LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Mikhaïl Andreïevitch Ossorguine

(Осоргин Михаил Андреевич)

1878 — 1942

 

 

 

 

CE DOUX NOM : NATACHA

(Милое имя — Наташа)

 

 

 

1925

 

 

 

 

 


Traduction de L. Acverdi parue dans La Revue de Paris, année 37, t.2, 1930.

 

 

 

 

 


En l’an de grâce mil neuf cent vingt-cinq, la Régie française, désireuse de venir en aide aux réfugiés russes, a jeté sur le marché des cigarettes « Natacha » au bout cartonné. J’en achetai aussitôt une boîte et, lançant en l’air des anneaux irréguliers de fumée malodorante, je me mis à songer à ce doux nom auquel sont liés plusieurs souvenirs touchants de ma vie.

Pas une seule Natacha adulte n’a croisé le fil de sa vie avec le mien, — mes souvenirs ne sont point de cet ordre-là. Mais il y eut plusieurs Natacha, petites et blondes, les unes réelles, d’autres créées par mon imagination, qui ont failli apporter dans le brouhaha de mon existence la lumière égale de la vie de famille. Ont failli, mais ne l’ont pas apportée... Que vois-je là-bas, à l’horizon ? N’est-ce pas l’aube du coucher ?... Ont failli, mais ne l’ont pas apportée et donc ne l’apporteront plus.

À l’époque où le soleil luisait encore haut à mon horizon, j’ai voulu adopter un enfant (pour savoir pour qui et pourquoi vivre). Je demeurais alors à Rome en émigré politique et on m’écrivit un jour de Russie qu’il y avait une petite fille appelée Natacha dont la mère venait de mourir de tuberculose, et dont le père se trouvait en prison : ne voudrais-je pas m’en charger ? C’était en l’année mil neuf cent sept.

Je demandai : pour quelle raison le père est-il en prison ? Si c’est un criminel de droit commun, ce ne sera pas un obstacle. Mais si c’est un délinquant politique... Ne serait-ce pas par hasard un marxiste ?

J’appartenais moi-même à cette époque au parti des populistes. De toutes les maladies, je ne craignais qu’un seul mal héréditaire ; le mal des socialistes-démocrates. On peut redresser des enfants défectueux selon le système de Montessori. Mais quant au marxisme, je l’ai toujours considéré comme un vice organique très grave ; est-il guérissable ? N’est-il pas causé par l’atrophie de la glande thyroïde, ou de quelque autre glande importante ? N’est-il pas transmis aux enfants par atavisme comme le strabisme, le bec-de-lièvre, le rachitisme, ou l’imbécillité héréditaire ?

On me répondit : le père est en effet un marxiste. Je dis : non, je ne puis me décider à prendre cette petite fille, la responsabilité est par trop grande.

Et cette première Natacha ne devint pas ma fille.

Nous demeurions alors dans une villa sur le littoral élevé de la Méditerranée, dans un charmant hameau de pêcheurs italiens. C’était au printemps. J’avais pour cabinet de travail une petite chapelle transformée et j’y travaillais la nuit, car, le jour, le soleil brillait et la mer appelait ; comment voulez-vous que l’on écrive ? Nous vivions en une communauté de jeunes où il n’y avait que deux couples mariés.

Tard, un soir, une charmante jeune fille entra chez moi, s’assit avec gêne près de ma table et dit :

— Oncle Michel, si un homme m’a plu, que faut-il faire ?

« Oncle » : je n’étais point son oncle, mais j’étais l’un des plus âgés de la villa. Et je lui ai demandé :

— Dites-moi, vous plaît-il beaucoup ?

— Beaucoup.

Et ses yeux disaient : beaucoup !

Alors je lui dis :

— Que voulez-vous ? Il n’y a pas à y réfléchir longtemps ; vous n’inventerez rien d’autre. Que Dieu vous bénisse. C’est bête, évidemment, mais, que voulez-vous ? l’homme est ainsi fait...

Elle s’en alla, et moi, je me dis :

— Voilà qu’on commence déjà à me demander conseil en pareilles affaires. C’est flatteur et triste...

Et j’étais un peu envieux aussi...

Une autre nuit, j’avais travaillé jusqu’à l’aube. À l’aube je sortis prendre l’air au jardin ; au moment de rentrer, je mis quelqu’un en fuite dans l’escalier. Elle se cacha sur le palier supérieur, mais mal ; pieds nus, les cheveux défaits, des yeux, étranges — ça ne trompe pas.

Et je me demandai : qu’ont-ils besoin de se cacher ?

Le soir de ce même jour, on nous servit un énorme plat de macaronis — pour quinze personnes. « Y a-t-il du vin ? » Oui, en voici deux fiaschi ! Alors je demandai la parole :

— Camarades, je propose de boire à la santé de nos gentils compagnons, Hélène et Nicolas.

Ils rougirent et nous bûmes encore et encore.

Nous changeâmes la distribution des chambres de façon qu’Hélène et Nicolas ne fussent plus logés à deux étages différents. Inutile, dès lors, de courir pieds nus dans l’escalier.

En automne ils partirent pour Paris. Lui avait un passeport, elle n’en avait pas. À cette époque on ne demandait pas de passeport à la frontière, mais à Paris il fallait avoir un permis de séjour. Plutôt que de les laisser se débrouiller et s’improviser un passeport, je leur donnai mon vieux permis de séjour parisien, commun pour ma femme et pour moi. Ils seraient tranquilles ainsi, jusqu’au moment où ils se seraient procuré ce qu’il leur fallait. Il était plus commode pour eux de porter un même nom.

Ils s’étaient donc installés à Paris, et un jour ils m’écrivirent :

— Félicitez-nous. Une fille nous est née ; il a fallu l’inscrire à votre nom, car nous n’avons toujours pas d’autre passeport. La petite s’appelle Natacha.

Et je devins père.

Une année plus tard, lui rentra en Russie ; le délai de son expulsion était expiré ; et elle revint en Italie, dans une autre agglomération d’émigrés russes où j’allais deux ou trois fois par an. J’y vis ma fille, ma douce petite blondinette. Elle savait dire « papa », mais son papa n’était pas là et elle se mit à me dire « papa » à moi.

Son vrai papa s’attardait en Russie. Maman s’énervait, maman pleurait, maman ne pouvait plus vivre toute seule, sans ami et sans but. Petite et frêle d’apparence, elle avait jadis été une « terroriste », s’était enfuie de prison, et ne pouvait rentrer légalement en Russie. Quelque chose de pénible et de compliqué se passait dans son âme, — ne cherchons pas à le pénétrer. Et elle décida de partir pour Paris, où se trouvait déjà à cette époque le centre de l’émigration politique, pour tenter peut-être de regagner la Russie. Le seul obstacle à ses projets était sa petite fille — Natacha. Mais il y avait « l’oncle Michel », devenu maintenant « papa Michel ». Et elle me donna sa petite fille — avec son extrait de naissance sur lequel j’étais inscrit comme le père et ma femme comme la mère de l’enfant.

Mais je ne suis demeuré père que près d’un mois. La mère ne put rester longtemps séparée de son chef-d’œuvre aux boucles blondes. L’amour maternel l’emporta sur les élans « révolutionnaires ». Elle revint. Et pendant une longue série d’années j’allai de temps en temps visiter celle qui m’avait été donnée, puis reprise, ma fille de nom, la petite Natacha. Maintenant, en disant « papa », elle ne pensait plus qu’à moi. L’autre « papa », papa Nicolas, était trop loin.

 

Je lance en l’air des anneaux de fumée en tirant sur la cigarette française « Natacha » et d’une main je caresse une grande enveloppe jaune. À l’intérieur, dans d’autres petites enveloppes, se trouvent des boucles de cheveux dorés. Sur les enveloppes des inscriptions : « Les cheveux de Toussia[1] à un, à deux, à cinq, à sept ans »... Que voulez-vous, eh bien, oui, je suis très sentimental. C’est que, voyez-vous, je n’ai jamais été père, — et c’est pourquoi il y a en moi tant de tendresse paternelle inépuisée. Ces reliques étaient conservées dans mes archives de Rome ; je les ai trouvées, les ai apportées ici. Je les garde dans le tiroir de mon bureau.

Mais où donc est-elle, ma fille ?

Je l’ignore. Je sais seulement qu’elle est en Russie.

Je me rappelle : en mil neuf cent dix-sept, les derniers émigrés revenaient en Russie. Un coup de sonnette à ma porte. J’allai ouvrir. La mère et la petite entrèrent et cette rencontre aurait été joyeuse, si dans les yeux de la mère il n’y avait eu de l’effroi et du désespoir.

— Vous arrivez de la gare ?

— Non, nous avons été... encore... ailleurs.

Pendant qu’on lavait, peignait et restaurait la petite fille, la mère, assise dans mon cabinet, me racontait d’une voix entrecoupée, avalant ses larmes :

— Il ne m’avait pas prévenue... évidemment, il ne le pouvait pas, il n’y a pas de poste régulière. J’ai sonné et j’ai demandé :

» — Monsieur est-il là ?

» La bonne m’a dit :

» — Monsieur est en voyage, mais madame est là.

» — Madame ? Quelle madame ?

» — Mais sa madame.

» Et nous sommes parties. J’ai tiré Toussia par la main... »

— Mais écoutez, pourquoi n’êtes-vous donc pas venue chez moi d’abord ? Je vous avais cependant écrit.

Étonnée, elle me dit :

— Mais, papa Michel, je croyais rentrer chez... moi. Il ne m’a pas écrit un seul mot pour me dire que je ne pouvais pas venir chez lui.

Après un silence :

— Vous croyez que je le blâme pour... pour ça ? Non, pas pour ça, mais pour sa lâcheté. Je lui ai télégraphié en route, pensant qu’il viendrait à la gare. Et lui, il a fui. J’arrive de la gare, je sonne, et Toussia a tout entendu. Elle est si éveillée. Elle m’a demandé : « Maman, papa Nicolas n’est pas là ? Il n’y a que madame ? » Je l’ai vite emmenée. Que vais-je faire maintenant ?

Puis on amena Natacha, propre, mais point gaie. Et sa mère dit :

— Tenez, papa Michel, voici votre fille. Toussia, voici ton papa Michel.

Papa Michel ne resta pas père longtemps. En dehors de lui des drames humains se déroulaient. Mais dans les moments les plus tragiques les deux parties venaient frapper à sa porte. Un homme échevelé, confus ; une femme amaigrie, aux nerfs complètement ébranlés. Papa Michel les aimait beaucoup, mais aurait souvent voulu les envoyer au diable. Lorsqu’il en eut définitivement assez, il leur dit :

— Vous êtes fous tous deux et je regrette vivement de vous avoir bénis jadis avec des macaronis et du vin italien. Que me voulez-vous encore ?

Un jour, il leur dit à tous deux de venir à la même heure. Chacun vint sans savoir que l’autre serait là. Et alors papa Michel ouvrit bien grande la porte de ses deux chambres contiguës, poussa dans le cabinet où se trouvait la mère de Toussia l’homme échevelé et confus, et leur cria d’une voix irritée :

— Tenez, vous voici tous deux, battez-vous, embrassez-vous, séparez-vous, réunissez-vous, mais laissez-moi tranquille !

Il partit de chez, lui et ne rentra qu’une heure plus tard. Il les trouva tous deux assis sur le divan avec des physionomies idiotes de jeunes amoureux. C’était écœurant et papa Michel était sombre et furieux. Quand les deux idiots tentèrent, avec une feinte indifférence, d’adresser la parole à papa Michel, en prenant, bien entendu, ainsi qu’il sied à toutes personnes heureuses, et raisonnable, un ton protecteur, — papa Michel sortit de son tiroir l’extrait de naissance de sa fille et le tendit aux nouveaux parents. L’homme échevelé ne manqua pas de faire observer qu’il faudrait un acte notarié — la renonciation de papa Michel à ses droits paternels eu faveur des parents de Natacha.

— Si drôle que cela paraisse, — dit-il, — il vous faudra nous autoriser à adopter notre propre fille.

Papa Michel est avocat. Il rédigea un papier et le fit légaliser. Si drôle que cela paraisse, il renia sa fille. Si drôle que cela paraisse, lui qui toute sa vie durant avait chéri le rêve d’avoir une fillette blonde, il en fit cadeau à ce couple de fous.

Et papa Michel cessa d’être le père de Natacha. On emmena l’enfant dans une autre ville et il ne la vit plus jamais.

Il réunit des contes écrits pour des enfants d’autrui, les édita en un volume intitulé : Contes et autres choses, et inscrivit à la première page cette dédicace :

 

C’est à toi, petite fille Toussia, ma fille de nom, mon héroïne constante, que je dédie ce recueil. Tout comme toi, ces contes sont nés en exil ; tout comme en toi, le puéril s’y mêle au sérieux. Je ne les avais point écrits pour toi : à cette époque lointaine, la terre ne baisait pas encore tes petits pieds ; mais je les ai réunis pour toi, pour pouvoir, par la promesse de te lire ce petit livre sur un divan moelleux, t’attirer en Russie du lointain et merveilleux pays où nous nous chauffions jadis aux rayons du soleil étranger.

 

Quelques années plus tard, revenu en exil, il apprit incidemment que son livre avait été traduit en italien et publié à Milan. Il se le procura et apprit dans l’avant-propos du traducteur que « l’auteur du livre est allé à la guerre et a disparu sans laisser de trace » ; mais il ne fit point grief à l’éditeur, ni au traducteur, d’avoir disposé de son livre sans autorisation. Pouvait-il leur en vouloir, puisqu’ils avaient si bien choisi le titre du petit volume, emprunté à l’un des contes :

Rondinella Natascia, Natacha l’Hirondelle.

 

Je fume encore une cigarette française « Natacha » au bout cartonné et je songe que tout cela s’est passé il y a terriblement longtemps, dans une autre existence et sous une autre latitude.

Et je songe aussi que le cycle des Natacha ne se borne pas à ce que je viens de raconter. Il y eut encore une autre candidate à la fondation du bonheur familial du stérile papa Michel, à la fibre paternelle si sensible.

Le bonheur et le malheur de ceux qui écrivent consistent à noyer dans l’encre et à transposer sur le papier le trop-plein de leurs émotions. Si la cigogne a refusé de m’apporter une fille, si toutes mes recherches sous les feuilles de chou furent vaines, rien ne pouvait pourtant arrêter mon imagination !

Je devins alors père d’une petite fillette aux boucles blondes, aux yeux bleus, née d’une union avec l’imagination. Elle n’était pas ma fille par le sang, mais l’était par l’esprit, fruit d’un amour spirituel. Je l’ai élevée dès les premiers mois de son existence, et cet être minuscule remplit d’une signification nouvelle toute ma vie personnelle.

Ses premiers pas hésitants, son premier mot, le premier bâton qu’elle traça au crayon, — tout cela était inscrit et enregistré dans un précieux Journal de Toussia, le journal de mon trésor inappréciable. Je lui parlais, à elle qui était née sous le ciel italien, de la neige légère, de la forêt de pins, du lièvre qui a toujours une oreille dressée, de la rivière où poussent des nénuphars si semblables à des tasses de porcelaine sans anse, de notre pays qu’elle verrait un jour. Je lui donnai tout l’amour d’un père stérile et toute la tendresse léguée par sa mère morte prématurément, par celle qui n’avait jamais été ma femme, mais seulement ma compagne spirituelle. Et nous vécûmes tous deux, retranchés par notre amour du reste de l’univers qui ne servait que de fond indispensable à notre vie, mais en son essence ne nous était pas nécessaire. Il n’était qu’un bruit familier à peine perceptible.

Et soudain, l’absurde et l’effroyable se glissa près de nous : ma Toussia tomba malade. Je passai près de son lit des jours et des nuits, luttant contre l’horrible bourreau obstiné à se saisir de la vie de ma petite qui n’avait point encore vécu ; et je parvins à la lui arracher, mais pas pour longtemps. Après avoir surmonté la crise de la maladie, ma petite fille n’eut plus la force de revenir à ce monde qui lui préparait tant de joies — la neige blanche, la rivière aux nénuphars, la forêt de pins, le lièvre à l’oreille dressée. Au bord de la mer où je l’avais emmenée, une ondine, petite comme elle, sortit de l’eau et lui fit signe. Et ma fille unique, l’enfant de mon imagination, commença à dépérir lentement.

Ce fut à l’aube d’une claire journée ; un traîneau blanc sortit du lointain laiteux de la mer, et des chevaux blancs emmenèrent ma petite fille, ma Natacha. Ils l’emmenèrent dans un autre monde, inaccessible encore pour moi. Une chose était arrivée qui n’a pas de nom, qui ne peut avoir de sens, à laquelle ni l’esprit ni le cœur ne peuvent survivre. J’eus un rêve affreux... et je ne pus m’éveiller.

 

Les écrivains, ce sont des conteurs de mensonges ; mais il arrive à chacun d’entre eux de vivre une fois son mensonge dans toute son intensité, — c’est à l’époque de sa création. Cela s’appelle, je crois, de l’inspiration. Je mis deux ans à écrire la nouvelle en question et je subis une vraie torture au moment où ma petite héroïne tomba malade. Je ne savais jusqu’au bout si je pourrais l’arracher aux griffes de la mort et les derniers chapitres furent pour moi une réelle souffrance.

Je pense que ce n’est pas ainsi qu’il faudrait écrire. L’art exige un esprit calme et détaché. Actuellement, alors que plusieurs années se sont écoulées, je vois parfaitement tous les défauts de mon œuvre. Mais alors... je ne voyais clairement, jusqu’à son moindre détail, jusqu’à son grain de beauté, jusqu’à son petit ongle rose, que ma Natacha, qui n’était jamais née, n’avait pas vécu, et que je ne l’aimais pourtant pas moins que j’aurais pu aimer une enfant en chair et en os.

Un jour, ayant relu pour la dernière fois mon grand manuscrit, intitulé Ma Fille, je l’expédiai en Russie pour être imprimé.

Ce jour s’est gravé dans ma mémoire parce qu’il a été marqué d’une surprise stupéfiante, d’une de ces coïncidences bizarres qui ne se répètent jamais.

C’était à Rome. Ayant remis mon manuscrit à la poste, j’avais traversé la rue et j’étais entré dans le célèbre café Aragno où se réunissait tous les jours la confrérie internationale des hommes de lettres. Je m’assis à une table et l’on me présenta un journaliste bulgare, un homme de haute taille, sérieux et réservé. Nous échangeâmes quelques phrases.

Lorsqu’il eut pris congé et fut parti, l’un de mes amis me dit :

— Savez-vous, ce Bulgare a une fillette, Natacha, toute blonde et blanche et si gentille. Il l’a amenée à ma petite fille pour qu’elles jouent ensemble. Et l’on raconte qu’il la bat et voudrait, semble-t-il, s’en débarrasser.

— Il bat sa petite fille ?

— Oui. Et pourtant, c’est un amour d’enfant, très caressante.

— Quel âge a-t-elle ?

— Cinq ans, pas davantage.

L’enfant blonde de mon imagination s’était appelée Natacha ; elle avait cinq ans au moment où la mort me l’a arrachée. Elle avait eu des yeux bleus et avait été très caressante. Mais moi, j’avais été meilleur père.

Le lendemain, je retrouvai au même endroit le journaliste bulgare. Il était seul. Je m’assis en face de lui et lui demandai :

— Vous avez amené avec vous votre petite fille ? J’ai entendu dire que c’est une enfant délicieuse.

— Oui, elle est gentille.

— Ne s’appelle-t-elle pas Natacha ?

— Si.

Je voyais qu’il ne parlait pas volontiers de sa petite fille. Alors je lui dis franchement :

— Écoutez, je suis seul, je gagne passablement bien ma vie et j’aime les enfants. L’on m’a raconté que pour certaines raisons vous... vous pouvez ne point me répondre... que vous seriez disposé à confier pour un certain temps ou peut-être définitivement votre fille à quelqu’un d’autre, car elle vous gêne. Si c’est vrai, je voudrais m’en charger.

Il me répondit simplement :

— Oui, c’est exact.

— Mais consentiriez-vous à vous en séparer pour toujours ? Pour qu’elle vous oublie et nomme un autre son père ? Attendez avant de répondre. Écoutez-moi encore. Je viens de vous le dire : je prendrais votre fille sans l’avoir vue. Mais vous devez y renoncer définitivement et ne plus la revoir qu’elle ne devienne grande. Je l’adopterai et nous régulariserons votre renoncement, pour autant que c’est possible, devant les légations russe et bulgare. Je suis un émigré politique, mais je m’engage à régulariser tout.

Il réfléchit un peu, et dit :

— Ma foi, c’est acceptable. Je ne vous cacherai pas ce que vous avez déjà entendu dire — que ma petite fille me gêne. Elle est née à Pétersbourg au moment où j’y faisais mes études. Sa mère est russe. Notre liaison était restée secrète et nous avons réussi à cacher aux parents la naissance de l’enfant. La petite a vécu d’abord dans un orphelinat, puis chez une brave femme, puis, il n’y a pas bien longtemps, je l’ai prise. Mais il faut vous dire que moi, je me suis marié en Bulgarie ; la mère de Natacha s’est mariée à Pétersbourg. Le passé est oublié depuis longtemps. Pour diverses raisons — compréhensibles d’ailleurs — il me faut cacher que j’ai une fille. Il est évident qu’elle me gêne.

— Par conséquent, vous êtes d’accord ?

— En principe, oui. Mais nous ne pouvons guère discuter ici les détails. Permettez-moi de venir vous voir demain avec la petite. Vous pourrez la voir et nous causerons.

— Parfait. Venez donc déjeuner.

Le lendemain matin, l’appartement du petit fonctionnaire italien, dont j’occupais trois pièces, était en émoi.

Ayant appris que j’attendais une petite visiteuse qui allait peut-être devenir ma fille adoptive, mon gros ami et domestique, mon échevelé, malpropre, mais tendre et soucieux Sérafino, ne fut pas moins ému que moi-même. L’eau pour les macaronis bouillait à gros bouillons, la poussière fut balayée même sous les divans. Sur ma table à écrire s’étalait, les bras écartés, une poupée neuve aux grands yeux, un gros nœud de soie dans les cheveux. Dans la salle à manger luisaient trois couverts et deux bouteilles : du Chianti rouge et du Frascati couleur d’ambre. Dans l’escalier, derrière les portes entr’ouvertes, veillaient nos voisines auxquelles Sérafino avait confié l’événement attendu. Je demeurais depuis cinq ans dans ce grand immeuble du quartier ouvrier, aux fenêtres donnant sur la place du Risorgimento et sur le Vatican, et tous mes voisins étaient de mes bons amis.

Vers midi, j’allais et venais nerveusement dans mon cabinet de travail, tentais de m’asseoir sur le divan, me levais d’un bond, arrangeais les livres sur les rayons, ouvrais et refermais mon encrier, allumais cigarette après cigarette. Sérafino, affublé d’un tablier qui recouvrait son gros ventre, passait à tous moments son visage soucieux à l’entre-bâillement de la porte et disait :

— Vedrà ! Ma stia tranquillo, che tutto va benone...

Mais... voilà qu’on sonne...

Je m’assieds dans un fauteuil près de la table et m’efforce de paraître calme.

J’entends des pas d’enfant... Puis, devançant son père, une petite fille paraît à la porte, sourit et court à moi.

C’était elle, ma Natacha, l’héroïne de ma nouvelle. Je n’étais pas le seul à la reconnaître : nous nous reconnûmes l’un l’autre. Elle accourut, grimpa sur mes genoux, m’entoura le cou de son bras et saisit aussitôt la poupée. À la porte se tenaient un homme sérieux et barbu, de haute taille, et mon Sérafino dont les yeux étaient humides d’attendrissement.

C’était elle, il était impossible de s’y tromper ! C’étaient ses yeux, ses cheveux d’or clair, son rire d’or clair également, sa chaleur et son contact. C’était cette petite fille Natacha que je m’étais inventée à moi-même, à laquelle je parlais des pins, du lièvre et de la neige blanche.

Elle passa près de deux heures avec moi et je ne découvris pas un seul geste qui ne me fût familier. Nous nous souriions, et l’homme barbu était un étranger lointain, un témoin fortuit de notre bonheur. Il me semblait même qu’il nous considérait avec une certaine ironie ou peut-être une certaine hostilité. Nous ne pûmes causer avec lui — j’étais trop occupé de Natacha et l’on ne pouvait parler devant elle. En nous quittant, nous prîmes rendez-vous pour le lendemain au café.

Natacha emporta avec elle la grande poupée et nous laissa pour toute la journée son sourire. Après son départ je tentai d’être sérieux, mais les coins de ma bouche sautillaient. Sérafino ne voyait pas la nécessité de se contenir. Il bavardait sans trêve, poussait des exclamations, invoquait l’opinion enthousiaste des voisines, celle de la sora Julia principalement — qui avait des enfants à ne savoir qu’en faire et s’y connaissait ; il faisait des projets de déplacements de meubles et me vantait le magasin dans lequel on pouvait acheter à bon compte le meilleur petit lit d’enfant. Il avait apparemment l’intention de devenir lui-même bonne d’enfant.

Mon pauvre Sérafino, mort depuis longtemps, mon meilleur ami italien, si sincère, absurde et bon !

J’arrivai au café bien avant l’heure du rendez-vous. Je m’assis à la table d’un ami italien, le directeur de la bibliothèque publique ; c’était un russophile et un connaisseur de la langue russe. Je ne pouvais parler que de ma joie et je ne pus me retenir de confier à mon ami l’événement extraordinaire de ma vie.

Il me demanda :

— Qui est le père ? Un Bulgare ? Quel est son nom ?

Je le lui nommai.

— Écoute, — me dit-il, — je n’ai pas le droit au fond de t’en parler, mais je ne voudrais pas que tu aies des ennuis, et de gros. Il faut que ce que je vais te raconter reste entre nous. Ce Bulgare va être arrêté.

Et il me conta :

— Grâce à ma connaissance du russe, j’ai parfois à traduire des documents pour notre Ministère des Affaires étrangères. Et je viens justement de traduire des papiers joints à un document secret du gouvernement russe, transmis par votre légation. Ce document est une demande d’arrestation immédiate d’un journaliste bulgare P... accusé de chantage. Il a amené avec lui sa petite fille née d’une liaison avec une jeune fille de l’aristocratie de Pétersbourg ; la jeune femme s’est mariée tout récemment en cachant son passé à son fiancé. Le Bulgare en question cherche actuellement à la faire chanter, lui soutire de l’argent et la menace de tout raconter au mari. Il y a longtemps déjà que ce chantage dure et elle en est venue à la décision de se confesser à son mari. Le mari semble devoir être un homme de cœur, et, comme ils n’ont point d’enfant, ils ont décidé de prendre cette fillette. Pour désarmer ce père escroc, ils ont montré ses lettres et ses télégrammes, et ont obtenu l’intervention du tribunal russe. La légation de Russie exige actuellement l’arrestation de l’homme ; ainsi que je te l’ai dit, il sera prochainement arrêté. C’est un secret, bien entendu, et tu me promets de n’en dire mot à quiconque, n’est-ce pas ?

Je promis... j’étais abasourdi et abattu.

Je n’eus pas à garder ce secret pendant longtemps. Mon ami à peine parti, des journalistes arrivèrent du télégraphe et la première chose que j’appris d’eux fut cette nouvelle :

— Savez-vous, on vient d’arrêter au télégraphe un Bulgare, cet homme barbu avec lequel vous nous avez vus ici. Il était en train d’expédier une dépêche pour Pétersbourg et on l’a pris près du guichet.

Je ne demandai qu’une chose :

— Et sa fille, Natacha ?

— La petite est probablement à la maison, ou peut-être chez des amis. La pauvre enfant !

Il faisait déjà nuit. Le lendemain je me présentai, premier visiteur, au consulat russe. Malgré ma qualité d’émigré, étant le correspondant d’un grand journal, je connaissais tous les diplomates, tout comme ils me connaissaient. Le consul fut un peu surpris de me voir dans la salle d’attente et s’étonna encore davantage lorsque je lui déclarai :

— On a arrêté hier à Rome, sur la demande de la légation, un journaliste bulgare, P... Vous êtes certainement au courant de la chose. Je ne connais absolument pas ce monsieur P..., l’ai vu deux fois et son sort ne m’intéresse nullement. Je m’intéresse uniquement à sa petite fille âgée de cinq ans. Où se trouve-t-elle ?

Le consul se taisait ; il dit enfin sans enthousiasme :

— Ce ne sont pas là des affaires sur lesquelles on peut se renseigner dans un consulat. Et d’ailleurs...

Je continuai avec émotion :

— J’ai vu cette fillette, une seule fois, il est vrai. Je me suis attaché à elle. Je n’ai pas d’enfant et j’ai un gain assuré. Le sort du père, je vous le répète, ne m’intéresse pas. Mais la petite reste seule, sans soins, il faut que l’on s’en occupe. Permettez-moi de vous déclarer que je suis prêt à la prendre immédiatement. Si la chose apparaît possible — je l’adopterai. Sinon, je pourrais la recueillir chez moi, l’entourer de soins, lui trouver une bonne, lui servir de père, faire tout enfin.

Le consul sourit :

— Je vous comprends bien, mais cette enfant a déjà un tuteur, il est là ; c’est lui-même qui a apporté les papiers. Sa mère la reprend chez elle, à Pétersbourg.

On m’enlevait ma fille.

— Ne pourrais-je pas la... lui venir en aide d’une façon ou, d’une autre, la revoir au moins pendant qu’elle est encore à Rome ? Je me suis tant attaché à elle.

— La revoir ? Je ne le pense pas.

— Mais au moins... écoutez, ne pourrais-je pas lui... envoyer au moins un jouet, je vais l’acheter aussitôt... lui envoyer peut-être une poupée ?

Le consul regarda sa montre.

— Je regrette beaucoup, — dit-il, — et je vous comprends. C’est en effet une fillette délicieuse, je l’ai vue brièvement. Mais c’est une malchance... vous ne pourriez guère... le train part en ce moment même. Le tuteur part avec la petite, vous n’auriez plus le temps. L’affaire est si délicate et il était très pressé. Je regrette beaucoup.

Je fis demi-tour et je m’en allai. Ma fille, ma petite Natacha vivante, réelle, était perdue pour moi — perdue sans retour.

Le soir, j’étais couché sur mon divan. Sérafino s’était placé à côté de moi sur une chaise et tirait sombrement sur son affreuse pipe.

— E una vera disgrazia ! Eh gia... povero sor Michele...

Je me taisais obstinément, et lui, marmottait, branlant la tête :

— Ma guarda un po’che boiacia sto bulgaro... una ragazzina cosi bella... Madonna santa !... povero cocco mio, sor Michele...

Et il me caressait la joue de sa main lourde et humide de sueur...

 

Je tire une dernière cigarette du carton bleu sur le couvercle duquel le peintre a tenté de représenter un hiver russe. Le tabac est affreux, mais la cigarette s’appelle « Natacha ». La direction de la Régie des tabacs est positivement aimable. Merci !

Je voudrais vous conter encore un autre cas étrange relié d’une façon lointaine au précédent.

C’était à Moscou, durant les années de communisme militaire et d’épidémie de typhus. Je me tenais derrière le comptoir de la petite librairie des écrivains, dans la rue Léontiévsky.

Nous avions grand nombre d’acheteurs et mes mains étaient lasses de froisser le papier d’emballage et de faire des nœuds. Une toute jeune fille, au visage ouvert et agréable, quoique point joli, s’approcha du comptoir.

— Pourrais-je vous parler ?

— Je vous en prie.

— Mais pas ici. Il me faudrait...

— Veuillez alors attendre une seconde. Je vais me rendre libre.

Nous possédions à l’étage supérieur un dépôt et un bureau modeste. Je l’y fis monter.

— Voici. Asseyez-vous. Que puis-je faire pour vous servir ?

Elle, sans baisser les yeux, rougissant seulement, me dit d’un ton presque affairé :

— Je voudrais avoir un enfant de vous.

On se figure aisément ma stupéfaction, — quoique nous nous fussions habitués dans la Russie d’alors à ne nous étonner de rien. Elle continua rapidement :

— Mais il ne faut pas que vous croyiez que je suis... Ne vous étonnez pas de ce que je parle aussi franchement. Je suis vierge, mais cela ne fait rien, c’est-à-dire, au contraire...

— Attendez, quel âge avez-vous ? Comprenez-vous bien ce que vous dites ?

— J’ai dix-huit ans. Et bien sûr que je comprends, je comprends parfaitement.

— Mais pourquoi — de moi ? D’où me connaissez-vous ?

— Je vous ai vu quelquefois. Je suis déjà venue à la librairie avec un ami. Et puis, j’ai lu votre nouvelle intitulée Ma Fille. Et alors, j’ai décidé que je veux que vous ayez une fille réelle.

Je me mis à rire :

— Écoutez, vous êtes enfant à un point inconcevable ! Que dites-vous là ? Abandonnez vite cette pensée !

— Pourquoi ? Vous ai-je donc vexé ?

— Mais non, voyons, je vous suis reconnaissant de... de vos bons sentiments et de... de ce que vous êtes si étonnante, mais je ne puis pourtant pas discuter cela avec vous. Mon Dieu, est-il possible d’être aussi enfant !

— Je ne suis pas une enfant du tout et comprends parfaitement...

— Excusez-moi, quel est votre nom ?

— Mon nom ? Je m’appelle Natacha. Et l’on pourrait l’appeler également Natacha, elle...

— Allons, Natacha, levez-vous, descendons. Vous êtes une petite fille tout à fait drôle. Venez.

Elle sortit docilement. En l’accompagnant je m’efforçai de plaisanter, très prudemment toutefois, pour ne point froisser cette étrange jeune fille. Je parlai de choses indifférentes, lui demandai des nouvelles d’un homme qu’elle venait de nommer et que je connaissais depuis longtemps comme client assidu de notre librairie. Elle examina distraitement quelques livres et s’en alla. En prenant congé elle me dit bas, avec confusion :

— Seulement, je ne suis pas du tout une petite fille et je comprends parfaitement...

Trois semaines environ passèrent. Je vis plusieurs fois venir à la librairie l’ami de l’étrange jeune fille, mais elle-même ne revint plus. Un jour je demandai au jeune homme des nouvelles de la jeune visiteuse qu’il avait accompagnée parfois. Je la lui décrivis brièvement et il se rappela aussitôt :

— Ah, Natacha ! C’est une charmante jeune fille et point sotte. Je connais sa famille et la connais depuis son enfance. C’est un peu une rêveuse. Figurez-vous qu’elle est malade et assez sérieusement.

— Qu’a-t-elle ?

— Le typhus probablement ; une température terrible. Quel dommage !

Quelques jours plus tard il me rencontra dans la rue et m’arrêta :

— Vous souvenez-vous de la jeune fille dont vous m’avez parlé, de Natacha ?

— Mais oui. Comment se porte-t-elle ?

— Elle est morte hier. Quel malheur, quel malheur ! À dix-huit ans. Où allons-nous ?

Nous nous tûmes. Puis, nous serrant la main, nous nous quittâmes. La mort était partout et l’oreille était habituée à des nouvelles de ce genre. L’horreur guettait chacun, à chaque pas : typhus, exécution, n’est-ce pas la même chose ? La vie est pleine de cas fortuits.

Et des plus horribles.

 

À ce propos, comment, si ce n’est par un hasard, faut-il expliquer que la direction de la Régie française, dans son désir de satisfaire le consommateur russe, ait choisi pour ses cigarettes à bout de carton ce nom qui ne dit rien à l’oreille française et qui m’en dit si long, à moi, ce doux nom — Natacha !

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 4 mars 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Diminutif de Nathalie, tout comme Natacha.