LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE SERBE

 

 

Branislav Nušić

(Бранислав Нушић)

1864 – 1938

 

 

 

 

L’ADVERSAIRE POLITIQUE

(Политички противник)

 

 

 

1887

 

 

 

 

 


Traduction de Divna Veković, parue dans l’Européen, 7e année, n° 270, 1935.

 


On vient de fêter en Yougoslavie le 70e anniversaire de la naissance de l’illustre écrivain yougoslave Branislav Nouchitch.

Né en 1864 à Belgrade, diplomate, journaliste, haut fonctionnaire de l’administration, orateur et conférencier, M. Nouchitch est l’auteur de 30 pièces de théâtre, 10 recueils de contes et de feuilletons, un roman, de nombreux récits de guerre et de voyage, d’études littéraires et articles de journaux. Son talent, lisons-nous dans L’Écho de Belgrade, se manifeste également dans la satire et la littérature humoristique la plus irrésistible et dans le pathétique le plus sublime et la plus haute tragédie. Mais, avant tout, il est humoriste et comédiographe. À une connaissance merveilleuse de tous les moyens dont dispose l’expression scénique, à un regard qui pénètre jusqu’aux profondeurs de l’âme, Nouchitch joint un rare courage dans la satire des mœurs non seulement de la vie privée, mais aussi de la vie sociale et politique ; dès ses premières œuvres il conquit l’intérêt et les sympathies du public yougoslave et, depuis trente ans déjà il n’a pas de rival sur la scène yougoslave.

L’hommage éclatant que tous les théâtres du pays, la presse et le monde intellectuel viennent de rendre à Branislav Nouchitch a revêtu le caractère d’une véritable manifestation nationale. Car Nouchitch n’est pas seulement un grand écrivain, mais aussi un grand patriote et son œuvre littéraire n’a d’égal que son action d’ardent défenseur des intérêts nationaux qu’il a servi par la plume et par la parole.

Il y a un an, Nouchitch a été élu membre de l’Académie Royale de Belgrade au fauteuil laissé vacant par le feu Yovan Popovitch-Stéria, appelé le « Molière serbe ». Mlle Divna Vekovitch a eu l’heureuse idée de traduire une nouvelle de Nouchitch que L’Européen offre en primeur aux lecteurs français. — Léon Savadjian.


Ce fut au temps où se manifesta chez nous, intellectuels, cette noble tendance de vouloir aller vers le peuple pour le réveiller. C’est alors que je fondais, dans la petite ville de C…, un journal qui devint célèbre parce qu’il fut le premier et, en même temps, le dernier dans ce pays, il y demeure encore et y restera pendant des siècles l’unique apparition intellectuelle.

Ah, si vous pouviez savoir ce qu’était ce journal… Il avait des rubriques séparées, avec des titres et des sous-titres. Il contenait des nouvelles littéraires, des sensations, des télégrammes, enfin tout ce qui convient à un journal sérieux. Dans sa rédaction même, le travail était partagé ainsi : l’article de tête était écrit par moi ; j’écrivais aussi les télégrammes ; je composais le feuilleton ; « un peu d’humour » était encore de moi ; « un coup d’œil sur le monde » était écrit par moi ; « le commerce et les transports », ainsi que les « annonces » étaient encore de ma plume. En un mot, j’étais mon principal collaborateur.

Je commençais habituellement les articles de tête d’une manière très élevée, avec des phrases comme par exemple : « sine ira et studio », ou : « jacta est alea », ou encore : « vitam compredere vero ! » et ainsi de suite. J’écrivais alors longuement, tout à mon aise, sur la poussière de la ville, sur les réverbères communaux, et nombreuses autres choses encore. Je finissais généralement mes articles par des citations, telles que :

« La noix dure est un fruit étrange ! »

ou encore :

« Sans égard pour le père ou pour les oncles ! »

ou enfin :

« Arrête un peu, Mouïo de Doboï,

« Nous avons aussi des chevaux pour la course ! »[1]

L’aperçu sur la politique étrangère était très facile. Je nommais deux ou trois personnages politiques, deux ou trois établissements thermaux où se rencontraient d’habitude les hommes d’État, deux ou trois mots étrangers, et c’était fait. De ce vocabulaire j’employais le plus souvent les mots : Bismarck, Thiers, Gladstone, puis : Ischl, Hastein et Baden-Baden, et enfin : « initiative », « compromis » et « solidarité ».

Dans les nouvelles du jour, je notais ce qui avait trait aux affaires locales, par exemple : « Quatre voyageurs sont arrivés dans notre ville, ce qui est une preuve évidente du progrès dans notre région ! » Ou : « L’éclairage de notre ville est en progrès. La municipalité a décidé hier d’élever à ses frais un réverbère encore. C’est déjà le neuvième depuis ces vingt-quatre dernières années, et si la commune ne s’arrête pas dans sa tâche, notre ville sera une des mieux éclairées de toutes celles de province ! »

Je recopiais les dépêches politiques d’un vieux journal que j’avais au complet : « Bismarck part pour Hastein... », « Le grand voïvode est à Ischl... » et c’était fini ! En somme, c’étaient des dépêches que l’on pouvaient très bien réimprimer tous les ans.

Pour le feuilleton, j’avais acheté un livre. Il contenait une très intéressante histoire d’amour. Je me souviens qu’il s’agissait de deux personnes qui s’aimaient, mais les parents qui étaient fâchés ne voulaient pas cette union. Comme ils n’avaient pu s’épouser, l’un des deux s’était tué. C’est ainsi que ce long récit remplissait mon feuilleton.

Si je n’avais pas des matériaux pour la rubrique « un peu d’humour » je mettais alors des « maximes » que je composais, ou, pour mieux dire, je tirais de l’Évangile, du catéchisme ou autres beaux livres. Le commerce et les transports, du diable si je sais encore comment je les démaillais ! Cette rubrique me donnait le plus de mal et autour d’elle surtout j’ai dû mordre le plus souvent ma plume. Un jour j’écrivais : « Les prix baissent sur le marché de Buda-Pest ; on dirait que les marchands se fatiguent... » Un autre jour, je tournais autrement : « Sur le marché de Buda-Pest les marchands baissent, comme si les prix se lassent... » Mais alors, que dire le troisième jour ?

Si quelqu’un m’apportait une annonce, cela allait tout seul, si non, je faisais mes annonces pour moi seul, ayant à vendre : « vieux harnais », ou « 500 litres de vin rouge », ou « des poutres de sapin et de chêne », etc., puis, « 1.000 pièces de tuiles », ou encore « vieux harnais glacés », et Dieu seul sait ce que je pouvais énumérer !

Comme vous voyez, moi tout seul, j’habillais mon journal des pieds à la tête.

Mon bureau de rédaction se trouvait dans le quartier principal de la ville ; la pièce que j’occupais était un peu basse ; il est vrai, je ne regardais pas alors si haut que cela ! Dans le coin, près de la fenêtre, il y avait un grand coffre, sur lequel reposaient un petit vase plein d’encre et une plume avec laquelle j’écrivais les articles de tête aussi bien que les annonces, les maximes, etc. On a peine à croire aujourd’hui que tout cela a pu être écrit par une et même plume !

Sur ce coffre aussi, de longs papiers pour l’article de tête attendaient toujours prêts, ayant déjà, un mois à l’avance, des titres et des sous-titres inscrits. Sur le mur, pour des visiteurs qui pourraient venir, pendaient deux ou trois journaux, écrits en langues étrangères, et, près d’eux, mes pantalons de fête.

C’est ainsi, à peu près, que se présentait mon bureau.

Mon voisin le plus proche était le coiffeur Yotza Botcharski. C’était un homme doux et poli, connu dans la ville d’avoir été condamné sept fois pour s’être battu, et, dans ce cas, il employait toujours son tambourin, ce qui avait fait certifier au tribunal par deux « connaisseurs » que ce tambourin était considéré comme une arme mortelle. Je lui offrais mon journal gracieusement, car Yotza venait toujours à mon secours lorsqu’un abonné venait me battre parce que je ne lui envoyais pas ma feuille malgré l’argent reçu.

Mon porteur n’était pas ce que l’on appelle tout à fait actif, mais, en revanche, il était honnête. Il avait l’habitude de se fâcher contre lui-même, et, pour ne pas se faire trop de mauvais sang, il se couchait. Il lui arrivait aussi quelquefois ceci : le numéro du journal venait à peine de paraître, aussitôt il se fâchait, s’insultait lui-même, puis, s’enfonçait dans le coffre qui me servait de secrétaire, repliait les numéros déjà parus sous sa tête et se mettait à ronfler. Je lui disais cordialement : « Allons, Jacques, levez-vous, il faut distribuer le journal ! » Il me regardait alors d’une façon hostile, comme s’il voulait dire : « Tel tu me paies, tel je distribue ! », puis, il se tournait de l’autre côté et continuait à dormir. Naturellement, dans de telles conditions, je prenais les numéros sous mon manteau et j’allais les distribuer moi-même et, au retour, je lui annonçais que j’avais fini.

Une fois même, c’était un jour de marché, il avait besoin d’argent, et, par hasard, je n’avais pas à lui en donner. Il se fâcha d’abord contre lui-même, puis contre moi, en me prenant par la gorge et me collant contre le mur pendant nos explications. Là aussi, mon voisin Botcharski vint à mon secours, en nous séparant et en agissant sur nous de telle façon que nous pardonnâmes l’un à l’autre et nous fîmes la paix.

C’était ainsi. Parfois, j’avais de l’argent pour aller déjeuner au restaurant, et alors, je parlais habituellement des questions sérieuses avec des hommes qui me considéraient pour intelligent, tandis que je n’adressais pas un mot à ceux qui se prétendaient m’être égaux par esprit.

Il arrivait quelquefois que l’article de tête se faisait facilement. Dans ce cas, j’enfonçais mon chapeau sur mes yeux, j’allais dans toutes les rues où il y avait de mes abonnés ; je passais un certain temps aux endroits où je voyais des rassemblements ; je restais une heure ou deux sur la place et je lançais un regard en-dessous mon chapeau, me demandant comment tout ce monde me considérait : s’étonnait-il de mon intelligence ? me montrait-on du doigt ?

Habituellement, je ne me mêlais pas à la politique, mais, un jour, je tombai dans une situation difficile. Il fallait écrire l’article de tête, et je mis cette inscription : « Quisque suorum verborum optimus interpres. » Et diable sait ce qui m’arriva, mais j’avais très fortement mis dans ma tête que, sous cette inscription, on ne pouvait écrire sur aucun autre sujet que sur le maire de la ville. J’essayais d’éloigner de moi ces idées meurtrières, et je commençais à écrire sur la nécessité d’avoir pour notre ville deux places de marché, comme la capitale… rien à faire ! Est-ce que « Quisque suorum »... pouvait aller sur les marchés ? Cette inscription convenait seulement à un maire.

Il est vrai, l’on peut écrire sur un maire pas mal de choses, mais il me semblait alors, je ne sais même pas pourquoi, que, sous une telle devise, un maire ne pouvait être qu’insulté et rien de plus. Ceci d’autant plus que j’avais mis dans ma tête de finir l’article par l’exclamation :

« Glaive à toi, glaive à moi !

« Sabre à toi, sabre à moi ! »

C’est ainsi, malgré moi, poussé par une force intérieure, j’insultai le maire innocent, rien qu’à cause de cette citation latine et cette fin meurtrière !

Oui, mais cet événement fit un véritable bouleversement dans la ville. Les hommes ne pouvaient plus retenir leur élan et, les yeux pleins de larmes, venaient me féliciter pour mon courage et partout où je passais, on me montrait.

Ce jour-là, j’étais resté trois heures entières sur la place et je passais même par les rues où je n’avais pas d’abonné. Je rentrais dans plusieurs cafés et j’allais même aux vêpres. Partout où je voyais deux ou trois personnes réunies, je passais près d’elles et partout on me regardait avec admiration.

Naturellement, il y avait des gens, surtout les employés de la commune, qui me regardaient de travers, et j’avais ressenti dans mon âme, qu’à côté de mes partisans, j’avais gagné aussi un grand nombre d’adversaires.

Et, en effet, après cet article, tout n’alla pas aussi facilement qu’au début.

Deux ou trois jours après cet événement j’étais assis un matin dans mon bureau, et je soufflais en composant le commerce et les transports. Jacques, ce jour-là, s’était levé de bon matin, avait revêtu mon pantalon neuf et était sorti. Je soufflais ainsi un long moment. Tout à coup, un homme inconnu pénétra dans la pièce. Il avait un air terrible, marchait à grands pas et plissait son front. Quelque chose de gros se trouvait sous son bras.

Dès qu’il pénétra dans le bureau, j’eus dans mon esprit une vision de coups de bâton ou autres choses aussi effroyables. Dans mon âme pénétra la certitude que c’était un de mes adversaires politiques, envoyé peut-être par le maire même, et qui allait me demander compte de mes écrits.

Lorsque cet homme bizarre arriva près de ma table je ramassai mes pieds sous la chaise et je regardai désespérément la porte qui me parut, en ce moment, affreusement loin.

— Bonjour ! — fit l’inconnu, et il s’assit sur un paquet de journaux.

— Bonjour ! — sifflai-je, en avalant ma salive.

— Est-ce vous le directeur de ce journal ? — demanda-t-il d’une manière sévère.

J’avais la gorge serrée, enrouée et le « oui » que je prononçai était aussi mince et aussi imprécis que si je l’avais dit à travers une paille.

Au même moment, je remarquai que le visiteur retirait sa main de sous son bras où il avait une grosse bosse et, sur moi, chaque morceau de chair se mit à trembler, surtout, ô, quelle horreur ! lorsqu’il en sortit, un énorme revolver !... Je lâchai la plume que je tenais...

— Voyez-vous ce revolver ? — demanda-t-il résolument.

Et moi, malheureuse créature de rédaction, je voulus lui dire quelque chose, mais, au même moment, une de mes dents de la mâchoire supérieure tomba elle qui, depuis un an, remuait,

— Comment vous plaît ce revolver ? — tonna le malheureux, et il me présenta l’arme sous le nez.

Je mugis d’une voix enrouée, puis, je ne sais même pas quelle force me vint en ce moment, je sautai par-dessus le coffre, cassai les vitres, me coupai fortement par le verre et, nu-tête, je courus dans la rue, tout en récitant — et pourquoi ? — la fin de mon avant-dernier article :

« Arrête un peu, Mouïo de Doboï,

« Nous avons aussi des chevaux pour la course ! »

À ce moment désespéré, j’aperçus la boutique de mon voisin, Yotza Botcharski, et je pensai subitement à son tambourin meurtrier, aussi, j’entrai chez lui, en courant et en criant comme un chevreau que l’on égorge :

— Assassinat !... Adversaire politique !... Malheur ! Malheur !... Au secours !...

Yotza Botcharski se redressa brusquement et coupa du rasoir un paisible citoyen qui se faisait raser et qui ne se mêlait pas à la politique. Je regrette encore aujourd’hui que cet homme eût souffert alors sans être fautif.

— Où est-il ? Qui est-ce ? — cria Yotza de toute sa voix, et il courut vers le mur pour prendre son tambourin, tandis que le citoyen qui se rasait, épouvanté, partit en courant par la ville, avec du savon sur la figure et la serviette autour du cou.

— Cours, cours ! Tiens la porte du bureau, pour qu’il ne se sauve pas, jusqu’à ce que j’amène des gendarmes ! — dis-je, et je m’éloignai à toutes jambes dans la rue, tout couvert de sang.

Lorsque je revins avec la police, il y avait au moins mille gamins et autres gens réunis, tandis que Yotza appuyait la porte de mon bureau avec son dos et que son aide, Stéva Danine, avait pris une large planche sur laquelle on pétrit le pain, en avait bouché la fenêtre, maintenant ladite planche avec son dos.

Les gendarmes s’arrêtèrent un moment comme pour ramasser du courage ; puis ils se regardèrent entre eux ; enfin, Voutcho, le garde, aux moustaches peignées, qui s’était toujours vanté d’avoir été haïdouk et dévalisé deux diligences de l’État, — c’est pourquoi il était estimé par la population de la ville, — leva son grand bâton et cria majestueusement :

— Pst !

Ensuite, il commanda :

— Laisse passer !

Yotza Botcharski s’éloigna de la porte. Les gendarmes se firent des politesses pour savoir qui aurait l’honneur d’entrer le premier, puis doucement, ils pénétrèrent à l’intérieur. Ils furent suivis par la foule.

L’adversaire politique était assis tranquillement à mon bureau, sur lequel était posé le maudit revolver.

Il s’écoula un long moment, avant de nous comprendre. La chose, cependant, était bien simple. Cet homme n’était aucunement un adversaire politique, mais un agent de commerce et vendait des revolvers ; il venait tout simplement faire une annonce dans mon journal et me demander si l’arme me plaisait. Je suis fautif d’avoir mal compris.

Quoi qu’il en soit, pour cette raison ou pour une autre, mais, depuis cette époque, je n’ai jamais employé l’expression : « Quisque suorum verborum », et, en général, je détestais les citations latines.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 24 mai 2015.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Citations tirées des poèmes populaires (Note de la Trad.).