LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ignati Potapenko

(Потапенко Игнатий Николаевич)

1856 – 1929

 

 

 

 

GLOIRE MAUDITE

(Проклятая слава)

 

 

 

1891

 

 

 

 

 


Traduction de G. Leroy, parue dans La Revue politique et littéraire, année 29, tome 50, 1892.

 


 

 

 

 

La petite salle du Conservatoire n’était éclairée qu’à moitié. Des candélabres fixés aux murs, un sur deux seulement était allumé, et des becs du grand lustre, suspendu au centre du plafond, ne brillaient que ceux qui étaient tournés vers l’estrade.

À cette soirée de controverse musicale, on n’avait admis que les élèves et leurs parents : la salle proprement dite était vide. Les parents occupaient les places les plus rapprochées de l’estrade ; quant aux élèves, ils s’étaient arrangés pour se placer aux derniers rangs : les dames et les demoiselles avaient là toute facilité de glisser quelques bonne médisance à l’oreille de leurs voisines, de faire les coquettes avec leurs voisins ou d’entreprendre de conquérir le cœur de quelque beau cavalier.

À dire vrai, c’était dans ces derniers rangs de l’assistance que se concentrait pour la jeunesse du Conservatoire tout l’intérêt de ces réunions musicales. Les exécutants étaient ou des jeunes gens ou des enfants donnant des espérances ; quant aux morceau exécutés, toujours les mêmes, d’ailleurs, il y avait beau temps qu’on ne les écoutait plus.

C’était une autre affaire les jours de soirée publique ; la foule alors prenait les places d’assaut, la salle était splendidement éclairée, et sur l’estrade apparaissaient les professeurs favoris, les idoles du Conservatoire, dont dépendait la gloire future de l’institution. Ces jours-là, les élèves étaient au grand complet, et, à défaut de place dans la salle, se pressaient jusque dans les couloirs, se marchant littéralement sur les pieds.

Un flûtiste à moustaches blondes termina sa cantilène, descendit de l’estrade la figure toute congestionnée et disparut dans le couloir. Personne n’avait fait attention s’il avait bien ou mal joué. Il avait exécuté la partition que lui avait remise le professeur, sans s’être une seule fois embrouillé dans la mesure.

C’était bien, et c’était tout.

Après lui parut un petit garçon sur l’estrade : il pouvait avoir une douzaine d’années. Son visage était pâle, allongé, ses cheveux blonds étaient soigneusement peignés, la raie sur le côté. D’une main il portait un violon, un peu plus grand que ceux dont se servent d’ordinaire les enfants de son âge, et de l’autre l’archet. Il était vêtu d’une petite veste gris foncé et portait encore des culottes courtes.

L’extérieur de l’enfant n’attirait point autrement l’attention. On ne s’y fût pas plus intéressé sans doute qu’au flûtiste à moustache qui l’avait précédé, et son jeu n’eût pas été davantage écouté ; mais en même temps que lui un professeur avait gravi les degrés de l’estrade, s’était assis au piano et s’était mis à exécuter quelque vague ritournelle, avec l’intention évidente d’accompagner le jeune violoniste. Cette circonstance amena un certain mouvement dans les derniers rangs de l’assemblée.

— Qu’est donc cet enfant ? C’est Onkel lui-même qui l’accompagne ! demandèrent des pianistes à des barytons, leurs voisins. Mais ceux-ci, gens d’importance, bourreaux incontestés des cœurs, négligemment renversés sur leurs sièges, ne répondirent qu’entre les dents à la question qui leur était adressée : ils ne pouvaient d’ailleurs satisfaire leurs interlocutrices.

— Eh quoi ! vous ne savez pas ? demanda respectueusement un trompette, assis aux premiers rangs, tournant la tête du côté de ces demoiselles. (Les trompettes, en général, sont gens maladroits et timides ; alors que barytons, ténors, basses et violons, depuis le premier jusqu’au dernier, sont convaincus que la gloire les attend, les rêves des trompettes ne vont guère plus loin qu’au dernier rang de l’orchestre ; aussi les cœurs des jeunes pianistes leur sont-ils à jamais fermés. Quant aux chanteuses, je n’en dis rien, chacune d’elles rêvant invariablement de devenir une étoile.)

— C’est Spiridonoff, qui donne les plus brillantes espérances, expliqua le trompette. Onkel prétend qu’il y a en lui l’étoffe d’un second Paganini et que la gloire de l’enfant rejaillira un jour sur le maître.

— Ah ! c’est cela Spiridonoff ! Ah ! oui !...

— Ce n’est pas un inconnu, continua le trompette ; on ne parle que de lui depuis bientôt un an. Cet enfant fait des progrès extraordinaires. Il pourrait déjà jouer dans un concert public, et je sais bien des violonistes hommes qui ne lui vont pas à la cheville. Mais Onkel ne veut pas qu’il se produise encore : il veille avec un soin jaloux sur la virginité de son talent.

— Pourquoi donc est-il si pâle, le pauvre ? demanda un soprano aux joues vermeilles, qu’intéressait vivement le récit du trompette.

— La pâleur est la compagne du vrai talent ! prononça un baryton à la figure blême, ombragée d’une forêt de cheveux noirs.

Le trompette, littéralement anéanti par cette remarque, se retourna du côté de l’estrade : il n’avait pas cette pâleur qui dénote le talent !

Au second rang, à l’endroit préféré des parents des élèves, sur la dernière chaise à gauche, avait pris place un homme dont les regards ne pouvaient se détacher du jeune garçon à la figure si pâle, le héros de notre histoire. L’homme était grand et mince ; son visage était rasé ; ses cheveux déjà rares pommadés avec soin et ramenés d’une tempe à l’autre dans le but évident de cacher une calvitie marquée. On pouvait lui donner cinquante ans, à en juger par les rides déjà nombreuses qui se faisaient voir sur son front, sur ses joues, à la commissure des lèvres, autour de ses yeux, à en juger aussi par les fils argentés de sa chevelure. Ses sourcils froncés exprimaient une fermeté peu ordinaire, tempérée par la douceur du regard ; ses traits révélaient une émotion singulière : à coup sur quelque événement décisif se préparait pour cet homme. Il était vêtu d’une longue redingote noire soigneusement boutonnée jusqu’au menton.

Le pâle enfant se mit à jouer. La fermeté de son maintien, la façon magistrale avec laquelle il conduisait l’archet lui conquirent tout d’abord la faveur du public.

Le professeur Onkel, aussi, s’était montré plein de hardiesse, en donnant à exécuter à son élève, non point un simple exercice d’écolier, mais bien un morceau de concert. Eh quoi ! n’était-ce point pour le vieil ambitieux un désir bien légitime que de faire briller son école ? Par la perfection de son jeu, Spiridonoff, ce jour-là, la mit au premier rang. Il se tira de toutes les difficultés avec une précision digne d’éloges ; il sut être expressif aux endroits voulus, touchant à peine les cordes de son archet. Onkel lui-même, l’accompagnant au piano, soulignait par les mouvements de son corps les moindres nuances du morceau. Tantôt levant la tête et tantôt la baissant, tantôt se renversant sur son siège, tantôt se couchant littéralement sur le clavier, il jouait avec tout son être, et cela augmentait l’impression.

Tout le monde admira l’adresse du jeune virtuose, qui semblait à peine tenir sur ses pauvres petites jambes frêles et fatiguées. Lorsqu’il finit son morceau, ce fut un tonnerre d’applaudissements : c’était contraire à la règle, mais, dites-moi, quelles règles ont jamais empêché une assistance de manifester son admiration et son enthousiasme ? Spiridonoff fit quelques pas à reculons, tira sa révérence et descendit de l’estrade, accompagné d’Onkel glorieux et solennel.

Pendant que, sur l’estrade, un autre nourrisson des muses continuait la série et tourmentait son instrument, la foule se précipitait dans le couloir et entourait l’enfant. Un Mécène majestueux, à longue barbe grise, auditeur assidu des concerts gratuits (et tous l’étaient pour lui, car au jour d’audition payante il savait s’introduire par l’entrée des artistes), daigne passer sa main sur la tête de Spiridonoff d’un air protecteur, et bouleversant sa chevelure :

— Tu as un talent prodigieux ; tu seras la gloire de la maison, la gloire de la Russie, dit-il à l’enfant avec cette voix rauque des buveurs de thé bouillant.

Les demoiselles du Conservatoire regardèrent avec attendrissement le jeune prodige, non sans pousser de grands soupirs en s’entretenant de sa maigreur et de sa pâleur maladive. Le professeur Brendel vint à passer par là, un violoniste aussi, mais grand et mince, au rebours d’Onkel qui était petit et gros, originaire de Leipzig, alors que son collègue avait vu le jour à Munich. Il détestait Onkel, d’abord parce qu’il était violoniste comme lui, et que, selon lui, il ne devait y avoir de place que pour l’un d’eux sur la terre (Brendel eût dû suffire au monde) ; ensuite parce que c’était dans la classe d’Onkel et non de lui, Brendel, que s’était révélé ce petit prodige de Spiridonoff, dont tout le monde parlait ; enfin parce qu’Onkel était Onkel.

Brendel donc s’arrêta devant Spiridonoff, et lui mettant la main sur l’épaule :

— Ce n’est pas mal, lui dit-il ; il y a là pas mal de science pour ton âge ; mais pourquoi diable ! tant de fausses notes ?

Il se mentait à lui-même en faisant cette dernière remarque, que lui suggérait seul le désir de faire pièce à Onkel présent à cette petite scène.

Le visage blafard d’Onkel s’empourpra et ses yeux étincelèrent :

— Il joue moins faux que vous-même, répartit Onkel avec un fort accent munichois.

Mais Brendel fit semblant de ne point entendre et disparut dans les profondeurs du couloir...

Tout le monde s’arrachait le jeune Spiridonoff, voulait le voir de près, lui taper sur l’épaule, lui caresser la tête ; c’était à qui parviendrait à lui toucher la joue, à le prendre par le menton ; c’était à qui l’encouragerait, à qui lui prédirait une gloire prochaine.

L’enfant, lui, accueillait toutes ces démonstrations d’un œil triste, recevait les éloges avec indifférence, n’éprouvant de tout cela qu’un embarras extrême, souffrant même de toutes ces manifestations importunes. Ses yeux avaient un éclat étrange et ne quittaient point le visage ridé de l’homme, qui tout à l’heure était assis au second rang et prêtait au jeu du prodige une si particulière attention. Il était maintenant aux côtés de l’enfant, cet homme : avec avidité, il buvait les louanges adressées à Spiridonoff par tous les assistants. On le vit disparaître un instant par la porte d’une classe servant ce jour-là de vestiaire aux artistes, puis reparaître bientôt, portant dans une main une chaude pelisse d’enfant et dans l’autre une boîte à violon. Il s’approcha de l’enfant, lui enleva des mains son instrument et son archet qu’il plaça dans la boîte avec des précautions infinies, jeta sur les épaules du garçonnet le manteau qu’il avait apporté et lui enveloppa le cou d’un foulard de soie blanche ; le prenant ensuite par le bras, il l’entraîna hors du couloir et descendit l’escalier.

— Spiridonoff, s’écria Onkel, préparez-vous à la soirée publique.

L’homme à la redingote soigneusement boutonnée s’arrêta à mi-chemin dans l’escalier, salua le professeur et continua de descendre, soutenant aà chaque marche son frêle compagnon.

— C’est son père ! dit quelqu’un de l’assistance.

— Heureux père ! ajouta Onkel, enthousiasmé du succès de son élève.

 

* * *

 

Un beau matin d’hiver, alors que le froid est plus vif que pendant la nuit même, que les lanternes continuent de brûler dans les rues noires, que les joueurs ou les débauchés attardés se hâtent de regagner la maison, et que les ouvriers seuls des fabriques, serrés dans leurs mauvaises touloupes, se rendent au travail, quand tant d’autres se livrent encore aux douceurs du sommeil, — dans le sombre et modeste logement de l’employé Spiridonoff on allumait déjà le poêle. Le bonhomme s’était levé à six heures, s’était lavé, habillé, avait fait sa prière, et tout doucement, sur la pointe des pieds, avait traversé le corridor. Sa femme, de vingt ans plus jeune que lui, dormait encore dans le grand lit avec ses deux fillettes, la tête cachée sous les couvertures, sur lesquelles on avait entassé tout un monceau de vêtements, précaution indispensable pour obtenir quelque chaleur.

Au bout du corridor Spiridonoff chercha à tâtons la porte de la cuisine, l’ouvrit et entra. Une veilleuse y brûlait encore, répandant une insupportable odeur.

Tout comme sa maîtresse, la cuisinière était ensevelie sous un tas de hardes, au point que l’on ne pouvait savoir quel était le côté de la tête ou des pieds.

— Arina ! Arina ! prononça Spiridonoff à mi-voix ; et des deux mains il secoua la dormeuse. — Lève-toi, il est sept heures !

Un soupir sortit de dessous l’amoncellement des vêtements de la servante. Évidemment Arina voulait dormir encore et préférait le chaud au froid.

— Arina ! avons-nous encore du bois ?

— Du bois ? répondit une voix sépulcral : il y en a peut-être encore pour une fois !...

— Parfait. En ce cas lève-toi et va chauffer la chambre de Mitenka. Tout de suite, entends-tu ? Il va bientôt se lever...

Arina laissa voir le bout de son nez.

— Chez Mitenka ? dit-elle. Mais je lui ai déjà fait du feu hier. Il me semble qu’il vaudrait mieux en faire dans la chambre à coucher ; il y a deux jours qu’elle n’a pas été chauffée.,

— Ta, ta, ta !... chez Mitenka, entends-tu bien. Va faire du feu chez Mitenka.

Arina fit entendre un grognement d’improbation. Aussitôt son maître parti, elle se leva pourtant, et s’enveloppant de toutes les hardes étendues sur son lit elle alla chercher le bois sous la table de la cuisine.

— Que la peste l’étouffe ! murmura-t-elle assez bas pour que personne ne l’entendit. Ah ! voilà bien les maîtres ! On a une cuisinière, mais on la laisse manquer de bois... On dirait qu’il n’y a que Mitenka qui ait le droit d’avoir chaud !

Spiridonoff entra dans la chambre à coucher, puis, écartant le rideau d’indienne bleue qui cachait le lit, alluma la bougie. Vêtu d’une vieille pelisse en peau de lièvre complètement usée, dont il ne se servait d’ailleurs qu’à la maison, il alla prendre place à sa table de travail et se mit à écrire en dépit du froid qui raidissait ses doigts. De temps à autre il mettait sa plume de côté, se réchauffait les poings au souffle de son haleine, passait rapidement ses mains au-dessus de la flamme de sa lumière et se remettait à écrire. Au bout d’une demi-heure, il se leva pour aller voir si le poêle était allumé dans la chambre de Mitenka. Il constata que ses ordres avaient été exécutés de point en point.

— Arina, dit de nouveau Spiridonoff sur un ton de commandement, prends une pièce de cinq kopecks, cours à la laiterie, achète du lait et mets-le sur le feu. Il faut que tout soit prêt quand Mitenka se lèvera.

Arina répondit qu’elle n’avait pas besoin de tant d’explications et sortit faire la commission demandée. Spiridonoff se remit à écrire, quitta de nouveau la plume pour se chauffer les mains et poursuivit sa tâche. Après quelques instants, Arina vint avertir son maître que le lait était bouilli.

— C’est bien.

Le vieillard se dirigea vers une porte à gauche et l’ouvrit doucement. La lumière pâle d’une veilleuse éclairait une toute petite chambrette où trois objets frappaient tout aussitôt les yeux : un lit d’enfant, une chaise et un pupitre. Sur le lit reposait notre virtuose de la veille, Mitenka Spiridonoff. Il dormait paisiblement, la couverture remontée jusqu’au menton. Ses vêtements étaient accrochés au dos de la chaise, un cahier de musique s’étalait sur le pupitre et un autre sur le plancher ; dans sa boîte, le violon reposait ses cordes distendues. Il n’y faisait pas froid, dans la pauvre chambrette, et le poêle, encore tiède du feu qu’on y avait fait la veille, ronflait déjà à cette heure matinale. Tenant la lumière d’une main, de l’autre ayant fermé la porte, Spiridonoff vint s’asseoir avec précaution près du lit de l’enfant :

— Mitenka ! Mitenka ! prononça-t-il d’une voix contenue.

Mitia ouvrit les yeux pour les refermer aussitôt.

— Mitenka ! ne te lèves-tu pas, mon chéri ? Tu vas boire ton lait chaud, n’est-ce pas ?

Mitia rouvrit les yeux, puis regarda tout étonné autour de lui, sans trop comprendre encore ce qu’on lui disait. Il vit enfin son père et ne put réprimer une grimace bien significative : n’était-ce pas bien cruel de l’empêcher de dormir ?

— Ne veux-tu donc pas ? Tu as donc bien sommeil ? Allons, allons, le lait t’attend...

Mitia se retourna sur le côté droit et ses yeux se refermèrent sous le regard de son père.

Mais le vieillard tint bon. Il resta assis quelques minutes encore ; puis, posant doucement la main sur le dos de l’enfant, il se mit à le caresser par-dessus la couverture,

— Tu vas te lever, je pense ? Eh ! Mitenka ! il va être sept heures, et tu sais qu’à dix il faut aller en classe ? Quand donc prendras-tu le temps d’étudier tes leçons, si tu ne te lèves maintenant ? Allons, Mitenka, tu vas boire ton lait chaud, hein ?

Mitia étendit ses membres, leva les mains en l’air, fit encore une moue de regret et finit par s’asseoir sur son lit.

— Allons, te voilà raisonnable, Mitenka ! Tu es un enfant bien sage ! Je vais t’habiller, te laver, te faire faire ta prière, puis tu boiras ton lait et tu te mettras à ton pupitre... M. Onkel a dit qu’il fallait te préparer à la séance publique. Il faut s’appliquer... C’est qu’il y aura du monde, à cette soirée publique... le prince y sera. C’est là que nous allons nous montrer ! Tiens, voilà tes culottes, enfile-moi cela... C’est bien, c’est bien... Voici ta veste... Eh bien, mon petit Mitenka, comment cela va-t-il ?

Mitenka, qui, aidé de son père, avait déjà mis son pantalon et avait un bras dans une des manches de sa chaude pelisse, se mit tout à coup à pleurer :

— Papa, j’ai sommeil ! dit-il d’une pauvre petite voix pleine de regrets.

La veille, en rentrant du Conservatoire, il avait encore joué du violon pendant une heure et demie. La nuit, il avait rêvé d’un énorme violon dont chaque cheville était plus longue que son archet, puis de son père, qui lui disait : « Quand tu pourras jouer sur ce violon-là, ce sera fini, tu seras alors un artiste ! »

Maintenant il avait sommeil, et la vision de l’énorme instrument le poursuivait encore.

Le vieillard essuya les larmes de Mitenka de son propre mouchoir. L’enfant se secoua, sauta à bas du lit et termina bravement sa toilette. Il but ensuite son lait, et, dix minutes après, il était en face de son petit pupitre et raclait, raclait, raclait toujours !...

À neuf heures, Mme Spiridonoff s’éveilla. On l’appelait Anna Nikitichna. Elle était bien heureuse, elle, avec sa robuste santé, dans la douce chaleur de son lit, augmentée encore de celle de ses deux fillettes, couchées à côté d’elle !

Anna Nikitichna et ses filles sautèrent à bas du lit, et, se couvrant à la hâte, coururent à la chambrette de Mitia. Le vieux Spiridonoff apparut aussitôt, faisant des gestes de terreur :

— Mais enfin, est-ce possible ? Mais Mitenka est en train de jouer ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Que veux-tu donc que nous fassions par un froid pareil, Anton Egoritch ? Les petites sont littéralement gelées !

— Mais, mon Dieu ! encore faut-il que Mitenka puisse se préparer à la séance publique !...

— Qu’il se prépare donc ! En quoi le dérangeons-nous ? N’est-ce pas vrai, Mitenka ?

— Vous ne me dérangez pas, maman, répondit simplement Mitia, qui sourit à ses petites sœurs.

Celles-ci, tout heureuses de la bonne chaleur de la chambre, sentaient, jouaient, essayaient de se fourrer dans la boîte à violon. Mitenka continuait ses exercices.

À neuf heures et demie, Anton Egoritch lui-même lui apporta une omelette, prit le violon des mains de l’enfant et le remit dans sa boite. Mitia se mit à manger rapidement. Anton Egoritch toucha à peine au plat, trop occupé qu’il était de revêtir, entre deux bouchées, son vieil uniforme de petite tenue : il lui fallait aller à son service à la Chancellerie, où il occupait les fonctions de secrétaire de dernière classe. Il allait reporter au bureau le travail fait à la maison, espérant toucher quelque indemnité supplémentaire qui lui permettrait de faire du feu dans la chambre à coucher et de donner à déjeuner aux fillettes. Pour l’instant, elles devaient se contenter d’une tasse de thé bien faible et d’un morceau de pain bis. Aussi de quel œil d’envie les pauvrettes ne regardaient-elles pas l’omelette de Mitia. L’enfant l’eût volontiers partagée avec elles, mais Anton Egoritch n’entendait pas que cela se passât ainsi :

— Patientez, mes enfants, patientez. Quand votre père verra augmenter son traitement, vous serez bien soignées à votre tour. Il faut que Mitia mange, il a besoin de prendre des forces. Il deviendra un artiste, il nous viendra en aide et illustrera notre nom... Voilà, mes enfants.

Anna Nikitichna, n’ayant point l’habitude de contredire son mari, regardait tristement son fils. La maigreur de son corps, la pâleur de sa petite figure aux joues creuses lui serraient le cœur. « Hélas ! Pensait-elle, cela ne lui profite guère de manger ; c’est très joli, l’avenir, si avenir il y a ; pour le moment, le pauvre enfant a une bien triste mine. »

Ce n’était point qu’elle ne crût pas au glorieux avenir de Mitia ; son cœur, au contraire, se repaissait volontiers de cette douce espérance, quand Anton Egoritch lui racontait la surprise et l’enthousiasme du public, le jour de la fameuse répétition, la bienveillante curiosité dont l’enfant avait été l’objet, les caresses qu’il avait reçues. Mais elle ne comprenait rien à tout cela ; les monotones exercices de l’enfant, qu’elle entendait jouer sans cesse, étaient-ils bien ou mal exécutés ? Elle l’ignorait.

Après l’omelette, Anton Egoritch habilla son fils et le conduisit au Conservatoire.

Mitia ne suivait pas que les cours de violon de cet établissement : il assistait aussi à différentes autres classes. Ce jour-là, la leçon de langue russe devait être faite la première. Une trentaine de garçons étaient présents dans la salle. En attendant l’arrivée du professeur, Mitia alla se joindre à un groupe et se mit à jouer. Il n’éprouvait aucun embarras au milieu de tous ces petits garçons et jouait avec une animation qu’on n’aurait pas soupçonnée chez lui ; il retrouvait là toute la gaieté, toute l’insouciance de son âge. L’air sombre de son visage, aux heures des répétitions de violon, si longues et si fatigantes, disparaissait comme par enchantement. Ses camarades ne faisaient pas plus attention à lui qu’à tout autre ; personne ne lui parlait des lauriers qu’il avait remportés la veille, de la gloire qui l’attendait : on ne s’inquiétait guère de son talent ; les yeux étaient bien trop animés, la partie trop bien en train pour qu’on s’occupât de tout cela.

Quand le professeur entra, tous coururent à leurs places et l’ordre se rétablit. Mitia sentait son cœur battre avec force ; l’animation du jeu avait coloré ses joues ; il éprouvait dans tout son petit corps une sensation de chaleur agréable et cette saine fatigue de tous les muscles de son organisme.

« Ah ! si maman me voyait maintenant, comme elle serait heureuse ! » pensait-il, en se rappelant les fréquents soupirs que poussait la bonne femme, alors qu’elle l’enveloppait de ses regards et disait : « Mon pauvre petit, que tu es donc pâlot ! »

La leçon terminée, les jeux recommencèrent ; le bruit, le mouvement, les éclats de rire reprirent de plus belle : c’était de nouveau la liberté ! Mitia se reposait dans ces moments-là. On ne peut pas dire pourtant qu’il n’aimait pas sa musique. Il avait désiré apprendre le violon, et à neuf ans (il y avait déjà de cela trois ans) il avait lui-même demandé à son père de bien vouloir lui en acheter un. Il avait été bien heureux le jour où un pauvre diable de musicien de café-concert, que son père connaissait, lui avait appris la manière de tenir l’instrument et l’archet. Du matin au soir il s’était mis à racler, recevant de loin en loin une mauvaise leçon de l’ami de son père. Il avait fait en peu de temps des progrès extraordinaires, qui dénotaient une rare disposition.

Tout d’abord Anton Egoritch ne vit dans ce beau zèle qu’un caprice passager d’enfant, puis un jour son attention s’éveilla. La pensée lui vint que son fils avait du talent, peut-être un grand talent. Il avait entendu parler de grands musiciens issus de familles pauvres et obscures : était-il impossible que son fils aussi devint célèbre, illustrât son nom, illustrât le nom jusqu’alors inconnu des Spiridonoff, arrachât à la misère sa famille, lui procurât la richesse ? Cette pensée hantait la cervelle du vieillard, et un an après il conduisait son fils au Conservatoire. La première épreuve avait été favorable ; le père était sorti de là la tête absolument bouleversée. La commission s’était montrée enthousiasmée des dispositions de l’enfant. Sans doute sa manière, empruntée au musicien de café-concert, avait été en contradiction avec toutes les règles de l’art ; néanmoins, chaque coup de son archet trahissait un réel talent. Au sein même de la commission, la discussion avait été vive entre Onkel et Brendel. Onkel avait déclaré tout d’abord qu’il ne cèderait Spiridonoff à personne ; qu’en sa qualité de plus vieux professeur, l’enfant appartiendrait à son cours. Brendel avait dit qu’il était impossible qu’on laissât gâter par Onkel le talent naissant de l’enfant, ajoutant qu’Onkel n’avait jamais rien fait de bon et qu’il n’en pouvait d’ailleurs être autrement, la méthode munichoise étant la plus détestable des méthodes. À son tour, Onkel avait tourné en ridicule la méthode leipzigoise, affirmant qu’il n’y en avait qu’une bonne au monde, la sienne. Bref, les deux professeurs avaient longtemps disputé, s’exprimant en langue russe, à laquelle ils avaient bientôt renoncé, pour s’adresser en allemand cette fois d’injurieuses épithètes et célébrer les mérites respectifs de leurs méthodes opposées.

On avait dû s’en remettre au conseil du soin de trancher le différend, et Mitia Spiridonoff avait été décidément attribué comme élève à la classe d’Onkel. Dès cet instant, Brendel avait douté des dispositions de Spiridonoff.

Anton Egoritch se souciait bien de l’opinion de Brendel. Convaincu que la gloire et la richesse attendaient son enfant, il remercia le destin de lui avoir envoyé un semblable bonheur. Dès cette heure, il ne songea plus qu’aux moyens d’assurer au nom des Spiridonoff le glorieux avenir qu’il pressentait. Il s’efforça de venir en aide à la fortune : toutes les économies réalisées sur le produit de son travail furent consacrées à Mitenka. Des deux chambres louées pour sa famille, une fut exclusivement réservée à l’enfant : ne lui fallait-il pas de l’espace, de la tranquillité ? L’autre pièce fut abandonnée au reste de la famille : elle dut lui servir à la fois de dortoir, de cabinet, de salle à manger, de salon. Mitenka fut habillé chaudement et confortablement ; les fillettes devinrent ce qu’elles purent ; Mitia ne mangea plus comme elles : il eut à dîner son petit plat de viande particulier, son lait chaud, des douceurs de toute sorte. Son lit fut un véritable lit de poupée, avec sa bonne couverture bien chaude, ses draps de toile bien blanche. Dans son culte pour Mitia, dont l’avenir seul le préoccupait, Spiridonoff en vint à oublier parfois les autres membres de sa famille.

De son côté, Mitia devait reconnaître par son travail toutes ces générosités du père. Tout son temps était scrupuleusement réparti ; chacun de ses pas était réglé à l’avance.

Anton Egoritch ne pensait qu’au Conservatoire ; pour lui, chaque minute qu’y passait son fils était un acheminement vers la gloire.

À peine l’enfant était-il de retour à la maison qu’il mangeait à la hâte et se remettait à son ingrate besogne sur l’invitation de son père, accompagnant ses encouragements d’une petite tape sur la joue :

— Allons, mon petit, joue encore un peu ! M. Onkel t’a recommandé la deuxième position... Joue, mon enfant !.

Et Mitia jouait. On allumait la lampe, Mitia se reposait une petite heure, buvait le thé, puis s’entendait dire encore par son père, le prenant par la taille :

— Allons, mon petit Mitia, essaye-moi donc encore ce fameux 23e exercice ! Voyons comme tu sauras t’en tirer ! C’est qu’il n’y a pas de temps à perdre, hein !

Mitia ne refusait jamais, parce qu’Anton n’ordonnait jamais, ne contraignait jamais : le vieillard s’adressait à l’enfant doucement, aimablement, le regardant amoureusement dans les yeux. Et puis il l’accablait de ses soins, de ses continuelles attentions. Et Mitia s’exerçait, s’exerçait toujours ! Au Conservatoire, on s’étonnait de ses succès, on les trouvait extraordinaires, prodigieux ; personne ne s’imaginait que Mitia Spiridonoff, de sept heures du matin à une heure fort avancée de la nuit, ne quittait son archet que pour se rendre aux cours, que pour prendre le temps de déjeuner et de dîner. Personne ne pensait que ces progrès étonnants n’étaient obtenus par l’enfant qu’au prix d’une existence empoisonnée, que Mitia avait pris en haine l’instrument qu’il avait été si heureux de posséder autrefois.

Moins que tout le monde, Anton Egoritch y pensait. Dans son fanatique désir de gloire, il ne remarquait rien. Il ne voyait pas l’apathie et l’ennui tracer sur le visage du garçonnet leur empreinte inquiétante, quand, prenant en main son instrument de torture, le pauvre petit se mettait à son pupitre. Il ne voyait pas avec quels regards d’envie l’enfant, étudiant pour la centième fois le fameux 23e exercice, contemplait par la porte entr’ouverte les ébats de ses petites sœurs ; il ne s’apercevait pas que le pauvre petit, l’esprit loin de son étude, n’en pouvant plus, oubliait la moitié des trilles et tombait dans une rêverie profonde. Il ne voyait même pas que l’enfant maigrissait de façon effrayante, qu’il devenait taciturne, indolent, apathique.

Anton Egoritch n’avait les yeux fixés que sur l’avenir ; il ne voyait dans le présent que ce qui pouvait servir à cet avenir. Et cet avenir lui semblait n’être pas loin, maintenant que la capitale tout entière s’entretenait du prodigieux talent de son fils ! La nuit même, l’idée fixe de la gloire de Mitia occupait ses rêves. Il se voyait déjà à la soirée publique ! Mitenka charmait son auditoire. On se disputait l’honneur de le posséder dans les maisons les plus considérables de la ville, on le comblait de présents. L’enfant était devenu le musicien en vogue ! Il se préparait à faire une tournée à l’étranger, il était partout acclamé !

Au sortir des leçons théoriques du Conservatoire, Mitia allait répéter chez Onkel. Celui-ci ne lui ménageait pas les éloges et ajoutait invariablement sur un ton d’enthousiasme :

— Ne perdons pas de vue la soirée publique ! C’est qu’il faut encore du travail d’ici-là, beaucoup de travail !

La même antienne recommençait quand Antoine Egoritch, son travail une fois fini à la Chancellerie, allait chercher Mitia :

— Il faut du travail, et toujours du travail ! recommandait Onkel en s’adressant au père.

Sur cette observation du professeur, Anton redoublait de vigilance à l’égard de Mitia.

Ce jour-là, l’enfant dut prendre à peine le temps de manger : le violon lui fut bien vite remis entre les mains. Les encouragements ne lui firent pas défaut ; les bonbons, les croquets sortirent à tout instant de la poche du papa surveillant la répétition, qui fut prolongée ce soir-là fort avant dans la nuit.

Quand le vieillard eut donné le signal de la fin de la séance, qu’il eut couché Mitia et fut rentré dans son appartement, il était plus de onze heures. L’enfant cacha sa tête dans l’oreiller et se mit à pleurer d’épuisement et d’ennui.

Ah ! la soirée publique, que le père se représentait sous de si belles couleurs, fut loin de briller du même éclat aux yeux du pauvre petit ! Elle n’apparut a son imagination d’enfant que comme une horrible torture !

 

* * *

 

Le jour de l’audition publique était fixé au samedi.

Le vendredi, Anton Egoritch se leva à cinq heures au lieu de six et son agitation commença. Il s’habilla tout à l’envers (chose qui ne lui était peut-être pas arrivée depuis cinquante ans), endossa d’abord son gilet, puis mit seulement son pantalon et sur le tout sa robe de chambre ; en se lavant, il inonda littéralement le parquet et s’essuya avec les draps de son lit, quoique l’essuie-mains fut pendu à sa place habituelle. Il réveilla la bonne sans le moindre ménagement, il jeta brusquement à terre toutes les hardes qui recouvraient son lit, en sorte que le froid la fit lever rapidement. « Le lait ! » cria-t-il d’une voix rude ; puis il s’occupa d’allumer lui-même le poêle dans la chambre de Mitenka.

À six heures et quart, Mitia était à son pupitre. Sa figure, d’ordinaire douce et calme, était sombre et fâchée. Il ne regardait pas son père, et c’était machinalement qu’il exécutait tous ses ordres.

— Mitenka, mon enfant ! raisonnait à ses oreilles la voix tendrement importune d’Anton Egoritch. Mitenka, mon petit pigeon, travaille, travaille... après-demain tu pourras dormir tant que tu voudras ; mais, aujourd’hui et demain, il faut travailler de ton mieux, mon amour ! C’est aujourd’hui que M. Onkel te fera répéter pour la dernière fois ; il s’agit de se montrer...

Mitenka faisait effort pour voir ses notes, car ses yeux voulaient toujours se fermer. Il n’avait jamais tant désiré que ce matin-là retourner dans son lit, sous sa couverture bien chaude.

Il jouait cependant ; mais il jouait pour ne pas entendre les paroles de son père. Lui-même ne savait pas d’où cela provenait, mais quand retentissaient à ses oreilles les « Mitenka, mon petit pigeon » tendres et caressants, il frissonnait, son cœur battait comme dans la peur. Il jouait mal, faisait des fausses notes, se trompait dans la mesure, mais il ne cessait pas de jouer, tachant de couvrir avec les notes aiguës de son instrument les agaçantes et sempiternelles exhortations d’Anton : « Mon petit pigeon, mon chéri, mon Mitia !... M. Onkel a dit... »

Le vieillard ne se rendit pas à son bureau : il envoya dire par Arina qu’il était indisposé. Qu’eût-il été faire à la Chancellerie, mon Dieu ! le jour de la répétition générale, quand il ne s’agissait de rien moins que de la gloire dont allait être couvert le nom des Spiridonoff ?

Il ne doutait point qu’Onkel serait enthousiasmé du résultat de l’épreuve, mais il ne pouvait se faire à l’idée que la suprême audition n’eût pas lieu en sa présence.

Mitia joua jusqu’à l’heure de l’omelette. Ce jour-là, ce mets lui parut répugnant. Il ressentit une horreur insurmontable de tout ce qui contribuait à faire de son existence une existence si différente de celle des autres enfants, de tout ce qui le privait de sommeil, de repos, de jeu, de liberté, de grand air, de bon soleil : il avait horreur d’Anton Egoritch, de son violon, d’Onkel, de l’omelette, du lait, toutes choses qu’il eut fuies avec une joie inexprimable !

Antoine l’aida à endosser sa pelisse et le conduisit au Conservatoire, sans toutefois, comme d’habitude, le quitter à la porte. Il sollicita de M. Onkel l’autorisation d’assister à la répétition finale.

— Je n’admets pas les parents aux leçons, répondit Onkel ; je ferai pourtant exception en faveur de Spiridonoff !

La répétition devait avoir lieu à onze heures seulement : c’était toute une heure de liberté devant soi. Tandis qu’Anton Egoritch s’entretenait avec Onkel de ses beaux projets sur Mitia, l’enfant sortit doucement de la salle, monta à l’étage supérieur et parvint au grand corridor, où ses petits camarades couraient, jouaient, criaient, s’en donnaient à cœur-joie. Ce jour-là pourtant le jeu ne tenta point Mitenka. Il alla se blottir dans l’embrasure d’une fenêtre, puis s’appuyant au mur, sans rien voir de ce qui se passait sous ses yeux, il laissa errer ses regards sur la foule des enfants. Il éprouvait une fatigue, une langueur indicibles. Il lui semblait être mêlé au tourbillon des joueurs ; il lui semblait qu’on le foulait aux pieds, qu’on le pressait de toutes parts, et puis aussi qu’il était l’objet des moqueries générales. Les heurts, les bousculades, les pinçons, dont les enfants se gratifiaient dans l’ardeur de leur jeu, lui étaient autant de sensations douloureuses.

Un petit garçon bien propre, tout mignon, tout pâlot, vint à lui en courant. C’était son petit ami le taciturne, comme l’appelaient les autres ; ils aimaient à être assis côte à côte sur les bancs de la classe, à marcher dans les rangs la main dans la main : ils se sentaient invinciblement attirés l’un vers l’autre. Ernest Kleïder était le fils de l’organiste de l’église catholique et se destinait lui-même à la profession de son père. C’était un enfant doux et bon, aux grands yeux bleus, aux lèvres roses gracieusement souriantes. Il ne prenait point part aux jeux trop bruyants. Comme il était Allemand, Onkel le rencontrant dans l’escalier ne manquait jamais de lui donner une caresse, bien qu’il ne fût pas un élève de sa classe.

— Spiridonoff, dit à Mitia le futur organiste, c’est demain que tu joues ?

— Je joue, répondit Mitenka tristement, sursautant a la question de son camarade Ernest.

— Mais aujourd’hui, tu es libre ?

Mitia le regarda d’un air interrogateur. Libre ? il ne l’était jamais !

— Je ne sais, finit-il par répondre.

— Fais-moi un plaisir. C’est aujourd’hui la fête anniversaire de ma sœur, j’aurai chez moi tous mes petits camarades : il y aura Pikoloff, Kapoustine, Kirik, Bapidoff... viens donc, toi aussi... nous danserons ! hein ?

— Danser ? fit Mitia pour qui ce mot semblait n’avoir pas de signification bien nette. Non : on ne le laisserait pas aller danser, il aurait à s’exercer tout le jour sur son maudit violon, et puis une partie de la soirée, et puis toute la journée du lendemain...

Au moment même où, après avoir un instant réfléchi, il secouait négativement la tête et se disposait à expliquer que son père n’autoriserait pas cette dérogation à la règle journalière, il sentit une main se poser sur son épaule et se retourna.

— Mitenka, mon chéri ! M. Onkel te demande, dit Anton Egoritch.

Mitia tressaillit et suivit docilement son papa.

Le petit Kleïder aussitôt s’avança vers Anton :

— Monsieur Spiridonoff ! envoyez-nous votre fils aujourd’hui ! tous mes camarades y seront. On va si bien s’amuser !...

Anion eut un sourire poli et complaisant :

— Oh ! non ! mon petit garçon, Mitia ne peut pas. Il joue demain, dit-il.

Kleïder se retira. Le vieillard et l’enfant descendirent.

Il n’y avait dans la classe d’Onkel que des élèves déjà d’un certain âge et même une demoiselle. Mitia y avait été admis malgré sa jeunesse, à titre d’exception, en sa qualité de prodige.

— Ah ! ah ! Paganini ! dit Onkel allant à la rencontre de Mitia (il affectionnait particulièrement cette comparaison à l’adresse du jeune violoniste). Mais, dis-moi, comme tu es pâle aujourd’hui !

— Il n’a pas été très bien cette nuit, se hâta d’expliquer Anion Egoritch.

Le fait est qu’il n’avait jamais avoué à Onkel le nombre d’heures que Mitia consacrait chaque jour à la musique. Cet innocent mensonge était d’ailleurs fait dans l’intérêt de l’enfant : peut-être qu’Onkel se fut moins étonné des progrès de son élève, s’il eût connu la vérité.

Mitia exécuta son morceau ; il était parvenu à se remettre de sa torpeur ; son jeu fut d’une fermeté, d’une assurance remarquables. De la part de tout autre exécutant qu’un enfant de douze ans à peine, on eût pu trouver sans peine à reprendre au point de vue du naturel, de la méthode, du sentiment. Mais toute l’attention du public était concentrée sur le doigté vertigineux du jeune virtuose, sur la fermeté de l’attaque, qu’on eût difficilement soupçonnée dans un poignet si débile. Il ne venait à l’idée de personne de demander qu’un enfant si jeune eût de l’âme, de l’expression.

— Quel brio ! quelle incroyable assurance pour un gamin de cet âge ! glapissait Onkel avec un geste superbe d’orgueil, le bras tendu vers Mitia, les yeux dirigés sur l’assistance, qui, sur les paroles du maître, fut unanime à proclamer Spiridonoff la gloire du Conservatoire. Le directeur lui-même avait tenu à assister à la séance et, le morceau terminé, avait fait de la tête un geste significatif, que l’on eût pu traduire ainsi : « Est-ce possible qu’un enfant puisse jouer de la sorte ! »

Le cœur de Mitia était insensible à toutes ces louanges ; en revanche, elles allaient droit à celui d’Anton Egoritch. Lorsqu’ils furent au bas de l’escalier, le père dit à l’enfant du ton de voix le plus doux :

— Tu vois, mon petit pigeon, comme tu as bien fait de m’écouter ! ils sont tous absolument stupéfaits !...

Ils prirent leurs manteaux. Anton enveloppa Mitia, comme on eût fait d’une fleur qu’il s’agit de porter à un ami, et qu’il faut garantir du froid cruel de la rue, un vilain jour d’hiver.

À ce moment, Kleïder osa encore s’approcher du vieillard :

— Monsieur Spiridonoff ! envoyez-nous ce soir votre fils, dit le petit blondin.

Anton Egoritch devint tout rouge. Cela l’irritait à la fin, et il ne répondit pas.

Il emmena Mitia dans la rue, la boîte à violon sous le bras, et tous deux montèrent dans un traîneau de louage.

Kleïder les suivit du regard et pensa : « Comme Spiridonoff a un papa sévère. »

Une fois rentrés à la maison, Anton Egoritch donna libre cours à son enthousiasme.

Après s’être chauffé quelques instants et fait une rapide collation, Mitia ouvrit lui-même sa boîte, prit son instrument et se mit à jouer. Depuis longtemps le père n’avait vu son fils montrer spontanément tant de zèle.

L’enfant jouait sans relâche. Spiridonoff venait-il à paraître sur le seuil de la porte voisine, quand Mitia exténué voulait donner quelque repos à ses doigts douloureusement contractés, l’archet reprenait de plus belle sa galopade endiablée, la mesure se précipitait aussitôt.

Mitia n’y comprenait rien lui-même.

Il sentait seulement que si jamais retentissait à son oreille l’éternelle rengaine : « Mitenka, mon petit, mon pigeon, il faut s’appliquer, c’est demain qu’il va falloir étonner son public... », ses mains se mettraient à trembler, il laisserait son violon tomber sur le plancher. Il fallait donc jouer sans répit, jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la démence ; il fallait à tout prix ne pas permettre aux paroles d’Anton Egoritch de frapper son ouïe !

Et pourtant, quand vint le soir, quand on alluma la lampe, Mitia, contre toute attente, remit le violon dans sa boîte et dit à son père qui entrait :

— J’ai sommeil, papa ; je veux aller me coucher !

— Comment cela, Mitenka ? Mais, bois du thé, réchauffe-toi ! Mais il ne faut pas... mais ce serait tout ce qu’il y a de plus imprudent !... Mais tu sais bien que demain...

— Non ; je veux me coucher ! déclara Mitia, et, s’asseyant sur son lit, il se mit en devoir de défaire ses souliers. Anton s’approcha et voulut, comme il en avait l’habitude, l’aider dans cette besogne, mais Mitia répondit :

— C’est inutile, papa ! je les déferai moi-même !

Effectivement il se déshabilla seul, se glissa vite sous ses couvertures et ajouta :

— Papa, éteignez la lumière !

Quelque peu décontenancé par un si extraordinaire accueil, Anton Egoritch, habitué depuis si longtemps à déshabiller Mitia, à le mettre lui-même dans son lit, n’osa point pourtant ennuyer l’enfant, le héros de demain, de remontrances, de reproches inutiles. Au moment d’aller se coucher, il voulut embrasser Mitia, mais la couverture était déjà ramenée sur la tête de l’enfant ; il dut se contenter de faire sur son lit le signe de la croix et partit en disant :

— Dors, mon chéri, dors !

Et il pensa en lui-même que Mitenka, sans doute, venait d’avoir un de ces caprices si souvent observés chez les grands artistes. Il rangea la chaise près du lit, mit une boîte d’allumettes près de la lampe, qu’il éteignit, et sortit sur la pointe des pieds en fermant avec précaution la porte derrière lui.

Mitia demeura longtemps immobile, complètement enveloppé sous ses draps.

Il éprouvait comme un engourdissement général, comme un excessif affaiblissement des nerfs : dans la tête nulle pensée, nul désir au cœur. Il avait dans les oreilles un bourdonnement incessant, fatigant ; pourtant petit à petit une douce chaleur pénétra tout son être ; il eut besoin d’air, il souleva sa couverture. On ne dormait pas encore dans da chambre voisine. On était en train de mettre au lit les fillettes ; elles poussaient de petits cris ; Anton Egoritch leur imposait silence par des :

— Chut ! taisez-vous ; vous allez réveiller Mitenka !...

À ces mots, à cette voix, Mitia tressaillait. Il lui semblait voir son père dans l’obscurité, ouvrant doucement la porte, marchant sur la pointe des pieds et lui disant à voix basse :

— Allons, Mitenka, tu t’es assez reposé, n’est-ce pas ? Allons, mon chéri, il faut te lever, te mettre au travail ! C’est après-demain qu’il va falloir...

Et la peur le prenant, il cachait sa tête sous ses draps.

Demain ! Ô ce demain maudit ! Aucun de ses camarades n’était comme lui menacé d’un « demain ». À cette heure, pensait-il, ils jouent et chantent gaiement ! Lui seul, en sa qualité de prodige, a une soirée publique à subir ! Sans ce demain maudit, il serait allé a la fête chez le petit Ernest, il se serait amusé avec ses camarades, il aurait santé, il aurait ri ; en ce moment même, il serait en train de jouer dans des appartements bien chauds, entouré de visages gais et rayonnants, au milieu d’un joyeux vacarme.

Le tableau de cette soirée passait alors devant ses yeux : c’était d’abord la blonde petite sœur de Kleïder, l’héroïne de la fête, dans sa belle robe blanche ; c’étaient d’autres garçons, d’autres fillettes, jouant, sautant, dansant. Ils se moquaient bien d’une représentation publique, eux, les insouciants ! Enfants ils étaient, enfants ils restaient !... Demain !...

Il se voyait après cela s’avançant sur l’estrade, pâle, fatigué, avec cette douleur dans la poitrine dont il ne parlait à personne, que personne ne soupçonnait. Et s’il triomphait ce jour-là, ce serait bien pis encore dans l’avenir : on le traînerait de concerts en concerts, de soirées en soirées, on l’exhiberait de ville en ville ! (Son père ne parlait que de cela, ne rêvait que de cela !) Il serait alors attaché à son violon, comme un prisonnier à sa chaîne.

La pensée seule de ce maudit violon lui faisait monter au cœur le dégoût et la haine. C’était lui qui le privait de tout ce qui faisait la joie des autres enfants. Il l’avait aimé autrefois, mais depuis il l’avait trop torturé, il lui était devenu odieux. Il éprouvait comme un éclair de joie inexprimable à la pensée qu’il pouvait le mettre en pièces, le réduire en miettes, le jeter dans la fosse aux ordures...

Il ouvrit de grands yeux, et, tournant son visage du côté où son violon reposait à terre dans sa chambrette plongée dans les ténèbres, il regarda fixement. En dépit de l’obscurité complète, il le voyait, le hideux instrument ; il lui apparaissait comme un être animé, méchant, créé et mis au monde pour le torturer, lui, pauvre enfant, qui ne grandirait jamais, qui ne deviendrait jamais un homme par la faute de ce maudit ! Oui ! il le voyait dans ses moindres détails, et quand la nuit eût été mille fois plus noire, il l’aurait encore vu comme en plein jour ! Ses traits étaient trop profondément gravés dans son âme pour qu’il les oubliât ! Sans autre instant de répit que les trop courts moments des repas et du sommeil, n’était-il pas constamment dans ses bras, ne lui déchirait-il pas le cœur de sa voix suraiguë, monotone, insupportable ! Et ce serait ainsi toute l’existence ! C’était à ce supplice qu’il était condamné !

Mitia petit à petit s’endormit. Dans son sommeil lourd et inquiet, d’absurdes tableaux se déroulèrent encore devant lui. Il lui semblait qu’un monstrueux violon, de dimensions invraisemblables, à tête de tigre, s’approchait de lui, puis, ouvrant une gueule énorme, allait le dévorer. C’était ensuite son propre violon qui sortait de sa boîte : il montait sur son lit, s’attachait à sa poitrine, et, en dépit de tous ses efforts, il ne pouvait l’en arracher ; il s’était incorporé à lui, il faisait partie de lui-même, il faisait partie de son corps, dont il ne pouvait pas plus désormais se détacher que n’eût pu le faire sa main, ou ses bras, ou sa tête ! Puis Anton Egoritch venait lui présenter l’archet et lui murmurait à l’oreille : « Exerce-toi, Mitenka, exerce-toi, mon pigeon ! Maintenant que tu es en train, va, va, ne t’arrête pas ! »

Après cela, l’envie lui prenait de se mêler aux jeux, aux danses des garçons et des fillettes, qui s’en donnaient à cœur-joie dans leurs habits de fête, là-bas, dans la chambre bien chauffée ; mais c’était impossible, son violon ne voulait plus se détacher de sa poitrine !

Puis c’était de nouveau Anton Egoritch, qui venait le conduire à l’estrade : la salle du Conservatoire était comble ; ce n’étaient que belles dames et messieurs du grand monde ; le vieux prince lui-même, assis au premier rang, l’observait derrière sa lorgnette. On se consumait d’impatience en attendant qu’il parût sur la scène. Debout derrière lui, son père lui répétait sans cesse : « C’est aujourd’hui qu’il faut triompher ! la gloire est au bout ! la fortune ! »

Mais lui ne voulait pas jouer ; il ne voulait ni gloire ni richesse ; il voulait la liberté ! Vivre comme les autres enfants, jouer, jouer encore, et prendre du bon temps !... « Mais joue donc ! » et la voix d’Anton Egoritch retentissait toujours à ses côtés : « Mais joue donc, mon chéri ! »

« Je ne veux pas, je ne veux pas ! Tenez, voilà pour vous ! » Et à deux mains Mitia saisissait son violon, tirait de toutes ses forces et, poussant un grand cri, parvenait à l’arracher avec un morceau de sa poitrine ! Le sang coulait à flots de son affreuse blessure, inondait le parquet de l’estrade... et les « bravo ! bravo ! », les applaudissements frénétiques du public et du prince retentissaient avec un fracas épouvantable. Plus fort que tous, Anton frappait des mains, le visage radieux, exprimant la joie la plus vive !

Onkel s’avançait après cela sur la scène et criait au public : « C’est moi qui ai fait de Spiridonoff le musicien de génie que vous venez d’applaudir. Sa gloire est la mienne ! »

« Non ! vociférait Anton, sa gloire m’appartient tout entière ! Elle est à moi, a moi, à moi ! »

Ils se disputaient avec fureur, ils en venaient aux mains, et personne pendant ce temps-là ne s’apercevait que le sang coulait toujours, que Spiridonoff était mort...

Mitia se réveilla avec un cri de terreur et porta la main a sa poitrine, où il éprouvait en effet une intolérable douleur. Il commençait à faire jour ; tous les objets de sa chambre se dessinaient faiblement à sa vue. Le premier qui frappa ses yeux, ce fut son violon, étendu dans sa boîte, dont le couvercle était rabattu sur le plancher ; la première pensée qui lui vint à l’esprit fut celle de la soirée publique, qui devait avoir lieu le jour même ; la pensée lui vint aussi des succès qui l’attendaient, des invitations, des concerts, des éternels exercices à la maison, de sa poitrine meurtrie, des douleurs qu’il éprouvait, de sa langueur toujours croissante. Et plus ses succès grandiraient, plus importunes, plus insupportablement caressantes seraient les exhortations d’Anton Egoritch ! Plus torturantes que jamais viendraient à ses oreilles les éternelles paroles : « Mitenka, mon pigeon, si tu essayais le 23e exercice ! M. Onkel dit toujours... »

Tout à coup le désespoir le prit. Sa vie lui parut être une chiourme étroite et sombre dont il ne sortait que pour montrer au public les progrès qu’il avait faits, et où on le reconduisait aussitôt.

Son violon lui parut être son instrument de torture ; Anton Egoritch, son père, Onkel, son professeur, des geôliers, des bourreaux qui le suivaient à chacun de ses pas.

Il tourna la tête du côté de la porte, et le cœur plein d’effroi se mit à écouter.

Sept heures sonnaient ; il allait se lever, lui apporter son lait et lui dire : « Mitenka, c’est aujourd’hui... »

Un bruit d’allumette qui craque sur la boîte vint frapper son oreille, puis un frôlement de pantoufles... C’était le geôlier qui venait... il se rendait à la cuisine, pour le lait, sans doute... Une fois encore son violon lui apparut, puis l’interminable cortège des répétitions accablantes, éternelles, monotones... tout cela pour la gloire...

Mitia se lève, le sang jaillit de sa lèvre qu’il vient de mordre : « Attends, papa, attends, j’y travaille... à ta gloire... »

Il est pâle comme le drap de son lit, ses yeux sont pleins de larmes, hagards ; tout son corps est secoué par le frisson de la fièvre.

Il n’a plus qu’une pensée maintenant : « il faut se dépêcher : dans une demi-heure, le geôlier entrera »...

Il se dépêche donc. De ses mains tremblantes il prend sa ceinture de cuir et fixe l’une des extrémités au crochet de son essuie-mains. Il s’arrête une seconde, forme le nœud coulant, se signe, se signe encore, la prière à la bouche. De grosses larmes roulent sur ses joues. Une lueur de regret traverse son cerveau : il croit entendre quelqu’un l’appeler : sa mère peut-être, ou ses sœurs ? Mais voici venir le geôlier ; il n’y a pas une seconde a perdre. Il se signe encore, ferme les yeux, passe son cou dans le nœud coulant et du haut de sa chaise retombe dans l’espace...

 

* * *

 

Ce jour-là, à neuf heures du matin, une femme courut au Conservatoire, les cheveux en désordre, à peine vêtue, malgré un froid terrible. Elle pleurait, criait, se tordait les mains, sans pouvoir fournir un mot d’explication.

On la conduisit auprès du directeur, qui la fit asseoir dans un fauteuil et lui dit :

— Calmez-vous, madame, et pour Dieu ! de quoi s’agit-il ?... nous ferons tout ce qui dépend de nous pour vous venir en aide !...

Le directeur eut bientôt honte de ses paroles de banale consolation quand il apprit enfin qu’il avait devant lui la mère de Mitia Spiridonoff, que l’espoir, que la gloire du Conservatoire venait de se pendre dans sa chambre avec sa ceinture, que le père du pauvre enfant, Anton Egoritch Spiridonoff, ce respectable vieillard que l’on avait vu si souvent conduire amoureusement son fils par la main, était devenu fou, n’entendait rien, ne voyait rien, ne voulait point quitter le violon de Mitia qu’il serrait sur sa poitrine, qu’il embrassait en criant : « C’est mon fils ! c’est mon fils ! c’est ma gloire ! »

Quand on annonça la nouvelle à Onkel, il chancela comme un homme ivre et tomba à la renverse : on craignit un instant une apoplexie foudroyante. C’était une chance de gloire à jamais perdue !

Pendant une demi-heure, le Conservatoire fut sous l’impression de la terreur. L’épouvantable nouvelle courait de bouche en bouche, les dames pleuraient : il y eut des syncopes et des crises de nerfs...

Le lendemain, toute la maison était aux funérailles de Mitia Spiridonoff. Son cercueil était porté par des enfants de son âge. La mère suivait, accablée de douleur, les petites sœurs suspendues à ses jupes.

Anton Egoritch seul n’était pas au convoi. On avait dû le diriger sur l’hôpital : il avait déjà commencé à danser et à rire aux éclats autour de la bière de Mitia !

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 octobre 2013.

 

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