LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexeï Pissemski

(Писемский Алексей Феофилактович)

1821 — 1881

 

 

 

 

LE PÉCHÉ DE VIEILLESSE

 (Старческий грех)

 

 

 

1861

 

 

 

 

 

 

Traduction de Victor Derély, Paris, Mourlon et Cie, 1888.

 

 

 

 

 


TABLE

 

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

 

 

 

 

PRÉFACE DU TRADUCTEUR

Alexis Feofylaktovitch Pisemsky

 

L’écrivain qui prit après la mort de Gogol la direction de l’école naturaliste russe, A. F. Pisemsky, naquit le 20 mars (1er avril) 1820, dans un village du gouvernement de Kostroma. Sa famille appartenait à la noblesse de cette province ; son père, colonel retiré du service, avait fait campagne en Crimée et au Caucase pendant les célèbres guerres du temps de Catherine. Sa mère était cousine germaine du fameux I. N. Barténieff qui fut l’alter ego du prince Alexandre Nikolaïévitch Galitzine et l’un des principaux zélateurs du mouvement maçonnique en Russie. Dans son dernier roman, les Francs-Maçons, Pisemsky a fait revivre la curieuse figure de ce personnage.

Alexis Féofylaktovitch passa son enfance à la campagne ; il eut pour premier maître Nicolas Ivanovitch Békénieff qui lui apprit le dessin, l’analyse grammaticale et les éléments de la langue latine. À treize ans, ses parents l’envoyèrent au gymnase de Kostroma. Ce qu’était alors la vie de collège en Russie, les lecteurs du Péché de vieillesse pourront s’en faire une idée : parmi tant de pages cruellement vraies que renferme ce livre, les plus vécues sont assurément celles où Pisemsky a consigné ses impressions d’ancien gymnasiste.

Lorsqu’il eut terminé ses humanités, le jeune homme alla à Moscou suivre les cours de la faculté des sciences. Les quatre années qu’il passa à l’Université, dans un milieu intellectuel très actif, contribuèrent puissamment à son développement et eurent une influence décisive sur son avenir. Il avait toujours été passionné pour la lecture, dès ce moment commença à se révéler en lui la vocation littéraire. Mais il ne s’y abandonna ni tout de suite, ni tout entier. On sait que l’usage, sinon la loi, impose à tout gentilhomme russe l’obligation de servir ; les plus libres esprits, Herzen, Tourguénieff, M. Wyrouboff, par exemple, n’ont pu échapper à cette nécessité. Ses études universitaires achevées, Pisemsky occupa un emploi à la chambre des domaines de Kostroma (1844).

Nous ne le suivrons pas au service où il fournit une carrière assez longue, bien qu’interrompue à plusieurs reprises. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas l’employé, mais l’écrivain. Notons seulement que l’expérience acquise par le premier fut souvent utile au second : si, dans Mille âmes et ailleurs, Alexis Féofylaktovitch a pu dénoncer avec tant de précision les divers abus de la bureaucratie, c’est parce qu’ayant été lui-même un des rouages de la machine administrative, il en connaissait mieux que personne le déplorable fonctionnement.

En 1846, Pisemsky débuta dans la littérature par une nouvelle intitulée la Terre seigneuriale. Début forcément discret,car la censure opposa son veto à la publication de cette œuvre qui resta interdite jusqu’en 1858. Une telle sévérité semble aujourd’hui bien peu justifiée ; pourtant on ne s’en étonnera pas trop si l’on se rappelle quelle persécution subit à la même époque Michel Evgrafovitch Saltykoff pour un écrit aussi anodin que l’Affaire embrouillée.

Grâce à des copies de la Terre seigneuriale, répandues en assez grand nombre dans le monde de l’ « intelligence », Pisemsky n’était plus tout à fait un inconnu pour les lettrés lorsqu’il publia son second ouvrage, le Matelas (1850). Bechméteff, le héros de ce roman, est un original à qui le sobriquet de Matelas a été donné à cause de son caractère excentrique. Il s’amourache d’une jeune fille qu’il a aperçue de loin deux ou trois fois, et l’épouse sans lui avoir jamais parlé, sans savoir par conséquent si elle répond à son amour. Les suites d’un mariage si follement contracté, on n’a pas de peine à les deviner : le mari est trompé par sa femme, il se désespère, s’adonne à la boisson et finit par se pendre.

De la même inspiration que la Terre seigneuriale et le Matelas procèdent trois autres romans : le Mariage de passion (1851), le Riche fiancé (1851), et Est-ce bien sa faute ? (1855). En général, dans cette première période de son activité littéraire, l’écrivain exerce sa verve satirique aux dépens des unions mal assorties et surtout des mariages d’argent.

On a souvent opposé l’innocence des campagnes à la corruption des villes, ou encore les vertus de l’homme du peuple aux vices des classes aisées. Pisemsky a l’observation trop franche pour se complaire dans cette fausse antithèse ; d’ailleurs, né et élevé à la campagne, il connaissait trop bien les paysans pour éprouver à leur égard l’engouement dont, en ce temps-là, beaucoup de littérateurs pétersbourgeois avaient grand’peine à se défendre. Si Alexis Féofylaktovitch montre presque toujours les barines sous un aspect désagréable, il ne flatte pas davantage les moujiks, témoin ces peintures de la vie populaire qui s’appellent le Pétersbourgeois, le Loup-garou, la Corporation des charpentiers ; témoin surtout le Père, ce sombre récit qui ressuscite à nos yeux dans un décor moscovite l’horrible histoire des Cenci.

Les diverses productions mentionnées ci-dessus sont toutes ou des nouvelles ou des romans de peu d’étendue. À partir de 1858, notre auteur élargit considérablement son cadre et mérite, on peut le dire, le titre de romancier épique que lui a décerné M. Oreste Miller. Cette seconde série s’ouvre par Mille âmes, le chef-d’œuvre du maître suivant la plupart des critiques. La place nous manque pour donner, même succinctement, l’analyse d’une composition aussi vaste ; force nous est donc de renvoyer les lecteurs curieux de la connaître à la traduction que nous en avons faite et qui a paru en 1886 à la librairie Plon et Nourrit.

La Mer agitée (1863) mériterait d’être traduite en français, comme l’ont été les Possédés de Dostoïevsky ; la comparaison de ces deux ouvrages, qui traitent l’un et l’autre du nihilisme, montrerait quelles différences existent, dans la description du même fait social, entre un visionnaire puissant et un observateur exact de la réalité.

Le troisième des grands romans de Pisemsky, les Hommes de mil huit cent quarante (1869) renferme de curieux détails autobiographiques : l’auteur raconte sa propre histoire en racontant celle de Vikhroff, son principal personnage. Mais, nonobstant l’intérêt de semblables révélations,ce livre n’eut pas le succès des précédents. En général, le public trouva les jugements de Pisemsky sévères jusqu’à l’injustice. Sans doute, on peut admettre que, chez les hommes de 1840, les capacités n’étaient pas au niveau des ambitions, mais de là à ne voir en eux que d’inutiles phraseurs il y a loin. Quelles qu’aient pu être ses défaillances, une génération qui compta dans ses rangs tant d’esprits d’élite et qui eut l’honneur de préparer l’abolition du servage, a droit devant l’histoire aux circonstances atténuantes.

Des traductions ont fait connaître chez nous Dans le Tourbillon et les Bourgeois (publié en français sous un autre titre : les Faiseurs). Dans le premier de ces ouvrages, Pisemsky s’occupe de la « question des femmes », le second, paru en 1878, présente le tableau de la société moscovite telle que l’a faite le progrès moderne, c’est-à-dire presque aussi avide d’argent que la nôtre.

Durant trente-deux ans, la tâche de Pisemsky consista à suivre le mouvement de la vie russe et à en retracer les diverses transformations. Il resta fidèle à ce programme jusqu’au moment où sa santé, gravement atteinte à la suite de cruels malheurs domestiques, le contraignit, non à se reposer, — il ne connut jamais le repos, — mais à abandonner son poste d’observation mondaine. De 1878 à 1881, année de sa mort, Alexis Féofylaktovitch, obligé de renoncer à la peinture des mœurs contemporaines, s’adonna au roman rétrospectif : il se rappela les entretiens de Barténieff et, en partie sous la dictée de ses souvenirs, écrivit les Francs-Maçons, livre étrange où le moins idéaliste des littérateurs semble par instants revêtir l’aspect d’un mystique.

« Chez Pisemsky, observe à propos de Mille âmes un critique allemand, chaque incident, chaque conversation achemine le lecteur vers le dénouement ; le développement des caractères ne fait qu’un avec celui de l’action. » À cette marque se reconnaît le romancier né dramaturge. Chose à noter, parmi tous les maîtres du roman russe, Pisemsky est le seul qui ait réussi au théâtre. Cependant il a écrit relativement peu pour la scène ; sans les nombreuses difficultés que lui opposa la censure, peut-être aurait-il cultivé plus assidûment un genre de littérature qu’il aimait avec passion. La représentation de sa première pièce, une comédie intitulée l’Hypocondriaque, ne fut autorisée qu’à grand’peine, quoiqu’il soit impossible de découvrir à première vue dans cette étude de malade imaginaire la moindre intention subversive. On comprend mieux le veto persistant qui a jusqu’à ce jour écarté de la scène le Lieutenant Gladkoff ; au point de vue gouvernemental, cette tragédie historique avait l’inconvénient de montrer l’armée intervenant dans une révolution de palais : cela pouvait être d’un mauvais exemple. On s’explique également l’interdiction des Mines, dont la publication par la voie de la presse faillit elle-même être défendue : la cuisine ministérielle, brutalement étalée au grand jour, n’est pas de nature à éveiller des sentiments respectueux dans l’âme des masses. L’Amère Destinée, une des meilleures pièces de Pisemsky, écrite en 1859, ne put être jouée qu’en 1863. Par contre, l’administration fit preuve de tolérance à l’égard de Baal, bien que le héros de ce drame tienne parfois un langage qu’on qualifierait aujourd’hui d’anarchique.

Était-ce donc un citoyen mal intentionné que Pisemsky ? Pas le moins du monde. Si, comme on vient de le voir, il eut souvent maille à partir avec la censure, après la publication de la Mer agitée il fut violemment attaqué par les nihilistes. Écoper des deux côtés, c’est en tout pays le sort des hommes qui, placés entre des coquins et des fous, ne veulent abdiquer ni le sens moral ni le bon sens, trop honnêtes pour sympathiser avec un ordre de choses détestable, trop intelligents pour admettre la possibilité d’aucune amélioration.

Pisemsky mourut à Moscou le 21 janvier (2 février) 1881. En lui la littérature russe perdit un écrivain qui l’honorait autant par son caractère que par son talent. L’auteur de Mille âmes était, en effet, un galant homme dans le sens le plus complet du mot ; nul de ceux qui eurent le bonheur de le connaître ne refusera ce témoignage à sa mémoire.

 

VICTOR DERÉLY.

 

I

S’il vous est jamais arrivé d’avoir affaire au Comité de l’Assistance Publique de P..., vous avez sans doute remarqué, assis près de la fenêtre devant un petit bureau de chêne, un employé déjà plus que quadragénaire, large d’épaules, avec de gros traits, des cheveux et des favoris hirsutes, des mains énormes et des pieds plus disgracieux encore. C’était le teneur de livres du Comité, Iosaf Iosafitch Férapontoff. Comme les autres fonctionnaires de la chancellerie, il portait un uniforme râpé, d’affreuses bottes laissant passer le gros orteil, un pantalon graisseux, taché aux genoux d’encre et de tabac, mais son visage, d’une expression assez sombre, n’offrait point cette irritation bilieuse qui, chez presque toutes les personnes de son entourage, trahissait l’incessante activité d’une pensée mesquine. Évidemment le teneur de livres occupait son esprit d’objets plus élevés et plus nobles que ses subordonnés. Nonobstant cette sorte de supériorité, son extérieur ne prévenait guère l’autorité en sa faveur. Tout nouveau gouverneur, à sa première visite au Comité, prenait de cet homme l’idée la plus désavantageuse, peut-être parce qu’au lieu d’afficher comme les autres une joie hypocrite à l’apparition du haut fonctionnaire, Iosaf gardait devant son bureau l’attitude d’un ours qui s’apprête à affronter l’épieu du chasseur.

— Votre teneur de livres a vraiment l’air d’une brute, disait d’ordinaire le gouverneur au membre du Comité qui lui faisait les honneurs de l’établissement.

— Pour le service, Excellence, il est fort utile, répondait l’interpellé : nous nous occupons aussi d’affaires d’argent, et le prédécesseur de Votre Excellence l’a toujours considéré comme un homme absolument sûr.

— Hum !... faisait le gouverneur, et le teneur de livres était maintenu en place grâce seulement à la confiance qu’il avait su inspirer. Chaque jour, depuis huit heures du matin jusqu’à deux heures de relevée, Férapontoff restait assis devant son petit bureau, tantôt examinant avec une grande attention le gros livre ouvert devant lui, tantôt lisant certains papiers, tantôt enfin dirigeant un long et triste regard vers la fenêtre d’où l’on apercevait un clocher, quelques toits de maisons et quelques lambeaux du ciel. À quoi songeait pendant ce temps le teneur de livres — il aurait été difficile de le dire, mais, selon toute apparence, son esprit dépassait l’étroit horizon que lui montrait la fenêtre de la chancellerie, et les chiffres du livre placé sous ses yeux n’étaient pas non plus un aliment suffisant pour sa pensée.

Habituellement, le public commençait à arriver à partir de onze heures. D’abord se présentaient les marchands qui avaient des dépôts à effectuer. Parfois l’un d’eux entrait d’un pas rapide, respirait péniblement et, promenant autour de lui des regards effarés, s’adressait d’emblée au teneur de livres.

— Est-ce que le membre perpétuel est ici ?

— Il est chez le gouverneur, répondait Férapontoff.

— Quel guignon ! reprenait le marchand, en faisant claquer sa langue et en se grattant la nuque : j’aurais voulu déposer un peu d’argent... Me voilà obligé d’attendre, et c’est bien ennuyeux quand on a des affaires...

— Donnez ! disait laconiquement Iosaf et, sans une ombre d’hésitation, le marchand tirait de sa poche cinq, six, dix mille roubles qu’il remettait au teneur de livres : il était sûr de recevoir le lendemain un billet d’une valeur égale à la somme versée.

Tous les propriétaires à qui le Comité avait prêté des fonds sur leurs biens connaissaient Iosaf et s’adressaient directement à lui. Plusieurs d’entre eux ne l’abordaient même qu’avec une certaine crainte.

— Asaf Asafitch ? Eh, Asaf Asafitch ? disaient-ils en s’approchant de son bureau d’un air quelque peu intimidé. (Le teneur de livres n’aimait pas à répondre au premier appel.) Est-ce que mon bien est désigné pour être mis en vente ? achevait d’une voix plaintive le visiteur.

Férapontoff jetait les yeux sur l’homme qui lui parlait : presque jamais il n’avait besoin de lui demander son nom.

— Le bien des Zakharoff ? interrogeait-il en ouvrant un gros livre.

— Oui, répondait timidement le visiteur.

— Il doit être vendu le 17 avril.

À ces mots, le visiteur demeurait atterré.

— Ah, mon Dieu ! que faire ? disait-il, prêt à pleurer.

Parfois, après quelques moments de silence, le teneur de livres ouvrait de nouveau son in-folio, l’examinait attentivement, et reprenait :

— Renouvelez votre engagement, vous le pouvez.

— Je le peux ? demandait le propriétaire dont le visage se rassérénait.

— Oui. Est-ce que vous ne le saviez pas ? disait d’un ton légèrement caustique Iosaf Iosafitch.

Le visiteur se retirait tout content et peu s’en fallait qu’il ne sautât de joie.

— Va-t’en danser devant le coffre du vestibule ! observait, en le voyant s’éloigner, le chef du premier bureau qui était le loustic de la chancellerie. Là-dessus, les jeunes scribes s’esclaffaient de rire, les autres souriaient et hochaient la tête. Seul Iosaf fronçait le sourcil en pareil cas. Généralement il s’abstenait de toute conversation oiseuse avec les employés et se montrait sévère à leur égard ; ses bêtes noires étaient surtout les jeunes gentilshommes qui, après avoir fait des études incomplètes, entraient au service pour y apporter des habitudes de paresse. Presque toujours, à la fin du mois, on le voyait arriver brusquement dans la salle du conseil et regarder d’un air sombre par la fenêtre.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Que regardez-vous ? lui demandait le membre perpétuel.

— Rien, répondait Iosaf ; puis, après un court silence, il ajoutait : Il faudrait renvoyer Pétroff.

— Pourquoi ? demandait le membre perpétuel quelque peu inquiet.

Tout le monde savait que Pétroff était le protégé du gouverneur.

— Parce qu’il a raccommodé un fusil, répondait Férapontoff.

— Ah, vraiment ! reprenait d’un ton d’étonnement le membre perpétuel, et il sonnait.

— Appelez Pétroff ! ordonnait-il.

Entrait un tout jeune homme porteur de fines moustaches cavalièrement retroussées, une cravate légère était nouée autour de son cou démesurément long, et il avait aux pieds des souliers de prunelle, tandis que les autres employés étaient chaussés de bottes.

— Vous vous amusez à raccommoder des fusils ? lui demandait le membre perpétuel.

Pétroff rougissait jusqu’aux oreilles.

— De grâce, Michel Pétrovitch.... c’est un fusil qu’un de mes camarades m’avait prêté.... pardonnez-moi !.... répondait-il avec embarras.

— On vous l’a prêté !... répliquait le teneur de livres : toute la journée vous soufflez dans le canon et vous dévissez la platine.... Il faut choisir entre la chasse aux canards et le service.

— Je sers de mon mieux ! disait Pétroff en s’adressant plutôt au membre perpétuel.

— Si vous serviez de votre mieux, les choses se passeraient autrement, ripostait Férapontoff. Votre mère est venue me trouver en pleurant, elle s’est presque jetée à mes pieds : vous avez joué et perdu la dernière pelisse de votre feu père !... Voilà encore un gentilhomme ! C’est une vraie peste que ces gens-là.... ils ne sont bons qu’à gâter et à débaucher les autres.

— Maman peut dire tout ce qu’elle veut, répondait le jeune homme en baissant hypocritement les yeux.

— Tout le monde tient le même langage sur votre compte ! reprenait Iosaf avec colère, et il quittait la salle du conseil.

Cette sévérité et surtout, je crois, son genre de vie lui avaient fait donner par ses subordonnés le surnom de Père Iosaf.

Mais, en réalité, l’opinion qu’on avait de lui était-elle justifiée ? Non, mille fois non !!

 

II

Bien que cela date de loin, j’en ai conservé un souvenir très net : c’était par une humide et désagréable journée de septembre, je vois encore la longue salle froide et nue, avec son plafond d’où nous contemplaient toutes les divinités de l’Olympe. Au milieu de cette pièce se trouvait une immense table recouverte d’un drap rouge. Deux des murs étaient garnis de vitrines remplies de livres et surmontées de bustes représentant les sages de la Grèce. Vainement je m’efforçais de déchiffrer les titres de quelques ouvrages, je n’y comprenais rien. C’étaient des mots comme « herméneutique », « exégétique », etc... Dieu sait ce que cela voulait dire. Nous étions rangés contre le troisième mur auquel était appendu un portrait en pied de l’empereur ceint de la couronne et revêtu de la pourpre ; nous nous trouvions là trente petits garçons en uniformes neufs, le cœur serré à la pensée de l’avenir qui nous attendait. Le long du quatrième mur, près des fenêtres, nos parents étaient assis sur des fauteuils. La maman de Sokalsky, grosse dame mise fort élégamment, se prélassait sur son siège en jouant avec son lorgnon ; toute sa manière d’être montrait qu’elle croyait faire un immense honneur à l’endroit où, mue par un sentiment d’amour maternel, elle daignait venir passer une demi-heure. Le papa d’Arnaoutoff, propriétaire borgne, confiait son fils au gymnase comme il aurait donné à moudre un sac de seigle. Les enfants du vice-gouverneur, deux frères, étaient venus avec leur précepteur, un Français efflanqué qui, voulant sans doute préserver ses élèves du contact des plébéiens, les tenait à quelque distance de notre groupe ; quant, à lui, il s’était assis près d’une croisée et faisait des effets de jambe. Je l’observais curieusement, et ne pouvais m’empêcher de comparer son pantalon collant d’une nuance cendrée, soit avec celui du professeur de mathématiques qui était fortement tendu sur les genoux, soit avec les grosses jambes boudinées du professeur d’allemand. J’arrivai à cette conclusion, que seule la nation française était digne de porter des pantalons collants, tandis que le reste de l’humanité devait décidément adopter le pantalon large. Les deux fils du colonel de la gendarmerie avaient été amenés par un des subordonnés de leur père ; ce gendarme se trouvait dans la salle au milieu des parents, et semblait y être fort à son aise ; malheureusement son nez, plus accoutumé au grand air qu’à la température des appartements chauffés, était tellement attendri par l’atmosphère de la salle que le brave homme se voyait constamment obligé de l’essuyer avec sa mitaine blanche. À côté du gendarme avait pris place le secrétaire de la chambre civile ; ce dernier, venu avec son fils, enfant perdu d’écrouelles, s’entretenait familièrement d’affaires de ménage avec le militaire.

— C’est toi qui es préposé à la garde des enfants ? demanda-t-il.

— Non, Votre Noblesse ; moi, je sers à la cuisine ; j’aide les cuisiniers, répondit le gendarme.

— Oui, oui... et la colonelle, a-t-elle déjà fait ses couches ?

— Non, Votre Noblesse ; elle attend encore.... ce que Dieu lui donnera.

— Oui, oui ! répéta le secrétaire, et il se mit à jouer avec une tabatière en argent qui était probablement le prix de quelque infidélité faite à Thémis.

Parmi tous ces personnages, celui qui attirait le plus mon attention enfantine, était un malheureux petit employé portant un uniforme râpé, un mauvais pantalon et des bottes trouées. Ce pauvre diable se démenait sans cesse comme si on l’avait saupoudré de poivre. Tantôt il s’asseyait sur le bord d’une chaise, tantôt il se levait soudain, courait vers le secrétaire, le saluait et lui racontait quelque chose ; l’autre répondait d’un ton protecteur, où perçait un mépris peu dissimulé. Non content d’avoir abordé le secrétaire, l’employé voulut aussi entrer en conversation avec madame Sokalsky, mais il ne put obtenir d’elle une seule parole. Quittant les parents, il se dirigea vers notre groupe et nous remarquâmes alors qu’il puait l’eau-de-vie.

L’étrange personnage s’approcha d’un garçon de seize ans qui portait aussi un uniforme, mais quel uniforme ! Passe encore si le drap n’eût été que grossier, malheureusement il était, avec cela, de deux couleurs : le buste était bleu foncé et les manches bleu clair. En parlant au propriétaire de ce singulier habit, l’employé avait une mine très sévère : il lui adressait probablement quelque semonce. De son côté, le jeune garçon regardait non moins sévèrement son interlocuteur et s’enfermait dans un silence obstiné. Entra le directeur, homme aux cheveux noirs et aux sourcils extraordinairement épais ; après lui se montra un individu voûté qui promenait partout des regards de hyène — c’était l’inspecteur.

Par un mouvement instinctif, chacun de nous mit la main sur la couture de son pantalon. Les parents se levèrent à demi. Le gendarme, qui essuyait son nez sur sa manche, s’arrêta net. Le petit employé fit aux autorités du gymnase le salut le plus obséquieux. Le directeur commença à lire la liste des nouveaux élèves : « Paul Aksanoff ? » « Présent ! » glapit un jeune blondin. « Gabriel Biélaïeff ? » « Présent ! » fit d’une voix non moins aiguë un enfant aux cheveux noirs. « Michel Gavrenko ? » « Présent ! » répondit un autre petit brun doué d’un organe plus grêle encore. Bref, on n’entendait guère que des soprani. Mais tout à coup le directeur appela : « Iosaf Férapontoff ? » et à ce nom répondit « Présent ! » une voix de basse qui semblait celle d’un homme. Involontairement nous nous retournâmes tous. Celui qui venait de parler n’était autre que le jeune garçon aux manches bleu de ciel. Le directeur lui-même parut surpris.

— M. Férapontoff ? répéta-t-il.

— C’est moi ! répondit de la même voix masculine l’interpellé.

— Venez ici.

Férapontoff obéit.

En même temps le petit employé s’approchait aussi du directeur.

La stupeur se manifestait sur le visage du vénérable pédagogue. Haussant les épaules et rejetant sa tête en arrière, il s’écria :

— Qu’est-ce que cela ? Qu’est-ce que cela ? Où sommes-nous ? Est-ce, par hasard, dans les déserts de l’Éthiopie ? Quelles manches avez-vous là ? Êtes-vous un gymnasiste ou un arlequin ?

À ces mots, le petit collégien devint pourpre. Évidemment il se sentait atteint à l’endroit le plus douloureux. Le petit employé répondit pour lui :

— Que voulez-vous, batuchka ? je ne suis pas riche. Ne vous fâchez pas, mon bienfaiteur : je n’ai pas le moyen de l’habiller mieux, dit-il, et, brusquement, il se jeta aux pieds du directeur.

Je vis l’enfant frissonner. Le directeur fut, lui aussi, indigné d’un tel abaissement.

— Levez-vous, je ne suis ni votre dieu, ni votre tzar, fit-il d’un ton de reproche, puis, s’adressant au jeune garçon, il ajouta : Quel âge avez-vous ?

— Seize ans, répondit l’adolescent. Pendant quelque temps, le directeur le dévisagea de la façon la plus insolente.

— Hum !... Avoir seize ans et n’être que dans la première classe ! remarqua-t-il avec mépris. Quel besoin, en ce cas, aviez-vous de venir chez nous gâter par votre présence l’ensemble du troupeau ?

— Je le lui ai fait observer, mon bienfaiteur, mais il est si entêté ! répondit pour son fils le petit employé-en s’inclinant presque jusqu’à terre devant le directeur. Il ferait mieux d’entrer au service et d’aider un peu son père, mais que puis-je faire ? je n’ai pas de fortune, pardon !

— Allez à votre place ! dit le directeur à l’enfant.

Celui-ci revint se joindre à notre groupe. Quelques efforts qu’il fit pour ne pas pleurer, des larmes involontaires coulaient sur ses joues.

On nous congédia et, pendant que nous reprenions nos manteaux dans l’antichambre, j’étais fort curieux de voir celui que mettrait Férapontoff, mais il sortit n’ayant sur lui que son méchant uniforme. « Ainsi, pensai-je, voilà pourquoi ses vêtements sentaient si fort l’humidité. Il aura été trempé par la pluie en se rendant au gymnase. » L’employé endossa une souquenille qui ressemblait à un sac de pénitent et se mit en devoir d’accompagner le jeune garçon. Chemin faisant, il lui adressait des remontrances. Férapontoff marchait la tête basse.

Nous sûmes bientôt que le vilain petit employé était un ancien archiviste du Consistoire, chassé du service pour ses habitudes d’ivrognerie et de débauche ; Férapontoff, le bigarré (c’est le surnom que reçut tout d’abord le nouvel élève), était le fils de cet homme. Ils habitaient dans un faubourg, à quatre verstes du gymnase, une petite maisonnette en ruines et l’enfant, disait-on, faisait la cuisine chez son père. Chaque matin, il venait en classe ruisselant de sueur, quoiqu’il continuât à n’avoir sur le corps que son mauvais uniforme. À partir de novembre seulement on le vit porter en guise de pardessus un sarrau de nankin avec un collet en peau de chien. D’ordinaire il arrivait avec son dîner, et j’étais toujours fort désireux de savoir quels comestibles il apportait soigneusement enveloppés dans un morceau de papier à sucre. Par exemple, nous connaissions tous très bien le menu du repas que les enfants du colonel de la gendarmerie recevaient de la maison paternelle : le gendarme déjà mentionné leur apportait toujours une côtelette et un morceau de poule rôtie ; l’odeur savoureuse de ces mets, s’échappant d’une terrine d’étain, irritait puissamment nos narines. Mais de quoi se nourrissait Iosaf et où il mangeait, c’est ce que tout le monde ignorait.

Un jour, nous nous trouvions à la classe de mathématiques. Le professeur, homme atrabilaire et morose, était plongé dans une profonde rêverie. Il ne nous accablait pas de besogne, mais il exigeait surtout le silence et l’ordre dans la classe. Nous étions tous immobiles comme des mouches gelées. Soudain se leva Aksanoff, un affreux gamin qui avait des sourcils et des cils blancs.

— Nikita Grigoritch, commença-t-il de sa voix glapissante, permettez-moi de changer de place. Il n’y a pas moyen de rester à côté de Férapontoff : il a mangé de l’oignon.

Le professeur, n’ayant pas bien entendu, le regarda d’un air sombre.

— Il empoisonne l’oignon, je ne puis rester à côté de lui, expliqua Aksanoff.

Le mathématicien finit par comprendre la réclamation qu’on lui adressait.

— Férapontoff, venez ici ! dit-il.

Iosaf tout rouge s’approcha.

— Faites-moi sentir votre haleine.

Iosaf obéit.

— Pouah ! fit le professeur en détournant aussitôt la tête. Et vous n’êtes pas honteux ?... Est-ce que de pareilles saletés ne devraient pas répugner à un enfant noble ?

Férapontoff ne répondit pas.

— Allez vous mettre à genoux.

Sans lever les yeux, Férapontoff déféra à cet ordre et le professeur retomba dans sa rêverie.

Quand le coup de la sonnette se fut fait entendre, Iosaf se leva et regagna sa place, mais il n’en avait pas fini avec Aksanoff.

— Mangeur d’oignons, mangeur d’oignons ! ne cessait de dire ce dernier en se trémoussant devant lui.

— Laisse-moi tranquille ! répéta à plusieurs reprises Iosaf avec la placidité d’un gros chien qui subit l’assaut d’un petit roquet.

Aksanoff continua de plus belle.

— Mangeur d’oignons, mangeur d’oignons ! Tu as des plumes de plusieurs couleurs, mangeur d’oignons !... ricana-t-il et il tira Férapontoff par sa manche bleu de ciel.

Cette fois, la mesure était comble. Je vis soudain flamboyer le visage de Iosaf, et au même instant retentit le plus formidable soufflet que j’aie jamais entendu résonner à mes oreilles. Il me sembla qu’en ce moment le sentiment qui animait Férapontoff était moins la colère contre un ennemi que la haine et le dégoût d’un misérable petit drôle. Aksanoff vola par dessus le banc. Le sang lui sortait par la bouche et par le nez. Jetant les hauts cris, il courut se plaindre à l’inspecteur qui fit mettre Férapontoff à genoux pendant toute une semaine. Iosaf subit cette punition sans chercher à se justifier, sans demander pardon.

Cependant il apprenait mieux qu’aucun de nous : d’ordinaire, c’était avec embarras et d’une voix hésitante qu’il commençait à réciter ses leçons, mais il les savait toujours, si bien qu’à la fin de l’année son application et surtout, je pense, son âge lui valurent d’être nommé major de la classe. Je crois le voir encore surveillant du haut de la chaire notre conduite, je crois l’entendre répétant de loin en loin : « Je vous en prie, cessez, on va venir ! » Jamais il n’inscrivait personne sur le livre noir ; seulement, si quelque polisson taisait trop de sottises, Iosaf s’approchait de lui, le saisissait par les cheveux et, les tirant à lui faire venir le sang aux yeux, il forçait ainsi l’élève insubordonné à se rasseoir ; après quoi, le major remontait dans la chaire et s’abandonnait à des pensées connues de lui seul.

Quand nous fûmes dans la troisième classe, on nous apprit à marcher au pas et à crier tous ensemble : « hourrah ! » et « vivat ! » Cela plaisait on ne peut plus à l’inspecteur, personnage issu probablement d’une famille ecclésiastique. Non content d’assister à nos exercices, il voulut jouer lui-même un rôle dans ces comédies militaires et, à cette fin, il se rendit un jour auprès de nous pendant l’entre-classe.

— Attendez, enfants, dit-il en prenant un air malicieux, je vais m’avancer vers vous comme si j’étais un général et vous m’accueillerez par un « hourrah ! » unanime.

Là-dessus, l’inspecteur se retira.

« Il ne faut pas se lever, il ne faut pas lui répondre ! » décida-t-on d’un commun accord. Iosaf se grattait la tête sans rien dire.

Sur ces entrefaites, deux appariteurs ouvrirent solennellement la porte et l’inspecteur entra en grand uniforme, l’épée au côté, le chapeau claque sur la tête ; un sourire bête illuminait son visage.

— Bonjour, enfants ! fit-il du ton le plus débonnaire.

Personne ne proféra un mot.

L’inspecteur blêmit.

— Bonjour, vous dit-on, brutes ! répéta-t-il.

Même silence.

— Ah, c’est un complot ! put-il seulement articuler, et il sortit.

Bientôt une rumeur sinistre courut tout le gymnase : un complot, une révolte avait eu lieu dans la troisième classe. Peu après se répandit un autre bruit : « Une enquête sera faite demain », disait-on. Effectivement, le lendemain nous fûmes appelés dans la salle placée sous la surveillance des divinités de l’Olympe.

En traversant l’antichambre, nous aperçûmes les trois appariteurs ; ils avaient revêtu leurs uniformes neufs, et leurs moustaches étaient soigneusement cirées. À côté d’eux on remarquait le banc qui servait aux flagellations, et dans un coin il y avait une quantité de verges suffisante pour fustiger jusqu’à la mort toute une compagnie de soldats. Nous ne pûmes nous défendre d’un serrement de cœur. Lorsque nous entrâmes dans la salle, le directeur, l’inspecteur et tout le personnel enseignant s’y trouvaient déjà réunis. Leurs physionomies sévères ne présageaient rien de bon. On nous plaça sur trois rangs.

Le directeur, fronçant ses épais sourcils, commença d’un ton plein de menaces :

— Ce que vous avez fait dépasse toute mesure, défie toute description !... Ce n’est pas une simple gaminerie qu’on peut pardonner. Il y a ici coalition... complot !... C est un acte contre le gouvernement, un attentat contre le tzar. Vous serez tous envoyés dans un régiment. Ne comptez pas qu’on aura égard à votre jeune âge ou à votre qualité de gentilshommes. Nous vous ferons porter le mousquet à tous !

Après avoir prononcé ces derniers mots, il s’arrêta durant quelques instants pour juger de l’effet qu’avait produit son discours. Nous ne comprenions décidément pas comment nous nous étions rendus coupables envers le gouvernement et envers le tzar, mais nous pensâmes qu’une mine fort sombre était de rigueur dans la circonstance.

— Seulement, continua le directeur, un devoir sacré que nous avons juré de remplir en prenant à témoin de notre promesse la croix et l’évangile... (à ces mots il montra l’obraz[1]), le devoir de corriger votre moralité et non de vous perdre nous incline à penser que la plupart d’entre vous ont été entraînés à ce crime sans propos délibéré, en conséquence nous ne voulons punir que les meneurs. Veuillez nous les signaler.

Quelques minutes s’écoulèrent, personne ne prit la parole.

Le directeur eut une inspiration.

— M. Férapontoff, approchez ! dit-il.

Férapontoff sortit des rangs.

— Comme major de la classe, vous devez répondre le premier.

Iosaf commença par le regarder en face ; puis il détourna ses yeux dans la direction du poêle, les baissa et ne proféra pas un mot.

— Je vous interroge : quels sont les instigateurs de la révolte ? insista le directeur.

— Je ne sais pas, dit enfin Férapontoff.

— Ah ! vous ne savez pas ! les verges ! reprit le directeur en s’efforçant de conserver un ton calme.

Iosaf pâlit légèrement, mais se tut.

— Les verges ! répéta le directeur d’une voix déjà plus menaçante.

Le professeur de calligraphie et de dessin se hâta d’aller chercher les appariteurs. Ceux-ci entrèrent avec le banc et les verges.

— Je vous le demande pour la dernière fois : quels sont les instigateurs ? Veuillez ou répondre ou vous déshabiller.

Férapontoff ne fit ni l’un, ni l’autre.

— Déshabillez-vous ! finit par crier le directeur en frappant sur la table.

— Non, je ne me laisserai pas fouetter, dit brusquement Iosaf.

Tous, nous ne pûmes nous empêcher de tressaillir. Le directeur se renversa sur le dossier de son fauteuil. L’inspecteur écarta les bras en signe d’étonnement. Le professeur de religion leva les yeux au ciel et soupira.

— Déshabillez-le ! ordonna le directeur d’une voix sifflante.

Deux appariteurs s’approchèrent de l’élève récalcitrant.

— Allons, Votre Noblesse, souffrez qu’on vous déshabille ! dit l’un d’eux ; mais, au moment où il allait mettre la main sur la redingote de Férapontoff, celui-ci lui envoya un coup de poing dans la figure, l’autre cuistre reçut en pleine poitrine une poussée qui faillit le jeter à terre ; en même temps, Iosaf sautait par dessus le banc et s’enfuyait. Les deux appariteurs restés jusqu’alors étrangers à cette scène s’élancèrent à sa poursuite. Nous les entendîmes courir dans le corridor.

Administration et personnel enseignant, tout le monde était debout. Pendant quelque temps, le directeur et l’inspecteur demeurèrent comme deux statues en face l’un de l’autre : leur colère et leur stupéfaction étaient telles qu’ils ne pouvaient articuler une parole. Les plus intelligents des professeurs riaient sous cape. Un quart d’heure, au moins, s’écoula dans une attente sombre et pénible. À la fin, les deux appariteurs revinrent essoufflés et rapportèrent qu’après avoir franchi successivement trois clôtures, Férapontoff avait disparu dans un péréoulok.

— Ah ! bien ! fit le directeur redevenu maître de lui-même. Bien ! répéta-t-il et l’enquête reprit son cours : Akhtouroff dénonça Vistouloff et Péklis ; Vistouloff nomma, comme étant les instigateurs de la révolte, Kantyreff et Jiloff ; Jiloff chargea Péklis ; en un mot, tous canèrent et tous furent fouettés. L’énorme provision de verges trouva largement son emploi. Nous revînmes chez nous clopin clopant et le cœur profondément ulcéré. Le lendemain, quand on nous manda de nouveau à la salle, nous nous jurâmes tous d’imiter l’exemple du brave Férapontoff. Mais là nous attendait un spectacle tout autre. Le directeur, l’inspecteur et les professeurs étaient assis à la même place que la veille ; un peu à l’écart, Iosaf, pieds et poings liés, était tenu entre les mains de trois appariteurs. Son père, dans une tenue plus délabrée que jamais, était là aussi et prodiguait les révérences au directeur.

— Batuchka, mon bienfaiteur, je ne demande qu’une chose : châtiez-le comme il faut, ce drôle ! Comme il faut !

— Vous allez voir que ce monsieur sera puni d’une façon exemplaire, nous dit laconiquement le directeur, et de la main il fit un signe aux appariteurs. Cette fois, toute résistance était impossible : en un clin d’œil, Iosaf fut déshabillé. Nous remarquâmes alors combien son linge laissait à désirer : il n’avait sur le corps qu’une chemise d’indienne déteinte et toute en loques. La punition fut, en effet, exemplaire. Jamais ce révoltant spectacle ne s’effacera de ma mémoire. On coucha le pauvre garçon sur le banc et on l’y attacha par les pieds, la tête et les mains avec des cordes très solides, puis deux robustes appariteurs se mirent à le fustiger. Le directeur était debout, les cheveux ébouriffés, la fureur peinte sur le visage.

— Nommez les meneurs et demandez pardon, vous dit-on ! répétait-il de temps à autre, d’une voix que la colère étranglait, mais, ne recevant pas de réponse, il faisait un signe et les bourreaux poursuivaient leur office.

Le père de Iosaf se joignait au directeur : « Fouettez-le bien, ne le ménagez pas ! » ne cessait-il de dire. Parfois il s’approchait vivement des appariteurs, leur arrachait les verges des mains, et fustigeait lui-même son fils de la façon la plus cruelle. Ce supplice dura environ une demi-heure. Des ruisseaux de sang coulaient sur le parquet. Fou de douleur, Iosaf mordit tout un coin du banc, mais il ne dit pas un mot, ne fit pas entendre un seul gémissement.

— Laissez cette brute, ordonna enfin le directeur. Le vieux Férapontoff se jeta à ses pieds et commença à le supplier : « Batuchka, ne nous perdez pas, mon père, mon bienfaiteur, ne faites pas notre malheur éternel ! » et quand le directeur sortit de la salle, il le suivit en se traînant sur ses genoux.

On emporta Iosaf, toujours lié sur le banc, et on nous renvoya chez nous. Il fut trois semaines sans revenir en classe. Nous apprîmes qu’il était malade et alité à l’infirmerie du gymnase. Quand il reparut au milieu de nous, tout le monde remarqua sa pâleur et son air défait. Il parla à peine de ce qui lui était arrivé, quoiqu’il fût décidément le héros de la journée.

Non-seulement nous autres, petits, le considérions avec une sorte de vénération, mais les « grands », les élèves de sixième et de septième, eux-mêmes, venaient nous dire : « Montrez-nous donc Férapontoff », et nous nous empressions de satisfaire leur curiosité. Je décidai que, coûte que coûte, je me lierais avec lui. Mais comment faire ? Le seul ami de Iosaf était un gymnasiste de la cinquième classe, Moutchénikoff, qui habitait, comme lui, de l’autre côté de la rivière. Ce garçon, véritable cancre, avait ceci de particulier qu’il mettait toujours des pantalons très larges, portait les cheveux coupés en rond, et se piquait avec une épingle derrière le cou, pour le faire gonfler, — le tout à seule fin de ressembler à un cosaque et non à un gymnasiste. Pendant les entre-classes, on les voyait constamment ensemble. Ils se promenaient dans le corridor et causaient avec une animation extrême. Plusieurs fois, j’essayai d’entendre ce qu’ils se disaient. Tantôt, ils s’entretenaient des endroits où l’on trouvait le plus de champignons ; tantôt, ils traitaient entre eux des opérations commerciales, et, dans ce cas, l’acheteur soldait toujours avec quelques pièces de menue monnaie. Je reconnus plus tard que tous deux étaient des oiseleurs.

— C’est le chènevis que les oiseaux aiment le plus, disait Moutchénikoff.

— Oh, non ! Rien ne leur plaît autant que le gruau d’avoine, répliquait Iosaf de sa voix de basse.

— Cela est vrai pour le serin, reprenait Moutchénikoff.

— Pas seulement pour le serin, mais pour tous les oiseaux, en général. Grâce à Dieu, j’en ai à présent, j’en suis approvisionné.

Ce disant, Iosaf prit dans sa poche une grosse poignée de gruau d’avoine, dont il fit part à Moutchénikoff, et tous deux se mirent à manger cette bouillie.

Un jour que Iosaf était en classe, il sortit pour aller rejoindre Moutchénikoff qui l’appelait par un signe mystérieux. Je me glissai tout doucement derrière les deux amis. Ils traversèrent le corridor en causant à voix basse, et se rendirent dans le cabinet de physique. Là, Moutchénikoff commença par tirer de la poche de son large pantalon une petite boîte percée de trous ; puis il l’ouvrit avec précaution, et il en sortit une souris qui avait un fil autour du cou. Dépliant alors un papier dans lequel était enveloppée une petite guimbarde, Moutchénikoff tira de cet instrument quelques sons légers : la souris se dressa sur ses pattes de derrière et ébaucha un semblant de danse. Férapontoff paraissait ne pouvoir se rassasier de ce spectacle. Je fus un peu surpris en voyant à quoi s’amusaient ces deux grands garçons. Moi-même, quoique je fusse beaucoup plus jeune qu’eux, j’avais, depuis longtemps, renoncé à tous les jeux enfantins qui ne m’inspiraient plus que du mépris...

Quand nous entrâmes en cinquième, la barbe poussait déjà dru sur le visage de Iosaf : il avait coutume de se raser le milieu du menton, laissant, sur les joues, des favoris assez épais qui lui constituaient une physionomie à part entre tous les gymnasistes. Un jour enfin, j’eus la chance de faire route avec lui.

— Férapontoff, entrez donc chez moi, lui dis-je d’une voix presque suppliante.

— Quoi ? Non ! Pourquoi faire ? répondit-il.

— Nous fumerons, nous causerons un peu.

— Je ne fume pas.

— N’importe, vous essayerez ! Je vous en prie, venez passer un instant chez moi.

— Soit ! consentit enfin Iosaf et il entra, mais d’un air fort intimidé. Apercevant dans l’antichambre notre serve Avdotia, il lui fit le salut le plus respectueux et, quand nous fûmes dans ma chambre, il parut ne pouvoir se résoudre à prendre un siège.

— Asseyez-vous, je vous prie, Férapontoff ! dis-je, et je me mis en devoir de lui allumer une pipe.

Iosaf me la rendit après avoir tiré deux bouffées.

— Non, c’est trop amer, je ne saurais pas !

— Tenez, voici comment on fait ! repris-je, et, pour son instruction, je commençai à fumer comme une locomotive.

— Je ne saurais pas, répéta-t-il.

En ce moment il semblait surtout occupé à dissimuler sous le fauteuil ses bottes trouées et fort sales.

— Dites-moi, demandai-je, tandis que je m’étendais négligemment sur le divan, à quoi passez-vous le temps chez vous quand vous êtes revenu du gymnase ?

— Eh bien, j’étudie mes leçons, et puis j’ai toujours quelque chose à faire dans la maison.

— Mais vous aimez à lire ? ajoutai-je sans prévoir aucunement qu’une question si simple allait l’embarrasser.

— Que voulez-vous que je lise ? répliqua naïvement Iosaf.

— Des nouvelles, des romans, comme celui-ci, par exemple, répondis-je, en montrant la Frégate l’Espérance qui se trouvait alors sur ma table et que j’avais dévorée la veille avec une avidité extrême.

— Non, je n’en lis pas.

Sur ces entrefaites, Avdotia nous apporta le thé. Iosaf refusa d’abord d’en prendre.

— Pourquoi donc ? Buvez ! dis-je.

Férapontoff s’exécuta d’un air gêné, il vida rapidement la tasse, puis la rendit à Avdotia en s’inclinant gauchement devant elle.

— Prenez-en encore ! dit la servante avec un sourire.

Iosaf perdit tout à fait contenance.

— Buvez, Férapontoff. Verse !

Cette fois encore il vida précipitamment sa tasse et la rendit à Avdotia avec un nouveau salut.

— Écoutez, Férapontoff, dis-je, bien décidé à ne pas laisser mon nouvel ami s’échapper de mes mains : si vous voulez, nous ferons du latin ensemble. Vous viendrez chez moi après la classe et nous nous mettrons à traduire.

Iosaf réfléchit un instant.

— Volontiers ! répondit-il ensuite, et il prit sa casquette.

Je lui offris un cigare. Il l’accepta, plutôt, je crois, pour me faire plaisir, et sortit.

— Quel drôle de barine ! observa après son départ Avdotia.

— Pourquoi cela ? demandai-je.

— Il n’a pas du tout l’air d’un fils de gentilhomme, on dirait plutôt un laquais, reprit-elle.

— C’est un excellent garçon ! répondis-je à la servante, jugeant inutile de lui donner de plus amples explications.

Le surlendemain, nous nous mîmes, Férapontoff et moi, à faire du latin ensemble. Je m’aperçus bientôt qu’il était beaucoup plus fort que moi sur cette langue. Les connaissances entraient difficilement dans sa tête, mais, une fois qu’elles y avaient pénétré, elles n’en sortaient plus. Tous les mots qu’il connaissait lui revenaient très exactement à la mémoire avec leurs significations diverses ; déclinaisons, conjugaisons, exceptions, il savait tout cela sur le bout du doigt.

Iosaf m’intéressait, du reste, à un autre point de vue très différent. Il y avait un sujet que je brûlais d’aborder avec lui et je profitai, pour le faire, d’une après-midi où on nous avait donné congé. Il était venu me voir et, selon son habitude, restait silencieux et pensif sur sa chaise.

— Avez-vous jamais été amoureux, Férapontoff ? lui demandai-je.

À cette époque j’étais très épris d’une mienne cousine, et je m’étais même coupé une petite mèche de cheveux pour pouvoir la montrer à Férapontoff et lui dire que cette mèche me venait de ma bien-aimée.

— Non, je ne connais pas cela.... je ne m’en occupe pas, répondit-il avec un certain mécontentement, et il se hâta d’ajouter : Nous ferions mieux de travailler.

Nous nous mîmes à notre besogne. Iosaf scanda des vers avec une attention imperturbable, après quoi il en rétablit l’ordre syntactique, chercha le sujet, l’attribut, etc. Quant à sa traduction, il s’appliqua à l’écrire le mieux possible et pour cela il tailla deux fois sa plume ; il écrivait chaque mot tout au long et n’omettait aucun signe grammatical.

« Comment se fait-il qu’un garçon si intelligent ne comprenne pas ce que c’est que l’amour ? » pensais-je en le regardant travailler.

— Vous entrerez sans doute à l’Université, Férapontoff ? lui demandai-je.

— Vous n’y pensez pas ! je suis sans fortune.

— Mais vous n’avez qu’à aller à Moscou et là on vous accordera tout de suite une bourse.

— Non, c’est impossible.... Je suis si peu hardi ! Moi, boursier ! Allons donc ! répondit-il et il soupira.

Peu après, un nouveau malheur lui arriva au gymnase. Son ami Moutchénikoff qui possédait un extérieur assez rébarbatif avait, en outre, des inclinations passablement sanguinaires. Presque chaque fois qu’on fustigeait un condamné sur la place publique, il allait assister à ce spectacle et, les poings campés sur ses hanches, paraissait entendre avec une satisfaction particulière les gémissements du malheureux. Une rixe avait-elle lieu entre les gymnasistes et les ouvriers des fabriques, Moutchénikoff ne manquait jamais d’y prendre part : il revenait souvent du champ de bataille avec de fortes contusions, mais toujours très content. Sa distraction favorite consistait à aller voir tuer les bestiaux à l’abattoir municipal. Parfois même, disait-on, il se faisait donner une hache par un boucher, et de ses propres mains égorgeait les taureaux les plus robustes.

Ces plaisirs lui manquant sans doute depuis trop longtemps, il imagina un nouveau moyen de s’amuser. Il y avait au gymnase un petit teigneux du nom de Krasnopéroff qui, pour pouvoir fainéanter plus à son aise, s’était avisé de se faire passer pour muet : à toutes les questions qu’on lui adressait, il ne répondait que par signes, faisait des grimaces comme quelqu’un qui essaye de parler, mais ne proférait aucun son. Moutchénikoff n’était pas dupe de cette comédie. Un jour que, selon son habitude, il revenait chez lui par le boulevard en compagnie de Iosaf, les deux amis aperçurent, marchant devant eux, ce même petit gymnasiste. Avec sa besace sur l’épaule et son manteau troué, Krasnopéroff aurait fait pitié à tout autre que Moutchénikoff, mais ce dernier n’avait pas le cœur sensible.

— Nous allons le mettre à l’épreuve ! dit-il tout à coup à Iosaf avec un malicieux clignement d’yeux.

— Non, à quoi bon ? répondit d’abord Férapontoff.

— Si, nous verrons s’il est réellement muet.

Iosaf se contenta de sourire. Moutchénikoff courut après Krasnopéroff et se mit à l’appeler :

— Viens donc ici, viens, je te donnerai du pain d’épices !

L’enfant s’approcha non sans une certaine défiance. Moutchénikoff le saisit au collet et l’appuya sur son genou, puis, ayant dit à Iosaf d’arracher des orties qui poussaient en cet endroit, il en fourra plusieurs poignées sous les aisselles, dans le pantalon et dans les chaussures du pauvre muet, après quoi il commença à le chatouiller. Sentant par tout son corps de cruelles démangeaisons, Krasnopéroff frétillait comme une anguille. D’abord, il se borna à remplir le boulevard de ses cris ; finalement, vaincu par la douleur, il oublia totalement son rôle et éclata en injures contre son bourreau.

— Ah, coquin, tu n’es donc pas muet puisque tu parles ! dit Moutchénikoff et, quand il eut encore administré quelques claques à sa victime, il la laissa aller. Krasnopéroff, qui venait de recouvrer subitement la parole, courut tout raconter à son père. Celui-ci alla se plaindre au directeur. Moutchénikoff fut immédiatement expulsé du gymnase. Quant à Iosaf, comme il était le meilleur élève de sa classe, on ne le renvoya pas, mais il perdit son titre de major et fut inscrit au tableau noir.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? lui demandai-je un jour.

Férapontoff rougit.

— Le diable sait pourquoi ! répondit-il, puis, après un silence, il ajouta en portant la main à sa tête : Je crois, du reste, que j’ai la bosse de la cruauté. Je serais capable de me tuer et d’en tuer d’autres.

En considérant sa taille un peu voûtée et ses larges épaules, je fus tenté de penser que ces mots n’étaient peut-être pas dans sa bouche une simple phrase.

La fréquence croissante de nos rapports ne rendit pas Férapontoff plus expansif avec moi. Quoiqu’il vînt me voir assez souvent, il continuait à ne pas répondre ou à répondre en termes très laconiques aux questions dont je l’accablais. Un jour seulement, comme la conversation était tombée par hasard sur la pêche, il se montra moins taciturne que de coutume.

— On choisit une nuit calme et silencieuse, commença-t-il avec une satisfaction marquée, la surface de l’eau est immobile et unie comme un miroir.... on allume de la résine à l’avant du bateau.... cela fait une grande flamme qui éclaire jusqu’au fond de l’eau.... on peut apercevoir tous les petits cailloux que renferme le lit de la rivière.... le poisson est là endormi..... vous le frappez avec une gaffe.... il s’agite..... son sang jaillit et teint l’eau en rose....

— Vous devriez, Férapontoff, aller passer vos vacances quelque part à la campagne, interrompis-je.

Pour provoquer ses confidences, j’avais feint d’être, moi aussi, un amateur de la pêche.

— À quoi bon ? Moutchénikoff et moi, nous nous trouvons aussi bien ici qu’à la campagne. Pendant les vacances nous ne

sommes presque jamais chez nous.... Une fois, j’ai passé avec lui toute une semaine sur le mont Afonkoff, ajouta-t-il en souriant.

— Qu’est-ce que vous faisiez là ?

— Nous ne faisions rien... nous cherchions des baies sauvages et nous les mangions avec du lait que nous allions acheter. Il y a là de fort beaux points de vue ; l’œil embrasse un horizon de soixante verstes. La ville vous apparaît comme si vous l’aviez sur votre main, et vous apercevez encore une vingtaine de villages.

— Mais comment prenez-vous les oiseaux ? demandai-je.

— Ce n’est pas difficile quand on a du goût pour cela, répondit évasivement Iosaf.

J’avais eu précédemment l’imprudence de me moquer de son goût pour l’oisellerie, aussi refusait-il toujours de s’expliquer sur ce sujet.

Une autre fois, — nous étions alors en septième, — Iosaf arriva chez moi le soir à dix heures passées. Jamais il ne venait me voir si tard. La désolation était peinte sur son visage.

— Voulez-vous me permettre de coucher chez vous ? me demanda-t-il timidement dès qu’il fut entré.

— Avec plaisir. Mais qu’avez-vous, Férapontoff ? Vous êtes tout défait.

Cette question resta d’abord sans réponse, je revins à la charge.

— Eh bien, oui !... j’ai eu une scène avec mon père... il est rentré ivre, s’est fâché contre moi, et, prenant une hache, a brisé ma harpe... c’était mon seul amusement pendant l’hiver.

— Comment ? Vous jouiez de la harpe ?

— Un peu.

— Qui est-ce qui vous a appris ?

— J’ai commencé tout seul, ensuite un diacre de la Transfiguration m’a donné quelques leçons... Seigneur, il y a des gens bien heureux dans le monde ! poursuivit-il avec un sourire amer : le père de Péklis lui a acheté un violon neuf et lui fait apprendre cet instrument ; moi, mon excellent père n’est occupé qu’à me faire de la peine... Au lieu de mettre ma harpe en morceaux, que ne m’a-t-il tué comme il en avait envie ? j’aurais mieux aimé cela ! Vraiment, c’est à perdre patience !

Des larmes roulaient dans les yeux de Iosaf. Jamais auparavant il ne s’était plaint de son père et, en général, il évitait d’en parler. J’essayai de le consoler en lui disant qu’il ferait mieux de s’adonner à un autre instrument, la harpe étant aujourd’hui tout à fait démodée.

— Que voulez-vous ? je n’avais que celui-là et j’étais encore bien heureux de l’avoir. Cette harpe me venait de mon grand-père défunt. J’en avais soin comme de la prunelle de mes yeux. Et maintenant qu’en reste-t-il ? Des morceaux de bois bons à brûler !

Iosaf ne dormit pas de la nuit, et le lendemain il partit de très bonne heure. Peut-être se mit-il à la recherche de quelqu’un qui pût lui raccommoder sa harpe.

« Quel original ! » pensai-je, ne comprenant pas bien à cette époque que, malgré sa haute taille et ses favoris, mon ami était encore un véritable enfant et, qui est plus, un pur idéaliste.

 

III

Six mois après sa sortie du gymnase, Férapontoff, à ce que j’appris, entra au lycée Démidoff. Pour cela il fit à pied la route de Iaroslavl. Là, on remarqua bientôt sa voix de basse, et il fut admis parmi les chantres de la cathédrale, ce qui mit un intérêt très vif dans sa vie. Mon Dieu, avec quelle impatience il attendait d’ordinaire les vêpres qui précèdent les grandes fêtes ! Au moment de l’office, il allait prendre sa place dans le fond du chœur. Peu à peu, l’église se remplissait de monde. Les premières rangées de chaises étaient occupées par des dames élégantes et parfumées qui s’efforçaient de donner à leurs visages une expression douce et recueillie ; derrière elles s’installaient les marchands à la chevelure luisante de pommade, puis les laquais en livrée et les soldats en uniforme. Le diacre sortait du sanctuaire avec un cierge et le pope avec un encensoir. Tous deux étaient revêtus de magnifiques chasubles. L’odeur de l’encens commençait à chatouiller voluptueusement le nerf olfactif de Iosaf ; c’était avec une sorte de jouissance intime qu’il donnait sa note, tout en prêtant l’oreille aux voix mélodieuses et veloutées des deux ténors.

En dehors de ces rares moments poétiques, l’existence du pauvre boursier était fort monotone. Sans famille, sans autres distractions que les leçons des professeurs, logé par la munificence de l’État dans une chambre à peu près nue, Iosaf voyait comme un abîme entre ce qu’on lui apprenait au lycée et ce que l’expérience lui avait appris. D’un côté les grands exemples de l’histoire grecque et romaine, la sévère raison des mathématiques, les hautes spéculations sur le beau ; de l’autre côté la vie, c’est-à-dire d’abord une enfance maltraitée par un père ivrogne et abrutie par une école stupide, puis une jeunesse chez qui la pauvreté étouffait toute espérance...

Toutefois, Iosaf ne devait pas rester indéfiniment plongé dans cet engourdissement moral. Il était en seconde année quand, un soir qu’il se promenait dans une des principales rues de la ville, il rencontra toute une bande d’étudiants. À leur tête marchait un certain Okhobotoff que les cosaques du Don avaient envoyé étudier à Iaroslavl. Il était là depuis cinq ans déjà, lorsque l’ataman écrivit aux autorités du lycée pour savoir ce que faisait Okhobotoff, et s’il aurait bientôt terminé ses études. L’administration de l’établissement fit appeler le jeune homme et lui demanda ce qu’il fallait répondre à cette lettre.

— Eh bien, écrivez que je commence à donner des espérances, dit-il avec le plus grand sang-froid. Tout le monde se mit à rire, mais ce fut dans ce sens qu’on écrivit à l’ataman. Depuis ce temps, Okhobotoff continuait à lire et à s’occuper à sa guise, faisant surtout de longues stations au Petit Taureau où nombre d’étudiants se rassemblaient pour jouer au billard et discuter ensemble ; parmi ses camarades il passait pour un garçon plein d’intelligence et de cœur.

Dans la circonstance présente, Okhobotoff avait l’air fort sombre et marchait à grands pas, la casquette enfoncée sur les yeux. En passant, il accosta Férapontoff.

— Pouchkine a été blessé en duel et il est mort, dit-il d’une voix sourde.

Iosaf le regarda silencieusement et ne fut pas peu surpris de voir qu’il avait les yeux rougis comme par les larmes.

— Nous allons de ce pas faire dire un service pour lui à l’Ascension, venez avec nous, continua Okhobotoff.

Iosaf tourna les talons machinalement et sans bien comprendre encore ce que cela signifiait. Les étudiants ne faisaient pas de bruit en marchant dans les rues, leur manifestation était grave et paisible. Quand on fut arrivé devant le presbytère, Okhobotoff se chargea d’aller chercher le prêtre et, en effet, au bout de quelques minutes on le vit revenir avec le desservant qui hochait la tête en signe d’étonnement.

— Allons, messieurs les étudiants, vous êtes de braves gens, dit-il, tandis qu’il ouvrait avec une lourde clé la lourde porte de l’église. On entra. Le temple était sombre et humide. On alluma quelques bougies. Les fonctions de chantres furent dévolues à Iosaf et à un autre étudiant qui faisait la seconde partie de basse à la cathédrale. Le prêtre revêtit des ornements noirs et commença à célébrer l’office. Après qu’il eut prononcé la prière : Donne, Seigneur, le repos à l’âme de ton serviteur Alexandre ! Férapontoff et son camarade chantèrent : « Souvenir éternel, souvenir éternel ! » d’une voix qui ébranla les voûtes de l’église. Les autres étudiants se joignirent à eux ; presque tous pleuraient à chaudes larmes.

La cérémonie terminée, le prêtre échangea des poignées de main avec les jeunes gens.

— Allons, leur dit-il, voilà un requiem qui n’a pas été seulement pour la forme, vous y avez mis tout votre cœur !

Au sortir de l’église, Okhobotoff décida qu’on irait tous ensemble au Petit Taureau. Iosaf s’y rendit avec les autres. Les étudiants avaient dans ce traktir une salle particulière où le public étranger se risquait rarement à pénétrer.

— Seigneur ! fit Okhobotoff en s’asseyant à sa place accoutumée et en inclinant tristement la tête : hier encore je lisais avec Macha son Oniéguine... on dirait qu’il a prophétisé sa propre mort en racontant celle de Lenskoï... Où est maintenant « la soif du savoir et du travail... où êtes-vous, rêves sacrés, visions de la vie céleste, songes de la sainte poésie ? » — tout est fini ! de tout cela il ne reste qu’un peu de chair et d’argile !

— C’est affreux ! s’écria un étudiant tout jeune qui s’assit en ébouriffant ses cheveux.

— Oui, c’est épouvantable, ajouta la seconde basse.

Iosaf écoutait et regardait en ouvrant de grands yeux.

— Ce n’est pas épouvantable, c’est infâme ! s’écria brusquement Okhobotoff. Voilà, poursuivit-il en déchargeant un coup de poing sur la table où se trouvait un numéro de l’Abeille du Nord[2], voilà le serpent, le scorpion qui l’a mordu durant toute sa vie : il vit encore, lui, et il n’y a pas un Sand parmi nous pour aller écraser cette vipère !

— C’est le diable sait quoi ! reprit avec véhémence le jeune étudiant.

— Exécutons-le du moins en effigie, ce fils de chienne ! proposa tout à coup un Malorusse d’humeur fort pacifique, qui jusqu’alors n’avait rien dit.

Tous le regardèrent d’un air surpris.

— Il est pendu là ! continua-t-il en montrant le mur auquel était accroché, en effet, parmi d’autres portraits d’écrivains, celui du célèbre ennemi de Pouchkine.

Cette motion obtint l’assentiment général.

— Très bien ! parfait ! entendait-on de tous côtés.

Okhobotoff se rangea à l’avis de ses camarades, bien que cette demi-mesure ne le satisfît pas complètement.

Le jeune étudiant courut chercher un fusil chez lui. Les garçons et le propriétaire lui-même vinrent prier leurs hôtes de ne pas faire d’esclandre. Mais on les chassa presque par les épaules, après leur avoir promis qu’on leur paierait le portrait. Sur ces entrefaites, le fusil fut apporté. C’était une grande carabine d’ancien modèle. Restait à savoir qui tirerait. Tout le monde se disputait cet honneur.

— Ce sera Férapontoff ! décida Okhobotoff.

— Soit ! répondit Iosaf heureux qu’on lui eût accordé la préférence. Il prit le fusil, visa longtemps et fit feu. La balle atteignit le portrait en plein visage.

— Hourrah pour Férapontoff ! Bravo ! cria d’une commune voix toute la bande.

Iosaf souffla dans le fusil et le mit de côté. Si en ce moment l’original du portrait lui était tombé sous la main, il n’aurait sans doute pas hésité à le traiter de la même manière. Il revint chez lui tout songeur. Il était trop intelligent pour ne pas comprendre qu’un pareil enthousiasme et une douleur si sincère devaient nécessairement avoir une raison d’être, mais quelle était-elle et à propos de quoi tout cela ? Iosaf s’avoua, non sans honte, qu’il n’avait lu d’autres poésies que les morceaux contenus dans le recueil classique de Kochansky. Le lendemain, il alla à la bibliothèque, se fit donner tous les ouvrages de Pouchkine qui s’y trouvaient, et, pendant quarante-huit heures, s’absorba dans cette lecture. Chose étrange, il lui sembla que tout un monde de sensations nouvelles s’éveillait en lui. Ce qui le ravissait surtout c’était le point de vue éminemment élevé et poétique sous lequel le chantre de Tatiana envisage les femmes. Dès lors il ne fut plus possible à Iosaf de borner sa pâture intellectuelle aux leçons des professeurs : sans cesse il priait tel ou tel de ses camarades de lui donner quelque chose à lire ; roman, poème manuscrit, livraison dépareillée d’une revue, il dévorait tout avec une égale avidité. Plus tard il se rappela ce temps comme le plus heureux de sa vie.

Cette passion pour la lecture dura six mois, puis les ardeurs de Iosaf prirent un autre cours. Un nouveau professeur, jeune et plein de feu, avait été envoyé au lycée. Dès sa première leçon il s’échauffa sur le thème de l’égalité des hommes, parla du Christ qui parcourait les plaines sablonneuses en compagnie de mendiants et de prostituées. De plus, il se mit à réunir chez lui les étudiants, à leur faire des lectures, et à leur exposer ses convictions intimes. Dans ces conférences, son principal, pour ne pas dire son seul adversaire était Okhobotoff. Mû par l’esprit de contradiction propre aux cosaques, le jeune homme s’était avisé de soutenir que tout ce qui existe dans le monde est bon et juste. Cette thèse soulevait l’indignation du professeur.

— C’est une bassesse et une lâcheté, criait-il en trépignant et en frappant sur la table, de considérer comme bon et juste tout joug qu’on vous inflige et qui pèse continuellement sur votre cou !

Les malheureux boursiers de la couronne étaient de cet avis et ils le firent bien voir à l’économe qui s’engraissait aux dépens de leurs estomacs. Férapontoff resta d’abord étranger aux réclamations provoquées par l’insuffisance de la nourriture, mais un jour qu’au réfectoire de violentes clameurs assaillaient l’économe, celui-ci commença à crier :

— Vous n’aurez pas d’autre bœuf ! Il faudra bien que vous mangiez celui-ci. Tenez, il est là sur la table... Qu’est-ce que vous en ferez ?...

— Voici ce que nous en ferons ! répliqua soudain Iosaf et, saisissant le plat sur la table, il le jeta par la fenêtre ; l’économe faillit même être atteint à la tempe ; ensuite les tranches de pain, les salières, les assiettes, les couteaux prirent la même direction. L’économe s’enfuit en toute hâte. L’administration du lycée, fort confuse de cette affaire, se contenta de gronder un peu les élèves, et congédia l’économe ; par contre, elle envoya au ministère un rapport si malveillant pour le professeur que celui-ci fut mis en demeure de résigner ses fonctions. Mais, quoi qu’il en soit, l’impulsion était donnée : dans la tête de Iosaf, comme probablement dans celle de beaucoup de ses camarades, une révolution s’était produite. Il commençait à comprendre que la vie n’est pas nécessairement mauvaise en vertu de sa nature propre, et que l’ordre établi joue à cet égard un grand rôle.

Quand il eut fini ses études, il se trouva dans une sorte de désarroi moral : nombre d’instincts élevés avaient surgi en lui, mais voilà tout ! Il protestait à peu près contre toutes choses, mais sans bien savoir lui-même au nom de quel idéal. Il était libre penseur en paroles, ce qui ne l’empêchait pas, à la veille de chaque examen, de courir à la cathédrale et d’y prier avec une extrême ferveur devant une image thaumaturgique. Au fond de son cœur il haïssait toute espèce d’autorité ; je doute pourtant que, si les circonstances le lui eussent permis, il n’eût pas déployé lui-même le plus insolent despotisme. À vrai dire, il était instruit, mais son savoir se composait de connaissances incohérentes, recueillies au hasard et dépourvues de toute utilité pratique.

Cependant sa situation matérielle était presque désespérée. Pour retourner au pays, il dut donner à un batelier les trois derniers roubles qui se trouvaient dans sa poche. Les autres passagers étaient trois moujiks qui payaient leur passage en nature, c’est-à-dire qu’ils ramaient à bord du canot et même le halaient en cas de besoin. Quand on aborda, les trois paysans et leur patron d’occasion s’en allèrent gaiement boire et manger dans une gargote. Iosaf n’en put faire autant : il ne possédait pas un kopek. En entrant dans sa ville natale, la tête basse, avec son pauvre petit sac, il ne put s’empêcher de pleurer. À qui recourir ? Où reposer sa tête ? Le vieux Férapontoff avait depuis longtemps vendu sa maisonnette, le seul bien qui lui restât ; il avait bu l’argent réalisé par cette vente et, réduit à la mendicité, était mort de misère sur le parvis de l’église. En fait d’anciennes connaissances, Iosaf ne se rappelait qu’un diacre habitant de l’autre côté de la rivière : c’était celui qui autrefois lui avait appris à jouer de la harpe. Le jeune homme l’alla voir, il frappa timidement à la porte de l’ecclésiastique et, dévoré de honte, lui demanda au nom du Christ un gîte pour la nuit.

— Entrez, je vous prie, répondit le père diacre.

Toutefois, il conseilla immédiatement à Iosaf d’aller le lendemain trouver le gouverneur de la province pour lui exposer sa situation.

— C’est un fameux homme, fameux, et des mieux disposés à l’égard du clergé, dit-il, c’est un excellent général.

Iosaf soupira. Encore sur les bancs de l’école, il avait appris à connaître ces excellents généraux[3]. Néanmoins, sans attendre la fin de la semaine, dès que son visage bruni par le hâle fut devenu un peu plus présentable, il se rendit chez le gouverneur. Pendant trois heures au moins il se morfondit dans le salon de réception. Enfin le général sortit de son cabinet. Il serra fort amicalement la main à un ingénieur qui venait de voler le Trésor en se faisant payer des honoraires pour une route non tracée ; il dit même avec assez d’affabilité : « Bien, bien » à un ispravnik[4] accusé de concussions. Mais, en apercevant Férapontoff, il fronça tout à coup le sourcil, ne daigna même pas tourner vers lui son visage tout entier, et se borna à tendre un peu l’oreille droite. Le gouverneur éprouvait une sorte de répulsion organique à la vue d’un uniforme d’étudiant.

Iosaf lui exposa sa demande.

Le général recula.

— Quelle place puis-je donc vous donner ? Laquelle ? Laquelle ? répéta-t-il d’une voix de plus en plus sévère.

— Excellence, je n’ai, pour ainsi dire, pas de pain ! reprit Iosaf, croyant émouvoir ainsi la pitié de son interlocuteur.

— Eh bien, est-ce que c’est ma faute ? Est-ce que c’est ma faute, à moi ? répliqua le gouverneur qui paraissait se complaire dans de semblables questions.

Le solliciteur garda le silence.

— Excellence, j’ai obtenu une médaille, dit-il enfin sans bien savoir lui-même pourquoi il disait cela.

Aussitôt la physionomie du général s’adoucit un peu. Toute récompense décernée par l’autorité avait du prix à ses yeux.

— Une médaille ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Iosaf.

— Montrez-la-moi.

— Je ne l’ai pas sur moi, répondit Férapontoff. assez étonné d’un semblable désir.

— Apportez-la-moi tout de suite ! dit le général et il se retira.

« Que diable cela signifie-t-il ? » pensa involontairement Iosaf.

Il alla chercher sa médaille. Quand il revint chez le gouverneur, il n’y avait plus personne dans le salon de réception. On l’introduisit dans le cabinet de Son Excellence à qui il présenta la médaille. Le général la considéra avec beaucoup d’attention pendant un certain temps, la soupesa dans sa main, et l’approcha même de son nez.

— Allez offrir vos services au Comité de l’Assistance Publique, une place de scribe y est vacante et on vous la donnera.... J’espère que vous ne tromperez pas ma confiance, dit-il, puis, d’un signe de tête, il fit comprendre au solliciteur que l’audience était terminée.

« Quelle si grande confiance me témoigne-t-il donc ? » pensa Iosaf en s’en allant. Quand, le lendemain, il se présenta au Comité, des dizaines d’yeux se fixèrent curieusement sur lui. Férapontoff se sentit frissonner. Trois ou quatre vieux employés lui paraissaient ressembler comme deux gouttes d’eau à son feu père.

Sur ces entrefaites, arriva le membre perpétuel, vieillard très débonnaire, mais depuis peu affligé d’une paralysie. Il dit quelques mots à un autre vieillard, gros et marqué de la petite vérole, qui devait avoir un caractère fort raide. C’était le teneur de livres. Ce dernier montra du doigt à Iosaf une chaise inoccupée en lui disant : « Tenez, asseyez-vous là ! ». Le jeune homme obéit. Il commença par rédiger sa demande d’emploi ; après quoi le teneur de livres lui donna un document à copier, ensuite un second, puis un troisième ; bref, à là fin de la séance, Iosaf était presque complètement initié au train-train de la chancellerie.

 

IV

Le lecteur ignore peut-être un phénomène que présentent toutes les chancelleries, les plus humbles comme les plus superbes, celles des petits tribunaux comme celles des ministères. Chauves ou frisées, ces têtes glabres incessamment penchées sur des tables noires ou rouges ne logent ni plus ni moins de romantisme, ni plus ni moins d’aspirations élevées qu’il ne s’en rencontre sous le crâne des hommes d’armes paradant avec tant d’éclat sur le Champ de Mars. Ce qu’il advient de ces délicates végétations morales, je ne le sais pas, mais on peut affirmer que l’atmosphère des chancelleries leur est défavorable. Sur cent collègues de Iosaf, sur cent jeunes gens intelligents et honnêtes qui se sont assis avant et après lui sur une chaise pareille à la sienne, très peu ont traversé victorieusement cette épreuve vitale. Combien n’en avons-nous pas vu, épuisés avant l’âge par la continuité d’un travail stérile, expirer dans un misérable logis, si même ils ne finissaient pas leurs jours à l’hôpital ? D’autres ont eu un sort encore plus triste : au sortir du bureau, ils allaient, pour se consoler, boire à crédit dans un cabaret et, à la nuit tombante, ils regagnaient leurs demeures en battant les murs, trop heureux quand on ne les menait pas coucher au poste. Cette vie-là a duré jusqu’au jour où ils ont été définitivement chassés du service, c’est-à-dire condamnés à mourir de faim sur un trottoir. D’autres enfin et peut-être les plus nombreux, après avoir arrondi leur pelote par un grappillage bien compris, ont épousé des filles d’huissiers et sont devenus plus tard des coquins de haute volée. Il en est même plusieurs qui occupent aujourd’hui à Pétersbourg des situations assez en vue, mais le sceau d’une honteuse platitude reste toujours gravé sur leur front.

Autre, plus originale fut la destinée de Iosaf. Pour mieux faire connaître l’état psychologique de mon héros, je ne crois pas inutile de reproduire ici deux ou trois fragments du journal intime dans lequel il avait pris l’habitude de consigner ses impressions. Voici ce qu’il écrivait peu après son entrée au service :

« À peine sorti des murs du lycée, j’ai dû plonger dans les bas-fonds de la vie. À quoi nous a servi notre éducation ? N’est-ce pas comme si on cultivait des roses dans un établissement destiné à fabriquer du drap grossier pour la troupe ? Voilà que les roses ont fleuri, on les a coupées et jetées dans un coin, avec de grossiers rouleaux de drap ; elles se flétrissent là, et leur parfum ne peut prévaloir sur l’odeur de la tiretaine. Je vis dans le désespoir et, sans doute, il en est de même de vous tous, mes amis et mes camarades. »

Quoi qu’il en soit, refoulant tout dans son âme, Iosaf prit sa besogne très à cœur : avec une patience surhumaine, durant des journées entières, il écrivait des rapports, copiait des documents, cousait et numérotait des dossiers ; parfois même, dit-on, pour que tout fût en ordre, il balayait le bureau en dehors de ses heures de service. Pendant longtemps, le vieux teneur de livres n’eut pas l’air de remarquer le zèle infatigable de son subordonné. À la fin, pourtant, il en fut touché, et, un jour que le membre perpétuel lui demandait : « Êtes-vous content du nouveau ? » il répondit : « C’est un excellent employé ; il travaille comme un cheval ».

À la longue, il en vint même à badiner quelque peu avec Férapontoff :

— Ça chauffe aujourd’hui, père Iosaf, disait-il, lui donnant le premier ce surnom qui, dans sa bouche, était une appellation flatteuse, une allusion au caractère sérieux de son favori.

— Oui, il fait chaud, répondait le jeune homme, en prenant de dessus un rayon une liasse énorme de papiers. Le teneur de livres, placé derrière lui, le considérait avec un sourire presque tendre, et, si fugitive que fût sur le dur visage du vieux comptable cette expression bienveillante, elle était pour Iosaf le seul gage d’un meilleur avenir.

Après la Saint-Nicolas d’été, fête patronale de la paroisse, le vieillard, ayant bu trop copieusement avec un de ses amis, dut prendre le lit à la suite de cette orgie, et, pendant les six mois que dura sa maladie, ses fonctions furent, sur son désir formel, confiées à Iosaf. Puis, quand le vieux serviteur du Comité sentit sa fin approcher, il demanda à voir son supérieur, le membre perpétuel, et lui fit jurer de ne nommer teneur de livres aucun autre que Férapontoff. Le vœu du mourant fut exaucé. Ce rapide avancement causa d’abord une grande joie à l’employé. Il se commanda des vêtements neufs et pensa même à se marier.

Ici, il faut que je note un détail assez délicat : malgré sa robuste constitution, et bien qu’il eût déjà dépassé la trentaine, mon héros se trouvait encore absolument étranger aux choses de l’amour. D’où cela venait-il ? Étaient-ce les circonstances de sa vie, ou un certain idéalisme, un sentiment inné de pudeur, qui en étaient cause ? Toujours est-il que ni au gymnase, ni même au lycée, Iosaf n’avait jamais connu les plaisirs chers à la plupart des étudiants. Plus tard, alors que depuis longtemps déjà il était au service, il lui arriva, un jour, de revenir chez lui légèrement éméché et de pousser sur un divan sa cuisinière, une paysanne qui n’était pas encore trop défraîchie.

— Eh, finissez donc ! Qu’est-ce que vous faites ? dit-elle.

En entendant ces mots, Iosaf fut si déconcerté qu’il prit à l’instant son chapeau, sortit de la maison et ne rentra qu’à une heure avancée de la nuit. Les lignes suivantes, que je relève dans son journal, datent évidemment de l’époque où il songeait au mariage :

«Aujourd’hui encore j’ai vu une noce... Heureuses gens ! mais pour moi ce bonheur est impossible et le sera toujours. La jeune fille que je rêve ne m’épousera pas. Quant aux personnes parmi lesquelles un misérable employé comme moi peut faire son choix, elles me déplaisent profondément. Elles ne sont ni économes, ni laborieuses, parce qu’elles se prennent pour des demoiselles, et, malgré l’extrême importance qu’elles attachent à la toilette, elles s’habillent mal par suite de leur mauvaise éducation. Bien des fois je les ai entendues causer, et je me suis convaincu qu’avec les hommes elles ne peuvent dire que des indécences, tant leur imagination est dépravée. O mère nature, tu es ma seule consolation ! »

Les jours succédaient aux jours sans amener aucun changement dans l’existence de Iosaf. Il allait chaque matin au service, revenait dîner chez lui et, après avoir fait la sieste, retournait à son bureau pour regagner son logis quelques heures plus tard. Peu à peu, l’écrasante uniformité de la vie bureaucratique accomplissait son œuvre et l’employé célibataire devenait, — extérieurement, du moins, — un homme indifférent à tout. Il ne connaissait presque personne et ne faisait jamais aucune visite. Il passait des soirées entières dans son petit logement, occupé à rêvasser.

Sa plus vive et presque son unique distraction était, pendant l’été, d’aller parfois à la pêche. Ensuite il s’enfonçait dans la campagne, se couchait quelque part sur le gazon, errait dans les prairies, cueillait des fleurs, s’amusait un instant à les considérer, ou savourait avec délices le parfum des seigles mûrissants. Mais, au retour de l’automne, ces promenades devaient forcément cesser. Durant les interminables soirées d’hiver, en vain Iosaf imagina d’aller au bain deux fois par semaine et d’y rester trois heures, en vain il se mit parfois à boire jusqu’à quinze tasses de thé consécutives, le temps s’écoulait avec une lenteur désespérante....

 

V

C’était par une magnifique journée de juin. Avec ses maisons jaunes, blanches et grisâtres, gaiement éclairées par le soleil, avec le rayonnement de ses coupoles dorées et argentées, la ville avait comme un air de fête. Les tilleuls alors en fleurs remplissaient l’atmosphère de leur parfum. De temps à autre, on entendait le gazouillement des petits oiseaux et le bruit d’un drojki résonnant sur le pavé. Seule, la chancellerie du Comité de l’Assistance Publique semblait plus sale et plus infecte encore que de coutume. Assis comme toujours devant son bureau, Iosaf avait les yeux fixés sur le petit morceau du ciel qu’on apercevait par la fenêtre. Entra un jeune homme des plus élégants : fine moustache, fine barbiche, cheveux artistement séparés sur le milieu de la tête, taille pincée comme celle d’une guêpe. Sa chemise était ornée de dentelles, une petite cocarde rouge se voyait à la boutonnière de son frac noir et ses bottes vernies reluisaient admirablement. D’une façon un peu militaire, le nouveau venu s’adressa d’abord à un des scribes, ensuite il s’avança vers Iosaf :

— C’est, je crois, à M. Férapontoff que j’ai l’honneur de parler ? dit-il.

— Oui, répondit le teneur de livres, du ton bourru qui lui était habituel.

— Souffrez que, de mon côté, j’aie aussi l’honneur de me présenter : Bjestovsky, propriétaire dans le gouvernement de Kovno... reprit le jeune homme en saluant, et il tendit à Iosaf une main extrêmement soignée, au petit doigt de laquelle brillait une bague, probablement un cadeau de quelque femme aimée. Iosaf se leva à demi devant le visiteur, lui tendit la main à son tour, mais d’assez mauvaise grâce, et s’empressa ensuite de se rasseoir.

— Vous avez chez vous l’affaire... de ma sœur... Elle s’appelle, du nom de son mari, madame Kostyreff, poursuivit Bjestovsky.

Iosaf se mit à chercher dans ses souvenirs. Le jeune homme vint en aide à sa mémoire :

— Son bien est désigné pour être mis en vente.

Le teneur de livres se gratta la tête.

— Oui, en effet, répondit-il lentement.

— Permettez-moi de vous fournir quelques explications sur cette affaire, dit Bjestovsky d’une voix qu’il s’efforçait de rendre douce et insinuante.

Iosaf inclina silencieusement la tête, montrant par là qu’il était prêt à écouter.

— Cette femme n’a décidément pas de chance !... continua le visiteur, en haussant les épaules. Vous pouvez vous en faire une idée : charmante de sa personne, issue d’une excellente famille, elle épouse ce monsieur Kostyreff, un vrai hulan russe, j’ai le regret de le dire, ivrogne... dissipateur... emporté.

Le teneur de livres écoutait sans paraître bien comprendre pourquoi on lui disait tout cela.

— Ensuite ils arrivent ici. Kostyreff se met à boire — un jour... une semaine... un mois... un an. À la fin, il meurt — et, tout à coup, qu’apprend-elle ? Le petit bien dont elle hérite, un petit domaine fort joli, et qu’elle avait, on peut le dire, acheté au prix de son sang, est à la veille d’être vendu aux enchères. Je vous le demande, le gouvernement ne devrait-il pas songer un peu à la position de cette malheureuse femme ? N’est-ce pas son devoir ?

Iosaf se trouva légèrement embarrassé pour répondre à une semblable question.

— Qu’est-ce que le gouvernement peut y faire ? observa-t-il.

—Ce qu’il peut y faire ? répliqua Bjestovsky, dont le visage s’enflamma. Les lois, je pense, ont pour objet d’assurer le bonheur des citoyens et non de les molester.

À ces mots, Férapontoff fixa les yeux sur son livre. Le visiteur changea de ton aussitôt.

— Ma sœur et moi, commença-t-il, avons tellement entendu parler de votre bonté et de la noblesse de vos sentiments, que nous avons pris le parti de nous adresser directement à vous pour avoir un conseil.

— Qu’est-ce que je puis vous dire ?... Il faut verser l’argent, sinon on vendra.

— Il y a beaucoup de choses, Iosaf Iosafitch, beaucoup de choses, dit Bjestovsky, en mettant la main sur son cœur : le domaine comprend un moulin... un bois... quelques prairies, qui pourraient être vendues séparément.

Férapontoff devint pensif.

— Ce sont des parcelles distinctes du bien ? demanda-t-il.

— Tout à fait distinctes, je crois, répondit le jeune homme ; c’est pourquoi je vous prie seulement de venir nous voir. Je suis convaincu d’avance que, quand vous aurez examiné notre affaire, il ne vous restera plus aucun doute sur notre bon droit ; vous verrez que nous sommes purs comme le soleil.

Iosaf continuait à réfléchir : il allait parfois chez les propriétaires pour leur donner un conseil relatif à leurs intérêts, et même il aimait cela : c’était un peu une besogne d’avocat.

— Je vous en prie, insista Bjestovsky, et naturellement nous vous témoignerons notre reconnaissance, ainsi que cela se pratique entre gens comme il faut...

Iosaf le regarda en plein visage.

— Allons, c’est bien, je passerai dans la soirée, dit-il lentement.

Bjestovsky se confondit en remerciements.

— Nous habitons sur le quai, maison Douryndine, acheva-t-il, et, après avoir encore une fois salué le teneur de livres, il sortit de la chancellerie.

 

VI

La maison Douryndine, vaste construction bâtie en pierres, contenait au premier étage plusieurs salons garnis de meubles en acajou, d’un style assez lourd. Le papier qui tapissait les murs était déteint et poussiéreux. Le parquet de l’immense salle se lézardait en divers endroits ; la corniche était fort délabrée ; là se trouvaient des tables de marbre à pieds dorés et des glaces entourées de vieux cadres en bronze. Introduit justement dans cette salle par un petit domestique cosaque, Iosaf se sentit un peu intimidé, surtout quand il entendit le froufrou d’une robe de femme et qu’il vit sortir d’un salon une jeune dame fort bien de sa personne.

— Mon frère va venir... excusez-moi, je vous prie ! dit-elle en allant droit au teneur de livres, à qui elle tendit la main. Iosaf resta interdit : pour la première fois de sa vie, il sentait sur sa grosse patte le contact d’une main féminine, et celle-ci était si jolie !

— De quoi donc ? répondit-il en saluant gauchement.

— Mais allons au bosquet, dit madame Kostyreff et elle sortit de la salle.

Iosaf la suivit. La pièce où ils entrèrent méritait, en effet, le nom de bosquet : elle était, du haut en bas, ornée de peintures murales représentant un bois, au milieu duquel l’artiste avait figuré des oiseaux et des bêtes fauves. La jeune femme s’assit près d’un guéridon, sur un confortable petit divan de coin, et indiqua à Iosaf une place à côté d’elle. Quand il se fut assis, Férapontoff osa enfin lever les yeux et aperçut devant lui une créature d’un aspect angélique : ses cheveux blonds, un peu ramenés en arrière, formaient derrière les oreilles deux épaisses boucles qui tombaient sur un col du dessin le plus correct. Ce teint délicat, ces yeux bleus à demi levés vers le ciel, avec une expression rêveuse, ces fossettes des joues, ce petit nez, ces lèvres roses et légèrement charnues, qui semblaient appeler le baiser, tout cela avait quelque chose d’enchanteur. Madame Kostyreff portait une blouse de mousseline boutonnée assez bas sur la poitrine et serrée par une ceinture autour de sa taille svelte. De larges manches à crevés découvraient en partie des bras qu’on eût dit modelés en ivoire, et sous les plis flottants de la jupe se laissait deviner un petit genou arrondi, qui devait être charmant ! Le voisinage de tant de beautés produisait sur Iosaf un effet dont lui-même avait peine à se rendre compte.

— Mon frère vous a parlé de mon affaire ? commença la maîtresse de la maison.

— Oui, répondit Férapontoff : vous avez à payer un arriéré de deux mille sept cents roubles, ajouta-t-il.

— C’est une grosse somme, mais écoutez : j’ai là un moulin et une grande maison de campagne entourée de bois. Je serais toute disposée à m’en défaire et je m’acquitterais avec l’argent réalisé par cette vente.

— Ces articles sont portés à l’inventaire ?

— Je ne sais pas. Je n’entends rien à ces affaires-là.

— Mais vous avez l’inventaire ? demanda Iosaf d’un ton qui témoignait déjà un vif intérêt.

— Vraiment, je n’en sais rien. J’ai certains papiers, répondit madame Kostyreff et, avec une hâte inquiète, elle prit dans le tiroir de sa table à ouvrage quelques feuillets couverts d’écriture qu’elle passa à Iosaf. Celui-ci eut comme un tremblement, lorsque le petit doigt de la jeune femme effleura sa main.

C’était, en effet, l’inventaire du domaine. Férapontoff se mit à l’examiner attentivement.

— Le moulin est situé sur la Cheksna ? demanda-t-il.

— Oui, répondit madame Kostyreff.

— La maison de campagne est dénommée « Matrionkini Doli » ?

— Oui.

— Ces propriétés sont mentionnées dans l’inventaire, dit tristement Iosaf.

— Alors, on ne nous permettra pas de les aliéner ? reprit la jeune femme, qui paraissait aussi effrayée que si son sort se fût décidé en ce moment même.

Une telle pitié s’émut dans le cœur de Iosaf que tout son sang se porta à sa tête.

— Non, probablement, fit-il, en s’efforçant de sourire pour adoucir un peu sa réponse.

Les beaux yeux de madame Kostyreff se remplirent de larmes.

— Que faire ? Que devenir ? Malheureuse que je suis ! gémit-elle, et elle se mit à pleurer en couvrant son visage de ses mains.

Iosaf, dont le cœur battait à se rompre, la considérait d’un air stupide, quand des pas d’homme se firent entendre dans la salle. Madame Kostyreff se hâta d’essuyer ses yeux avec un fin mouchoir de batiste aux coins brodés. Ce mouchoir, lorsqu’elle le tira de sa poche, exhala un délicieux parfum que les narines de Iosaf humèrent voluptueusement.

— C’est mon frère qui arrive ; il n’aime pas à me voir pleurer, dit la maîtresse de la maison.

Un instant après, Bjestovsky entrait dans la chambre. Il parut à Iosaf encore plus beau et plus élégant cette fois que lors de sa visite à la chancellerie du Comité.

— Bonjour ! dit le jeune homme en tendant amicalement la main, d’abord à Férapontoff, puis à sa sœur. Celle-ci lui donna la sienne, qu’il porta à ses lèvres. Madame Kostyreff baisa alors le front de son frère avec une telle tendresse, qu’à cette vue, Iosaf sentit ses genoux fléchir. « Si un pareil baiser m’était accordé ! » pensa-t-il, affolé.

Ensuite Bjestovsky s’assit négligemment sur un fauteuil, et allongea ses jambes, mettant ainsi en évidence ses belles bottes vernies.

— Eh bien, cher monsieur, avez-vous trouvé une combinaison ?

Le teneur de livres, qui avait baissé la tête, se redressa un peu.

— Vous avez un acquéreur sûr pour le moulin et pour le bois ? demanda-t-il.

— Tout ce qu’il y a de plus sûr... c’est un de nos voisins de campagne... un homme très comme il faut... un excellent père de famille, répondit Bjestovsky.

Iosaf réfléchit.

— Soit, commença-t-il en écartant les bras : je vous rédigerai une requête dans ce sens : fournissant une somme équivalente au prix de ces propriétés, tel qu’il est indiqué dans l’inventaire, vous demandez qu’on vous permette de les aliéner, et en même temps qu’on ajourne la mise en vente du domaine.

— Oui... oui... reprit Bjestovsky, mais vous dites : fournissant une somme.... Pour nous, c’est décidément impossible, car, à vous dire vrai, nous n’avons pas un kopek en ce moment.

— Qu’est-ce que cela fait ? La somme est insignifiante : le moulin est estimé cinq cents roubles et les prairies deux cents.... On peut trouver cet argent-là, je vous le chercherai... dit Iosaf, sans bien se rendre compte de ce qu’il promettait ; à la vérité, il avait en sa possession un petit capital de cinq cents roubles ; c’étaient ses économies de quinze ans, et il les conservait avec soin, se réservant d’en faire usage si, par hasard, il devenait gravement malade ou s’il était chassé du service.

Bjestovsky se leva visiblement ému.

— Je ne trouve même pas de mots pour vous exprimer ma reconnaissance, déclara-t-il.

Férapontoff se leva aussi et s’inclina gauchement.

— Oh, homme noble ! dit madame Kostyreff, et elle serra avec force la main de Iosaf.

Celui-ci commençait à voir trouble. Sur ces entrefaites, le domestique cosaque, ganté de blanc, vint annoncer que le thé était prêt.

— Allons ! fit la jeune femme, et, en passant à côté de Iosaf, elle lui frôla légèrement le genou avec sa robe. Dans la salle, sur la table du milieu, était posé un samovar récuré soigneusement ; d’ailleurs, tout le service se distinguait par sa propreté. Madame Kostyreff entra aussitôt dans son rôle de maîtresse de maison ; elle versa d’abord le thé dans une théière en argent, la couvrit d’une serviette blanche et mit dessus sa jolie petite main. Le teneur de livres et Bjestovsky s’assirent à l’autre bout de la table.

— Désirez-vous de la crème ou du rhum ? demanda madame Kostyreff ; puis, se levant vivement, elle s’approcha de Iosaf et se pencha un peu pour verser de la liqueur dans son verre. Férapontoff eut alors presque contre son visage la poitrine de la jolie femme, il la vit s’agiter légèrement, et en sentit même la chaleur. Ce qu’il éprouva durant cette minute est impossible à décrire.

— Mon âme, si nous allions nous asseoir un moment au balcon ? proposa Bjestovsky à sa sœur, après qu’on eut pris le thé.

— Bien ! répondit-elle, et elle ajouta avec un geste fort aimable en s’adressant à Iosaf : vous plaît-il de nous accompagner ?

Férapontoff suivit le frère et la sœur. Ils traversèrent d’abord un grand salon où le visiteur n’eut le temps de remarquer qu’un lustre protégé par une housse et un énorme poêle en faïence sur lequel figurait une Cérès avec une serpe et un ventre extraordinairement ballonné. La pièce suivante servait probablement de cabinet de toilette à la maîtresse de la maison, car sur une petite table était placé un coquet miroir de femme, entouré d’un cadre en argent. De l’autre côté, le teneur de livres aperçut sans le vouloir, derrière un rideau d’indienne, un lit pour deux personnes ; il s’y trouvait même deux oreillers. Mais Iosaf oublia ce détail dès qu’on fut arrivé sur le balcon. L’air du soir commençait à fraîchir. La rivière, qui ne baissait pas encore, passait si près de la maison, que le balcon semblait suspendu au-dessus d’elle ; ses petites vagues grisâtres se succédaient sans interruption. Quantité de barques aux voiles gonflées se mouvaient à la suite les unes des autres, pareilles à des cygnes gigantesques. Au loin, comme sur un îlot, apparaissait à travers les arbres le monastère, avec ses épaisses murailles, ses chapelles et ses clochers.

— Quelle belle vue ! fit Iosaf en s’adressant à madame Kostyreff.

— Oui, elle est admirable ; je ne me lasse pas de la contempler, répondit-elle, et aussitôt après elle fixa un regard distrait sur la rivière ; mais tout à coup elle pâlit, se leva vivement, et tout ce qu’elle put faire pour ne pas tomber, fut de s’appuyer contre le poteau de la croisée.

Iosaf, lui aussi, se leva brusquement.

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda-t-il, inquiet.

— Ce n’est rien.... je m’étais penchée pour regarder l’eau et la tête m’a tourné, répondit-elle avec un gracieux sourire, quoique son visage fût encore pâle.

— En ce cas il vaut mieux quitter le balcon, dit Bjestovsky.

— Oui, consentit madame Kostyreff.

Tous revinrent à la salle. « Mon Dieu, quelle tendre et délicate créature ! » pensait à part soi Iosaf, et, pour cacher les sensations qui l’agitaient, il remit la conversation sur l’objet de sa visite.

— Maintenant, il faut faire la demande, dit-il.

— Veuillez avoir cette bonté, reprit Bjestovsky, qui alla aussitôt chercher plume, encre et papier. Le teneur de livres rédigea la requête.

— Il faut que vous signiez, dit-il en souriant à madame Kostyreff.

— Ah ! tout de suite, répondit-elle, et elle prit avec précaution, dans sa petite main blanche, la plume toute noire d’encre. Iosaf se tint debout derrière elle. Dans cette position, il avait sous les yeux la charmante nuque de la jeune femme, sa tresse opulente, et enfin une partie de sa poitrine ; celle-ci se laissait voir beaucoup mieux maintenant que tout à l’heure, quand madame Kostyreff s’était inclinée devant lui pour verser le thé.

— À cette requête..... dicta-t-il d’une voix troublée : vos prénom et nom patronymique ?

— Émilie Niktopolionovna.

— Émilie Niktopolionovna Kostyreff a apposé sa signature, acheva de dicter Férapontoff.

Émilie écrivit tout cela d’une petite écriture fine et assez mal formée.

— Merci, monsieur Férapontoff, merci ! répéta-t-elle à plusieurs reprises, et, saisissant les deux mains du teneur de livres, elle les serra longuement dans les siennes. Iosaf n’y tint plus : il baisa la petite main de madame Kostyreff et alors, ô bonheur ! il sentit les lèvres de la jolie femme s’appliquer sur son crâne déjà passablement dénudé. C’en était trop, il se hâta de prendre congé. Bjestovsky le reconduisit jusqu’à l’antichambre et poussa l’amabilité jusqu’à lui donner son manteau. Au moment où Iosaf traversait la cour, Émilie se mit à la fenêtre.

— Au revoir, monsieur Férapontoff, dit-elle avec une gracieuse inclination de tête. Iosaf agita plusieurs fois son chapeau en l’air, mais il ne trouva rien à répondre et gagna la rue.

VII

Le lendemain matin, à son réveil, Iosaf réunit le peu d’argent qu’il avait, et le joignit à la requête de madame Kostyreff. S’étant rendu au Comité avant l’ouverture du bureau, il parapha lui-même illégalement ce papier, et écrivit lui-même un rapport concluant à l’admission de la demande présentée par Émilie Niktopolionovna ; puis il fourra cette pièce parmi les autres qui attendaient la signature du membre perpétuel, et resta en proie à une extrême agitation jusqu’à l’arrivée de son supérieur.

Ce dernier, vieillard de soixante-dix ans, était, comme nous le savons, affligé d’une paralysie ; il parlait assez difficilement et n’avait plus beaucoup de mémoire ; néanmoins, dans la circonstance présente, il ne se montra pas aussi coulant qu’à l’ordinaire.

— Asaf Asafitch, qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il. Son attention s’était justement arrêtée sur le rapport intéressant pour Iosaf. Celui-ci pâlit.

— C’est la requête de madame Kostyreff... elle offre l’argent... elle demande qu’on sursoie à la vente, répondit-il d’une voix mal assurée.

— Comment cela ? reprit le membre perpétuel en fixant sur son interlocuteur un regard dépourvu d’intelligence.

— Eh bien ! il faut surseoir... tenez, voici l’article qui s’applique à ce cas.

— Mon ami, il faut auparavant soumettre le cas au gouverneur.

— Pourquoi donc ? Quelle nécessité de déranger le gouverneur pour de pareilles niaiseries ? répliqua Iosaf, dont les lèvres tremblaient.

— Comment, des niaiseries ? Il faut prendre garde de le mettre en colère ; c’est qu’alors il est terrible !

— Dans l’espèce, vous n’avez rien à craindre. Ce n’est pas, je crois, la première année que nous servons ensemble... Je ne vous ai encore jamais attiré de désagréments.

— Pourquoi donc te fâches-tu contre moi ? reprit avec bonhomie le vieillard ; moi, personnellement, je ne demanderais pas mieux, si nous n’avions pas au-dessus de nous un pareil bachi-bouzouk. Je l’ai vu, à propos d’un insignifiant chiffon de papier, s’emporter contre le chef de la chancellerie : il criait, il frappait du pied, l’écume lui sortait de la bouche... C’est un tigre et non un homme.

— Quand ce serait un tigre ! L’affaire est parfaitement en règle ; je connais mon métier... Il n’y a pas à hésiter ici, signez ! dit Iosaf, qui avait coutume de rencontrer chez son supérieur une docilité presque absolue.

Mais, cette fois pourtant, le vieillard refusa de s’exécuter.

— Non, mon ami, tu auras beau dire, je soumettrai la chose au gouverneur, je ne puis prendre cela sous mon bonnet, répondit-il.

Iosaf cracha de colère et quitta la salle des séances, mais il ne tarda pas à y rentrer.

— Je vous en prie, Michel Pétrovitch, signez ; faites cela pour moi. Je ne vous ai encore jamais rien demandé, dit-il d’une voix suppliante.

— Tout ce que tu voudras, mon ami, mais pas cela, pas cela ! répondit péremptoirement le vieillard.

Il ne comprenait pas bien de quoi il s’agissait, mais l’insistance du teneur de livres lui paraissait suspecte ; il supposait que ce dernier s’était fait graisser la patte, et il avait peur d’être compromis dans une vilaine affaire.

— Que ma langue se dessèche, s’il en est ainsi ! s’écria brusquement Iosaf en se signant et en montrant l’obraz. Désormais, je ne vous dirai plus un mot à propos d’aucune affaire... Vous vous débrouillerez à l’avenir comme vous pourrez.

— Eh, mon Dieu, qu’est-ce que tu as ? fit Michel Pétrovitch, troublé par cette menace.

Iosaf, irrité, sortit en fermant la porte avec bruit et, jusqu’à la fin de la séance, il resta comme sur des épines. Quand il fut revenu chez lui, on eût dit qu’il ne savait que faire de sa personne. Tantôt il se couchait sur son divan, tantôt il se levait par un mouvement brusque et se mettait à regarder dans sa petite cour. Là, sur une corde tendue entre la cave et le mur de clôture séchaient son manteau d’hiver, sa pelisse, ses bottes de feutre, et même son uniforme d’assesseur de collège, ainsi que son chapeau claque. Un peu plus loin, deux petits coqs se préparaient à la lutte ; pendant une demi-heure au moins, ils restèrent en face l’un de l’autre, hérissant leurs plumes et se mesurant des yeux ; puis, tout à coup, le combat s’engagea avec une ardeur égale des deux côtés ; mais ce spectacle, qui d’ordinaire amusait Iosaf, le laissa cette fois indifférent. À sept heures, il appela sa cuisinière et lui demanda de l’eau pour se laver. Ensuite, il procéda à ses ablutions et cela avec une telle conscience qu’il éclaboussa la bonne femme des pieds à la tête.

— C’est une lessive complète que vous faites aujourd’hui ! observa-t-elle.

Au moment où, comme de coutume, elle apportait à son maître un vieux pantalon, il lui dit :

— Va me chercher le neuf ; donne-moi tous mes vêtements neufs !

Le teneur de livres se mit alors en devoir de nettoyer lui-même ses bottes ; cela fait, il passa un frac, après quoi, il peigna ses favoris, occupation qui lui prit au moins une demi-heure ; il s’arracha une dizaine de poils blancs ; enfin, s’étant coiffé d’un chapeau qu’il posa un peu sur le côté, il sortit de sa demeure et se rendit droit à la maison Douryndine. Là, on l’accueillit tout à fait comme un membre de la famille. Le visiteur trouva Émilie plus ravissante encore que la veille ; elle portait une robe de soie noire. Sa taille était si fine que Iosaf se figurait pouvoir la prendre entre deux doigts. Ses petits pieds étaient chaussés de grosses bottines à hauts talons qu’elle mettait une certaine coquetterie à faire résonner en marchant. Le costume de Bjestovsky était celui d’un élégant en négligé ; il avait des souliers, un large pantalon en tricot de soie et une vareuse grisâtre bordée d’un liséré rouge ; l’absence de gilet faisait d’autant mieux remarquer le linge, d’une blancheur et d’une finesse irréprochables. Jamais Iosaf n’avait même supposé qu’un homme pût s’habiller ainsi. Pour ne pas inquiéter Émilie, il se contenta de lui dire qu’il avait présenté sa requête et consigné l’argent.

— Mais, mon Dieu, il faut au moins que je vous en donne un reçu, dit-elle, confuse.

— Pourquoi donc ? Quand vous payerez au Comité, c’est par mes mains que passera votre argent, et alors je défalquerai le mien, répondit Iosaf.

À ces mots, Bjestovsky le regarda fixement sans rien dire, mais Émilie devint plus confuse encore. Quand on servit le thé, elle se montra pleine d’attentions pour le visiteur ; ce dernier crut remarquer alors qu’elle lui décochait certaines œillades accompagnées de sourires malicieux. Bjestovsky souriait aussi d’un air étrange.

Lorsqu’il commença à faire sombre, un domestique apporta une lampe avec un abat-jour. Émilie prit son ouvrage et s’assit devant la lumière. Ses belles mains, éclairées par la lampe, découpaient avec autant de rapidité que d’adresse de petits trous dans une batiste et les bordaient d’un mince papier. Iosaf contemplait ce tableau pour la première fois de sa vie.

— Dites-moi, y a-t-il longtemps que vous êtes employé au Comité de l’Assistance Publique ? lui demanda Bjestovsky.

— Oui ! J’ai aussi été étudiant autrefois.... j’ai fait quelques études, répondit le teneur de livres et il baissa la tête.

— Vous avez été étudiant ? fit d’un air d’intérêt la maîtresse de la maison. J’aime tant les étudiants ! Quand nous demeurions à Kiew, il en venait beaucoup chez nous.

En réponse à ces mots, Iosaf poussa un gros soupir : oh, si la moindre parcelle de cet amour lui était échue en partage !

— Vous êtes marié ou célibataire ? poursuivit Émilie, et, en faisant cette question, elle rougit.

— Je suis un vieux garçon, répondit-il.

— Pourquoi vieux ? reprit en fixant ses yeux sur lui madame Kostyreff. Peut-être avez-vous beaucoup vécu ? ajouta-t-elle.

À son tour, Iosaf rougit.

— Au contraire, dit-il.

Le visage de Bjestovsky conservait son sourire presque moqueur.

— Et vous n’avez même aucun parti en vue ? demanda le jeune homme.

— Non, quel parti voulez-vous que j’aie en vue ? répondit Férapontoff d’un ton quelque peu froissé.

— Pourquoi donc ? demanda aimablement Émilie.

— Apparemment, cela n’est pas dans ma destinée.

— Ne dites pas cela ! Vous êtes, je crois, si bon, que toute femme pourrait être heureuse avec vous, répliqua madame Kostyreff.

Iosaf sentit une sueur froide perler sur son front. Bjestovsky qui semblait éprouver le besoin de se promener un peu quitta la chambre. Le teneur de livres resta en tête à tête avec Émilie.

— Et vous n’avez jamais été amoureux ? interrogea-t-elle à voix basse, en se penchant sur son travail.

Cette question acheva de troubler Iosaf.

— Peut-être ne l’ai-je jamais été, mais maintenant je le suis... murmura-t-il, en proie à une agitation qui faisait trembler. ses jambes sous la table.

— Maintenant ? répéta d’un ton significatif madame Kostyreff.

En ce moment rentra Bjestovsky. Iosaf le regarda avec un sourire assez bête. Toutefois, remarquant que le jeune homme bâillait et qu’Émilie, prise sans doute du même besoin, mettait sa petite main sur sa bouche, le teneur de livres ne se crut pas en droit de prolonger sa visite. Avant de se retirer, il se permit encore de baiser la main de madame Kostyreff, et, de nouveau, il sentit que les lèvres de la jeune femme lui effleuraient le sommet de la tête. Bjestovsky le reconduisit de la façon la plus aimable jusqu’à la porte.

En retournant chez lui, au clair de la lune, Iosaf ne songeait qu’à la charmante veuve ; maintenant, lui-même comprenait fort bien qu’il était passionnément, follement amoureux. Tout ce qu’il y avait de poétique dans sa nature, tous les rêves refoulés, toutes les aspirations contenues de sa jeunesse, toutes ses facultés de dévouement et d’abnégation, tout cela se concentrait, pour ainsi dire, sur la créature divine, qu’il considérait comme un devoir sacré de servir à la façon d’un esclave.

 

VIII

La chancellerie du Comité était à la besogne, les plumes couraient sur le papier avec un bruit de souris. La porte d’entrée s’ouvrait continuellement. D’abord, parut un moujik vêtu d’une demi-pelisse en peau de brebis. Il avait affaire à l’agent de la société « le Caucase », et, mal renseigné, était entré dans le local du Comité. Inutile de dire que les scribes le mirent à la porte en se moquant de lui.

Ensuite se montra une vieille bourgeoise qui venait consigner dix roubles. Pendant une demi-heure, au moins, elle ne cessa de demander à Iosaf si on lui rendrait son argent.

— On vous le rendra, on vous le rendra, répondait-il.

— Ne me faites pas de tort, monsieur, dit-elle, et elle déposa un tchetvertak[5] sur le bureau de l’employé.

— Qu’est-ce que tu fais, vieille diablesse ? Veux-tu bien... cria-t-il, en lui jetant son argent avec mépris.

— Pardon, si c’est ainsi, mon bienfaiteur... reprit la bourgeoise, et, après avoir ramassé la pièce de monnaie, elle se retira.

La porte s’ouvrit de nouveau et le membre perpétuel fit son entrée, la mine soucieuse, un portefeuille sous le bras. Tous les scribes prirent aussitôt l’attitude des soldats devant leur chef. Iosaf lui-même se leva, ce qu’il ne faisait jamais auparavant. Le membre perpétuel passa dans la salle du conseil. Férapontoff l’y suivit.

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il en regardant son supérieur.

— Tenez, voilà ce qu’il y a. Admirez, répondit celui-ci, et il tira du portefeuille les journaux du Comité, déchirés en petits morceaux.

— Vraiment, il est impossible de servir avec lui ! poursuivit le vieillard d’un ton larmoyant : il nous traite carrément de fripons, de concussionnaires !... « Quel est, demande-t-il, le coquin qui a écrit ce rapport ? » « Permettez, dis-je, c’est le teneur de livres lui-même, qui l’a rédigé. » « Qu’on l’envoie au corps de garde, répond-il, je le ferai mourir sous les verrous. » Il a ordonné de vous mettre au corps de garde pour trois jours. Allez-y.

À mesure que parlait le membre perpétuel, Iosaf devenait de plus en plus pâle.

— Je vous remercie, c’est à vous que je dois cela ; bien reconnaissant ! fit-il.

— Comment, à moi ? Quelle est ma faute ? En quoi suis-je coupable ?

— En quoi ? reprit ironiquement Férapontoff. Je crois avoir tout fait pour vous, et, dans une affaire insignifiante, vous avez refusé de me rendre service. Je vous remercie !

À la fin, le vieillard se fâcha.

— Trêve de remerciements ironiques ! répliqua-t-il en élevant la voix d’un ton de maître ; on t’a ordonné de te rendre pour trois jours au corps de garde, vas-y ; il est inutile de discuter plus longtemps !

— C’est tout ce que vous savez faire, je le sais bien ! répondit avec une sorte de rage le teneur de livres, et il sortit ; mais, quand il fut dans la rue, l’air frais le calma un peu, il ne put même s’empêcher de rire en songeant au côté comique de sa situation : il devait aller dire lui-même qu’on le mît sous les verrous. En approchant du corps de garde, il ne savait décidément que faire.

Toutefois, un petit officier de la garnison, qui se trouvait sur la place, le tira d’embarras. C’était un jeune homme au visage rond et extraordinairement bête, avec d’énormes oreilles toutes droites ; du reste, il avait un casque, une écharpe et, sur la poitrine, un insigne honorifique.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ? demanda-t-il sévèrement.

— On m’a envoyé au corps de garde pour y être enfermé, répondit Iosaf.

—Ah ! Entrez ! C’est probablement pour des concussions... Ainsi, vous vous êtes fait graisser la patte, dit le jeune imbécile, et il introduisit son prisonnier dans une chambre ne recevant la lumière que par une fenêtre grillée. Des inscriptions au crayon, des crachats, des punaises écrasées salissaient les murs peints en jaune. Le lit de bois, avec ses planches nues, devait sans doute être habité par toutes sortes d’insectes. Une porte entre-bâillée laissait voir quelques mornes figures de soldats dans un coin sombre de la pièce suivante. Il arrivait de là une insupportable odeur de tabac et de choux aigres. Iosaf s’assit et devint pensif. Ce qui le désolait le plus c’était l’idée qu’il serait trois jours sans voir sa divinité, mais tout à coup sur la plate-forme se fit entendre une douce voix de femme. Iosaf tressaillit et un instant après Émilie entra dans la chambre.

Avec sa robe blanche, son chapeau blanc, son bournous blanc, elle avait l’air d’une fée venant visiter le prisonnier dans les ténèbres de son cachot.

Iosaf l’accueillit avec un rire forcé.

— Mon Dieu, qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda-t-elle, inquiète.

— Rien, cela n’a pas d’importance ! répondit-il en continuant à rire.

— Comment, rien ? Mon frère vient d’aller au Comité, on dit là que vous avez été mis en prison pour mon affaire, répliqua Émilie, et, avec un visible sentiment de répugnance, elle s’assit sur le lit.

— Cela ne signifie rien, reprit Férapontoff. On a voulu s’amuser. Voyez-vous, nous autres employés, nous sommes tous ainsi !... Faire quelque chose pour quelqu’un, jamais de la vie, mais vexer et opprimer tout le monde, comme le ferait une armée en pays conquis, à la bonne heure !

— Oh, non, vous n’êtes pas ainsi ! dit Émilie qui le regardait d’un air presque tendre.

— Je n’ai qu’une prière, une prière ardente à vous adresser, reprit Iosaf en appuyant la main sur son cœur : ne vous inquiétez pas de votre affaire. Je suis prêt à sacrifier ma vie pour vous.

— Oui, vous êtes un homme rare ! observa Émilie pensive.

Le teneur de livres la considéra silencieusement : que de choses il aurait voulu et dû lui dire ! mais il n’osa pas proférer une parole. À la fin, la jeune femme se leva.

— Comme c’est laid ici...comme il fait sale ! remarqua-t-elle et l’idée lui vint de lire une des inscriptions dont le mur était couvert, mais au même instant elle se détourna par un geste de pudeur offensée.

— Adieu, mon ami ! je viendrai encore vous voir, dit-elle.

Iosaf, selon son habitude, se hâta de lui baiser la main. Au moment où elle allait l’embrasser sur le front, peut-être sur la joue, Férapontoff s’y prit de telle façon que les lèvres de la jeune femme rencontrèrent sa bouche.

— Oh ! que vous êtes malin, vous savez filouter les baisers ! fit-elle, toute rougissante, et elle s’enfuit, laissant le prisonnier plongé dans l’extase.

 

IX

Deux jours après, Férapontoff cheminait dans une petite rue excentrique ; presque arrivé hors de la ville, il s’arrêta devant une vieille maison de bois fort délabrée, dont la moitié des fenêtres étaient condamnées. Il essaya d’ouvrir la porte, mais s’étant aperçu qu’elle était fermée au verrou et connaissant apparemment les habitudes du propriétaire, il fit le tour de l’immeuble ; derrière il y avait une clôture peu élevée. Iosaf sauta par dessus et se trouva alors dans un immense potager rempli de choux, de pommes de terre et de carottes. Quand le teneur de livres eut traversé ce jardin, il déboucha dans une cour flanquée de deux pavillons en ruines. Près du puits, devant une auge, une femme à l’aspect sordide se lavait les pieds.

— Klim Zakharitch Farforovsky est chez lui ? demanda Iosaf.

— Oui, répondit-elle.

Il s’approcha du perron d’honneur.

— Pas par là, par celui de derrière ! cria la femme.

Se conformant à cette indication, Iosaf monta un escalier étroit, aux marches branlantes, et entra dans une sombre antichambre. Pour avertir de sa présence, il toussa à deux reprises, mais personne ne parut l’entendre. Cependant quelque chose lui picotait les yeux et les forçait à larmoyer.

« Que diable est-ce là ? » pensa-t-il, et il se mit à frapper violemment du pied.

À la fin une voix brisée se fit entendre, venant de la pièce voisine :

— Qui est là ?

Puis la porte s’entre-bâilla et quelqu’un regarda par l’ouverture. C’était un petit vieux, blond, malingre, avec de fines moustaches relevées en forme de crocs ; il portait une vieille robe de chambre fourrée de petit-gris.

Iosaf s’annonça :

— Férapontoff du Comité.

— Ah ! eh bien, entrez, entrez, dit le vieillard.

En pénétrant dans la chambre, le visiteur aperçut tout d’abord, sur un guéridon, de petits poids comme ceux dont se servent les pharmaciens ; dans un coin, sur une commode, se trouvaient divers ustensiles de ménage : un samovar malpropre, deux ou trois tasses aux couleurs ternies, une demi-douzaine d’assiettes ébréchées. Contre l’autre mur était adossé un divan où un creux très accusé indiquait la place que sans doute le maître de la maison avait coutume d’occuper.

— Oui ! Ainsi voilà comme ! observa Farforovsky en s’asseyant précisément à cet endroit ; puis il passa le revers de sa main sur ses yeux larmoyants et comme enflammés.

— Voilà comme, oui ! fit Iosaf qui s’assit à son tour et essuya des larmes.

— Ce sont les oignons qui vous font pleurer ? J’en ai qui sèchent là dans la chambre du coin, expliqua le vieillard avec un sourire quelque peu aigre.

— Pourquoi donc là ? Est ce que vous ne pouviez pas les mettre ailleurs ? demanda Férapontoff.

— Et où donc ? En quel endroit ? répondit d’un air blessé Farforovsky.

Quoique Iosaf eût beaucoup entendu parler de cet original, pourtant ce fut presque avec surprise qu’il considéra son visage flétri et défait, ses mains osseuses et rouges, aux ongles complètement rongés. Farforovsky avait le rang de conseiller d’État et, avant de se fixer en province, il avait habité Pétersbourg, mais partout il avait fait l’effet d’un malheureux, tant sa mise était sordide. Encore plus soupçonneux qu’avare, il avait acheté depuis longtemps déjà cette vieille bicoque et, bien qu’elle fût fort délabrée, il s’était borné, pour toutes réparations, à faire mettre six étançons dans la pièce où il se tenait habituellement, de peur que le plafond ne vînt à s’écrouler sur lui. Par une chaude journée de mai, Iosaf, comme nous l’avons vu, le trouva vêtu d’une pelisse. De plus, Farforovsky avait continuellement peur d’être empoisonné ; c’est pourquoi, quand sa cuisinière, — son unique domestique, — lui servait sa nourriture toujours plus que modeste, il l’obligeait de goûter à chaque mets avant lui. C’était après de longues délibérations avec lui-même qu’il se décidait à acheter l’objet le plus dépourvu de valeur, et, lorsqu’il avait payé, il s’efforçait de faire annuler le marché ; parfois il revenait au magasin et suppliait le marchand de reprendre la marchandise vendue, prétendant qu’il s’était trompé. De crainte qu’on ne le volât, il encombrait sa demeure d’un tas de gueuseries, il avait même converti sa salle en bûcher. Telle était aussi la raison pour laquelle il faisait sécher des oignons dans la chambre du coin. Pour le placement de ses fonds, il donnait la préférence aux établissements de l’État, parce qu’ils offrent plus de sécurité que les banques privées ; aussi, d’ordinaire, le voyait-on plusieurs fois par semaine accourir au Comité où il venait déposer tantôt cent roubles, tantôt deux cents ; parfois même ses versements étaient beaucoup plus modestes encore : à l’occasion, il ne dédaignait pas de consigner soit un rouble, soit cinquante kopeks.

— Tenez, vous vous plaigniez toujours de ce que le Comité donne un petit intérêt, commença Iosaf.

— Est-ce qu’il est gros ? demanda avec un sourire amer Farforovsky.

— Eh bien, en ce cas, prêtez votre argent à des particuliers... je puis vous indiquer un placement qui vous rapportera quinze pour cent.

Les yeux du vieillard s’allumèrent.

— Mais quelle est l’hypothèque ? questionna-t-il vivement.

— Il n’y en a pas, répondit Iosaf.

— Comment donc prêter sans garantie ? reprit Farforovsky profondément étonné.

— Voici la chose....

Et Férapontoff exposa toute l’affaire de madame Kostyreff.

Le vieillard l’écouta en souriant d’un air moqueur.

— Toi-même, cher homme, dit-il d’un ton doctoral, tu es employé dans un établissement de crédit et tu ne sais pas cela.... Est-ce que ton Comité me prêterait seulement deux mille roubles sans hypothèque ? Donne-les donc un peu, pour voir !

— C’est une caisse publique.

— Ah, publique ! répliqua d’une voix sifflante Farforovsky. — Une caisse publique doit être prudente, l’État est si pauvre !... Mais les particuliers doivent se laisser voler.

— Qui donc vous vole ? demanda Iosaf.

— Vous tous ! La police, par exemple.. elle-même depuis cent ans n’a point de pavé devant son local, et elle m’oblige à en faire un devant ma maison : pave, prends l’argent où tu voudras, mais pave !

— Vous ne devez pas avoir de peine à trouver l’argent.

— Tu as compté ce qu’il y a dans ma poche, peut-être.

— Sans doute, je sais ce qu’il y a. Vous mourrez et vous n’emporterez pas avec vous vos richesses dans la tombe, dit Iosaf en se levant.

— Tu mourras aussi ! Pourquoi veux-tu m’effrayer en me parlant de la mort ? Tu es un jeune homme et tu viens chez un vieillard pour le chagriner ! cria le maître de la maison.

— Je vois qu’il n’y a pas moyen de s’entendre avec vous, répondit le visiteur, et il se retira.

— Non, il n’y a pas moyen ! C’est une honte, une honte ! vociféra Farforovsky.

Férapontoff sortit comme il était entré, c’est-à-dire en traversant la cour et le potager, puis en franchissant la clôture. Après sa visite à Farforovsky, il se rendit chez le fils d’un marchand fort riche, feu Savva Rodionoff. Peu de temps avant sa mort, le vieillard qui remplissait les fonctions d’assesseur au Comité, avait pris Iosaf en grande affection parce que celui-ci avait une belle voix de basse et connaissait l’office ecclésiastique. Chaque dimanche, il invitait le teneur de livres à venir le voir, le faisait bien boire et bien manger, puis, après l’avoir ainsi régalé, le suppliait instamment de lui lire sur un seul ton, sans reprendre haleine, l’évangile du jour. Quand Iosaf avait satisfait ce désir, Savva Rodionoff, enchanté, faisait bomber son ventre, agitait les bras, et disait, les larmes aux yeux : « Asafouchka ! Ma maison est la tienne, et j’entends que tu continues, après ma mort, à être ici comme chez toi ; mon fils connaît mes intentions à cet égard. » Mais, hélas ! Iosaf n’avait pas pensé à une chose, à savoir que ce fils ne ressemblait en aucune façon à son papa, moujik simple et bon enfant. Le jeune Rodionoff était un monstre de lésinerie, un de ces ladres comme il n’en peut naître que dans la classe marchande : âgé seulement de vingt-cinq ans, très bien de sa personne, toujours vêtu très convenablement, ayant même reçu une assez bonne éducation, cet homme, néanmoins, paraissait étranger à toutes les passions humaines. Par exemple, il avait une belle voiture et des chevaux superbes, mais il n’y tenait pas. Il occupait tout le premier étage de sa vaste maison ; cet appartement renfermait des tapis précieux, des tentures à la mode, des bronzes, mais tous les meubles étaient couverts de housses qu’on n’enlevait jamais. Réglé dans sa vie comme une horloge, Rodionoff allait chaque jour visiter ses magasins et ses fabriques. D’ordinaire, le samedi, il payait lui-même tous ses ouvriers ; s’il était dû à un moujik 99 kopeks 1/2, le patron lui donnait juste cette somme, ayant toujours, à cet effet, de la menue monnaie sur lui. Rodionoff cherchait à s’insinuer dans les bonnes grâces des autorités, mais sans aller, pour cela, jusqu’à délier les cordons de sa bourse ; ni par les caresses, ni par l’intimidation, on ne pouvait obtenir de lui la moindre libéralité au profit de l’État ou de la ville. Il n’avait même pas de maîtresse ; à ce propos, certains propriétaires lui disaient parfois en riant : « Avec tes millions, Nicolas Savvitch, tu pourrais bien te payer quelque Machenka aux yeux noirs ». « À quoi bon ? avait-il coutume de répondre, je me marierai et alors j’aurai une femme ». Quiconque avait affaire à cet homme éprouvait toujours en sa présence une impression de froid mortel ; cela était vrai surtout des petites gens, de ceux qui, pour une raison ou pour une autre, se trouvaient dans sa dépendance ; ils se sentaient glacés comme devant un automate que rien ne peut fléchir, qui reste sourd à tous les raisonnements, à toutes les prières.

Dans l’antichambre claire, garnie de meubles en chêne, le visiteur retrouva une de ses anciennes connaissances, le commis qui jadis était le plus en faveur auprès de feu Savva Loukitch. Depuis la mort de son patron, les cheveux de l’employé avaient blanchi et étaient devenus rares. Il reconnut aussi le teneur de livres.

— Bonjour, batuchka, Iosaf Iosafitch, dit-il.

— Est-ce que le maître de la maison est chez lui ? demanda Férapontoff.

Le commis tira de son gousset une vieille montre ronde, la regarda et répondit :

— À présent, pas encore, mais dans vingt minutes il sera ici.

— C’est sûr ?

— Oui... Il y a au moins cela de sûr chez nous ! reprit le vieillard avec un mélange de tristesse et d’ironie.

Au bout de vingt minutes arriva en effet Rodionoff. Il marchait du pas pressé de l’homme d’affaires.

— Ah, bonjour ! Venez avec moi, je vous prie ! dit-il en apercevant Iosaf.

Du reste, le marchand n’introduisit son visiteur que dans la salle, il s’arrêta près de la porte du salon et s’y adossa négligemment.

— Qu’est-ce que vous me direz ? demanda-t-il.

— J’ai une prière à vous adresser, Nicolas Savvitch, commença Férapontoff fort embarrassé de sa contenance.

— Je vous écoute.

Iosaf exposa franchement et dans tous ses détails la situation de madame Kostyreff.

— Oui, je comprends, fit Rodionoff dont la physionomie devenait d’instant en instant plus froide et plus hautaine.

— Et pourtant il y a acquéreur pour certaines parcelles du bien, continua Iosaf en donnant à sa voix l’accent qui lui parut le plus persuasif, — on achèterait le bois et le moulin, en sorte que tout l’arriéré pourrait être soldé immédiatement.

— Oui, oui... répéta Nicolas Savvitch qui, en signe d’impatience sans doute, s’était mis à agiter la jambe.

— Ne pouvez-vous pas, acheva enfin Iosaf, lui prêter pour six mois deux mille cinq cents roubles ? Ce placement est sûr : je fournis moi-même le complément de la somme dont madame Kostyreff a besoin, soit mille roubles.

— Je n’ai pas les fonds nécessaires, répondit effrontément Rodionoff.

Iosaf recula d’étonnement.

— Comment, vous n’avez pas les fonds ? Qu’est-ce que vous dites ! fit-il avec un sourire : rien que chez nous, au Comité, vous avez cent fois plus d’argent qu’il n’en faut.

— Qu’importe ? J’ai besoin de cet argent pour autre chose... Qu’est-ce qu’il te faut ? Qui es-tu ? cria ensuite Rodionoff à quelqu’un qui avait surgi tout à coup dans l’antichambre.

Le nouveau venu était un homme de haute taille, il avait les cheveux coupés court et portait des moustaches ; ses vêtements étaient couverts d’une poussière rouge comme celle de la brique.

— Je suis un soldat... un fantassin, Votre Noblesse, dit-il, en prenant une attitude militaire.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— J’ai monté le poêle, il est tout prêt,

— Eh bien, tant mieux. Le prix sera payé au commandant.

— Parfaitement, Votre Noblesse.

— Alors, va-t-en.

— Ne me donnerez-vous pas un petit pourboire, Votre Noblesse ? reprit le soldat d’un ton suppliant.

— Ne veux-tu pas de quoi acheter des croquets ?... Tu devrais plutôt demander des croquets, répliqua Rodionoff.

— C’est l’habitude, Votre Noblesse, balbutia son interlocuteur.

— Peu m’importent les habitudes des autres, je m’en tiens à la mienne ; ainsi, par le flanc gauche, marche !

Le soldat s’empressa d’obéir.

Pendant tout ce temps une sueur froide inondait le corps de Iosaf. Il allait renouveler sa demande quand sortit du salon un jeune homme d’une maigreur maladive.

— Quoi ? Vous avez fait le compte ? l’interrogea Rodionoff en fixant sur lui son regard glacial.

— Oui, répondit respectueusement le jeune homme.

— Au revoir, dit le marchand à Iosaf et il disparut aussitôt.

 

X

Pendant quelques minutes Férapontoff resta comme foudroyé : il avait mis son dernier espoir en Rodionoff. Mais, décidé à faire flèche de tout bois, il se ressouvint fort à propos de l’ancien major Odintzoff qui habitait dans le district de Porkhoff à l’ousadba[6] de Tchourilovo. Ce major avait l’air d’un brave homme ; il venait parfois au Comité et toujours il demandait aux scribes de lui indiquer quelqu’un à qui il pût prêter de l’argent en toute confiance. Férapontoff résolut de l’aller voir sans perdre de temps. Fatigué, harassé, il revint chez lui en toute hâte, dîna à peine, et se mit aussitôt en quête d’un cocher. La chaleur était écrasante, mais Iosaf ne la remarquait pas : il marchait d’un pas rapide, insensible aux ardeurs du soleil comme aux odeurs de cuir, de goudron et de fumier qui s’échappaient des cours d’auberges. À force de courir les hôtels, il finit par découvrir un garçon qui connaissait l’ousadba de Tchourilovo. Restait encore à trouver le garçon lui-même : il buvait du thé dans une gargote avec des gens de son village, en sorte qu’il se passa beaucoup de temps avant que Iosaf pût avoir à sa disposition une télègue attelée de deux chevaux isabelle. Le cocher assis sur le rebord avait le visage oblong, le nez long et tortu ; vu sa corpulence, ce gros et grand moujik semblait plutôt fait pour tourner une meule que pour conduire ses paisibles animaux. Au sortir de la ville, l’équipage prit tout de suite par la traverse. Enveloppé dans son paletot d’employé, coiffé d’une casquette à cocarde, avec ses favoris ébouriffés et poudreux, Iosaf, à demi-couché sur son coussin de cuir, regardait au loin... Quelque amertume qu’il eût dans l’âme, l’air frais de la campagne pénétrait dans sa poitrine, et involontairement son cœur commença à battre de joie. Depuis près de quinze ans, il n’avait pas mis le pied hors de P... et, chemin faisant, des vues de plus en plus pittoresques s’offraient à ses yeux.

La télègue roula d’abord sur un terrain en pente douce où erraient au moins une centaine de vaches dont la présence animait tout le paysage. La route aboutissait à une construction en briques rouges précédée d’un étang. Nos voyageurs durent la suivre presque jusqu’au bord de cette pièce d’eau, et leur approche effraya un troupeau d’oies qui s’éloignèrent aussitôt en poussant de grands cris. Parvenus sur une hauteur, ils aperçurent une petite forge ; noirci par la fumée, coiffé d’un bonnet de cuir, le forgeron était en train de ferrer un cheval. À la vue de l’équipage, il salua et, sans rien dire, menaça avec son marteau le cocher qu’apparemment il connaissait. Celui-ci lui rendit la pareille avec son fouet. Férapontoff et son compagnon traversèrent ensuite des champs de blé dépendant d’un village. Les gamins de la localité mirent le plus grand empressement à leur ouvrir les barrières.

— Très bien, enfants, très bien ! dit le cocher et il activa le trot de ses bêtes. Les petits paysans coururent derrière la télègue pour ouvrir les autres barrières.

— Ah, les gaillards ! quand je repasserai, pour sûr, vous aurez tous du nanan ! les remercia le cocher ; en même temps, il semblait avoir grande envie de lier conversation avec son voyageur.

— Tenez, là-bas, c’est l’ousadba du barine Gavriloff, dit il en montrant des bâtiments qu’on apercevait dans le lointain. Elle est toute en pierre, mon ami, ajouta-t-il.

— C’est qu’il est riche, alors ? demanda Iosaf.

— Seigneur ! Je crois bien qu’il est riche ! Et il est célibataire... Il ne veut pas se marier !...

Ils longèrent ensuite des fabriques, des enclos, des houblonnières, et arrivèrent dans un autre village. À l’entrée de la dernière maison, le cocher remarqua un fort joli enfant qui criait de toutes ses forces.

— Ne brais pas, ne brais pas, nous reviendrons, lui dit-il.

— Ce n’est pas à cause de vous, c’est à cause de maman, répondit l’enfant.

— Eh, mon cher, je pensais que c’était notre départ qui te faisait de la peine, reprit le facétieux personnage.

Au beau milieu de la route s’offrit un carrefour.

— Oh, diable, ici on peut se tromper de chemin, il faut demander, fit le cocher.

Là-dessus, il mit lestement pied à terre, s’approcha d’une izba et frappa avec son fouet contre l’appui de la fenêtre.

— Eh, la mère, où es-tu passée ? Montre-toi ! cria-t-il.

Une vieille femme se fit voir par la croisée.

— Par où faut-il prendre pour aller à Tchourilovo ? à droite, à gauche, ou tout droit ?

— Tout droit ? Qu’est-ce que tu dis, Seigneur ? Prends à gauche, répondit la vieille.

— Et quelle distance comptes-tu ? Est-ce encore loin ?

— C’est à cinq verstes d’ici...

— Très bien ! si nous n’étions pas si pressés, nous te ferions une petite visite, adieu ! Toujours tout droit ?

— Toujours tout droit.

Ayant entendu cette réponse, le cocher remonta sur son siège avec une prestesse qui émerveilla la paysanne.

Dans une jeune forêt, qu’ils traversèrent ensuite, ils firent la rencontre d’un moujik cheminant avec une hache. Le cocher ne put s’empêcher de lui adresser aussi la parole.

— Eh bien, mon oncle, y a-t-il loin d’ici à Tchourilovo ?

— Sept verstes, répondit avec humeur l’interpellé et il disparut derrière les taillis.

— Merci à toi d’avoir si peu exagéré, brave homme, reprit le loustic... Quelle belle petite rivière ! ajouta-t-il, comme la télègue approchait d’un pont. On y boirait volontiers ; l’eau est si claire...

— Allons, bois, lui dit Iosaf.

Le cocher abandonna les rênes, sauta de son siège sur la berge et, penché vers la rivière, se mit à boire dans le creux de sa main.

— Cette maudite viande salée, qu’on mange à l’auberge, vous donne une soif épouvantable ! observa-t-il, puis il remonta joyeusement dans la télègue et lança ses chevaux au grand trot.

— Tenez, voilà Tchourilovo ! dit-il en indiquant d’un signe de tête une ousadba qui se dressait sur un terrain complètement nu ; on n’apercevait aux alentours ni un arbuste, ni un ruisseau, il semblait même qu’il n’y eût pas de jardin.

Cependant Iosaf commençait à sentir toute la délicatesse de sa position : c’est le diable sait quoi de demander de l’argent dans une maison où on va pour la première fois. Par contre, le cocher ne perdit rien de son assurance : fièrement, comme s’il conduisait un général, il mit ses chevaux au galop et les fit entrer par la cour d’honneur qu’entourait un simple potager. Lorsque l’équipage s’arrêta, Iosaf en descendit tout confus et un spectacle étrange, complètement inattendu, s’offrit à ses regards : une grosse dame, d’un âge avancé, était assise à la galerie postérieure de l’habitation seigneuriale ; elle tricotait des bas et son visage exprimait la colère ; au haut du perron était debout Odintzoff lui-même ; les pieds à nu dans ses bottes, le major portait un pantalon large et une redingote militaire. Il faisait claquer sa langue en imitant avec la main les mouvements d’un joueur de guitare, tandis que devant lui dansait désespérément sur le sable un jeune domestique serf au visage triste et souffreteux. De temps à autre, le major levait la main, et le serf, après s’être arrêté un instant dans une pose pleine de désinvolture, lançait les bras en l’air, agitait tout son corps à la façon des tsiganes, commençait à crier : « Ha, ha, ha, ha ! Ha, ha, ha, ha ! » Alors Odintzoff frappait dans ses mains en criant aussi : « Ha, ha, ha, ha ! Ha, ha, ha, ha ! »

— Ivan Dmitritch, cessez, à la fin ! Voilà une visite, lui dit à demi-voix la dame.

— Ah ! excusez, fit le major en voyant Iosaf s’approcher du perron, et il descendit au-devant du visiteur.

— Excusez !

À son tour, Iosaf fit aussi ses excuses et se nomma.

— Vous ne me reconnaissez peut-être pas ? ajouta-t-il.

— Au contraire, sincèrement enchanté... Comment danse-t-il ? poursuivit le major en montrant le jeune domestique, qui se tenait debout devant lui dans une attitude respectueuse.

Iosaf ne put s’empêcher de remarquer que le maître de la maison avait le teint très allumé et que sa bouche exhalait une forte odeur d’alcool.

— Pourtant, permettez que je vous présente... ma femme, Nastasia Ardalionovna ! continua le major en esquissant une révérence et en montrant la dame. Je vous prie très humblement d’entrer dans la maison. Toi, viens aussi ! ordonna-t-il ensuite au jeune domestique.

Tout le monde se rendit dans la salle. Odintzoff invita Iosaf à passer devant lui et le suivit en faisant toujours des révérences. La maîtresse du logis entra par une autre porte, s’assit immédiatement et se mit, pour ainsi dire, en observation. Quoiqu’il y eût beaucoup de courants d’air dans cette chambre, une forte odeur de chat s’y faisait sentir.

— Permettez-moi de danser un peu devant vous, dit brusquement le major, après avoir offert un siège au visiteur.

— Volontiers, répondit Férapontoff.

— Voulez-vous une mazurka ? reprit le maître de la maison.

— Ce qu’il vous plaira.

— Ivan Dmitritch, il faudrait, me semble-t-il, laisser cela, dit Nastasia Ardalionovna, mais son mari se borna à agiter le bras pour lui imposer silence.

— Mitka ! cria-t-il.

Le domestique entra dans la salle.

— Une mazurka ! Joue et instruis-toi en me regardant !

Le jeune serf s’approcha d’un coin où se trouvait une boîte ; après avoir exécuté certains salamalecs, il introduisit dans un trou une clé pendue au mur, et se mit à tourner cette clé. La boîte n’était autre chose qu’un petit orgue. Le domestique joua une mazurka de Khlopitzky ; aux sons de cette musique, le major commença à danser en imitant les poses langoureuses, les airs penchés d’un cavalier qui fait un tour avec une dame.

— Mais cela vous ennuie peut-être ? Préférez-vous une valse ? demanda-t-il à Iosaf après quelques instants de cet exercice.

— Ivan Dmitrich, finissez, lui dit sa femme.

— Cela m’est égal, répondit le visiteur.

— Une valse ! ordonna le major au domestique. Celui-ci obéit. Odintzoff, la tête un peu penchée sur le côté, se mit à valser.

— Ouf ! maintenant je suis fatigué : je ne puis pas danser beaucoup, dit-il en s’arrêtant devant le teneur de livres. Permettez-moi pourtant de vous offrir un petit verre. Laquais, de l’eau-de-vie !

La maîtresse du logis se leva.

— Non ; pour cela, du moins, non ! déclara-t-elle résolument.

— Pourquoi ? questionna le major, et les muscles de sa joue droite se crispèrent.

— Parce que cela ne se peut pas, répondit Nastasia Ardalionovna, et elle sortit.

— Toi, laide trogne, apporte-moi de l’eau-de-vie, ordonna Odintzoff au jeune domestique qui s’éloigna d’un air mécontent.

Puis le major adressa de nouveau la parole à Iosaf :

— Comment va votre santé ?

— Grâce à Dieu, je vais bien.

— Enchanté de faire votre connaissance, reprit le major et il tendit la main à Iosaf. — Mitka !

Le serf reparut.

— De l’eau-de-vie ou je te tue !

— Madame l’a enfermée, et elle ne veut pas en donner.

— Tais-toi ou je te tue ! Approche, mets-toi à genoux devant moi.

Tout pâle, le jeune domestique vint s’agenouiller devant son maître.

— Qui suis-je ?... Parle !... Je suis le major Sémen Odintzoff, du village de Tchourilovo... De l’eau-de-vie, vivement !

— Mais, monsieur, est-ce que c’est ma faute ?... Madame...

— Je vais te tuer ! Voilà pour toi ! vociféra le major et il asséna au pauvre garçon un soufflet qui le renversa sur le parquet.

— Assez, que faites-vous ? cria Iosaf en s’élançant vers Odintzoff.

Ce dernier regarda d’un air furieux le teneur de livres.

— Qui es-tu ? demanda-t-il.

— Je suis Férapontoff, mais vous, ne faites pas de tapage.

— Comment as-tu osé venir chez moi ? Qui es-tu ? Va-t’en ! Je vais te tuer ! hurla le major, et, les poings fermés, il se précipita sur Iosaf.

Mais le visiteur lui-même était exaspéré ; toute la colère qui s’était accumulée dans son âme depuis le commencement de la journée, fit enfin explosion.

— Avant que tu me tues, je t’étranglerai toi-même, répliqua-t-il, et, saisissant son agresseur au collet, il le repoussa violemment.

Le major perdit l’équilibre et alla rouler au milieu des chaises.

— À la garde ! On m’assassine ! commença-t-il à vociférer.

— Eh bien, c’est ça, crie encore un peu ! dit Iosaf, et il ajouta en s’adressant au jeune serf :

— Mon ami, va, je te prie, commander ma voiture.

Le domestique partit aussitôt.

— Va-t’en ! Je te tuerai ! ne cessait de crier le major.

En sortant, sur le perron, Iosaf frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Qu’est-ce que c’est que cela, Seigneur, mon Dieu ! Pourquoi suis-je venu chez cette brute ? fit-il avec amertume, et il se mit en route sans attendre ses chevaux. Toutefois, le cocher le rejoignit non loin de la maison, et dès que Iosaf fut monté dans la télègue, il commença à bavarder.

— Nous sommes bien tombés... En voilà, une visite ! Il en est à son septième védro[7] d’eau-de-vie depuis huit jours.

— Il avait bu, sans doute ? C’est un ivrogne ? demanda Férapontoff.

— Il doit l’être quelque peu. Tout à l’heure, quand je suis parti, il se promenait dans la cour, armé de pied en cap, et ne faisait que brailler : « Je tuerai, j’égorgerai tout le monde ! » Tous ses gens se sont enfuis et sa femme a cherché un refuge dans le sousiek[8], elle s’est fourrée dans le seigle. Voilà un homme qu’on devrait fouetter !

— Certainement, reconnut Iosaf.

— Où aller pourtant ? continua le cocher en tournant vers lui son visage à la fois bienveillant et moqueur.

— Allons chez le barine Gavriloff, il n’est peut-être pas comme cela, répondit Iosaf après un moment de réflexion.

— Ce barine-là, on le sait bien, c’est du froment tout pur, tandis que l’autre, ce n’est même pas du seigle, reprit le cocher et il accéléra le trot de ses chevaux qui avaient fait déjà peut-être soixante verstes sans prendre de nourriture. Cependant le soleil se couchait, frangeant de rose les petits nuages qui s’amoncelaient à l’horizon. Sur les prairies humides commençait à se lever un épais et blanchâtre brouillard de rosée. Les râles de genêt faisaient entendre leur cri çà et là. Après un voyage de quatre verstes, on arriva enfin à Gavrilkovo. Assise sur une hauteur et flanquée de deux ailes, la vaste ousadba ressemblait à un château féodal. À ses pieds s’étendait en plan incliné un jardin touffu qui descendait jusqu’à une rivière, la plus belle de la contrée. La télègue traversa le pont, puis monta la côte en suivant une avenue bordée de tilleuls. N’osant pas se présenter de but en blanc dans la maison, Iosaf ordonna à son cocher de se rendre à l’un des pavillons et de dire aux domestiques qu’un employé du Comité, Férapontoff, surpris par la nuit dans ces parages, demandait la permission de loger à l’ousadba.

Le cocher revint au pas de course.

— On m’a chargé de vous dire que le barine vous invite à entrer chez lui, annonça-t-il joyeusement à Iosaf. Celui-ci se dirigea vers la maison.

Un laquais en livrée l’attendait au bas du perron. Ce domestique lui fit monter un large escalier, recouvert d’un tapis et orné de fleurs ; puis, sans la moindre grimace, il lui ôta son vieux paletot tout poussiéreux. « Donnez-vous la peine d’entrer au salon », dit-il ensuite à voix basse. Iosaf pénétra timidement dans une sombre salle, percée de deux ouvertures ; après quoi il passa dans un salon faiblement éclairé par une lampe posée sur la table. Aux murs étaient suspendus, dans des cadres dorés, de grands tableaux à l’huile, signés Murillo et Corrège. À la fin la porte du fond s’ouvrit et le maître de la maison parut. C’était un homme de haute taille, à la physionomie pensive mais agréable ; ses cheveux grisonnaient et commençaient à devenir rares ; il était vêtu d’un paletot noir boutonné jusqu’en haut et, suivant la mode qui venait alors de s’introduire parmi les propriétaires, il portait toute sa barbe.

— Je vous connais un peu, dit-il et il tendit aimablement la main à Iosaf.

Le visiteur observa à son tour qu’il avait eu l’avantage de le voir quelquefois au Comité.

— Je vous prie, fit Gavriloff, en montrant à Iosaf le coin d’un divan ; lui-même s’assit à l’autre extrémité.

— Vous êtes probablement venu voir dans notre district quelque parent ou quelque connaissance ? demanda-t-il d’une voix douce et coulante.

Iosaf alla droit au fait.

— Non, répondit-il, mon voyage est motivé par une affaire au sujet de laquelle j’aurais même une très humble prière à vous adresser.

— Votre très humble serviteur, dit le maître de la maison en baissant ses yeux intelligents.

— Cette affaire concerne madame Kostyreff.... Peut-être même la connaissez-vous ?

— Madame Kostyreff ?.... répéta Gavriloff : j’ai connu Kostyreff.

— C’était son mari. Il est mort, lui laissant une fortune en grand désordre ; maintenant elle désirerait vendre un bois et un moulin ; c’est précisément pour cela qu’elle m’a chargé de vous aller voir.

— Moi ? demanda Gavriloff d’un air un peu étonné.

— Oui, elle vendrait à très bas prix, seulement elle pose une condition : l’acquéreur payerait tout de suite et ne recevrait le contrat de vente que quand le bien aurait été purgé.

— Mais qu’est-ce qui m’assure que le bien sera purgé ? observa avec un sourire le barine.

— Vous pouvez vous-même, si vous voulez, verser directement, en votre nom, l’argent au Comité.

Gavriloff parut réfléchir.

— Oui, dit-il, mais en ce cas qu’est-ce qui me garantit que ce moulin et ce bois seront vendus à moi et non à un autre ?

— Pour cela, vous n’avez qu’à faire une convention particulière avec la venderesse.

— Oui, répéta Gavriloff d’une voix traînante, mais c’est une chose qui demande réflexion, ajouta-t-il ; puis il invita Iosaf à se rasseoir et se hâta de donner un autre cours à la conversation. Il se mit à interroger le visiteur sur les capitaux du Comité, sur les opérations de cet établissement ; sans émettre lui-même aucune pensée, il écoutait avec l’attention la plus polie toutes les réponses de Férapontoff. À onze heures on se mit à table pour souper. Le repas, servi dans de la vaisselle d’argent, se composait de poisson et de gibier ; tout était si bien accommodé que Iosaf dut s’avouer qu’il n’avait encore jamais rien mangé de pareil. De plus, Gavriloff lui fit boire plusieurs verres d’un bordeaux de grande marque, en sorte que mon héros commença à se sentir confus de tant d’amabilités. Lorsqu’on quitta la table, il se permit de revenir sur l’objet de sa visite et de demander quand il pourrait obtenir une réponse.

— Nous causerons de cela demain, répondit Gavriloff, et il ordonna à un laquais de conduire son hôte à la chambre préparée pour lui. L’ameublement de cette pièce était aussi élégant que confortable ; mais, quelque délicat que fût le lit, dont les draps avaient la blancheur de la neige, Iosaf s’y coucha sans pouvoir y trouver le repos. Pendant toute la nuit il ne cessa de se poser la question : « Oui, ou non, Gavriloff donnera-t-il l’argent ? » Le lendemain matin, ayant appris d’un laquais que le barine n’était pas encore sorti de son appartement, il alla au jardin pour tuer le temps d’une façon quelconque, et prit par hasard un sentier qui le conduisit droit à l’orangerie. Mon Dieu, que de fleurs il vit là, disposées de là façon la plus agréable à l’œil ! Il y en avait bien la moitié dont Iosaf ne connaissait même pas les noms ; ce fut pour lui un ravissement de les contempler, d’en savourer le parfum ; après les fleurs, il admira de gigantesques plantes vertes dont le feuillage offrait les formes les plus variées, et, tandis que ce spectacle le captivait au point de lui faire presque oublier son affaire, le maître de la maison y songeait en se promenant dans son vaste cabinet.

L’extérieur de Gavriloff prévenait en sa faveur. À voir son visage intelligent et expressif, sa taille restée majestueuse, chacun, semblait-il, devait se sentir involontairement attiré vers lui. Et pourtant toute la vie de cet homme s’était écoulée dans une étrange obscurité. Jadis lieutenant aux gardes, il avait donné sa démission à la suite d’un passe-droit dont il avait été victime, et s’était fixé dans le district de Bakalaïsk. Depuis lors la renommée n’avait plus parlé de lui que pour vanter son amour filial. Il vivait avec sa mère, femme fort riche qui, après avoir rempli les fonctions de dame d’honneur, s’était retirée dans son domaine de Gavrilkovo.

Même pour les voisins et voisines pauvres que l’ancienne dame d’honneur admettait parfois en sa présence, c’était quelque chose d’incompréhensible qu’un jeune homme si intelligent, plein de force et de santé, s’astreignît à passer les journées entières près d’une vieille femme, dans une chambre surchauffée et remplie d’images pieuses. Les braves gens n’en revenaient pas en voyant Gavriloff prodiguer à sa mère des marques d’attention comme eux-mêmes n’en avaient jamais reçu de leurs enfants. Quatre fois par an au moins, il allait en pèlerinage avec la vieille dame, et, dans ces occasions, il ne laissait à personne le soin de la mettre en voiture ou de l’aider à en descendre. Sachant qu’elle désirait une plus grande sévérité dans l’administration du domaine, il parcourut tous les villages, fit rentrer des sommes dues depuis fort longtemps, cassa ou bâtonna divers starostes : du reste, pour les moindres vétilles, il en référait à sa mère et ne se décidait à agir qu’après avoir été autorisé par elle.

Quant au mariage, comme elle ne lui en parlait jamais, il n’osait pas y penser ; bien plus, il s’interdisait les amourettes d’usage avec les serves ; seulement de temps à autre il se rendait en cachette au chef-lieu du district situé à trente verstes de Gavrilkovo, et il ne reculait devant aucun sacrifice pécuniaire pour empêcher que ces escapades n’arrivassent à la connaissance de sa « maman ».

Le 30 mars 1848, la vieille mourut enfin. Cet événement aurait dû, ce semble, porter un coup terrible à son fils. Pourtant il n’en fut rien. D’un air profondément affligé, Gavriloff prit lui-même toutes les dispositions relatives aux funérailles ; de ses propres mains il déposa le cadavre dans le cercueil ; durant la cérémonie il veilla à ce que tout se passât convenablement, et, sitôt rentré chez lui après l’inhumation, il s’enferma dans la chambre à coucher de la défunte où il se mit en devoir d’ouvrir et de visiter tous les tiroirs. Ce qu’il trouva là, on l’ignore, mais pendant un temps assez long le contentement de lui-même se manifesta sur son noble visage, comme s’il avait acquis la soudaine conscience d’une force nouvelle qu’il ne se connaissait pas auparavant. Dès lors la passion du gain commença à se refléter dans tous ses actes. De même qu’autrefois il avait pris pour règle d’obéir à sa mère, à présent la devise de sa vie semblait être : faire de l’argent. N’entretenant guère de rapports avec ses voisins, ayant renoncé en partie aux habitudes de luxe que la vieille avait introduites chez elle, il ne s’occupait absolument que de son domaine ; il augmentait le rendement de ses terres en multipliant les corvées, achetait à l’encan des biens de mineurs, soumissionnait des entreprises, et tout cela sans bruit, tranquillement, avec l’air détaché d’un homme à qui les affaires viennent s’offrir d’elles-mêmes, sans qu’il les cherche.

Presque toute la noblesse considérait Gavriloff comme un très honnête homme, et, à en juger d’après les apparences, il méritait cette réputation, car on ne pouvait lui reprocher aucune action malhonnête ou d’une délicatesse douteuse. En un sens, pourtant, toute sa vie était un crime. « Esclave paresseux», il avait constamment vécu dans l’opulence sans avoir jamais gagné un kopek par son travail ; bien plus, il avait grossi sa fortune, il était devenu millionnaire, sans avoir jamais rien sacrifié, rien risqué. Un planteur américain, du moins, lutte contre la nature, parfois même contre des bêtes féroces et des peuplades sauvages ; enfin une amélioration est au bout de ses efforts. Ici rien de semblable : ni une œuvre, ni une lutte, ni une amélioration, mais une avarice oisive thésaurisant Dieu sait pourquoi ! Comme il arrive toujours en pareil cas, à mesure que grandissait le veau d’or de Gavriloff, ce dernier s’y attachait de plus en plus passionnément : chose ridicule à dire, dans la circonstance présente, il songea sérieusement à l’insignifiante affaire que Iosaf lui avait proposée ; elle lui paraissait avantageuse, mais, cette fois, la cupidité ne put l’emporter sur un certain sentiment aristocratique qui, malgré tout, subsistait encore chez Gavriloff.

« Cette Kostyreff, j’ai connu son mari, c’était un crapuleux ivrogne..... et puis cet homme d’affaires gauche, malotru..... entrer en rapports avec ces gens-là..... Non, peste soit d’eux ! » décida-t-il en lui-même et il sonna brusquement.

Entra un domestique.

— Prie monsieur l’employé de venir me trouver, lui dit son maître.

Au bout de quelques instants arriva Iosaf pâle, le cœur défaillant.

— Je ne puis pas faire l’opération dont vous m’avez parlé, commença Gavriloff.

Férapontoff changea de visage.

— Pourquoi donc ?... de grâce, fit-il, d’un ton qui prêtait à rire tant il était plaintif.

— Parce que cela sort tout à fait de mes habitudes, déclara Gavriloff.

Cette réponse, faite avec le plus grand calme, dénotait une résolution inébranlable ; elle glaça l’âme de Iosaf. Il comprit très bien qu’avec le major ivre, avec le ladre Farforovsky et même avec le vipérin Rodionoff, on pouvait encore discuter et peut-être arriver à un résultat quelconque, mais qu’avec Gavriloff c’était impossible. Laissant de côté toute délicatesse, il se disposa aussitôt à se retirer.

— Pourquoi donc ? Déjeunez avec moi, dit poliment le maître de la maison.

Iosaf marmotta quelques mots d’excuse et prit congé.

— Je le regrette fort, observa Gavriloff, qui se leva lentement et reconduisit le visiteur jusqu’au milieu du salon.

Férapontoff regagna sa télègue où il se laissa tomber comme un lourd sac de blé.

— Va ! ordonna-t-il d’une voix rude à son cocher.

Celui-ci tourna la tête et le regarda.

— Mais pour quel motif allez-vous chez ces messieurs ? demanda-t-il.

— Je cherche à emprunter de l’argent et je n’en puis trouver nulle part, répondit lentement Iosaf.

— Celui d’ici ne vous en a pas donné non plus ?

— Non.

— Bah ! fit le cocher et il hocha la tête. Dans ces environs habite une vieille dame noble, ajouta-t-il après réflexion. Elle n’est pas riche, mais on pourrait tout de même l’aller voir. C’est une femme très âgée, qui a des moustaches blanches comme un soldat. Tout son service est fait par deux filles.

— Et elle a de l’argent ?

— Oui. Autrefois, elle en prêtait à ses connaissances. Dans le temps, mon feu père a été éprouvé par une épizootie, il a perdu deux chevaux ; eh bien, alors, mon ami, elle lui a prêté, sans hésitation, 150 roubles d’argent, — à un simple moujik.

— Conduis-moi chez elle, dit Iosaf.

— Bien, répondit le cocher, visiblement satisfait, et il changea aussitôt la direction de l’équipage. On fit une verste pour atteindre le bas de la colline et arriver à un endroit appelé « les Rivières ». C’était une plaine de trente verstes carrées, occupée toute entière par des prairies que sillonnaient çà et là de petits cours d’eau. Des montagnes se dressaient tout autour et, tandis que sur leurs cimes des villages se détachaient en noir, les champs qui s’étendaient le long de leurs pentes, comme des tapis de velours, offraient à l’œil, ici le vert des blés, là l’ocre des terres fraîchement labourées. Au sortir de ces lieux, le paysage présentait des aspects très variés : tantôt nos voyageurs avaient devant eux d’immenses campagnes où l’on n’apercevait aucune habitation, tantôt ils rencontraient sur leur passage une jeune forêt, assez peu touffue à l’entrée, mais qui devenait plus épaisse à mesure qu’on y pénétrait plus profondément ; aux petits bouleaux succédaient les trembles et les pins gigantesques, dont les frondaisons finissaient par intercepter complètement la lumière du jour ; ensuite, le bois s’éclaircissait peu à peu jusqu’à ce qu’on se retrouvât de nouveau en rase campagne.

Iosaf avait passé plusieurs nuits sans dormir ; vaincu par la fatigue, il commença à s’assoupir, puis se laissa tomber sur son coussin de cuir et se mit à ronfler. Le cocher le réveilla en lui criant : « Barine, barine ! » Férapontoff ouvrit les yeux et se souleva à demi. La télègue roulait dans un chemin étroit, bordé de haies, et conduisant à un village. Sur le petit perron d’une maisonnette en bois construite depuis peu et affectant un certain cachet aristocratique, se tenait une jeune servante qui avait des boucles d’oreilles en verre et un ruban noué autour de sa tresse ; ses pieds étaient chaussés de basaviks[9] assez élégants.

— Bonjour, oie aux pieds rouges ! dit le cocher en s’approchant d’elle et en arrêtant les chevaux.

— Tiens ! Michel ! D’où le diable t’amène-t-il ?

— Je viens avec un barine.

— Le chien ! On dirait qu’il a encore grandi, reprit la servante.

— Je brûlais d’arriver à ta hauteur, aussi ai-je fait tout mon possible pour m’allonger. La barinia est chez elle ?

— Oui.

— Descendez, dit le cocher à Iosaf, mais celui-ci hésitait.

— Prends toi-même les devants et explique-lui carrément mon affaire, j’aurais mauvaise grâce à me présenter ainsi de but en blanc, répondit-il d’une voix mal assurée.

— Soit ! consentit le cocher, puis il toussa, cracha et monta les degrés du perron.

— Oh ! diable, qu’elle est grosse !

Ces mots furent accompagnés d’une claque que Michel appliqua sur l’épaule de la servante.

— Aïe ! tu m’as fait mal, loup-garou ! dit-elle en le regardant d’un air aimable.

De la chambre arrivèrent aux oreilles du voyageur les exclamations du cocher qui répétait énergiquement : « Je viens avec un barine » ; après ces paroles, il se produisit comme un bruit sourd ; puis la voix de Michel se fit entendre de nouveau, et le teneur de livres perçut encore les mots : « Avec un barine... vraiment ».

Pendant ce temps, la servante, les bras croisés sur sa poitrine, considérait Férapontoff.

— Vous êtes venu pour acheter le blé nouveau, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

— Non, répondit-il en rougissant, et il se détourna pour échapper aux regards de la jeune fille.

— Donnez-vous la peine d’entrer ! lui cria, du vestibule, le cocher.

Iosaf franchit d’un pas timide le seuil de la maison.

Dans la première pièce, il aperçut la barinia qui, en effet, avait des moustaches et de la barbe. Elle portait une petite capote et sa poitrine ne ressemblait nullement à celle d’une femme. Assise sur un petit divan, le coude appuyé contre un guéridon, la vieille avait les jambes croisées l’une sur l’autre d’une façon toute masculine.

Férapontoff la salua.

— Bonjour ! dit-elle d’une voix qui tenait plus de la basse que du soprano.

Iosaf essuya avec un mouchoir la poussière qui couvrait son visage, et s’assit assez loin de la maîtresse du logis.

— Vous venez du chef-lieu de la province, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pourquoi donc avez-vous été chez Gavriloff ?

— Je me suis mis en route pour une affaire dont mon cocher vous a peut-être parlé...

— Je ne sais pas... il est venu jaboter... je n’ai pas bien compris son bavardage... Est-ce que j’ai de l’argent !

— Avec nous, vous seriez on ne peut plus sûre d’être payée, dit Iosaf en s’efforçant de donner à sa physionomie une expression éloquente.

— Je n’ai pas du tout d’argent, qu’est-ce qu’il radote ? Marfoutka !

La fille que nous avons vue tout à l’heure sur le perron, entra dans la chambre.

Elle était très rouge, comme si elle venait de se livrer, avec quelqu’un, à un exercice fort animé.

— Tu as tout préparé ?

— Oui, madame, tout est prêt, répondit la servante.

— Eh bien, restez un moment ici ; moi, je vais prendre un bain, dit la vieille au visiteur. Puis, elle fit entendre une sorte de gémissement, se leva et sortit.

Férapontoff soupira ; ne sachant que faire, il alla s’asseoir près d’une croisée ouverte. Par la fenêtre d’une izba dépendant de l’habitation seigneuriale, le cocher montrait sa trogne réjouie et souriante. Ainsi se passèrent environ deux heures. Durant ce temps, Marfoutka, plus rouge que jamais, la tête mouillée, les jupons retroussés, courait sans cesse du cabinet de bain à l’étang, pour chercher de l’eau froide. Iosaf remarqua que, chaque fois, elle échangeait un regard d’intelligence avec Michel. À la fin, la barinia rentra dans la chambre, ramenée ou plutôt portée par ses deux servantes : Marfa, toute rubiconde, et une autre un peu plus âgée et plus sérieuse, du moins en apparence. Emmitouflée du haut en bas, la vieille tenait la tête baissée et paraissait privée de sentiment ; sa personne exhalait une odeur de chair amollie dans l’eau chaude. Après que les servantes eurent déposé leur maîtresse sur le divan, elle resta plusieurs minutes sans relever la tête et sans ouvrir les yeux ; Iosaf en vint à se demander si elle n’était pas morte.

— Est-ce qu’elle a une syncope ? questionna-t-il.

— Pas le moins du monde ! répondit Marfa. J’ai usé sur elle sept balais, il faut la frotter ferme ! ajouta-t-elle à voix basse, et elle se retira.

— Pélagie ! dit enfin la vieille.

L’autre fille s’approcha respectueusement de la barinia.

— Je suis ici, madame.

— As-tu fait bouillir les herbes ?

— Oui, madame.

— Va les chercher. Je n’ai pas de thé, je bois une infusion d’herbe Notre-Dame, expliqua la maîtresse de la maison au visiteur.

Pélagie revint, rapportant un petit pot à bec qu’elle tenait à travers son tablier pour ne pas se brûler ; ensuite elle étendit soigneusement une grosse serviette sur la table devant la vieille ; cela fait, la servante alla prendre dans une armoire une tasse à thé et un petit plat où se trouvaient quelques maigres rayons de miel.

— Verse, lui ordonna la barinia.

Pélagie remplit la tasse d’un liquide brunâtre.

La vieille se mit à sucer de petits morceaux de miel et à boire son infusion en répétant, presque après chaque gorgée : « Oh, que c’est bon ! Cela réchauffe le ventre ! »

— Vous en prendriez peut-être bien aussi ? demanda-t-elle à Iosaf.

Il refusa.

— Du moins, vous devriez manger quelque chose. Tu as fait cuire des navets ? ajouta la vieille en regardant sa servante.

— Oui, madame.

— Apporte-les.

Pélagie sortit de nouveau et revint avec un grand plat de navets qui répandaient une odeur infecte. Elle servit très copieusement Iosaf, puis lui donna du pain et du sel. Le visiteur goûta ce qu’on avait mis sur son assiette, mais, quelque affamé qu’il fût, il dut interrompre son repas après la première bouchée.

— Pourquoi ne mangez-vous pas ? C’est meilleur avec du beurre ; donne du beurre.

La servante obéit, mais, même avec du beurre, Iosaf ne put venir à bout de sa portion. Par contre, la vieille fit grand honneur au plat de navets. Évidemment elle était arrivée à cet état demi-enfantin, où l’on aime tout ce qui a un goût douceâtre.

— Vous coucherez dans le grenier à foin ; chez moi on y est très bien, dit-elle à Iosaf, puis elle cria : Marfoutka.

La jeune fille arriva toute pimpante : elle s’était coiffée coquettement, elle avait mis une chemise propre et une sarafane[10] neuve.

— Conduis-le ! ordonna la barinia.

Iosaf vit qu’il n’y avait pas moyen de causer d’affaires avec la vieille : il s’inclina tristement devant elle et se retira. Marfoutka le conduisit à travers le vestibule et l’aida à se hisser jusqu’au grenier où, en l’absence de tout escalier, il ne savait trop comment s’introduire. Dans la demi-obscurité, Iosaf distingua un lit préparé pour lui sur le foin. Il ôta seulement son frac et se coucha ; le foin séché craqua sous la pression de son corps ; au-dessus de sa tête quelque chose s’agitait avec un léger bruit ; après s’être longtemps creusé la cervelle, il finit par deviner que c’étaient des balais de bain pendus aux solives. Au matin, un froid pénétrant le saisit, tous ses membres étaient courbaturés, il essaya vainement de s’envelopper dans une méchante petite couverture qui lui arrivait à peine au genou. « Ah, vieille diablesse, où m’as-tu fait coucher ! » maugréait-il à part soi. Tout à coup des pas retentirent çà et là ; en même temps Iosaf percevait la voix rauque de la barinia ; à la fin il l’entendit distinctement crier : « Monsieur l’employé, monsieur l’employé, venez ici ! » Le teneur de livres passa son frac au plus vite et se laissa glisser du grenier dans le vestibule. Là il vit la vieille, furieuse, les bras écartés, debout sur le seuil de la porte qu’elle venait d’ouvrir d’un revers de main. Elle était en chemise et pieds nus. Devant elle se trouvait Marfa : les yeux baissés, les mains croisées sur son ventre, la servante avait une attitude fort humble, mais elle était encore attifée comme la veille. Un peu à l’écart se tenait le cocher de Iosaf, Michel, qui, lui aussi, avait l’air très confus.

— Monsieur l’employé ! Je vous atteste que j’ai surpris ce vaurien... avec ma gueuse de servante... qu’est-ce que c’est que cela, s’il vous plaît ? dit la vieille en montrant à Iosaf les deux coupables.

— Mais quoi, madame ! Qu’est-ce que vous dites, vraiment ! fit Michel sans regarder celle à qui il parlait. C’est seulement une idée que vous vous faites, je vous l’assure... ajouta-t-il, et il s’approcha vivement pour lui baiser la main.

— Arrière, suborneur ! vociféra la vieille. Pouvez-vous vous figurer cela ? continua-t-elle en s’adressant de nouveau à Iosaf : toute la nuit j’entends : top, top, dans le galetas... qu’est-ce que cela veut dire ?..... Je vais voir..... cette coquine se sauve en rajustant ses vêtements. Je regarde encore : ce brigand avait caché sa trogne avec un mouchoir, mais on voyait passer par-dessous sa vilaine barbe.....

— Mais, vraiment, madame, je... voulut encore faire observer Michel.

— Tais-toi et décampe au plus vite. Je ne puis souffrir dans ma maison de tels débaucheurs. Et toi, gueuse, dès demain tu comparaîtras devant le tribunal du district, dès demain ! poursuivit la vieille en menaçant du doigt la servante. Puis elle s’adressa de nouveau à Iosaf : Figurez-vous, chaque année, au printemps, elle est enceinte et, à l’Assomption, il lui est impossible de faire la moisson : « Je ne puis pas, madame, je suis grosse ». Pourquoi donc Pélagie ne fait-elle pas cela ? Voilà une serve toujours fidèle, toujours soumise, toujours honnête.

— Matouchka, tout arrive par la volonté de Dieu ! répondit enfin Marfa ; Pélagie ne vaut pas mieux que nous ; si elle ne se trouve jamais dans ce cas-là, c’est sans doute parce qu’elle est d’une nature plus sèche.

— Silence ! cria la barinia. Et toi, file ; tu n’as rien à faire ici, va-t-en avec ta vilaine frimousse !

Le cocher se retira.

— En ce cas, permettez-moi aussi de vous faire mes adieux, dit Iosaf.

— Comme vous voudrez ! Vous êtes libre ! Je ne vous retiens pas, répondit la vieille, et, d’un pas majestueux, elle quitta le vestibule.

La servante, les yeux baissés, s’en alla à la cuisine.

Iosaf prit sa casquette et son paletot. En sortant de la maison, il trouva Michel qui l’attendait avec la télègue, devant le perron. Le cocher était, cette fois, beaucoup moins causeur que de coutume. Iosaf, nonobstant sa réserve habituelle, ne put s’empêcher de lui dire en riant :

— Eh bien, mon ami, tu as été pincé ?

— La vieille sorcière ! grommela Michel, et, pendant tout le reste de la route, il ne proféra pas un mot.

 

XI

Lorsqu’ils arrivèrent à la ville, on sonnait la dernière messe. Iosaf se fit conduire directement au Comité.

— Notre diable est de retour, Dieu sait d’où il vient, se disaient à voix basse les jeunes scribes, tandis que, répondant à peine aux saluts de ses subordonnés, Iosaf traversait la chancellerie pour se rendre dans la salle du conseil.

Le membre perpétuel y était déjà et se disposait à aller chez le gouverneur.

— Pourquoi, depuis deux jours, n’êtes-vous pas venu au bureau ? demanda-t-il.

— J’ai été malade, répondit Férapontoff.

— Allons, s’il survient quelque affaire pressante, vous me remplacerez, reprit le vieillard, et il sortit.

— Bien, fit Iosaf.

Il resta dans la salle du conseil, s’approcha, par habitude, de la fenêtre qu’il affectionnait et se mit à regarder tristement au dehors.

Soudain se fit entendre au-dessus de son oreille une voix extraordinairement polie :

— Bonjour, batuchka, Iosaf Iosafitch !

Le teneur de livres se retourna et aperçut devant lui le bailli du comte Araxine. C’était un moujik de trente-cinq ans ; fort bien de sa personne, il portait une longue redingote d’un drap très fin, des bottes à genouillères et un chapeau de castor ; vu l’ardeur du soleil, il s’était même muni d’une ombrelle.

— Je suis venu payer pour le domaine, répéta le visiteur, et il prit vivement dans la poche de son pantalon de peluche une grosse liasse d’assignats qu’il déposa sur la table.

— Voulez-vous avoir l’extrême bonté, Iosaf Iosafitch, ajouta-t-il, de me faire une quittance pour que je l’envoie là-bas ?

— Pour que tu l’envoies là-bas ?

— Oui, car à présent je vais dans le gouvernement de Saratoff où monsieur le comte a aussi des biens. Son Altesse m’a écrit de verser l’argent et d’en demander quittance pour que cette pièce figure au livre des dépenses et des recettes.

— Pourquoi l’envoyer ? Elle est dans le cas de s’égarer en route, observa Iosaf qui comptait machinalement la somme remise par le bailli.

— Sans doute, monsieur, c’est seulement... Puisque à présent nous avons versé l’argent, nous sommes tout à fait tranquilles.

Un rayon de joie illumina durant une seconde le visage désolé de Iosaf.

— Quand reviens-tu ici ? demanda-t-il d’une voix quelque peu étrange.

— Vers la Nativité, sans doute ; je ne compte pas revenir avant.

— Alors tu recevras toi-même la quittance.

La voix de Iosaf tremblait en prononçant ces mots.

— Bien, acquiesça docilement le bailli.

— Je te la remettrai alors, fit de nouveau le teneur de livres.

— Bien. Je vous en prie, batuchka, pensez-y.

— Sois tranquille, reprit Férapontoff sans lever les yeux.

— Je vous souhaite toutes sortes de bonheurs, dit le bailli en saluant pour prendre congé.

— Je t’en souhaite autant, mon cher, répondit Iosaf, et il alla même jusqu’à tendre la main au visiteur.

Celui-ci, charmé d’une telle amabilité, salua une seconde fois et sortit.

Dans cet instant même le visage de Férapontoff changea d’expression : des taches rouges se montrèrent sur ses joues. D’un pas rapide il se mit à marcher dans la chambre, rongeant ses ongles et promenant sa main sur sa poitrine ; tout à coup il prit la déclaration que le bailli lui avait remise avec l’argent, la déchira en petits morceaux et fourra ceux-ci dans sa bouche ; tout en les mâchant, le teneur de livres s’assit devant un bureau, écrivit un autre papier, le plaça sur la table à côté de l’argent et retourna ensuite près de la fenêtre. Le membre perpétuel ne tarda pas à entrer. Il s’assit à sa place en poussant un soupir.

— Il y a là de l’argent qu’on a apporté, dit Iosaf sans retourner la tête et en continuant à regarder par la fenêtre.

Le vieillard mit ses lunettes et, lentement, examina le papier.

— Ah, eh bien voilà, madame Kostyreff a versé, dit-il enfin.

Les traits de Iosaf s’altérèrent.

— Michel Pétrovitch, permettez-moi de retourner à la maison, je ne me sens pas bien.

— Allez, allez, le fait est que vous paraissez souffrant, lui répondit son supérieur en le considérant d’un air d’intérêt.

Comme tantôt, Iosaf traversa la chancellerie sans regarder personne. Arrivé en bas de l’escalier, il resta quelque temps indécis, puis, au lieu de retourner chez lui, il se rendit à la maison Douryndine. Là, devant la porte, était assis sur un banc le petit domestique cosaque.

— Les maîtres de la maison sont chez eux ? demanda Férapontoff.

— Non, répondit le laquais.

Iosaf pâlit.

— Où sont-ils donc ?

— Ils sont allés se promener sur le boulevard.

Iosaf respira plus librement.

— Eh bien, en ce cas je vais y aller aussi, répondit-il avec un sourire et, tirant de sa poche un rouble d’argent, il le donna au laquais.

— Vous les y trouverez, pour sûr, affirma ce dernier, émerveillé d’une telle largesse.

Iosaf se dirigea en toute hâte vers le boulevard. Dans la grande allée du milieu, il aperçut de loin Bjestovsky et sa sœur marchant bras dessus bras dessous. Le jeune homme, en veston de couleur et en chapeau de paille, tenait à la main une fine canne de baleine. Émilie avait toujours son chapeau blanc, mais, cette fois, elle portait son bournous de cachemire blanc sur une robe de barège bleue dont la longue queue balayait le sable de l’allée. Avec cette traîne majestueuse elle fit à Iosaf l’effet d’une impératrice. Il eut bientôt rejoint le frère et la sœur.

— Ah, Asaf Asafitch ! s’écria madame Kostyreff, prise d’un trouble subit : dites-moi, qu’étiez-vous donc devenu ?

— J’étais en voyage et je viens seulement de rentrer en ville, répondit Férapontoff.

En rencontrant des personnes vêtues avec tant d’élégance, il remarqua le négligé de sa mise dont il ne s’était pas aperçu jusqu’alors.

— Pardonnez-moi de m’être présenté à vous dans mon costume de voyage, ajouta-t-il avec confusion.

— Oh, mon Dieu ! du moment que nous vous voyons, c’est l’essentiel, dit Émilie, et, quittant le bras de son frère, elle vint se placer à côté de Iosaf.

— Mais où avez-vous donc été ? demanda t-elle.

— J’ai été en voyage pour votre affaire. Elle est maintenant finie... J’ai versé l’argent aujourd’hui,

— Non, ce n’est pas possible ! s’écria, comme hors d’elle-même, la jeune femme ; ses joues commencèrent à trembler légèrement et se couvrirent de rougeur, tandis que des larmes brillaient dans ses yeux.

— Si ! répondit Férapontoff qui, lui aussi, avait peine à maîtriser son agitation.

— Mon frère ! continua Émilie en s’adressant à Bjestovsky : Asaf Asafitch dit qu’il a terminé notre affaire et versé l’argent pour nous.

Le jeune homme ne manifesta pas moins d’étonnement que sa sœur.

— Ce n’est pas possible ! fit-il à son tour : mais où donc vous êtes-vous procuré les fonds ?

— Je les ai empruntés ici à un monsieur, répondit en souriant Iosaf : seulement, il faut maintenant que vous vous hâtiez de vendre le bois et le moulin.

— Eh bien, oui, sans doute, le plus tôt possible ! dit Émilie avec une impatience nerveuse.

— Je suis prêt à partir dès demain, reprit Bjestovsky en haussant les épaules.

— Oui, je vous en prie ; autrement, il pourrait m’en cuire, observa le teneur de livres et il sourit de nouveau.

— Mon Dieu, j’en suis encore toute stupéfaite ! dit Émilie en se prenant la tête. Asaf Asafitch, donnez-moi votre bras, ajouta-t-elle.

Iosaf obéit.

— Mais peut-être n’aimez-vous pas à donner le bras aux dames ? demanda-t-elle après avoir fait quelques pas.

— Au contraire, c’est pour moi un si grand bonheur ! répondit-il.

Émilie s’appuyait langoureusement sur le bras de son cavalier qui se sentait à la fois très heureux et très confus. Sur ces entrefaites, le temps s’était mis à l’orage ; l’air était devenu si lourd qu’on ne voyait pas remuer une feuille d’arbre ; de tous côtés dans le ciel se heurtaient des nuages noirs comme l’aile d’un corbeau ; au loin les grondements du tonnerre commençaient à se faire entendre.

— Mon Dieu ! mon pauvre bournous ! s’écria la jeune femme, en montrant deux ou trois petites gouttes de pluie tombées sur son vêtement.

— Voulez-vous que j’appelle un cocher ? proposa Iosaf.

— Oui, s’il vous plaît ; mon bournous et mon chapeau, ce n’est encore rien, mais j’ai des bottines de prunelle, et, si je me mouille les pieds, je serai certainement malade.

— Tout de suite ! reprit Iosaf, et il ne fit qu’un saut jusqu’à la station de voitures la plus proche.

— Un cocher ! Un cocher ! se mit-il à crier de toutes ses forces.

Plusieurs offrirent leurs services. Le teneur de livres choisit la proletka la plus confortable, et, après avoir installé Émilie, voulut céder l’autre place à Bjestovsky.

— Montez, Asaf Asafitch, mon frère reviendra bien à pied, dit madame Kostyreff.

— Oui, fit Bjestovsky, en inclinant la tête.

Il avait encore sur les lèvres le sourire étrange qui ne quittait presque jamais son visage, quand il se trouvait en présence de Iosaf.

Ce dernier s’assit à côté de sa dame. Le cocher, voulant ramener ses bourgeois chez eux avant la pluie, mit son cheval au grand trot. Le pavé était très mauvais. La proletka cahotait violemment. À chaque instant, Férapontoff sentait contre lui la poitrine de sa compagne ; sans cesse, madame Kostyreff le saisissait par le bras et ne se faisait aucun scrupule de s’appuyer sur lui. La position du teneur de livres commençait à devenir insupportable ; tour à tour, le sang lui battait les tempes et refluait à son cœur. Lorsqu’on arriva à la maison, il eut à peine assez de présence d’esprit pour se l’appeler qu’il devait mettre pied à terre, et aider sa dame à descendre de voiture.

— Venez, Asaf Asafitch, il se passera encore quelque temps avant que mon frère ne rentre, dit Émilie, et elle monta vivement l’escalier.

Ne sachant comment comprendre ces paroles, Iosaf la suivit. Elle se débarrassa de son chapeau et de son bournous, ce qui la rendit encore plus jolie. Au dehors, il pleuvait à torrents ; dans les chambres, l’obscurité était telle qu’on se serait cru à la tombée de la nuit.

Le visiteur et la maîtresse de la maison firent quelques pas dans la salle.

— J’ai envoyé au moins dix fois chez vous ! dit Émilie, mais la réponse était toujours la même : vous étiez parti et on ne savait pas où vous étiez allé. C’était un peu dur de votre part.

— Je ne comptais pas m’absenter pour si longtemps, répondit Iosaf par manière d’excuse.

En ce moment, retentit un coup de tonnerre qui fit trembler les vitres.

—Je commence à avoir peur pourtant, allons à la chambre du coin, il y fait plus sombre, et je baisserai les stores, reprit madame Kostyreff.

Elle conduisit le visiteur dans cette pièce où, après avoir, comme elle l’avait dit, baissé les stores, elle s’assit sur un petit divan. Tous deux se trouvèrent ainsi dans une demi-obscurité. Iosaf prit place à côté de la maîtresse de la maison, et, tout d’abord, il ne sut positivement que lui dire.

— Vous me permettrez de vous aller voir quand votre frère sera parti ? demanda-t-il enfin.

— Oh, oui, naturellement ! répondit Émilie.

Pendant quelques minutes, ils restèrent de nouveau silencieux.

— C’est pour moi un tel bonheur, reprit ensuite Iosaf.

— Je le sais, observa d’une voix traînante madame Kostyreff.

— Vous le savez ? répéta à son tour le teneur de livres.

Inconsciemment il tendit sa main, Émilie y mit la sienne qu’il saisit et couvrit de baisers ; en même temps, il prenait la jeune femme par la taille, et l’attirait doucement vers lui.

— Oh, vous voulez encore voler un baiser, dit-elle.

— Oui, répondit Iosaf, et il l’embrassa à deux reprises.

— St ! Cessez : mon frère est de retour ! fit tout à coup Émilie qui se leva précipitamment et sortit.

Bjestovsky venait, en effet, d’entrer dans la salle. Iosaf osa à peine aller au-devant de lui.

— Tout à l’heure la pluie m’a forcé à chercher un refuge quelque part, et j’ai passé un moment chez vous, à votre Comité, dit Bjestovsky au teneur de livres : là, effectivement, tout est terminé en ce qui concerne notre affaire.

— Tout ? demanda Émilie sans lever les yeux, et seulement, semblait-il, pour dire quelque chose.

— Vous voyez que je ne vous ai pas trompés, répondit Iosaf.

Cependant Bjestovsky paraissait éprouver un certain embarras.

— Iosaf Iosafitch, commença-t-il, nous devrions aujourd’hui vous inviter à dîner avec nous et boire à votre santé, mais ce qu’il y a de vexant, c’est que nous-mêmes, nous avons déjà accepté pour aujourd’hui une invitation chez des personnes de notre connaissance, des gens très ennuyeux.

Émilie regarda son frère.

— Je vous en prie, ne vous dérangez pas, répondit Férapontoff.

— J’espère, du moins, que demain ou après-demain, nous pourrons réparer cela.

Iosaf se disposa à se retirer.

— Eh bien, Émilie, allez vous habiller ! ajouta le jeune homme en s’adressant à sa sœur qui, de nouveau, le regarda.

— Au revoir, mon bon ami, dit-elle en tendant la main à Iosaf.

Devant le frère, le teneur de livres n’osa pas baiser cette main, il lança seulement une œillade mystérieuse à Émilie, et sortit ivre de bonheur.

Le lendemain, il se rendit à sept heures au Comité pour presser l’achèvement des pièces relatives à l’affaire de madame Kostyreff ; il venait de les expédier par la poste, quand on lui remit un petit billet parfumé. Iosaf pâlit en le décachetant. Voici ce que contenait ce pli :

 

« Mon bon ami ! Il a été décidé entre mon frère et moi que j’irais avec lui à la campagne pour mon affaire. Je ne cesserai pas un instant de prier Dieu pour vous, en reconnaissance de tout ce que vous avez fait pour moi ; bientôt nous nous verrons souvent. »

« Votre Émilie ».

 

Iosaf dut se retenir au poteau de la porte pour ne pas tomber. Ensuite il se rendit, d’un pas mal assuré, à la chambre du conseil et déclara au membre perpétuel que, vu son mauvais état de santé, il était obligé de retourner chez lui.

— Qu’est-ce que vous avez, hein ? Vous êtes tout changé ! dit le vieillard en le considérant avec attention.

— Je suis très souffrant, répondit Iosaf, et il sortit.

— Il se donne encore congé aujourd’hui ! observa, en le montrant des yeux, le chef du premier bureau.

C’était le loustic de la chancellerie.

— Sans doute, il a mal aux cheveux parce qu’il s’est pochardé hier, expliqua le chef du deuxième bureau, homme positif, évidemment.

Pétroff, qui se trouvait sous les ordres de cet employé, glissa son mot dans la conversation :

— Il n’était pas du tout malade ; il est allé faire des visites dans le district.

— Qu’est-ce que tu en sais, toi qui fais le malin ? lui répliqua son supérieur.

— Seigneur ! et il est toujours à reprocher aux autres d’aimer la boisson ! reprit avec un soupir le chef du premier bureau.

Pendant que les employés s’entretenaient de la sorte, Iosaf avait déjà regagné son petit logement. Il relut au moins cent fois le billet de madame Kostyreff, puis, tout à coup, se mit à sangloter comme un enfant ; il aurait plus volontiers souffert mille morts que cette séparation d’avec Émilie.

 

XII

Je venais de rentrer chez moi après une enquête juridique, et je dormais d’un profond sommeil. Tout à coup, on me réveilla : « Le gouverneur vous demande », me dit-on. « Qu’est-ce encore que cela ? » pensai-je avec une sorte de rage, mais il n’y avait rien à faire ; je me levai. Effectivement, un gendarme m’attendait dans l’antichambre.

— Est-ce que le gouverneur n’est pas encore couché ? lui demandai-je.

— Non, Votre Noblesse.

— Qu’est-ce qu’il fait donc ?

— Il est en colère.

Je me grattai la tête et, tout en donnant ordre d’atteler, je me promis d’avoir avec ce monsieur une explication définitive, car presque aucune semaine ne se passait sans amener entre nous quelque froissement de la nature la plus désagréable.

Lorsque je quittai ma demeure, l’obscurité et le silence régnaient dans les rues. Le gendarme suivit au grand trot mon équipage. Chez le gouverneur, il n’y avait d’éclairé que son cabinet. Je le trouvai se promenant de long en large dans cette pièce. Son uniforme était déboutonné et il n’avait pas ses épaulettes. Sur ses lèvres était figée une légère écume blanche, indice trop significatif de son état d’esprit.

— Très cher ! Allez tout de suite conduire en prison le teneur de livres du Comité, Férapontoff ! me dit-il d’un ton assez aimable encore.

Je le regardai.

— De quoi est-il accusé, Excellence ?

— Il a volé de l’argent au Comité. Vous recevrez l’ordre à la chancellerie.

— Et aux termes de cet ordre je devrai le conduire en prison ?

— Oui ! répondit le gouverneur et, de nouveau, ses lèvres se blanchirent d’écume. Vous agirez conjointement avec le maître de police. Ne mollissez pas.

Sachant qu’il était inutile de discuter, je saluai et sortis.

À la chancellerie, je trouvai en effet le maître de police, un lieutenant-colonel qui louchait et dont le visage était marqué de la petite vérole.

En tenue de service, son casque à la main, son écharpe nouée autour de sa taille, il observait d’un air très sérieux le scribe en train de consigner l’ordre sur un registre ad hoc.

— De quoi s’agit-il ? lui demandai-je.

— On a constaté, au Comité, la disparition d’une somme d’argent... le teneur de livres l’a chipée.

— Mais à quel propos aurait-il fait cela ? Autant que je le connais, c’est un honnête homme.

— Il avait sans doute besoin d’argent, répondit le maître de police en glissant l’ordre entre deux boutons de son uniforme. Partons, ajouta-t-il.

Je sortis avec lui. Cet homme m’avait toujours inspiré de l’aversion, mais dans la circonstance présente il me parut effrayant. Il me fit monter dans sa proletka attelée de deux chevaux de pompiers qui partirent ventre à terre. Le gendarme nous escorta.

— Une petite dame est mêlée à l’affaire. Il s’est entendu avec cette barinia et il a versé pour elle au Comité l’argent du comte Araxine, m’expliqua brièvement le maître de police.

— Où est-elle donc maintenant ?

— Elle était allée à sa campagne et de là elle filait droit sur Piter[11] quand je l’ai pincée dans une auberge. À présent elle est sous la main de la justice.

Le maître de police fit arrêter devant une petite maison de bois. Après avoir poussé la porte d’un revers de main, il traversa la cour, monta un petit escalier de bois et cogna violemment à la seconde porte qui était fermée. La cuisinière vint nous l’ouvrir dans l’obscurité.

— Le barine est chez lui ? demanda le maître de police.

Un oui presque inintelligible fut la réponse à cette question. Sans y mettre plus de cérémonie que précédemment, le maître de police ouvrit la porte suivante et entra dans une petite salle sombre.

— Levez-vous, nous sommes envoyés par le gouverneur ! dit-il d’une voix forte.

Dans la pièce voisine se produisit un certain mouvement... nous entendîmes le frottement d’une allumette, puis brilla une petite flamme bleuâtre : Iosaf se levait. Pieds nus, les cheveux ébouriffés, vêtu d’une mauvaise robe de chambre qu’il avait passée à la hâte, il alluma une bougie d’une main tremblante et apparut, dressant devant nous sa haute taille. J’eus peine à le reconnaître, tant il avait vieilli dans ces derniers temps, son visage était jaune et défait.

Je dois noter qu’avant ce terrible moment, j’étais pour ainsi dire, en délicatesse avec lui. Nous servions tous deux dans la même ville depuis plusieurs années déjà, et cependant nous nous voyions très peu. Chaque fois qu’il m’arrivait de le rencontrer, je l’invitais à venir chez moi, mais je n’avais jamais pu obtenir sa visite. Dans la circonstance présente, je ne savais que faire de mes yeux ; Iosaf tenait aussi les siens baissés.

Le maître de police alla droit au fait :

— Une dame a déclaré que vous aviez versé pour elle au Comité l’argent du comte Araxine, commença-t-il.

— Où est-elle donc maintenant ? demanda Iosaf au lieu de répondre.

— Elle est ici... maintenant vous avez seulement à donner une déclaration comme quoi vous avez en effet versé pour elle.... Elle assume sur soi cette dette.

— Comment donc assume-t-elle cela ? questionna le teneur de livres.

— C’est un fait, elle l’assume, écrivez vite ! Tenez, voici un encrier, répéta le maître de police et, détachant la demi-feuille qui était restée en blanc au bas de l’ordre, il la plaça devant Iosaf. Celui-ci la considéra d’un air étonné et inquiet. J’aurais bien voulu lui faire signe de ne rien écrire, mais, hélas ! je me trouvais là comme enquêteur et, de plus, j’étais moi-même surveillé par un regard qui ne me quittait pas.

— Écrivez vite ! Le gouverneur attend, dit du ton le plus calme le maître de police.

Iosaf prit la plume. Le policier lui dicta une déclaration par laquelle il reconnaissait, lui, Férapontoff, avoir, en effet, versé pour madame Kostyreff l’argent du comte Araxine. Iosaf, dont la naïveté, en ce moment, n’avait point de bornes, écrivit tout cela d’une main frémissante.

— Eh bien, voilà tout, prononça le maître de police en fourrant le papier dans sa poche. Maintenant habillez-vous !

— Pour aller où ? demanda Iosaf.

— Où l’on vous conduira, répondit le maître de police.

Le teneur de livres se mit en devoir de chercher ses vêtements ; on voyait des larmes dans ses yeux. Je quittai la chambre, ne pouvant supporter plus longtemps cette scène, mais le maître de police resta avec Férapontoff. Au bout de quelques instants, je les vis sortir. Iosaf avait mis un manteau et une casquette chaude. Le maître de police ferma la porte et y apposa les scellés.

— Cela suffit pour le moment. Demain nous ferons une visite domiciliaire. Gorloff ! cria-t-il.

Le gendarme s’approcha du modeste perron.

— Conduis-le tout de suite en prison ! lui ordonna son supérieur en montrant Iosaf d’un signe de tête.

Celui-ci fit entendre un sourd gémissement. Le soldat descendit de cheval.

— Attache-lui les mains avec la bride et emmène-le.

Le soldat s’empressa d’obéir. Iosaf n’offrit aucune résistance, il se taisait et ses regards se portaient tantôt sur moi, tantôt sur le maître de police.

— Souffrez du moins que ce soit moi qui emmène M. Férapontoff ! intervins-je.

— Non, c’est l’ordre du gouverneur, répondit l’impitoyable maître de police. Va-t’en ! cria-t-il au gendarme. Je n’avais pas encore eu le temps de me remettre de ma stupeur que déjà ce dernier était parti, suivi de son prisonnier et de son cheval.

— Pourquoi donc cet ordre a-t-il été donné ? demandai-je, mais, sans même m’honorer d’une réponse, le maître de police monta dans sa proletka et disparut. Involontairement je regardai au loin : l’œil, à cette distance, ne distinguait plus que vaguement Férapontoff, le gendarme et le cheval. « Seigneur ! s’il pouvait se sauver ! » pensai-je et je retournai chez moi, la tête troublée à la fois par ce que j’avais vu et par ce que je m’attendais à voir encore.

 

XIII

Une commission dont je fis partie conjointement avec un officier de gendarmerie et un procureur fut formée sous la présidence du maître de police pour examiner l’affaire Férapontoff.

À dix heures du matin nous nous réunîmes dans une froide et malpropre salle de police, devant une longue table couverte d’un tapis noir et à l’un des bouts de laquelle se trouvait un zertzalo[12]. Quand il eut occupé sa place de président, le maître de police se mit à parcourir le dossier. L’expression de son visage était encore plus effrayante que la veille.

Le procureur, homme jeune encore, toussait continuellement, et chaque fois il plaçait sa main devant sa bouche, craignant sans doute de jeter à son voisin une halenée d’eau-de-vie. L’officier de gendarmerie se donnait des airs de petit-maître. J’examinais certains papiers, — c’étaient les procès-verbaux des interrogatoires que, durant la nuit, le maître de police avait fait subir aux divers employés du Comité. De toutes les dépositions il résultait qu’en effet Férapontoff avait versé pour madame Kostyreff le jour même où il avait reçu l’argent du bailli. Dans ces conditions, l’affaire du pauvre accusé se trouvait déjà à moitié instruite.

Au bout d’une demi-heure d’un pénible silence, un gendarme ouvrit une des portes et Iosaf entra. Il avait les cheveux en désordre et son visage offrait un aspect cadavérique.

Le maître de police ne fit aucune attention à lui. Iosaf alla droit à la table.

— Tout ce que j’ai écrit hier est faux ! déclara-t-il en faisant un visible effort pour prononcer ces mots.

— Vraiment ? dit le maître de police sans lever la tête.

— Je n’ai pas versé d’argent pour madame Kostyreff, continua Iosaf.

— Pourquoi donc avez-vous dit cela hier ?

— J’avais peur.

— De qui avez-vous eu peur ? Nous ne vous avons pas effrayé.

— Je me suis effrayé moi-même.

— Ce n’est pas bien d’être si poltron ! observa le maître de police, et il bâilla.

— S’il en est ainsi, qu’avez-vous fait de l’argent du bailli ? ajouta-t-il.

— Je l’ai perdu.

— Oui, vous l’avez perdu. C’est une autre affaire ! reprit le maître de police, comme s’il eût ajouté foi aux paroles du prévenu. Pourtant, rangez-vous un peu de côté ! acheva-t-il et lui-même se leva.

Iosaf s’écarta ; ne pouvant, sans doute, se tenir sur ses jambes, il s’adossa au mur.

Pendant ce temps, le maître de police se dirigeait vers l’autre porte.

— Entrez ! dit-il en l’ouvrant.

Nous vîmes paraître madame Kostyreff. Elle était entièrement vêtue de noir et portait un voile. Elle entra sans bruit. Sa taille seule pouvait déjà faire deviner que c’était une femme charmante. L’officier de gendarmerie se hâta de lui avancer une chaise sur laquelle elle s’assit, après l’avoir remercié par une légère inclination de tête. Je regardai Iosaf, il tenait ses yeux fixés à terre.

— Ôtez-lui son chapeau, dit le maître de police à l’officier de gendarmerie.

— Madame, permettez, fit en français ce dernier.

La jeune femme, comme nous pûmes le remarquer nonobstant son voile, fixa sur lui ses beaux yeux, puis elle défit lentement les brides de son chapeau et l’ôta. On aurait plutôt admis la culpabilité d’un enfant que celle de la personne à qui appartenait ce visage angélique.

— Quelles sont vos condition et origine ? commença le maître de police.

— Je suis de Kovno, répondit madame Kostyreff.

— Je vous demande quelle est votre condition, la position sociale de vos parents ? insista le maître de police.

Cette question causa à Émilie un embarras visible.

— Vraiment, je ne le sais pas bien ; ma mère s’occupait de commerce.

— C’est-à-dire qu’elle tenait un débit de boissons ?

— Je ne saurais vous dire, j’étais encore si jeune.

— Comment ne le savez-vous pas, quand c’est vous-même qui étiez au comptoir ?

Madame Kostyreff regarda son interlocuteur avec des yeux brillants de larmes.

— Je n’ai jamais été à aucun comptoir, déclara-t-elle.

— Non ? fit le maître de police.

— À quoi bon ces questions qui n’ont aucun rapport à l’affaire ? intervins-je.

Le maître de police daigna à peine me regarder un instant.

— Vous pensez ? se borna-t-il à répondre du ton goguenard qui lui était habituel, ensuite il siffla.

Un bruit d’éperons et de sabre se produisit : dans la salle entrait rapidement un gendarme qui n’était pas celui d’hier.

— Amène ici ce garçon ! ordonna le maître de police.

— Bien, Votre Haute Noblesse !

Cette réponse fut faite d’une voix tonnante, à tel point que Iosaf frissonna et regarda le gendarme.

Une minute après fut introduit le petit domestique cosaque de madame Kostyreff.

— Ton ancienne barinia que voici n’était-elle pas, avant son mariage, demoiselle de comptoir dans un débit de boissons ? lui demanda le maître de police.

Le visage d’Émilie se couvrit d’une rougeur qui commença par le bas des joues et finalement s’étendit jusqu’au front.

Le laquais manifesta aussi une certaine confusion.

— En effet, c’était dans ce temps-là son occupation, répondit-il d’une voix hésitante.

— Comment donc le niez-vous ? demanda avec douceur le maître de police à madame Kostyreff.

— Monsieur le colonel ! vous me mettez sur la même ligne que mes laquais, dit-elle et elle porta la main à ses yeux.

— Pourquoi donc l’avez-vous affranchi ? Vous pensiez par là acheter son silence. Eh bien, il n’a rien caché, il a tout dit ! Retourne à ta place ! ajouta-t-il en s’adressant au laquais.

Celui-ci quitta la salle d’un air confus.

En ce moment je tournai par hasard mes yeux vers Iosaf. Sa contenance n’était plus la même que tout à l’heure, il avait relevé la tête et attachait un regard pénétrant, presque sauvage, sur madame Kostyreff. Elle, de son côté, s’efforçait de ne point regarder le teneur de livres.

— Et, dites-moi, quelle histoire avez-vous eue à l’occasion de votre mariage avec M. Kostyreff ? poursuivit le maître de police.

Un tremblement agita tout le visage d’Émilie, ses lèvres, ses joues, ses sourcils et même les prunelles de ses yeux. Pendant quelques instants elle ne put proférer une syllabe.

— Monsieur le colonel ! vous ne voulez, paraît-il, que m’insulter, permettez-moi, par conséquent, de ne pas vous répondre.

Le maître de police haussa les épaules.

— Ce sera encore pire, si de nouveau j’interroge devant vous votre laquais. Enfin je sais tout, et je vous dirai que vous et votre mère avez déposé une plainte contre M. Kostyreff, l’accusant de vous avoir séduite et mise dans une position fâcheuse pour une jeune fille. On l’a appelé à la police, on lui a fait peur, et il vous a signé une promesse de mariage qu’il a ensuite exécutée. Est-ce vrai ?

Les mains convulsivement tendues, la tête inclinée vers le parquet, madame Kostyreff ressemblait moins à un être vivant qu’à une statue ; de temps à autre seulement, le souffle qui soulevait sa poitrine, révélait en elle la présence de la vie.

— Est-ce vrai ? répéta le maître de police.

— Je vous ai dit que je ne voulais pas vous répondre, et je ne vous répondrai pas.

— Encore une petite question : pendant votre séjour ici, quelles étaient vos relations avec M. Bjestovsky ?

— Il était mon fiancé, répondit l’interpellée.

À ces mots, je fis exprès de regarder Iosaf. Ses yeux toujours fixés sur Émilie avaient une expression complètement hébétée.

— Pourquoi donc le faisiez-vous passer pour votre frère ? reprit le maître de police.

— Si je n’ai pas voulu dire alors ce qu’il en était, c’est que nous habitions tous les deux la même maison, et que ma réputation aurait pu en souffrir.

— Oui, sans doute ! une femme doit tenir avant tout à sa réputation ! Mais sitôt que votre bien a été purgé, vous avez épousé M. Bjestovsky.

— Oui !

— C’est vous, monsieur Férapontoff, qui avez fait leur mariage, en versant pour eux au Comité ! Vous avez été leur véritable parrain de noce, sans cela il est probable que M. Bjestovsky serait maintenant encore votre frère ! dit le maître de police, s’adressant tour à tour à Iosaf et à madame Kostyreff.

— J’ai versé mon argent, fit celle-ci à voix basse.

— Comment, votre argent ? s’écria tout à coup Férapontoff. Comment, votre argent ? répéta-t-il.

Ce n’était pas sans intention que le maître de police avait fait subir cet interrogatoire à Émilie en présence de Iosaf, et l’événement prouva, qu’il ne s’était pas trompé dans son calcul. Irrité contre la jeune femme dont la perfidie lui était soudain révélée, Iosaf se refusa à la couvrir plus longtemps.

— Je possède sept cents roubles. Je les donnerai au bailli. Quant au surplus, qu’il le leur réclame ! ajouta-t-il en s’adressant au maître de police.

— Vous n’avez rien payé pour moi, je ne sais pas ce que vous voulez dire, répliqua madame Kostyreff.

— Vous ne savez pas ce que je veux dire ? reprit Férapontoff en hochant la tête. Eh bien, il fallait que je fusse fou pour faire cela.... L’idée que vous ne payeriez pas ne me serait jamais venue, même en rêve, et tout d’un coup vous avez levé le pied.... Je n’ai pas dormi une seule nuit depuis lors.... Je vous ai adressé lettres sur lettres. Je vous demandais ce que vous faisiez de moi, je vous suppliais de m’écrire au moins un mot.

— Qu’est-ce que j’aurais répondu à vos étranges lettres ? dit Émilie.

— En quoi donc étaient-elles étranges ?... Ah, quelle trompeuse vous êtes, s’il en est ainsi !... Plus tard, quand je me suis présenté à l’ousadba, on ne m’en a pas laissé franchir le seuil.... j’ai essayé de m’y introduire secrètement... alors même je ne comprenais pas, mais maintenant que je vous connais, tout est clair pour moi : on a mis des chiens à mes trousses, on a lancé sur moi deux bouledogues, et tout cela parce que....

Ici, Iosaf fut interrompu par un commissaire de police qui entra dans la salle.

— Votre Haute Noblesse, le gouverneur demande madame Bjestovsky, il désire que vous lui laissiez le soin de l’interroger, dit le nouveau venu au président de la commission.

Ce dernier, dont le visage trahissait une vive contrariété, lança à Émilie un rapide regard de son œil louche. Assise sur sa chaise, elle se mordait les lèvres pour contenir ses sanglots.

— Vous plaît-il de vous rendre chez le gouverneur ? lui demanda le maître de police d’un ton singulièrement radouci.

Sans répondre un mot, elle prit son chapeau des mains de l’officier de gendarmerie qui s’était empressé de le lui offrir, et sortit à la hâte de la salle. Au moment où s’ouvrit la porte, on put apercevoir la fringante silhouette de Bjestovsky. Il aida vivement la jeune femme à mettre son manteau, puis tous deux disparurent, suivis du commissaire.

Le maître de police resta déconcerté comme une bête féroce qui voit sa proie lui échapper.

— Vous maintenez votre déposition ? demanda-t-il à Iosaf.

— Je la maintiens toute entière, d’un bout à l’autre ! répondit le teneur de livres, dont les yeux brillaient d’un éclat fiévreux.

— Alors vous pouvez vous retirer, dit le maître de police, et il siffla.

Le gendarme reparut.

— Ramène M. Férapontoff à l’endroit d’où tu l’as amené.

— Bien, Votre Haute Noblesse ! cria cette fois encore le soldat.

Iosaf sortit sans regarder personne.

— C’est assez pour aujourd’hui, nous déclara le président.

Il rassembla les papiers épars sur la table et prit son casque. Nous prîmes nos chapeaux et retournâmes chacun chez soi.

 

XIV

Le lendemain, sachant qu’il était impossible d’avoir une explication verbale avec le gouverneur, je résolus de lui adresser un rapport... Évidemment j’étais encore jeune alors et je ne connaissais pas bien les gens au milieu desquels je vivais ; c’est maintenant seulement, après dix années passées loin d’eux, qu’ils m’apparaissent dans toute leur sinistre malfaisance... J’écrivis que, dans l’affaire Férapontoff on ne pouvait procéder d’une façon si rigoureusement policière : l’inculpé n’était pas un voleur et, à coup sûr, il avait été entraîné par une passion violente ou odieusement trompé par les personnes à qui il avait affaire. Dans un cas comme dans l’autre, il méritait d’être pris en pitié ; enfin, on pouvait écrire au comte Araxine qui, s’il avait un peu de grandeur d’âme, n’intenterait pas d’action en détournement.... J’en étais là de mon rapport quand on m’annonça la visite d’un gendarme.

J’ordonnai qu’on l’introduisît aussitôt en ma présence. Ce n’était pas celui de la veille, c’était un troisième soldat qui avait tout l’air d’un imbécile.

— Votre Noblesse, allez signer un papier à la prison, commença-t-il.

— Quel papier ?

— Je ne puis pas savoir, Votre Noblesse.

— Mais qui est-ce qui t’a envoyé chez moi ?

— C’est monsieur le maître de police, Votre Noblesse, qui m’a envoyé de la prison.

— Lui-même est là ?

— Oui, Votre Noblesse, il y est arrivé tout à l’heure.

— Assurément il s’est passé quelque chose là ?

— Je ne puis pas savoir, Votre Noblesse.

En entendant cette réponse, je fis un geste de découragement et me hâtai de sortir.

Un pressentiment pénible oppressait mon cœur.

Arrivé à la prison, je traversai le corps de garde et me rendis droit à la division affectée aux gentilshommes. Là, devant une cellule dont la porte était ouverte, stationnaient un grand nombre de détenus qui regardaient avec curiosité. Je me frayai un passage à travers cette foule et le premier objet que j’aperçus — presque au milieu d’une chambre assez sombre — fut le cadavre de Iosaf pendu à un gros crochet ; le malheureux avait le visage noir et un peu incliné vers le sol, la bouche ouverte, les dents serrées ; ses membres étaient convulsivement crispés. Il avait déchiré son drap en trois ou quatre morceaux, s’en était fait une corde et l’avait passée à son cou.

Le maître de police, couvert de son manteau, était assis devant la table et écrivait à la lueur d’une bougie. Sa physionomie était toujours aussi effrayante.

— Il s’est pendu ! me dit-il du ton le plus calme en me montrant des yeux le cadavre.

— C’est vous qui en êtes cause, répondis-je.

— Vraiment ! fit, selon son habitude, le maître de police. Ce n’est pas ce que lui-même écrit, ajouta-t-il et il me passa le dossier qu’il avait recueilli. J’y remarquai, entre autres choses, une feuille de papier blanc qui contenait ces mots lisiblement tracés par la main de Iosaf : « Je me donne la mort moins par crainte du tribunal civil que parce que j’ai été trompé dans mon amour. Faites-le lui savoir. »

— Il faut détacher le défunt et le transporter au corps de garde, c’est là qu’on fera l’autopsie, décida le maître de police.

Deux hommes apportèrent une échelle, l’un la maintint appuyée contre lui, l’autre y grimpa et, sans la moindre précaution, coupa la corde avec un couteau. Le corps tomba lourdement à terre ; peu s’en fallut que le soldat qui tenait l’échelle ne le reçût sur la tête, il eut à peine le temps de se jeter de côté. Je me hâtai de sortir. Le maître de police ne tarda pas à en faire autant.

— Ainsi voilà notre instruction terminée, dit-il.

— Eh bien, mais les Bjestovsky ? demandai-je.

Mon interlocuteur me regarda d’un air étrange.

— Il sont partis déjà depuis hier. Le gouverneur lui-même les a relâchés.

— Comment, il les a relâchés ?

— Oui. Il l’a interrogée quatre heures durant. Il faut croire qu’elle s’est justifiée sur tous les points ! répondit le maître de police avec un sourire caustique.

Rentré chez moi, j’y trouvai en effet un avis du gouverneur m’informant que l’instruction de l’affaire Férapontoff avait pris fin par suite de la mort du coupable, et que je pouvais, par conséquent, m’occuper d’autre chose.

J’avoue que j’en vins à concevoir de sérieuses craintes pour moi-même... On aura beau dire, pour vivre dans une société qui traite les Férapontoff en coupables et innocente les Bjestovsky, pour vivre dans une société où les juges sont des gens comme le maître de police, il faut posséder une fière dose d’intrépidité !

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 24 mai 2012.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Image pieuse.

[2] Journal dirigé par Boulgarine, le fameux détracteur de Pouchkine.

[3] On sait que le titre de général est donné en Russie aux fonctionnaires civils de la quatrième classe (conseillers d’État actuels).

[4] Chef de la police d’un district.

[5] Pièce de 25 kopeks.

[6] Habitation seigneuriale à la campagne.

[7] Le védro = 12,290 litres.

[8] Coffre à blé.

[9] Chaussures qu’on porte sans bas.

[10] Vêtement que portent les paysannes russes.

[11] C’est ainsi que les gens du peuple appellent Pétersbourg.

[12] Petit obélisque surmonté d’un aigle, placé par ordre de Pierre le Grand dans les salles d’audience pour y représenter le souverain et la loi.