LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Léon Ostrorog

1867 – 1932

 

 

 

 

LES DROITS DE L’HOMME ET L’ISLAM

LES DROITS DE L’HOMME ET DES MINORITÉS
DANS LE DROIT MUSULMAN

 

 

 

 

1930

 

 

 

 

 

Article paru dans les Séances et Travaux de l’Académie diplomatique internationale, n° 1, janvier-mars 1930, puis dans la Revue de droit international, 4e année, t. 5, 1930.

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

S’il y a une formule qui ait fait fortune dans le monde, c’est assurément celle des Droits de l’Homme. Apparaissant d’abord comme une formule révolutionnaire, caractérisant avec l’autre célèbre formule qui l’accompagne et la complète : « Liberté, Égalité, Fraternité », les principes dont se réclamaient les hommes qui renversèrent la société monarchique et féodale de France en 1789, elle se fit connaître par toute l’Europe au son du canon, accompagnant le drapeau tricolore des armées de la Révolution, du Consulat et de l’Empire, et occupa tous les esprits, répétée avec enthousiasme par les partisans des idées nouvelles, répétée avec rancœur ou tristesse par ceux qui souffraient du formidable bouleversement ou qui regrettaient la douceur, la politesse et l’élégance de l’ancien ordre de choses. Ces enthousiasmes se sont calmés, ces rancœurs et ces tristesses se sont éteintes, mais la prestigieuse formule demeure, sa fortune continue, s’affermit, passée enfin, comme elle est, de la catégorie des formules de combat à celle des formules qu’acceptent et méditent les plus calmes, les moins passionnés des hommes, des diplomates de haute culture examinant entre eux les moyens les plus propres à assurer la paix sur la terre entre nations de bonne volonté. Car, sur l’avis d’un Comité composé des plus hautes compétences, vous avez exprimé le vœu que l’illustre formule vînt constituer l’assise solide et universellement acceptable d’une solution de ce problème si capital et si délicat de la protection des minorités. La voici donc, entrée dans la langue diplomatique.

À ce titre, j’ai pensé qu’il pourrait vous intéresser d’en connaître la première origine, origine très ancienne et très peu connue, enfermée comme elle est en de vieux traités écrits dans une langue que le public lettré de culture générale ne connaît guère, en eux-mêmes d’une lecture difficile, et qui, jusqu’à présent, n’ont jamais été ni traduits ni même édités en Europe.

On tend généralement à dire que le mérite d’avoir les premiers conçu la théorie et prononcé la formule revient aux Américains du Nord et à l’Assemblée Nationale française de 1789. Cela n’est pas tout à fait exact. Les Américains du Nord furent bien les premiers à en faire le préambule d’une Constitution moderne, comme l’Assemblée Nationale fut la première à codifier la théorie, à poser le principe et en déduire les conséquences en une série d’articles clairs, nets et tranchants, dans cet esprit géométrique si caractéristique du génie français. Mais quant à la conception première de l’idée, à l’énonciation première de la formule, on les retrouve en des temps et des lieux beaucoup plus reculés, où vous serez peut-être surpris de les voir naître.

Aux jours lointains de l’empereur Charlemagne, alors que de la splendeur de la culture antique il ne restait dans notre Occident que quelques faibles foyers, pieusement entretenus dans les monastères, le proche Orient voyait se manifester une ardeur intellectuelle intense. La conquête musulmane, achevée et bien assise en Syrie et dans l’Irak, assurait de calmes loisirs aux chroniqueurs, aux poètes et aux penseurs de Damas et de Bagdad, et l’on vit apparaître, en diverses provinces de l’esprit, des hommes d’un génie vigoureux, à Bagdad surtout, où la subtilité un peu sèche de l’Arabe se fertilisait de l’imagination persane. L’une des oeuvres qui furent alors entreprises et achevées fut l’élaboration des assises philosophiques du Droit musulman, et c’est alors que fut conçue, établie et exprimée, pour la première fois, à ma connaissance, une théorie des Droits de l’Homme, en ces propres termes.

Que des juristes musulmans de race arabe y fussent amenés n’a rien de surprenant. Dans leur conception essentiellement sémitique et unitaire, mais très large de la Loi, ils ne concevaient point de Droit national particulier à telle région ou telle race. On chercherait en vain dans les traités de Droit musulman une qualification ethnique de la Loi, et rien n’est plus éloigné de la branche arabe de la famille sémitique que l’idée d’une race privilégiée, d’un peuple élu. Le Droit, selon ces docteurs, devait être un, comme le genre humain était un devant la divinité une, et, du plus profond de leur inconscient, surgissant des instincts impérieux de dignité, d’indépendance et d’individualisme, ces instincts se traduisirent, comme il arrive toujours dans la cervelle humaine, en la recherche de droits fondamentaux qui satisfissent à ces instincts en les justifiant logiquement. Vivant, en outre, dans une période de foi que ne traversait aucun doute, ils ramenèrent ces instincts, inexplicables comme le sont tous les instincts, à Dieu, et donnèrent à leur théorie des Droits de l’Homme une base métaphysique dont vous voudrez peut-être connaître le curieux tableau.

S’appuyant sur un texte coranique[1], ils déclarèrent qu’aux premiers jours de la Création il se passa ceci : Dieu, ayant créé Adam, fit sortir de ses reins toute sa postérité et prit d’elle témoignage d’allégeance, en ces termes :

— Ne suis-je pas votre Maître ?

Et la race humaine répondit :

— Oui, nous l’attestons !

Et Dieu alors octroya à l’homme une grâce qui le différencia à jamais de toutes les autres créatures. Outre la raison, il fit entrer en son âme la notion du droit, la dota de ce que les docteurs de la Loi appellent dhimma, — je m’excuse d’être pédant, mais je voudrais être précis — terme qui peut se traduire par une assise, une assiette de droits ; et, de ces droits, ces docteurs tournèrent les suivants comme primordiaux.

Les hommes doivent être essentiellement définis comme les esclaves du divin Maître ; Ibâdou’llâh ; maître absolu, mais exclusif ; reconnaître tout autre maître serait, disent ces docteurs, faire acte de polythéisme, péché capital : Chourk. Le premier droit des hommes à l’égard de tous autres êtres que Dieu est donc celui de liberté : Hourrîya. À l’égard de ce divin Maître reconnu, ils ont des devoirs de culte à remplir, révélés par lui. Mais pour qu’ils les puissent remplir, il faut que leurs personnes et leurs biens soient à l’abri de toute atteinte. De là, deux autres droits fondamentaux : droit d’inviolabilité de la personne : içma, et droit d’inviolabilité de la propriété : mâlikiya.

Et à l’ensemble de ces droits, dont l’âme humaine est l’assise, les jurisconsultes de l’Islam donnèrent le nom de Droits de l’Homme : Houqoûqou’l-Insân, ou encore Droits des Hommes : Houqoûqou’l-Ademiyîn ; ou encore Droits des Esclaves : Houqoûqou’l’Ibâd, esclaves de Dieu, cela va sans dire ; car, dans cette conception, en face de l’ensemble des Droits de l’Homme, se dresse un ensemble de Droits de Dieu : Houqoûqou’llâh.

Sur la base de ce dogme grandiose, par une méthode d’herméneutique que je ne puis songer à même indiquer ici, ils édifièrent tout le Droit de l’Islam et, comme faisant partie de ce Droit, ce que nous appellerions un Droit des minorités, assurément le plus ancien qui ait jamais été conçu. Dans la conception musulmane pure, il ne pouvait être question de minorités ethniques. Les peuples, dans cette conception, se divisent en ceux qui suivent la Loi révélée par Mahommed, et ceux qui la suivent telle que la révélèrent ceux que les musulmans tiennent pour des prophètes antérieurs : Moûssa, Moïse, et Issa ibn Mariam, Jésus fils de Marie. On s’y représente donc comme minorités religieuses ce que nous appellerions maintenant des minorités ethniques. Mais les conceptions et les termes étant différents, les réalités pratiques sont les mêmes. Sans entrer dans le détail de la construction logique du système, les principes généraux peuvent se formuler ainsi : la minorité religieuse, juive ou chrétienne, a droit, premièrement, en la personne individuelle de ses membres, à la liberté et l’inviolabilité du corps et des biens ; mais, secondement, par déduction de ces droits fondamentaux et des motifs de l’établissement de ces droits, une série de droits lui est reconnue qui concerne non plus les membres de la minorité religieuse à titre individuel, mais l’ensemble de leur communauté considérée comme une entité collective : liberté en ce qui concerne sa langue, son droit de famille, ses institutions de charité et d’enseignement, et même la justice en ces matières, tenues toutes pour ressortir de la loi de son Prophète, Moise ou Jésus, loi respectable, entraînant la nécessité du respect des libertés et des droits nécessaires à l’accomplissement du culte et des devoirs que la loi de ces deux prophètes comporte. Les matières autres que celle du culte et des droits de famille, notamment la grande province du droit des obligations, ne sont point, à la vérité, concédées dans ce système à la juridiction des tribunaux de la minorité et tombent sous la compétence des tribunaux ordinaires de l’État souverain. Mais, là encore, un droit se trouve réservé : le droit à l’usage de la langue de la minorité religieuse. Le juge n’a point à forcer un membre de cette minorité à parler une autre langue que celle de sa foi. Il doit lui donner un interprète.

Que ces théories remarquables trouvèrent une application pratique, un fait historique connu en fait foi. Dans le plus puissant et le plus durable des États musulmans, l’Empire ottoman, les minorités juives ou chrétiennes conservaient leur culte, leur langue, leur droit de famille, leurs tribunaux en matière de statut personnel, leurs écoles, leurs institutions de charité et jusqu’à des assemblées délibérantes discutant les intérêts spéciaux de la communauté et son budget. On a souvent attribué à la sagesse généreuse des sultans ce qu’on a appelé les privilèges des Communautés non musulmanes. C’est une erreur. Les sultans réunirent et précisèrent, en ce que nous appellerions des chartes, les règles éparses dans les volumineux traités de jurisprudence musulmane, mais ils n’eurent pas d’autre initiative et ne firent que proclamer par Firman ce que d’ores et déjà le Droit musulman avait déduit du dogme de la dhimma, de cette assiette de Droits de l’Homme dont l’âme humaine est le siège. Et on le vit bien dans une circonstance mémorable et juridiquement fort intéressante.

Mais ici, pour la clarté des faits auxquels je fais allusion, vous me permettrez au préalable une courte digression.

Les Mille et une Nuits ont fait beaucoup de tort au Droit musulman. Sur la foi de ces contes charmants, on se représente depuis l’enfance le chef de l’État musulman, le Calife, sous l’amusante image d’un despote fantasque se promenant déguisé parmi la ville, accompagné d’un vizir et d’un nègre coupe-têtes, forçant à son plaisir les portes des maisons et disposant des biens et de la vie de ses sujets au gré de son caprice du moment. Qu’il y ait eu des califes et des sultans tyranniques, cela n’est point douteux, mais ce qui est certain, c’est que la situation de Droit public était aussi différente que possible de celle qu’ont fait concevoir les récits de Shéhérazade. Les docteurs de la foi musulmane, à côté de leur théorie des Droits de l’Homme, ou plutôt sur la base de cette théorie, en avaient établi une autre que vous serez peut-être également surpris de voir apparaître en des temps et des lieux si lointains : une théorie du Contrat social. Dans la doctrine orthodoxe, le souverain n’était pas et ne pouvait pas être un despote, le pouvoir absolu du maître — rabb, dominus — n’appartenant qu’à Dieu. Le pouvoir d’un homme sur d’autres hommes devait résulter d’une élection, élection d’une personne remplissant certaines conditions de capacité par des électeurs assujettis eux-mêmes à certaines conditions de capacité, et l’élection créait entre le calife et la nation musulmane un contrat, imposant aux sujets une obligation d’obéissance conditionnelle, la condition en étant que le calife remplît les obligations de sa charge souveraine, dont la première était qu’il tînt la main au respect des Droits des Hommes et des Droits de Dieu, obligation conditionnelle au point qu’on retrouve avec étonnement dans cette théorie de Droit public si ancienne une des idées les plus osées, les plus extrêmes, de la Déclaration des Droits français du 19 mai 1793 : le droit au refus d’obéissance, et même à l’insurrection, si le calife commet ou commande des actes illégaux.

Ceci rappelé, vers l’an 1520 les communautés non musulmanes faillirent mourir de mort violente. En Turquie régnait alors le plus puissant des sultans turcs, le sultan Selim, père de celui que nous appelons Soliman le Magnifique. En lui, le musulman ardent s’irritait de toute dissidence, le souverain sagace et dur voyait d’un mauvais oeil ces groupements privilégiés qui pouvaient amener une scission dans l’État et la dislocation de l’Empire. Il conçut le dessein d’assurer l’unification par un geste despotique en donnant aux non-musulmans le choix entre l’Islam et le sabre. Il se heurta à l’opposition immédiate des docteurs de la Loi. Leur conscience juridique s’émut. La loi divine était formelle. Ces non-musulmans sujets de l’Islam avaient la dhimma, ce don divin qui fait de l’homme un être à part dans la création, un être nanti de droits. Leur appellation technique dans la langue du Droit était même de Gens de la dhimma, Dhimmî, pour parler arabe. Ils avaient droit au respect de leur personne, de leurs biens et de leur culte. La Tradition authentique rapportait que les dernières paroles que prononça le Prophète mourant furent : « Gardez-moi ma foi aux Gens de la Dhimma. » Les Ulémas invitèrent le Patriarche grec à protester et appuyèrent sa remontrance de tout le poids de leur autorité. Et le terrible Selim, le conquérant de l’Égypte et de l’Irak, le vainqueur de la Perse, n’osa passer outre.

Car, remarquez-le bien, et là est le côté juridique intéressant, la base que les docteurs musulmans concevaient de cette théorie des Droits de l’Homme leur donnait une similitude singulière avec ce que les droits des minorités énoncées dans des traités récents ont de plus caractéristique. Comme l’a si clairement exprimé mon éminent ami M. Mandelstam, dans sa communication capitale du 10 juin 1927, ces droits sont plus que des droits constitutionnels de Constitution souple ou même rigide. L’objet des traités est d’en faire, suivant la définition de M. Tittoni, des droits intangibles, qu’une modification de constitution quelconque, rigide ou souple, ne saurait atteindre. Or, il est clair que dans la conception musulmane les Droits de l’Homme sont intangibles par essence, au-dessus de toute puissance, de toute tyrannie de monarque, de parlement ou de parti politique, puisqu’on les conçoit comme étant, directement ou par voie de conséquence, des droits éternels donnés au genre humain par Dieu. Et l’on ne peut ne pas être frappé ici par la similitude de conception métaphysique qu’exprimait Thomas Jefferson, en Amérique, dans sa célèbre proclamation. « ... We hold these truths to ho self-evident ; that all men are created equal ; that they are endowed by their Creator with certain inalienable rights ; that among these are life, liberty, and the pursuit of happiness... »

Telle est donc en son principe cette belle et vieille théorie musulmane, et vous reconnaîtrez assurément avec moi que le seul fait qu’elle soit née en des temps si anciens et des régions si reculées donne lieu à une constatation intéressante et de grande portée.

Bien avant les Insurgents d’Amérique et l’Assemblée Nationale française, des penseurs arabes et persans contemporains de Charlemagne avaient lancé dans le monde des idées cette toute-puissante formule : Les Droits de l’Homme. Quand l’Assemblée nationale la répéta, fût-ce infiltration d’Orient à Occident, par l’entremise de loges maçonniques ? Fût-ce simple coïncidence ? Là n’est pas l’intérêt. Ce qui est important, ce n’est pas la question de la priorité ici ou là, ni de l’existence même de cette formule ; c’est son contenu, le fait notable, le hard fact, qu’à deux pôles du monde des idées, à mille ans de distance et dans trois parties du monde, en Asie par des docteurs de la Loi musulmane du ixe siècle, en Amérique et en Europe par des patriotes américains et une Assemblée de gentilshommes et de bourgeois français de la fin du xviiie, se trouvât énoncée, sur la base d’une conviction religieuse dans certains cas, d’une conviction agnostique dans d’autres, une formule identique, exprimant un sentiment issu du plus profond de l’inconscient, d’inspiration divine ou comme il vous plaira de l’expliquer, le sentiment que par le seul fait que l’homme est homme, il y a des choses qu’on ne saurait faire qu’il ne se sentît traité injustement, blessé dans ses droits, le sentiment que la formule « Macht is Recht » est fondamentalement fausse, parce qu’il existe des droits humains supérieurs à toute souveraineté et la limitant ; que ce sentiment intime, cette conviction spontanée, cette réaction, comme on dirait aujourd’hui, sont choses communes à l’Orient musulman et à l’Occident chrétien ou agnostique, qu’on est là en présence de quelque chose rentrant dans la catégorie de ce que Carlyle appelait dans son magnifique langage de prophète the laws of the Universe, disons, en termes plus restreints, des lois de la nature humaine, aussi propre à l’essence de l’homme, psychologiquement et moralement, que l’est, physiologiquement, celle de la circulation du sang.

Si cette première constatation est intéressante, la constatation de la fortune dernière et adverse qu’eut dans le monde de l’Islam le droit des minorités tel que le conçurent ces anciens docteurs et la considération des causes qui rendirent stérile une idée aussi belle présentent un intérêt très grand encore pour tous ceux dont le problème des minorités attire l’attention. Car il y a là une leçon de choses singulièrement frappante.

En réalité, la solution musulmane du problème des minorités se montra à l’épreuve tout ce qu’une telle solution pratiquement ne doit pas être.

Cette affirmation peut paraître surprenante. Le régime institué ne présentait-il pas tous les éléments que les diplomates et les juristes de l’heure présente considèrent comme fondamentaux en la matière ? Comme base, une énonciation de Droits de l’Homme intangibles. Sur cette base, non seulement, si je puis m’exprimer ainsi, supernationale mais superhumaine, liberté de culte, de langue, d’enseignement, d’institutions de charité ; bien plus, reconnaissance d’un statut personnel, spécial, d’une juridiction spéciale pour statuer en cette matière ; plus encore, admission d’assemblées délibérantes, bref tout ce qui peut assurer à un groupement ethnique la sauvegarde de ses caractères distinctifs. N’est-ce pas là une solution complète, parfaite du problème, et cette impression qu’on en retire n’est-elle pas fortifiée par la constatation que ces droits n’étaient point simplement intangibles sur le papier, et qu’à l’occasion les docteurs mêmes de la Loi se dressaient en corps pour les défendre et empêcher que les Droits de l’Homme ne fussent livrés à l’arbitraire de l’État ? Oui, tout cela est vrai, et tout cela est très beau, incontestablement très en avance sur ce qui se concevait alors dans le reste du monde, et, par conséquent, semblerait-il, entièrement satisfaisant, non pas seulement comme théorie élevée, mais comme solution pratique définitive. Et cependant l’histoire est là. Les ulémas turcs avaient agi en hommes de conscience et de courage quand ils opposèrent leur olmaz, leur réponse négative de jurisconsultes aux desseins du terrible Selim. Qui ne sait cependant que les pressentiments du vieux sultan étaient justes, et que la dispersion, la dislocation finale se produisirent ?

Pourquoi ?

On donne généralement comme raison les abus de pouvoir, les fautes de politique administrative et financière. L’explication est insuffisante. Les failles et les abus de pouvoir furent certains, mais les sujets musulmans en souffraient aussi cruellement, et la preuve en est dans la Révolution turque de 1908 et dans la Réforme d’Angora de 1923, révolution bien plus radicale encore, révolutions faites toutes deux par l’élément musulman de la population. Les raisons profondes sont d’ordre psychologique, et il est intéressant de les considérer tant le passé projette ici de lumière sur certains problèmes du présent.

Les rédacteurs des traités qui assurent aux minorités une protection de droit international public prirent soin de ne les concéder en principe qu’aux membres des minorités à titre individuel, sans reconnaître les minorités comme entités collectives, et si l’on avait à rechercher la raison de cette précaution, on la trouverait exposée clairement dans la belle et lumineuse communication de mon éminent ami, M. Titulesco, du 15 mars dernier. « Les États, y disait-il excellemment, ont un intérêt légitime à ne pas voir se cristalliser des groupements ethniques quelconques en corps étrangers à l’organisme national. »

Le système musulman non seulement tolérait une pareille cristallisation, mais la favorisait, et finalement il l’institua officiellement dans la période turque de l’histoire de l’Islam. Les minorités, dans la théorie musulmane pure, furent essentiellement conçues comme religieuses, mais le fait prévalut sur la théorie, au point que le sens même des mots évolua, et que le mot turc — emprunté à l’arabe — Millet, de son sens premier de religion passa à celui de nation ; et dès la conquête de Constantinople, en 1453, la formule Roum Milleti, par exemple, ne voulait plus dire la religion grecque, mais groupée derrière son patriarche, la nation grecque, entité ethnique collective cristallisée en corps distinct, comme le furent plus tard la nation arménienne, et plus tard encore la nation bulgare.

Dans cette même communication, M. Titulesco, ne faisant assurément qu’exprimer les vues de la grande majorité des diplomates et des jurisconsultes, insistait sur l’idée que le régime spécial de protection des minorités n’est pas une fin, mais un moyen, l’objectif étant, tous caractères ethniques distinctifs respectés, l’avènement d’une fusion politique complète, d’une collaboration cordiale écartant toute idée de conflit.

Dans la théorie musulmane, non seulement l’état de droit conçu était par essence définitif et immuable, mais tel que cette fin dernière, cet objectif nécessaire de fusion cordiale, de collaboration politique intime, était rendu impossible.

Contrairement à ce qu’en pensent ceux qui n’ont pas eu le loisir de lui consacrer une étude spéciale, l’Islam pur, tel qu’il était conçu et appliqué au temps de sa pleine vigueur, était extrêmement tolérant, mais extrêmement hautain, se considérant non seulement comme une foi, mais comme une aristocratie dans l’humanité, la Chevalerie de Dieu sur la terre, vouée à éternellement combattre pour l’exaltation de son nom. Ne croyez pas que ces derniers mots soient une phrase de vaine rhétorique, c’est la définition propre de l’objet du Djihâd, de la Guerre-Sainte, donnée dans les Traités de Droit musulman. L’Islam exigeait non point qu’on se convertît, mais qu’on s’inclinât, et derrière cette attitude libérale, généreuse à l’égard des vaincus de la Guerre sainte, il y avait, il faut bien le dire, autant d’indifférence dédaigneuse que d’esprit de tolérance. Le fameux verset coranique : « En vérité, Dieu ne donnera point aux Mécréants le pas sur les Croyants[2] », interprété par les docteurs en assurance divine d’une prééminence nécessaire des Croyants en toute chose, était devenu dans l’âme musulmane un axiome de l’inconscient, une cause constamment agissante de pensées et de décisions instinctives. L’impôt et le respect, c’est tout ce que l’on demandait des minorités non musulmanes : à part cela, qu’elles vécussent à leur plaisir, s’occupassent de leur négoce, réglassent leurs affaires de famille suivant la Loi de leur Prophète, d’après leurs traditions et dans leur langue, mais sans se mêler des affaires de l’État qui n’étaient point de leur niveau. Et, comme conséquence, aucun poste d’autorité, de commandement civil ou militaire. Oh ! certes, de-ci de-là, des emplois diplomatiques, des emplois financiers, mais ce qui s’appelle l’autorité véritable, le pouvoir, la fonction où, par délégation du calife, on donne des ordres, où l’on prend des décisions devant lesquelles les musulmans mêmes devraient s’incliner, jamais.

Mais il y avait plus.

Si les docteurs islamiques, les premiers peut-être en ce monde, établirent un droit des minorités sur la base métaphysique de Droits de l’Homme octroyés par Dieu, ils ne négligèrent point, en logiciens impeccables, d’énoncer comme contre-partie des devoirs des minorités : six obligations fondamentales, dont les cinq premières peuvent se résumer en l’obligation générale pour les non-musulmans de ne pas se montrer irrévérencieux à l’égard de l’Islam et de son Prophète, de ne pas attenter à la personne ni aux biens des musulmans et de ne pas essayer de les détourner de leur foi, obligation générale fort naturelle. La sixième énonce un devoir politique, l’obligation de loyauté, plus exactement, pour employer un néologisme, de loyalisme envers l’État souverain, devoir fort naturel encore, celui-là même que formula à l’égard des minorités, à mille ans d’intervalle, la IIIe Assemblée de la Société des Nations.

Tout cela était fort bien. Mais à côté de ces six obligations fondamentales, les traités de Droit musulman énuméraient encore d’autres obligations qu’on trouve énoncées dans tous ces traités, et particulièrement dans le Traité fondamental de Mawerdi, des obligations, à la vérité accessoires, dont Mawerdi dit expressément qu’elles sont, comme nous dirions, surérogatoires, mais dont vous jugerez à quel point des minorités qui étaient non seulement religieuses, mais ethniques, ayant dans l’âme le souvenir d’un noble passé et d’une grande histoire, pouvaient se trouver ulcérées. Elles étaient six encore, et l’esprit peut s’en résumer en cette idée générale que ces minorités religieuses et ethniques devaient accepter d’être marquées par des faits extérieurs, non seulement comme différentes, mais comme inférieures : obligation de porter des vêtements autres que ceux des musulmans, interdiction de bâtir des maisons plus élevées que celles des musulmans, interdiction d’user du cheval comme monture, interdiction de sonner leurs cloches, de montrer leur croix, de faire étalage de leurs porcs et de leurs vins ; à quoi il faut ajouter l’exclusion du service militaire, l’inégalité en matière d’impôt, l’inégalité en matière de jus connubii, et même, sur un certain point, l’inégalité en matière de droit pénal. Toutes ces choses, irritantes en elles-mêmes, l’étaient plus encore, assurément, par la pensée qui était derrière, l’intention voulue de marquer les minorités d’un signe d’infériorité. Et la conséquence en fut que tout ce qu’aurait pu procurer de bon vouloir et de gratitude la générosité incontestable dans la reconnaissance des droits, et le caractère raisonnable, légitime, des devoirs principaux qui en étaient la condition, même le devoir politique, devait se trouver détruit par le caractère blessant des obligations secondaires. Entre la majorité et les minorités s’éleva une cloison étanche morale derrière laquelle elles se cantonnèrent, toutes à leurs souvenirs et leurs regrets, et ce fut l’éloignement, la désaffection croissante, l’aigreur, et, finalement, à la première occasion, au moindre encouragement venu de l’étranger, le conflit aigu sans issue pacifique possible — car ni ce droit ni aucun droit au monde ne concevait alors de conciliateurs ni d’arbitres entre majorités et minorités en conflit — partant, l’insurrection à main armée amenant l’effort de répression militaire, le conflit sanglant, les haines s’exaspérant entre la minorité et l’État souverain, l’une et l’autre parties convaincues d’avoir raison ; l’une blessée au plus profond de son amour-propre ; l’autre blessée au plus profond de son orgueil et de son sens de l’intérêt de l’État, portée en outre au paroxysme de la colère par l’intervention de puissances étrangères apportant à la minorité en révolte l’appui d’un secours souvent intéressé. Dans la controverse au sujet de la cause réelle des souffrances des minorités non musulmanes en Turquie que M. Mandelstam a évoquée dans sa communication, les deux parties ont à la fois raison et tort. L’Histoire constate que l’intervention de protection s’accompagnait le plus souvent, quand elle n’était pas collective, d’un dessein de démembrement, à tout le moins de protectorat, mais personne, parmi ceux qui connaissent bien l’Orient, ne saurait, d’autre part, nier que, malgré la disparition finale dans la pratique de toutes ces obligations surérogatoires humiliantes qui marquaient les minorités non musulmanes d’infériorité, l’empreinte en était demeurée et qu’il n’y avait guère de musulman qui ne nourrit à l’égard du sujet non musulman des sentiments similaires à ceux de certains gentilshommes de l’ancien régime à l’égard du roturier, sentiments que Saint-Simon exprimait si naïvement et si bien quand, voulant faire l’éloge d’un roturier, il commençait par en dire qu’il était « respectueux ».

Mais il ne s’agit point ici de refaire une histoire bien connue. Ce qu’il faut, c’est retenir, de la faillite pratique historiquement constatée d’une théorie fondamentale excellente, un des grands enseignements qu’elle comporte ; la révélation de l’importance immense, dans le problème des minorités, du facteur psychologique qui, méconnu initialement, amena finalement la ruine de tout ce système : l’amour-propre, avec sa manifestation politique, la volonté d’égalité. Dans ce droit libéral, mais dédaigneux, les minorités, tenues politiquement à l’écart et regardées de haut, se sentaient des infériorités. Elles avaient la liberté, elles n’avaient pas l’égalité. Le terrain se trouva préparé pour les propagandes séparatistes de l’intérieur ou de l’Étranger. N’ayant pas l’égalité, elles voulurent l’indépendance. Le groupement ethnique cristallisé en corps étranger, l’État dans l’État, se fit hostile, et, chaque fois que la possibilité en sembla offerte, lutta pour se détacher. Bien d’autres événements historiques confirment, à l’analyse, qu’il en fut de même toutes les fois qu’une minorité se sentit infériorité. L’âme humaine est ainsi faite, et c’est ce que les docteurs musulmans avaient méconnu. Dans leur conception, très élevée mais toute théocratique et essentiellement exclusive de l’État, ils succombèrent à l’aristocrate des péchés capitaux, le seul qui ne soit point bas, mais le plus dangereux de tous : le péché d’orgueil, qui sème la haine et récolte la tempête. Une preuve a contrario vous vient certainement à l’esprit. Quelles guerres jadis, en Grande-Bretagne, entre les rois Plantagenêts et les chefs du Pays de Galles ! Quelles insurrections au xviiie siècle, en Écosse, contre les rois de la Maison de Hanovre ! Aujourd’hui, peu de pays aussi unis que la Grande-Bretagne. Les Gallois restent Gallois, les Écossais restent Écossais, avec les caractères ethniques instinctifs les plus nets, mais, tout cela étant, pendant la guerre mondiale, un Gallois était Premier Ministre et un Écossais Généralissime ; un Écossais est Premier Ministre aujourd’hui, et tant Anglais qu’Écossais et Gallois se montreraient bien étonnés qu’on s’en étonnât.

La vraie solution du problème des minorités est évidemment là, dans la naissance d’un tel état d’esprit, dans la conscience de cette fusion harmonieuse que M. Titulesco indiquait avec tant de justesse comme devant être l’objectif de tout droit des minorités. Mais — et ceci nous ramène du passé au présent et même, si je puis m’exprimer ainsi, à une actualité académique — ce qui est vrai des minorités est vrai des majorités. Pour qu’un tel état d’esprit puisse naître, ce facteur de l’amour-propre, que la considération du sort de la théorie musulmane montre si important, n’est pas non plus à négliger quand les majorités sont en cause. Il serait assurément bon qu’elles non plus ne souffrissent point de ce qu’on appelle maintenant un complexe d’infériorité. Une même blessure d’amour-propre pourrait provoquer les mêmes aigreurs, et les minorités seraient les premières à souffrir de la mauvaise humeur de majorités froissées et mécontentes. M. Titulesco, pour le citer encore une fois, a exprimé la pensée — je cite textuellement — que « la cause sacrée des minorités progresserait plus vite par un appel à la bienveillance et à la générosité des peuples que par l’évocation du spectre des sanctions. » Rien de plus juste, mais rien de plus certain aussi que, de tous les sentiments humains, la bienveillance et la générosité sont ceux qu’on doive le moins s’attendre à voir naître d’un sentiment d’amour-propre blessé. On est en droit d’en conclure, Messieurs, que l’Académie a fait oeuvre de sagesse, a apporté une contribution notable à l’œuvre de pacification des esprits en prenant l’initiative de proposer qu’une adoption générale, par tous les pays, petits et grands, des principes des Droits de l’Homme effaçât dans l’esprit des habitants des pays auxquels des traités spéciaux ont été imposés en matière de droit des minorités, l’impression que, majorité nationalement, ils sont infériorité internationalement, signataires, pour employer une expression devenue célèbre, de « traités inégaux ». D’ailleurs, quelle consécration plus éclatante de la justesse de votre initiative que le grand événement juridique qui vient de se produire et dont vous avez certainement tous connaissance : la Déclaration des Droits Internationaux de l’Homme, dont l’Institut de Droit International a voté la Proclamation sous la présidence de M. Brown Scott, et sur le rapport de M. Mandelstam dans la Session de New-York, le 12 octobre dernier. Il serait beau, il serait infiniment désirable qu’un homme d’État, s’inspirant de votre vœu et de cette Proclamation, proposât à tous les États la signature d’un Pacte des Droits de l’Homme, qui, remplissant la lacune fâcheuse créée par l’abandon de l’article 21 original du Pacte de la Société des Nations, instituerait, par tout et par tous, la reconnaissance d’un droit humain de Liberté, d’Égalité et de Fraternité, Liberté, Égalité et Fraternité entendues, non comme formule de combat d’une majorité sectaire, encore moins comme privilège d’une minorité oppressive et fermée, mais Liberté, Égalité et Fraternité véritables, Liberté religieuse, civile et politique pour tous concitoyens, minoritaires ou majoritaires — vous me permettrez, ce néologisme barbare mais nécessaire — Égalité de tous concitoyens devant la loi civile et politique ; Fraternité entre tous concitoyens, faite de considération, de confiance et de cordialité sincères, cette fraternité qu’une grande voix proclama la première comme une loi de l’homme quand elle dit : « Aimez-vous les uns les autres ! » Le service rendu à l’humanité civilisée serait aussi grand que celui qu’on attend du Pacte Briand-Kellog, et vous me pardonnerez peut-être si, tenté de rappeler que dans la grande conception d’un droit humain l’Orient musulman et l’Occident chrétien se rencontrent, je me suis laissé entraîner à un exposé aussi long sur un sujet qui sort du cadre habituel de vos études.

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Abou’l-Hassan Ali el-Pezdewi : Kechfou’l-Esrâr (Stamboul, 1308). — Molla Hosrew Ibn-Feramourz : Mir’atou’l-Ouçoûl (Stamboul, 1309). — Buyuk Haïder Efendi : Ouçoûl-i-Fiqh Dersleri (Stamboul, 1326). — Abou’l-Hassan Ali el-Mawerdi : Institutiones politicae, arabice (Bonn, 1853). V. aussi ma traduction : Tomes I et II (Paris, 1900, 1906).

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 2 septembre 2016.

 

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[1] Coran, S. VII, v. 171.

[2] Coran, S. IV, v. 110.