LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Nikolaï Pavlov

(Павлов Николай Филиппович)

1803 — 1864

 

 

 

 

 

L’ANNIVERSAIRE

(Именины)

 

 

 

 

 

1835

 

 

 

 

 

 

Traduction de Xavier Marmier, Les Perce-Neige. Nouvelles du Nord, 1854.

 


J’ai connu une famille qui a promptement disparu de ce monde. La mort l’a atteinte en différents lieux, et je suis peut-être le seul qui ait gardé son souvenir. Le mari mourut du choléra en Bessarabie ; la femme mourut de consomption dans un village du gouvernement de Saratof, et l’enfant s’éteignit dans une maison d’Oremburg. Je ne dirai point le nom de ces trois morts. À leur mémoire ne se lie aucune œuvre importante. Ils vécurent d’une vie obscure. Ils ont été et ils ne sont plus. Voilà l’histoire de leur existence.

Mais la Providence, qui a répandu sur la nature une si grande variété de formes et de couleurs, a donné à chaque être un trait distinctif. Par cette raison, chaque homme est digne d’attention, chaque homme peut, par un incident de sa vie, par un sentiment, par un mot, éveiller en nous une émotion. Les plus humbles, les plus infimes individus peuvent occuper l’esprit des philosophes tout autant que ceux qui étonnent les regards de la foule par la splendeur de leur fortune ou l’éclat de leurs revers. Souvent l’énergie du caractère s’exerce dans un cercle étroit au foyer domestique. Le destin prend quelquefois pour victime une pauvre modeste créature, et l’atteint au milieu d’un paisible cercle de famille, comme la foudre atteint le voyageur ignoré dans les steppes désertes.

N… avait, lorsque je le connus, environ trente ans, et venait de se marier. Il me serait difficile de dire ce qu’il y avait alors en lui d’ivresse et de bonheur. Sa femme était son amour, son amie, le mobile, le but de son existence, en un mot, tout ce qui réjouit les yeux et charme la pensée. Jeune, belle, riante, sa femme semblait avoir aussi mis en lui toutes ses affections et lui être profondément dévouée. N… me plaisait par sa vive intelligence, par ses habitudes élégantes, et de plus en plus je me liai avec lui. Dans ses heures de félicité, l’homme porte un regard de satisfaction sur tout ce qui l’environne, et son cœur se livre à une facile expansion. N… répondit franchement à mes avances, et bientôt nous devînmes très bons amis. J’allais souvent chez lui, et je contemplais, non sans quelque envie, son heureuse existence. Les deux époux semblaient avoir été créés l’un pour l’autre et ne vivre que l’un par l’autre. Que de fois alors me suis-je surpris à souhaiter une femme comme celle de mon ami, et, pour en obtenir une pareille, j’aurais gaiement renoncé au désir de me faire un nom illustre, et à celui de m’élever jusqu’au rang de général. N… ne se lassait pas de me raconter comment il avait découvert cette charmante fille dans une honnête famille du gouvernement de Saratof, comment il en était devenu amoureux, et comment il avait éveillé en elle les premières joies, les premières émotions de l’amour. Pour n’être plus détourné d’elle par aucun devoir, il voulait quitter le service et se retirer à la campagne. La solitude, les livres, l’ombre et le calme d’un doux intérieur, c’était là son dernier idéal. Pour régler ses affaires en vue de cette détermination, il se rendit à Saint-Pétersbourg ; sa femme partit avec une de ses tantes pour le village où il voulait s’établir. Un an et demi s’écoula ; nous étions loin l’un de l’autre ; je ne croyais jamais le revoir.

Un soir, j’étais au théâtre, ennuyé, fatigué et attendant avec impatience la fin de la représentation. En promenant de côté et d’autre mes regards dans la salle, j’aperçus dans une loge un homme dont la figure me frappa. Je l’observai plus attentivement : c’était bien lui ; c’était mon ami N… Il était en ce moment engagé dans une très vive conversation avec une dame, et je ne parvins qu’avec peine à attirer son attention sur moi. Enfin, il m’aperçut et descendit près de moi. Avec quel plaisir je m’élançai vers lui ! Il était aussi visiblement satisfait de me retrouver, mais moins expansif. Je lui adressai avec empressement une foule de questions. Il me répondit brièvement qu’il était venu se fixer de nouveau à Moscou, n’ayant pu supporter l’ennui de la campagne et les visites de ses voisins. Je lui demandai des nouvelles de sa femme. À ma grande surprise, il me parla d’elle d’un air contraint. Nous convînmes de dîner ensemble le lendemain, et nous nous quittâmes. Il retourna précipitamment dans sa loge, près d’une belle personne à laquelle il faisait la cour. Pendant qu’il remontait l’escalier, je m’aperçus qu’il boitait.

Le lendemain, je retournai dans cette maison où j’avais si doucement rêvé le bonheur de la vie conjugale, l’accord de deux jeunes cœurs ; je retournai dans ce temple de la joie où chaque mot résonnait à mon oreille comme l’expression de l’amour le plus séduisant. Tout était là comme autrefois. Les mêmes tapis, les mêmes bronzes, les mêmes vases de fleurs, et la femme de mon ami me reçut comme autrefois. Mais son visage était fané, son regard était triste, son front pâle. Le rideau se leva, et les deux époux représentèrent devant moi le second acte de leur existence. Alors je reconnus qu’il n’y avait plus entre eux l’harmonie d’une autre époque, qu’ils avaient désappris à deviner leurs pensées réciproques, à se rendre agréables l’un à l’autre. À tout instant par un mot, par un regard, le mari rappelait à la femme qu’il était le maître. Dans les plus petits détails, sa conduite envers elle témoignait d’une profonde indifférence, et je fus convaincu que rien ne pouvait rallumer la flamme éteinte dans ce cœur naguère si ardent.

Un tel changement excitait en moi une très vive curiosité. N… avait repris avec moi ses habitudes de confiance ; mais, dans nos conversations, il ne prononçait pas plus le nom de sa femme que si jamais elle n’avait existé. J’avais remarqué qu’il boitait. Je lui demandai la cause de cet accident : « Une balle que j’ai reçue, » me répondit-il froidement. Et il rompit brusquement l’entretien.

Il était déjà depuis quelque temps à Moscou, lorsqu’un soir que j’étais seul avec lui, nous restâmes à causer ensemble fort avant dans la nuit. Nous en étions venus à parler des femmes, et, contre sa coutume, je le vis s’emporter. Je vois encore l’amer sourire avec lequel il s’écria : « Il n’y a qu’un sot ou un homme sans expérience qui puisse attendre de la femme un bonheur durable. La femme ne peut être qu’un objet de passagère distraction. Quiconque la considère autrement, quiconque veut voir en elle un être d’une nature noble et élevée, se trompe grossièrement. Elle est d’une organisation si faible que ses forces ne suffisent pas à la maintenir toute sa vie dans un seul sentiment, dans une même direction. Elle est toujours soumise à quelque influence étrangère. Comment donc pourrait-on se fier à une créature qui n’a pas plus de consistance ? La femme a une passion dans le cœur, et cette passion ne l’empêchera pas de céder à une admonestation d’une mère, d’une tante, et d’épouser un homme qui lui est odieux ou indifférent ! La femme est habile, mais elle n’est pas sincère. La femme peut être bonne et tendre, mais d’une façon qui fatigue. Regardez une jeune fille de seize ans, fraîche, riante ; ne dirait-on pas que ses sens sont encore endormis, que son âme est pure comme celle d’un ange ? Mais la jeune fille aime déjà et sait dissimuler son amour, et peut, sans rougir, jurer une fidélité éternelle à celui pour lequel elle n’éprouve pas la moindre impression. Ah ! je sais à présent à quoi m’en tenir, et je ne fais pas plus de cas des femmes que du vin de Champagne. »

À ces mots, il ouvrit son secrétaire, en tira un rouleau de papier, et me dit : « Tenez, lisez ce manuscrit ; vous apprendrez à connaître par là une singulière histoire. »

J’emportai ce papier chez moi, et j’y trouvai le récit suivant.

 

Par une sombre pluvieuse nuit d’automne, j’arrivai à l’auberge de R… avec un ardent désir de poursuivre immédiatement mon voyage. J’aurais voulu avoir la puissance du magicien pour changer l’ordre des saisons, pour améliorer les chemins, pour pouvoir me précipiter plus tôt dans les bras de ma femme adorée. Que de tentatives je fis pour me procurer des chevaux ! avec quelle obstination je résistai aux belles paroles que le maître de poste m’adressait pour me faire goûter ses beefsteaks et son vin de Madère ! Mais il n’y avait plus de chevaux dans l’écurie de la poste ; je ne pus en louer d’autres, et il fallut me résigner à rester là jusqu’au lendemain.

Dix minutes à peine s’étaient écoulées lorsque j’entendis, dans la chambre voisine de la mienne, le son d’une guitare, et une voix d’homme. Quelle voix ! Passionné comme je le suis pour la musique, je restai immobile, de peur de perdre une de ces notes mélodieuses. Mon voisin chantait avec une étonnante expression une romance mélancolique. Quand il eut fini, je m’approchai doucement de la porte pour essayer de le voir, et j’y réussis. Il était assis sur un canapé, les yeux levés en l’air ; ses longs cheveux noirs tombaient en désordre sur son large front sillonné par une cicatrice qui annonçait un coup de sabre ; son bras droit était soutenu par une écharpe, à sa main gauche il tenait sa guitare. Il portait la redingote militaire et la croix de Saint-Georges à sa boutonnière.

Cet homme m’intéressait. Je désirai faire sa connaissance et demandai qui il était. On me répondit que c’était le capitaine S. Son nom de famille était formé d’un prénom, selon un usage assez fréquent en Russie, mais surtout remarquable dans les maisons des serfs. Je témoignai le désir de lui rendre visite.

Il entra lui-même dans ma chambre ; c’était un homme d’une trentaine d’années, d’une taille élevée, d’un aspect imposant. Le vent et le soleil avaient bronzé son visage, mais sous cette teinte sévère ses traits avaient conservé une remarquable expression. Je lui exprimai le plaisir que j’avais éprouvé à l’entendre chanter ; il me serra la main, puis je remarquai immédiatement qu’il n’était pas très communicatif, et que le langage du monde lui était peu familier. J’appris cependant qu’il venait de quitter l’armée active et qu’il devait s’arrêter à Tambof et Saratof, et dans quelques autres villes. Jusqu’à une certaine distance je devais suivre le même chemin que lui. Nous convînmes de partir ensemble, et il accepta l’offre que je lui fis de s’arrêter dans mon village, où j’étais pressé d’arriver pour célébrer l’anniversaire de naissance de ma femme. Qu’elle sera heureuse, me disais-je, de recevoir un tel hôte elle qui est douée à un si haut degré du goût musical !

Nous soupâmes ensemble, et je fis prendre dans ma voiture deux bouteilles de bon vin, auxquelles notre aubergiste ajouta du vin de Champagne. Mon imagination s’animait à la vue de ce compagnon mystérieux dont la voix m’avait si agréablement surpris, dont la cicatrice, le bras en écharpe et la mâle figure annonçaient une intéressante histoire. De son côté, il devenait plus confiant. Il parlait de guerre et de musique avec enthousiasme, et à mesure que notre réunion se prolongeait, il se montrait plus gai. J’attribuai sa gaieté à sa bonté de cœur. J’étais heureux alors et naïf. Aujourd’hui je vous dirais qu’elle provenait tout simplement de la satisfaction de son amour-propre, des compliments que je lui adressais.

Il n’y avait en lui aucune apparence de forfanterie, mais ses paroles trahissaient une nature fière et impétueuse. Il m’apparaissait comme un homme dont le courage ne devait pas chanceler devant la mort, et dont l’œil flamboyant pouvait ébranler la plus arrogante beauté. Quand nous eûmes un peu à tort et à travers discouru sur les jouissances de l’art et la vie des camps, sur le monde et sur la guerre, je lui demandai si tel homme que je connaissais et qui portait un nom comme le sien n’était point un de ses parents : « Mes parents, s’écria-t-il, vous ne les connaissez pas ; qu’il n’en soit pas question ! »

Cette réponse, prononcée d’une voix rude, ne me permettait pas de m’arrêter plus longtemps à une question qui, évidemment, lui était désagréable. Nous nous remîmes donc à parler de batailles et de musique, puis enfin j’en vins à dire tout ce que j’avais de doux sentiments dans le cœur, d’émotion d’amour et de félicité conjugale. Mais aussitôt la figure de l’officier se rembrunit. Il frappa avec son verre sur la table, se leva brusquement et se mit à se promener dans la chambre de long en large.

— Qu’avez-vous donc ? lui dis-je.

— Ah ! murmura-t-il, ne me rappelez point ces souvenirs de l’amour, l’image des femmes… J’ai aimé aussi… Oui.

Un soupir s’échappa de ses lèvres, et il se tut. J’éprouvai une nouvelle curiosité. Je m’efforçai d’obtenir de lui le récit qu’il n’avait nulle envie de faire, et je ne sais comment j’y parvins.

— Du vin de Champagne, s’écria-t-il après mes instances réitérées.

Il vida son verre, s’assit sur le canapé, et, tournant sa moustache entre ses doigts, commença ainsi :

— Quand je vins au monde, nulle bohémienne n’aurait prophétisé que je porterais un jour ce vêtement, et que cette croix brillerait sur ma poitrine. Des domestiques n’ont pas pris soin de mon enfance ; les nourrices ne m’ont pas bercé avec leurs chants, et ma mère ne s’effrayait pas de me voir marcher pieds nus dans la boue. Cette vie n’était pas faite pour moi, et si j’avais suivi la carrière qui m’était destinée, je n’aurais pas eu l’honneur de m’asseoir à votre table.

Pour quelque menue monnaie on m’apprit à lire et à écrire, mais j’étudiais avec ardeur et il se manifesta en moi de bonne heure un tel goût pour la musique, que l’emploi de chantre d’église devint le but de mon ambition. Je ne négligeais aucun office religieux. J’assistais gravement avec un cierge à toutes les funérailles, et ma voix résonnait plus claire que les autres dans les cœurs. On ne me laissa pas longtemps goûter ces humbles jouissances. On m’enleva à mon père, à ma mère. Il y a longtemps, et je sens encore des larmes rouler dans mes yeux quand je songe à ce jour de rigueur, Mais j’étais né serf, puisqu’il faut le dire, et mon maître disposait de moi.

Au matin on examina mes lèvres, mes dents ; après cette investigation, il fut décidé que j’apprendrais à jouer de la flûte. Je pleurai encore ; mais personne ne prenait pitié du pauvre enfant et n’essayait de le rassurer. On voulait faire de moi un instrument de distraction pour les désœuvrements des riches. La musique m’a sauvé. C’est à elle que je dois tout : c’est elle qui a brisé les liens qui m’enlaçaient à mon entrée dans la vie, et qui a fait pencher vers moi le cœur d’une femme. C’est elle, enfin, qui m’a sauvé du désespoir et m’a consolé dans toutes mes douleurs. J’étais placé au dernier rang de l’échelle sociale, et je chantais ; je me suis trouvé errant, sans asile, à l’aventure, et je chantais. Aussi longtemps qu’un accord harmonieux retentira à mon oreille, je puis souffrir encore, mais je ne serai point complètement malheureux. Je n’avais accepté la flûte que par contrainte.

Bientôt, pourtant, mes facultés musicales se développèrent.

Quelque temps s’écoula. Je fis connaissance avec les principaux artistes de Moscou. J’appris rapidement à jouer du violon, à toucher le clavecin, puis je me dévouai plus particulièrement à la musique vocale.

Les amateurs faisaient grand cas de mon talent, m’invitaient à de brillantes réunions, et se plaisaient à me faire chanter. Mais, pour eux, je n’étais qu’un homme sans importance à qui l’on peut sans façon tourner le dos dès qu’on l’a entendu. On m’adressait de nombreux éloges, mais d’un ton de patronage humiliant. On m’admirait et on me frappait familièrement sur l’épaule. On me proclamait un génie, mais en même temps on semblait me dire : « Qu’importe ton génie ? Tu n’en es pas moins né dans le servage. »

Je commençai à donner des leçons et gagnai quelque argent. Par hasard, je fus mis en rapport avec un jeune homme qui ne ressemblait point à ceux que j’avais rencontrés jusque-là. Enthousiaste de la musique, il plaçait les qualités de l’artiste au-dessus des privilèges de la naissance, et moi, l’humble serf, moi qui n’avais pas de nom dans un salon, il me fit asseoir à sa table à côté d’un haut fonctionnaire. Il ne demanda pas qui j’étais, d’où je venais ; il me traita comme un égal. Au commencement, cette façon d’agir me parut singulière, et plus d’une fois m’embarrassa. Je rougissais et j’étais tout confus quand il engageait avec moi la conversation devant d’autres personnes, ou quand il m’offrait un fauteuil. Hélas ! ne pas oser s’asseoir, ne pas savoir où et comment on doit s’asseoir, est une cruelle souffrance. Celle que j’ai ressentie en ce temps-là, je la fais expier à tous ceux qui m’en offrent l’occasion. Les riches ont été impertinents envers moi. Je suis devenu impertinent à mon tour.

Cependant ce jeune homme, que ma bonne étoile m’avait fait connaître, me traitait comme un ami. Je passais avec lui toutes mes heures de liberté. Il me fournit les moyens de perfectionner mon talent ; il me prêta des livres, il m’habitua à prendre plus d’assurance et une plus digne attitude dans le monde ; en un mot, il effaça la rouille de mon intelligence.

Je lus avec avidité les livres qui m’étaient confiés, car j’avais un grand désir de m’instruire ; mais ces livres m’offensèrent. Ils parlaient de tout, excepté d’une situation comme la mienne. J’y trouvais de nombreux tableaux de mœurs ; mais moi, je ne figurais pas dans ces tableaux. J’étais donc, par le fait de ma destinée, un être placé en dehors de l’attention même des écrivains, un être inaperçu, insignifiant, dont on n’a rien à dire, qu’on ne mentionne même pas. Avec quelle amertume je faisais cette remarque !

Chaque homme a dans sa vie un jour, un moment décisif qui anéantit ses espérances, ou réalise ses rêves en une forme palpable, soit l’image d’une femme, soit un sac d’or. Chaque existence a sa fièvre, son heure de crise ; moi, j’eus aussi la mienne.

Le seigneur de qui je dépendais alla s’établir en province, dans le but d’améliorer l’administration de ses domaines et d’augmenter ses revenus. Mon bienfaiteur était là avec un de ses voisins de campagne. Il obtint de mon maître la permission de me garder près de lui. Plusieurs autres seigneurs résidaient de côté et d’autre à quelque distance autour de nous. Mon bienfaiteur me mit en relation avec eux, leur fit l’éloge de mon talent, et j’eus l’honneur d’être appelé à donner des leçons dans de grandes maisons. Là on avait pour moi plus d’égards qu’à Moscou, par la raison qu’on ignorait mon histoire et qu’on me voyait bien traité par celui qui m’avait si généreusement pris sous sa protection.

Un jour je fus engagé à me rendre chez une noble douairière pour accompagner dans un concert sa petite-fille. J’étais, ce jour-là, un peu souffrant, et voulais refuser cette invitation. Mais on fit tant d’instances, que je finis par m’y rendre. J’en étais arrivé enfin à me présenter assez hardiment dans le monde, assez hardiment, c’est-à-dire que je pouvais marcher sur un parquet d’un pas plus ferme, traverser sans crainte un salon et répondre sans balbutier à qui m’interrogeait. Cependant, ce qui me plaisait encore le plus, c’était de rester seul à l’écart.

Que le ciel était beau ce jour-là, et quel souvenir j’en ai gardé ! Oui, je me souviens encore de chaque flot du Volga, de chaque fleur épanouie sur mon chemin, de chaque personne que je rencontrai ; je pourrais raconter tous les plus petits incidents de cette journée comme les jeunes femmes racontent les détails d’un bal auquel elles viennent d’assister, et les vieillards leurs rêves.

Le soleil rayonnait sur la surface aplanie du fleuve. L’air était imprégné de parfums, et il y avait un charme indicible dans l’aspect de cette eau argentée, dans l’aspect des vastes plaines qu’elle arrose. Il me semblait que la nature célébrait aussi son jour de naissance comme la riche douairière vers le château de laquelle je me dirigeais. En ce moment j’éprouvais une impression de bonheur surnaturelle. Mais, de cette exaltation, je retombai bientôt dans le sentiment de ma pauvre individualité. J’allais m’adjoindre à une société dont je connaissais le froid cérémonial. J’allais assister, à une expérience musicale, une jeune fille qui probablement me ferait tout à coup sauter de l’allegro à l’andante, de l’adagio à l’allegro, et que je devrais suivre dans ses brusques caprices. Mon métier de professeur m’avait habitué à la patience, et je me résignai à cette nouvelle épreuve. Une calèche à six chevaux passa devant moi. Je n’osais, avec ma modeste voiture, me présenter en même temps que cet équipage à l’entrée de la demeure seigneuriale. Je mis pied à terre près du mur d’enceinte et me glissai dans la maison. En franchissant le seuil de l’antichambre, le courage faillit me manquer. Il fallait me faire annoncer et me présenter seul. Je relevai mes cheveux de chaque côté de mon front, je m’époussetai, et enfin, je m’avançai. La scène qui s’offrit à moi me rassura.

Une quantité de propriétaires des environs étaient déjà réunis dans le salon et présentaient, par la diversité de leur costume, de leur physionomie, par le rustique cachet de la vie de campagne, un bizarre spectacle. Çà et là brillait une toilette financière, çà et là apparaissait une étrange figure ; ici d’énormes moustaches, plus loin des perruques fort négligées, quelques habits brodés, et des vêtements fort ordinaires. Il n’y a rien là, me dis-je, de si imposant ; et je m’avançai bravement vers la maîtresse de maison. Elle était assise dans un fauteuil et montrait, avec un sourire d’orgueil, un coussin brodé à quelques femmes qui l’entouraient. C’est un présent d’Alexandrine, répétait-elle en se retournant perpétuellement de côté et d’autre.

Je m’étais déjà incliné trois fois devant elle sans pouvoir détourner son attention de son coussin, lorsqu’une jeune fille, s’approchant d’elle, la poussa légèrement par le bras et lui murmura quelques mots à l’oreille : Ah ! monsieur, me dit-elle en se levant, je vous remercie de la complaisance que vous avez eue de vous rendre à ma prière. Vladimir Semenovitch m’a beaucoup parlé de vous. On dit que vous êtes un excellent musicien. Ma petite fille, qui vient d’arriver, aime beaucoup la musique. Viens, Alexandrine.

Alexandrine s’approcha. En cet instant, je sentais que tous les regards étaient fixés sur moi, et je rougissais jusqu’au blanc des yeux. Je jetai un regard timide sur la jeune fille, et, je ne sais pourquoi, mon cœur me dit qu’elle devait avoir une douce voix.

— Je vous présente ma petite fille, reprit la douairière. Elle a une passion pour la musique. Je vous en prie, venez me voir souvent. Vous chanterez avec elle. Il ne faut pas qu’elle oublie ce qu’elle a appris. Mais où est donc Vladimir ? Pourquoi n’est-il pas venu avec vous ?

— Des affaires, répondis-je, l’ont appelé en ville. Il reviendra peut-être ce soir.

— Le méchant ! il oublie sa vieille amie. Je le gronderai. Voulez-vous voir le joli travail que m’a fait Alexandrine ?

En disant ces mots, elle me montrait le coussin.

Je souffrais d’être ainsi arrêté devant elle tandis que tout le monde m’observait. Enfin un autre invité entra, et je pus me retirer à l’écart, et mes yeux se reportèrent sur la jeune fille qui occupait si vivement l’esprit de son aïeule. Je ne vous dirai pas qu’elle me plut. Non, ce mot implique un rapport d’égalité, et Alexandrine était placée dans une sphère si éloignée de la mienne, que je ne pouvais pas même pensera me rendre compte de l’impression qu’elle produisait sur moi. Je la regardais comme un tableau qu’on ne peut songer à acquérir, comme un diamant qu’on ne peut posséder. Je contemplais avec un inexprimable recueillement ses yeux bleus rêveurs, son visage, son pur et beau visage frais comme une rose de printemps, et ses cheveux blonds flottant en un charmant abandon sur ses épaules. Je la suivais dans ses vifs et légers mouvements. À tout instant, sa grand-mère l’appelait près d’elle, et gaiement elle courait avec sa robe blanche et son bouquet à sa ceinture. Aujourd’hui, si je me trouvais en face d’une telle personne, j’essayerais peut-être d’étudier son caractère en étudiant sa physionomie. Alors je n’avais pas tant d’expérience, et, en regardant Alexandrine, je me disais seulement : elle doit être bonne.

Bientôt on annonça que le diner était servi. Je m’assis humblement à l’extrémité de la table à côte d’un amateur qui me fit endurer la longue et monotone histoire de ses études musicales. Si ennuyeux qu’il fût, je devais pourtant lui savoir gré de vouloir bien causer avec moi. Personne, dans cette réunion, ne me connaissait, personne autre que lui ne m’adressait la parole, et les domestiques, comme s’ils eussent deviné ma misérable origine, ne m’offraient que les mets vulgaires et enlevaient les autres sans me les présenter.

Mais je devais avoir une plus grande épreuve à supporter. À quelque distance de moi était assis un homme d’un aspect mélancolique et taciturne. Vers la fin du dîner, il s’anima et se mit à causer avec un de ses voisins. Machinalement, je l’écoutai, et je frémis en l’entendant dire : J’ai fait une bonne affaire. J’avais deux serfs musiciens, et je les ai vendus chacun mille roubles (quatre mille francs).

L’amateur assis à coté de moi me murmura à l’oreille : comme on voit bien que cet homme n’a pas l’amour de l’art ! moi, je ne donnerais pas un de mes musiciens pour deux mille roubles.

À présent, je ne conseillerais à aucun noble de parler ainsi devant moi de son serf. Alors cette conversation me faisait rougir et trembler, et je tournai mes regards vers Alexandrine comme pour chercher en elle une consolation aux paroles qui me faisaient faire un si douloureux retour sur ma situation et pour me réconcilier par son sourire avec l’humanité. Ah ! celle-là, du moins, me disais-je en contemplant sa douce et candide physionomie, ne vendrait pas ainsi un musicien.

Le dîner fini, tous les convives se groupèrent de différents côtés. Je m’éloignai avec un profond sentiment de tristesse. J’étais seul sur la terrasse. Devant moi s’élevaient des corbeilles de fleurs. Dans le lointain on entendait les cris d’une réunion de paysans ivres qui célébraient aussi la fête de leur maîtresse. Le soleil se penchait à l’horizon, et je restai là absorbé dans mes sombres réflexions, quand soudain près de moi apparut Alexandrine.

— Je ne sais, me dit-elle, pourquoi ma grand’mère veut absolument que je chante. Voulez-vous avoir la bonté de m’aider à chercher un morceau ? J’ai si peur de chanter devant le monde !

Sa voix apaisa le trouble de mon esprit. Je m’approchai avec elle du piano, et pendant que nous examinions ensemble différents cahiers de musique, sa grand’mère et la plupart des invités se rangèrent autour de nous. L’homme qui vendait ses musiciens était là aussi. Mais, à présent, il ne pouvait plus m’offenser. À présent il n’y avait plus rien de commun entre lui et moi. Mes doigts se promenaient sur les touches de l’instrument sonore, et mon âme planait déjà dans la sphère de l’idéal.

Alexandrine était visiblement émue ; elle entonna timidement son chant ; mais à peine avait-elle formé quelques accords, que mes doigts s’arrêtèrent sur le piano, et je me retournai vers elle par un mouvement irrésistible. Savez-vous ce que c’est que le contralto, cette alliance de la vigueur et de la mollesse, de la force et de la douceur, de la fermeté et de la volupté ; cette alliance qu’on regrette dans le soprano ? Connaissez-vous le charme de deux yeux bleus et le chant d’une jeune fille de seize ans, cet âge resplendissant dans la vie de la femme, cet accord merveilleux du Créateur, un accord où il semble que l’harmonie de la terre se joigne à celle du ciel ? Alexandrine avait un très net contralto, et des yeux bleus, et seize ans.

Peu à peu, à mesure qu’elle chantait, sa voix s’enhardit, et moi j’étais dans le ravissement.

Lorsqu’elle se tut, un murmure d’applaudissements s’éleva autour d’elle ; moi seul je ne pouvais prononcer une parole. La grand’mère vint l’embrasser et me dit :

— Trouvez-vous qu’elle chante bien ?

— Parfaitement, répondis-je, honteux de ne pas pouvoir trouver un mot plus expressif.

— À présent, reprit-elle, c’est votre tour.

Alexandrine voltigeait de côté et d’autre sans faire attention à moi. Jamais un si ardent désir d’orgueil ne m’avait agité ; m’asseoir à l’improviste devant le piano, pendant que tout ce monde s’entretenait de choses banales, pendant qu’elle-même se laissait entraîner à d’insignifiants propos, ignorant que moi seul l’avait comprise, l’obliger à m’écouter et à fixer aussi son attention sur moi, c’était là mon ambition.

Dans l’élan qu’elle me donna, ma timidité habituelle disparut. J’oubliai tout ce qu’il y avait là de gens de différente sorte ; j’oubliai aussi le vendeur de serfs. Je ne voyais plus que le piano et Alexandrine. Je ne puis dire comment je chantai ; ce que je sais, c’est qu’elle se rapprocha peu à peu de moi, puis resta immobile et muette, les regards attachés sur moi.

Oh ! pour enchanter nos cœurs, il ne faut pas parler, il faut chanter. La parole, c’est l’intelligence ; le chant, c’est l’âme ; les paroles sont limitées comme l’intelligence, et la puissance du chant est sans bornes comme l’âme. Je ne vous répéterai point les compliments qui me furent adressés. Je ne m’en souciais pas et ne les entendais pas. Alexandrine était rêveuse, je me délectais dans l’idée de l’impression que j’avais faite sur elle. Mais mon triomphe ne fut pas de longue durée. Elle m’adressa, d’une voix modeste, quelques mots qui me ramenèrent à la réalité. Elle me parlait en français, elle ne savait pas que j’étais un serf et qu’un serf n’apprend guère le français. Je balbutiai une réponse confuse et me levai en rougissant. L’arrivée de Vladimir Semenovitch mit fin à mon embarras. La présence de cet ami me rendant le courage, je chantai de nouveau, et Alexandrine me parla russe et longtemps. Comme je me disposais à me retirer, la grand’mère me prit à part, renouvela la prière qu’elle m’avait déjà faite de donner des leçons à sa fille, et voulut me mettre quelque argent dans la main. Je le refusai. Alexandrine m’appela aussi pour me remercier, mais, grâces au ciel, elle ne m’offrit point d’argent. Je partis avec Vladimir, ne cessant de penser aux yeux bleus, au contralto et au français.

Le lendemain, je me procurai un alphabet de cette langue. Mon ami voulut bien lui-même me donner des leçons. C’était une difficile tâche, car mon organe n’avait plus la flexibilité nécessaire pour s’assouplir à un idiome si différent du nôtre, et personne probablement n’a autant que moi maudit le français.

Comment vous raconter la fin de mon histoire ? Comment vous retracer mes entretiens avec Alexandrine, et le charme de ses paroles et celui de ses regards ? Vous devinez aisément que je la revis souvent, et souvent la grand’mère nous laissa seuls. Nous chantions, et nos cœurs chantaient ensemble.

Alors mon front n’avait pas encore été déchiré par cette cicatrice. Mon visage n’était pas brûlé par le soleil, j’étais plus jeune. Vous ne pouvez imaginer avec quelle joie enfantine elle accourait au-devant de moi et comme ses yeux étincelaient quand je montais.

Seul avec elle, je n’éprouvais aucune de mes anxiétés ordinaires, je parlais hardiment. J’oubliais la distance qui me séparait d’elle, et, par l’essor de mon imagination, j’en venais à me considérer comme son égal ; car près d’elle je planais dans les régions de l’art, dans les régions de la passion. Puis, dès que je l’avais quittée, ma folle illusion s’évanouissait, et je ne voyais plus que l’absence entre elle et moi.

Je ne pouvais me créer aucune espérance, ni me faire aucune illusion ; je ne pouvais voir sa vie unie à la mienne dans un château aérien. Je savais qu’il était impossible que cette jeune fille fût jamais à moi ; mais je ne pouvais respirer sans elle, je ne pouvais renoncer au bonheur d’être aimé d’elle, et je crois que j’aurais tué celui qui l’eût éloignée de moi.

Les jours s’écoulaient. Je ne puis énumérer toutes mes turbulentes pensées et mes agitations. Je me hâtais de vivre, sachant qu’il n’y avait pas pour moi d’avenir. Depuis longtemps nous savions tous deux que nous nous aimions, mais nous ne nous le disions pas, car nous avions tous deux le pressentiment de la fatale douleur attachée à notre premier aveu. C’était le but que je n’osais atteindre, car, après, c’était le néant. Ma seule joie était de prolonger indéfiniment ce rêve en écartant de mon esprit l’idée terrible du réveil. Mais comment s’arrêter dans les bornes de la raison ? Comment peut-on se dire : Tu n’iras pas plus loin ? Quelquefois un rapide rayon éclairait le secret de nos émotions, insensiblement nous nous rapprochions de l’heure décisive.

Un soir j’étais seul avec elle dans le salon. Sa grand’mère faisait une patience dans une autre chambre. Alexandrine avait pleuré, et, avant que je lui eusse demandé pourquoi ses yeux étaient encore humides, elle me dit : « Il faut que je quitte ma grand mère, il faut que nous nous séparions. »

Je ne me rappelle pas ce que je lui répondis ; je me rappelle seulement qu’en ce moment sa main était dans les miennes, que je la couvrais de baisers et l’arrosais de mes larmes, et que tout à coup Alexandrine me jura de n’aimer jamais que moi et de n’avoir d’autre époux que moi.

La tête en feu, bouleversé, éperdu : « Quel serment, lui dis-je, venez-vous de prononcer ? Hélas ! vous n’êtes pas faite pour moi ; devant vous est une autre route ; à vous les joies de ce monde, à moi les dons de Dieu. Mais moi vous ne savez pas qui je suis. » Elle me renouvela, en sanglotant, ses protestations, et chacune de ses paroles était l’expression du plus pur, du plus généreux amour. Oh ! quelle était belle en ce moment, et quel orgueil je me sentais dans l’âme ! Devant moi s’ouvrait une nouvelle vie, une autre sphère. Pour la première fois, j’étais affranchi du désespoir, et la voix de la raison ne torturait plus mon âme. Je repris la parole hardiment avec une orgueilleuse espérance et une mâle confiance, et je lui dis : « Savez-vous qui vous avez devant vous ? Savez-vous à qui vous venez de promettre une éternelle fidélité ? Je suis un serf. »

À peine avais-je prononcé ces mots, que j’en fus épouvanté : je venais de formuler mon arrêt.

Alexandrine pâlit et s’affaissa sur mon bras. Pauvre créature fragile ! un mot l’avait terrassée. Vous le dirai-je ? je regardai sans pitié ses paupières fermées et sa figure blême. J’éprouvais un profond mépris pour une telle faiblesse. Je lui avais fait un aveu nécessaire, mais je n’en étais pas moins le même, et cet aveu avait suffi pour effacer les roses de ses joues, le doux éclat de sa jeunesse. Son saisissement m’offensait.

Cependant elle était là, appuyée sur moi, celle qui était mon idéal, mon orgueil, ma noblesse ; je la serrais convulsivement sur mon sein, je l’embrassais ; elle ne se réveilla pas ; j’appelai, des domestiques accoururent avec la grand’mère.

L’officier vida de nouveau son verre, mit sa tête entre ses mains, et resta quelques instants silencieux, puis il reprit :

— Qu’as-tu donc ? comme tu es agité ! me dit Vladimir lorsque j’entrai chez lui.

— Je ne sais, répondis-je.

— Je viens, ajouta-t-il, de voir ton maître ; je lui ai offert dix mille roubles pour toi ; il ne peut les accepter. J’ai appris qu’en effet il ne le peut pas, car il a perdu au jeu le village auquel tu appartiens. Mais ne te désespère pas, je trouverai bien un moyen de m’arranger avec ton nouveau maître, quoique ce soit un homme dur. Où vas-tu maintenant ?

— Dans ma chambre, me reposer.

Je sortis sans savoir où j’allais. Mon sang bouillonnait dans mes veines, et les images les plus affreuses se présentaient à mon esprit. Tantôt je me croyais appelé à servir à table, le jour de ses noces, l’époux d’Alexandrine ; je me voyais debout derrière sa chaise, et lui assis fièrement à côte d’elle, me disant : « Pierre, donne-moi à boire. »

Tantôt je voyais mon maître devant une table de jeu, en face d’une pile d’or, jetant sur le tapis une carte d’une main fiévreuse, et s’écriant : « Perdu ! C’en est fait ; prenez le village, prenez Pierre ; je n’ai pas voulu le vendre, le sort vous le livre. »

Poursuivi par ces hideuses visions, j’errais le long du Volga. Je me rappelle que je contemplais d’un œil effaré la profondeur de l’eau et mesurais la distance qui sépare la vie de la mort. Je me rappelle que tout à coup je me trouvai dans la chambre à coucher de mon maître. Une lampe brûlait devant les saintes images, et les premiers rayons de lumière pénétraient à travers les volets. Je tenais un rasoir à la main, je m’avançai vers le lit, et je tirai les rideaux avec une effroyable résolution ; mais, je puis le dire, ma résolution s’était évanouie avant que j’eusse reconnu que le lit était vide. Non, je n’aurais pas eu le courage d’accomplir un meurtre. Cependant je remerciai la Providence de l’absence de mon maître. Il était encore au jeu et jouait probablement son reste. Je ne l’ai jamais revu. Peut-être est-il persuadé qu’il devait à jamais s’éloigner de moi ; peut-être la fosse me le dérobe. Que Dieu lui pardonne.

J’étais devant ce lit, épuisé, égaré par la fièvre. Je me prosternai devant les saintes images ; mais je ne pouvais prier, je n’avais aucune idée lucide, aucune juste conception. Le vertige bouleversait ma tête, le vertige de l’amour et de la haine, de l’orgueil et de l’humiliation, le paradis et l’enfer. Je contemplai le crucifix, je cherchai à me recueillir, et, tout à coup, il me sembla que j’entendais du bruit. Je cachai mon rasoir, je sortis, comme Hamlet, poursuivi par l’ombre de mon père. Dans l’antichambre brillait un peu de lumière, et le valet de mon maître dormait.

Je rentrai enfin dans ma demeure, mais je ne pouvais me calmer. Il me fallait une autre situation, il me fallait l’espérance, dussé-je être transporté en Sibérie et condamné au travail des mines. Quel que fût le péril auquel je m’exposais, ma décision était prise. Le lendemain je partis. Je voulais me rendre à Odessa, et, si l’on m’arrêtait en chemin, déclarer que je ne me rappelais pas à quel domaine j’appartenais. Alors ou je serais affranchi en étant incorporé dans un régiment, ou je me tuerais. Si je pouvais être soldat, une lueur d’espoir brillait encore à mes yeux, et je voyais Alexandrine me sourire. Je laissai dans ma chambre une lettre où je déclarais que j’allais me jeter dans le Volga, et je partis.

Comme je ne connaissais pas les chemins, et que je n’osais me fier aux aubergistes, je marchais souvent à l’aventure, et souvent je n’eus d’autre lit que la terre nue. Mais j’entrais bravement en lutte avec le sort, et je ne me plaignais pas.

Un jour, comme je n’avais pas de passeport, je fus arrêté et conduit devant le commissaire de police. Je déclarai que j’ignorais le nom de mes parents, celui de mon maître, et le nom des différents villages par où j’avais passé. On assembla un conseil pour me juger comme un serf fugitif, et ma sentence portait que je serais enrôlé dans un régiment. C’était tout ce que je désirais, et vous ne pouvez vous figurer la joie que je ressentis en revêtant la capote grise. À nul autre au monde la vie militaire n’a pu paraître si attrayante. Je respirais librement, et je n’avais plus à redouter les caprices d’un maître. Je n’étais plus au service d’un homme, mais au service de la mort.

Sur ces entrefaites éclata la guerre avec la Perse. Mon talent musical m’avait attiré des sympathies. Je confiai mon secret à mon colonel et fus admis dans l’armée active. Enfin un autre avenir s’ouvrait à mon imagination. J’avais devant moi le péril et l’honneur du champ de bataille. Je baisais mon uniforme, je l’arrosais de mes larmes. Je l’aimerai tant que je respirerai.

Les marches pénibles, le soleil brûlant, les vicissitudes de la guerre, rien n’effraya mon ardeur et n’affaiblit mes espérances. Pas un instant il ne m’arriva de me plaindre de ma nouvelle situation. Au contraire, je m’écriais avec enthousiasme : « Dieu soit loué ! je suis soldat ! » et je riais en pensant à mon maître.

Je posais le pied avec une sorte d’ivresse sur cette arène où tant d’hommes succombent, où le mépris de la mort est une si puissante vertu, où celui qui n’était rien la veille peut en un instant acquérir une noble place. Je m’élançais avec intrépidité au-devant du danger. Chaque peine était pour moi un élément de fortune, chaque escarmouche un échelon qui me rapprochait d’Alexandrine.

Après un engagement dans lequel nous dûmes franchir un pont sous une pluie de balles, je reçus un premier signe de distinction, je fus décoré, et, de l’aveu unanime de mes camarades, je le méritais.

 

Ici l’officier termina son récit et retomba sur le canapé, en murmurant : « Est-elle restée fidèle à ses promesses ? »

Notre provision de vin de Champagne était épuisée, nos chevaux étaient attelés. Je regrettais d’avoir si vite engagé cet homme à m’accompagner. Il m’inspirait une indéfinissable aversion et une sorte d’effroi. Mais il n’était plus temps de revenir sur mon imprudente invitation, et il monta en voiture avec moi.

Chemin faisant j’essayai d’obtenir de lui quelques renseignements sur celui qui avait été son maître, sur son protecteur Vladimir et sur Alexandrine, lui disant que je pourrais peut-être lui apprendre ce qu’elle était devenue. Il ne voulut me donner aucun éclaircissement.

Il semblait se repentir de l’expansion qu’il avait eue en buvant avec moi, et devint très silencieux, puis s’endormit. Nous arrivâmes le soir dans ma demeure, la veille du jour où je célébrais un heureux anniversaire. On me dit que ma femme s’était couchée un peu souffrante Quelque impatience que j’eusse de la revoir, je ne voulus pas la réveiller ; il n’était pas un de mes désirs que je ne fusse constamment prêt à sacrifier à son repos.

Le lendemain, avec quelle tendresse elle m’accueillit ! Quelle douce teinte de rose sur ses joues ! Quel éclat dans ses yeux ! Je lui annonçai la visite de mon compagnon. Elle ne se sentait pas encore assez forte pour se mettre à table avec nous, mais elle me dit qu’elle descendrait vers la fin du dîner.

J’avais invité plusieurs de mes voisins à ma fête conjugale. Avec son brillant uniforme et sa décoration, avec sa belle figure et sa mâle attitude, mon officier attira sur lui tous les regards et devint l’objet des égards les plus empressés. Sa présence gêna d’abord l’entretien. Peu à peu il anima lui-même tous mes convives par sa franche nature et son joyeux élan. Notre dîner devint fort gai et je fis dire à ma femme que nous buvions à sa santé.

Un instant après, elle apparut un peu pâle encore et languissante. Tout le monde se leva à son aspect. Je m’approchai d’elle pour lui présenter l’étranger ; mais au moment où je me retournais vers lui, je le vis assis sur sa chaise, immobile et comme pétrifié. Au même instant, mes convives s’écriaient : « Recevez, madame, nos compliments de cœur à votre jour de naissance. » Elle s’approcha de l’officier : « Je vous remercie, dit-elle, monsieur. » Soudain elle devint pâle comme la mort et tomba évanouie dans mes bras. L’officier ne murmura pas un mot et la regarda d’un œil hagard.

Je reconduisis ma femme dans la chambre. Je revins dans la salle à manger. Il était là encore, silencieux comme une ombre, les yeux fixés sur la porte par où elle était sortie.

À la fin du repas, il se leva sans prononcer un mot et disparut.

Je la trouvai un jour, celle que j’avais tant aimée, je la trouvai pleurant en secret, et je rejoignis celui à qui elle avait juré une éternelle fidélité. Pour lui et pour moi la terre n’était plus assez vaste… Nous tombâmes tous les deux, lui ne se releva plus, et moi j’ai la jambe mutilée.

 

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 14 novembre 2019.

 

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