LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 


Alexandre Pouchkine

(Пушкин Александр Сергеевич)

1799 — 1837

 

 

 

 

EUGÈNE ONÉGUINE

(Евгений Онегин)

 

 

 

1825-1832

 

 

 

 

 


Traduction d’Ivan Tourgueniev et Louis Viardot parue dans la Revue nationale et étrangère, t. 12 & 13, 1863.

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

CHAPITRE PREMIER.

CHAPITRE II.

CHAPITRE III.

CHAPITRE IV.

CHAPITRE V.

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VIII.

 


 

Ce n’est pas à nous qu’il appartient de décider si Pouchkine imitant Byron est supérieur à Pouchkine imitant Shakspeare. Mais nous pouvons constater qu’en Russie le roman-poëme appelé Ievguéni (Eugène) Onéguine passe généralement pour le chef-d’œuvre de son auteur.

Ce roman-poëme fut composé à différentes époques et publié en divers fragments. Ainsi le premier chapitre parut en 1823 et le dernier en 1831. Né au mois de mai 1799, Alexandre Pouchkine avait écrit, en 1820, une Ode à la Liberté. L’empereur Alexandre Ier vit un crime d’État dans cette poésie de collège. Il en condamna le jeune auteur à être enfermé le reste de sa vie, comme un moine prévaricateur, dans le couvent disciplinaire de Solovetsk, situé sur un îlot de la mer Blanche, au delà d’Archangel. L’historien Karamsine, à qui Pouchkine dédia plus tard son drame de Boris Godounoff, prit pitié du jeune poète et le sauva : il obtint que sa réclusion perpétuelle fût commuée en exil. Pouchkine fut d’abord envoyé à Kichenef, en Bessarabie, puis à Odessa, puis à son village de Mikhaïlovskoïé, dans le gouvernement de Pskof, où il resta jusqu’à l’amnistie accordée par l’empereur Nicolas, en 1826, à propos de son couronnement.

Le poëme d’Onéguine se ressent de la diversité des lieux, des époques et des situations où furent composées les différentes parties de l’œuvre. Lorsque Pouchkine en écrit le premier chapitre, presque au sortir des bancs de l’école, il est encore imbu des poésies légères françaises du dix-huitième siècle, très à la mode en Russie depuis la grande Catherine et les petits soupers de l’Ermitage ; mais lorsque, plus tard et confiné dans son village, il étudie avec passion les Allemands et les Anglais, Goethe, Schiller, Shakspeare, Walter Scott et Byron, son poème prend un nouveau caractère, acquiert un nouveau souffle, en même temps que Pouchkine, prenant lui-même de la maturité, acquiert de la force et du goût. (Note des traducteurs.)

 

 

 

 

 

 

 

 

Pétri de vanité, il avait encore plus de cette espèce d’orgueil qui fait avouer avec la même indifférence les bonnes comme les mauvaises actions, suite d’un sentiment de supériorité peut-être imaginaire.

(Tiré d’une lettre particulière [1].)

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER.

 

I

 

« Dès qu’il tombe sérieusement malade, mon oncle professe les principes les plus moraux. Il a pu se faire estimer, sans pouvoir inventer rien de mieux. Son exemple est une leçon. Mais, grand Dieu ! quel ennui de rester nuit et jour auprès d’un malade sans le quitter d’un seul pas ! Quelle basse perfidie que d’amuser un moribond ! d’arranger ses coussins, de lui présenter avec recueillement ses remèdes, de pousser de gros soupirs, en même temps que l’on pense à part soi : Quand donc le diable t’emportera-t-il ? »

 

II

 

Ainsi se disait, entraîné par des chevaux de poste, dans des flots de poussière, un jeune étourdi que les arrêts de Jupiter destinaient à devenir l’héritier de tous ses parents. Amis de Rouslan et Ludmila[2], permettez que, sans plus de préambule, je vous fasse faire la connaissance du héros de mon roman. Onéguine, mon camarade, est né sur les bords de la Néva, où peut-être aussi vous êtes né, ou bien où vous avez brillé, lecteur. Moi aussi je m’y suis promené, mais le climat du Nord me semble nuisible[3].

 

III

 

Ayant servi d’une façon exemplaire, le père d’Onéguine ne vivait que de dettes. Il donnait trois grands bals chaque hiver, et il finit par se ruiner. Mais le destin veillait sur son fils Eugène. Dans son enfance, une madame prit soin de lui ; puis un monsieur la remplaça. Ce monsieur, pauvre abbé français, pour ne point tourmenter l’enfant, lui apprit tout en plaisanterie ; il ne l’ennuyait point d’une morale trop sévère, le grondait doucement de ses fredaines, et le menait promener au Jardin d’Été.

 

IV

 

Quand vint pour Onéguine l’époque des orages de la jeunesse, des espérances immodérées et des tendres rêveries, M. l’abbé fut congédié ! Voilà mon Onéguine libre comme l’air. Les cheveux coupés à la dernière mode, habillé comme un dandy de Londres, il fit dans le monde son entrée. Il parlait et écrivait fort bien le français, dansait correctement la mazourka, et saluait avec grâce. Que faut-il de plus ? Le monde décida qu’il était charmant et plein d’esprit.

 

V

 

Nous avons tous, par petites bribes, appris fort peu de choses et fort mal, de sorte qu’il n’est pas difficile, grâce à Dieu, de briller chez nous par l’éducation. Onéguine était, de par la décision d’une foule de juges compétents et sévères, un garçon plein de science, mais pédant. Il avait l’heureux talent de tout effleurer dans une conversation ; de garder le silence, avec l’air profond d’un connaisseur, dans une discussion sérieuse, et d’exciter le sourire des dames par un feu roulant d’épigrammes inattendues.

 

VI

 

Le latin est passé de mode aujourd’hui. Aussi, à vrai dire, savait-il juste assez de latin pour déchiffrer une épigraphe, pour donner son opinion sur Juvénal, pour mettre Vale à la fin d’une lettre, et, dans les grandes occasions, pour citer, non sans fautes, deux vers de l’Énéide. Il n’avait aucun goût pour fouiller la poussière chronologique des légendes humaines ; mais toutes les anecdotes des temps passés, depuis Romulus jusqu’à nos jours, étaient gravées dans sa mémoire.

 

VII

 

N’ayant jamais eu la passion étrange d’user sa vie à la recherche de vains sons, il ne put jamais, malgré tous nos efforts, distinguer un dactyle d’un spondée. Il se moquait d’Homère, de Théocrite ; mais, en revanche, il prisait fort Adam Smith. Il était un profond économiste, c’est-à-dire qu’il savait raisonner sur les causes de la richesse d’un État, et dire comment cet État subsiste, et pourquoi il n’a nul besoin d’or quand il a des produits naturels. Son père ne put jamais le comprendre, et continua à engager ses biens.

 

VIII

 

Inutile d’ajouter tout ce que savait encore Onéguine. Mais en quoi il avait un vrai génie, ce qu’il savait mieux que toute autre science, ce qui avait été pour lui, dès sa jeunesse, un travail, un tourment, une jouissance, ce qui occupait du matin au soir sa paresse inquiète, c’était la science de la tendre passion qu’a chantée Ovide, et pour laquelle il dut finir dans les souffrances sa vie brillante et orageuse, exilé en Thrace, au fond des steppes désertes, loin de sa chère Italie.

 

IX[4]

 

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X

 

Oh ! comme il savait feindre, cacher son espérance, montrer de la jalousie, faire croire et faire cesser de croire, prendre l’air sombre et désespéré, paraître tantôt fier et tantôt docile, plein d’attention ou plein d’indifférence ! comme il savait garder un silence langoureux ou développer une éloquence enflammée ! comme il savait donner une heureuse négligence aux effusions de cœur de ses lettres ! comme il savait n’avoir qu’une pensée, qu’un but, s’oublier lui-même ! comme son regard, rapide ou tendre, timide ou hardi, savait à l’occasion se voiler d’une larme obéissante !

 

XI

 

Ah ! oui, il savait paraître toujours nouveau, étonner l’innocence par une lointaine allusion, l’effrayer par un désespoir de commande, l’amuser par une aimable flatterie ; il savait saisir l’instant de l’émotion, vaincre par le raisonnement ou la passion les préjugés de l’adolescence, attendre la première faveur involontaire, supplier, puis arracher l’aveu, appeler et faire répondre le premier accent du cœur, s’obstiner dans sa poursuite, obtenir enfin une entrevue secrète, et triompher par la solitude et le mystère.

 

XII

 

Il avait su de bonne heure émouvoir même le cœur des coquettes de profession. La médisance la plus acérée était à ses ordres quand il fallait annuler des rivaux et les faire tomber dans ses filets ; mais vous, heureux maris, vous restiez toujours ses amis. Tous le caressaient : et le rusé disciple de Faublas, et le vieillard soupçonneux, et le majestueux trompé, toujours content de lui-même, de son dîner et de sa femme.

 

XIII. — XIV[5]

 

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XV

 

Il est encore au lit, que déjà on lui apporte des billets. Qu’est-ce ? des invitations, précisément. Dans trois maisons il est prié pour la soirée. Là, un bal ; ici, une fête d’enfants. Où ira-t-il ? par où commencera-t-il ? Eh bien, il ira partout. Cela décidé, en toilette du matin, un large bolivar sur la tête[6], Onéguine part pour le boulevard de l’Amirauté, et s’y promène nonchalamment jusqu’à ce que sa vigilante montre de Bréguet ait marqué l’heure du dîner.

 

XVI

 

Déjà la nuit vient ; il se jette dans un traîneau, et le cri de gare ! gare ! retentit. Son collet de poil de castor s’argente d’une fine poussière glacée. Il arrive chez Talon, sûr que Kavérine[7] l’y attend. Il entre, et le bouchon saute au plafond ; le vin de la comète jaillit. Il entre, et voici déjà devant lui le roastbeaf saignant, et les truffes chères au jeune âge, et toute la fleur de la cuisine française, et l’inaltérable pâté de Strasbourg, entre le succulent fromage de Limbourg et l’ananas aux flancs dorés.

 

XVII

 

La soif demande encore des verres pour arroser la graisse brûlante des côtelettes ; mais le son de la pendule annonce qu’un nouveau ballet vient de commencer. Législateur exigeant de la scène, adorateur inconstant des séduisantes actrices, citoyen émérite des coulisses, Onéguine s’élance vers le théâtre, où chacun, s’érigeant en critique, tantôt applaudit un entrechat, tantôt siffle Phèdre ou Cléopâtre, et toujours pour se faire remarquer.

 

XVIII

 

Séjour enchanteur ! Là, naguère, brillait le hardi maître de la satire, l’ami de la liberté, von Wiesin[8], et le facile imitateur Kniajinine[9] ; là, Ozérof[10] partageait avec la jeune Séménof[11] le tribut des larmes et d’applaudissements arraché à tout le public ; là, notre Katénine[12] a ressuscité le mâle génie de Corneille ; là, le piquant Chakovskoï[13] a lâché le bruyant essaim de ses comédies ; là, Didelot[14] s’est couronné de gloire ; là, là, à l’ombre des coulisses, mes jeunes années se sont envolées rapidement.

 

XIX

 

Ô mes déesses ! où êtes-vous ? qu’êtes-vous devenues ? Écoutez ma voix plaintive. Êtes-vous encore là, ou d’autres beautés vous ont-elles succédé sans vous remplacer ? Entendrai-je encore vos chants ? verrai-je encore le vol léger de la Terpsichore russe ? Ou bien mon triste regard ne doit-il plus revoir les visages connus sur la scène éplorée par votre absence ? Et, spectateur indifférent du plaisir d’autrui, sous mon lorgnon désenchanté, vais-je bâiller silencieusement en me rappelant mon passé ?

 

XX

 

Le théâtre est plein. Les loges rayonnent. Le parterre bouillonne et les stalles s’agitent. Le paradis impatient bat des mains. La toile s’envole. Alors, étincelante, aérienne, obéissant à l’archet magique, et entourée d’un cortège de nymphes, paraît Estomina[15]. Rasant à peine le sol d’un pied agile, elle tourne lentement sur elle-même, puis elle bondit, s’élance, s’élance comme un duvet qu’emporte le souffle d’Éole, ploie et déploie sa taille, et frappe son pied de son pied rapide.

 

XXI

 

Tous applaudissent. Entre Onéguine ; il marche sur les pieds à travers les fauteuils ; il dirige, en faisant la moue, son double lorgnon sur les loges occupées par des dames inconnues ; puis, après avoir parcouru tous les rangs de spectateurs, il se déclare fort mécontent de tout, des figures, des toilettes ; il échange des saluts avec les gentilshommes, jette un regard distrait sur la scène, se détourne, et dit au milieu d’un bâillement : « Il est temps de les chasser tous ; j’ai longtemps souffert les ballets, mais Didelot lui-même me devient insupportable. »

 

XXII

 

Les Amours, les Diables, les Dragons sautent et tournent encore sur la scène ; les laquais fatigués dorment encore dans le vestibule sur les pelisses de leurs maîtres ; on n’a pas encore cessé de frapper des pieds, de tousser, de se moucher, d’applaudir ; les quinquets brillent encore au dedans et au dehors du théâtre ; les chevaux, couverts de givre, continuent à piétiner sur place, tandis que les cochers, autour des grands feux, maudissent les plaisirs de leurs seigneurs et se réchauffent les mains en se frappant les uns les autres ; et déjà Onéguine a quitté le théâtre. Il rentre à la maison pour faire sa toilette.

 

XXIII

 

Peindrai-je, dans un tableau fidèle, le cabinet solitaire où l’exemplaire nourrisson de la mode s’habille, se déshabille et se rhabille ? Tout ce que l’esprit mercantile de Londres nous apporte sur les flots de la Baltique en échange de nos bois et de nos suifs ; tout ce que le goût insatiable de Paris invente pour notre luxe, nos fantaisies, nos plaisirs ; tout cela décorait le cabinet d’un philosophe de vingt ans :

 

XXIV

 

Ambre sur les grandes pipes de Constantinople ; porcelaines et bronzes sur les meubles ; cristaux à facettes remplis d’essences ; peignes, limes en acier, ciseaux droits, ciseaux tordus, brosses de trente espèces pour les ongles et pour les dents. Cela me fait penser que Rousseau n’a jamais pu comprendre comment l’austère Grimm se permettait de se nettoyer les ongles en sa présence. Le défenseur de la liberté et des droits, en cette circonstance, n’avait pas le sens commun.

 

XXV

 

On peut être un homme raisonnable et avoir la manie de soigner ses mains. Ne disputons jamais contre l’opinion du monde ; la coutume est le seul despote sur la terre. Craignant par-dessus tout le blâme qui s’attache aux misères, Onéguine était très-recherché dans sa toilette. Il était capable de passer trois heures entre des miroirs, et il sortait de son boudoir semblable à la pimpante Vénus, si, vêtue d’un habit d’homme, elle se rendait au bal masqué.

 

XXVI

 

Je pourrais, à cette heure, occuper le monde savant par une description minutieuse d’une toilette à la dernière mode ; mais, pantalons, fracs, gilets, ce sont des mots qu’on ne trouve pas dans la langue russe, et je vois déjà, je l’avoue à ma honte, que mon pauvre style aurait pu se moins bigarrer de mots étrangers. Mais il y a trop longtemps que je m’ai pu mettre le nez dans notre grand dictionnaire de l’Académie[16].

 

XXVII

 

Nous avons autre chose à faire. Partons plutôt pour le bal, lecteur, où déjà Onéguine a galopé dans une voiture de louage. Le long de la rue endormie, devant les maisons sombres, les doubles lanternes des voitures rangées à la file laissent tomber sur la neige de petits arcs-en-ciel lumineux. Un splendide palais se dresse, tout illuminé d’un cercle de lampions. Des ombres passent sur les glaces sans tain des fenêtres. Ce sont des profils, tantôt de femmes charmantes, tantôt d’originaux à la mode.

 

XXVIII

 

Notre héros est déposé sur le perron. Il passe rapidement devant le suisse, s’élance sur les degrés de marbre, et, ébouriffant ses cheveux d’un coup de main, il fait son entrée. Le salon est plein de monde. La musique semble fatiguée du tapage qu’elle a déjà fait. C’est la mazourka qui retentit. Il y a foule et bruit partout. Les éperons des officiers résonnent ; les petits pieds des dames volent sur le parquet, et des regards enflammés volent aussi sur leurs traces, tandis que le grincement des violons étouffe mille sortes de murmures jaloux et caressants.

 

XXIX

 

Au temps des plaisirs et des désirs irrésistibles, j’étais fou des bals. Il n’y a pas d’endroit plus sûr pour risquer une déclaration ou glisser un billet. Ô vous, maris que je respecte à présent, faites attention à mes paroles, car je désire vous être utile. Et vous aussi, mamans, prenez bien garde à ce que font vos filles. Tenez vos deux yeux bien ouverts ; sans cela, que Dieu vous garde ! Je parle ainsi maintenant, parce qu’il y a longtemps que je ne pèche plus.

 

XXX

 

Hélas ! j’ai sacrifié une bonne part de ma vie à de vains amusements. Mais si les mœurs n’en souffraient pas trop, j’aimerais les bals même à présent. Je me plais à la franche folie de la jeunesse, à l’éclat, à la joie, à la foule pressée, aux toilettes savantes des dames. J’adore leurs petits pieds ; mais, par malheur, c’est à peine si vous trouveriez dans toute la Russie trois paires de jolis pieds de femme. Une surtout… longtemps je n’ai pu l’oublier ; triste et renfrogné que je suis, elle revient encore à mon souvenir, et, jusque dans mon sommeil, j’en entends le doux frôlement.

 

XXXI

 

Insensé ! où, quand, dans quel désert, pourras-tu donc oublier le passé ? Et vous, pieds charmants, où êtes-vous à cette heure ? où foulez-vous les fleurs du printemps ? Choyés dans la paresse orientale, vous n’avez pas laissé de traces sur la neige de nos tristes climats. Vous n’aimiez que le doux attouchement des moelleux tapis. Combien de temps y a-t-il que j’oubliai pour vous et la soif de la gloire dont je suis dévoré, et la contrée de mes pères, et l’exil où je languis ? Tout ce grand bonheur de mes jeunes années a disparu comme la trace légère laissée sur les champs qu’effleuraient vos pas.

 

XXXII

 

Le sein de Diane, les joues de Flore sont charmants, je l’avoue ; mais le pied de Terpsichore est plus attrayant pour moi. Je l’aime, Elvina, sous les longues nappes des tables de banquet, au printemps sur l’herbe des prairies, en hiver sur le fer des cheminées, sur le parquet miroitant des salons, sur le granit des rochers qui bordent la mer.

 

XXXIII

 

Je me souviens d’une mer soulevée par l’ouragan. Comme je portais envie aux flots qui accouraient se pressant l’un l’autre pour se coucher amoureusement à ses pieds ! Comme j’aurais voulu venir avec les flots toucher de mes lèvres ces pieds charmants ! Non, jamais, au milieu des élans de ma jeunesse emportée, je n’ai souhaité avec tant d’ardeur les lèvres des jeunes Armides, ou les roses de leur visage ! Non, jamais la passion n’avait si fortement ébranlé mon âme !

 

XXXIV

 

Je me souviens d’un autre temps encore. Dans mes pensées, je me vois tenant un heureux étrier, et je sens le doux poids d’un pied dans ma main. Mon imagination s’enflamme à ce souvenir, et mon cœur se met à battre comme alors. Mais c’est assez célébrer des coquettes sur ma lyre bavarde ; elles ne valent ni les passions ni les chants qu’elles inspirent. Les paroles et les regards de ces enchanteresses sont trompeurs à l’égal de ces pieds que j’ai trop chantés.

 

XXXV

 

Et mon Onéguine ! à demi sommeillant, il retourne du bal dans son lit, tandis que tout Pétersbourg est déjà réveillé par le bruit de l’infatigable tambour. Les marchands se lèvent ; un vendeur des rues a déjà crié ; l’isvochtchik[17] se dirige lentement vers la station de son attelage ; la laitière, ses pots en équilibre sur l’épaule, marche allègrement en faisant crier sous ses pas la neige compacte ; les bruits agréables du matin s’éveillent ; les volets s’ouvrent ; la fumée des poêles monte en spirale bleuâtre, et le boulanger, allemand ponctuel, coiffé d’un bonnet de coton, a plus d’une fois ouvert son vasistas.

 

XXXVI

 

Cependant, fatigué des travaux du bal et changeant le jour en nuit, dort tranquillement dans une ombre heureuse l’enfant gâté du luxe et des plaisirs. Il se réveille après midi, s’habille, et voilà de nouveau préparée jusqu’au lendemain sa vie monotone et bigarrée. Et demain sera ce qu’était hier. Mais était-il vraiment heureux, mon Onéguine, libre, à la fleur des plus belles années, rassasié de conquêtes brillantes et de plaisirs renouvelés chaque jour ? Lui servait-il à quelque chose d’être toujours imprudent et toujours bien portant au milieu des festins ?

 

XXXVII

 

Non. La sensibilité s’émoussa bientôt en lui. Le bruit du monde le fatigua ; les beautés ne furent plus l’objet constant de ses pensées. Les trahisons même finirent par le trouver indifférent. L’amitié l’ennuya aussi bien que les amis. Et puis, il ne pouvait cependant pas toujours arroser d’une bouteille de Champagne des beafsteacks et des pâtés de foie gras, et semer des mots piquants lorsqu’il avait mal à la tête. Et bien qu’il eût le sang vif, il cessa de trouver du charme à la perspective d’une pointe de sabre ou d’une balle de pistolet.

 

XXXVIII

 

Une certaine maladie, dont il serait vraiment bon de rechercher la cause, que les Anglais nomment spleen, et nous autres Russes khàndra, s’empara de lui peu à peu. Il n’essaya point de se brûler la cervelle, mais il se refroidit complètement dans son amour de la vie. Un nouveau Childe-Harold, moitié farouche, moitié languissant, apparaissait dans les salons. Rien ne semblait le toucher, ni les caquets du monde, ni le boston, ni un regard attendri, ni un soupir indiscret. Il ne remarquait plus rien.

 

XXXIX — XL — XLI

 

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XLII

 

Ô vous, coquettes du grand monde, il vous abandonna avant tout le reste. On doit avouer que, de notre temps, la vie du haut ton n’est pas mal ennuyeuse. Bien que certaines dames sachent citer Say et Bentham, en général leur conversation se compose de balivernes insupportables, quoique innocentes. En outre, elles sont si impeccables, si majestueuses, si pleines de science, si riches de piété, si méticuleuses et si inabordables aux hommes, que leur vue seule engendre l’ennui.

 

XLIII

 

Et vous, faciles beautés que de rapides droschkis entraînent, à la nuit tombante, sur le méchant pavé de Pétersbourg, vous aussi, Onéguine vous abandonna. Renégat des jouissances bruyantes, il s’enferma dans sa maison. Il prit une plume, en bâillant, et voulut écrire ; mais tout travail suivi lui était insupportable. Rien ne sortit de sa plume, et il ne put devenir membre de cette confrérie querelleuse que je ne juge point puisque j’en fais partie moi-même.

 

XLIV

 

Et de nouveau, ressaisi par le far niente, il se rassit devant sa table dans le louable projet de s’approprier l’esprit d’autrui. Il chargea les rayons de sa bibliothèque d’un bataillon de livres. Il lut, il lut, il lut… et sans aucun profit. Là l’ennui, ici la tromperie ou les rêveries vaines ; celui-ci n’a point de conscience, celui-là pas le sens commun. Et tous portent des chaînes, chacun la sienne. Le vieux a vieilli, et le neuf ne fait que se traîner dans les pas du vieux. Onéguine abandonna les livres comme il avait abandonné les femmes. Et il recouvrit d’un rideau de deuil la famille poudreuse de sa bibliothèque.

 

XLV

 

Ayant aussi rejeté le joug des lois du monde ; étant comme lui revenu de toute vanité, je fis à cette époque la connaissance d’Onéguine. Sa physionomie me plaisait, ainsi que son attachement obstiné aux rêveries de l’imagination, ainsi que la bizarrerie inimitable de son esprit vif et refroidi. J’étais aigri ; il était triste. Tous deux nous avions connu l’orage des passions. Tous deux, la vie nous fatiguait, et tous deux nous étions réservés à éprouver la malignité de la fortune et des hommes, au matin même de notre vie.

 

XLVI

 

Celui qui a vécu et qui a réfléchi ne peut point, quoi qu’il fasse, ne pas mépriser les hommes dans son âme. Celui qui a senti vivement est condamné à être hanté par le spectre des jours qui ne peuvent revenir. Celui-là n’a plus d’enchantement ; le serpent du souvenir le mord plus cruellement que celui du repentir. Tout ceci, du reste, donne un grand charme à la conversation. Au début, la langue d’Onéguine me troublait ; mais bientôt je m’habituai à sa discussion envenimée, à sa plaisanterie assaisonnée de fiel, à la cruauté de ses sombres épigrammes.

 

XLVII

 

Combien de fois, au cœur de l’été, lorsque le ciel nocturne se dresse transparent et clair au-dessus de la Neva[18], et que le miroir des eaux, dans sa gaie limpidité, ne reflète pourtant pas le disque de Diane ; combien de fois, rappelant les romans de la jeunesse et l’amour envolé, redevenus sensibles et insouciants, nous avons bu à longs traits et en silence le souffle de la nuit bienfaisante ! Ainsi qu’un forçat transporté pendant son sommeil d’un sombre bagne dans un bois verdoyant, nous étions ramenés par la mémoire vers les jeunes épanouissements de la vie.

 

XLVIII

 

L’âme pleine de je ne sais quels regrets, et appuyé sur le granit des quais, Onéguine se tenait rêveur, ainsi que le poëte s’est peint lui-même[19]. Tout dormait tranquille. On n’entendait que les cris que se renvoyaient les sentinelles nocturnes, ou le bruit soudain d’un droschki traversant la Milionaïa[20], tandis qu’un bateau solitaire, qui agitait lentement ses rames comme de grandes ailes, descendait le fleuve endormi, et, disparu dans le lointain, nous charmait par un chant hardi qui s’en élevait avec le son du cor. C’était doux, mais combien plus doux encore est le chant des octaves du Tasse !

 

XLIX

 

Ô flots de l’Adriatique, ô rives de la Brenta, vous verrai-je avant de mourir ? Et plein d’un enthousiasme encore inconnu, entendrai-je les chants magiques que vous entendez ? Ils sont sacrés pour les fils d’Apollon. La lyre orgueilleuse d’Albion[21] me les a fait connaître, et je sens qu’il y a entre eux et moi parenté. Oui, je jouirai librement des nuits dorées de l’Italie, lorsque, glissant dans une gondole mystérieuse, aux côtés d’une jeune Vénitienne, tantôt causeuse, tantôt muette, mes lèvres sauront trouver la langue de Pétrarque et de l’amour.

 

L

 

Sonnera-t-elle l’heure de ma délivrance ? Je l’appelle, je l’appelle. J’erre sur le rivage, j’attends un vent favorable, je hèle les vaisseaux. Quand commencerai-je enfin ma libre course sur les libres chemins de la mer, n’ayant plus à lutter qu’avec les flots et les tempêtes ? Il est temps que j’abandonne ce monotone élément qui m’est hostile, et que, bercé sur les vagues brûlées du soleil, sous le ciel de mon Afrique[22] je soupire au souvenir de ma sombre Russie, où j’ai souffert, où j’ai enterré mon cœur, mais où j’ai aimé.

 

LI

 

Onéguine était prêt à visiter avec moi des contrées étrangères ; mais alors le destin nous sépara pour longtemps. Ce fut à cette époque que mourut son père. Une troupe affamée de créanciers vint fondre sur Onéguine, qui, indifférent à son sort, haïssant les procès et sachant bien qu’il n’y perdrait pas grand’chose, leur abandonna tout son héritage. Peut-être prévoyait-il déjà la mort de son oncle.

 

LII

 

En effet, il reçut bientôt une missive de l’intendant lui annonçant que son oncle était alité, mourant, et qu’il désirait lui faire ses derniers adieux. Ayant lu la triste épître, Onéguine partit en hâte, et, tout en bâillant, il se préparait déjà, comme nous l’avons vu au début de ce roman, à l’ennui et aux tromperies, lorsque, arrivé au village de son oncle, il trouva le vieillard étendu sur la table funèbre, offrande préparée à la terre.

 

LIII

 

La maison était pleine de monde. De tous côtés étaient venus amis et ennemis, tous également amateurs des repas d’enterrements. On mit le défunt en terre ; les popes et les visiteurs mangèrent et burent tout leur soûl, puis se séparèrent gravement comme s’ils avaient accompli une importante fonction. Voilà notre Onéguine devenu campagnard, maître absolu de fabriques, de bois, d’eaux, de terres. Lui, jusque-là l’ennemi de tout ordre, jusque-là dissipateur, il fut enchanté de changer sa précédente carrière contre quoi que ce fût.

 

LIV

 

Pendant deux jours, il trouva nouveaux les prés solitaires, la fraîcheur des bois ombreux, le murmure d’un timide ruisseau. Le troisième jour, ces bois et ces prés ne l’occupaient plus ; puis ils lui furent indifférents ; puis il s’aperçut bientôt que l’ennui est le même à la campagne, bien qu’il n’y ait ni rues, ni palais, ni bals, ni cartes, ni poëtes. La khàndra l’attendait à l’affût et se mit à le suivre partout comme son ombre ou comme une femme trop fidèle.

 

LV

 

J’étais né, moi, pour la vie tranquille, pour le calme du village. Dans la solitude retentit mieux la voix de la lyre, et les rêves créateurs ont plus de fécondité. Voué à des loisirs innocents, j’aime à errer sur les bords d’un lac désert, et je ne prends de loi que de ma paresse. Chaque matin je me réveille pour la voluptueuse jouissance de la liberté. Je lis peu, je dors beaucoup. Je n’essaye point d’arrêter au passage la gloire qui passe en volant. N’est-ce pas ainsi, dans cette inactivité paisible, qu’ont coulé mes plus heureux jours ?

 

LVI

 

Ô fleurs, prairies, chaumières, paresse, je vous suis voué de toute mon âme ! Et je m’empresse de faire remarquer la différence qui me sépare d’Onéguine pour qu’un lecteur ironique, ou quelque éditeur de calomnies ingénieuses, ne s’avise pas de prétendre, sans crainte de Dieu, que j’ai ici barbouillé mon portrait, à l’instar de Byron, ce poète de l’orgueil, comme s’il était impossible d’écrire des poëmes autrement que sur soi.

 

LVII

 

On me reproche aussi de chanter l’amour. Mais les poëtes aiment l’amour rêveur et mystérieux. Des êtres charmants s’offraient à moi comme en songe, mon âme gardait en son secret leur image, et la muse venait les animer de son souffle. C’est ainsi que, libre de chaînes, je chantais mon idéal, la fille des montagnes[23], et les captives des rives du Salghir[24]. Maintenant, vous m’adressez souvent cette question, mes amis : Pour qui soupire ta lyre ? À qui, dans la foule des jeunes filles, jalouses de la préférence, en as-tu consacré les chants ?

 

LVIII

 

De qui le regard, éveillant chez toi l’inspiration, a-t-il récompensé ton chant mélodieux ? Qui fut l’idole de ta poésie ? — Eh ! mes amis, personne, je vous le jure. J’ai ressenti, sans récompense, les folles agitations de l’amour. Heureux celui qui a pu greffer sur elles la fièvre des rimes ! Par là, marchant sur les traces de Pétrarque, il a doublé l’ivresse sacrée de la poésie ; il a du même coup calmé les tourments de son cœur, et de plus il a saisi la gloire. Mais, pendant que je sentais l’amour, j’étais sot et muet.

 

LIX

 

L’amour a passé, la muse est venue ; et mon esprit trouble, obscur, s’est éclairci soudain. Devenu libre, je cherche dans le calme l’alliance sacrée des paroles sonores, des sentiments et des pensées. J’écris, et mon cœur a cessé de gémir. J’écris, et ma plume distraite ne dessine plus, au bout de vers inachevés, des têtes ou des pieds de femmes. La cendre éteinte ne se rallume plus. Je suis triste encore par moments ; mais je n’ai plus de vaines larmes, et je sens que bientôt aura disparu de mon âme la dernière trace des tempêtes passées. Alors je me mettrai à écrire un poëme en vingt-cinq chants.

 

LX

 

J’ai pensé déjà au plan de ce poëme et au nom dont j’habillerai le héros. Mais, en attendant, je vais achever le premier chapitre de ce roman-ci. J’ai parcouru ce qui en est fait d’un œil critique ; j’y ai trouvé bien des contradictions et bien des fautes de goût. Mais je n’ai pas le temps de les corriger. Je vais payer ma dette à la censure, et je livrerai le fruit de mes veilles en pâture aux journalistes. Va donc aux bords de la Néva, poëme nouveau-né, et mérite-moi les dons de la gloire : des jugements faux, un bruit inutile et des insultes.

 

CHAPITRE II.

 

I

 

Le village où s’ennuyait Onéguine était un charmant petit coin de terre. Un ami des jouissances paisibles aurait pu y bénir le ciel. Une maison de seigneur, isolée, protégée des vents par une colline, s’élevait sur le bord d’une petite rivière. Devant elle, s’étendaient et fleurissaient au loin des prairies diaprées et des champs de blé dorés. Des villages s’apercevaient à l’horizon ; des troupeaux erraient dans la campagne, et un vaste jardin abandonné, refuge des mélancoliques dryades, étalait autour de la maison ses larges ombres.

 

II

 

Cette respectable habitation était construite comme elles devraient l’être toutes : très-solide et très-commode pour une vie tranquille, dans le goût de nos sages grands-pères. Partout des appartements élevés, dans le salon des tapisseries de haute lice, sur les murailles des portraits d’ancêtres, et des cheminées en carreaux de faïence. Tout cela a passé de mode, et c’est à mon grand regret. Du reste, il est juste de dire qu’Onéguine y était fort indifférent ; il bâillait aussi bien dans les salons du vieux temps que dans les salons de l’élégance moderne.

 

III

 

Il s’établit dans la chambre où son oncle, campagnard enraciné, avait passé quarante ans à se quereller avec sa ménagère, à regarder par la fenêtre et à tuer des mouches. Tout y était fort simple : un parquet en bois de chêne, de lourdes armoires, une table, un sopha couvert d’un édredon ; nulle part la plus petite tache d’encre. Onéguine ouvrit les armoires ; il trouva dans l’une un cahier de dépenses, dans l’autre toute une rangée de bouteilles d’eau-de-vie de fruits, des cruches pleines d’eau de pommes, et un calendrier de 1808. Le vieillard, ayant eu tant de choses à faire, n’avait jamais regardé dans un autre livre.

 

IV

 

Seul au milieu de ses domaines, et ne sachant comment tuer le temps, Onéguine commença par avoir l’intention d’y établir un nouvel ordre de choses. Il remplaça par une légère redevance le lourd fardeau de l’antique corvée, et le paysan bénit son nouveau destin. Par contre, un propriétaire de ses voisins, homme pratique, se fâcha tout rouge dans son coin, trouvant à une telle innovation un immense dommage. Un autre se borna à sourire perfidement, et tous déclarèrent d’une commune voix que le nouveau venu était un original des plus dangereux.

 

V

 

Tous pourtant vinrent lui rendre visite, et plus d’une fois ; mais comme on lui amenait son étalon du Caucase au perron de la porte dérobée dès qu’on entendait sur la grande route le bruit de leurs lourds carrosses construits à la maison, offensés d’une pareille façon d’agir, tous cessèrent toute relation avec lui. « Notre voisin, disaient-ils, est un mal appris, un maniaque ; c’est un franc-maçon. Il boit du vin rouge dans un grand verre ; il ne baise pas la main des dames ; il dit toujours « oui ou non, » jamais : « Oui, monsieur ; non, monsieur. » Telle était la voix générale sur son compte.

 

VI

 

À cette époque, un autre nouveau propriétaire était venu habiter le pays et se trouvait soumis à une critique non moins sévère. Il se nommait Vladimir Lenski. Avec une âme venue en droite ligne de l’université de Gœttingue, c’était un beau jeune homme, à la fleur de l’âge, disciple fervent de Kant, et poëte. De la Germanie nébuleuse il avait rapporté ces fruits de la science : des rêveries amoureuses de la liberté, un esprit inflammable et bizarre, une conversation toujours enthousiaste, et de longs cheveux noirs tombant sur ses épaules.

 

VII

 

N’ayant pas eu le temps de se corrompre au contact de la froide dépravation, son âme s’échauffait aisément à l’accueil d’un ami, aux avances d’une jeune fille. Par le cœur, c’était un aimable ignorant. L’espérance le berçait encore ; tout nouvel éclat, toute nouvelle gloire séduisait encore sa jeune imagination. Les doutes qui pouvaient s’élever dans son cœur s’effaçaient à la lueur d’une rêverie brillante. Le but de la vie lui paraissait une séduisante énigme ; il y appesantissait sa réflexion et soupçonnait là-dessous des merveilles.

 

VIII

 

Il croyait qu’une âme parente était prédestinée à s’unir avec la sienne ; que dans les angoisses de l’attente, elle l’appelait nuit et jour. Il croyait que ses amis étaient prêts à se charger de chaînes pour soutenir son honneur, que leurs mains ne trembleraient pas s’il fallait briser la coupe empoisonnée du calomniateur. Il croyait qu’il y a des êtres élus, des amis sacrés de l’humanité, et que le groupe de ces hommes, libres de toute passion, est appelé à nous éclairer des rayons irrésistibles d’une nouvelle doctrine, à inonder le monde de félicités.

 

IX

 

L’indignation, la pitié, le pur amour du bien et le doux tourment du désir de la gloire, avaient de bonne heure agité son sang. La lyre à la main, il errait dans le monde en fixant les yeux sur le ciel de Schiller et de Gœthe. Son âme s’était enflammée à leur feu poétique, et, heureux adepte, il n’avait pas fait honte aux leçons des nobles muses ; il avait su fièrement conserver dans ses chants des sentiments toujours élevés, les purs élans d’une imagination virginale, et le charme d’une grave simplicité.

 

X

 

Il chantait aussi l’amour ; mais son chant était serein, limpide, comme les pensées d’une jeune fille naïve, comme le sommeil d’un enfant, comme la chaste lune quand elle traverse en silence le calme désert des cieux. Il chantait aussi l’absence et la tristesse, et le vague inconnu, et le lointain vaporeux, et les roses romantiques. Il chantait ces contrées où longtemps, sur le sein de la placidité, s’étaient épanchées ses larmes vivantes. Il chantait la fleur fanée de sa vie, n’ayant pas encore vingt ans.

 

XI

 

Dans cette solitude, où le seul Onéguine pouvait l’apprécier, il fuyait les festins des gentilshommes du voisinage. Il fuyait surtout leur conversation aussi lourde que sensée sur la récolte des foins, la fabrication de l’eau-de-vie, les chiens de chasse et les parents. Certes, elle ne brillait ni par le sentiment, ni par l’inspiration, ni par le piquant de l’esprit, ni par la science du savoir-vivre : mais la conversation de leurs aimables moitiés était encore bien moins attrayante.

 

XII

 

Riche et bien fait de sa personne, Lenski était reçu partout comme un fiancé. C’est la coutume à la campagne. Toutes les mamans destinaient leurs filles à ce voisin demi-russe. Entre-t-il quelque part, on se met aussitôt à faire allusion aux ennuis de la vie de célibataire. Puis on invite le voisin à s’approcher du somovar, et c’est Dounia[25] qui verse le thé. On lui murmure à l’oreille : « Dounia, fais bien attention. » Puis on apporte la guitare, et voilà Dounia qui se met à piailler (justes dieux !) la romance : « Viens à moi dans mon palais doré[26]. »

 

XIII

 

Mais, n’ayant aucun désir d’entrer sous le joug du mariage, Lenski préféra se rapprocher d’Onéguine. Ils se rapprochèrent en effet. L’eau et le rocher, les vers et la prose, la glace et le feu sont moins différents. Au commencement, ils se fatiguèrent l’un l’autre par leur diversité. Puis, ils se plurent par cela même qu’ils différaient. Puis ils se virent tous les jours, et devinrent bientôt inséparables. Hélas ! j’en fais l’aveu tout le premier, c’est par oisiveté que les hommes deviennent amis.

 

XIV

 

Mais non, cette amitié même n’existe plus parmi les hommes. Ayant secoué cette dernière superstition, nous nous considérons seuls comme des unités, et tenons le reste du monde pour des zéros. Tous nous nous haussons à la hauteur d’un Napoléon. Qu’on nous donne le pouvoir absolu, et pour nous aussi des millions d’animaux bipèdes seront de la chair à canon. Soyons francs : la sensibilité ne nous est pas moins singulière que ridicule. Onéguine était resté plus supportable que beaucoup d’autres ; car, bien qu’il connût les hommes et les méprisât en masse, il savait faire des exceptions et respectait la sensibilité dans autrui.

 

XV

 

Il écoutait Lenski en souriant. L’ardente conversation du poëte, son esprit encore incertain dans ses jugements, ce qui n’empêchait point son œil d’étinceler, tout lui était nouveau. Il tâchait de retenir sur ses lèvres le mot sceptique qui refroidit. Il se disait : « Ce serait une cruauté de ma part de troubler son bonheur éphémère. Son temps viendra bien sans moi. Laissons-le vivre en attendant ; laissons-lui croire à la perfection de ce monde ; pardonnons à la fièvre des jeunes années cette jeune flamme et ce jeune délire. »

 

XVI

 

Tout sujet faisait naître entre eux la discussion et les amenait à réfléchir ; les traces des générations passées, les fruits de la science, le bien et le mal, les préjugés séculaires, l’impénétrable mystère du tombeau, le destin et la vie, tout passait tour à tour devant leur tribunal. Cependant le poëte, s’oubliant dans l’ardeur de ses propres arrêts, déclamait des fragments de poëmes éclos sous le septentrion, et le bienveillant Onéguine, quoiqu’il les comprit fort peu, écoutait le jeune inspiré avec une gravité attentive.

 

XVII

 

Mais c’était surtout l’analyse des passions qui occupait les loisirs de nos deux solitaires. Délivré de leur puissance capricieuse, Onéguine en parlait toutefois avec un soupir d’involontaire compassion. Heureux celui qui, ayant connu leurs agitations, a su enfin s’y soustraire ! Mais plus heureux encore celui qui ne les a nullement connues, et qui a su tempérer l’amour par la séparation, la haine par la médisance, qui, échappant aux tourments de la jalousie, a su nonchalamment bâiller avec ses amis et sa femme, et n’a jamais confié le capital assuré, légué par ses ancêtres, à la perfidie d’un as de carreau !

 

XVIII

 

Lorsque, vaincus enfin, nous nous rallions sous la bannière de la sagesse ; lorsque le feu des passions s’est éteint, et que nous commençons à trouver risibles leur empire, leurs élans et même leurs échos attardés ; humbles, non sans effort, nous aimons à entendre parfois la langue fougueuse des passions d’autrui, qui nous remue étrangement le cœur. Ainsi un vieil invalide, oublié dans sa chaumière, prête volontiers son oreille et son intérêt aux récits des jeunes bravaches.

 

XIX

 

D’ailleurs la jeunesse ardente ne sait rien cacher. Elle est prête à s’ouvrir également sur sa haine et sur son amour, sur sa tristesse et sur ses joies. Enrôlé parmi les invalides, Onéguine écoutait d’un air sérieux comment, épris de la confession de son propre cœur, le poëte s’épanchait devant lui, comment il mettait naïvement à nu sa conscience confiante. Onéguine apprit de la sorte toute l’histoire de son jeune amour. C’était un récit qui n’était riche qu’en sentiment, et plus touchant que neuf.

 

XX

 

Ah ! il aimait comme on n’aime plus de notre temps, comme l’âme insensée d’un poëte est seule destinée à aimer : toujours, partout la même image, les mêmes désirs et la même tristesse. Ni l’éloignement qui refroidit, ni les longues années d’absence, ni les heures données aux Muses, ni les beautés étrangères, ni les divertissements, ni les sciences, rien n’avait changé son âme, que, de bonne heure, une chaste flamme avait consumée.

 

XXI

 

À peine adolescent, le cœur encore endormi, il avait été le témoin attendri des jeux enfantins d’Olga. Il avait partagé ses ébats sous l’ombre protectrice des bois, et les pères des deux enfants, amis et voisins, les avaient destinés l’un à l’autre. Sous l’humble toit d’une demeure solitaire, elle avait grandi, pleine d’un charme innocent, comme un muguet caché dans l’herbe épaisse, qu’ignorent les abeilles et les papillons.

 

XXII

 

C’est elle qui fit don au poëte des premiers rêves de la naissante inspiration ; ce fut son image qui lui inspira le premier gémissement de sa lyre. Disant un adieu soudain aux jeux de l’enfance, il s’était mis à aimer les bois épais, et la solitude, et le silence, et la nuit, et les larmes, et les étoiles, et la lune, la lune, cette lampe céleste à qui nous avons consacré tant de promenades nocturnes, et dans laquelle nous ne voyons plus aujourd’hui qu’un obscur remplaçant de nos fumeux réverbères.

 

XXIII

 

Toujours modeste, toujours obéissante, toujours gaie comme le matin, des yeux bleus comme le ciel, un sourire naïf, des tresses de lin, une fine taille, une voix argentine, tout dans Olga……. Mais prenez le premier roman venu, et vous y trouverez son portrait ; il est charmant ; autrefois je l’ai beaucoup aimé, et maintenant il m’ennuie à mourir, et permettez-moi, lecteur, de vous parler de sa sœur aînée.

 

XXIV

 

Son nom était Tatiana. C’est pour la première fois que notre caprice s’avise d’introduire ce nom dans les pages timorées d’un roman. Et pourquoi pas ? il est agréable, sonore ; mais j’avoue qu’il réveille nécessairement des souvenirs d’antichambre. Hélas ! nous autres Russes, nous avons aussi peu de goût dans les noms propres qu’en toute autre chose. La civilisation ne nous sied pas, et tout ce que nous avons su en prendre, c’est l’affectation.

 

XXV

 

Ainsi donc elle s’appelait Tatiana. Ni par les traits mignons, ni par la fraîcheur rosée de sa sœur, elle ne pouvait attirer les regards. Triste, solitaire, sauvage, timide comme une biche des bois, elle semblait, dans sa propre famille, une jeune fille étrangère. Jamais elle ne sut faire avec ses parents un échange de caresses. Quoique enfant, elle ne voulut jamais jouer et folâtrer dans la foule des autres enfants ; et souvent elle passait des journées entières gravement assise à la fenêtre.

 

XXVI

 

C’était la mélancolie, sa compagne assidue depuis les jours du berceau, qui embellissait pour elle, par ses rêveries, les longues heures des loisirs de la campagne. Ses doigts délicats ne connaissaient point l’aiguille ; jamais, penchée sur un métier, elle n’avait animé la toile de gracieux dessins. Elle n’aimait point le jeu de la poupée, ce jeu indice certain du penchant à commander. C’est avec sa poupée obéissante que l’enfant se prépare en riant aux lois et aux convenances du monde, en lui répétant avec gravité les leçons reçues de sa maman.

 

XXVII

 

Jamais Tatiana ne prit dans ses bras une poupée ; jamais elle ne l’entretint des bruits de la ville et des inventions de la mode. Les espiègleries enfantines lui étaient inconnues. Des récits terribles dans l’obscurité des nuits d’hiver charmaient bien plus son cœur. Quand la nourrice rassemblait pour Olga toutes ses petites compagnes sur une vaste prairie, Tatiana ne jouait point au gorelki[27]. Le rire évaporé des plaisirs bruyants ne lui causait que de l’ennui.

 

XXVIII

 

Elle aimait à devancer sur son balcon la venue de l’aurore, lorsque le chœur silencieux des étoiles s’efface sur l’horizon pâli, que l’extrême lointain s’éclaire faiblement, que le vent, messager du matin, commence à souffler, et que le jour montre peu à peu son visage. En hiver, quand les ombres de la nuit possèdent plus longtemps la moitié de la terre, et que l’aurore paresseuse dort plus longtemps, laissant régner au ciel la lune brumeuse, Tatiana se levait aux lumières à son heure accoutumée.

 

XXIX

 

Les romans lui avaient plu de bonne heure. Elle s’était éprise des fictions de Richardson et de Rousseau. Son père, bon diable du siècle passé, attardé dans le nôtre, ne voyait aucun péril dans les livres ; ne lisant jamais lui-même, il les tenait pour de vains jouets, et ne s’inquiétait nullement de savoir quel volume secret sommeillait jusqu’à l’aube sous l’oreiller de sa fille. Quant à sa femme, elle était elle-même folle de Richardson.

 

XXX

 

Elle aimait cet auteur, non parce qu’elle l’avait lu, non parce qu’elle préférait Grandisson à Lovelace ; mais autrefois sa cousine, la princesse Aline, de Moscou, lui en avait souvent fait l’éloge. En ce temps-là, son mari était déjà son fiancé ; mais elle soupirait en secret pour un autre, qui lui plaisait davantage par son esprit et son éloquence. Ce Grandisson était un petit-maître célèbre, beau joueur et sergent aux gardes[28].

 

XXXI

 

Elle s’efforçait de l’imiter, en s’habillant à la dernière mode ; mais un beau jour, sans lui demander son avis, on la conduisit à l’autel. Pour la distraire de sa tristesse, son mari bien avisé l’emmena à la campagne, où, dans les premiers temps, entourée Dieu sait de qui, elle se débattit, pleura, et fut à la veille de demander le divorce. Puis elle finit par s’occuper du ménage, s’habitua peu à peu à son sort, et devint parfaitement heureuse. L’habitude est un don que nous accorde le ciel pour remplacer le bonheur qu’il ne peut nous donner.

 

XXXII

 

L’habitude adoucit sa tristesse ; mais une autre grande découverte qu’elle fit acheva de la consoler. Entre ses affaires et ses loisirs, elle trouva tout à coup le secret de commander despotiquement à son mari ; et dès lors tout prit une marche régulière. Elle allait en voiture surveiller les travaux des champs, salait des champignons pour l’hiver, ordonnait la dépense, rasait des fronts[29], allait au bain chaque samedi, et quand elle entrait en colère, battait ses servantes, tout cela sans en demander licence à son mari.

 

XXXIII

 

Jadis elle avait écrit avec son sang dans les albums des jeunes filles sensibles ; elle nommait Prascovia Pauline[30] ; elle parlait en traînant les mots ; elle portait un corset très-étroit, et prononçait l’n russe en nasillant comme un n français. Bientôt tout cessa. Elle jeta là son corset, ses cahiers pleins de vers langoureux, se mit à nommer Akoulka la ci-devant Célina, et inaugura enfin la robe ouatée avec le bonnet de matrone.

 

XXXIV

 

Mais son mari l’aimait de tout son cœur ; il ne gênait en rien ses fantaisies, croyait en elle aveuglément, et mangeait et buvait lui-même en robe de chambre. Leur vie se déroulait paisiblement. Le soir, souvent, se rassemblait chez eux la bonne famille des voisins, amis sans cérémonie, pour geindre un peu, pour médire un peu et pour rire un peu. Cependant le temps passe ; on dit à Olga de verser le thé ; puis le souper vient, puis l’heure de dormir, et les visiteurs quittent la maison.

 

XXXV

 

Dans leur vie tranquille, ils conservaient les habitudes du bon vieux temps ; ils mangeaient des blini[31] à l’époque du gras carême ; deux fois par an ils se confessaient ; ils aimaient l’escarpolette, les danses en rond des paysans et les chants des jeunes servantes autour du plat d’étain. Au jour de la Trinité, quand le peuple en bâillant écoutait la messe, ils laissaient tomber avec componction deux ou trois larmes sur les fleurs qu’ils tenaient à la main. Le kvass[32] leur était aussi indispensable que l’air, et, à leur table, on présentait les plats suivant le rang des convives.

 

XXXVI

 

Ils vieillirent tous deux ainsi. Puis s’ouvrirent enfin devant l’époux les portes du tombeau, et il se couronna d’une nouvelle couronne[33]. Il mourut une heure avant le dîner, pleuré par ses voisins, ses enfants et sa fidèle compagne, et pleuré plus sincèrement que maint autre défunt. Il avait été un bon et simple barine[34], et là où repose sa cendre, un monument funéraire annonce que « l’humble pécheur Dmitri Larine, esclave de Dieu et lieutenant-colonel, goûte un éternel repos sous cette pierre. »

 

XXXVII

 

Rendu à ses pénates, Vladimir Lenski alla visiter la modeste sépulture de son voisin, et consacra un soupir à sa mémoire. « Poor Yorick ! » dit-il d’un cœur profondément attristé ; combien de fois m’a-t-il tenu dans ses bras ! Combien de fois, dans mon enfance, ai-je joué avec sa médaille d’Oczakof[35] ! Il me destinait Olga ; il disait souvent : « Vivrai-je jusqu’à ce jour ? » Et, plein d’une tristesse sincère, Vladimir lui improvisa un madrigal funèbre.

 

XXXVIII

 

Par la même occasion, il composa, en pleurant, de nouvelles épitaphes pour les tombeaux de son père et de sa mère qui se trouvaient au même endroit… Hélas ! en moissons éphémères, les générations, que suscite la volonté secrète de la Providence éclosent, mûrissent et tombent. D’autres surgissent aussitôt pour les remplacer. Ainsi notre étourdie génération d’à présent grandit, se presse, s’agite et pousse peu à peu ses pères vers le tombeau. Mais notre temps viendra à son tour, et nos fils, à l’heure venue, nous éconduiront hors du monde.

 

XXXIX

 

En attendant, ô mes amis ! enivrez-vous de cette légère liqueur de la vie ! Je comprends sa mince valeur, et j’y suis fort peu attaché ; j’ai fermé les paupières devant le spectre des illusions. Et pourtant, de lointaines espérances viennent quelquefois me faire battre le cœur. J’entrevois qu’il me serait triste de quitter cette terre sans y laisser une trace qui ne fût pas imperceptible. Je n’écris pas pour les louanges ; mais il me semble avoir le désir qu’un son, ne fût-ce qu’un son, rappelât mon souvenir comme un ami fidèle.

 

XL

 

Peut-être saura-t-il toucher le cœur de quelqu’un ; peut-être une de mes strophes, sauvée par le sort, surnagera-t-elle sur le Léthé ? Peut-être, espoir flatteur, quelque ignorant des âges futurs montrera-t-il du doigt mon portrait en disant : « Celui-là était un poëte. » Quoi qu’il advienne, reçois dès cette heure mes remercîments, ô toi, amant des Muses paisibles, dont la mémoire conservera mes œuvres fugitives, et dont la main bienveillante donnera une amicale caresse au laurier du vieillard !

 

CHAPITRE III.

 

I

 

« Où vas-tu ? Oh, ! les poètes ! — Adieu, Onéguine, il est temps. — Je ne te retiens pas. Mais où passes-tu toutes tes soirées ? — Chez les Larine. — Voilà qui est étrange ! Eh quoi ! tu n’as pas conscience de tuer ainsi ton temps ? — Pas le moins du monde. — C’est incompréhensible ! Je vois d’ici ce que c’est. Écoute, et tu me diras si je n’ai pas touché juste : une simple famille russe ; un empressement obséquieux pour les visiteurs ; des confitures ; l’éternel sujet de conversation : la pluie, le chanvre, le bétail. »

 

II

 

— « Je ne vois pas grand mal à cela. — Mais l’ennui, voilà le grand mal. — Je déteste votre monde élégant, et je préfère un cercle intime où je puis… — Une autre églogue ! Finis donc. Mais puisque tu es décidé à partir, ne pourrais-je pas aussi voir cette Philis, objet de tes pensées, de tes larmes, de tes rimes, etc. Présente-moi. — Tu te moques ? — Nullement. Dis-moi quand il faut nous mettre en route. — Tout de suite ; ils nous recevront avec plaisir. »

 

III

 

Les amis partent ; ils arrivent, ils se présentent. On étale devant eux le lourd attirail de la vieille hospitalité. Les cérémonies de ces réceptions sont connues. On apporte des confitures sur de petites assiettes ; on pose une large carafe d’eau de cassis sur une table recouverte de toile cirée……………………………………………………

 

IV

 

Pendant qu’ils reviennent au galop de leur attelage, écoutons la causerie des deux amis. « Eh bien, Onéguine, tu bâilles ? — C’est une habitude, Lenski. — Tu parais plus ennuyé qu’auparavant ? — Non, ni plus ni moins ; mais il fait déjà sombre. Allons, fouette tes chevaux, Androuchka. Quel stupide pays nous traversons ! À propos, la vieille Larine est bien simple ; mais c’est une gentille petite vieille. J’ai peur que son eau de cassis m’ait fait mal. »

 

V

 

« Laquelle des deux est Tatiana ? — Celle qui, mélancolique et silencieuse comme Swetlana[36], est assise près de la fenêtre en entrant. — Est-il possible que tu sois amoureux de l’autre ? — Pourquoi non ? — J’aurais choisi la Tatiana, si j’étais comme toi un poëte. Il n’y a pas de vie dans les traits d’Olga, pas plus que dans ceux de la madone de Van-Dyck. Elle est ronde et rouge de visage comme cette sotte lune sur ce sot horizon. » Vladimir répondit sèchement et n’ouvrit plus la bouche jusqu’au logis.

 

VI

 

Cependant l’apparition d’Onéguine chez les Larine produisit à la ronde une grande impression, et mit le trouble chez tous les voisins. Les conjectures se suivirent à la file ; tous s’empressèrent de juger le fait avec force chuchotements et plaisanteries. Tatiana avait trouvé son fiancé. Il y en avait qui allaient jusqu’à affirmer que le mariage était complètement arrangé, et que, s’il ne s’était pas fait encore, c’est parce qu’on n’avait pas pu se procurer des anneaux assez élégants. Quant au mariage de Lenski, c’était pour eux, et dès longtemps, chose convenue.

 

VII

 

Tatiana écoutait ces caquets avec dépit. Mais la pensée qu’ils éveillaient en elle et qui revenait involontairement lui causait une épouvante mêlée de charme. Son temps était venu, et l’amour était né. C’est ainsi que les feux du printemps font soudainement germer une graine qui sommeillait inerte. Dès longtemps son imagination se consumait dans l’approche de cette crise fatale ; dès longtemps son jeune cœur, sans attendre personne, attendait quelqu’un.

 

VIII

 

L’attente s’accomplit. Ses yeux s’ouvrirent ; elle se dit : c’est lui ! Hélas ! maintenant, les jours, les nuits, les veilles, le sommeil solitaire, tout est plein de lui. Tout ce qu’elle aperçoit semble lui répéter constamment et avec mystère le nom aimé. Le son des paroles caressantes de ses parents et le regard attentif des serviteurs lui sont également importuns. Elle n’écoute point les visiteurs ; elle se borne à maudire leurs loisirs éternels, leur présence contrariante et leur séjour sans fin.

 

IX

 

Quelle attention elle met maintenant dans la lecture des romans qui l’abreuvent de leurs séduisantes fictions ! Tous ces fils de l’imagination, l’amant de Julie, et Malek-Adel, et De Lynar, et Werther, ce martyr de lui-même, et l’incomparable Grandisson, qui nous fait aujourd’hui si bien dormir, tous se fondirent en une seule image aux yeux de la jeune rêveuse, celle d’Onéguine.

 

X

 

S’imaginant être l’héroïne de ses histoires favorites, Clarisse, Julie ou Delphine, Tatiana erre seule, le livre dangereux à la main, dans le silence des forêts. Elle y cherche, elle y trouve le feu secret qui la consume et ses propres rêveries ; s’appropriant les transports et les infortunes d’autrui, elle murmure, parmi ses soupirs, une lettre destinée à son héros chéri… Mais le nôtre n’était certainement pas un Grandisson.

 

XI

 

Il fut un temps, jadis, où les poëtes, montant leur lyre au plus haut diapason, nous montraient dans leur héros le modèle de toutes les perfections humaines. À cet objet aimable, toujours injustement persécuté, ils prêtaient une âme sensible, un esprit brillant, une figure angélique. Nourrissant le feu de la passion la plus chaste, toujours en proie à l’extase, ce héros était perpétuellement prêt au sacrifice de lui-même, et à la fin de la dernière partie le crime était toujours puni, tandis qu’une couronne digne d’elle venait toujours ceindre le front de la vertu.

 

XII

 

Maintenant, au contraire, un brouillard s’étend sur tous les esprits. La morale nous endort, et le péché, partout aimable, triomphe jusque dans le roman. Les fantômes de la muse britannique troublent le sommeil de la jeune vierge ; son idole est le Vampire mélancolique, ou Melmoth, ce sinistre vagabond, ou le Juif-Errant, ou le Corsaire, ou le mystérieux Sbogar. Byron, par un caprice qui a fait fortune, a vêtu l’égoïsme effréné des atours d’un langoureux romantisme.

 

XIII

 

Mais moi, mes amis, je ne parle pas de la sorte. Si jamais, par la volonté des cieux, je cesse d’être poëte ; si un nouveau démon s’empare de moi, et si, bravant les menaces d’Apollon, je m’abaisse jusqu’à l’humble prose, alors un roman à la vieille mode occupera mon paisible couchant. Je n’y représenterai pas sous des formes effrayantes les secrets tourments du crime ; mais je vous raconterai simplement les anciennes traditions des familles du pays, les tranquilles agitations d’un amour légitime et les mœurs de nos ancêtres.

 

XIV

 

Je répéterai les simples discours d’un père ou d’un oncle ; je dirai les rencontres arrangées d’avance des enfants près d’un ruisseau ou sous de vieux tilleuls ; je dirai les tourments imaginaires d’une jalousie sans objet, la séparation, l’absence, les larmes de la réconciliation ; je les ferai se quereller encore une fois, et enfin je les conduirai à l’église. Alors je me rappellerai les paroles de l’amour anxieux qui, aux jours envolés, me venaient sur les lèvres aux pieds d’une charmante maîtresse, ces paroles dont je suis depuis longtemps déshabitué.

 

XV

 

Tatiana, ma chère Tatiana, je pleure maintenant avec toi et sur toi, car je vois que tu as remis ton cœur aux mains d’un conquérant à la mode. Tu périras, pauvre enfant ; mais auparavant, éblouie par un mirage d’espérance, tu te consumeras à appeler un bonheur ignoré. Tu t’imagineras jouir de la vie en buvant à longs traits un breuvage empoisonné qui ne saurait seulement étancher ta soif. Et cependant tu vois à chaque pas l’endroit d’une heureuse rencontre ; partout, devant toi, apparaît l’image de ton vainqueur.

 

XVI

 

L’angoisse de l’amour poursuit Tatiana. Elle la chasse au jardin ; et tout à coup, fixant ses yeux immobiles, Tatiana se sent hors d’état de faire un pas de plus. Son sein s’élève, ses joues se couvrent d’un incarnat subit, la respiration s’arrête sur ses lèvres ; elle éprouve des tintements dans les oreilles, elle voit des lueurs devant ses yeux… La nuit vient ; la lune fait la ronde au plus haut des cieux et le rossignol prélude sous l’ombre des arbres. Tatiana ne dort point et cause à voix basse avec sa nourrice.

 

XVII

 

« Je ne puis dormir, nourrice. On étouffe ici. Ouvre la fenêtre et assieds-toi près de moi. — Qu’as-tu, Tania ? — Je m’ennuie. Conte-moi quelque chose. — Que puis-je te conter, Tania ? Il fut un temps où je gardais dans ma mémoire toutes sortes de vieilles histoires, de contes sur les méchants esprits ou sur les jeunes filles. Mais maintenant en moi tout est devenu sombre, Tania ; j’ai oublié ce que j’ai su. Ah ! oui ; le mauvais temps est venu. Vois-tu, quand on devient vieux… — Parle-moi, nourrice, de tes jeunes années. As-tu été amoureuse ? »

 

XVIII

 

« — Y penses-tu, Tania ? Dans ce temps-là, nous n’avions jamais ouï parler de l’amour. Sinon, feu ma belle-mère m’aurait envoyée dans l’autre monde. — Alors, comment t’es-tu mariée, nourrice ? — Sans doute que Dieu l’a voulu ainsi. Mon Vania[37] était plus jeune que moi, mon cœur ; et pourtant je n’avais que treize ans. La svakhâ[38] vint chez sous deux semaines durant, et enfin mon père me donna sa bénédiction. Je pleurais amèrement de frayeur. On me défit ma tresse pendant que je pleurais[39] et l’on me conduisit à l’église en chantant. »

 

XIX

 

« Et puis je fus introduite dans une famille étrangère… Mais tu ne m’écoutes point. — Ah ! nourrice, nourrice, je me sens mal, je souffre, je suis prête à pleurer, à sangloter. — Tu es malade, mon enfant ? Que Dieu te prenne en pitié ! Demande ce que tu veux. Laisse-moi t’asperger d’eau bénite. Tu es toute brûlante. — Non, je ne suis pas malade. Sais-tu, nourrice ? je suis amoureuse. — Oh ! mon enfant, que Dieu soit avec toi ! » Et de sa vieille main, la nourrice se mit à faire des signes de croix sur la jeune fille en marmottant des prières. »

 

XX

 

« Je suis amoureuse, répétait Tatiana à voix basse, avec désolation. — Mon cher cœur, tu es malade. — Laisse-moi, je suis amoureuse. » Et cependant la lune brillait ; elle éclairait de sa faible lueur la pâle beauté de Tatiana, et ses cheveux épars, et les gouttes de ses larmes, et sur un petit banc, aux pieds de notre héroïne, la vieille enveloppée d’une longue casaque, un mouchoir roulé sur sa tête grise ; tandis qu’autour d’elles tout sommeillait dans le calme sous les rayons de l’astre de paix.

 

XXI

 

Tatiana y fixait ses regards, et son cœur s’élançait dans l’espace lorsqu’une idée subite vint frapper son esprit. « Va, nourrice, laisse-moi seule. Donne-moi une plume, de l’encre ; approche-moi la table. Je me coucherai bientôt. Adieu. » Et la voilà seule. Le silence l’entoure. Le coude appuyé sur la table, elle écrit. Onéguine ne quitte point ses pensées, et l’amour de la jeune innocente respire à chaque ligne de cette lettre irréfléchie. Elle est écrite, pliée. Tatiana que viens-tu de faire ?

 

XXII

 

J’ai connu des beautés inabordables, froides et pures comme la neige de l’hiver, impossibles à toucher, à séduire, incompréhensibles même à l’esprit. J’admirais leur morgue de grand ton, leur vertu de naissance. Mais j’avoue que je fuyais à leur approche, car je croyais lire avec terreur, au-dessus de leurs sourcils, l’inscription de la porte de l’Enfer : « Laissez toute espérance[40]. » Inspirer de l’amour, c’est un malheur pour elles ; effrayer les hommes, c’est leur unique jouissance. Vous avez pu, cher lecteur, en rencontrer de semblables sur les bords de la Néva.

 

XXIII

 

Entourées d’adorateurs obéissants, j’ai vu d’autres capricieuses, vaniteusement indifférentes aux soupirs et aux louanges de la passion. Que découvrais-je avec étonnement ? effrayant l’amour timide par une conduite farouche, elles semblaient pourtant l’attirer par une feinte pitié. Tout au moins le son de leur voix paraissait plus tendre, et, dans son aveuglement crédule, le novice soupirant courait de nouveau après ce séduisant mensonge.

 

XXIV

 

En quoi donc Tatiana serait-elle plus coupable que celles-là ? Est-ce parce que, dans sa simplicité naïve, elle ne connaît point la ruse, et se fie à ses impressions ? Est-ce parce qu’elle aime sans artifice, qu’elle est confiante, que le Ciel lui a donné une imagination ardente, une volonté rapide, et un caractère opiniâtre avec un cœur tendre, facile à enflammer ? Ne sauriez-vous lui pardonner l’étourderie de la passion ?

 

XXV

 

Une coquette agit de sang-froid ; mais ce n’est pas en plaisantant qu’aime Tatiana ; elle s’abandonne sans conditions à son sentiment. Elle ne se dit pas : « Ajournons ; nous doublerons ainsi le prix de nos faveurs ; nous attirerons plus sûrement dans nos filets. Aiguillonnons la vanité par l’espérance, tourmentons le cœur par l’incertitude, puis réchauffons-le aux feux de la jalousie. Sinon, ennuyé de sa facile victoire, l’esclave rusé est toujours prêt à briser sa chaîne. »

 

XXVI

 

Je prévois une autre difficulté. Pour l’honneur de notre idiome national, je me vois obligé sans nul doute à traduire la lettre de Tatiana. Elle savait assez mal le russe, ne lisait point nos gazettes, et avait de la peine à s’exprimer par écrit dans sa langue maternelle. De sorte qu’elle écrivit sa lettre en français. Qu’y faire ? je le répète, jusqu’à présent l’amour de nos dames n’a pu s’exprimer en russe ; jusqu’à présent notre fière langue n’a pu se plier à la petite prose des petits billets doux.

 

XXVII

 

Je sais qu’on veut maintenant forcer nos dames à lire le russe ; j’en frémis, sur ma parole. Puis-je me les représenter le Bien intentionné à la main[41] ? J’en appelle à vous, ô poëtes mes collègues : n’est-il pas vrai que tous ces charmants objets auxquels vous avez consacré vos rimes discrètes, n’est-il pas vrai que tous, sans exception, possédant imparfaitement la langue russe, la défiguraient avec gentillesse, et que, dans leur bouche, une langue étrangère était devenue leur langue maternelle ?

 

XXVIII

 

Pour moi, je prie Dieu de me faire la grâce de ne jamais rencontrer au bal, ou sur le perron où se font les adieux, un séminariste en châle jaune ou un académicien en bonnet de dentelle. Pas plus qu’une bouche rose sans sourire, je n’aime une phrase russe sans faute de grammaire. Il est possible que, pour mon malheur, la nouvelle génération des jeunes beautés, cédant aux supplications gémissantes de nos gazettes, s’habituent à respecter la grammaire. Mais moi….. que m’importe ? je resterai fidèle au vieil ordre de choses.

 

XXIX

 

Le murmure incorrect d’une jolie voix, une prononciation fautive, exciteront comme autrefois un frémissement de cœur dans ma poitrine. Jamais je ne m’en repentirai, et les gallicismes auront toujours pour moi la douceur des péchés de ma jeunesse et des vers de Bogdanovitch[42]. Mais c’est assez ; il est temps que je revienne à la lettre de Tatiana. J’ai donné ma parole, et pourtant, devant Dieu, je suis prêt à y manquer. Il faudrait la plume de Parny ; mais elle n’est plus à la mode.

 

XXX

 

Ah ! si tu étais encore avec moi, ô chantre des Festins et de la Mélancolie[43], je t’aurais fatigué de ma demande indiscrète jusqu’à ce que tu eusses consenti à prêter tes rimes enchanteresses aux paroles étrangères de la jeune amoureuse. Où es-tu ? viens ; je t’abandonne tous mes droits avec un profond salut. Mais au milieu de rochers sombres et farouches, le cœur déshabitué de toutes louanges, tu erres seul sous le ciel rigoureux de la Finlande, et ton âme n’entend point ma requête.

 

XXXI

 

J’ai là, devant mes yeux, la lettre de Tatiana ; je la conserve avec un saint respect ; je la lis avec une sainte angoisse, et je ne puis la lire assez[44]. Qui lui a donné cette tendresse et cette charmante négligence des mots ? Qui lui a inspiré ces folies touchantes, cette conversation du cœur avec lui-même, entraînante et périlleuse ? je n’en sais rien. Mais voici une traduction incomplète et faible, comme une pâle copie d’un tableau plein d’éclat, ou bien comme l’ouverture du Freyschutz sous les doigts timides d’une pensionnaire.

 

Lettre de Tatiana.

 

« Je vous écris. Que puis-je ajouter à cela ? Maintenant, je le sais, il est en votre pouvoir de me punir par votre mépris ; mais si vous conservez une goutte de pitié pour mon triste sort, vous ne me repousserez point. J’avais commencé par vouloir me taire. Croyez-moi, vous n’auriez jamais connu la honte de mon aveu, si j’avais eu l’espérance de vous voir dans notre maison de village, ne fût-ce que rarement, ne fût-ce qu’une fois par semaine, seulement pour vous entendre parler, vous dire un seul mot, et puis penser, toujours penser la même pensée, nuit et jour, jusqu’à une nouvelle rencontre ; mais on dit que vous vivez retiré. Dans cet obscur village rien ne peut vous plaire, et nous, nous ne brillons par rien, bien que nous soyons naïvement heureux de vous voir. Pourquoi êtes-vous venu ? Au fond de ma retraite ignorée, je ne vous aurais jamais connu ; je n’aurais jamais connu ces amers tourments. Ayant calmé avec le temps (en suis-je bien sûre ?) les agitations d’une âme inexpérimentée, j’aurais pu trouver un ami selon mon cœur, et je serais devenue une épouse fidèle, une mère vertueuse.

« Un autre ! non, à nul autre au monde je n’aurais donné mon cœur. C’est décidé dans les conseils d’en haut ; c’est la volonté du ciel : je suis à toi. Toute ma vie est une preuve certaine que je devais te rencontrer. Je le sais, c’est Dieu qui t’a envoyé à moi ; c’est toi qui seras mon gardien jusqu’au tombeau ; c’est toi qui m’apparaissais dans mes rêves ; inconnu, tu m’étais déjà cher ; ton regard me suivait ; ta voix résonnait dès longtemps dans mon âme. Non, ce n’était pas un rêve. À peine entré, je t’ai reconnu. Je me sentis frémir, je me sentis consumer. N’est-ce pas, je t’avais déjà entendu ? C’est toi qui me parlais dans le silence quand j’allais secourir des pauvres, ou calmer par la prière les angoisses d’une âme agitée. Et, dans cet instant même, n’est-ce pas toi, chère vision, qui as passé dans l’obscurité transparente, et qui est penchée lentement sur mon chevet ? N’est-ce pas toi qui me murmures d’une voix caressante des paroles d’espoir ? Qui es-tu ? Mon ange gardien ou un perfide tentateur ? Résous mes doutes. Peut-être que tout ceci n’est qu’une vaine illusion, l’erreur d’une âme qui ne se connaît plus. Peut-être qu’une tout autre destinée m’attend ; mais c’en est fait. Dès à présent je te remets ma vie ; je verse mes larmes devant toi ; j’implore ton secours….. Imagine-toi : je suis seule, personne ne me comprend ; ma raison succombe dans la lutte, et je suis condamnée à périr en silence. Je t’attends. Par un seul regard ranime les espérances de mon cœur, ou bien interromps ce rêve d’un lourd sommeil par un reproche, hélas ! trop mérité.

« J’ai fini….. Je n’ose relire. Je me meurs de honte et d’effroi ; mais votre honneur est ma garantie. Je m’y confie hardiment. »

 

XXXII

 

Tatiana laisse échapper tantôt un soupir, tantôt un faible gémissement. La lettre tremble dans sa main : un pain à cacheter se dessèche sur ses lèvres brûlantes ; sa tête se penche languissamment sur son épaule, d’où est descendue sa légère chemise. Mais voilà que le scintillement des rayons de la lune s’éteint déjà ; la vallée apparaît à travers le brouillard ; le ruisseau laisse voir ses reflets d’argent ; la cornemuse du vacher réveille le village ; c’est le matin. On se lève ; Tatiana ne remarque rien.

 

XXXIII

 

Elle ne voit pas l’aurore qui vient l’éclairer. Elle se tient la tête basse, et n’appuie pas sur la lettre son cachet ciselé. Cependant, ouvrant doucement la porte, voilà que la vieille Filipièvna lui apporte une tasse de thé sur un plateau. « Il est temps, mon enfant, lève-toi… Mais tu es déjà toute prête, ma belle. Ô mon petit oiseau matinal, hier j’eus bien peur pour toi ; mais grâce à Dieu, tu te portes bien aujourd’hui. Il ne reste plus trace de l’angoisse de la nuit ; ta figure est comme une fleur de pavot.

 

XXXIV

 

« — Ah ! nourrice, fais-moi la grâce… — Daigne seulement ordonner, ma petite mère. — Ne t’imagine point, je t’en prie… un soupçon… mais tu vois bien… Ah ! ne me refuse pas. — Ma petite, Dieu m’est témoin… — Envoie seulement en secret ton petit-fils avec ce billet chez Oné… chez lui, chez ce voisin, et surtout qu’il ne dise pas un seul mot, qu’il ne me nomme pas. — Mais chez qui envoyer, ma petite ? je suis devenue bien bête. Il y a tant de voisins dans les environs. Je ne saurais pas seulement les compter. »

 

XXXV

 

« — Que tu es lente à deviner, nourrice ! — Ah ! mon cher cœur, je suis vieille. Je suis vieille, Tania ; mon esprit s’engourdit. Il fut un temps où j’étais une fine mouche. Un seul signe de la volonté des maîtres… — Ah ! nourrice, nourrice, que dis-tu là ? qu’ai-je à faire de ton esprit ? tu vois bien qu’il s’agit d’une lettre pour Onéguine. — Ah ! j’entends, j’entends. Ne te fâche pas, mon âme. Tu sais bien que j’ai l’entendement dur. Mais pourquoi as-tu pâli de nouveau ? — Ce n’est rien, nourrice. Seulement n’oublie pas d’envoyer ton petit-fils. »

 

XXXVI

 

Le jour se passe, point de réponse. Un autre jour commence ; rien encore. Pâle comme une ombre, habillée dès le matin, Tatiana attend, attend toujours. Arrive l’adorateur d’Olga : « Dites-donc, où est votre ami ? lui demande la maîtresse de la maison ; il nous a tout à fait oubliés. » Tatiana rougit soudain. « Il avait promis de venir aujourd’hui, répond Lenski à la bonne dame. La poste l’aura sans doute retenu. » Tatiana baissa les yeux comme à une cruelle moquerie.

 

XXXVII

 

Il se faisait tard. Sur la table sifflait le brillant samovar du soir, échauffant une théière de la Chine. Une légère vapeur se déroulait au-dessus. Déjà versé par la main d’Olga, le thé parfumé coulait en jets sombres dans les tasses ; un petit domestique présentait la crème. Tatiana se tenait devant la fenêtre. Elle avait soufflé sur les vitres froides, et, rêveuse, elle avait tracé du bout d’un doigt, sur la glace ternie, les deux lettres chères, E, O.

 

XXXVIII

 

Mais son âme était pleine d’angoisses, et des larmes voilaient son regard éteint. Tout à coup, des pas de chevaux… son sang se fige. Plus près… un galop… et, dans la cour, Onéguine. « Ah !… » et plus légère qu’une biche, Tatiana s’élance dans la première antichambre, puis du perron dans le jardin. Elle court, elle vole, elle n’ose pas regarder en arrière. Elle traverse en un clin d’œil le parterre, le petit pont, la prairie, l’allée qui mène au lac, le bois de bouleaux, brise un buisson de seringat, franchit les plates-bandes, et, haletante, sur un escabeau,

 

XXXIX

 

Tombe…

« Il est ici… Onéguine est ici… Oh ! grand Dieu, qu’a-t-il pensé ? » Son cœur, plein d’angoisses, conserve pourtant je ne sais quelle vague espérance. Elle frémit, elle écoute : « N’est-ce pas lui qui vient ? » Personne. En ce moment, dans le potager, les servantes cueillaient des framboises sur les tiges, et, suivant l’ordre, chantaient en chœur. Cet ordre était donné pour que, occupées de leur chant, ces bouches rosées ne pussent manger les fruits du Seigneur : notable invention de la finesse villageoise !

 

Chanson des servantes[45].

 

« Belles jeunes filles, compagnes bien-aimées, jouez à cœur joie, divertissez-vous, petites âmes. Entonnez une chanson, votre meilleure chanson, attirez un beau garçon vers notre ronde ! Quand nous aurons attiré le beau garçon, dès que nous le verrons de loin, éparpillons-nous de tous côtés, et lapidons-le avec des cerises, des framboises et des groseilles rouges : Ne viens pas écouter nos jolies chansonnettes ; ne viens pas épier nos jeux de jeunes filles. »

 

XL

 

Elles chantent, et, prêtant une oreille distraite à leurs voix sonores, Tatiana attend avec impatience que la palpitation de son cœur se calme ; que la rougeur de sa joue s’efface. Mais son cœur palpite toujours, et sa joue rougit davantage. Ainsi un pauvre papillon, fait prisonnier par un étourdi de collège, agite en vain son aile diaprée. Ainsi, dans le jeune blé qu’il broutait, un pauvre lièvre frémit à la vue d’un chasseur qui le met en joue derrière un buisson.

 

XLI

 

Elle poussa enfin un long soupir, se leva de son escabeau, et se mit en marche. Mais, à peine a-t-elle tourné l’allée, que, droit devant elle, le regard étincelant, et pareil à une apparition menaçante, se dresse Onéguine. Elle s’arrête comme frappée de la foudre… Mais, amis, je ne me sens pas d’humeur à vous raconter aujourd’hui les résultats de cette rencontre inattendue. Il faut que je me repose après le long discours que j’ai tenu. Je finirai plus tard comme je pourrai.

 

CHAPITRE IV.

 

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VII

 

« Moins nous aimons une femme, plus nous avons chance de lui plaire ; et plus sûrement nous la faisons tomber dans nos filets. » Ainsi parlait jadis le froid libertinage, qui, se glorifiant d’avoir réduit l’amour en science, sonnait sa propre fanfare, et croyait pouvoir être heureux sans aimer. Mais ce grave amusement est digne des vieux singes imitateurs de ce bon vieux temps trop vanté. La gloire des Lovelaces est tombée en décrépitude, avec celle des talons rouges et des solennelles perruques.

 

VIII

 

Qui ne s’ennuierait de feindre toujours ? de répéter différemment la même chose ? de prouver gravement ce que tout le monde sait ? d’entendre les mêmes répliques ? de détruire des scrupules qui n’existent plus, et qu’il faut faire naître dans une âme de quinze ans ? qui ne se fatiguerait des menaces, supplications, feintes terreurs ; des petits billets de six pages, des ruses, des caquets, des bagues, des larmes ; de la surveillance des tantes et des mères, et de la pressante amitié des maris ?

 

IX

 

Ainsi pensait Onéguine. Dans la première jeunesse, il avait été victime de passions effrénées et d’erreurs irrésistibles. Gâté par les facilités de sa vie, enchanté sans raison, désenchanté sans motif, tourmenté à petit feu par le désir, tourmenté bien plus cruellement par le succès éphémère, poursuivi, dans le monde et dans la solitude, par l’éternel murmure des reproches de son âme, s’efforçant d’étouffer le bâillement par un rire, voilà comment il avait tué huit années, voilà comment il avait flétri la fleur de sa vie.

 

X

 

Il ne s’éprenait plus des beautés du monde ; il courtisait ce qui lui tombait sous la main. On lui refusait ; il s’en consolait sur-le-champ ; on le trahissait, il était enchanté de reprendre haleine. Il recherchait la société des femmes, sans entraînement, et les quittait sans regret, se souvenant à peine de leur tendresse ou de leur cruauté. C’est ainsi qu’un visiteur indifférent vient faire sa partie de whist. Il se met à la table ; le jeu fini, il quitte la maison, s’endort tranquillement dans son lit, et, le lendemain matin, ne sait pas lui-même qui fera sa partie le soir.

 

XI

 

Mais, à la réception de l’épître de Tania, Onéguine fut vivement touché. Le langage de ces jeunes rêveries remua toutes ses fibres comme on remue un essaim d’abeilles. Il se souvint de la pâleur et de l’expression triste de la jeune fille ; son âme se plongea un instant dans un songe doux et sans souillure. Son ancienne fougue se réveilla aussi ; mais il ne voulut pas tromper la confiance de ce cœur innocent. Et maintenant suivons-le au jardin où Tatiana vient de le rencontrer.

 

XII

 

Ils restèrent silencieux pendant quelques minutes. Puis Onéguine s’approcha d’elle, et dit : « C’est vous qui m’avez écrit, ne le niez pas. J’ai lu ces aveux charmants, ces épanchements candides. Votre franchise me touche. Elle a fait parler dans mon âme une voix qui s’y taisait depuis longtemps. Mais je ne veux pas faire votre éloge ; je veux payer votre sincérité d’un aveu non moins sincère. Recevez ma confession ; je me soumets à votre sentence.

 

XIII

 

« Si j’avais voulu borner ma vie au cercle de la famille ; si un destin bienveillant m’avait ordonné d’être mari et père ; si, ne fût-ce que pour un instant, j’avais pu être charmé par le tableau du bonheur domestique, croyez-moi, je n’aurais pas cherché d’autre compagne que vous. Je vous dirais, sans fadeur sentimentale, qu’ayant trouvé en vous l’idéal de mes premières années, je vous aurais certainement offert de vous associer à mes tristes jours. Je vous aurais acceptée comme un garant de tout ce qui est beau, et j’aurais été heureux… comme j’aurais pu.

 

XIV

 

« Mais, je ne suis pas créé pour le bonheur. Mon âme et lui sont étrangers l’un à l’autre. Toutes vos perfections sont vaines ; j’en suis indigne. Croyez-moi, c’est la voix de ma conscience qui parle en ce moment : un mariage entre nous n’eût été qu’un supplice. J’aurais eu beau vous aimer ; en m’habituant à vous, j’aurais cessé de vous aimer. Vous pleureriez ; vos larmes ne toucheraient pas mon cœur ; elles ne feraient que l’aigrir. Jugez vous-même quelles roses vous aurait préparées l’hymen, et pour bien des jours, peut-être !

 

XV

 

« Que peut-il y avoir de plus triste au monde qu’un ménage où la pauvre femme se désespère de l’indignité de son mari, passant seule tous ses jours et toutes ses soirées ? Où le mari ennuyé, tout en reconnaissant le mérite de sa femme, et maudissant pourtant le sort, est toujours maussade, silencieux, colère et froidement jaloux ? Tel je suis. Est-ce là l’homme que cherchait votre âme aussi pure qu’ardente, lorsque vous m’écriviez avec tant de naïveté et de grâce ? Je ne veux pas croire qu’un pareil sort vous soit réservé par la sévère destinée.

 

XVI

 

« Il n’y a pas plus de retour aux illusions qu’aux années. Je ne rajeunirai plus mon âme. Je vous aime d’une affection de frère, et peut-être plus tendrement encore. Écoutez-moi donc sans colère : Une jeune fille remplace plus d’une fois ses rêveries par d’autres rêveries. Ainsi un jeune arbre change ses feuilles à chaque printemps. Le Ciel l’a voulu, et vous aimerez de nouveau. Mais… apprenez à vous dominer. Ce n’est pas chacun qui vous comprendra comme moi. Une irréflexion conduit aux catastrophes. »

 

XVII

 

Ainsi prêchait Onéguine. N’apercevant rien à travers ses larmes, respirant à peine, ne répondant rien, Tatiana l’écoutait. Il lui offrit son bras. Elle s’y appuya avec une résignation triste, et, comme on dit, machinalement. Elle baissa la tête, et ils retournèrent à la maison sans mot dire, en faisant un détour par le potager. Ils revinrent ensemble au salon, et personne ne sembla prendre garde à leur absence. La liberté du village a ses heureux droits tout aussi bien que la pédantesque pruderie de Moscou.

 

XVIII

 

Vous avouerez, mon lecteur, que notre ami s’était conduit d’une façon fort chevaleresque avec la pauvre Tania. Et ce n’était pas pour la première fois qu’il montrait une véritable noblesse d’âme, quoique la malveillance humaine ne l’eût guère épargné. Ses ennemis, ses amis (c’est peut-être la même chose), l’avaient accommodé de toutes les façons. Chacun a ses ennemis dans ce monde ; mais Dieu nous garde de nos amis ! Oh ! les amis, les amis ! ce n’est pas sans raison que je me souviens d’eux !

 

XIX

 

— Alors, pourquoi… ? — Oh ! rien, rien. Je tâche de laisser dormir en moi des pensées sombres et malsaines. Je me borne à remarquer, entre parenthèses, qu’il n’y a point de calomnie méprisable, mise au monde par un coquin dans son grenier, et choyée par la canaille du grand monde ; qu’il n’y a point de sotte ineptie, point d’épigramme de carrefour, que votre ami, le sourire sur les lèvres, dans un cercle de gens bien élevés, sans le moindre sentiment de malignité, ne répète cent fois par hasard. Du reste, il se fait votre champion. Il vous aime tant !… comme s’il était de votre famille[46].

 

XX

 

Hum, hum ! respectable lecteur, toute votre famille se porte-t-elle bien ? Permettez : vous désirez peut-être savoir de moi quelle espèce de gens sont les parents ? Ce sont des gens que nous sommes contraints de caresser, d’aimer, d’estimer de toute notre âme ; à qui, d’après la coutume populaire, nous devons rendre visite le jour de Noël[47], ou bien écrire par la poste des lettres de félicitation, pour que, tout le reste de l’année, ils ne songent point à nous. Que Dieu leur donne donc de longs jours !

 

XXI

 

Vous me direz que l’affection des femmes est plus sûre que l’amitié et que la parenté ; et que vous conservez certains droits sur cette affection, même après que les désastres vous ont frappé. C’est possible. Mais le tourbillon de la mode, le caprice inhérent à leur nature, le torrent de l’opinion du monde… Comment leur résister quand on est léger comme une plume ? En outre, l’opinion d’un époux doit être toujours respectable aux yeux d’une femme vertueuse. De sorte que votre fidèle amie peut être détournée de vous en un clin d’œil. Quant à l’amour proprement dit… c’est la plaisanterie du diable.

 

XXII

 

Qui donc faut-il aimer ? À qui croire ? De qui n’attendre aucune trahison ? Qui mesure obséquieusement toutes les choses et toutes les paroles de ce monde sur notre mètre ? Qui ne répand point de calomnies contre nous ? Qui se préoccupe constamment de nos intérêts ? Pour qui nos défauts ne sont-ils pas désagréables ? Qui ne nous ennuie jamais ? Sans chercher un vain idéal, sans perdre votre peine à cette recherche, aimez-vous vous-même, cher lecteur.

 

XXIII

 

Quel fut le résultat de l’entrevue ? Hélas ! il n’est pas difficile de le deviner. Les souffrances insensées de l’amour ne cessèrent point de déchirer cette jeune âme avide d’affliction. La pauvre Tatiana ne brûle que plus fort d’une passion sans espoir. Le sommeil fuit sa couche ; santé, fleur et douceur de la vie, sourire, calme virginal, tout a disparu comme un vain songe. C’est ainsi que les ténèbres d’un orage obscurcissent quelquefois le jour qui vient à peine de naître.

 

XXIV

 

Hélas ! Tatiana se flétrit, pâlit, s’éteint, et doit se taire. Rien ne l’occupe, rien ne la touche. En hochant gravement la tête, tous les voisins chuchotent entre eux : « Il est temps, il est bien temps que cette fille se marie. » Mais c’est assez, je veux sans délai me réjouir l’imagination par le tableau d’un amour heureux. Et vous, amis, si je me suis trop laissé aller à la compassion que m’inspire ma pauvre enfant, excusez-moi, je l’aime tant !

 

XXV

 

D’heure en heure captivé davantage par les charmes de la jeune Olga, Vladimir s’abandonnait pleinement à son doux servage. Il est perpétuellement avec elle. Quand vient le crépuscule, ils sont assis dans sa chambrette ; aux premières lueurs matinales, ils se promènent au jardin, la main dans la main. Et pourtant, ivre d’amour, c’est à peine si, dans le trouble d’une tendre pudeur, Vladimir ose parfois, encouragé par le sourire d’Olga, jouer avec une boucle de cheveux déroulée, ou déposer un baiser sur le pan de sa robe.

 

XXVI

 

Quelquefois il lit à Olga un roman moral, où l’auteur se pique de dépeindre la nature mieux que Chateaubriand, et cependant il saute en rougissant deux ou trois pages de vaines divagations dangereuses pour le cœur des jeunes filles. D’autres fois, dans quelque recoin bien éloigné, ils se tiennent, les coudes appuyés sur la table, devant un jeu d’échecs, et Lenski, plongé dans ses rêveries, prend sa tour avec un de ses pions.

 

XXVII

 

Il rentre à la maison, et là aussi son Olga l’occupe ; pour elle il orne assidûment les pages volantes d’un album. En traits à la plume, légèrement coloriés, il y dessine tantôt des vues champêtres, tantôt une pierre sépulcrale, le temple de Cypris, une tourterelle perchée sur une lyre. Ou bien encore, au-dessous des autres inscriptions, il dépose un tendre vers, monument silencieux d’une rêverie soudaine, trace rapide d’une pensée fugitive qu’on retrouve ensuite, après de longues années, immobile et figée.

 

XXVIII

 

Sans doute vous avez vu plus d’une fois l’album d’une demoiselle de province, que ses compagnes ont barbouillé sur toutes les pages, du commencement à la fin. C’est là que, sans respect de l’orthographe, des vers sans mesure, raccourcis, rallongés, venus par tradition, sont inscrits en témoignage d’inaltérable amitié. Sur la première page, on lit ces mots : Qu’écrirez-vous sur ces tablettes ? Puis l’inscription : Tout à vous : ANNETTE. Et au bas de la dernière page : « Qui plus que moi aime toi, qu’il écrive plus loin que moi. »

 

XXIX

 

Sur ces pages vous êtes sûr de trouver deux cœurs, une torche et des guirlandes ; vous êtes sûr de lire des serments d’amour jusqu’au delà des portes du tombeau. Quelque enfant de Mars, poëte dans un régiment de ligne, y a paraphé un petit vers scélérat. Eh bien, amis, j’aurais été fort aise d’écrire, moi, dans cet album, persuadé que chacun de mes enfantillages, offerts de bon cœur, aurait mérité un regard indulgent, et qu’on ne s’aviserait pas ensuite, avec un visage grave et un sourire narquois, d’examiner si j’ai su mettre ou non de l’esprit dans mes bêtises.

 

XXX

 

Mais vous, tomes dépareillés de la bibliothèque de Satan ; vous, magnifiques albums, tourments des versificateurs en renom ; vous, rapidement embellis par le pinceau magique de Tolstoï[48] ou par la plume de Baratinski[49], que la foudre de Dieu vous écrase ! Quand une belle dame me présente son in-4°, un tremblement de colère me saisit, et je sens une épigramme sourdre au fond de mon âme. Eh bien non, misérable ; tu vas lui écrire un madrigal !

 

XXXI

 

Ce ne sont pas des madrigaux que trace Lenski dans l’album de la jeune Olga. Sa plume est guidée par l’amour, et ne sait pas briller par de froids jeux d’esprit. Dans la simplicité de son cœur, il va jusqu’à répéter ce qu’il entend dire ou ce qu’il remarque d’Olga ; quant à ses élégies, elles coulent à flots. C’est ainsi que toi, Lézikof l’inspiré, dans les élans de ton cœur, tu chantes Dieu sait qui, tellement qu’un jour le recueil précieux de tes élégies te dévoilera ta propre histoire.

 

XXXII

 

Mais silence ! qu’entendons-nous ? Un sévère critique[50] nous ordonne de fouler aux pieds la maigre couronne de l’élégie. À nous autres faiseurs de vers, il crie comme un général à la parade : « Assez pleuré, assez gémi sur l’irréparable passé ! basta ! chantez autre chose. » — Tu as raison, ami ; et sans doute tu vas nous montrer du doigt le masque et le poignard tragiques, en nous ordonnant d’y renouveler le capital épuisé de nos pensées. N’est-ce pas ? — Point du tout ! point du tout ! écrivez des odes, messieurs.

 

XXXIII

 

Écrivez comme au temps de notre grande époque[51], comme le prescrivent les anciennes règles. — Quoi ! rien que des odes pour les occasions solennelles ! Rappelle-toi, critique, ce qu’a dit à ce propos l’ingénieux auteur des Commérages[52] ; et, avoue-le, ce même auteur t’est-il plus supportable que ces rimeurs mélancoliques par toi si décriés ? — J’en conviens ; mais votre romantisme est vide, vain, pitoyable ; tandis que le but de la poésie doit être noble et élevé. — Je pourrais réfuter cet argument ; mais je me tais. Ne brouillons pas deux siècles.

 

XXXIV

 

Épris de la liberté autant que de la gloire, agité d’inspirations incessantes, Vladimir aurait fort bien pu écrire des odes. Mais Olga ne les aurait pas lues. Il tenait encore plus à lui lire ses œuvres qu’à les faire, car on dit qu’il n’est pas dans le monde de jouissance plus grande que celle d’un auteur modeste et amoureux qui peut lire les produits de ses rêveries à celle qui en est l’objet, une beauté que ses chants jettent dans une agréable mélancolie. Il est heureux, le poète… mais peut-être pense-t-elle à autre chose.

 

XXXV

 

Pour moi, je ne lis les productions de ma lyre harmonieuse qu’à ma vieille nourrice, la fidèle compagne de ma jeunesse. Ou bien, après un maussade dîner, si j’attrape par le pan de l’habit quelque voisin que m’a livré son sort malencontreux, je l’emprisonne dans un coin, et je l’y étouffe de ma tragédie. Ou bien encore… et croyez que je ne plaisante pas, tout gonflé de rimes, errant le long de mon étang, j’effraye des éclats de ma voix une bande de canards sauvages. À peine ont-ils entendu le doux son de mes strophes, qu’ils s’empressent de quitter ces rivages.

 

XXXVI

 

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XXXVII

 

Et Onéguine ! — À ce propos, frères, je vous demande un peu de patience, et je vais décrire en détail ses occupations de chaque jour : Vous savez qu’il vit en anachorète ; en été, il se lève à six heures du matin, et s’en va, en toilette légère, à la rivière qui coule au bas du tertre de sa maison. Il traverse à la nage cet Hellespont, ni plus ni moins que le chantre de Gulnare. Puis il boit son café, en parcourant avec négligence un journal aussi mal informé qu’attardé dans sa publication[53]

 

XXXVIII

 

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XXXIX

 

La promenade, la lecture, un sommeil profond et salutaire, l’ombre des bois, le babil des eaux, quelquefois le jeune et frais baiser d’une blanche fille aux yeux noirs, le galop d’un cheval fougueux et docile au frein, un dîner assez délicat, une bouteille de vin limpide, et surtout la solitude, le silence : Voilà la vie d’Onéguine. Et petit à petit, il y prit goût, laissant, dans son bien-être insouciant, couler les belles journées de soleil, oubliant et la ville, et les amis qu’il y avait laissés, et l’ennui de ses fêtes.

 

XL

 

Mais notre été septentrional, cette caricature de l’hiver du Midi, passe en un moment. Chez nous personne n’en doute, et personne ne l’avoue. Déjà le ciel annonçait l’automne. Le soleil brillait moins fréquemment ; le jour s’accourcissait ; la mystérieuse toiture des bois se dépouillait avec un bruit lugubre ; des brouillards se roulaient sur les champs ; les caravanes d’oies criardes se dirigeaient vers le sud ; la plus triste époque de l’année s’approchait : novembre était sur le seuil de la porte.

 

XLI

 

L’aurore se lève au milieu d’une froide brume. Le bruit du travail a cessé dans les champs. Avec sa louve affamée, le loup sort sur les chemins de traverse ; les flairant de loin, le cheval renâcle, et le voyageur prudent se lance au galop quand il faut monter la colline. Le berger ne fait plus sortir les vaches de l’étable, et, vers midi, sa trompe ne les appelle plus en rond autour de lui. En chantant dans son humble isba, la jeune fille file son lin, et l’amie des longues nuits d’hiver, la loutchina[54], pétille devant elle.

 

XLII

 

Et voici que, étendant au loin sur les campagnes un glacis d’argent, les premières gelées sont écloses… ; je parie que mon lecteur attend la rime : roses. Eh bien ! qu’il la prenne, et que tout soit dit. Plus coquette que le parquet ciré d’un salon élégant, brille la petite rivière couverte d’une récente couche de glace. La bruyante population des jeunes gars y trace des raies avec les patins sonores. Une lourde oie, aux pattes rouges, s’étant proposé une promenade sur l’eau, glisse et tombe. Les premiers flocons de neige papillonnent gaiement dans l’air et se déposent sur le rivage en étoiles légères.

 

XLIII

 

Que faire à cette époque au village ? Se promener ? Les champs fatiguent la vue par leur nudité monotone. Traverser au galop les mornes steppes ? Le cheval, s’accrochant à la neige traîtresse par son fer émoussé, menace de broncher à chaque pas. Reste sous ton toit, solitaire ; lis ; voici De Pradt, voici Walter Scott. Tu ne veux pas lire ? Eh bien, vérifie tes comptes ; gourmande ton intendant, ou prends ton verre ; et la longue soirée finira par s’écouler. Demain sera la même chose, et de la sorte tu passeras un fameux hiver.

 

XLIV

 

En digne imitateur de Childe-Harold, Onéguine s’enferma dans une paresse mélancolique. Dès son réveil, il se plonge dans un bain glacé ; puis, s’armant d’une queue émoussée, tout le long du jour il joue avec lui-même une partie de billard à deux billes. Mais la nuit arrive, le billard est abandonné ; une table couverte se dresse devant la cheminée. Onéguine attend ; et voilà que Lenski arrive avec sa troïka de chevaux fleur-de-pêcher. Vite, qu’on serve le dîner !

 

XLV

 

Aussitôt, pour le poëte, le vin béni de Moet ou de la veuve Cliquot est apporté dans une bouteille hérissée de frimas. C’est la source d’Hippocrène ; son jet pétillant et son écume brillante, si semblables à l’amour et à la jeunesse, m’ont toujours séduit. Vous souvenez-vous, amis, comment je le payais jadis de mon pauvre denier ? Hélas ! son flot magique a fait commettre bien des folies. Mais aussi, combien de vers, d’heureuses plaisanteries, de gaies discussions et d’illusions plus gaies encore !

 

XLVI

 

Mais aujourd’hui sa bruyante écume trompe mon estomac, et je lui préfère le sage bordeaux. J’ai abandonné l’Aï ; il est semblable à une maîtresse, vive, séduisante, pleine d’éclat, mais capricieuse et futile. Tandis que toi, bordeaux, tu es pareil à un ami qui, toujours et partout bon camarade, même dans la tristesse et le malheur, est prêt, soit à nous rendre service, soit à partager nos tranquilles plaisirs. Donc, vive le bordeaux, notre véritable ami !

 

XLVII

 

Le feu s’est éteint ; le charbon doré est à peine recouvert d’une poudre de cendre. Une imperceptible vapeur se balance au-dessus, et de la cheminée vient à peine un souffle de chaleur. La fumée de deux pipes s’en va par l’ouverture, et une dernière coupe bruit encore au milieu de la table. Doucement se glisse l’obscurité. — Que j’aime les bavardages intimes et l’amical verre de vin à ce moment qu’on a nommé, je ne sais pourquoi, entre chien et loup ! — Les amis causent en ce moment.

 

XLVIII

 

« Eh bien, que font les voisines ? Que fait Tatiana et la mutine Olga ? — Verse encore un demi-verre. Assez, ami. Toute la famille se porte bien ; elle te salue. Ah ! mon cher, que les épaules d’Olga sont devenues belles ! quelle taille ! et quelle âme ! Il faut que nous allions chez eux un jour ; tu leur feras grand plaisir… ; sans cela… juge toi-même. Tu t’y es montré une couple de fois ; et puis l’on ne voit plus le bout de ton nez. Mais à propos… quel imbécile je suis ! tu es invité pour samedi prochain. »

 

XLIX

 

« — Moi ! — Oui, toi. C’est le jour de la fête de Tatiana. C’est Olga et la maman qui te font cette invitation. Tu n’as pas de raison pour ne pas t’y rendre. — Mais il y aura là un tas de monde, un ramassis de toutes sortes de figures ? — Personne, je t’assure. Nous serons en famille. Viens, fais-moi cette grâce. — Allons, je veux bien. — Tu es charmant. » En disant ce mot, il vida son verre en l’honneur de la voisine et se remit à parler d’Olga. C’était un vrai amoureux.

 

L

 

Il était heureux et gai : le terme fortuné avait été fixé à deux semaines. La couronne de myrte, les charmes discrets du ménage attendaient ses transports ; les soucis et les ennuis de l’hymen ne lui apparaissaient pas, même en rêve. Tandis que nous autres ennemis de cette divinité nous ne voyons dans la vie domestique autre chose qu’une série de tableaux monotones, un roman dans le genre d’Auguste Lafontaine, mon pauvre Lenski… Son cœur était créé pour cette vie.

 

LI

 

Il était aimé ; il le croyait au moins, et il était heureux. Fortuné, cent fois fortuné celui qui sait croire ; qui, domptant son esprit sceptique, se repose dans la voluptueuse insouciance de son cœur, comme un voyageur aviné dans une auberge, ou bien, si vous voulez une plus gracieuse comparaison, comme un papillon qui s’est plongé dans une fleur de printemps. Mais digne de pitié est celui qui prévoit toujours, à qui la tête ne tourne jamais, qui finit par détester chaque parole, chaque geste dans la traduction qu’il s’en fait à lui-même, celui dont le cœur paralysé par l’expérience a perdu la force de s’oublier.

 

CHAPITRE V.

 

I

 

Cette année-là, l’automne avait duré longtemps ; la nature avait attendu l’hiver, et la neige n’était tombée qu’en janvier, dans la nuit du troisième jour. S’étant éveillée de bonne heure, Tatiana aperçut par sa fenêtre la cour toute blanchie, et blanchis aussi, les toits, les haies, les parterres. Elle revit les légers dessins sur les vitres, les arbres dans leur robe d’argent, les pies sautillant gaiement dans la neige, et au loin les collines couvertes d’un tapis moelleux et brillant : Tout est blanc, tout étincelle à l’entour.

 

II

 

C’est l’hiver. Le paysan inaugure triomphalement le traînage sur sa charrette à patins. Son bidet, flairant la neige, s’essaye à trottiner plus lestement. Entr’ouvrant un double sillon dans le duvet de neige, une rapide kibitka passe au galop ; le cocher, dans sa pelisse serrée par une ceinture rouge, se tient sur son siège, assis de côté ; un petit villageois le suit de loin, traînant un chien dans un traîneau dont il est lui-même le cheval. Le polisson s’est déjà gelé un doigt. Il en souffre, et il rit pourtant, et sa mère le menace à travers la fenêtre.

 

III

 

Mais on m’assure que les tableaux de ce genre n’attirent pas les lecteurs. Tout cela, dit-on, c’est de la nature vulgaire, qui n’a rien d’élégant. Et pourtant un autre poète, échauffé par le dieu du Parnasse, nous a peint, en style magique, la première neige et toute la variété des plaisirs de l’hiver[55]. Il vous a séduit, j’en suis convaincu, en décrivant, dans ses vers enflammés, les promenades nocturnes en traîneau. Mais je ne me sens pas de force à lutter avec lui, et moins encore avec toi, chantre de la Jeune Finnoise[56].

 

IV

 

Russe jusqu’au fond de l’âme, et sans le savoir, Tatiana aimait l’hiver russe avec ses froides beautés : le givre étincelant au soleil dans un jour de gelée, et le traîneau rapide, et la teinte rosée de la neige au crépuscule, et les ténèbres des soirées qui accompagnent le baptême des eaux[57]. Dans leur maison, l’on célébrait ces soirées d’après l’antique usage ; les servantes de tout étage interrogeaient le sort au compte de leurs jeunes maîtresses, et, chaque année, leur annonçaient des maris officiers et la guerre.

 

V

 

Tatiana croyait aux vieilles traditions populaires, aux songes, aux cartes, aux présages pris de la lune ; toutes sortes d’indices superstitieux la troublaient ; chacun des objets qui l’entouraient lui semblait prédire mystérieusement quelque chose, et maintes fois des pressentiments resserraient son sein. Si quelque chat, coquettement pelotonné sur le poêle, se lavait le museau avec sa patte en ronflant, c’était pour elle un signe certain que des visites allaient arriver. Si elle apercevait d’aventure la jeune face à double corne de la lune dans le ciel à gauche,

 

VI

 

Elle tremblait et pâlissait. Quand une étoile filante traversait le ciel obscur, avant que celle-ci s’éparpillât en étincelles, Tatiana, tout émue, se hâtait de lui jeter le désir de son cœur. S’il lui arrivait de rencontrer un prêtre ou un moine à la robe noire ; si, dans la campagne, un lièvre rapide traversait la route devant elle, éperdue de terreur, agitée de funestes pressentiments, elle s’attendait aussitôt à quelque malheur.

 

VII

 

Eh bien, elle trouvait dans cette terreur un charme secret. Ainsi nous a faits la nature, cette nature à qui plaisent tant les contradictions. Voici qu’arrivent les fêtes du Baptême des eaux. Quelle joie ! La jeunesse étourdie interroge le sort ; elle qui n’a rien à regretter, qui voit s’étendre serein et à perte de vue le lointain de la vie. La vieillesse interroge aussi le sort, à travers ses lunettes, accoudée sur la pierre de son cercueil, ayant tout perdu sans retour. Et l’espérance menteuse les berce toutes deux de son babil enfantin.

 

VIII

 

Tatiana fixe un regard curieux sur la cire qu’on vient de retirer de l’eau, et dont les dessins bizarres semblent lui annoncer aussi une bizarre destinée. Et cependant les jeunes filles retirent l’une après l’autre les bagues jetées dans le plat ; et sa bague sort de l’eau au son de la vieille complainte : « Tous les paysans sont riches dans ce village ; ils remuent l’argent à la pelle. Qu’à celui pour qui nous chantons adviennent honneur et profit. » Mais le ton gémissant de cette complainte prédit des malheurs ; le petit chat est plus du goût des jeunes filles[58].

 

IX

 

La nuit est glaciale ; le ciel est pur ; le chœur des étoiles semble couler avec une lente et harmonieuse majesté. Tatiana sort en robe légère du côté de la large cour, présentant un miroir aux reflets de la lune. Mais la face de l’astre mélancolique tremblote seule au fond du verre obscur… Soudain la neige crie sous des pas… Quelqu’un ! La jeune fille court à lui sur la pointe des pieds, et sa voix résonne plus douce que le son d’un chalumeau : « Quel est votre nom ? » Le passant la regarde avec surprise et finit par répondre : « Agathon. »

 

X

 

Sur les conseils de sa nourrice, et voulant interroger le sort avec certitude, Tatiana avait donné secrètement l’ordre de placer dans la salle isolée du bain une table avec deux couverts. Mais, au moment de s’y rendre, une terreur subite la saisit ; elle se borna, au moment, du coucher, à mettre sous l’oreiller son petit miroir, et à détacher le cordonnet de soie qui lui servait de ceinture. Tout s’est apaisé autour d’elle ; Tatiana dort. Lel, dieu de la jeunesse[59], voltige en silence autour de sa couche.

 

XI

 

Tatiana voit un rêve étrange : il lui semble qu’entourée par une ombre lugubre, elle marche dans une vaste plaine de neige. Tout à coup un torrent sombre et gris d’écume, que l’hiver n’a point enchaîné, bouillonne à ses pieds, s’ouvrant passage à travers la neige amoncelée. Deux poutrelles, collées par un glaçon, pont vacillant et périlleux, sont posées sur le torrent, et devant l’abîme grondant, pleine de terreur, elle s’arrête.

 

XII

 

Comme s’il était la cause d’une séparation, Tatiana murmure contre le torrent ; elle ne voit personne sur l’autre rive qui puisse lui tendre la main. Mais soudain un tas de neige s’agite, et qui en sort ? un grand ours tout hérissé ! Elle pousse un cri, et l’ours, hurlant, lui tend sa patte aux griffes aiguës. Elle prend courage, s’y appuie d’une main tremblante, et d’un pied timide traverse le torrent. Elle s’avance, l’ours la suit.

 

XIII

 

Sans oser regarder en arrière, elle presse le pas. Mais il lui est impossible de se débarrasser de ce laquais velu. Elle entend l’ours insupportable souffler en pataugeant derrière elle. Une forêt se présente. Les pins se tiennent immobiles dans leur beauté farouche. Leurs branches sont alourdies par des filaments de neige. À travers les cimes nues des trembles et des bouleaux, passent les rayons des astres nocturnes. Pas de chemin ; les broussailles, les ravins, envahis par la bourrasque, sont tous profondément ensevelis sous la couche blanche.

 

XIV

 

Tatiana pénètre dans le bois, l’ours la suit. La neige molle monte jusqu’aux genoux de la jeune fille. Tantôt une longue branche l’arrête par le col, ou lui arrache des oreilles ses boucles d’or ; tantôt un soulier humide quitte son pied ; tantôt elle perd son mouchoir. Mais elle n’ose pas le ramasser ; elle n’ose pas s’arrêter un moment ; l’ours est toujours derrière elle. Elle ne peut pas même se décider à relever sa robe. Elle court, elle court, toujours suivie, et voilà qu’elle n’a plus la force de courir.

 

XV

 

Elle tombe dans la neige. L’ours la saisit et l’emporte. Soumise jusqu’à l’insensibilité, elle ne bouge et ne respire pas. Il l’entraîne par un sentier et s’enfonce dans la forêt. Une hutte apparaît entre les arbres. La neige intacte l’enveloppe de toutes parts ; mais une lumière brille par la lucarne, et dans l’intérieur on entend du tapage et des cris. L’ours lui dit : « Ici demeure mon parrain, réchauffe-toi un peu dans sa hutte. » Disant cela, il la dépose doucement sur le seuil.

 

XVI

 

Tatiana revient à la vie et regarde autour d’elle. L’ours a disparu. Elle se trouve dans une petite chambre, et, derrière la porte, entend des exclamations et le choc des verres comme à un grand festin d’enterrement. Ne comprenant rien à ce bruit, elle regarde furtivement par une fente de la porte. Que voit-elle ? Autour de la table sont rassemblés une foule de monstres divers : l’un avec des cornes sur un museau de chien, l’autre avec une tête de coq ; ici une sorcière avec une barbe de bouc, là un squelette qui se donne des airs d’importance ; plus loin un nain avec une grande queue, et, près de lui, un être demi-chat et demi-cigogne.

 

XVII

 

Puis d’autres encore plus terribles et plus étranges : une écrevisse à cheval sur une araignée ; un crâne tournant en tous sens sur un cou d’oie, affublé d’un bonnet rouge ; un moulin à vent qui danse la prisiatka, en faisant bruire et tournoyer ses ailes ; aboiements, sifflements, éclats de rire, chansons, battements de mains, voix humaines et piétinements de chevaux. Mais que dut penser Tatiana quand elle reconnut parmi les convives celui qui lui est à la fois cher et terrible, le héros de cette histoire ? Onéguine, assis devant la table, jette à la dérobée des regards vers la porte.

 

XVIII

 

Il fait un signe, tous s’empressent ; il boit, tous vident leurs verres avec des cris ; il sourit, tous partent d’un éclat de rire ; il fronce le sourcil, tous font silence. Il est le maître du logis, c’est évident. Tatiana se rassure un peu, et, curieuse, elle entr’ouvre la porte. Tout à coup un vent souffle, éteignant les torches fumeuses. La bande des monstres se trouble ; Onéguine, les yeux ardents, se lève brusquement de la table, et tous se lèvent avec lui. Il s’avance vers la porte.

 

XIX

 

La terreur reprend Tatiana. Elle s’efforce de fuir, ne le peut. S’agitant avec angoisses, elle veut au moins jeter un cri ; impossible. Onéguine pousse violemment la porte, et aux regards des monstres infernaux apparaît la jeune fille. Un rire féroce s’élève en éclats sauvages. Les yeux de tous, les trompes recourbées, les sabots, les queues velues, les longues dents, les moustaches hérissées, les langues sanglantes, les cornes, les doigts décharnés, tous la désignent, tous hurlent en chœur : « Elle est à moi, elle est à moi. »

 

XX

 

« Elle est à moi, » crie Onéguine d’une voix formidable, et toute la bande disparaît en un clin d’œil. Dans les ténèbres glacées, la jeune fille reste seule avec lui ; il l’entraîne doucement vers un banc vermoulu, l’y dépose, et se penche sur son épaule. Soudain entre Olga, Lenski la suit. Une vive lumière se répand. Onéguine lève la main avec menace, et, roulant des yeux terribles, insulte ces visiteurs inattendus. Tatiana est étendue demi-morte.

 

XXI

 

La dispute devient plus vive et plus bruyante. Onéguine saisit un long couteau, et sur-le-champ Lenski tombe, frappé de mort. L’ombre s’épaissit démesurément; un cri strident retentit; la hutte vacille, et Tatiana s’éveille, froide de terreur. Elle regarde; il fait déjà jour dans sa chambre. Le rayon rougeâtre de l’aurore joue à travers les vitres gelées ; et plus rose que l’aurore, plus légère que l’hirondelle, Olga entre en courant : « Eh bien ! dit-elle, qui as-tu vu en songe? »

 

XXII

 

Mais Tatiana, sans remarquer sa sœur, se tient dans son lit, feuilletant un livre, et ne répond pas un mot. Ce livre n’offrait ni les inventions séduisantes de la poésie, ni de sages conseils, ni d’agréables descriptions. Mais pourtant ni Virgile, ni Racine, ni Scott, ni Byron, ni Sénèque, ni même le journal des Modes, n’intéressèrent jamais à ce point leurs lectrices. Amis, c’était Martin Zadéka, le chef des Mages de la Chaldée, un devin, un explicateur des songes.

 

XXIII

 

Cette œuvre profonde avait été apportée dans la solitude des Larine par un colporteur ambulant, qui, après en avoir longtemps débattu le prix, l’avait cédé à Tatiana, avec une Malvina dépareillée, pour trois roubles et demi, prenant encore par-dessus le marché un recueil de fables, une grammaire, deux exemplaires de la Pétriade[60] et un troisième volume de Marmontel. Martin Zadéka est devenu le favori de Tatiana ; il la console dans ses chagrins, et dort toutes les nuits sous son oreiller.

 

XXIV

 

Ne sachant quel sens attribuer à ce rêve effroyable, et voulant toutefois s’en rendre compte, Tatiana se met à chercher dans l’index du volume les mots suivants dans leur ordre alphabétique : bourrasque, écrevisse, forêt, neige, ours, pont, sapin, ténèbres, etc. Martin Zadéka ne résout point ses doutes ; mais il lui dit que ce rêve de mauvaise augure lui promet de tristes événements. Pendant plusieurs jours, elle en resta préoccupée.

 

XXV

 

Mais voici que l’aurore aux doigts de rose, traînant le soleil après elle, amène des plaines du matin la fête joyeuse de la sainte patronne[61]. Dès le point du jour, la maison des Larine regorge de visiteurs. Les voisins sont arrivés par familles entières, en traîneaux, en kibitkas, en berlines sur patins : Dans l’antichambre, presse et jurons ; dans le salon, présentations et rencontres, aboiements de carlins, bruyants baisers de jeunes filles, éclats de rire, foule aux portes, profonds saluts, frottements de pieds sur le parquet, querelles de nourrices et vagissements de nourrissons.

 

XXVI

 

Avec son épouse à l’épaisse corpulence, est arrivé le gros Poustiakof, et Gvosdine, savant agronome, possesseur de paysans ruinés ; et les Skotinine, couple grisonnant, avec des enfants de tout âge, depuis deux ans jusqu’à trente ; et Pétouchkof, le dandy du district, et mon propre cousin Bouyanof, en casquette à visière et tout sali de duvet, sous cette figure que vous lui connaissez certainement[62] ; enfin le conseiller en retraite Flanof, lourd colporteur de caquets, vieux roué, goinfre, avaleur de pots-de-vin, et bouffon.

 

XXVII

 

En compagnie des Kharlikof, est aussi tenu Mousié Triquet, bel esprit, tout fraîchement débarqué de Tambof, en lunettes et perruque rousse. En digne Français, Triquet apportait dans sa poche un couplet dédié à Tatiana, sur l’air connu même des enfants : « Réveillez-vous, belle endormie. » Ce couplet avait été imprimé dans les chansons d’un ancien almanach ; mais Triquet, en poëte sagace, l’avait tiré de sa poussière pour le remettre au jour, et hardiment, au lieu de « belle Nina, » il avait mis, « belle Tatiana. »

 

XXVIII

 

Et voici que, de la ville voisine, l’idole des demoiselles mûres, la coqueluche des mamans, le chef d’escadron enfin, arrive à son tour ; il entre : « ô grand Dieu, quelle nouvelle ! quel bonheur ! nous aurons la musique du régiment ; le colonel l’envoie, il y aura un bal. » Les fillettes en sautent d’avance. Mais le dîner est servi. Les convives s’avancent par couples, en se donnant la main. D’un côté toutes les femmes se pressent autour de Tatiana ; de l’autre, tous les hommes ; et la foule se met à table en bourdonnant et en faisant des signes de croix.

 

XXIX

 

Les conversations s’apaisent un instant, car les mâchoires sont occupées. De tous côtés on entend le bruit des couteaux sur les assiettes et le choc des verres. Mais peu à peu les convives soulèvent un tapage unanime. Personne n’écoute son voisin, chacun crie à tue-tête, rit sans savoir de quoi et se dispute sans savoir sur quoi : tout à coup la porte s’ouvre à deux battants. Lenski entre, suivi d’Onéguine. « Ah, mon créateur ! s’écrie la maîtresse de maison ; enfin ! » Les convives se pressent ; les valets apportent des sièges ; on salue les nouveaux venus, on leur fait place.

 

XXX

 

On les met en face de Tatiana ; et, plus pâle que la lune au matin, plus palpitante qu’une biche poursuivie, elle n’ose pas lever ses regards qui s’obscurcissent. Le feu de la fièvre l’envahit ; elle se sent mal, elle étouffe ; elle n’entend point les compliments des deux amis ; des larmes vont jaillir de ses yeux ; la pauvre enfant se sent prête à défaillir. Mais la volonté et la raison prirent pourtant le dessus, elle murmura deux mots de réponse, et eut la force de rester à table.

 

XXXI

 

Dès longtemps Onéguine ne pouvait souffrir les évanouissements, les larmes, toutes les scènes tragi-nerveuses ; il en avait assez subi. Rien que de se voir tombé au milieu d’un grand festin avait déjà fâché cet homme bizarre ; mais, en apercevant l’agitation manifeste de la jeune fille, il sentit redoubler son dépit, et, plein de colère contre Lenski, il se fit le serment de se venger en le poussant à bout ; triomphant par avance, il commença à se crayonner à lui-même la caricature de tous ses voisins.

 

XXXII

 

Onéguine n’eût pas été le seul à remarquer le trouble de Tatiana ; mais, par bonheur, en cet instant, le but de tous les propos et de tous les regards se trouvait être un large pâté, dans lequel malheureusement le cuisinier avait mis trop de sel. Et puis, voilà qu’on apporte, entre le rôti et le blanc-manger, dans une bouteille goudronnée, du Champagne fabriqué à Tsimliansk. Elle est suivie d’une phalange de verres longs et étroits, semblables à ta fine taille, Zizi[63], cristal de mon âme, toi, objet de mes premiers vers innocents, toi qui, dans ta coupe, m’as si souvent versé l’ivresse.

 

XXXIII

 

Se délivrant de son humide bouchon, la bouteille fait feu ; le vin s’échappe en mousse pétillante. Prenant alors un maintien digne, et dès longtemps tourmenté par son couplet, Triquet se lève. Toute l’assemblée fait un respectueux silence. Tatiana est à demi morte. Triquet, se tournant vers elle, son feuillet à la main, entonne sa chanson d’une voix fausse. Des cris, des transports le laissent à peine achever. Tatiana se voit contrainte de faire la révérence au poëte, tandis que lui, aussi modeste qu’ingénieux, boit le premier à sa santé, et lui présente le manuscrit d’un air galant.

 

XXXIV

 

Les compliments, les félicitations pleuvent de toutes parts. Tatiana répand les remercîments autour d’elle. Quand vint le tour des derniers convives, l’air abattu de la jeune fille, son trouble, sa fatigue, firent naître un mouvement de pitié dans l’âme d’Onéguine. Il la salua en silence ; mais le regard de ses yeux avait je ne sais quoi d’étrange et de tendre. Était-il réellement touché ? Ne faisait-il que de la coquetterie ? était-ce exprès ou involontairement ? Son regard exprima vraiment la sensibilité, et ranima le cœur de Tatiana.

 

XXXV

 

Les chaises repoussées se heurtent avec bruit ; la foule se rue vers le salon. Ainsi un essaim bruyant d’abeilles s’envole de la ruche pour butiner dans les champs. Ravi de son dîner de fête, le voisin souffle auprès du voisin ; les dames s’approchent de la cheminée ; les demoiselles chuchotent dans les coins ; on ouvre les tables vertes où le boston, l’antique hombre et le whist, illustre jusqu’à présent, toute cette monotone famille, tous enfants de l’avide ennui, convient les joueurs infatigables.

 

XXXVI

 

Les héros du whist ont déjà parachevé huit robbers ; huit fois ils ont changé de place. On apporte le thé. J’aime à déterminer la mesure du temps par le dîner, le souper et le thé ; nous autres campagnards, nous connaissons l’heure sans grande étude ; notre estomac est notre Bréguet ponctuel. Et à ce propos, je dois faire observer que je parle aussi souvent dans mes strophes de festins, de plats et de mangeaille, que toi, divin Homère, toi, l’idole de trente siècles.

 

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XXXIX

 

Mais à peine les demoiselles avaient-elles saisi leurs tasses du bout des doigts, que, derrière la porte du vaste salon, on entendit résonner une flûte et un basson. Transporté par le tonnerre de cette sérénade, et posant sa tasse de thé au rhum, le Pâris des villes voisines, Pétouchkof s’approche d’Olga et Lenski de Tatiana ; le poëte de Tambof s’empare de mademoiselle Karlikof, fille à marier d’un âge mûr ; Bouyanof entraîne la première femme qui lui tombe sous la main, et tous s’élancent. Le bal s’ouvre et brille de toute sa splendeur.

 

XL

 

Monotone et insensée comme le tourbillon qui emporte la jeune vie, tourne la valse rapide. Un couple suit l’autre. Sentant venue l’heure de la vengeance, et souriant d’un sourire intérieur, Onéguine s’approche d’Olga. Il l’invite, il tourne avec elle, il la dépose sur une chaise, et entame avec elle une conversation animée ; puis il reprend la valse, puis la recommence encore. Tous les assistants le regardent avec surprise ; Lenski n’en peut croire ses yeux.

 

XLI

 

La mazourke a son tour. Jadis, quand éclataient les sons de la mazourke, tout tremblait dans la plus vaste salle ; les parquets retentissaient, frappés par les talons ; les vitres mêmes tintaient aux fenêtres. Il n’en est plus ainsi. Comme les dames, nous glissons sur les planches vernissées. Mais en province, dans les maisons de campagne, la mazourke conserve encore ses charmes primitifs. Les cabrioles, les coups de talon, les moustaches retroussées, sont toujours les mêmes. La cruelle mode, notre commun tyran, la maladie des nouveaux Russes, n’y a encore rien changé.

 

XLII

 

Bouyanof, mon fougueux cousin, amène à notre héros Olga et Tatiana. C’est Olga que choisit Onéguine ; et, tout en la menant, tout en glissant avec nonchalance sur le parquet, il lui murmure tendrement à l’oreille je ne sais quel fade madrigal. Puis il lui serre la main, et la rougeur de l’amour-propre flatté se répand sur le visage de la danseuse. Lenski a tout vu. Éperdu, hors de lui, dévoré d’une fureur jalouse, il attend la fin de la mazourke, et s’empresse d’inviter Olga pour le cotillon.

 

XLIII

 

Impossible ! — Impossible ? pourquoi ? — Olga a déjà donné sa parole à Onéguine. Ô grand Dieu ! qu’a-t-il entendu ? Elle a pu, elle !… à peine sortie des langes, et déjà coquette !... Elle connaît la ruse, elle a appris la trahison ! Lenski ne peut supporter ce coup terrible. Il sort en maudissant l’inconstance des femmes, il demande son cheval et part au galop. Une paire de pistolets, deux balles, rien de plus, vont sur-le-champ décider de son sort.

 

CHAPITRE VI.

 

I

 

À peine avait-il remarqué le départ de Vladimir, que, retombant dans son ennui, et satisfait de sa vengeance, Onéguine se mit à rêver, assis près d’Olga. Olga, de son côté, répondait en bâillant aux bâillements d’Onéguine, cherchant Lenski des yeux, et l’éternel cotillon l’excédait comme un songe pénible. Il s’achève enfin. On soupe. Ensuite on étale par terre des matelas pour les invités, depuis le perron jusqu’à la chambre des servantes. Chacun sent le besoin d’un sommeil paisible. Onéguine seul retourne chez lui.

 

II

 

Tout dort. Le lourd Poustiakof ronfle dans le salon avec sa lourde moitié. Gvozdine, Bouyanof, Pétouchkof, et Flanof qui se sent indisposé, se sont établis sur des chaises dans la salle à manger ; et M. Triquet, en gilet de flanelle et bonnet de coton, sur le plancher. Pressées dans les chambres de Tatiana et d’Olga, les demoiselles aussi sont toutes envahies par le sommeil. Seule, appuyée contre la fenêtre, aux pâles rayons de Diane, la triste Tatiana regarde, sans dormir, les champs assombris.

 

III

 

L’apparition inattendue d’Onéguine, l’éclair de tendresse fugitive qu’ont jeté ses yeux, puis sa bizarre conduite avec Olga, ont pénétré jusqu’au fond de son âme. Une angoisse de jalousie la déchire, et cependant elle sent comme une main glacée qui lui serre le cœur ; elle voit comme un abîme qui s’ouvre devant elle, au fond duquel des flots sombres la menacent en mugissant. « Je périrai, se dit Tania ; mais, venant de lui, la mort même me sera douce. Je ne murmure point. À quoi bon ? Il ne peut me donner le bonheur. »

 

IV

 

En avant, en avant ! mon histoire. Un nouveau personnage nous appelle. À cinq verstes du village de Lenski, vivait et vit encore à présent, dans une retraite de philosophe, un certain Zaretski, jadis mauvais sujet, chef d’une bande de grecs et de tapageurs, tribun de taverne, devenu maintenant un simple et bon père de famille, célibataire, ami sûr, seigneur débonnaire et même honnête homme : ainsi se corrige et s’amende notre siècle.

 

V

 

Naguère la voix flatteuse du monde avait vanté sa fougueuse bravoure. Il est vrai de dire qu’à quinze pas il logeait une balle de pistolet dans un as, et qu’une fois entre autres, il s’était effectivement distingué dans une bataille, où, pris d’une ivresse manifeste et s’étant hardiment jeté de son cheval dans la boue, il avait été ramassé par les Français comme un otage précieux. Nouveau Régulus, idolâtre du point d’honneur, il n’eût pas mieux demandé que de reprendre ses fers pour aller chez Véry, chaque matin, vider trois bouteilles à crédit.

 

VI

 

Naguère il savait fort bien manier la raillerie ; il excellait à berner un sot ou à mystifier un homme d’esprit, soit ouvertement, soit en sournois, suivant le sujet et l’occasion. Il est vrai que mainte de ces plaisanteries ne se passait pas sans qu’il y gagnât une leçon, ou sans qu’il lui arrivât de donner lui-même dans le panneau comme un imbécile. Pourtant il savait toujours soutenir avec gaieté la discussion, répondre avec ou sans esprit, mais répondre ; se taire parfois avec calcul ; d’autres fois, par calcul, prendre la mouche ; exciter l’un contre l’autre deux jeunes gens et les amener sur le terrain ;

 

VII

 

Ou bien les engager à se réconcilier, pour ensuite déjeuner à trois, puis les diffamer en secret par une malice aussi perfide qu’insouciante. Sed alia tempora. Mais le goût des farces, aussi bien que l’amour, autre folie, passe avec la bouillante jeunesse. Comme je viens de le dire, mon Zaretski, s’étant mis enfin à l’abri des orages sous l’ombre des acacias et des merisiers, vit en véritable sage, plante des choux comme Horace, élève des canards et des oies, et enseigne l’alphabet aux petits enfants.

 

VIII

 

Il avait de l’esprit, et, sans accorder de l’estime à son caractère, Onéguine aimait la tournure de ses jugements et sa conversation aussi dénuée de prétention que pleine de bon sens. Il le voyait avec plaisir ; aussi ne fut-il nullement étonné de le voir paraître un beau matin dans sa chambre. Après l’échange des saints, Zaretski interrompit subitement l’entretien commencé, et donnant à son regard une expression d’aménité, il présenta à Onéguine un billet du poëte. Onéguine s’approcha de la fenêtre et lut tout bas.

 

IX

 

C’était un gentil petit cartel, très-court et très-élégamment tourné. Avec une politesse exquise et froide, Lenski faisait à son ami la proposition de se couper la gorge l’un l’autre. Emporté par son premier mouvement, Onéguine se retourna vers le porteur du message, et lui dit, sans paroles superflues, qu’il était toujours prêt. Zaretski se leva, sans autre explication, et prétextant qu’il avait beaucoup à faire chez lui, il sortit sur-le-champ. Resté en tête-à-tête avec son âme, Onéguine se sentit très-mécontent de lui-même.

 

X

 

En effet, s’étant appelé au tribunal de sa conscience, où il s’interrogea sévèrement, il dut s’avouer coupable. D’abord, il avait eu le tort de plaisanter dédaigneusement, la veille, d’un amour aussi timide que tendre ; et puis, que le poëte fasse un coup de tête, c’est pardonnable à vingt ans ; mais Onéguine, qui, après tout, aimait l’adolescent de tout son cœur, n’aurait pas dû se montrer un ballon aux mains des préjugés, un écervelé, un spadassin ; il aurait dû agir en homme, en homme de sens et d’honneur…

 

XI

 

Il n’aurait pas dû craindre de montrer ses vrais sentiments, au lieu de se hérisser aussitôt comme une bête fauve ; son devoir lui prescrivait de désarmer ce jeune cœur. « Mais il est trop tard, se dit-il ; le moment a passé. Et puis, dans cette affaire, s’est entremêlé un vieux duelliste, méchant et bavard. Certes, le mépris devrait être la récompense de ses plates plaisanteries ; mais le murmure malicieux et les rires étouffés des sots… » Voilà ce qu’on nomme l’opinion publique, voilà ce qu’est l’honneur, notre idole, voilà sur quel axe tourne notre globe !

 

XII

 

Tout bouillant d’une impatiente inimitié, le poëte attendait chez lui la réponse ; et voici que son voisin le beau parleur lui apporte solennellement les paroles d’Onéguine. Quelle fête pour le jeune jaloux ! il avait craint jusque-là que son adversaire ne s’abritât derrière quelque invention plaisante, et ne dérobât ainsi sa poitrine à la balle de son pistolet. Maintenant, plus de doute. Dès le lendemain, au point du jour, ils doivent se rencontrer près du moulin, et chacun aura le loisir de viser son ami à la cuisse ou à la tempe.

 

XIII

 

Décidé à haïr la coquette, Lenski, dans son indignation, ne voulait plus revoir Olga avant le duel. Mais il regarda le soleil, puis sa montre, changea d’avis, et le voilà chez les voisines. Il s’attendait à troubler Olga par son arrivée, à l’effrayer même. Point du tout ; comme auparavant, Olga sauta sur le perron à la rencontre du pauvre poëte, gaie, vive, insouciante, semblable à la déesse étourdie de l’Espérance, en un mot comme elle avait toujours été.

 

XIV

 

« Pourquoi avez-vous disparu hier de si bonne heure ? » Telle fut sa première question. Tous les sentiments de Lenski furent bouleversés sens dessus dessous ; il baissa la tête en silence. Toute jalousie, tout dépit disparurent soudain devant cette limpidité de regard, cette tendre simplicité, cette vivacité d’enfant. Il la regarde avec un doux attendrissement, il voit qu’il est encore aimé. Et déjà, bourrelé par le remords, il voudrait lui demander pardon. Mais il tremble, sans trouver de paroles. Il est heureux, il est presque bien portant..………………………………………………..................................................................

 

XVII

 

Redevenu triste et rêveur devant sa chère Olga, Vladimir n’a pas la force de lui rappeler la soirée de la veille. Il se dit : « Je serai son sauveur ; je ne souffrirai pas qu’un séducteur trouble cette jeune âme par le feu de ses soupirs et de ses flatteries ; qu’un vil ver empoisonné ronge la tige de ce lis ; que cette fleur qui n’a vu que deux matins se flétrisse à demi épanouie. » Tout cela signifiait : « Messieurs, je me bats avec mon ami. »

 

XVIII

 

Ah ! si Lenski pouvait savoir quelle blessure brûlait le cœur de Tatiana ! si elle-même pouvait prévoir, pouvait se douter que, dès demain, Lenski et Onéguine allaient se disputer à qui descendra dans la nuit du tombeau ! son amour aurait peut-être réconcilié les deux amis. Mais personne, même par hasard, ne soupçonnait ce qui se passait en elle. Onéguine gardait le silence ; Tatiana dépérissait en secret ; la nourrice seule aurait pu savoir quelque chose ; mais, depuis longtemps, elle ne savait plus rien deviner.

 

XIX

 

Toute la soirée, Lenski fut distrait, tantôt silencieux, tantôt bruyant de gaieté. Mais celui qu’a nourri la muse est toujours ainsi : fronçant le sourcil, il s’asseyait brusquement devant un piano pour n’en tirer que des accords ; ou bien, fixant ses regards sur Olga, il murmurait : « N’est-ce pas ? je suis heureux ? » Mais il se fit tard ; l’heure vint de partir. Son cœur se resserra soudain, plein d’angoisses, et sembla éclater quand il prit congé de la jeune fille. Elle le regarde droit aux yeux : « Qu’avez-vous ? — Rien. » Et il descend le perron.

 

XX

 

De retour à la maison, il examine ses pistolets, les replace dans leur boîte, et, déshabillé, se met à lire Schiller à la lueur d’une bougie. Mais une seule pensée l’obsède ; son triste cœur ne peut sommeiller. Il voit toujours Olga devant lui, rayonnante d’une beauté ineffable. Vladimir ferme le livre, et prend la plume. Ses vers, pleins d’un désordre amoureux, coulent et sonnent. Il les lit à haute voix dans un transport lyrique, comme Delvig[64] ivre à un festin.

 

XXI

 

Le hasard a conservé ses vers. Je les ai, les voici : « Où êtes-vous, comment avez-vous disparu, jours dorés de ma jeunesse ? Le jour qui vient, que me prépare-t-il ? Mon regard tâche en vain de le saisir dans les ténèbres profondes où il se cache encore. Qu’importe ? La loi de la destinée est toujours juste. Que je tombe percé par la flèche mortelle, ou qu’elle passe sans m’atteindre, tout est bien. L’heure fixée pour la veille et pour le sommeil vient à son temps. Bénie soit la lumière qui éclaire nos soucis et nos travaux, et bénie encore l’ombre calme de la nuit ! »

 

XXII

 

« Demain poindra le rayon de l’aurore, et le jour serein se jouera dans les cieux. Et moi, peut-être, je serai déjà descendu sous la voûte mystérieuse du sépulcre ; et le Léthé, aux lentes ondes, dévorera jusqu’au souvenir du jeune poëte. Le monde m’oubliera ; mais toi, ô ma jeune et belle fiancée, viendras-tu répandre une larme sur mon urne prématurée ? Te diras-tu : Il m’a aimée, il a consacré à moi seule la triste aurore d’une vie orageuse et courte ? Ô mon amie, ô mon espérance, viens, viens : je suis ton époux. »

 

XXIII

 

C’est ainsi qu’il écrivait d’un style obscur et languissant[65] (ce style qu’on nous fait passer pour romantique, bien qu’à vrai dire je ne sache pas pourquoi). Enfin, vers le point du jour, Lenski, courbant sa tête fatiguée, s’endormit d’un léger somme sur le mot à la mode idéal. Mais à peine avait-il eu le temps de se plonger dans l’oubli du rêve, que son voisin pénètre dans le cabinet silencieux, et réveille Lenski en s’écriant : « Allons, il est temps. Six heures sont sonnées, et sans nul doute Onéguine nous attend. »

 

XXIV

 

Mais il se trompait. Onéguine dormait encore à ce moment d’un sommeil de plomb. Déjà les ombres de la nuit s’éclaircissent, et Vesper est salué par le chant du coq. Onéguine dort profondément. Déjà le soleil roule dans les cieux, et les brins de neige que le vent fait tourbillonner brillent à ses rayons. Onéguine n’a pas encore quitté sa couche. Il se réveille enfin, écarte paresseusement ses rideaux, et voit qu’il aurait dû depuis longtemps quitter la maison.

 

XXV

 

Il sonne précipitamment. Son valet de chambre, français, du nom de Guillot, lui présente sa robe de chambre et ses pantoufles. Mais Onéguine se hâte de s’habiller, donne l’ordre à son domestique de se préparer à l’accompagner et de prendre la botte aux pistolets. Un traîneau de course s’avance ; il part au galop ; il arrive au moulin. Il commande à son domestique d’apporter les canons meurtriers de Lepage, et au cocher de s’éloigner jusqu’à deux chênes isolés dans la campagne.

 

XXVI

 

Appuyé sur la digue, Lenski se consumait d’impatience, tandis que, mécanicien de village, Zaretski critiquait le jeu des meules du moulin. Onéguine s’avance en s’excusant. « Mais, répond Zaretski avec stupéfaction, où donc est votre témoin ? » Classique et pédant en matière de duels, il aimait la méthode par conviction, et, s’il permettait bien d’étendre un homme par terre, ce ne devait pas être négligemment, mais selon les règles sévères de l’art et d’après toutes les traditions admises : ce que nous devons louer en lui.

 

XXVII

 

« Mon témoin ? répondit Onéguine ; le voici, mon ami M. Guillot. Je ne vois nulle objection à ce qu’il soit accepté. C’est, il est vrai, un homme inconnu, mais c’est assurément un galant homme, lui. » Zaretski se mordit les lèvres. « Eh bien, commençons-nous ? demanda Onéguine à Lenski. — Commençons, pourquoi pas ? » répliqua celui-ci. Ils se placent derrière le moulin. Tandis que, dans l’éloignement, Zaretski et le galant homme sont gravement à se concerter, les adversaires se tiennent vis-à-vis l’un de l’autre, les yeux baissés.

 

XXVIII

 

Les adversaires ! y a-t-il longtemps que la soif du sang les excite l’un contre l’autre ? y a-t-il longtemps qu’ils partageaient amicalement les heures de loisir, les repas, les actions et jusqu’aux pensées ? À cette heure, pareils à des ennemis héréditaires, comme à travers un rêve terrible et inexplicable, ils préparent dans un froid et cruel silence leur perte mutuelle. S’ils se mettaient à rire avant que leurs mains ne fussent tachées de sang ? s’ils se séparaient cordialement, redevenus bons camarades ? mais non ; gens du monde, le faux point d’honneur leur inspire une crainte farouche, et les arrête.

 

XXIX

 

Le fer poli des pistolets brille au soleil ; le marteau retentit sur la baguette ; les balles s’enfoncent dans les rainures des canons ; les chiens se lèvent en craquant ; la poudre tombe en minces filets grisâtres dans le bassinet. La pierre à feu, fortement vissée, se lève une seconde fois. Guillot, tout troublé, s’efface devant un tronc voisin. Les deux adversaires jettent leurs manteaux. Zaretski mesure avec une parfaite exactitude trente-deux pas, place aux deux bouts Onéguine et Lenski, et présente à chacun d’eux le pistolet qui lui est destiné.

 

XXX

 

« Maintenant avancez-vous. » Avec sang-froid, sans se viser encore, d’un pied lent et ferme, les deux ennemis font quatre pas, quatre degrés vers la mort. Onéguine, continuant à s’avancer, lève le premier et lentement son pistolet. Ils font encore cinq pas, et Lenski, fermant l’œil gauche, se met à viser aussi. Soudain, Onéguine tire… L’heure fatale a sonné ; le poëte laisse échapper son arme en silence,

 

XXXI

 

Pose doucement sa main sur sa poitrine, et tombe. Ce n’est pas la souffrance, c’est la mort qu’exprime son œil déjà voilé. Ainsi, glissant avec lenteur sur le flanc d’une colline, et jetant de pâles étincelles sous les rayons du soleil, s’écroule un bloc de neige au printemps. Glacé d’un froid subit, Onéguine s’élance vers l’adolescent. Il se penche sur son corps, il l’appelle ; en vain. Le poëte est mort. Cette jeune vie a trouvé sa fin. L’orage a soufflé, la fleur s’est flétrie dès l’aurore ; le feu s’est éteint sur l’autel.

 

XXXII

 

Il était étendu, immobile ; et étrange était la paisible langueur de son front. La balle avait traversé sa poitrine, et le sang s’échappait en fumant de la blessure. Une minute avant, fermentaient dans ce cœur l’enthousiasme, la haine, l’espérance et l’amour ; la vie y bouillonnait en flots ardents. À présent, comme dans une maison abandonnée, tout y est tranquille et sombre ; tout y est muet pour jamais. Les volets sont fermés, les fenêtres mêmes sont blanchies à la chaux ; la maîtresse est partie. Où est-elle allée ? nul ne le sait.

 

XXXIII

 

Il est agréable, par une épigramme insolente, de mettre hors de lui un ennemi pris au dépourvu ; il est agréable de voir comment, penchant avec obstination ses lourdes cornes, il jette un regard de travers dans le miroir qu’on lui présente et craint de s’y reconnaître ; il est encore plus agréable de l’entendre beugler bêtement : « C’est moi. » Il y a même un certain plaisir à lui préparer une sépulture honorable en visant avec soin son front pâli, à une distance voulue entre gentilshommes. Mais qui trouverait des charmes à le renvoyer définitivement auprès de ses ancêtres ?

 

XXXIV

 

Que dire alors si votre arme a frappé un jeune ami qui vous aurait offensé, devant une bouteille, par un regard provoquant ou une brusque réponse, ou quelque autre misère, ou même qui vous aurait appelé au combat dans un élan de dépit ? Dites, quel sentiment s’emparera de votre âme, quand, là, sur la terre, immobile à vos pieds et l’empreinte de la mort sur les traits, il se contracte et se roidit peu à peu ? Quand il reste sourd, inerte, à votre appel désespéré ?

 

XXXV

 

Déchiré de remords, sa main pressant convulsivement le pistolet, Onéguine regardait Lenski. « Eh bien, quoi ? il est tué ; » décida le voisin. Il est tué ! Foudroyé par cette exclamation terrible, Onéguine s’éloigne en frémissant et appelle ses valets. Zaretski pose soigneusement sur le traîneau le corps déjà glacé ; il va apporter à la maison ce fardeau sinistre. Flairant un cadavre, les chevaux renâclent et se cabrent ; ils blanchissent d’écume leur mors d’acier, et partent comme la flèche.

 

XXXVI

 

Ô mes amis, vous prenez pitié du poëte. Dans la fleur de ses joyeuses espérances, n’ayant pas encore eu le temps de rien achever, à peine sorti des langes de l’enfance, il est tombé. Où sont les agitations ardentes, les élans généreux, les sentiments et les pensées jeunes, élevés, tendres, hardis ? Où sont les désirs infinis de l’amour, et la soif de la science et du travail, et la terreur du mal et de la honte ? Et vous, illusions mystérieuses, vous, apparitions d’une vie qui n’est point celle de la terre, vous, rêves de la sainte poésie ?

 

XXXVII

 

Il était né peut-être pour le bien du monde, au moins pour la gloire. Sa lyre, soudainement muette, aurait pu prolonger dans les siècles un son toujours grandissant. Peut-être, s’il eût monté les degrés de la vie, un haut degré l’attendait. Son ombre de martyr a peut-être emporté avec elle un secret sacré. Une voix vivifiante a péri pour nous ; et, au delà de la muette limite du tombeau, n’arriveront pas jusqu’à elle l’hymne solennel des siècles et les bénédictions de la postérité.

 

XXXVIII

 

Peut-être aussi qu’une destinée tout ordinaire attendait le poëte. Les années de la jeunesse auraient passé ; l’ardeur de son âme se serait refroidie. Changé peu à peu, et complètement, il aurait quitté les Muses, et se serait marié. Enfoui dans un village, heureux et trompé, il aurait porté une robe de chambre ouatée. Acceptant la vie telle qu’elle est, il aurait eu la goutte à quarante ans, il aurait bu, mangé, bâillé, engraissé, maigri, et finalement il aurait rendu l’âme dans son lit, entouré d’enfants, de femmes en larmes et de médecins ignorants.

 

XXXIX

 

Quoi qu’il en fût advenu, ô lecteur, hélas ! le jeune amoureux, le poëte, le rêveur mélancolique a péri par la main d’un ami. Il est un endroit, non loin du village qu’habitait le nourrisson de la muse ; deux pins ont entrelacé leurs racines ; les eaux du ruisseau de la vallée voisine sont venues y former un petit lac ; le laboureur aime à reposer sur ses bords, et les moissonneuses viennent plonger dans les ondes froides leurs cruches sonores. Là, sous l’ombre épaisse, on a posé une simple pierre.

 

XL

 

Quand les pluies printanières commencent à mouiller de leurs gouttes fines la naissante herbe des champs, un berger, assis près de là, et tissant son lapott[66] bigarré, chante « les Pêcheurs du Volga ; » et quelque jeune citadine qui passe l’été à la campagne, quand elle galope seule à travers champs, tire brusquement la bride de son cheval devant ce monument, et, rejetant le voile de son chapeau, lit d’un regard rapide la simple inscription, et une larme vient mouiller sa paupière.

 

XLI

 

Puis elle s’éloigne au pas, plongée dans de longues réflexions. Involontairement soucieuse du destin de Lenski, elle se demande ce qu’est devenue Olga. Son cœur a-t-il longtemps saigné ? ou bien le temps des larmes a-t-il passé vite ? Et sa sœur, qu’est-elle devenue ? Et lui, cet original farouche, ce fuyard des hommes et du monde, cet ennemi à la mode des beautés à la mode, le meurtrier du jeune poëte, où est-il ? À ces questions je donnerai avec le temps une réponse détaillée ;

 

XLII

 

Mais pas à présent. Bien que j’aie une certaine sympathie pour mon héros, bien que je doive y revenir, j’ai à m’occuper d’autre chose. Les années me font pencher vers la mâle prose ; les années chassent la rime folâtre. Et moi-même, j’en dois faire l’aveu, je la courtise plus paresseusement. Ma plume n’a plus l’ancienne manie de barbouiller des feuilles volantes. D’autres idées plus froides, d’autres soucis plus sévères troublent et occupent mon âme dans le bruit du monde et dans le silence de la solitude.

 

XLIII

 

J’ai appris à entendre la voix de nouveaux désirs ; j’ai appris à connaître de nouveaux chagrins. Mais je n’ai point d’espérance pour ces désirs nouveaux, et je regrette les chagrins passés. Illusions, illusions, où est votre charme ? où est votre rime constante : la jeunesse[67] ? Quoi ! vraiment, sa couronne de fleur se serait-elle flétrie ? Quoi ! en toute vérité, sans fadeurs élégiaques, le printemps de ma vie se serait-il évanoui (ce que je n’ai dit jusqu’alors qu’en plaisantant) ? Quoi ! il aurait fui sans retour ? Est-il possible que j’aie bientôt trente ans ?

 

XLIV

 

Oui, mon midi a sonné. Point de subterfuge, il faut en convenir. Eh bien, soit ; séparons-nous en bons amis, ô ma jeunesse légère. Je te remercie pour tes plaisirs, pour tes tristesses, pour tes tourments qui me sont devenus chers ; pour ton bruit, tes orages, tes fêtes, pour tous tes dons, je te remercie. De toi, dans les agitations et le recueillement, j’ai joui… pleinement joui. C’est assez. Avec une âme rassérénée, j’entre à présent dans une nouvelle voie, après m’être reposé de ma vie passée.

 

XLV

 

Jetons un dernier regard en arrière. Adieu, humble toit où mes jours se sont écoulés dans l’obscurité, remplis de passion, de paresse et des rêves d’une âme en fermentation. Et toi, enthousiasme, reste jeune, secoue mon imagination, vivifie mon cœur sommeillant, ; accours plus souvent sur tes ailes dans mon réduit, et ne permets pas à l’âme du poëte de se glacer, de s’aigrir, de s’endurcir comme un roc dans les séductions délétères du monde, au milieu d’orgueilleux sans cœur, de sots majestueux ;

 

XLVI

 

Au milieu d’enfants gâtés, aussi rusés que lâches, de scélérats ridicules et ennuyeux, de juges ineptes et tranchants ; au milieu de coquettes dévotes, de serfs volontaires, de scènes journalières et triviales, de trahisons polies et caressantes ; au milieu de condamnations froidement prononcées par la vanité cruelle, du vide insupportable des pensées, des entretiens et même des calculs, dans ce vil marais où je suis plongé jusqu’au cou… avec vous, mes chers amis.

 

CHAPITRE VII.

 

I

 

Poussées par les rayons du printemps, les neiges des collines environnantes sont déjà descendues en ruisseaux bourbeux sur les prairies inondées. À peine sortant de son sommeil, la nature salue d’un sourire attendri le matin de l’année. Les cieux, d’un bleu plus foncé, sont plus rayonnants ; encore transparents, les bois se couvrent d’un duvet de verdure ; l’abeille quitte sa cellule de cire pour aller butiner sur les premières fleurs ; les champs se sèchent et se nuancent ; les troupeaux mugissent joyeusement, et le rossignol a déjà chanté dans le silence des nuits.

 

II

 

Comme ta venue m’est triste, ô printemps ; printemps époque de l’amour ! Quelle agitation pleine de langueur se fait alors dans mon âme, dans mon sang ! Avec quelle émotion pesante je sens ton souffle me caresser le visage au sein de la tranquille campagne ! Serait-ce que toute jouissance m’est désormais étrangère ? que tout ce qui égaye et vivifie, tout ce qui est joie et splendeur, inspire de l’ennui et de l’abattement à une âme dès longtemps morte et qui ne voit plus que des couleurs sombres ?

 

III

 

Ou bien, loin de nous réjouir du retour des feuilles tombées à l’automne, nous rappelons-nous nos pertes cruelles au nouveau bruissement des forêts ? Ou bien, dans notre pensée consternée, rapprochons-nous du rajeunissement de la nature la flétrissure de nos années, pour lesquelles il n’est pas de résurrection ? Ou bien encore, nous vient-il à la mémoire, à travers je ne sais quel rêve poétique, le souvenir d’un autre vieux printemps qui nous fait palpiter le cœur par les images d’une contrée lointaine, d’une lune resplendissante, d’une nuit délicieuse ?…

 

IV

 

Le moment est venu. Paresseux insouciants, épicuriens philosophes, heureux indifférents, vous aussi, disciples de Lèvchine[68], et vous, patriarches de village, et vous, dames sensibles, le printemps vous appelle aux champs. C’est le temps de la chaleur douce, des fleurs, des travaux paisibles, des promenades inspirées et des nuits séduisantes. Vite, vite, amis, partez ; partez sur des voitures pesamment chargées, avec des chevaux de poste ou de louage ; sortez en longues files des barrières de la ville.

 

V

 

Et toi aussi, lecteur bienveillant, assis dans ta calèche de fabrique étrangère, quitte la bruyante capitale où tu t’es amusé pendant l’hiver ; viens avec ma muse capricieuse écouter le murmure du feuillage sur le ruisseau innommé, près des lieux où Onéguine, ce solitaire inoccupé et rêveur, a passé naguère un hiver entier dans le voisinage de Tatiana ; ces lieux où il n’est plus maintenant, mais où il a laissé une trace douloureuse.

 

VI

 

Allons là-bas où, venu des collines couchées en demi-cercle, le ruisseau coule en serpentant vers la rivière, à travers la prairie verte et le bois de tilleuls. Là, le rossignol, amant du printemps, chante toute la nuit. L’églantine y fleurit, et l’on y entend le murmure des eaux. Plus loin, se voit une pierre funéraire sous l’ombre de deux pins blanchis de vieillesse. Là, une inscription dit aux passants : « Ci-gît Vladimir Lenski, mort trop tôt de la mort des âmes hardies, en telle année, à tel âge. Repose en paix, poëte adolescent. »

 

VII

 

Naguère le vent du matin balançait une couronne mystérieuse suspendue à la branche de pin inclinée sur l’humble monument ; naguère deux amies venaient là, le soir, et, assises aux rayons de la lune, elles pleuraient en se tenant embrassées. Et maintenant… le triste monument est oublié. L’herbe a poussé sur le sentier qu’on avait frayé à l’entour. Il n’y a plus de couronne à la branche. Seul, le berger, vieux et cassé, y chante comme autrefois en tissant sa pauvre chaussure.

 

VIII — IX

 

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X

 

Pauvre Lenski ! le chagrin d’Olga ne la fit pas pleurer longtemps. Hélas ! toute jeune fille est infidèle à sa douleur. Un autre sut attirer son attention et endormir sa souffrance par d’amoureuses flatteries. Ce fut un uhlan. Un uhlan fut choisi par son âme. Et déjà, elle se tient devant l’autel, la tête pudiquement baissée sous sa couronne, le feu du bonheur dans ses yeux qui ne se lèvent point et un léger sourire errant sur ses lèvres.

 

IX

 

Pauvre Lenski ! Dans son tombeau, enveloppé de la sourde éternité, s’est-il troublé à la fatale nouvelle de cette trahison ? Ou bien, penché sur le Léthé, somnolent et heureux de son insensibilité, le poëte n’est-il plus touché de rien, et le monde entier est-il muet et fermé devant lui ? Oui, l’oubli et l’indifférence nous attendent tous au delà du tombeau. La voix des ennemis, des amis, des amantes, cesse à l’instant même, et si nous pouvions entendre quelque chose, ce serait le chœur hargneux de nos héritiers qui se livrent à des querelles indécentes.

 

XII

 

La voix sonore d’Olga cessa bientôt aussi de retentir dans la famille des Larine. Le uhlan, esclave de son service, fut obligé de partir avec elle pour le régiment. La maman, disant adieu à sa fille, répandit des torrents de larmes et sembla cesser de vivre. Mais Tania ne put pas pleurer. Seulement son triste visage se couvrit d’une pâleur mortelle. Quand toute la famille se pressait sur le perron et autour de la voiture des jeunes époux pour leur adresser le dernier adieu, Tatiana vint aussi les reconduire.

 

XIII

 

Et longtemps, comme à travers un brouillard, son regard suivit leurs traces. La voilà seule, restée seule. Hélas ! sa compagne de tant d’années, sa jeune colombe, sa confidente chérie, est entraînée au loin par la destinée, et à jamais séparée d’elle. Elle erre sans but, comme une ombre ; elle va dans le jardin devenu désert ; nulle part et de nulle chose elle n’a de plaisir ; elle ne peut parvenir à répandre ses larmes scellées sous ses paupières, et son cœur est brisé.

 

XIV

 

Dans ce cruel isolement, sa passion se met à brûler avec plus de force, et son cœur lui parle plus haut de cet Onéguine absent. Elle ne le verra jamais ; elle doit haïr en lui l’assassin de son frère. Ce frère a péri, et déjà personne ne se souvient de lui ; sa fiancée s’est donnée à un autre, et la mémoire du poëte a passé comme une traînée de fumée sur le ciel bleu. Deux cœurs, peut-être, s’attristent encore à son souvenir… À quoi bon s’attrister ?

 

XV

 

Le soir était venu. Les eaux semblaient couler plus lentement sous le ciel obscurci ; les hannetons bourdonnaient dans l’air ; les rondes des jeunes gens s’étaient déjà dispersées ; un feu de pêcheur fumait au delà de la rivière. Plongée dans ses rêveries, Tatiana marcha longtemps à travers les champs ouverts ; elle marcha, elle marcha, et tout à coup, du sommet d’une colline, elle aperçut devant elle une maison seigneuriale, un village, un petit bois, un vaste jardin sur les bords d’une limpide rivière. Elle regarde, et son cœur se met à battre plus vite et plus fort.

 

XVI

 

Des scrupules l’assaillissent : « Irai-je plus loin ou retournerai-je sur mes pas ? Il n’est pas ici ; on ne me connaît point. Je jetterai un regard sur cette maison et sur ce jardin. » Tatiana descend la colline. Regardant autour d’elle avec inquiétude, et la poitrine haletante, elle entre dans la cour déserte. Des chiens se précipitent à sa rencontre en aboyant. À ses cris d’effroi accourt bruyamment une troupe des jeunes dvoroviés[69] ; ils prennent la demoiselle sous leur protection et réussissent, non sans peine, à écarter les chiens.

 

XVII

 

« Peut-on voir la maison du barine[70] ? » demanda Tania. Les enfants partirent aussitôt pour aller chercher la femme de charge. Elle arriva bientôt, ses clefs à la main, et devant Tania s’ouvrirent les portes de la maison vide qu’Onéguine avait habitée naguère. Elle entre. Dans le salon, une queue oubliée gisait sur le billard ; une cravache traînait sur le sopha, qui semblait encore froissé. Tatiana s’avance plus loin, et la bonne femme qui la suit lui dit tout à coup : « Voici la cheminée ; c’est ici que le barine se tenait souvent seul. »

 

XVIII

 

« Ici, notre voisin, le défunt Lenski, a dîné souvent avec lui pendant un hiver. Prenez la peine d’entrer dans cette chambre, c’est le cabinet du barine. C’est ici qu’il dormait, qu’il prenait son café, qu’il recevait les rapports de l’intendant et qu’il lisait son livre chaque matin. Et le vieux barine a vécu également ici. Chaque dimanche, sous cette fenêtre, après avoir mis ses lunettes, il daignait jouer au douraki avec moi. Que Dieu donne le salut à son âme et le repos à ses os dans le tombeau, sous notre humide mère, la terre. »

 

XIX

 

Tatiana promène autour d’elle un regard attendri ; tout lui semble cher et précieux ; tout nourrit son triste cœur d’un plaisir mêlé de peine : tout, la table avec une lampe éteinte et le monceau de livres, et le lit recouvert d’un large tapis, et la vue, par la fenêtre, des ténébreuses clartés de la lune et la pâleur immobile du demi-jour qui remplit la chambre, et le portrait de lord Byron, et sur son socle la statuette en bronze au front soucieux sous le chapeau à cornes et aux bras croisés sur la poitrine.

 

XX

 

Tatiana reste longtemps, comme enchantée, dans cette cellule élégante. Mais il est tard ; un vent froid s’est élevé ; il fait sombre dans la vallée ; le bois endormi domine la rivière chargée de brouillard ; la lune s’est cachée derrière une colline, et, dès longtemps, la jeune pèlerine aurait dû retourner chez elle. Cachant son émotion, bien que non sans soupirer, Tatiana se remet en route ; mais elle a demandé la permission de visiter la maison solitaire pour y lire des livres toute seule.

 

XXI

 

La bonne Anicia reconduisit Tatiana jusqu’au delà des portes de la cour. Dès le surlendemain, de bonne heure, celle-ci était de retour, et, s’étant enfermée dans le cabinet silencieux, oubliant le reste du monde, elle y pleura longtemps. Puis elle prit les livres pour les examiner, et, sans les lire encore, en trouva le choix assez étrange. Tatiana finit par lire avec avidité, et tout un nouveau monde s’ouvrit devant elle.

 

XXII

 

Bien que nous sachions que, depuis longtemps, Onéguine se fût dégoûté de la lecture, toutefois il avait exclu plusieurs ouvrages de cet ostracisme : le chantre du Giaour et de Don Juan, et encore deux ou trois romans dans lesquels l’époque s’est réfléchie, et l’homme contemporain est assez exactement représenté, avec son âme immorale, égoïste et sèche, mais adonnée sans mesure à la rêverie, avec son esprit aigu et sceptique, qui bouillonne d’une vide et vaine activité.

 

XXIII

 

Beaucoup de pages gardaient la trace profonde des ongles, et les yeux de la jeune fille attentive s’y dirigent avec plus de curiosité. Tantôt avec effroi, tantôt avec étonnement, Tatiana reconnaît par quelles pensées, par quelles observations Onéguine avait été frappé, à quoi il acquiesçait en silence. Son âme se montre là dans une intimité involontaire, soit par un mot rapide, soit par une croix ou par un signe d’interrogation que le crayon a tracés en marge.

 

XXIV

 

Et, grâce à Dieu, ma Tatiana commence à comprendre celui pour lequel la tyrannie du destin l’a condamnée à soupirer. Cet homme bizarre, mélancolique et dangereux, cette création de l’enfer ou du ciel, cet ange ou ce démon orgueilleux, qu’est-il enfin ? Ne serait-ce qu’une imitation, qu’un fantôme plein de néant ? ou bien un Moscovite drapé du manteau de Harold ? un commentaire de manies venues de l’étranger ? un dictionnaire rempli de mots élégants ?… Ne serait-ce, après tout, qu’une parodie ?

 

XXV

 

Est-ce que Tatiana aurait déchiffré l’énigme, aurait trouvé le mot ? Cependant les heures s’écoulent ; elle oublie que dès longtemps elle est attendue à la maison, où deux voisins réunis à la famille tiennent une conversation dont elle est le sujet. « Que faire ? Tatiana n’est plus une enfant, dit en gémissant la bonne vieille ; il est grand temps de l’établir. Olga est plus jeune qu’elle ; mais elle n’entend point raison. À tout le monde elle dit sèchement la même chose : Je ne veux pas. Et puis elle est toujours triste ; elle erre seule dans les bois. »

 

XXVI

 

— « Ne serait-elle pas amoureuse ? — Mais de qui donc ? Bouyanof a fait une proposition ; refus. Ivan Petouchkof ; autre refus. Le hussard Piktine a passé quelques jours chez nous en visite. Comme il paraissait épris de Tania ! comme il faisait le galantin ! je me disais : Elle consentira peut-être. Ah bien, oui ! la fusée est partie par les deux bouts. » — « Alors, petite mère, pourquoi hésiter ? Allez à Moscou, à la foire aux fiancés. On dit qu’il y a là beaucoup de places vacantes. — Ah ! mon père, je n’ai pas assez d’argent pour ça. — Il y en aura bien assez pour un hiver. Sinon, je pourrais vous en prêter. »

 

XXVII

 

La bonne vieille goûta fort ce conseil sage et opportun. Elle fit ses calculs, et se décida sur-le-champ à partir pour Moscou ; dès l’hiver venu. Tatiana apprend cette nouvelle : Quoi ! offrir aux jugements malicieux du monde les marques évidentes de la simplicité provinciale, des toilettes surannées et des tournures de phrases surannées aussi ! Attirer les regards moqueurs des petits-maîtres et des Circés de Moscou ! Ô terreur ! non. Mieux vaut pour elle rester enfouie au fond des forêts.

 

XXVIII

 

Levée aux premiers rayons du jour, elle parcourt les champs, et, jetant autour d’elle un regard attendri : « Adieu, disait-elle, tranquille vallon, et vous, bois si connus, sommets si fréquentés des collines ; adieu, beauté d’un ciel pur ; adieu, riant pays ; j’échange une vie chère et tranquille pour le vain bruit du monde. Et toi, adieu, ma liberté. Où suis-je entraînée ? Que me tient en réserve mon destin ? »

 

XXIX

 

Ses promenades se prolongent plus que d’habitude ; elle s’arrête involontairement charmée, tantôt sur le bord d’un ruisseau, tantôt au pied d’une colline ; elle se hâte de faire ses dernières conversations avec les champs et les prairies. Mais, à la suite de l’été rapide, est déjà venu l’automne doré ; comme une victime qu’on pare magnifiquement, la nature résignée et froide se couvre de pourpre. Et voilà que le vent du nord chassant devant lui les nuages, pousse un long souffle, puis un hurlement, et voilà que le grand sorcier lui-même, que l’hiver s’avance.

 

XXX

 

Il est venu, il règne ; il se pend en franges aux branches des chênes ; il s’étend en tapis onduleux sur les champs, autour des collines ; il a égalisé sous le niveau d’une molle couverture les rivages et les rivières immobiles ; il a fait scintiller la glace. Tous sont charmés de ses facétieux sortilèges ; seul, le cœur de Tania n’en est pas satisfait. Elle ne va point comme d’habitude au-devant de l’hiver, pour respirer la poussière de la gelée, pour se laver la figure, les épaules et la poitrine avec la première neige prise sur le toit de l’étuve. Elle s’effraye du voyage dont la menace l’hiver.

 

XXXI

 

Le jour fixé pour le départ est dès longtemps passé. Voici qu’arrive le dernier terme. La lourde voiture à patins, vouée à l’oubli, est remise à la lumière, tapissée à neuf, raffermie partout. Trois kibitkas, nombre habituel de l’aboze[71], sont chargées d’ustensiles de ménage : casseroles, chaises, coffres, pots de confitures, lits de plume, matelas, cages à poules, pots et cuvettes, etc. Et voilà que dans l’isba des serviteurs s’élèvent déjà le bruit et les sanglots de l’adieu. On amène dans la cour dix-huit rosses ;

 

XXXII

 

On les attelle à la voiture seigneuriale ; les cuisiniers préparent le dernier déjeuner ; on empile de nouvelles montagnes sur les kibitkas ; les cochers et les femmes de ménage se querellent et s’injurient. Un postillon barbu sommeille, assis sur un misérable cheval maigre et velu. Tous les gens de cour se sont réunis près de la porte pour baiser la main aux maîtres. On a pris place enfin, et le respectable véhicule rampe en gémissant hors du mur d’enceinte. « Adieu, paisible asile, retraite solitaire ; vous reverrai-je jamais ? » Et un ruisseau de larmes coule des yeux de Tatiana.

 

XXXIII

 

Quand nous aurons élargi chez nous les frontières de la bienfaisante civilisation, avec le temps (d’après le calcul des tablettes philosophiques dans cinq siècles) nos chemins se changeront complètement. De tous côtés, des grandes routes, en coupant la Russie, la réuniront ; des ponts en fer feront, avec leurs arches, de larges enjambées par-dessus les rivières ; nous trancherons les montagnes, nous creuserons sous les eaux des voûtes hardies, et nous construirons à chaque relais une belle auberge.

 

XXXIV

 

Maintenant nos routes sont détestables ; les ponts oubliés tombent en ruine ; aux relais, les punaises et les puces ne laissent pas une minute de sommeil ; il n’y a point d’auberges. Dans une froide isba, un pompeux mais famélique prix courant est suspendu pour l’apparence, et irrite en vain votre appétit, pendant que les cyclopes de village, devant un feu languissant, raccommodent avec le marteau russe les légers produits de l’industrie européenne, tout en bénissant l’aubaine que leur donnent les ornières et les fondrières du sol paternel.

 

XXXV

 

Mais aussi, à l’époque de l’hiver glacial, le voyage est facile et commode. La route est unie et coulante comme un vers sans pensée, tel qu’on en voit dans les poésies à la mode. Nos automédons sont hardis ; nos troïkas[72] infatigables, et les poteaux des werstes, au grand amusement des regards inoccupés, glissent à la vue du voyageur comme les pieux d’une clôture. Par malheur, madame Larine, qui craignait la dépense, se traînait, non point avec des chevaux de poste, mais avec ses propres chevaux, et notre jeune fille put savourer jusqu’à la lie tout l’ennui du voyage. Il dura sept jours entiers.

 

XXXVI

 

Mais voici qu’on approche ; voici qu’apparaît à leurs yeux Moscou aux blanches pierres ; et les croix d’or des vieux dômes de ses églises reluisent comme du feu au soleil. Ô mes amis, que je me suis senti heureux, lorsque, pour la première fois, s’épanouit tout à coup devant moi l’amphithéâtre de ses temples, de ses clochers, de ses jardins et de ses palais ! Ô Moscou, combien de fois, dans mon triste exil, dans ma vie errante, j’ai pensé à toi ! Moscou… que de choses, comme les eaux qui affluent dans un bassin, se réunissent à ton nom dans un cœur russe ! Que de nobles échos il éveille !

 

XXXVII

 

Voici, entouré de ses bosquets, le château Pétrofski. Il est à la fois sombre et orgueilleux de sa récente gloire. C’est là que Napoléon, enivré du dernier bonheur que lui réservait la fortune, a vainement attendu Moscou agenouillée, présentant les clefs de son vieux Kremlin. Non, notre Moscou n’alla point lui tendre sa tête soumise ; ce n’est pas une fête, ce n’est pas un présent de bienvenue qu’elle préparait au héros impatient ; c’est un incendie. D’ici, plongé dans ses pensées, il considéra longtemps ces flammes terribles.

 

XXXVIII

 

Adieu, château, témoin de l’écroulement d’une gloire ! — En avant, cocher ! — Déjà blanchissent les piliers de la barrière ; déjà la voiture plonge et bondit dans les oukhâbis[73] de la Tverskaïa[74]. On voit défiler à la suite guérites de factionnaires, vieilles femmes, gamins, échopes, réverbères, palais, monastères, jardins, Tartares vendeurs de robes de chambre, petits traîneaux, potagers, gros marchands, huttes misérables, paysans déguenillés, boulevards, tours antiques, cosaques à cheval, pharmacies, magasins de mode, balcons, lions en pierre sur les portes, et troupes de corbeaux sur les croix.

 

XXXIX

 

Une heure et deux passent dans cette fatigante promenade, et voilà qu’enfin, dans une ruelle, près de l’église de Saint-Charitoine, la voiture s’arrête devant une maison. Là, demeure une vieille tante malade d’étisie depuis quatre années. Un Kalmouk à cheveux blancs, en caftan déchiré, tricotant un bas, ses lunettes sur le nez, ouvre à deux battants la porte du salon. Le cri plaintif de la princesse, étendue sur un divan, retentit jusqu’aux voyageuses. Les deux bonnes vieilles s’embrassèrent en pleurant, et les exclamations mutuelles se mirent à couler comme un torrent.

 

XL

 

«  Princesse, mon ange !… — Pachette[75] !… — Alina !… — Qui l’aurait cru ?…— Il y a un siècle… — Est-ce pour longtemps ?…— Chère cousine !…— Assieds-toi donc… que c’est étrange ! Devant Dieu… une vraie scène de roman… — Et ceci c’est ma fille Tatiana… — Ah ! Tania, viens ici…. Vraiment je crois que je délire… Cousine, te souviens-tu de Grandisson ?… — Quel Grandisson ?… Ah oui, je m’en souviens ; où est-il ? — Ici, à Moscou ; il demeure paroisse de Saint-Siméon ; il est venu me voir la veille de Noël. Il n’y a pas longtemps qu’il a marié son fils. »

 

XLI

 

« Et l’autre, tu sais ? Mais nous en causerons plus tard. Nous montrerons dès demain Tania à tous ses parents. Malheureusement je n’ai plus la force de faire des visites ; à peine puis-je traîner les pieds. Mais vous aussi, vous devez être fatiguées de la route ; allons-nous reposer. Ouf ! je n’ai plus de forces ; je suis abattue… la poitrine… La joie, maintenant, m’est tout aussi lourde que le chagrin. Ah ! mon cœur, je ne suis plus bonne à rien…. Quelle vilaine chose que la vie quand on est vieux ! » À ces mots, et fatiguée de l’effort, une toux larmoyante la saisit.

 

XLII

 

Les caresses amicales de la pauvre malade touchent le cœur de Tatiana ; mais, habituée à sa chambrette, elle se trouve mal à l’aise en ce nouveau séjour. Dans son nouveau lit, sous des rideaux de soie, elle ne peut dormir, et le son matinal des cloches, cet avertisseur des travaux du jour, lui fait quitter sa couche. Assise à la fenêtre, elle voit se dissiper l’obscurité ; mais elle ne reconnaît pas les champs de son pays ; elle aperçoit une cour inconnue, une écurie, une cuisine et une haute clôture.

 

XLIII

 

Voici qu’on mène chaque jour Tania à des dîners de famille, pour présenter à des grands-pères et des grand’mères sa préoccupation distraite. Un accueil bienveillant, le pain et le sel de l’hospitalité, des exclamations de surprise attendent partout ces parents arrivés de loin : « Comme Tania a grandi ! Y a-t-il donc longtemps que je t’ai tenue au baptême ! — Et moi, je te portais sur mes bras. — Et moi, je t’ai tiré les oreilles. — Moi je t’ai donné des gâteaux… » Et toutes les grand’mères reprennent en chœur : « Comme nos années s’envolent ! »

 

XLIV

 

Mais, dans ces grands parents, nul changement ne se remarque ; tout est resté à la vieille mode. La tante, princesse Héléna, porte le même bonnet de tulle ; Loukeria Lvovna met toujours du blanc ; et Lubov Pétrovna dit les mêmes mensonges. Ivan Pétrovitch est tout aussi bête ; Siméon Pétrovitch est tout aussi avare. Pélaguéïa Nicolavna le même ami, M. Finemouche, et le même carlin, et le même mari. Et celui-ci, membre toujours aussi exact du club anglais, est toujours aussi humble, aussi sourd, et mange et boit pour quatre, comme autrefois.

 

XLV

 

Leurs filles embrassent à l’envi Tania. Les jeunes grâces de Moscou la parcourent d’abord du regard des pieds à la tête ; la trouvent un peu étrange, provinciale, maniérée, un peu pâle et maigre, mais pourtant agréable. Puis, s’abandonnant à leur instinct, se font ses amies, l’emmènent dans leurs chambres, l’embrassent, lui serrent tendrement les mains, la mettent à la mode en lui relevant les boucles de ses cheveux, et finissent par lui confier, sous le sceau du secret, les mystères de leurs cœurs, mystères de jeunes filles,

 

XLVI

 

Leurs conquêtes, celles des autres, leurs espérances, leurs rêves, leurs espiègleries. Ces causeries innocentes coulent tout naturellement, légèrement teintées de médisance. Puis, en retour de ce babil, elles lui demandent avec force câlineries l’aveu de son secret. Mais Tania, comme à travers un rêve, écoute tous ces discours sans s’y intéresser, ne les comprend même pas, et garde dans un silence jaloux, sans en faire part à personne, son mystère à elle, ce trésor enfoui de bonheur et de larmes.

 

XLVII

 

Tatiana, dans les salons, s’efforce de prêter son attention aux conversations générales ; mais quelles niaiseries incohérentes et plates y occupent tout le monde ! Que tout y est pâle et insipide ! On y est ennuyeux même quand on calomnie. Dans la désolante sécheresse des questions, des caquets, des nouvelles, pendant des journées entières, même par hasard et sans intention, il ne jaillit pas une pensée. L’esprit, las de ce vide, n’a pas de quoi sourire ; le cœur n’a pas de quoi battre. On ne rencontre pas même une bêtise risible en tes cercles, monde nul et trivial !

 

XLVIII

 

La jeunesse des archives[76] contemple Tania du haut de sa roideur ; ils parlent d’elle entre eux avec peu de bienveillance. Seul, je ne sais quel benêt mélancolique la trouve idéale, et, appuyé contre la porte du salon où elle se trouve, lui prépare une longue élégie. Ailleurs, l’ayant rencontrée chez une tante ridicule, V. s’assit à ses côtés, et réussit pendant quelques minutes à captiver son attention. En le voyant auprès d’elle, un vieillard important, tout en redressant sa perruque, s’enquit du nom de Tatiana.

 

XLIX

 

Mais là où de la Melpomène froidement violente retentit le long hurlement ; où elle agite en vain son manteau constellé de similor devant la foule indifférente ; là où Thalie sommeille doucement au bruit d’applaudissements de complaisance ; là où la seule Terpsichore excite l’admiration des spectateurs ; là ne se dirigèrent point sur Tatiana, ni des loges ni des stalles, ni les lorgnettes jalouses des dames, ni les binocles des fins connaisseurs.

 

L

 

On la mène aussi à l’assemblée de la noblesse. Ici, la foule compacte, le bruit, la chaleur, l’éclat des lumières, le tonnerre de la musique, le tourbillon des couples entraînés, les galeries bigarrées de monde, le large hémicycle des filles à marier vêtues de leurs plus beaux atours, tout frappe à la fois tous les sens. Ici les élégants de Pétersbourg viennent étaler leur impertinence, leurs gilets et leurs lorgnons mensongèrement inattentifs. Ici les hussards en congé s’empressent de se montrer, de faire sonner leurs éperons, de briller, de plaire et de disparaître.

 

LI

 

La nuit a beaucoup de charmantes étoiles ; Moscou a beaucoup de charmantes beautés. Mais, plus brillante que toutes ses compagnes célestes, est la lune plongée dans l’éther d’azur. Celle que j’ose à peine troubler par le son de ma lyre, brille aussi sans rivale, comme la lune splendide, au milieu du chœur des femmes et des filles. Avec quelle fierté divine elle daigne à peine toucher la terre ! Que son regard est à la fois superbe et touchant ! Et quelle volupté !… Tais-toi, cesse ; assez de sacrifice à la folie[77].

 

LII

 

On court, on rit, on se salue, on se pousse ; le galop, la mazourke et la valse se succèdent. Cependant, entre deux de ses tantes, et sans que personne la remarque, se tient Tatiana. Elle regarde devant elle et ne voit rien ; elle étouffe ; tout lui semble haïssable, et sa pensée la remporte à sa campagne, à ses pauvres paysans, à ce coin de terre ignoré où coulent des ruisseaux limpides, à ses fleurs, à ses romans, aux ténèbres des grandes allées de tilleuls, là où il lui est apparu.

 

LIII

 

Sa pensée erre ainsi au loin, et le bal qui bruit autour d’elle est oublié. Mais depuis longtemps un général, homme d’importance, ne la quitte pas des yeux. Ses deux tantes se font un signe d’intelligence, et chacune d’elles, la poussant du coude, lui dit à l’oreille : « Regarde vite à gauche. — À gauche ? Pourquoi ? Qu’y a-t-il ? — N’importe ; regarde. Dans ce groupe, vois-tu, en avant, là où sont encore deux messieurs en uniforme, il s’est avancé, il s’est mis de côté. — Qui ? ce gros général ?

 

LIV

 

Mais ici, après avoir félicité notre Tatiana de sa nouvelle conquête, nous allons derechef nous détourner de notre voie pour revenir à celui que nous chantons. À propos, il faut que j’en dise deux paroles.

Je chante un mien ami, et quantité de ses extravagances. Ô toi, Muse de l’épopée, bénis mon long travail, et, me mettant un solide bâton à la main, empêche-moi de marcher de travers.

Assez. Ce fardeau est tombé de mes épaules. J’ai rendu honneur à la Muse classique. L’invocation est venue un peu tard, mais elle est venue.

 

CHAPITRE VIII.

 

I

 

En ce temps-là, lorsque, dans les jardins du lycée, je fleurissais insouciant, lorsque je lisais avidement Apulée et ne lisais point du tout Cicéron ; en ce temps-là, dans les vallons mystérieux, aux cris printaniers des cygnes, près des eaux silencieuses et étincelantes, la Muse m’apparut pour la première fois. Ma cellule d’étudiant en fut illuminée. La Muse y servit son premier festin : elle se mit à chanter les amusements de l’enfance, les gloires de notre histoire passée et les rêves encore vagues de mon cœur.

 

II

 

Le monde l’accueillit d’un sourire. Notre premier succès nous donna des ailes. Lui-même, le vieux Derjavine, nous remarqua, et au moment de descendre dans la tombe, nous laissa sa bénédiction[78]....................................................................................................................................................................

 

III

 

Ne prenant pour loi que le seul caprice des passions, et ne rougissant point de partager les sentiments de la foule, j’amenais ma muse étourdie dans le tumulte des orgies nocturnes et des querelles insensées ; elle apportait ses dons venus du ciel dans les festins en démence ; elle s’agitait comme une bacchante et chantait pour les convives, la coupe à la main. Les jeunes hommes de ce temps-là lui faisaient une cour insolente, et moi, je me glorifiais avec mes amis de ma compagne échevelée.

 

IV

 

Mais j’eus bientôt assez de leur alliance ; je m’enfuis au loin, elle me suivit. Que de fois cette muse caressante ne m’aplanit-elle pas mon chemin solitaire par la magie d’un récit intérieur ! Que de fois, sur les rochers du Caucase, elle galopait avec moi, comme Lénore, aux rayons de la lune ! Que de fois, sur les rivages de la Tauride, elle m’a conduit, à travers l’obscurité nocturne, pour me faire écouter le bruit de la mer, le murmure incessant de la Néréide, ce chœur profond et éternel des flots immenses qui s’élève vers le père des mondes en hymne de glorification !

 

V

 

Puis, oubliant les fêtes et l’éclat de la capitale éloignée, elle visita en ma compagnie les humbles tentes des races errantes dans les déserts de la triste Moldavie. Parmi ces races, elle devint sauvage ; elle oublia la langue des dieux pour des idiomes pauvres et bizarres, pour les rudes chansons de la steppe dont elle s’était éprise. Soudain, tout change autour d’elle. La voilà au milieu de mon jardin, en demoiselle de province, une rêverie mélancolique dans les yeux, un livre français dans les mains.

 

VI

 

Et maintenant, je mène pour la première fois ma muse dans un raout du grand monde. Je contemple avec une timidité jalouse ses attraits de la steppe. Elle se glisse modestement à travers les rangs pressés des grands seigneurs, des militaires élégants, des diplomates, des dames de haut parage ; et de son coin, elle regarde étonnée l’apparition successive des invités devant la jeune maîtresse de maison, les bigarrures des costumes et des conversations, le cadre sombre des hommes qui entoure les dames comme une bordure de tableau.

 

VII

 

L’ordre immuable de ces assemblées oligarchiques, la froideur de l’orgueil assuré, tout ce mélange de rangs et d’âges, la frappent sans lui déplaire. Mais qui se tient là, dans cette foule choisie, silencieux et sauvage ? Il paraît étranger à tous, et les figures passent devant lui comme une file de fantômes insipides. Qu’y a-t-il sur son visage ? L’ennui ou l’orgueil déçu ? Pourquoi est-il ici ? Qui est-il enfin ? Serait-ce Onéguine ? C’est lui, en effet. Depuis quand le flot l’a-t-il apporté ?

 

VIII

 

Est-il toujours le même ? ou s’est-il calmé ? ou se donne-t-il toujours les airs d’un original ? Quel rôle va-t-il jouer maintenant devant nous ? Sera-t-il misanthrope, cosmopolite, patriote, quaker, dévot ? ou mettra-t-il quelque autre masque ? ou bien sera-t-il tout simplement un bon enfant, comme vous, comme moi, comme tout le monde ? Je le lui conseillerais, car il a déjà suffisamment mystifié le monde. Le connaissez-vous, lecteur ? — Oui et non.

 

IX

 

Vous ne le connaissez pas. Pourquoi donc parlez-vous de lui avec tant de malveillance ? Est-ce parce que vous avez la manie d’être juge et de prononcer un jugement ? Parce que l’imprudence des âmes ardentes paraît blessante ou ridicule à la vanité amoureuse d’elle-même ? Parce que l’esprit qui aime le large met les autres à l’étroit ? Parce que nous prenons trop souvent des paroles pour des actions ? Parce que la méchanceté n’est pas moins étourdie que méchante ? Parce que, pour les gens importants, les niaiseries seules sont importantes ? Parce qu’enfin la médiocrité seule nous vient à l’épaule et ne nous offusque pas[79] ?

 

X

 

Heureux celui qui a été jeune dans sa jeunesse ; qui a mûri au temps de la maturité ; qui a su résister au refroidissement progressif qu’apporte la vie ; qui ne s’est jamais abandonné à des rêves étranges ; qui n’a jamais fui la plèbe des salons ; qui, à vingt ans, était un élégant et un brave, et qui, à trente ans, avait fait un beau mariage ; qui, à cinquante, s’était délivré des dettes hypothécaires et autres ; qui, son tour venu, et sans se hâter, avait acquis argent, titres et gloire ; duquel on a dit toute sa vie : N. N. est un parfait galant homme.

 

XI

 

Oui, mais il est triste de penser que la jeunesse nous a été donnée en vain ; que, trompée à chaque pas, elle nous a trompés nous-mêmes ; que nos plus nobles désirs, que nos rêves les plus généreux, ont été corrompus aussi soudainement que les feuilles des arbres l’ont été au souffle de l’automne. Il est insupportable pour un homme de ne voir devant lui qu’une longue file de dîners ; de ne plus considérer la vie que comme une cérémonie à effectuer, et de marcher sur les traces de la foule disciplinée, sans partager avec elle ni aucune de ses opinions, ni aucune de ses passions.

 

XII

 

Quand on est devenu l’objet d’appréciations opposées et bruyantes, il est insupportable, pour un homme de cœur, convenez-en, de passer parmi les gens sensés pour un soi-disant original, un triste fou, ou même un monstre satanique, un démon. Mais c’est assez. Revenons à Onéguine. Après avoir tué en duel son ami, arrivé à l’âge de vingt-huit ans sans avoir rien fait, sans s’être rien proposé de faire, fatigué de son inactivité, n’ayant ni emploi, ni femme, il avait fini par ne plus savoir de quoi occuper ses instants.

 

XIII

 

Une sourde inquiétude, un désir constant de changer de place s’était emparé de lui. C’est une croix volontaire que s’imposent bien des gens. Il quitta son village, la solitude des champs et des bois où semblait, chaque jour, lui apparaître une ombre sanglante ; et il se mit à errer à travers le monde sans aucune pensée, mais toujours plein du même sentiment d’inquiétude. Les voyages aussi finirent par l’ennuyer comme tout le reste, et pareil à Tchatski[80], il tomba d’un vaisseau dans un bal.

 

XIV

 

Mais voici que la foule s’ébranle ; un murmure parcourt la salle ; une dame s’approchait de la maîtresse de la maison, suivie d’un général qui paraissait un personnage important. Elle n’était ni flatteuse, ni hautaine, ni bavarde. Point de regards provoquants pour tout le monde ; point de prétentions au succès ; point de grimaces ni d’airs affectés. Tout en elle était calme et simple. Elle semblait une image parfaite du « comme il faut. » Pardonne-moi, Pletnef[81], je ne sais comment traduire.

 

XV

 

Les jeunes dames s’efforçaient d’approcher d’elle, les vieilles lui souriaient amicalement. Les messieurs la saluaient plus profondément que toute autre, et tâchaient d’attirer un de ses regards. Les demoiselles passaient plus modestement devant elle, tandis que le général qui l’avait accompagnée levait plus haut que personne les épaules et le nez. Nul ne l’aurait nommée une beauté, mais aussi nul n’aurait trouvé en elle, de la tête aux pieds, rien de ce que, dans le grand monde de Londres, on nomme vulgar. C’est comme un fait exprès :

 

XVI

 

Voilà encore un autre mot que je ne puis traduire. Celui-ci est nouveau chez nous, et je ne crois pas que la signification qu’on lui donne y ait jamais cours. Si je faisais une épigramme… Mais revenons à la nouvelle arrivée. Belle de son charme insouciant, elle était assise à côté de la brillante Nina Voronskaïa, cette Cléopâtre de la Néva, et vous seriez convenus avec moi que, si éclatante qu’elle fût, Nina ne pouvait éclipser sa voisine par sa beauté de marbre.

 

XVII

 

« Est-ce possible ? pense Onéguine. Serait-ce elle ? Non. Mais pourtant.. Quoi ! de ce village perdu dans les steppes… » et il dirige incessamment son lorgnon curieux sur celle dont la vue a confusément rappelé des traits presque oubliés. « Dis-moi, prince, ne sais-tu pas qui est cette personne en béret rouge qui cause avec l’ambassadeur d’Espagne ? » Le prince regarde Onéguine avec un sourire : « Eh, eh ! l’on voit bien qu’il y a longtemps que tu es absent du monde. Attends, je vais te présenter. — Mais, qui donc est-elle ? — Ma femme. »

 

XVIII

 

« Tu es marié ? Je ne savais pas. Y a-t-il longtemps ? — Près de deux ans. — Avec qui ? — Avec mademoiselle Larine. — Tatiana ! — Tu la connais donc ? — Je suis son voisin de campagne. — Alors, viens. » Le prince s’approche de sa femme et lui présente son parent et ami. La princesse regarda Onéguine, et, fut-elle étonnée, troublée ? Rien de ce qui se passa dans son âme ne se trahit. Le son de sa voix resta le même ; son salut fut également affable et gracieux.

 

XIX

 

Parole d’honneur ! Non-seulement elle ne frémit pas, ne devint ni pâle ni rouge ; mais son sourcil même ne fit aucun mouvement, et sa lèvre ne se serra point. Avec quelque attention que l’observât Onéguine, il ne put trouver trace de la Tatiana d’autrefois. Il voulut entamer une causerie avec elle et n’en put venir à bout. Elle lui demanda s’il y avait longtemps qu’il était de retour, d’où il revenait, et si ce n’était pas de leur pays. Puis elle tourna vers son mari un regard fatigué, se glissa dehors, et laissa Onéguine stupéfait.

 

XX

 

Eh quoi ! c’est cette même Tatiana à laquelle (voyez les premiers chapitres de notre roman), dans une contrée perdue, il avait lu, dans un accès d’ardeur moralisante, un si beau sermon ! Cette Tatiana dont il garde une lettre où le cœur parle, où tout est abandon et confiance ! Cette petite fille, est-ce un rêve ? cette petite fille qu’il a méprisée dans son humble condition, est-ce bien elle qui vient de le traiter avec tant d’indifférence et de sans-gêne ?

 

XXI

 

Il quitte le raout étouffant et rentre pensif à la maison. Des rêves tristes et charmants troublent son sommeil tardif. Il se réveille ; on lui apporte une lettre : le prince N. a l’honneur de l’inviter à la soirée qu’il donne. « Ô grands dieux ! chez elle ! J’y serai, j’y serai. » Et aussitôt il griffonne une réponse polie. Qu’a-t-il ? Qu’est-ce qui a remué dans le fond de son âme paresseuse et froide ? Est-ce le dépit, la vanité, ou de nouveau le tyran de la jeunesse, l’amour ?

 

XXII

 

Onéguine compte encore les heures ; il ne peut encore attendre la fin de la journée. Mais dix heures sonnent. Il s’élance, il part ; le voilà devant le perron. Il entre en frissonnant chez la princesse, et, pendant quelques instants, ils se trouvent seuls assis face à face. Les paroles ne peuvent sortir des lèvres d’Onéguine. Farouche, maladroit, à peine lui répond-il. Sa tête est remplie d’une pensée obstinée, et il regarde obstinément. Quant à elle, elle reste assise, tranquille et libre.

 

XXIII

 

Le mari vient ; il interrompt ce pénible tête-à-tête. Il rappelle à Onéguine les amusements et les traits de jeunesse des années passées. Ils rient tous deux. Les visites arrivent. Voici que la conversation commence à s’épicer du sel mordant de la malignité mondaine. Un léger babil s’établit autour de la dame du logis ; dépourvu de sottes minauderies, il était maintes fois interrompu par une discussion sensée où l’on ne trouvait ni thèmes rebattus, ni prétendues vérités éternelles, ni pédantisme, où rien n’effrayait nulle oreille par une trop libre allure.

 

XXIV

 

Il y avait là pourtant la fine fleur de la capitale, et les grands seigneurs, et les modèles de la mode, et ces figures qu’on rencontre partout, ces sots inévitables. Il y avait là des dames avancées en âge, avec une physionomie méchante sous des bonnets de roses. Il y avait aussi quelques jeunes filles, visages qui ne sourient jamais. Il y avait aussi un ambassadeur parlant avec aplomb des affaires d’État, et un vieillard, aux cheveux blancs et parfumés, lequel plaisantait à la vieille mode avec une délicatesse excessive qui paraîtrait aujourd’hui ridicule.

 

XXV

 

Il y avait encore un monsieur, tout farci d’épigrammes et mécontent de tout : du thé que l’on offrait et qui était trop sucré, de la nullité des dames, des manières des hommes, du bruit que faisait un roman ténébreux, du chiffre[82] que l’on venait de donner à deux sœurs, des mensonges des journaux, de la guerre, de la neige et de sa femme.

.......................................................................................................................................................................

 

XXVI

 

Il y avait de plus ***, qui s’était fait une célébrité par la bassesse de son âme, et qui avait émoussé tes crayons dans tous les albums, ô Saint-Priest ! Un dictateur de bal se tenait appuyé contre la porte en figurine de mode, rouge comme un chérubin dans les palmes du dimanche des Rameaux, tiré à quatre épingles, immobile et muet ; tandis qu’un voyageur venu de loin, insolent, roide, empesé, excitait le sourire des invités par son maintien plein de suffisance, et un regard échangé en silence portait sur lui un jugement général.

 

XXVII

 

Mais Onéguine, pendant toute la soirée, ne fut occupé que de la seule Tatiana ; non pas de cette petite fille timide, simple, amoureuse ; mais de la hautaine princesse, de l’inabordable divinité des rives de la Neva. Ô hommes ! vous êtes tous semblables à notre grand’mère Ève : Ce qui vous est donné ne vous attire pas. Un serpent vous appelle à lui sans relâche à l’arbre mystérieux ; il faut qu’on vous donne le fruit défendu ; sinon, le paradis n’est plus le paradis.

 

XXVIII

 

Oh ! que Tatiana est changée ! comme elle est fermement entrée dans son rôle ! Comme elle a rapidement pris les allures du rang dominateur ! Quoi ! c’est de cette indifférente et fière reine des salons qu’il a fait battre le cœur ! C’est à lui que, dans le silence de la nuit, avant l’heure du sommeil, elle adressait ses pensées virginales ; c’est avec lui que, soulevant vers la lune ses regards émus, elle rêvait d’achever un jour le modeste chemin de sa vie !

 

XXIX

 

Tous les âges sont soumis à l’amour ; mais aux cœurs jeunes et purs ses agitations sont bienfaisantes comme aux champs les orages printaniers. Sous la pluie des passions, ils se rafraîchissent, se renouvellent, mûrissent, et la vie, ainsi fortifiée, donne une floraison splendide et des fruits exquis. Mais, dans l’âge tardif et qui ne peut plus germer, au déclin de nos années, tristes et mortes sont les traces de la passion. Ainsi les tempêtes du froid automne changent les prairies en marais et achèvent de dépouiller les bois.

 

XXX

 

Plus de doute, hélas ! Onéguine s’est épris de Tatiana comme un enfant. Il passe les nuits et les jours dans les perplexités d’une méditation amoureuse. Sans écouter les sévères remontrances de sa raison, il se fait conduire chaque jour au vestibule vitré de l’hôtel qu’elle habite ; il la poursuit comme son ombre ; il se tient pour heureux s’il peut lui jeter sur les épaules le duvet d’un boa, s’il effleure sa main, s’il relève son mouchoir, s’il écarte devant elle la foule bigarrée des laquais.

 

XXXI

 

Quoi qu’il fasse, mourût-il, elle ne le remarque point. Elle le reçoit librement à la maison, et si elle le rencontre dans le monde, elle lui adresse deux ou trois paroles ; quelquefois un simple salut ; quelquefois elle ne l’aperçoit pas même. Il n’y a pas en elle une goutte de coquetterie ; le très-grand monde n’en saurait admettre. Onéguine commence à pâlir. « Ou elle ne me voit pas, dit-il, ou elle n’a nulle pitié. » Onéguine maigrit ; il menace de devenir phthisique. Tous ses amis en chœur l’envoient aux médecins, et tous les médecins en chœur l’envoient prendre les eaux.

 

XXXII

 

Mais il ne part pas. Il aimerait mieux écrire à ses ancêtres de l’attendre là-haut. Cela ne touche point Tatiana ; le sexe est ainsi fait. Lui s’obstine, ne veut point quitter la partie ; il espère, il s’agite. Enfin, tout malade qu’il est, et plus hardi qu’un homme bien portant, il écrit d’un main faible à la princesse une lettre passionnée. Bien qu’il attribuât, et avec raison, peu d’influence aux lettres, cependant il paraît que la souffrance était devenue plus forte que lui. Voici sa lettre mot à mot :

 

« Je prévois tout : dévoiler ce triste secret sera vous offenser. Quel amer mépris exprimera votre fier regard ! Qu’est-ce que je veux ? Dans quelle intention vais-je vous ouvrir mon âme ? À quelle cruelle gaieté vais-je peut-être donner cours ?

« Quand je vous ai rencontrée par hasard, je ne sais où ; quand je crus remarquer en vous une étincelle de tendresse, je n’osai pas y croire. Je ne donnai point carrière à la douce habitude qui allait s’établir ; je ne voulus point perdre une liberté qui me pesait pourtant. Autre chose encore nous sépara : Lenski tomba, victime infortunée. Alors j’arrachai mon cœur à tout ce qui lui était cher. Étranger à tous, dégagé de tout lien, je crus que la liberté et le repos remplaceraient le bonheur. Grand Dieu ! combien je me suis trompé ! combien je suis puni !

« Non ; vous voir à chaque instant, vous suivre partout, saisir avec des regards amoureux le sourire de vos lèvres et chaque mouvement de vos yeux, vous écouter longtemps, pénétrer son âme de vos perfections, pâlir, s’éteindre, se mourir devant vous, voilà le bonheur.

« Et j’en suis privé ! je me traîne partout au hasard pour vous rencontrer ; chaque jour, chaque heure, m’est un précieux reste de vie, et je dissipe dans un ennui dévorant mes jours déjà comptés. Je le répète : ma vie est déjà mesurée ; mais, pour qu’elle se prolonge, je dois être assuré, chaque matin, que je vous verrai dans le cours de la journée.

« Je crains : dans mon humble supplication votre regard sévère pourrait découvrir les artifices d’une ruse misérable, et j’entends déjà votre reproche indigné. Si vous saviez combien il est affreux de brûler, d’être dévoré par la soif d’amour, et de dompter incessamment par la raison l’effervescence du sang ! de vouloir embrasser vos genoux, et répandre à vos pieds, en sanglotant, des aveux, des reproches, des prières, tout ce qui remplit l’âme ; et, au lieu de cela, d’armer sa parole et son regard d’une feinte froideur, de suivre un entretien tranquille, de vous regarder d’un œil réjoui !

« Mais c’en est fait ; je ne suis plus de force à lutter contre moi-même. Je me livre à vous, et je m’abandonne à ma destinée. »

 

XXXIII

 

Point de réponse. De lui, autre missive. À sa seconde, à sa troisième lettre, point de réponse. Il va à un bal. À peine est-il entré qu’elle se trouve à sa rencontre. Quelle mine sévère ! On ne le voit pas ; on ne lui adresse point la parole. Ouf ! comme la voilà maintenant tout enveloppée d’une glace de janvier ! Comme ses lèvres retiennent obstinément l’explosion de la colère ! En vain Onéguine dirige sur elle un regard pénétrant. Où est le trouble, la pitié ? où sont les marques des larmes ? Rien, rien. Sur ce visage, il n’y a que les traces de l’indignation.

 

XXXIV

 

Et peut-être aussi d’une peur secrète que le mari ou le monde n’ait deviné une faiblesse passée et passagère ; tout ce qu’Onéguine seul pouvait savoir…. Plus d’espérance. Il part, et, tout en maudissant sa folie, il s’y replonge, et de nouveau renonce au monde. Là, dans son cabinet silencieux, il dut se rappeler le temps où la cruelle Khandrâ l’avait poursuivi à travers le bruit de la vie, l’avait atteint, pris au collet et enfermé dans un réduit obscur.

 

XXXV

 

De nouveau il se mit à lire sans choix. Il lut Gibbon, Rousseau, Manzoni, Herder, Champfort, madame de Staël, Bichat, Tissot ; il lut le sceptique Bayle, il lut même les œuvres de Fontenelle, et aussi quelques-uns des nôtres, sans rien rejeter, ni almanachs, ni revues, ni journaux où l’on nous fait la leçon, où maintenant l’on me dit tant d’injures, où jadis je rencontrais tant de madrigaux : e sempre bene, messieurs.

 

XXXVI

 

Mais quoi ! ses yeux lisaient et ses pensées étaient loin. Des rêves, des désirs, des tristesses, se pressaient sourdement au fond de son âme. Entre les lignes imprimées, les yeux de son esprit lisaient d’autres lignes qui l’absorbaient tout entier. Ce que c’était, on le dirait difficilement. C’était, ou de mystérieuses traditions d’une obscure antiquité, des rêves incohérents, des menaces, des prédictions, des bruits vagues ; ou bien les vives et folles inventions d’un conte d’enfant, ou bien des lettres de jeune fille.

 

XXXVII

 

Et peu à peu il tombe dans une somnolence de sentiments et de pensées, tandis que l’imagination jette devant lui les cartes bigarrées de son pharaon. Tantôt il voit sur la neige fondante un adolescent étendu immobile comme un voyageur endormi, et il entend les mots : « Eh bien, quoi ! il est tué. » Tantôt il voit des ennemis oubliés, des calomniateurs, des poltrons méchants, et l’essaim des jeunes traîtresses, et le cercle des camarades indignes. Tantôt c’est une maison de village, et à la fenêtre est assise elle, toujours elle.

 

XXXVIII

 

Il s’habitua si bien à se perdre dans ces rêveries qu’il en devint presque fou, ou poëte, ce qui eût été bien drôle à voir. En effet, par je ne sais quelle force magnétique, mon élève à tête dure fut sur le point de saisir le mécanisme de la versification russe. Il ressemblait vraiment à un poëte, lorsque, assis seul au coin de la cheminée, il chantonnait benedetta ou idol mio, et laissait tomber au feu sa pantoufle ou son journal.

 

XXXIX

 

Les jours s’écoulaient rapidement. Dans l’air réchauffé, déjà l’hiver se dissolvait. Et il ne se fit pas poëte, ne mourut pas, ne devint pas fou. Le printemps le ranime ; il quitte pour la première fois, par une tiède matinée, son appartement clos où il avait hiverné comme une marmotte, ses doubles croisées, sa cheminée et ses chenets. Il vole en traîneau le long de la Néva. Le soleil se joue sur les blocs bleuâtres de la glace qu’on en a tirée. Dans les rues, la neige, battue et rebattue, se fond en boueuses flaques d’eau. Où, à travers cette neige, se dirige Onéguine ?

 

XL

 

Vous l’avez deviné. En effet, cet original incorrigible est arrivé chez elle, chez Tatiana. Il s’avance, semblable à un mort. Pas âme qui vive dans l’antichambre. Il entre dans le salon, plus loin… personne. Il ouvre encore une porte. Que voit-il ? Quelle vision le frappe si violemment ? La princesse est devant lui, seule, pâle, assise, vêtue négligemment, lisant une lettre, et versant des larmes silencieuses, la joue appuyée sur sa main.

 

XLI

 

Oh ! qui n’aurait pas lu, dans ces rapides instants, ses souffrances muettes ? Qui n’aurait reconnu dans la princesse la Tania, la pauvre Tania d’autrefois ? Dans l’angoisse d’un regret insensé, Onéguine tombe à ses pieds. Elle frissonne et se tait. Elle le regarde sans surprise, sans colère. L’œil éteint d’Onéguine, son air suppliant, son reproche muet, elle a tout compris. La simple jeune fille, avec le cœur et les rêves d’autrefois, revit en elle.

 

XLII

 

Elle ne le relève pas, et, sans le quitter des yeux, elle ne retire pas sa main inanimée aux lèvres avides qui la pressent. À quoi rêve-t-elle ? Un long silence se passe ; puis elle lui dit doucement : « C’est assez, levez-vous. Je dois m’expliquer avec vous franchement. Onéguine, vous rappelez-vous l’heure où le destin nous a mis face à face dans l’allée de notre jardin ? Vous rappelez-vous avec quelle humilité j’écoutai votre leçon ? C’est à présent mon tour.

 

XLIII

 

« Onéguine, j’étais plus jeune alors, plus jolie peut-être, et je vous aimais. Cependant, qu’ai-je trouvé dans votre cœur ? Quel retour ? Le dédain seul. L’amour d’une simple petite fille, n’est-ce pas, n’était pas nouveau pour vous ? Maintenant encore, grand Dieu ! tout mon sang se fige au souvenir de ce froid regard, de ce sermon. Mais je ne vous accuse pas ; vous avez agi généreusement à cette heure terrible ; vous aviez toute raison, et je vous suis reconnaissante au fond de mon âme.

 

XLIV

 

« Alors, n’est-ce pas, dans ce désert, loin de tout éclat, je ne vous plaisais point ? Pourquoi donc me persécutez-vous aujourd’hui ? Pourquoi cette poursuite incessante ? Est-ce parce que je dois paraître dans le grand monde ? parce que je suis riche et titrée ? parce que mon mari a été blessé dans des batailles, et que la cour nous caresse pour ses services ? Ou bien est-ce parce que ma honte serait à présent connue de tous, et qu’elle vous donnerait dans la société un honneur infini ?

 

XLV

 

« Je pleure. Si vous n’avez pas oublié votre Tania d’autrefois, vous devriez savoir que, si j’en avais le choix, je préférerais vos mordantes épigrammes, vos paroles froides et sévères, à cette passion qui m’offense, à ces lettres et à ces larmes. Autrefois, vous aviez au moins de la pitié pour mes rêves enfantins, du respect pour mon âge ; et maintenant, qui vous amène à mes pieds ? Quelle petitesse ! Comment, avec votre cœur et votre esprit, êtes-vous devenu l’esclave d’un sentiment misérable ?

 

XLVI

 

« Quant à moi, Onéguine, toute cette splendeur, ce clinquant d’une triste vie, mes succès dans le tourbillon du monde, ma maison à la mode, mes soirées recherchées, qu’est-ce que tout cela ? Je serais heureuse de donner à l’instant tous ces oripeaux, toute cette mascarade, cet éclat, ce bruit, cette fumée, pour un rayon de livres, pour un jardin sauvage, pour notre pauvre habitation, pour ces lieux où je vous ai vu la première fois, pour l’humble cimetière où maintenant une croix et l’ombre des branches couvrent ma pauvre nourrice.

 

XLVII

 

« Et le bonheur était si possible, si proche !… Mais mon sort est fixé. J’ai peut-être agi sans prudence… Ma mère me suppliait en pleurant… toutes les destinées m’étaient égales… je me mariai. Vous devez me laisser ; je vous en prie. Je sais que votre cœur abrite la fierté, la droiture, l’honneur. Je vous aime… à quoi bon dissimuler ? Mais je me suis donnée à un autre, je lui serai éternellement fidèle. »

 

XLVIII

 

Elle sort à ces mots. Onéguine est resté immobile, comme frappé de la foudre. Par quel tourbillon d’émotion son cœur est agité ! Mais un bruit inattendu d’éperons retentit, et le mari de Tatiana paraît. Lecteur, en cet instant cruel pour notre héros, nous allons l’abandonner pour longtemps… pour toujours. Nous avons assez erré avec lui par les mêmes chemins. Félicitons-nous d’être au rivage. Hurrah ! il y a longtemps que nous aurions dû faire ainsi, n’est-ce pas ?

 

XLIX

 

Qui que tu sois, ô mon lecteur, ami ou ennemi, je veux me séparer de toi cordialement. Adieu. Quoi que tu aies cherché dans ces strophes insouciantes… ou des souvenirs ravivés, ou du repos après tes fatigues, ou des tableaux animés, ou des mots piquants, ou tout bonnement des fautes de grammaire, Dieu veuille que tu trouves dans ce livre, ne fût-ce qu’un grain de mil, pour ton divertissement, pour ton cœur, ou pour des querelles de journaux. Sur ce, séparons-nous, et adieu.

 

L

 

Adieu, toi aussi, mon bizarre camarade ; et toi, mon idéal constant ; et toi aussi, ma tâche, non grande, certes, mais qui m’était chère. J’ai connu avec vous tout ce qui est enviable dans le sort d’un poëte : l’oubli de la vie au milieu de ses tempêtes, et la douce intimité des amis. Bien des jours se sont écoulés depuis que la jeune Tatiana, et Onéguine avec elle, me sont apparus pour la première fois comme dans un songe confus, alors qu’à travers un cristal magique, je ne distinguais pas encore avec clarté le lointain horizon du libre roman.

 

LI

 

Mais de ceux à qui, dans d’amicales réunions, j’ai lu les premières strophes, les uns ne sont plus et les autres sont loin, comme l’a dit jadis le poëte Saadi. Onéguine s’est achevé sans eux, et celle qui m’a inspiré l’image chérie de Tatiana…. Oh ! le sort m’a beaucoup ôté ! Heureux celui qui a pu quitter de bonne heure le festin de la vie, sans boire jusqu’à la lie la coupe pleine de vin ! celui qui n’a pas achevé son roman, et qui a su s’en séparer brusquement, comme moi de mon Onéguine.

 

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 12 juillet 2011.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Cette épigraphe est en français dans l’original.

[2] Premier poème de Pouchkine, écrit à l’âge de vingt ans.

[3] Iévguéni Onéguine fut commencé en Bessarabie, où Pouchkine était exilé.

[4] Strophe supprimée par la censure.

[5] Strophes supprimées par la censure.

[6] Le premier chapitre du poëme de Pouchkine fut écrit en 1823.

[7] L’un restaurateur, l’autre gastronome du temps.

[8] Écrivain du temps de Catherine II. Il est auteur de deux comédies, le Brigadier et le Jeune Gentillâtre, où il persiflait l’ignorance et les préjugés de son époque.

[9] Écrivain de second ordre, qui composa dans sa vieillesse une tragédie nommée Vadim. Comme cette pièce contenait quelques allusions contre la puissance absolue, l’auteur fut appelé à la police et fouetté de verges. Il en mourut.

[10] Poëte tragique que l’on comparait à Racine. Il est auteur d’un Dmitri-Donskoï, représenté après Friedland, où, sous les traits du khan de Tartarie et de son ambassadeur, on reconnaissait aisément Napoléon et Caulaincourt.

[11] Excellente actrice tragique, qui a épousé un prince Gagarine.

[12] Ami de Pouchkine et traducteur de Corneille.

[13] Auteur fécond d’une foule de comédies bourgeoises.

[14] Danseur français, maître de ballets.

[15] Célèbre danseuse du temps.

[16] On reprochait précisément, et avec raison, à ce dictionnaire, de ne pas conserver assez pur l’idiome national.

[17] Cocher de traîneau.

[18] On sait qu’à Saint-Pétersbourg les journées du milieu de l’été n’ont pas de nuit, mais seulement un crépuscule presque aussi clair que le jour, entre le coucher et le lever du soleil.

[19] Allusion à une célèbre élégie du poète Gnéditch, les Pêcheurs de la Néva, dont l’auteur s’est surtout fait connaître par une excellente traduction en vers de l’Iliade.

[20] Rue parallèle à la Néva.

[21] Lord Byron.

[22] On sait que, par sa mère, Pouchkine était arrière-petit-fils du nègre Annibal, ce serviteur favori de Pierre le Grand.

[23] Dans son second poëme, le Prisonnier du Caucase.

[24] Dans son troisième poëme, la Fontaine de Batchi-Sarai.

[25] Diminutif d’Eudoxie.

[26] Prise à un opéra féerique intitulé l’Ondine du Danube, et resté très-populaire.

[27] Espèce de barres.

[28] Comme il n’y avait alors qu’un seul colonel dans la garde, qui était l’empereur, et que les simples soldats étaient gentilshommes, le grade de sergent équivalait à celui de colonel.

[29] C’est-à-dire désignait les paysans qui devenaient soldats, et qu’on marquait en leur rasant le front.

[30] Comme on dirait en France : elle nommait Jeanne Jenny.

[31] Sorte de crêpes épaisses au beurre fondu.

[32] Espèce de bière.

[33] On couronne les époux au mariage.

[34] Gentilhomme propriétaire.

[35] Ville de Moldavie, à l’embouchure du Dniéper, prise par Souvorof sur les Turcs, en 1788.

[36] Héroïne d’une ballade de Joukovski.

[37] Diminutif d’Ivan.

[38] Vieille femme, entremetteuse des mariages.

[39] La tresse de cheveux que portent les jeunes filles est cachée au mariage et ne se montre plus désormais.

[40] Lasciate ogni speranza voi ch’ entrate. La modestie de l’auteur ne lui a naturellement permis de traduire que la première partie du vers célèbre. (Note de Pouchkine.)

[41] Revue publiée par un certain Ismaïloff. On peut juger de la valeur de ce recueil par l’excuse que donnait son rédacteur pour expliquer le retard d’une livraison : il avait, imprimait-il, trop bu pendant les fêtes.

[42] Auteur d’un poëme de Psyché, publié sous le règne de Catherine II, et qu’on lisait encore au temps de la jeunesse de Pouchkine.

[43] Baratinski, poëte élégiaque, d’abord connu pour un poème des Festins, bientôt exilé en Finlande.

[44] On croit qu’en effet Pouchkine avait reçu cette lettre dans une circonstance analogue.

[45] Cette chanson est écrite dans un rhythme populaire, très-différent de celui des strophes.

[46] En écrivant cette strophe, Pouchkine semblait prédire les causes de sa mort.

[47] En Russie comme en Allemagne, le jour de Noël est celui des visites annuelles et des cadeaux que nous faisons au jour de l’an.

[48] Peintre amateur.

[49] Voir note 43.

[50] Pouchkine avait en vue un critique nommé Nadejdine, qui, sous le règne de l’empereur Nicolas, commettait l’anachronisme de conseiller à la poésie russe d’être nationale.

[51] Cela signifie l’époque de Catherine II.

[52] Un certain Dmitrief, qui tranchait du Boileau, et qui, pendant un temps, a tenu dans la poésie russe la place de l’historien Karamsine dans la prose.

[53] Par exemple, grâce à la censure, le numéro de juillet du Télégraphe, la seule revue du temps, paraissait au mois de février de l’année suivante.

[54] Manchette de sapin qui sert de chandelle.

[55] Allusion à une pièce de vers du prince Viazemski, intitulée La première neige.

[56] Poëme de Baratinski, où se trouve une assez célèbre description de l’hiver.

[57] Fête du 6 janvier.

[58] « Le petit chat invite sa chatte à dormir sur son petit poêle. » Cette chanson annonce un mariage ; l’autre annonce une mort.

[59] Dans la mythologie slave. Ce nom, et celui de Lada, la Vénus slave, s’est conservé dans les refrains des chansons villageoises.

[60] Détestable imitation de la Henriade, par un certain Khéraskof, également auteur d’une Rossiade.

[61] Imitation burlesque de quatre vers du vieux poëte Lomonosof, le Malherbe russe.

[62] Bouyanof est le héros d’un conte grivois, écrit en vers par un oncle de Pouchkine, portant le même nom.

[63] Surnom d’Eupraxie Wulf, voisine de Pouchkine. (Note BRS)

[64] Poëte ami de Pouchkine, mort jeune.

[65] C’est le reproche qu’un critique avait fait à Pouchkine.

[66] Chaussure en écorce de tilleul.

[67] Les mots russes mladost et sladast sont presque identiques.

[68] Auteur de plusieurs ouvrages sur l’agronomie.

[69] Serfs attachés au service de la maison du maître.

[70] Seigneur de terres et d’âmes.

[71] Équipage de suite.

[72] Attelage de trois chevaux de front.

[73] Profondes ornières que le traînage creuse dans la neige en travers des routes.

[74] Rue à l’entrée de Moscou, du côté de Saint-Pétersbourg.

[75] Traduction française du mot Pacha, diminutif de Prascovia.

[76] À l’époque de Pouchkine, c’était l’unique carrière que Pétersbourg eût laissée à Moscou pour les fils de famille.

[77] On croit que cette strophe était adressée par Pouchkine à celle qui devint sa femme.

[78] Derjavine avait été le poëte célèbre du règne de Catherine II. Il assistait, dans son extrême vieillesse, aux examens du lycée de Tsarkoé-Célo, où Pouchkine, à quinze ans, lut des vers de sa composition. Dans son enthousiasme et son attendrissement, Derjavine déclara « que Pouchkine était son héritier. »

[79] On a vu dans cette strophe une réponse personnelle de Pouchkine à ses détracteurs.

[80] Personnage d’une comédie de Griboïédof.

[81] Ami de Pouchkine, auquel est dédié le roman d’Onéguine, et qui, dans sa chaire de littérature russe, se montrait puriste intraitable.

[82] Décoration des demoiselles d’honneur au palais impérial.