. Or, il venait d’arriver à Pétersbourg, ce maître routier, ce docteur en pharaon ! — et toute la jeunesse oubliant les bals pour les cartes, les attraits des dames en chair et en os, pour les charmes des dames en carton, s’était précipitée chez lui et se livrait avec fureur à cette nouvelle et irrésistible passion.

Un soir, Naroumoff, un des plus acharnés de la bande joyeuse, lui amena son ami Herman. Ils traversèrent une file de somptueux appartements, et partout déjà il y avait foule. Quelques généraux, quelques conseillers d’état jouaient au whist, et les jeunes gens, couchés plutôt qu’assis sur de larges divans en damas rouge, causaient nonchalamment, en mangeant force glaces, et en fumant pipes sur pipes. Puis, dans le grand salon autour d’une longue table, se pressaient une vingtaine de joueurs silencieux, pendant que le maître de la maison, à l’une des extrémités, tenait les cartes et faisait la banque.

M. Tchekalinskoy était un homme d’environ soixante ans et de l’extérieur le plus respectable. Sa tête était couverte d’une belle chevelure argentée, sa figure pleine et fraîche exprimait la bonté, et ses yeux qui avaient conservé le feu de la jeunesse brillaient, et s’animaient presque constamment du sourire le plus agréable et le plus affectueux.

Naroumoff s’approcha, et lui présenta Herman.

— Tout heureux, monsieur, de faire votre connaissance, dit Tchekalinskoy en lui serrant amicalement la main ; soyez ici, je vous prie, sans cérémonie, causez, jouez, fumez selon votre fantaisie, — liberté entière, c’est ma devise en fait de plaisir !

Et il continua à tailler.

La taille était déjà fort avancée, il y avait plus de trente cartes sur la table. Tchekalinskoy s’arrêtait après chaque coup, pour donner à ceux qui jouaient le temps de bien suivre leurs combinaisons. Il inscrivait les pertes, écoutait avec une politesse exquise les réclamations, et d’une façon encore plus amicale, dépliait le coin qu’une main distraite avait plié de trop.

Enfin, la taille finit, et Tchekalinskoy, après avoir mêlé le jeu, s’apprêta à en commencer une autre.

— Veuillez me permettre de mettre une carte, dit alors Herman, en tendant la main par-dessus un gros monsieur qui pontait et qui occupait à lui seul tout l’espace.

Tchekalinskoy sourit aimablement, et lui répondit du salut le plus engageant.

— Je te félicite, Herman, dit Naroumoff, en lui frappant sur l’épaule, — enfin, tu as rompu ta longue et absurde abstinence ; je te souhaite un heureux commencement, bonne chance !

— Elle va, dit Herman, qui n’avait rien entendu de cette plaisanterie, et qui venait d’écrire à la craie son enjeu au-dessus de sa carte.

— Combien ? demanda le banquier en fermant l’œil à demi ; excusez-moi, monsieur, mais je ne distingue pas ce que vous avez écrit ?

— Quarante-sept mille roubles, dit Herman.

À ces mots, toutes les têtes se retournèrent spontanément, et tous les yeux se fixèrent sur ce nouveau joueur si hardi.

Il est devenu fou, pensa Naroumoff.

— Qu’il me soit permis de vous faire observer, dit Tchekalinskoy avec son sourire habituel, que vous jouez là un jeu très-fort. Personne jusqu’ici n’a mis sur la première carte plus de deux cents roubles.

— Eh bien, quoi ! dit Herman, tenez-vous ma carte, oui ou non ?

Tchekalinskoy salua en signe de consentement.

— Je voulais seulement vous dire, reprit-il, qu’ayant la confiance de tous ces messieurs, je ne puis faire la banque autrement que sur de l’argent comptant. Certes, de mon côté, je suis persuadé que votre parole suffit ; mais pour la règle du jeu et des comptes, je vous engage à mettre l’argent sur la table.

Herman tira de sa poche un billet de Lombard[10] et le présenta à Tchekalinskoy ; celui-ci le parcourut des yeux et le mit en silence sur la carte d’Herman, puis il commença à tailler.

À droite, vint le neuf.

À gauche, le trois.

— Elle a gagné, dit Herman, en retournant sa carte.

Un sourd murmure séleva parmi les joueurs, et au premier moment, Tchekalinskoy ne put retenir une sorte de grimace ; mais bientôt le sourire reparut sur ses lèvres, et sa figure reprit sa première tranquillité.

— Voulez-vous recevoir ? demanda-t-il à Herman.

— Je vous en prie, dit celui-ci.

Tchekalinskoy sortit de son portefeuille plusieurs billets et paya, sans paraître affecté le moins du monde. Herman ayant reçu ce qui lui était dû, quitta la table, but un verre de limonade et partit.

Naroumoff n’en revenait pas.

Le lendemain soir, Herman fut là de nouveau, et quand il s’approcha de la table de jeu, chacun des ponteurs s’empressa de lui faire place, et Tchekalinskoy, qui faisait la banque, le salua avec une bienveillance toute particulière. Herman attendit comme la première fois une nouvelle taille, et alors, il posa sur sa carte couverte ses quarante-sept mille roubles et son gain de la veille.

Tchekalinskoy tailla.

Le valet parut à droite.

Le sept à gauche.

Herman montra le sept.

Il y eut exclamation générale, et cette fois Tchekalinskoy se troubla visiblement. Il compta avec un mouvement convulsif les quatre-vingt-quatorze mille roubles, et les donna à Herman. Celui-ci les reçut avec un merveilleux sang-froid, et après avoir salué l’assemblée, sortit, sans dire un mot, du salon.

À la soirée suivante, tous déjà l’attendaient ; et dès qu’il parut, et généraux et conseillers d’état laissèrent là leur whist, afin d’être témoins de cette partie si extraordinaire. Les jeunes officiers se levèrent de leurs divans, et il n’y eut pas jusqu’aux valets de chambre qui se glissèrent par derrière sur la pointe des pieds, pour pouvoir être spectateurs de ce coup unique et sans revanche. Enfin, les joueurs oublièrent leur jeu et ne mirent pas de cartes, tant ils étaient impatients de savoir comment cela finirait.

Mais lui, Herman ! entouré de tout ce monde, ne paraissait nullement ému ; il était debout devant la table, et s’apprêtait tranquillement à ponter seul contre Tchekalinskoy qui affectait aussi de l’assurance en souriant plus que de coutume, mais dont la pâleur mate trahissait tout haut l’inquiétude.

Chacun d’eux décacheta son jeu. Tchekalinskoy mêla et remêla longtemps. Herman coupa tout d’abord, prit une carte et l’avança sur le tapis, en la couvrant d’une pile de billets. On aurait vraiment dit un duel ! Tout autour d’eux régnait le plus profond silence. Cette attente était effrayante !...

Tchekalinskoy commença à tailler, ses mains tremblaient, il avait peur !..

À droite, parut une dame.

À gauche, un as.

— L’as a gagné, dit Herman, avec la certitude du triomphe, et sans même la regarder, il découvrit sa carte.

— En effet, l’as a gagné, dit Tchekalinskoy, du son de voix le plus mielleux et en même temps le plus perfide ; mais votre dame a perdu !

— Ma dame ! reprit Herman en reportant les yeux sur sa carte, est-ce possible ! Mais c’était bien un as que j’avais pris, ce n’était pas cette dame de pique !.... — Et il tressaillit, le malheureux, de tous ses membres, il ne pouvait pas croire ce qu’il voyait ; il ne comprenait pas ce qu’il avait fait, qu’il avait pu se tromper ! Tout cela était faux, sa carte mentait, et il la retournait en tous sens, comme s’il espérait retrouver son as.

Mais tout à coup, il lui sembla que cette dame de pique, qu’il considérait avec tant d’attention, venait aussi de le regarder, qu’elle clignait malignement de l’œil, et lui faisait la grimace en ricanant.

Alors, il se sentit brisé, tué. La ressemblance était trop frappante.

— La vieille, murmura-t-il avec terreur, la vieille !!...

Tchekalinskoy amena à lui toute la masse des billets perdus.

Mais Herman était immobile, et répétait tout bas : — La vieille !... la vieille !..

Quelques instants s’écoulèrent ; il se leva brusquement, traversa la foule, et disparut.

Après son départ, ce fut une bruyante rumeur dans tous les salons : chacun argumentait à sa manière sur cette prétendue erreur ou distraction.

— Le coup est un des plus piquants que nous ayons jamais vus. C’était parfaitement ponté, dirent les joueurs à Tchekalinskoy, avouez que vous avez eu peur !

Et cette fois, Tchekalinskoy sourit encore, mais de grand cœur ! Il mêla de nouveau les cartes, recommença à tailler, et le jeu, suivant sa routine ordinaire, se prolongea jusqu’au matin.

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Herman est devenu fou ; il est à l’hôpital d’Abouchoff, chambre n° 17. Il ne répond à aucune question, mais il marmotte sans cesse et avec une volubilité prodigieuse : — Le trois, le sept, l’as ; le trois, le sept, la dame !

Lisaveta Ivanovna est mariée à un jeune homme qui sert je ne sais où, mais qu’on dit aimable et presque riche. C’est le fils de l’ancien intendant de la vieille comtesse.

Lisaveta Ivanovna a recueilli chez elle une pauvre parente ; la voilà à son tour avec une élève !

Tomsky est depuis quelques mois capitaine et vient d’épouser la princesse Pauline.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave; déposé sur le site de la Bibliothèque le 21 février 2011.

 

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Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] En Russie, au lieu de désigner la personne à qui ou de qui l’on parle, sous la dénomination de monsieur ou de madame, on la nomme de son nom de baptême auquel on ajoute le nom aussi de baptême de son père. — Anna Fedotievna, signifie, Anna, fille de Fedote, (en français Théodose.)

[2] En Russie, la plupart des chambres à coucher se trouvent partagées en deux par un paravent qui fait cloison, cache le lit, et forme ainsi une espèce de cabinet de toilette.

[3] Promises est le terme adopté dans le langage russe, pour parler des jeunes personnes à marier ou sur le point de se marier.

[4] En Russie, à chaque coin de rue, est bâtie une petite maisonnette en bois, où sont logés trois hommes qui font à tour de rôle sentinelle, et sont chargés de veiller au bon ordre. — Cette espèce de garde de police s’appelle Boutechnick.

[5] Papier-monnaie russe.

[6] La chambre spécialement réservée aux femmes de chambre.

[7] Cocher des traîneaux de place.

[8] Phrase tout à fait russe, et qui se reproduit à chaque instant dans la conversation.

[9] En Russie, les morts sont enterrés à visage découvert.

[10] Le Lombard est une espèce de banque du gouvernement dont les obligations équivalent à de l’argent comptant.