LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ivan Pavlov

(Павлов Иван Петрович)

1849 – 1936

 

 

 

 

L’INHIBITION DES RÉFLEXES CONDITIONNELS

 

 

 

 

 

1913

 

 

 

 

 


Traduction de Marcelle Dontchef-Dezeuze parue dans le Journal de psychologie normale et pathologique, vol. 10, 1913.


 

Une grande partie de l’activité extérieure apparente de l’animal supérieur normal se présente avant tout à nous comme une série de réflexes conditionnels innombrables, de relations temporaires des éléments différents les plus infimes du monde extérieur avec l’activité du système musculaire, mise en œuvre pour l’ingestion des aliments dans l’organisme, pour la défense de l’organisme contre les influences destructives, etc., etc. Je ne m’arrête pas sur cette partie de l’activité vitale complexe, c’est-à-dire sur les conditions de développement des réflexes conditionnels, leurs aspects et leurs propriétés, et je m’occupe directement de son autre partie. Le monde extérieur qui environne l’animal, d’un côté en provoquant incessamment les réflexes conditionnels, de l’autre en les réprimant, détruit, à chaque instant, par d’autres phénomènes vitaux, répondant mieux aux exigences d’une loi fondamentale de la vie, les équilibres de la nature environnante. Il en résulte différents arrêts des réflexes conditionnels qui feront, avant tout, l’objet de cette étude.

Le constant objet de notre recherche a été le réflexe conditionnel de la glande salivaire, qui se trouve en relations complexes avec le monde extérieur et avec le système musculaire, mais dont le rôle et les relations dans l’organisme, sont infiniment plus simples que celui des autres glandes. De là, notre préférence. Les différents agents extérieurs, tous les sons, les couleurs, les odeurs et les diverses actions mécaniques et atmosphériques qui agissent sur la peau de l’animal, considérés auparavant comme indifférents en ce qui concerne notre glande, sont transformés par nous en excitants temporaires : ils la forcent à élaborer le liquide qui lui est propre. Nous le constatons si nous unissons fortement à plusieurs reprises et en même temps, l’action sur l’animal des agents indiqués et l’action sur l’organe de ses excitants physiologiques simples et constants ; par exemple, différentes sortes d’aliments touchant, pendant la mastication, la cavité de la bouche, ou bien diverses substances que l’animal repousse et que nous introduisons par force dans sa gueule.

Cela dit, dans quelles conditions externes ou dans quels états internes notre excitant conditionnel perd-il son action habituelle et acquise ? Ces conditions dès maintenant paraissent nombreuses, quoique certainement on ne puisse penser qu’elles sont toutes connues. Il va sans dire que je m’arrêterai seulement sur les faits suffisamment établis.

Dans le cours de ces dernières années, tantôt l’un, tantôt l’autre de mes jeunes collaborateurs, lors de la recherche des réflexes conditionnels, se plaignait de l’état de somnolence des animaux sujets d’expérience, état qui rendait parfois tout à fait impossible une recherche plus complète des phénomènes étudiés, pour cette raison bien simple qu’il avait disparu. Cette difficulté se faisait surtout sentir quand, pour agir sur l’organe, on choisissait comme excitant soit une chaleur de 45°, soit un froid de 0° C. Dans ces derniers cas, l’expérience se terminait par un profond sommeil de l’animal et la cessation de toute activité nerveuse complexe. Dans le laboratoire il a même subsisté une prévention contre les travaux à l’aide des agents de température. Mais cette difficulté surgie, on ne pouvait la mettre de côté que provisoirement, car, au fond, elle concernait directement notre problème. En concentrant sur elle notre attention nous découvrîmes son mécanisme.

Depuis longtemps déjà, et involontairement, nous avions tous été surpris par le contraste qui existe entre la grande vivacité et la mobilité du chien avant l’expérience et son état de somnolence, puis de sommeil, sitôt l’opération commencée. Il devenait clair que quelque chose survenait dans le courant de notre expérience, qui causait cette somnolence. Or, on nourrissait le chien par petites portions d’aliments, ou bien on lui versait dans la gueule quelques centimètres cubes, d’une faible solution d’acide muriatique, au cours des excitations de température sur la peau. De sorte que, ni la nourriture, ni la solution d’acide ne pouvait être la cause cherchée dont, semblait-il, on devait uniquement rechercher les éléments dans l’action de l’agent de température. Et en effet diverses expériences ont montré que sur une seule et même place de la peau, par un seul et même degré de froid ou de chaleur, l’action momentanée mais réitérée, et plus sûrement encore l’action continue du chaud ou du froid, conduit inévitablement l’animal, tôt ou tard, à un état de somnolence, et bientôt même, à un profond sommeil. Il restait évident qu’un agent déterminé du monde extérieur pouvait déterminer l’engourdissement de l’animal, l’arrêt de son activité nerveuse supérieure, de même que d’autres agents provoquent au contraire ces mêmes fonctions.

Autrement dit, à côté des divers réflexes actifs, existe un réflexe passif qui provoque le sommeil. Dans certains cas, le monde extérieur force l’animal à une activité différente, absolument liée à la destruction de la matière vivante, mais, dans d’autres, et précisément lorsque cette activité, selon les conditions du moment, devient superflue, le condamne aussi impérieusement à un repos qui assure le rétablissement de la matière vivante détruite durant l’activité.

Et c’est seulement de cette façon que le système physico-chimique de l’organisme animal, se trouvant toujours en mouvement, reste entier, reste lui-même. Que le sommeil en tant qu’arrêt de l’activité nerveuse supérieure (sauf la cause chimique provenant des produits accumulés de l’activité) dépende aussi de l’excitant réflexe original, cela est confirmé par nos autres observations, où d’autres phénomènes d’arrêt indubitable ont dégénéré en somnolence et en sommeil.

Je suis convaincu que c’est dans cette voie de recherches et non en des montagnes de difficultés que se trouve la solution des phénomènes restés jusqu’à présent obscurs, de l’hypnotisme et d’autres états du même genre. Si le sommeil ordinaire est l’arrêt de toute activité de la partie supérieure du cerveau, il faut se représenter l’hypnotisme comme un arrêt incomplet de ses différentes parties.

L’incident du réflexe qui provoque le sommeil est l’une des nombreuses illustrations de ce fait que l’étude, par la méthode objective, de toutes les influences du monde extérieur sur l’organisme animal, pour passagères et minimes qu’elles soient, embrasse et embrassera intégralement à la fin toute l’activité de l’organisme.

En attendant, pour nous, le réflexe qui provoque le sommeil n’est que l’un des modes d’arrêt de notre réflexe conditionnel ; nous l’appelons l’arrêt général commun, parce qu’il inhibe les autres phénomènes nerveux complexes, à l’exception de celui dont nous parlons.

Constamment, à chaque minute peut-on dire, durant nos expériences, on voit apparaître une réaction positive, active, de l’animal à chaque variation du milieu environnant.

Chaque son, si faible soit-il, survenant entre les sons et les bruits constants qui entourent l’animal, chaque affaiblissement ou chaque élévation de ces sons constants, chaque oscillation de l’intensité de la lumière générale de la pièce, soit que le soleil se cache derrière les nuages, soit qu’un rayon de lumière les traverse ; chaque élévation ou chaque affaiblissement soudain de la clarté d’une petite lampe électrique, une ombre qui traverse la fenêtre ou la pièce, une nouvelle odeur qui s’y répand, une bouffée d’air chaud ou froid qui y pénètre, même le plus léger frôlement de la peau de l’animal (une mouche, un débris de plâtre, de la corniche du plafond, etc.), excitent l’activité de telle ou telle partie du système musculaire de l’animal. Les paupières, les yeux, les oreilles, les narines se mettront en mouvement ; la tête, le tronc et les autres parties du corps se remueront ou se placeront, dans telle ou telle position, pendant que ces mouvements ou bien se répètent et augmentent, ou bien que l’animal se fige et s’immobilise dans une pose déterminée.

Nous avons, de nouveau, devant nous, la réaction fatale de l’organisme, le réflexe simple que nous appelons réflexe fixe orienté. À l’apparition, dans le milieu animal, de nouveaux agents (j’entends par là la force, la nouvelle intensité des agents antérieurs), selon la position de l’organisme, les surfaces correspondantes sensibles se disposent en vue de la meilleure excitation extérieure.

Cette disposition provient certainement de l’activité de tel ou tel point du système nerveux central.

D’autres points excités à leur tour (de par la loi générale de l’action réciproque des centres nerveux, déjà appliquée pour les parties inférieures du système nerveux central) oppriment notre réflexe conditionnel. Devant l’extraordinaire exigence du milieu extérieur l’autre activité présente doit céder provisoirement. C’est là la cause la plus fâcheuse, vraiment invincible et si commune dans nos laboratoires, de la destruction de notre phénomène fondamental — le réflexe conditionnel. Cette inhibition constitue un obstacle considérable pour la recherche des autres aspects différents de notre phénomène fondamental, soit qu’il en rende l’apparition extrêmement difficile, soit qu’il l’empêche absolument.

Mais chaque nouvel agent survenant dans le milieu, s’il apparaît à des intervalles assez rapprochés, sans s’accompagner d’aucune influence immédiate sur l’animal, devient de plus en plus indifférent. Le réflexe orienté devient toujours de plus en plus faible sur lui, et enfin disparaît complètement et, avec lui disparaît l’action d’arrêt sur notre réflexe conditionnel. Voilà pourquoi nous avons appelé « extincteur » cet aspect des arrêts.

Sur cette extinction, cette disparition, est fondé sans doute ce fait que la composition constante du milieu environnant l’animal reste sans aucune action apparente sur lui. Souvent, nous changeons à dessein la répétition des arrêts extincteurs afin de les rendre absolument neutres. Mais, certainement, il va de soi qu’on ne peut les écarter tous et pour toujours.

C’est qu’ils sont innombrables, et qu’après un intervalle de temps connu, s’ils ne se répètent pas, ils se rétablissent.

À ce mécanisme des arrêts extincteurs doit être rapportée l’action des nombreux agents du monde extérieur ayant déjà une relation spéciale avec l’organisme, c’est-à-dire se présentant comme des réflexes innés, déterminés ou comme d’autres réflexes conditionnels. D’un côté, toutes les excitations extrêmement fortes : les sons forts, une intense clarté soudaine etc., etc., provoquent des réactions spéciales, le tremblement général de l’animal ou une réaction de fuite : l’animal s’arrache de la table d’opération, ou au contraire, il devient complètement immobile — d’un autre côté l’aspect et les bruits des animaux connus, l’aspect et le bruit des gens ayant une relation déterminée avec l’animal, et bien d autres choses semblables — conditionnent chaque réponse particulière et élaborée à l’avance de l’animal.

Ces réactions et d’autres encore sont certainement liées à l’activité de parties déterminées du système nerveux central, mais cette activité, de par une loi déjà rappelée, arrête celle que nous étudions ici.

Les réactions que nous venons d’énumérer, plus constantes que les simples réflexes orientés, perdent, elles aussi, malgré la répétition, leur force d’arrêt. Voilà pourquoi elles doivent être mises au nombre des types d’arrêts extincteurs. Pourtant, pour s’affranchir de l’influence de ce sous-groupe des arrêts d’extinction, il est nécessaire en principe de les écarter, car pour que la répétition les affaiblisse il faut beaucoup de temps.

Mais il y a ici un point encore plus essentiel. On ne peut pas toujours deviner tout de suite la signification réelle pour l’animal de l’excitant donné. Peut-on connaître toutes les relations accidentelles avec les phénomènes extérieurs qui ont pu apparaître chez notre chien avant qu’il devienne notre sujet d’expérience ? De même, on ne peut trouver nulle part dans la science d’exposé complet de toutes les réactions innées du chien. Dans le plus grand nombre des cas, certainement, cette question reste sans solution : Y a-t-il une réaction innée ou acquise ?

Vient ensuite une série d’influences extérieures qui produisent, dans une plus ou moins grande mesure, des actions destructives sur l’organisme. Si l’assujettissement de l’animal attaché à la table d’opération, en comprimant fortement une partie quelconque du corps, si l’appareil mécanique ou thermique appliqué sur la peau pour l’excitation (brûlure légère, écorchure) a détruit son intégrité ; si l’introduction de quelque chose d’irritant dans la gueule a déterminé une lésion, même très légère, de la muqueuse buccale, dans tous ces cas et dans des cas semblables, notre réflexe conditionnel souffre plus ou moins et enfin disparaît complètement. Évidemment, la destruction menaçante de l’organisme provoque une réaction protectrice de la part de l’animal, sous l’aspect de ces mouvements ou d’autres encore destinés à éloigner la cause destructive, et, qui de cette façon, selon la règle commune de l’action réciproque des centres nerveux, réprime, arrête notre activité complexe partielle, notre réflexe salivaire conditionnel. Nous appelons cet aspect de l’arrêt arrêt simple, parce que, se produisant aussitôt que s’offre à lui une cause, il reste constant et disparaît en même temps qu’elle. Aux phénomènes de ce même groupe il faut ajouter encore quelque phénomènes physiologiques internes, qui prennent, à un moment donné, une importance prédominante dans l’organisme ; par exemple, le trop plein de la vessie, provoquant l’irritation de l’appareil d’innervation qui règle l’évacuation de cet organe. Les facteurs physiologiques qui agissent sur l’organe jouant un rôle constant dans notre recherche — la glande salivaire — apparaissent comme l’élément le plus étudié. Cela provient de ce que cette glande sert d’agent élaborateur, d’agent manipulateur physique et chimique recevant les aliments, et sert en outre à débarrasser la bouche de tous les corps nuisibles, introduits en même temps que les aliments. L’activité de cette glande, différente jusqu’à un certain point dans ces deux cas, est provoquée par des centres nerveux particuliers, sous l’influence d’excitations correspondantes. Entre ces deux centres existe le même antagonisme qu’entre tous les autres. Le réflexe non alimentaire supprime, arrête le réflexe trophique et réciproquement.

Cet arrêt surgit aussi tout d’un coup et reste constant tant qu’agit la cause qui l’a produit. — Comme on le voit, d’après cette esquisse hâtive, la longue série des influences externes aussi bien qu’internes se croise avec l’activité nerveuse complexe étudiée par nous, avec notre réflexe conditionnel.

Mais afin d’apprécier complètement l’importance, pour cette activité, des moments énumérés, il est nécessaire de nous arrêter un peu plus en détail sur une série de phénomènes étroitement liés au réflexe conditionnel.

Si le développement de la relation temporaire entre les phénomènes extérieurs connus et les réactions correspondantes de l’organisme est l’expression de la perfection de la machine animale, la manifestation d’un équilibre plus exact de l’organisme avec le milieu environnant, cette perfection se fait mieux connaître dans les oscillations auxquelles est soumise cette relation temporaire vis-à-vis de la mécanique interne du système nerveux. Si notre excitant conditionnel signalant l’aliment et provoquant une réaction correspondante de l’organisme (dans notre cas de sécrétion salivaire) se montre parfois en désaccord avec la réalité, c’est-à-dire ne coïncide pas plusieurs fois de suite avec la nourriture, il perd alors graduellement son activité excitatrice. Ce résultat n’est pas atteint par la destruction du réflexe conditionnel, mais par sa suppression momentanée temporaire au moyen d’un processus interne particulier.

De même si l’excitant conditionnel coïncide à un moment donné avec le non conditionnel, duquel il reçoit son action excitante, cette action excitante est supprimée de nouveau. La raison physiologique en est claire. Pourquoi telle activité persisterait-elle, si elle apparaît déplacée en des conditions données ? Cet arrêt de la relation temporaire du réflexe conditionnel nous l’avons appelé arrêt interne, par opposition à la série des arrêts dont il a été question plus haut et qui étaient appelés tous ensemble externes.

Il faut nous arrêter encore à une condition particulière où intervient l’arrêt interne. Si quelque agent neutre, dans toute la force du mot, coïncide quelquefois avec l’excitant conditionnel sans être accompagné de l’excitant non conditionnel qui l’a suscité, alors se développe l’arrêt interne ; la combinaison donnée perd peu à peu son action excitante qu’elle tient de l’excitant conditionnel. Cet agent supplémentaire neutre, dont le voisinage a fait perdre peu à peu son action excitante au réflexe conditionnel, nous l’avons appelé l’arrêt conditionnel. Cet agent est réellement un arrêt maintenant, parce que ajouté à tout autre excitant conditionnel, il l’arrête instantanément. On pourrait penser que l’agent conditionnel d’arrêt pourrait être l’excitant, provocateur du processus d’arrêt interne, et tout le mécanisme de l’arrêt conditionnel serait comme le mécanisme du réflexe négatif conditionnel. Qu’il en soit ainsi, c’est ce qu’affirment nos plus récentes expériences, où grâce à la coïncidence répétée de l’agent neutre avec les processus d’arrêt interne on voit cet agent neutre provoquer l’arrêt conditionnel.

L’arrêt interne, ainsi que l’on peut s’en convaincre constamment par notre travail, joue un rôle considérable dans l’activité complexe du système nerveux, il accompagne, par exemple, constamment, l’activité différentielle du système nerveux. — Ce qu’il est ? Cela reste obscur pour l’instant. Mais il n’y a pas de raison profonde pour douter du succès de son étude détaillée. Ici comme partout dans les sciences naturelles, l’étude commence par la constatation même du fait et la systématisation de ses divers aspects selon les différentes conditions.

Actuellement, nous savons déjà que le processus de l’arrêt interne est un processus beaucoup plus lâche et plus mobile que le processus de l’excitation. Il y a même une indication sur la corrélation qualitative qui existe entre les intensités de ces deux processus. Le processus de l’arrêt interne ressort à son tour de l’arrêt, de même que le processus de l’excitation conditionnelle.

Nous avons de cette façon un arrêt de l’arrêt, autrement dit un désenrayement, c’est-à-dire l’affranchissement pour le réflexe conditionnel du processus d’arrêt. Avec ces « arrêts du processus de l’arrêt interne », avec ces « désenrayements » apparaissent tous ces mêmes agents que je viens de montrer comme les arrêts de l’excitant conditionnel. J’ai peur que cette surabondante répétition du mot « arrêt », cet entassement d’arrêts, ne produise une impression désavantageuse et ne rende très obscur le fond réel de la chose. Pour mieux me faire entendre, je décrirai un exemple concret, qui je l’espère suffira à réconcilier mes lecteurs avec ce qui paraît, à première vue seulement, une complexité excessive des corrélations réelles décrites.

Je prends un excitant conditionnel, par exemple le son d’un tuyau d’orgue à mille vibrations à la seconde. Grâce à sa brève coïncidence avec l’alimentation du chien, il provoque maintenant par lui-même la salive, il est l’excitant conditionnel de notre glande. Je répète le son plusieurs fois au lieu d’une, sans l’accompagner de nourriture. Comme je l’ai déjà dit plus haut, il perd peu à peu son activité excitante et devient indifférent pour la glande.

C’est le mécanisme de l’arrêt interne qui l’a rendu inactif : il est intérieurement enrayé.

Maintenant j’ajoute au ton devenu de cette façon inactif, et momentanément, un nouvel agent quelconque, exemple l’éclat d’une petite lampe électrique que je mets devant les yeux du chien. Cet agent n’ayant jamais eu aucune relation et n’en ayant à l’instant même aucune à l’état isolé avec le réflexe, rend cependant tout de suite à l’excitant conditionnel son action excitante : la salive coule et le chien qui immédiatement avant était impassible, détournait même la tête de l’expérimentateur, tourne maintenant la tête de son côté et se pourlèche comme si on lui montrait sa pâtée. Voici notre explication de ce phénomène et nous ne voyons que celle-là : la clarté soudaine de la petite lampe a enrayé l’arrêt-enrayement interne, et de cette façon a désenrayé, rétabli le réflexe conditionnel. C’est exactement ainsi qu’a lieu le désenrayement, même dans les autres cas d’arrêt. L’arrêt conditionnel se désenraye comme un cas particulier de l’arrêt interne. Mais ici une incertitude est possible. D’où provient le désenrayement, c’est-à-dire qu’est-ce qui peut s’affranchir, se libérer, quand notre arrêt enraye le réflexe lui-même ?

Comme il a été dit tout à l’heure, le processus d’arrêt interne est beaucoup plus mobile que le processus d’excitation — et c’est pourquoi telles intensités des agents externes jouant le rôle d’arrêts sont juste suffisants pour enrayer l’arrêt interne, mais non point assez fortes pour enrayer le processus plus persistant de l’excitation conditionnelle. Je ne puis entrer ici dans de plus amples détails, mais qu’il me soit permis dans cette circonstance d’affirmer de toute la force de ma foi que la recherche des phénomènes complexes nerveux en cette matière, avec leur alternative réglée selon des lois physiologiques sous la dépendance des excitants, a été une des plus fortes émotions scientifiques qu’il m’a été donné d’éprouver durant ma carrière de savant. J’assistais seulement à ces expériences ; c’était un de mes jeunes et plus actifs collaborateurs qui les faisait, le docteur Igor Vladimirovitch Zayadsky.

Les arrêts des réflexes conditionnels énumérés plus haut, à une limite déterminée de leur intensité, apparaissent comme des arrêts de l’arrêt interne, comme des agents de désenrayement ; de sorte que leur importance dans l’étude de l’activité complexo-nerveuse de l’animal se double pour ainsi dire. Afin de rester le maître de la recherche, de ne pas dépendre à chaque minute du hasard, vous devez tenir ces arrêts en votre pouvoir. Ici entrent en ligne de compte surtout les arrêts que nous avons appelés « extincteurs », en tant que accidentels et ne dépendant pas du tout de nous.

Malgré la plus grande observation et la plus grande attention il est difficile dans la masse des excitations qui assaillent l’animal de distinguer chaque fois un nouvel agent qui produit une action d’arrêt sur l’animal. Il n’y a aucun doute que le processus réceptif chez l’animal soi beaucoup plus exact et plus large que chez l’homme, en qui l’activité nerveuse supérieure, se reliant à l’élaboration du matériel reçu, comprime les processus nerveux inférieurs, prenant part à la simple réception des excitants internes. Mais, quoique vous l’ayez remarqué, le nouvel agent introduit influe pourtant dans chaque cas, ou sur votre réflexe conditionnel, ou sur son arrêt interne, et ainsi il détruit la marche de votre expérience. Si cette destruction concerne un fait particulier, le mal n’est pas grand. Vous recommencerez aussitôt pour le reproduire sans obstacle. Mais si vous conduisez une longue expérience et étudiez la série des stades successifs, l’obstacle est alors déjà plus sensible.

Une série de phénomènes détruite d’une façon indéterminée exige déjà beaucoup plus de temps pour être reproduite. Mais ce n’est pas là encore le cas le plus désagréable. Souvent il arrive qu’on prépare l’opération pendant des semaines, et au moment même où l’on va résoudre la question posée, l’arrêt surgit par hasard et altère le fait cherché.

Maintenant, une ressource reste, c’est de recommencer l’expérience, mais seulement quelques semaines après avec de nouveaux réflexes conditionnels. Les phénomènes nerveux étudiés se caractérisent justement par leur variabilité ; à chaque instant, suivant chaque condition, ils reçoivent une nouvelle direction. Et c’est pour cela que la nouvelle combinaison essayée et dénaturée la première fois, peut ne pas se répéter sous son véritable et premier aspect une seconde fois. Tout ce qui a été cité jusqu’à présent forme un groupe de faits que je devais décrire.

D’un autre côté permettez-moi d’arrêter votre attention sur le travail des analysateurs, c’est-à-dire des mécanismes nerveux qui ont pour tâche d’analyser la complexité du monde extérieur en éléments connus, et de cette façon de recevoir séparément ces éléments ainsi que les diverses combinaisons de ces éléments.

Je choisis dans ce but l’analysateur auditif de notre chien, sujet d’expérience comme l’analysateur jusqu’à présent le plus étudié par nous dans nos expériences.

Dans un précédent travail[1] j’ai rappelé que cet analysateur distingue avec la plus grande facilité les plus infimes parties des tons, tous les timbres possibles et que son excitabilité par les sons atteint jusqu’à 70-80 000 oscillations à la seconde alors que l’oreille de l’homme n’en perçoit que 40-50 000. À cette heure les connaissances sur l’activité de l’analysateur auditif du chien se sont considérablement accrues. La distinction de l’intensité des sons est extrêmement délicate. Faire de chaque intensité donnée d’un seul et même son, un excitant réflexe particulier, cela ne présente aucune difficulté pour cette raison par exemple qu’une petite intensité d’un ton donné forme un excitant conditionnel déterminé, tandis qu’une grande intensité reste sans la moindre action. En de pareils cas, deux intensités d’un seul et même son, grandes ou petites, peuvent à peine être distinguées par l’oreille humaine qui les compare, l’une suivant l’autre, à un très court intervalle, tandis que l’analysateur du chien les distingue exactement, même à l’intervalle de plusieurs heures.

Malheureusement l’imperfection des instruments de physique pose une borne, une limite forcée à ce genre de recherches. On ne peut pas être assuré, avec les moyens dont nous disposons, ni que c’est réellement la force du son seule qui a changé sans variation de la hauteur du ton et de la composition du son, ni que, durant la comparaison, nous ayons toujours eu affaire à des forces rigoureusement absolues et déterminées du son.

Mais, comme je suis en ce moment enclin à le croire, ce point de l’activité des analysateurs a une grande importance. Il est évident que l’analyse de l’intensité, c’est-à-dire la mesure de la force de l’agent extérieur, est, comme nous le savons par la physiologie nerveuse générale, la plus élémentaire, puisqu’elle s’adresse à l’élément le plus simple, à la fibre nerveuse. On peut penser que l’analyse de l’intensité consiste, du moins en partie, dans le fait de la mesure du temps par l’animal. On peut concevoir que sur l’analysateur donné de l’animal agit un agent externe quelconque, d’une force constante et uniforme et que peu à peu s’éteint dans les cellules nerveuses un reste, une trace de l’excitation réelle interrompue. Chaque intensité d’un état d’excitation de la cellule, dans chaque moment particulier est un élément particulier distingué de tous les degrés précédents comme de tous les degrés consécutifs de l’intensité. Avec ces éléments comme unités, on mesurerait le temps, on signalerait dans le système nerveux chacun de ses moments.

Non moins délicate est la distinction de la longueur des intervalles. Des oscillations d’un métronome à 100 battements par minute, on fait un réflexe conditionnel. À la suite d’exercices successifs, on a enregistré jusqu’à 104 et 96 battements à la minute, même à quelques jours de distance, perçus par l’oreille du chien, c’est-à-dire qu’il distingue une différence d’intervalle d’1/40 de seconde. Notre oreille, sans calcul, ne peut immédiatement distinguer une densité d’une autre, même à une minute de distance.

On a varié davantage encore l’épreuve de l’analysateur auditif du chien : on a élaboré des différences dans un ordre différent de recherche, des uns et des autres tons : sur l’insertion des pauses de longueur différente entre les mêmes tons et entre des tons différents, etc., etc.

Je m’arrête un peu plus longuement sur le premier cas. On s’est servi sur le chien comme excitateur conditionnel de séries de quatre tons successifs ascendants. Partant de cette série on avait aussi établi la distinction des mêmes tons successifs, mais descendants. De quatre tons comme l’on sait, on peut faire 24 transpositions. Une question intéressante se posait : comment l’analysateur auditif se comporterait-il, ne s’adaptant qu’à 22 variations, avec les autres variations restantes ?

Il apparut que l’analysateur les avait partagées exactement en deux groupes égaux ; le système nerveux réagissait sous l’action de l’un comme sous l’influence d’un excitateur, sous l’action de l’autre, il demeurait indifférent, c’est-à-dire que les uns étaient rapportés aux groupes des tons ascendants, les autres aux groupes des tons descendants. L’examen des tons dans ces déplacements, ces variations, montre que dans un groupe le nombre des tons ascendants dominait, et dans l’autre celui des tons descendants.

Mais c’est là seulement le commencement de l’étude de l’analysateur. Il faudrait étudier et systématiser tout ce qui, à vrai dire, constitue l’infinie variété du monde des sons qui tombent dans l’analysateur auditif et servent à l’organisme pour établir les plus exactes corrélations avec le milieu environnant. Cela doit aussi être entrepris et réalisé pour les autres analysateurs de notre animal : celui des yeux, celui de la peau et les autres.

J’ai terminé l’énumération des données qui m’étaient nécessaires pour la solution de mon problème.

Devant moi restait une question : quel milieu, quels moyens, la recherche devait-elle posséder, dans le nouveau domaine, incidemment tracé par moi, pour qu’elle pût s’effectuer sans obstacles et avec les meilleures chances de succès. J’ai choisi mes faits de telle façon que la réponse à la question posée, après la connaissance de ces faits, ne présente plus aucune difficulté.

Tout d’abord un laboratoire d’une construction spéciale est absolument indispensable. Ce bâtiment — avant tout et c’est l’essentiel — ne doit laisser pénétrer aucun son, ni de l’extérieur, ni des parties voisines. Et cela, dans un bâtiment divisé par de nombreux couloirs. Je ne sais dans quelle mesure cette idée est actuellement réalisable mais l’idéal serait que de cet édifice, ou tout au moins de certaines pièces séparées, on pût écarter, sans exception, tous les bruits environnants.

Cependant chaque pas nous rapprochant de cette idéale exigence diminuerait dans une mesure égale les difficultés de la recherche actuelle. Les autres propriétés nécessaires de cet édifice, ne présentent pas d’aussi grandes difficultés de réalisation. L’édifice doit être éclairé d’une façon égale. Cela peut s’obtenir, soit par une lumière artificielle constamment égale, soit par la possibilité de changer une lumière naturelle égale régulière, au moment de ses variations prévues, par une lumière artificielle. Enfin, dans la chambre d’expérience, et durant toute l’expérience, il ne doit pas exister de courants d’air apportant, soit une odeur quelconque, soit tantôt de l’air froid, tantôt de l’air chaud. C’est seulement un tel bâtiment qui enlèvera à l’expérimentateur l’inquiétude continuelle qu’un excitant étranger ne vienne nuire aux détails projetés de l’expérience ; et l’on comprend qu’une violente contrariété, voire même une grande colère, s’emparent de lui, lorsque au moment le plus important, il voit son expérience perdue par suite de l’intrusion de ces excitants inattendus. Seul, un bel édifice empêchera qu’on perde son temps et son travail ; seul, il permettra la plus grande exactitude dans les expériences. La seconde exigence concerne l’approvisionnement du laboratoire en instruments précis permettant d’agir sur les surfaces réceptives du sujet d’expérience, d’augmenter à volonté les influences, d’en accroître la force ou d’en régler la durée.

Cela peut être atteint en partie à l’aide des appareils ordinaires réunis dans la pièce réservée aux instruments de notre laboratoire, ou dans un bâtiment proche séparé. Ce sont les appareils électriques, mécaniques, réfrigérants, les innombrables appareils qui permettent de produire les sons différents, les clartés, les tableaux, les odeurs, les actions thermiques sur l’animal, etc., etc. En un mot, il importe que tous les appareils soient réunis là pour reproduire devant l’animal le monde extérieur, mais un monde extérieur que l’expérimentateur tient à sa disposition.

L’entière réalisation de cette deuxième exigence doit vraisemblablement être remise à un avenir lointain ; mais ici chaque addition nouvelle, répondant aux progrès de la technique et aux dispositions du laboratoire, donnera peu à peu et pour longtemps encore un matériel suffisant pour le travail actuel.

La troisième exigence est, par elle-même, facilement réalisable et non moins nécessaire. Si dans nos recherches, il est essentiel de tenir compte de tout bruit, même le plus faible, de chaque variation de la lumière, etc., il est clair que pour le sérieux et le succès des recherches un complet état normal et un bien-être absolu de nos animaux d’expérience sont absolument nécessaires. Cependant, dans la situation actuelle, les animaux sont facilement sujets à telle ou telle maladie chronique. Souvent, quand nous sommes en observation, attentifs à la moindre excitation s’effectuant sur l’animal, nous constatons l’existence chez celui-ci, d’un prurit, par exemple, conséquence d’une maladie de peau ou d’une douleur rhumatismale.

On se trouve souvent dans la triste nécessité d’abandonner l’animal qui a déjà donné les différents réflexes (et cela parfois au prix de beaucoup de travail et de temps) et on doit le rejeter parce qu’il ne convient plus à l’expérience, à cause d’un état défectueux de santé, conséquence du local malsain où il vit. Pour la marche libre, sans obstacles, de nos recherches, il faut affecter à nos animaux un vaste local, clair, chaud, sec et proprement tenu tel qu’il n’en existe point à l’usage des laboratoires actuels de physiologie. Si l’on apprécie les droits scientifiques de nos nouvelles recherches, le laboratoire que je viens de décrire plus haut est une exigence immédiate du progrès des sciences expérimentales. Du moins, telle est ma conviction inébranlable, après avoir réfléchi sur ce sujet durant de nombreuses années.

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 18 février 2016.

 

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[1] Cf. Pawlow. Les Sciences Naturelles et le Cerveau. Journal de Psychologie, 9e année, n° 1, pp. 1-13. Janvier-février 1912.