LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE BULGARE

 

 

Elin Pelin

(Стоянов Димитър Иванов)

1877 – 1949

 

 

 

 

LES FAUCHEURS

(Косaчи)

 

 

 

1903

 

 

 

 

 


Traduction d’André Isnard, parue dans la Revue politique et littéraire, année 51, n° 1, 1913.

 

 

 

 


Une merveilleuse nuit d’été, tiède et fraîche, descendait sur la terre. La plaine sans fin de Traki, noyée d’ombre, se confondait, à tous les points de l’horizon, avec l’abîme céleste et bercée du chant monotone et doux des crapauds et des grillons, s’abandonnait langoureusement au sommeil.

C’était l’heure où, sous la majesté du ciel profond et plein d’étoiles, tombent la paix et le calme silence ; la nature découvre son sein ardent et, doucement pâmée, expire entre les bras puissants de la nuit... Balançant sur ses eaux troubles de légères épaves, la Maritza chante sa chanson tranquille et, avec sa lenteur légendaire, se glisse le long des rives sombres, couvertes d’épais taillis de saules. Un souffle frais et humide monte de ses profondeurs mystérieuses.

Parmi le silence, une claire voix d’homme, venant des prés tout proches, éveille les échos.

— Andreïa-a-a a... Andreïa-a-a... !

— Me voici ! Me voici ! répond une autre voix lointaine.

Au bout de quelques instants un feu s’allume. Des flammes brillantes ondoient joyeusement ; mais leurs rayons, comme absorbés par la nuit victorieuse, ne permettent que d’entrevoir, accoudés autour du foyer, cinq faucheurs vêtus de blouses. Le feu projette des reflets étranges sur leurs rudes visages, brûlés par le soleil, et sur leurs mains, aux veines saillantes, qui émergent de leurs manches retroussées.

Ce sont de robustes paysans des environs de Zazor. La faux sur l’épaule, ils sont venus chercher du travail dans la plaine de Traki, où les foins sont précoces.

Le moins âgé d’entre eux, maigre et brun, a les yeux vifs et brillants. Toutefois, son visage jeune, presque enfantin, est empreint de tristesse.

L’aîné, trente ans environ, la face pleine et colorée, marqué de variole, relève jusqu’à ses oreilles, d’un air conquérant, de grandes moustaches blondes. Ses yeux gris rient constamment. Posément, lentement, il conte une histoire, tout en regardant le petit chien blanc couché devant lui, près du feu.

— Il y avait une fois, dans un royaume, une reine... Elle était belle, si belle, qu’il n’en existait pas une semblable au monde. Ses cheveux flottaient derrière elle, pareils à une rivière de soie, et brillaient comme de l’or... Ses yeux étaient aussi noirs que la nuit qui nous entoure, et quiconque l’avait entrevue, sentait sombrer son âme dans un abîme d’amour et de souffrance. Son cou blanc et pur brillait comme les eaux d’une cascade écumante, sous les rayons du soleil !...

— Si tu mentais un peu moins, Ivan ? dit le jeune homme en respirant profondément.

— Tais-toi, Lazo, tais-toi, s’exclament les trois autres auditeurs.

— Mais c’est un conte, gamin...

— Oui... des balivernes... des racontars de mère grand, reprend avec vivacité Lazo. Mais d’un regard craintif, hésitant, il regarde autour de lui dans l’obscurité où, à quelques pas, se meut doucement, parmi les saules, la silhouette noire de l’âne en train de brouter.

— Mais oui : c’est un conte !... Comprendras-tu enfin, reprend Ivan.

Et il ajoute :

— ... Pourquoi demander la vérité d’un conte ?... Pourquoi ?... Aimerais-tu mieux, alors, que je te parle, par exemple, des caleçons en loques du grand père Todar, ou bien du bonnet déchiré de notre brave curé ? Veux-tu savoir comment des va-nu-pieds comme nous s’en vont, la faux sur l’épaule, une galette de maïs dans leur besace, battre les routes durant toute une semaine pour atteindre Traki, où ils faucheront sans relâche ! Cela, gamin, c’est de la vérité vraie, n’est-ce pas ?... Eh bien, qu’en as-tu besoin, de cette maudite vérité ?

— Et ces histoires extraordinaires que tu me racontes, qu’en ai-je besoin ? répond Lazo.

— Elles sont extraordinaires, oui, mais elles sont belles aussi !... On écoute... on écoute... et puis, on oublie tout, on n’est plus le même... Ces choses merveilleuses nous semblent être la vérité. On les vit, on se fond en elles comme si on allait renaître... C’est pour cela qu’il y a des fables et que les hommes les racontent... C’est pour cela aussi qu’il y a des chansons...

Et Ivan reprend son récit :

— Cette reine avait le cœur comme un brasier. Trois fois, elle s’était mariée, et les trois princes, ses époux, la nuit même de leurs noces, moururent entre ses bras. Elle les étouffait dans les ondes de ses cheveux et prenait plaisir, telle une goule, à aspirer sur leurs lèvres tout leur sang, leur sang rouge, et à s’en repaître...

Ivan prononce ces derniers mots d’un ton âpre, en serrant les mâchoires comme s’il enfonçait un couteau. Les auditeurs qui, d’attention, retiennent leur souffle, répondent à ce coup de poignard supposé par un long soupir qui s’échappe de leurs poitrines haletantes. Lazo frappe la terre du poing.

— Ah ! la sorcière ! dit-il.

Les autres, séduits par le conte, lui font signe de se taire.

— Après ?... demanda Lazo.

— Que veux-tu de plus ? dit tranquillement Ivan... C’est fini !...

— Sorcière ! répète Lazo. Heï, Ivan ! J’accepterais pourtant pareille mort... Vraiment, oui, je l’accepterais !... Me noyer dans ses cheveux, dans ses cheveux d’or... Volontiers ! Et qu’elle aspire mon sang, qu’elle le boive jusqu’à la dernière goutte... et que vienne la mort !

— Toi ? Allons ! Je le verrais que je ne le croirais pas, dit un des auditeurs. Et tout en arrangeant le foyer, il se met à rire, d’un rire bruyant et moqueur.

— Ta Penka, elle aussi, a des cheveux d’or... Pourquoi ne t’a-t-elle pas tué ?

— Ma Penka, elle, n’est pas comme la princesse !... Elle est calme...

— Oh ! Oh ! dit Stamo, qui, jusque-là, est resté pensif, sans prendre la parole. C’est pour cela que tu l’abandonnes et que tu viens traîner jusqu’ici ! Ton cœur aussi est éteint, camarade ! Il n’y a même pas un mois que tu es marié, et tu es déjà las de ta femme... Tu la délaisses !

Il a un regard dur, un visage immobile et qui, à la lumière du foyer, semble être de pierre. Son accent est rude et pesant.

— C’est mon affaire, répond Lazo d’une voix sourde.

— Alors son affaire à elle, c’est de chercher un autre compagnon, s’il n’est pas déjà trouvé, reprend Stamo.

— Ne crains rien, dit Lazo avec un sourire contraint, comme s’il était effleuré par un vague soupçon.

Puis un long silence succède.

Le bois est presque entièrement consumé. Les dernières flammes tremblotent au-dessus du foyer, et jettent, dans un dernier effort, quelques lueurs rapides, avant de s’éteindre. Quelque part, dans le lointain, retentit un cri aigu, comme le gémissement plaintif d’un oiseau frappé d’une balle en plein vol et tombant, pour mourir, dans les eaux sombres de la Maritza. Les faucheurs se regardent avec crainte. Leurs yeux s’interrogent ! Ivan lève le doigt et écoute attentivement.

— C’est un hibou, dit-il.

Dans les saules, l’âne effrayé, fait entendre, par intervalles, le son fêlé de sa clochette. Le petit chien s’élance en aboyant contre les ténèbres. Le mystérieux silence de la nuit est angoissant.

Lazo soupire profondément.

— Soupire, camarade, soupire ! plaisante ironiquement Ivan. À la maison, tu as une jeune femme.

Et il reprend sur le ton de ses contes.

— La jeunesse a le sang impétueux, camarade ! Ne vous étonnez pas que de jeunes épouses trahissent les imprudents maris qui les délaissent... Vous saviez ce que dit le moine Misaïl, lorsqu’il coupa sa barbe et rejeta son bonnet : « Grand-père archevêque, le cœur réclame ses droits ! »

— Ce sera facile pour Penka. Les amoureux ne lui manquaient pas, dit froidement Stamo en s’étendant sur le sol.

De nouveau Lazo, regarde craintivement dans l’ombre. Les mots cruels de Stamo l’ont frappé au cœur...

Le feu est éteint. Il fait nuit noire. Tous sont étendus. Une étoile glisse en coupant le ciel d’un sillon de feu.

— Un mortel vient de rendre l’esprit, murmure Lazo.

— Ou bien quelque jeune épouse a trahi ses devoirs, répartit sans bouger Ivan.

— Connais-tu, Lazo, poursuit-il, la chanson de Stoyanitza, l’épouse infidèle ? Elle n’est pas aussi merveilleuse que le conte... Veux-tu que je te la chante ?

— Que m’importe, dit Lazo.

Aussitôt, dans l’obscurité s’élève une voix de ténor forte et douce à la fois. Elle commence un chant d’amour dont les mots sont comme des fleurs jolies et parfumées que l’on tresse en couronne. Ils coulent l’un après l’autre, empreints d’une douleur infinie, entraînés dans le torrent enflammé des sons. Avec grâce, mais mouillés de larmes, ils racontent l’histoire de l’épouse infidèle de Stoyan.

Marié de la veille, le jeune soldat Stoyan, au moment de partir, demande à sa jeune et belle épouse de ne pas aller, si elle l’aime, chercher de l’eau à la source de Gourgoulov...

À peine Stoyan a-t-il disparu que Stoyanitza se souvient du jeune Gourgoul qui, si souvent, l’a courtisée. Coquette, elle s’habille, pique une fleur au-dessus de son oreille et, balançant sur son épaule le fléau aux deux sceaux argentés, s’en va vers la source maudite.

……………………………….

Dès que Gourgoul a vu la belle,

Tout aussitôt son cœur bondit

Et son noir regard étincelle.

……………………………….

Ivan s’interrompt et se soulève à moitié pour demander.

— Cette chanson te plaît, Lazo ?

Lazo ne répond pas.

— Il dort, dit Ivan en s’appuyant sur son coude.

— Ou bien il pleure, ricane Stamo.

— Si j’étais à sa place, depuis longtemps déjà, je serais de retour au logis. Il ne faut pas tenter Dieu, dit Ivan moqueur.

Mais Lazo s’est couché et songe. Les sarcasmes de ses camarades l’ont piqué au cœur comme des épingles acérées : une souffrance l’étreint à la gorge et l’étouffe. À ce jeu perfide, un doute s’est élevé dans son âme. Certes, Penka l’aime ; mais les yeux que l’on ne voit pas sont si vite oubliés... Elle peut se laisser entraîner, et dans son inexpérience de la vie, commettre quelque faute.

— Hier, il m’a prise, et aujourd’hui il m’abandonne, se dira-t-elle, et alors...

La triste histoire que racontait la chanson entraîne la pensée de Lazo jusqu’à son village. Là aussi, il y a une source, cachée dans un petit bois, où chaque matin et chaque soir se rend sa Penka...

Un gémissement d’angoisse s’échappe de la poitrine de Lazo.

La nuit s’avance. Toute la campagne est plongée dans un profond sommeil. La faible clochette de l’âne s’est tue. Le petit chien, qui ne semble plus qu’une boule blanche, s’est endormi paisiblement près du foyer dont quelques flammes, dans une dernière agonie, vacillent encore pour s’éteindre enfin. La Maritza, doucement, fait entendre le léger clapotis de ses eaux troubles, qui, entre les bords endormis, racontent à la nuit de fantastiques histoires...

L’un après l’autre, les faucheurs se sont endormis. Autour du foyer, immobiles dans la nuit, s’estompent leurs corps robustes, enroulés dans leurs manteaux.

Seul, Lazo ne dort pas. Les plaisanteries de ses compagnons ont troublé sa jeune âme, et son esprit perçoit de cruelles visions. Sa pensée s’envole vers son village, vers Penka. Il la revoit mince, active, blanche comme la neige... Elle est debout sur le seuil de sa maison. Longuement, tristement, elle contemple la route poussiéreuse qui serpente entre les champs jusqu’aux pays lointains. C’est par là qu’est parti Lazo. Il l’a laissée, pour gagner un peu de cet argent maudit !... Hélas ! les temps sont devenus difficiles... Que pouvait-il faire ?...

Demain, de bonne heure, elle se lèvera, alerte et fine comme une biche, et ira à la source pour y puiser de l’eau... Là, elle trouvera peut-être... hé, il sait bien qui !...

Lui a-t-il assez fait la cour ! L’a-t-il assez poursuivie quand on s’assemblait pour danser... C’est une tête folle ; mais il est rusé et batailleur... Et Penka est bien jeune, et bien imprudente...

Maintenant, il voit les broussailles sombres et touffues qui entourent la source. Dans leur verdure apparaît le visage blanc et charmant de Penka... Elle se penche, et soudain, vers elle, se glisse, avec un geste de caresse, une main d’homme... une main d’étranger.

De rage, Lazo a bondi... Il se lève...

— Qu’est-ce que je fais ici ? songe-t-il en se dépouillant de son manteau...

La nuit est silencieuse. Seuls, les grillons font entendre leur chant paisible et leur voix répète doucement : Penka, Penka, Penka...

 

* * *

 

... Quand à l’aube se réveillèrent les faucheurs, Lazo n’était plus avec eux...

 

 

 

 

 

 

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 22 octobre 2013.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d’auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.