LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Gleb Ouspenski

(Успенский Глеб Иванович)

1843 — 1902

 

 

 

 

 

LE POULET À LA VAPEUR

 

(Récit convenant uniquement à la nuit de Noël*)

{ * Note due à la seule rédaction }

 

(Паровой цыпленок)

 

 

 

 

 

1889

 

 

 

 

 

 

Traduction de Michel Tessier, 2018.

 

 

 

 

 

 


 

 

Sans protester le moins du monde contre la note de la rédaction qui définit avec une grande exactitude la portée de ce petit billet et en autorise la publication seulement au moment de Noël, je dois néanmoins dire que l’appellation de « récit » accolée par la rédaction à cette œuvre ne correspond presque en rien ni à son contenu, ni à sa forme. On ne trouvera ici aucun récit conséquent, pas plus qu’il n’y en eut en réalité. Des gens ont simplement bavardé « à propos de l’âme » et l’un des participants à la discussion, un voyageur marchand de volailles, a produit à ce sujet quelque chose comme une analyse, puisant un curieux matériel dans la psychologie des poules. Et voilà tout.

Voyons l’affaire.

Lassé d’attendre mon train, assis dans la petite salle étouffante de la plus minuscule gare de la ligne de N…, je me suis mis en tête d’aller m’asseoir sur le quai pour y fumer… C’était par une sombre et tiède soirée d’automne et il était déjà tard, dans les onze heures du soir. Les trois lampes à pétrole, placées sur le quai à bonne distance l’une de l’autre, n’éclairaient à peu près rien, si bien que je ne pouvais, même en forçant mon attention, discerner les silhouettes sombres attendant leur train tout comme moi sur le quai, même celles toutes proches de moi. On voyait un groupe d’ombres noires, quant à savoir de qui et de quelle sorte de gens il s’agissait, c’était impossible. Mais la conversation que tenaient ces ombres était, elle, parfaitement audible au milieu de cette immobilité paisible d’une soirée sombre et tiède.

Malheureusement, cette discussion était d’une nature extrêmement triste. Il était question d’un extraordinaire malheur survenu le jour même, au petit matin, dans l’une des grandes gares proches, et dont on parlait sur toute la ligne : un cabaretier connu de tous les usagers de la ligne, devenu ces dernières années un alcoolique fini réduit à la misère, s’était jeté sous un train.

— À la fin, les amis, il avait complètement perdu la boule ! racontait l’une des silhouettes sombres dans laquelle seule la brillance d’une plaque, lors d’un mouvement, permettait de soupçonner un gardien de gare. Il avait déjà fait cinq tentatives… Et tout lui faisait peur. Il court vers un train, et se met à gueuler… Le train répond, il hurle d’épouvante et court en levant les bras au ciel ! O-oh ! Oh ! Oh ! Et de courir… C’est effrayant, il ne supporte rien ! Dieu l’avait toujours sauvé ; de braves gens l’empêchaient de tomber… On l’attrape, on le ramène chez lui de force… On l’a envoyé à l’hôpital… Visiblement, cette fois-ci, on n’a pas eu assez l'œil…

— Mais on ne l’a pas entendu crier ?

— Ben, à ce qui paraît, y en avait un qui gueulait à pleins poumons… On aurait entendu quelqu’un hurler… Mais c’était la nuit, on n’y voyait rien…. Les gens dormaient, quoi ! Non, bien sûr, c’était la volonté de Dieu…

— L’œuvre du diable, oui ! Le patron, dans ce genre, d’affaire ce n’est pas Dieu, mais bien le démon ! dit une voix au milieu du groupe sombre.

— Exact ! fit une autre voix, et tous restèrent un moment silencieux…

Cette conversation n’avait rien d’agréable, le thème en était sinistre et effrayant, de ce fait, elle se traînait. Mais, peut-être précisément parce que ce thème était lourd de sens, les interlocuteurs n’arrivaient pas à détacher leurs pensées de l’événement accablant qui s’était produit pour revenir à l’habituel échange complètement creux entre des gens réunis par le hasard. Si désagréable qu’il fût de penser à cette mort atroce, et d’en parler, la conversation renaissait sans cesse à ce propos, sans s’en écarter.

— C’est à cause de sa femme, vois-tu, qu’il s’est laissé aller. Un ivrogne invétéré, qu’il était devenu !

— Sa femme comptait plus que son âme, pour c’t’idiot-là ?

— Eh bien, comment dire… Elle l’avait quitté — il se languissait, quoi…

— Elle l’avait quitté ! Le diable l’emporte ! Elle pouvait bien filer… Est-ce que ça manque, les bonnes femmes ?

— Les bonnes femmes, y en a des tas, l’âme, y en a qu’une.

— Dans l’autre monde, il faut répondre de son âme devant le Seigneur !

— Hélas, l’âme, l’âme ! fit le gardien en soupirant, et la discussion en serait sans doute restée là, si à ce moment n’avait pas fait son apparition près du groupe l’adjoint du chef de gare, qu’on n’avait pas entendu approcher à cause de ses caoutchoucs.

C’était un jeune homme enjoué ; il venait de prendre son poste et de se marier et, son nouvel uniforme enfilé, estimait qu’à présent,  « il avait l’air d’un homme ». En marchant, il s’arrêta près du groupe pour allumer sa cigarette et, par simple distraction, reprit gaiement la balle au bond :

— Qu’avez-vous ? De quelle âme parlez-vous ?

Il avait incidemment saisi le mot « âme » en passant ; il était à cent lieues de s’intéresser le moins du monde à des conversations étrangères : il ne marchait pas, mais courait en fait retrouver sa jeune épouse et son nouveau samovar brûlant, bref, il était très content de lui…

— C’est au sujet d’un malheur, par ici… Un cabaretier…

— Oui, et ?

Approchant l’allumette de sa manche, il entendait à peine ce qu’on lui disait.

— On bavarde… Un pauvret qui aurait perdu son âme.

— Quelle âme ?

La cigarette s’alluma bien vite, projetant des étincelles aux alentours.

— Quelle âme ? Qu’est-ce que c’est que cette absurdité ?

— Voyons, Monsieur ! Une âme, quoi.

— Rien qu’un ivrogne ! Des bêtises, voyons !

— Et l’âme, dans l’autre monde ?

— En voilà, des sornettes ! Quand on ne se saoule pas, on ne se fait pas écraser… Et puis quoi encore ! L’âme !

Sa jeune épouse et le samovar sifflant, qui ne quittaient pas ses pensées, donnaient de la gaieté à ses propos, comme un air de je-m’en-moque-bien. Ayant lâché avec une joyeuse désinvolture ces quelques paroles, il s’en alla le long du quai, toujours gai et désinvolte, abandonnant le groupe sur ces derniers mots :

— Des sornettes, tout ça !

Et il se fondit dans l’obscurité en chantonnant « La petite flèche ».

— Non, ce ne sont pas des blagues ! Et même que l’âme, ce n’est pas du tout une blague ! dit assez catégoriquement l’une des silhouettes dont la forme sombre s’étirait en hauteur, engloutissant toutes les autres dans son ombre.

La survenue de l’enjoué chef de gare semblait avoir chassé les idées noires du groupe, du coup, sans trouver immédiatement de thème de conversation plus léger, les autres n’exprimèrent pas de soutien aux propos vigoureux de l’orateur inconnu. Ce dernier ne se découragea pour autant, qui reprit d’un ton pénétré :

— Des sornettes ! Tu as voulu faire de l’épate, tu t’en fiches bien ! Sans doute que tu n’es pas croyant — un nihiliste, voilà tout ! Si tu croyais en Dieu, tu n’oserais pas fanfaronner comme ça… Moi aussi, autrefois, j’étais comme une bûche, jusqu’à ce que la foi ne me percute la caboche… Qu’est-ce que nous y comprenons, tous ? Nous savons prier, allumer des cierges, mais la sagesse — ça nous dépasse… Et tandis que Dieu m’amenait à devenir d’abord pêcheur, et ensuite marchand de volailles, il m’a donné le talent d’y voir plus clair, il m’a permis d’aller au fond des choses, les amis ! Oui ! L’âme existe bien, mes amis ! Voilà ce que je dis, moi — et non pas : « sornettes ! »

Le public présent ne saisit pas tout de suite ce que disait le marchand de poules ; il y avait dans ce discours trop d’éléments disparates. Dieu, l’âme, la pêche, les volailles. Les silhouettes sombres ne pouvaient pas immédiatement digérer le tout. L’une d’entre elles allait prononcer les mots auxquels a recours, dans les circonstances difficiles, le philistin russe : « Cela va de soi ! », c’est-à-dire des mots pouvant semble-t-il passer pour une réponse, alors qu’en réalité ils n’ont aucune signification (et tant pis si on les emploie sans arrêt dans le commerce), mais elle le fit avec une sorte de retenue timide, en chuchotant, et puis elle se tut…

Mais ce silence ne pouvait pas durer ; on trouva un thème pas du tout sinistre, et la conversation se ranima.

— Si vous me permettez, qu’en est-il de l’âme des poules ? demanda posément l’une des silhouettes en s’apprêtant visiblement à entamer une longue discussion. Daignez nous apprendre ce que vous entendez par là. Quand on parle d’âme, c’est nécessairement d’une âme chrétienne, celle d’une poule ou d’un poisson, il n’en est pas question dans les Écritures, sous quelque forme que ce soit…

— Dans les Écritures, soit, admettons qu’on n’en trouve pas trace, mais moi, vois-tu, le marchand de volailles Siéliverstov, je te dis qu’elle existe ! Tu peux me croire ou non, je t’affirme que lorsque je me suis mis au commerce des poissons, et surtout ensuite, à celui des poules, j’ai commencé à croire pleinement au Très-Haut. Et pourtant j’étais, en somme, une vraie bûche ! Tu peux en penser ce que tu veux ! Oui ! Le marchand de poules parlait avec beaucoup d’animation, mais il était clair que l’étendue du thème qui lui tenait à cœur le plaçait, en public, dans une situation embarrassante ne facilitant pas ses propos.

— Oui ! répéta-t-il une fois encore. J’ai acquis la sagesse en m’occupant de poules. Démêle ça comme tu veux !

Il y eut un silence…

— Alors, les poules ont une âme ? s’écria l’une des silhouettes avec beaucoup d'animation dans la voix — le persiflage était manifeste.

— Elles en ont une !

— L’âme des poules ?

— Hé oui !

Ces mots avaient été lancés en quelque sorte à corps perdu, et le marchand de poules, voyant sa retraite coupée, dit à voix haute et d’une traite :

— Je le dis de façon irrévocable, je suis prêt à le jurer, en tous cas je le déclare devant Dieu : les poules ont une âme — sinon, que je ne sois plus en vie demain ! Tu m’as entendu !

Silence général.

— Elles en ont une ! vociféra le marchand.

Nouveau silence.

— Oui, les amis, elles en ont une !

— Attends un peu, cher ami… Frère, je crois qu’au sujet de cette…

— Il ne s’agit pas de « cette » ! Que vient faire  ici « cette » ? Il s’agit de voir son fait, et non « cette » … Si je te pose une question, tu peux me répondre ?

— Pourquoi ne répondrais-je pas ? Si tu me tiens un langage humain, je te répondrai de même…

— Je ne vais pas t’aboyer dessus !

— Alors, si tu ne m’aboies pas dessus, je ne vais pas te faire « cocorico ! »… Pose ta question !

— Bien, si tu peux me répondre, je vais te présenter les questions… En premier lieu, on a discuté ici à propos d’un homicide… Dis-moi, pourquoi le cabaretier s’est-il jeté sous un wagon ?

— C’est l’œuvre du diable — rien d’autre ! proclama de nouveau avec autorité une voix sortant du groupe des silhouettes, sans laisser à la silhouette qui discutait avec le marchand de volailles le temps de répondre.

— Pour être l’œuvre du diable, c’est bien l’œuvre du diable, mais le plus important est de savoir sous quel prétexte le diable l’a traîné sous cette roue, voilà ce qui compte !

— On a tout de même dit ici-même qu’il avait du chagrin à cause de sa femme !  fit le voisin du vendeur de poules. L’affliction s’était emparée de lui à cause de la bonne femme, il s’était mis à boire et l’ivrognerie peut vous en faire faire, des choses…

— Par conséquent, en analysant l’affaire, on voit que c’est le chagrin qui est la cause primordiale ?

— Sans doute…

— Bien, à présent, donnez-vous la peine de m’expliquer : quelle partie de son corps a été écrasée ?

— Ah, ça, quelqu’un pourra vous le dire… Mikhalytch, qu’est-ce que la roue lui a écrasé, au cabaretier ?

— Elle lui a déchiré le ventre, comme ça, répondit le gardien.

— Et aussi le dos, bien sûr, et tout ça ? réfléchit tout haut le marchand de volailles.

— Ben oui, bien sûr, elle a déchiré tout ce qui s’offrait à elle…

— Parfait ! Maintenant, permettez-moi de vous demander : lorsque vous soutenez que c’est « le chagrin » le responsable, où logeait-il, au juste — dans le dos, dans le ventre, ou dans quels os ?

La question parut si absurde à l’assistance qu’après un moment de silence, de gros rires s’élevèrent, et le voisin du marchand de poules, comme à contrecœur, comme s’il n’avait aucune envie de continuer à tenir des propos en l’air, dit :

— Hé, l’ami, je vois que, pour discuter avec toi, il faut s’accrocher une langue en tissu… Tu nous martèles des choses sans queue ni tête… Il n’y a pourtant pas de vent, mais on dirait que tu as un courant d’air dans la tête… Dans la panse, il l’avait, son chagrin !

— C’est dans sa panse que se logeait le chagrin dû à sa femme ?

— As-tu fini ? Arrête de dire des bêtises ! dit avec impatience et emportement son interlocuteur. En voilà, une façon de raconter des choses incompréhensibles !

— C’est vous qui avez la comprenette un peu dure.

— Hé bien, si tu veux !

— Si l’on ampute un soldat d’une jambe, il en découle que c’était cette jambe qui était malade, pas son dos ni son ventre. Si l’on me coupe un bras, c’est que je souffrais d’un bras, pas du nez ni d’une oreille… Et lorsqu’un homme va se rompre l’échine sous un wagon, permettez-moi de vous demander : qu’est-ce qui lui faisait mal, son ventre ou son dos ?

Tout le monde se taisait.

— Voilà le fond de l’affaire ! C’est sa conscience, son âme, qui souffrait, pas ses os, pas ses côtes… Voilà pourquoi on doit dire : « Il a perdu son âme », et non pas « des sornettes ! », comme a cru bon de caqueter le monsieur là-bas… Une âme souffrait, une âme est allée trouver sa fin sous un wagon…

— L’œuvre du diable, et rien de plus ! s’obstina une voix de basse qui, invisible, gronda au sein des silhouettes.

— Diabolique, oui ! Bien sûr, que c’est l’œuvre du Malin ! Mais il ne te tire pas par la jambe pour t’envoyer sous un wagon, il s’en prend à ta conscience, à ton âme ! Voilà le point capital ! Rien à faire, les amis, elle existe bel et bien, l’âme !

— Mais l’âme des poules ? reprit celui qui avait, un peu plus tôt failli mettre fin à la discussion avec le marchand de volailles.

— Elle existe parfaitement ! L’âme des poules m’a fait réfléchir… Tu vois mes casiers, avec les poulets ?

Les casiers en question devaient se trouver sur le quai mais, dans l’obscurité, on ne les voyait pas.

— Vu ; et puis ?

— Eh bien voilà, je voulais jouer un dernier tour à nos bonnes femmes avec des poulets industriels ; seulement, il n’y a pas moyen ! Je voulais les mystifier une dernière fois, leur refiler contre des œufs — mais elles ont de l’expérience, elles ne vont pas me les prendre !

— Pourquoi donc ?

— C’est insensible, un poulet industriel ! Ça n’a pas d’âme — et ça ne se reproduit pas ! Voilà le fond de l’affaire. Je travaille dans un élevage industriel de poulets. Alors, les premiers temps, nous échangions des poulets contre des œufs. On donne à une bonne femme une petite poule et un petit coq, nous, deux poules et un coq, ça ne nous coûte rien de les donner contre une dizaine ou une quinzaine d’œufs…  Deux ou trois œufs nous en redonneront dix ou quinze, tout le bénéfice est pour nous. Au début, elles acceptaient… Au poil ! avec l’argent, on achetait tout ce qu’on voulait ! Et soudain, elles n’ont plus voulu… D’une seule voix, les bonnes femmes se sont mises à glapir : « vos poules d’usine, elles ne pondent pas ! » — et voilà… Et, tout ce que tu veux, elles ne pondent pas ! Et c’est pareil pour le poisson : le poisson d’élevage industriel — à présent, on peut l’élever artificiellement, seulement, il n’a pas de descendance ! Voilà de quoi acquérir de la sagesse ! La température, on a ce qu’il faut — on fait de la vapeur[1] avec de l’eau brûlante. Mais l’âme n’est pas là !

— Et ton poulet industriel, il se déplace ? Il mange ?

— Il bouge et il mange, mais il n’y a pas de pensée en lui… Il ne peut pas réfléchir sur la vie…

— Hé, l’ami, tu recommences à t’égarer !

— Que je m’égare ou non, vos paroles non plus n’ont pas de sens… Il se déplace ! Qu’est-ce que c’est, se déplacer ? Le train aussi, il avance, et plus vite qu’un cheval, mais essaye de lui dire : « Prends à gauche ! direction le cabaret ! » Il ne tournera pas… Il se déplace ! C’est comme avec la lumière lectrique[2]. Un pays à moi, qui est éclairagiste dans un théâtre, me dit : « Regarde voir le feu qu’on a inventé ! » Je jette un coup d’œil et je me dis : « Il y a une flamme à l’intérieur de cette ampoule de verre (de couleur) et elle ne se brise pas ! » Et je dis : « Comment ce verre-là ne claque pas, avec cette flamme ? » Et mon pays me dit avec un petit sourire : « C’est un feu très étrange… Crache dessus, pour voir comme ça grésille ». J’ai craché dans cette tulipe, mais ça n’a pas grésillé du tout… « Comment ça se fait ? C’est comme ça, qu’il me dit, c’est un feu inventé, ça ne vient pas de Dieu — c’est froid comme la glace… prends donc la tulipe dans ta main » …  Je l’ai saisie et c’était vrai, de la glace. Mais le feu ? Voilà, juge où est Dieu, et où est le tour de passe-passe… C’est pareil avec le poisson d’élevage industriel, ou le poulet : la température du corps est bien là, mais pas la conscience ! Alors que chez le cabaretier, la conscience souffrait, et s’il s’est fracassé le dos, ce n’est pas pourtant son dos qui souffrait du départ de sa femme… mais sa conscience !

— Hé, l’ami, tu recommences à battre la campagne[3] ! Pourquoi donc une poule d’élevage industriel ne pond-elle pas ?

— Mais parce que c’est une créature issue de la température, une invention artificielle, et non une créature de Dieu… La poule artificielle n’a que la température, là où la vraie poule a une conscience. Ce qui fait qu’elle pond… Parce qu’elle réfléchit de façon intelligente et peut être soucieuse… La température ne fournit pas ça, c’est un produit de l’âme…

— Un produit de l’âme ?

— Parfaitement !

— Tu n’aurais pas fait un séjour dans un asile d’aliénés ?

— Non, Dieu me l’a épargné !

— Dieu soit loué ! Je me disais qu’on ne t’avait pas eu assez à l’œil, qu’on t’avait mal enfermé…

— Avec vous autres, quand on essaie d’avoir une conversation sensée, on passe pour un fou. Qu’est-ce que vous y connaissez, à l’âme ?

— Et toi, qu’est-ce que tu y connais, à la conscience des poules ?

— Mais tout !

— Mais encore ?

— Mais je sais tout, je vois l’âme des poules ! Qu’as-tu à rire à gorge déployée ? Réponds donc à cette petite question : tu sais comment on met une poule à couver ?

— Hé, cela nous dépasse. Nous sommes marchands de bois.

— Alors, si ça vous dépasse, tais-toi un peu et écoute… Une poule, vieux frère, ça ne lui dit pas plus que ça de couver ses œufs… Elle préférerait, une fois l’œuf pondu, retourner au café se donner du bon temps avec les coqs, pousser la chansonnette, caqueter un peu… Elle peut être si bêcheuse qu’on a beau la mettre sur les œufs trois jours durant sous un panier, elle se serre de côté sans les couver, l’air de se dire, tout comme une dame : « Si je m’occupe moi-même des enfants, peut-être que ça va m’abîmer la poitrine et qu’on ne m’aimera plus ! » Et de se serrer dans un coin, et les œufs restent livrés à eux-mêmes… Enlève le panier, le quatrième jour, et tu la verras s’envoler à tire-d’aile en gloussant, criailler dans toute la cour en se plaignant d’avoir été à l’étroit, et voilà le coq qui, à son tour, se ramène comme un possédé pour la défendre ; il est tout compatissant ! Et on file dans les buissons, dans les Îles, en Arcadie, et c’est le bal masqué. Elle se sauve, notre bêcheuse — impossible d’en venir à bout ! Alors, voici comment procèdent les fermières, avec ce genre d’élégantes : elles en attrapent une et lui font manger des boulettes de pain trempées dans la vodka… La bêcheuse les avale, la voilà pompette. On met la bêcheuse éméchée sur les œufs, on la recouvre avec le panier… Pendant qu’elle sommeille sans plus penser à danser au bal masqué, eh bien, elle fait connaissance avec l’œuf… Et l’œuf se réchauffe et cette chaleur la gagne… Si l’on enlève le panier, elle ne peut plus se relever ! Elle sait pourtant qu’elle pourrait prendre du bon temps, elle entend les cris du coq, les romances qu’il chante, elle irait bien dans les Îles, mais pas moyen — la conscience s’est emparée d’elle ! Elle éprouve de la compassion ! Son âme a parlé ! Et elle cale son ventre nu, en écartant ses plumes, elle siège à en avoir mal, et pourquoi ? Par conscience ! Sa conscience fait ressurgir en elle toutes sortes de pensées : elle se revoit jeune fille (elle va y passer du temps, elle a de quoi réfléchir dans son coin !), elle se revoit marivauder, elle revoit le coq se précipiter vers elle, elle revoit ses plumes (elle se souvient de chaque plume, elle y repense et repense !), ensuite elle est tombée malade, elle était enceinte, et elle a accouché, et les cris qu’elle a poussés en accouchant — elle y repense dans son coin… Et toutes ces pensées sortent de son âme et passent dans celle du poussin, qui acquiert à son tour réflexion et sens des responsabilités… C’est à peine s’il commence à ressembler à quelque chose, que déjà la poule, en le couvant, lui a rempli l’âme d’idées… Telles des petits grains, elles sont implantées comme à coups d’épingle, ici, là, ensuite elles grandissent et deviennent de vraies pensées de poule… Ça, les amis, ce n’est pas la température qui joue, cinquante degrés ou je ne sais quoi, c’est une âme qui parle avec une autre ! Prenons une femme enceinte qu’un incendie aura épouvantée, elle s’est frappée la tête des mains — et l’enfant aura les mêmes marques, ici et là… La poule a repensé avec des oh et des ah au temps où elle était jeune fille et à ce qui en a résulté, et cela entre dans l’âme du poussin, au départ inanimé… Pourquoi naît-il beaucoup de poussins mâles ? Parce que la poule rêve en repensant au coq, surtout. Elle se rappelle chacune de ses plumes… Lorsque un paysan vient saluer un pope, un chef quelconque ou quelque clerc, il amène toujours un coq. Les poules sont très soucieuses des coqs. Voilà comment la poule transmet ces préoccupations au poussin : qu’il faut devenir jeune fille, que les coqs se montreront, qu’il faut accoucher… Tout ça passe dans l’œuf, se met en place… Et l’eau bouillante ne fournit rien de tel, seulement une température… Et la température, elle pense quelque chose au sujet de la vie d’une poule ? Au sujet des coqs ? À l’ennui que ça représente de siéger sous le panier, mais qu’il faut le faire, à cause du petit ? Elle ne pense rien du tout ! Ce qui produit un poussin sans conscience, sans souci, sans esprit ! Et la lumière lectrique, pareil, ça ne fait pas pousser l’herbe… Voilà ce qu’il en est de Dieu ! Non, les amis, ce ne sont pas des sornettes… Il faut bien considérer tout ça !

— Je ne sais pas ! fit son interlocuteur — je ne sais plus. Il y a quelque sagesse… D’après moi, on ne trouve d’âme que chez les chrétiens… Mais pour la conscience des poules, par exemple… je ne sais pas ! Nous ne pouvons pas le savoir !

— C’est bien ça, vous ne pouvez pas…

Il était clair que l’exposé était terminé, et la question épuisée, mais comme le train n’arrivait toujours pas, ce qui laissait du temps, tout le monde éprouvait en quelque sorte le besoin de ne pas finir la discussion sur les mots de conclusion du marchand de poules. Il fallait répliquer ou ajouter quelque chose — c’était le sentiment général, comme lors d’une assemblée de quelque société savante… Et de fait, après un silence, une silhouette dans le groupe, à en juger par la voix, celle-là même qui attribuait la mort mystérieuse du cabaretier au diable, déclara tout à coup, en s’adressant au marchand de volailles :

— Ce que tu dis est pure invention. C’est absolument n’importe quoi ! J’étais l’autre jour à Petersbourg ; arrivé place Saint-Isaac, j’y vois un magnifique trotteur de maître, dans un attelage de premier ordre : le trotteur et son harnais, le traîneau et sa couverture — il y en avait pour des milliers de roubles. Le cocher ne portait aucun galon. Et tu sais quoi ? À la place, à ce cocher, on lui avait serti une montre… devant Dieu, je ne mens pas… Au même endroit…

— Où ça ?

— Là… Devant Dieu, je ne mens pas ! Tout ce qu’on veut… une montre, qu’il avait, vissée sur lui…

— À l’endroit même ?

— Une énorme montre, grande comme la moitié de la main… De la sorte, le maître peut toujours la voir… De quoi faire honte au cocher, même !

— Un maître qui n’a pas envie d’ouvrir son habit ?

— Il faut croire qu’il est à la seconde près… Que c’est devenu une habitude. Son temps est précieux ! Un gars important, sûrement, très occupé.

— Hé bien, laissa tomber négligemment, et sur un ton méprisant, le marchand de poules, en voilà des inventions. Qu’est-ce qu’on n’invente pas!

— En effet, l’ami ! Pas à dire, on invente de fameuses histoires.

La voix qui prononçait ces paroles était, sans aucun doute possible, celle d’un « mauvais payeur », d’un gars devant toujours de l’argent au fisc, c’est-à-dire celle d’un simple et obscur moujik.

— Ça m’est arrivé alors que travaillais comme cocher à Moscou, un marchand m’a filé deux roubles pour aller de la rue Nokolskaïa à la Nijegorodka… « Seulement, fais vite, j’ai besoin de savoir si ma marchandise est arrivée »… maint’nant, il lui suffit de jouer du pipeau à travers un fil — et tant pis pour toi… Vers la Nijegorodka, vers la rue de Smolensk, vers où tu veux, ça passe par un fil — et nous, on peut se brosser !

— Ça s’appelle le téléphone ! dit le marchand de poules.

— Agathon ou Falalieï[4] — pour nous autres moujiks, ça va de mal en pis avec chaque nouvelle invention… Elles nous écrasent de toutes les façons possibles, ces inventions… Et l’impôt, allez,  paye…

Ces propos tenus par le « moujik obscur » et mettant comme un point final à toute la discussion précédente, eurent pour effet d’interrompre, chez les assistants, aussi bien les noires pensées à propos du malheur survenu, que toutes les fantasmagories éveillées par l’exposé du marchand de volailles. La remarque du  moujik obscur avait ramené aux choses de la vie réelle la pensée de chacun, concluant ainsi dignement, comme il en va de nos jours de toute conversation, quel qu’en soit le thème initial, la discussion née du hasard entre ces gens que le hasard avait fait se rencontrer.

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 24 mars 2018.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] La vapeur, ici, sert à chauffer les couveuses d'un élevage industriel de poulets...

[2] Sic.

[3] En russe : « au lieu de faire passer le portail à ton chariot, te voilà reparti sur le toit ! »

[4] Agathon : l’un des fils de Priam, roi de Troie, dans la mythologie grecque. Falalieï est le prototype du pauvre bougre. En russe, Agathon s’écrit Agaphon, qui se prononce Agaphone, d’où le jeu de mots avec le téléphone.