LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE TCHÈQUE

 

 

Jan Neruda

1834 – 1891

 

 

 

 

 

LA MESSE DE SAINT VENCESLAS

CONTE DE MALA STRANA

(Svatováclavská mše)

 

 

 

1876

 

 

 

 

 


Traduction de Henri Hantich parue dans le Journal des Débats politiques et littéraires, n° 103-104, 1913.

 

 

 

 


J’étais blotti dans une encoignure du sombre escalier conduisant à la tribune d’orgue où j’attendais impatiemment la clôture des portes[1].

Il commençait à faire sombre. Je distinguais néanmoins à travers la grille, au bas de l’escalier, la silhouette de la tombe de saint Jean Népomucène et, du côté opposé, la porte vitrée de la sacristie.

On ne voyait personne. Le peu de fidèles venus ce soir-là au Saint étaient depuis longtemps partis. La grande nef, déserte, me semblait immense.

Il y avait cependant quelqu’un encore. Une ombre légère se dessinait à côté de l’autel de saint Jean et, en regardant bien, il me semblait reconnaître en cette forme immobile, pliée en deux, ma mère.

Elle priait et semblait ne pas entendre le pas traînant du bedeau qui secouait à chaque pas son lourd trousseau de clefs. Il s’arrêtait de temps en temps, écoutant avec attention et puis, aucun bruit suspect n’étant parvenu à son oreille, il continuait sa monotone tournée. Ma mère ne se leva que lorsqu’il fut tout près. Alors, elle se signa et s’éloigna en hâte vers la sacristie. J’entendis encore quelque temps le lourd pas du bedeau et le cliquetis des clefs secouées. Puis la porte de la sacristie se ferma et tout tomba dans le plus profond silence. Je me sentis légèrement ému de ce silence de mort qui s’établit alors autour de moi ; mon cœur battait plus fort que d’habitude, mais ce ne fut qu’un moment. Je fermai vite la grille et montai au premier où j’écoutai un instant si la porte de la sacristie restait fermée.

Comme tous les enfants de chœur, je croyais que, le soir venu, on lâchait dans la nef des chiens affectés à la garde nocturne de la cathédrale. Bien que nul de nous n’eût jamais aperçu l’ombre de ces singuliers gardiens, notre vive imagination aidant, nous croyions ces mâtins presque aussi féroces et aussi terribles que le gros poil-ras que nous voyions se traîner à l’ombre du roi Venceslas, sur un vieux tableau suspendu derrière le maître-autel.

C’était pour ne pas faire connaissance avec les griffes et les dents de ces bêtes peu commodes que je m’étais tant pressé de fermer la grille de l’escalier. Comme c’était fait, je me sentais tranquille. Je n’avais plus rien à craindre puisque je ne devais quitter l’église que le lendemain matin quand les chiens seraient partis. Cette nuit, j’étais décidé à la passer dans le sanctuaire pour assister à minuit à la messe que saint Venceslas célébrait, comme je l’avais entendu dire, dans la chapelle portant son nom. Voici comment j’ai appris ce qui devait être un secret pour les simples mortels.

Le sacristain Havel, que tout le monde au quartier appelait dindon à cause de son nez rubicond, est un de ces rares mortels qui, vivant depuis des années dans la familiarité des choses de l’église, en savent plus long qu’on ne pense sur ce qui se passe à l’ombre des saintes images. Lié d’amitié avec mon père, il vient parfois deviser avec lui tout en dégustant un petit verre d’une fignolette dont ma mère a la recette. L’autre soir, voyant que j’étais occupé à mes devoirs de classe, il se crut moins tenu à la réserve qu’à l’ordinaire et il en arriva à parler de la messe de saint Venceslas. Vous pensez si j’écoutais, n’en faisant cependant rien voir, car Havel, tout en causant, ne négligeait pas de jeter de temps en temps un regard de mon côté. C’est ainsi que j’ai appris ce qui pour le commun des mortels devait rester secret. Comme j’en avais parlé à mes amis, Pierre et Jacques, enfants de chœur comme moi, il fut décidé que nous assisterions chacun à son tour à la mystérieuse cérémonie. Ayant éventé la mèche, j’eus l’honneur de passer avant les deux autres.

La chose n’était pas toutefois si simple qu’on aurait pu croire. Il me fallait trouver avant tout un bon expédient pour ne pas donner inutilement l’éveil à mes parents. Je dis à ma mère que, tante Marthe, qui habitait la vieille ville, serait contente si je passais l’après-midi avec le cousin Charles, un peu souffrant, pour le distraire. Je n’étais pourtant pas à mon aise, pensant à ma mère quand elle ne me verrait pas rentrer le soir. Je ne savais d’ailleurs que faire de mon temps. Tapi dans un petit coin, je m’abandonnais à mes réflexions dont je n’étais tiré que par l’horloge sonnant tous les quarts d’heure. Ce qui m’intriguait, c’était que je ne voyais pas venir les chiens. Aurait-on oublié de les lâcher ou ne venaient-ils que lorsque la nuit était complètement tombée ? Voilà ce que j’ignorais.

C’était à la fin de novembre. La lumière filtrait faiblement à travers les vitraux. Le morne silence où le quartier de Saint-Guy est plongé, même en plein jour, n’était rompu que très rarement par les pas pressés de quelque habitant se hâtant de rentrer.

Une fois, deux personnes passèrent, qui se parlaient à haute voix. Je tendis l’oreille, mais en vain. Je ne compris rien.

À un moment je fus tiré de mes pensées par le bruit lointain d’un véhicule qui approchait. J’entendis les roues grincer et les chevaux frapper le sol des sabots. Les vitres commencèrent à tinter et je distinguai un cri étouffé d’oiseau abrité sous le faîtage. Quelle joie ! Quel bonheur que cette manifestation de vie ! Pourtant je n’avais pas peur. Qu’aurais-je d’ailleurs pu craindre ? A-t-on jamais vu des spectres à l’église ! Eh bien ! quoi !

Malgré ces raisonnements il me restait sur l’âme toujours une vague incertitude que je ne parvenais pas à chasser. Pour vaincre ce sentiment, je m’appliquai à penser à la messe de minuit. Je priais pour que saint Venceslas m’accordât la grâce d’y officier comme enfant de chœur. Je promettais de faire bien attention que la sonnette ne tintât pas une seule fois de trop et de faire aucune faute aux répons. J’étais tiré de ma prière par l’horloge qui sonnait cinq coups. Cinq heures. Ce sera long, bien long encore. Ne pourrais-je pas essayer de récapituler les leçons Je me rappelai que j’avais dans ma sacoche quelques cahiers et livres de classe. J’en sortis un et j’essayai de lire. Je n’allai pas loin. Je dus fermer le livre, ne pouvant pas distinguer les lettres.

Soudain, j’entendis dehors des pas pressés s’arrêter au-dessous de la tribune d’orgues. Un long sifflement traversa l’air. Que signifie ? Un signal ? Ce furent mes camarades. Je reconnus la voix de Pierre, qui s’était attiré dans la matinée une verte semonce de M. le curé pour avoir renversé les burettes à l’office. Maintenant, c’est Jacques qui m’appelle. Je ne savais comment faire pour répondre, pour leur faire savoir que je les entendais. Ils se disputèrent entre eux, mais je ne pus deviner ce qu’ils avaient. Tout à coup, Pierre cria :

— Jean, es-tu là ?

— Réponds ! ajouta Paul, il n’y a personne ici.

J’étais dans un grand embarras, ne sachant que faire, quand j’entendis du côté du doyenné les pas d’un passant attardé qui mirent mes amis en fuite. J’attendis avec anxiété quelques moments. Peu après que le bruit des pas se fut éloigné, mes camarades revinrent et recommencèrent le jeu. Soudain, j’entendis frapper un coup à la fenêtre. Je ne respirais pas. Encore c’était Pierre qui jetait du sable pour que je réponde. S’ils continuent ces imprudences, ils finiront par attirer l’attention de quelqu’un du voisinage et je serai découvert. Je tremblais. Une forte voix d’homme se fit entendre au dehors. Mes amis n’attendirent pas davantage. Ils partirent. Reviendront-ils ? J’attendis quelques instants, mais rien ne bougea plus, ils ne retournèrent pas. C’était fini.

Je me trouvais donc séparé du dehors, abandonné à moi-même. Une tristesse indéfinissable m’envahit. Je remis mes livres dans ma sacoche et je regardai devant moi, dans le chœur plongé en demi-obscurité. De ci de là je discernai des objets bien connus. Les hauts piliers et les autels latéraux paraissaient couverts de draperies violettes comme pendant la semaine de Pâques. Pour mieux voir, je me penchai sur le rebord de la balustrade. J’aperçus à droite, près de l’oratoire royal, une faible lueur. C’était la lampe éternelle du mineur en pierre suspendu à mi-corps dans le vide. À cette clarté pâle et vacillante, je distinguai à quelques mètres autour le carrelage en losange, et les bancs d’un superbe brun foncé. L’autel le plus rapproché reluisait de dorures. Plus loin se dessinait dans les ténèbres la lourde masse du monument de saint Jean. Mon regard retomba sur la figure du mineur dont la bouche se tordait, me semblait-il, dans un spasme diabolique. La peur de tout à l’heure me reprit. Fermant les yeux, je me mis à prier. Une minute après, me sentant plus fort, je regardai de nouveau. La lampe du mineur répandait toujours sa pâle lueur, mais la figure du mineur ne m’inspirait plus peur comme l’instant d’avant. Je frissonnais tout de même ; mais c’était de faim. L’heure était avancée, et je n’avais rien à me mettre sous la dent. Eh quoi ! — je jeûnerai. Ce sera comme une préparation pour la messe de minuit. Pour me dégourdir les jambes, je me mis à marcher. M’étant aperçu que la porte derrière le petit orgue n’était pas fermée, l’idée me vint de monter à la tribune supérieure. J’allais monter, mais, Dieu de miséricorde, la marche craqua sinistrement sous mon pas. Je retins mon haleine, n’osant pas avancer. Ce ne fut qu’au bout d’un instant, quand je fus bien sûr que rien ne bougeait, que je repris courage et montai, faisant bien attention.

La galerie supérieure m’attirait toujours plus que le reste. J’y étais si bien les jours de grandes fêtes. Toutefois ne pouvait y rester qui voulait. Il fallait avoir la permission du maître de chapelle et ce n’était pas facile à obtenir. Maintenant je pus m’installer où je voulais. Je m’assis en bas de la rangée de gradins courant autour du buffet d’orgues jusqu’à l’étage le plus élevé. Devant moi étaient les timbales. J’en connaissais la sonorité. Comment résister à la tentation d’en toucher une, celle qui était le plus près. Je la touchai très doucement, pas plus que comme pour enlever un grain de poussière Elle ne donna aucun son. J’appuyai alors un peu plus fort. Cette fois il en sortit un son profond, assourdi. Je ne poussai pas le jeu plus loin par respect du lieu où je me trouvais. Mon regard errant autour, sur des objets bien connus, s’arrêta un instant sur les pupitres sur lesquels reposaient d’énormes psautiers.

Ils étaient sans doute très, très vieux ces géants-là dont la noire splendeur excitait toujours mon admiration. Les fermoirs en étaient bien usés et, chose bizarre, pour tourner les feuilles ébarbées aux coins, il y avait une espèce de cheville en bois. Ce qui m’attirait le plus, c’étaient les enluminures très belles et qui gardaient leur ancienne magnificence de coloris. Sur les pages s’étalaient d’anciens caractères de musique, points carrés, rouges et noirs, si gros que l’on pouvait les distinguer des gradins supérieurs de la tribune. Manier ces livres n’était pas chose aisée. Je me rappelai que, quand il fallait changer un de ces colosses de place, on s’adressait toujours pour cette besogne à M. Vacek, un chantre encore jeune et très robuste dont la voix grave et sonore nous inspirait beaucoup de respect. Les ténors nous imposaient, en général, bien moins que les basses.

Fort estimé de nous était aussi le chantre au premier pupitre. Parmi les musiciens nous avions le plus de sympathies pour Charlot, fils aîné du sacristain, que l’on n’appelait que dans les grandes occasions pour seconder le timbalier. Quand il se mettait en position, les baguettes en l’air et que M. Rajko, épicier de la grande place, embouchait la trompette, nos cœurs battaient toujours d’une sainte émotion, car nous savions le moment le plus solennel de la messe arrivé. Le maître de chapelle, toujours grave et sévère, dominait de sa petite estrade ce monde de musiciens, chantres et enfants de la maîtrise, de tous obéi à l’œil. Avant le commencement, il donnait à chacun quelque conseil. Puis quand les derniers préparatifs étaient pris et que chacun avait sa feuille de musique, on se rangeait autour des pupitres, attendant un coup de sonnette d’en bas, signal pour les préludes. Le maître de chapelle jette alors un dernier coup d’œil autour pour s’assurer que chacun se trouve à sa place, attentif à son signe, et lève majestueusement le bâton.

Le silence est si parfait que l’on entendrait voler une mouche. Une seconde après, des accords suaves, pleins de douceur, emplissent les voûtes montant vers les cieux. Mon émotion était si vive que je ne sentais ni faim ni froid. Extasié, je poursuivis la douce illusion jusqu’au bout. Ce ne fut qu’aux derniers accords du gracieux Dona nobis pacem que je repris mes sens. Je ne saurais dire combien de temps avait pu durer cet enchantement, mais je croyais avoir entendu l’horloge plusieurs fois sonner.

Je voulus me lever, mais j’étais transi de froid et ne pus bouger. La grande nef, immense, semblait barrée d’une douce lueur argentée que la lune y projetait. Ayant réussi à vaincre la rigidité où j’étais plongé, je m’avançai vers la balustrade. L’air qui venait d’en bas, saturé de relents, acheva de m’étourdir. Je suffoquais. Ma tête était comme entre deux branches d’étau. Je ne voyais plus rien. Là-bas seulement, je distinguai au loin, très loin, une faible lueur rose. C’était la lampe devant le maître-autel.

Il me semblait que la messe de minuit ne devait plus tarder et que j’allais voir bientôt les ombres des saints bohêmes avec celle du saint Venceslas.

La question que je ne parvenais pas à résoudre était de savoir si l’on entendrait les cloches sonner quand le cortège se mettrait en marche. Un autre point qui ne cessait de me préoccuper était de deviner dans quel ordre le cortège se développerait. À la tête, il y aurait probablement deux porte-lampes, comme au salut. Ils avaient dans mon imagination les formes des deux anges aux ailes éployées comme ceux que l’on voit au-dessus du sarcophage de saint Jean. Immédiatement après suivraient les chantres, tous très vieux et courbés. Puis viendraient peut-être les rois et les reines de la famille de Luxembourg dont on voit les bustes dans les niches du triforium.

Derrière eux prendraient rang les anciens chanoines de Saint-Guy. À ce propos, un doute affreux me tourmentait. Les chanoines du chapitre actuel y seraient-ils compris, eux aussi ? Seraient-ils dignes de ce grand honneur ? Et s’il en était ainsi, Mgr Pessina serait-il du nombre ? Je ne pouvais oublier la taloche dont il m’avait gratifié l’autre jour quand j’avais porté un peu de travers la lanterne suspendue à la hampe. J’avais de même en fraîche mémoire « l’âne bâté » qu’il me donna lorsque, sonnant pour la première fois au Salut et me trompant de corde, je mis en branle le tocsin. Non, je ne voyais pas la place de Mgr Pessina dans le cortège. Par contre, j’étais certain que la cérémonie ne se passerait pas sans l’assistance des grands et nobles seigneurs dont les effigies tapissent les murs des chapelles absidiales. Puis après viendraient les archevêques avec saint Jean Népomucène, entouré de ses anges d’argent, et la phalange de vaillants chevaliers, capitaines et woiewodes qui dorment sous les dalles de la cathédrale. Enfin, seul, grave, majestueux, saint Venceslas portant un calice d’or. Du dessous de son casque d’airain ébréché d’un côté s’échappent de magnifiques boucles blondes tombant sur ses épaules. Il a sa légendaire cotte de mailles couverte d’un surplis de soie blanche. Son port, sa figure, son regard respirent une sérénité divine.

Je ne pus poursuivre cette vision plus loin, car, repris de froid, je tombai du marchepied où j’étais accroupi. J’étais transi à tel point que je ne sentais ni bras ni jambes. J’avais la tête lourde et la gorge sèche. Je me mis à pleurer. Dans les vastes espaces ténébreux et silencieux mes sanglots résonnaient lugubrement. J’eus peur d’être seul, loin de toute manifestation de vie. À ce moment de désespoir un bruit à peine perceptible parvint à mon oreille. Ce fut à l’étage supérieur. Étonné, je retins mon souffle pour mieux écouter. Je saisis encore le même bruit léger au-dessus de moi, un pépiement d’oiseau. Vrai, je ne suis pas tout seul, comme je pensais tout à l’heure. Un être vivant est là qui partage ma solitude. Un passereau dont le nid était peut-être à ma portée, en haut, sous le faîtage. Je ne pus résister au désir de monter pour voir.

J’escaladai le buffet, et, arrivé au gradin supérieur, j’étendis la main. Là, je le tiens. Plus de peur, je suis sauvé. Le pauvre pierrot se débattait furieusement, criait, me piquait au doigt, mais je ne lâchais pas ma proie. Je caressais le petit prisonnier qui me tenait la main délicieusement chaude. Mais, dis donc, tu ne voudras pas te démener toujours comme ça, hein ! Pourquoi avoir peur de moi ? Je ne te ferai pas de mal, va ! D’ailleurs, ce n’est pas pour longtemps que tu seras privé de la liberté. Minuit venu, je te relâcherai. Sois donc plus raisonnable ! Calme-toi, là !

En dorlotant l’oiseau toujours un peu rebelle, je m’étendis au bas du buffet d’orgues. J’étais bien comme ça, tenant l’oiseau contre la poitrine. Content, j’étais très content. J’attendrais et compterais les coups quand l’horloge sonnerait. Étant juste en face de la verrière qui donne jour à la chapelle de saint Venceslas, je ne pouvais en aucune façon manquer la messe de minuit. Je ne sais combien de temps je demeurai dans cette attente, mais lorsque, à un moment donné, je regardai devant moi, je remarquai que la nuit était moins épaisse et qu’une lueur pâle s’élevait au fond. Précisément l’horloge sonnait.

Je voulus compter les coups qui roulaient lugubres dans le silence, mais je ressentis alors une violente douleur à la tête. La douleur augmenta quand j’essayai d’ouvrir les yeux. C’était comme une vive brûlure. J’étais couché, le bras replié sur la poitrine, mais le moineau que je croyais tenir était parti. Comment avait-il pu s’échapper sans que je m’en fusse aperçu ? Énigme. Je réussis enfin à rouvrir les yeux. La verrière en face était éclairée. Il en venait des sons d’un chant doux et pieux. J’écoutais. Mais je connais cette mélodie ! Il n’y a pas de doute, c’est le chant de l’office du matin, le Rorate Cœli.

Pris d’un terrible doute, je battis l’air de mes bras pour m’arracher à ma torpeur. Je me levai et titubant je gagnai la balustrade pour voir. Qui vois-je ? M. le curé qui allait lire l’Évangile. À gauche de l’autel, à sa place habituelle, ma mère qui, une vraie image de la douleur, levait les yeux vers saint Venceslas, Elle n’était pas seule dans le banc. Il y avait à côté d’elle une autre forme noire en laquelle je reconnus ; ma tante Marthe. Je compris. Honteux de n’avoir pas mieux résisté au sommeil, bourrelé d’avoir causé de grands soucis à mes parents, je me sentais fort malheureux. Ma première pensée fut de me jeter aux pieds de ma mère. Quand l’office toucha à sa fin, je descendis et me glissai dehors. Il faisait encore sombre, une pluie fine tombait glaciale. Grelottant, la tête basse, je guettai ma mère à la sortie, et quand j’aperçus sa figure dans l’embrasure de la porte, je m’empressai de couvrir sa main ridée de chauds baisers.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 février 2014.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Le récit a pour cadre la célèbre cathédrale Saint-Guy, de Prague.