LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE POLONAISE —
Adam Mickiewicz
1798 – 1855
DZIADY
OU
LA FÊTE DES MORTS
[LES AÏEUX]
1832
Traduction parue dans Chefs-d’œuvre poétiques d’Adam Mickiewicz traduits par lui-même et par ses fils, Paris, Charpentier, 1882.
TABLE
Les Dziady sont le poème que l’auteur déclarait devoir être, quand il serait fini, son œuvre capitale. Il le laissa inachevé. Néanmoins l’intensité d’inspiration et la perfection de forme de ce qu’il en a publié lui méritèrent le haut rang poétique qui lui a été assigné.
Il y a deux Dziady, comme il y a deux Faust, mais tous deux incomplets. Les premiers Dziady ne contiennent qu’une deuxième et une quatrième partie ; et les seconds Dziady qu’une troisième partie.
Les premiers Dziady sont une confession déchirante. Ce n’est point le retour sur soi-même de Jean-Jacques Rousseau qui examine en philosophe son passé et invite le public à chercher cette énigme de sa vie dont la solution lui échappa. Adam Mickiewicz éprouvait un désespoir que son âme ne pouvait plus contenir ! Ses amis étaient épouvantés de l’abattement où l’avait plongé l’écroulement de son amour. Il pleura en vers, et ses larmes le soulagèrent. L’univers pour lui se bornait alors à un coin de Lithuanie où vivaient et son amante et ses amis. Le fantastique lui servit à voiler la réalité. Mais ce n’était point une simple machine poétique. Une âme juvénile, grandie au milieu d’une population que ses perpétuelles souffrances incitent à déserter souvent en esprit un monde misérable, avait de la propension pour le surnaturel. Jugeant d’après elle-même du triste destin de tant d’âmes aimantes, elle cherchait ailleurs qu’ici-bas de justes compensations ; et ces compensations, elle les entrevoyait des yeux de l’esprit : elle doublait une confession par la vision de ce qui se passe dans l’intermonde. En parcourant l’enfer, Dante brise une branche qui saigne. Sur cette terre, Mickiewicz soupçonnait une nature peuplée d’esprits emprisonnés. Et de même qu’il voyait dans les contes de fées une sorte de Bible antédiluvienne qui renferme les premiers rudiments de la sagesse et où les enfants reçoivent, dès le berceau, au milieu d’impressions merveilleuses, de futures règles de conduite, il comprenait ce qu’il y avait de vraie moralité dans d’anciennes coutumes populaires, en partie effacées, en partie corrompues, mais qu’on eût pu, avec grand profit pour l’éducation des masses, revivifier en les purifiant, au lieu de les abolir entièrement, comme les contes qu’on tend à supprimer tout à fait.
Adam Mickiewicz a écrit en tête de ses premiers Dziady (1823) :
« Les Dziady sont le nom d’une fête que célèbrent jusqu’à présent les gens du peuple dans beaucoup de districts de Lithuanie, de Prusse et de Courlande en souvenir des aïeux en général. Les origines de cette fête remontent jusqu’au paganisme ; elle s’appelait jadis banquet du bouc que présidait le koslarz, huslarz, guslarz, en même temps prêtre et poète, genslarz. Aujourd’hui, comme le clergé éclairé et les propriétaires s’efforcent de déraciner une coutume unie à des pratiques superstitieuses trop souvent blâmables, le peuple célèbre les Dziady en secret dans des chapelles ou des masures désertes, près des cimetières. On y dresse communément un banquet composé de divers plats, de boissons et de fruits ; et l’on évoque l’âme des défunts. Il est digne de remarque que la coutume de servir des mets aux morts semble commune à tous les peuples païens, dans la Grèce des temps héroïques, en Scandinavie, en Orient et jusqu’à présent dans les îles du Nouveau-Monde. Nos Dziady ont ceci de particulier que les rites païens ont été mêlés aux conceptions de la religion chrétienne, d’autant plus que le jour des morts tombe vers le temps de cette solennité. Le peuple croit que, par les plats, les boissons et les chants, il apporte un soulagement aux âmes du purgatoire. Un but si grave, la solitude de l’endroit, l’heure nocturne, les rites fantastiques, parlaient jadis fortement à mon imagination ; j’écoutais les fables, les contes et les chants sur les défunts, qui reviennent avec des prières et des avertissements. Dans de grossières fictions, on pouvait discerner une certaine tendance morale et certains enseignements présentés d’une manière palpable et populaire. Le poème actuel offre des scènes conçues dans un pareil esprit. Les chants et les incantations de ces cérémonies sont en grande partie fidèlement et quelquefois textuellement empruntés à la poésie populaire. »
De même que la tragédie, au temps héroïque de la Grèce, et les mystères, au moyen-âge, remuaient plus profondément les masses, car ils avaient leur racine dans la foi du peuple, que ne le pouvaient faire ensuite les œuvres artistiquement travaillées des siècles de Périclès et de Louis XIV, ainsi Mickiewicz croyait à l’action de poèmes dramatiques basés sur la vie et les croyances populaires, sur les passions dont les nations sont agitées, en y joignant le sentiment du merveilleux qui fait le fond de leurs traditions. Mais, comme il l’a dit au Collège de France, il faut beaucoup de discrétion dans l’emploi du merveilleux. Chez un peuple en qui la croyance à l’immortalité de l’âme s’est affaiblie, on ne pourrait, sans provoquer un sourire, mettre en scène quelqu’un qui raconterait ce qu’il souffre dans l’autre vie, tandis que, chez un peuple en qui la foi est vive, l’évocation des morts avec le récit par eux-mêmes de leurs souffrances et du pourquoi de leurs souffrances, provoquera une secousse morale plus forte que, chez des spectateurs rationalistes, la représentation de héros historiques ou imaginaires que l’on fait savamment parler selon le goût du jour. Georges Sand observait qu’on ne saurait nier l’effet sur le public d’apparitions telles que celles de l’ombre d’Hamlet ou de la statue du Commandeur.
« La foi dans l’influence du monde invisible, immatériel, sur la sphère des actions et des pensées humaines, est l’idée-mère du poème des Dziady », ainsi que l’auteur l’a fait remarquer lui-même. Nous assistons aujourd’hui à une véritable proscription du surnaturel. Or, la nature visible est, pour certains grands esprits, une prison d’où ils s’échappent, afin de jeter au-delà un regard audacieux, tandis que, pour les petits esprits, elle est l’alpha et l’oméga, parce qu’elle paraît si vaste à leur exiguïté qu’ils ne veulent pas admettre qu’il y ait rien au delà. Dans les Dziady, Adam Mickiewicz, tour à tour emporte le lecteur dans la région des esprits et le ramène ici-bas pour lui montrer ce qui se passe dans les coulisses de notre monde.
Son héros, que l’on prend d’abord pour un mort, n’est pas un mort ordinaire, bien qu’il ait subi plusieurs morts, celle du cœur notamment. Il a été son bourreau à lui-même. Tel nous le voyons dans les premiers Dziady. Mais, dans les seconds, nous le trouvons redressé par le martyre patriotique. Lui, qui avait fini par ne voir dans le monde que sa bien-aimée, est ressaisi par la patrie que dorénavant il ne perdra jamais plus de vue une minute.
Voici la préface que l’auteur mit à ses seconds Dziady (1832) :
« La Pologne, depuis un demi-siècle, présente le spectacle, d’un côté, d’une si continue, infatigable et implacable cruauté de tyrans, — et de l’autre, d’une si opiniâtre persévérance du peuple à s’offrir en sacrifice, qu’il n’y en a pas eu d’exemple depuis le temps de la persécution des premiers chrétiens. Il semble que les rois aient le pressentiment hérodien de la manifestation d’une nouvelle lumière sur la terre et de leur chute prochaine.
» Les fastes du martyre de la Pologne embrassent plusieurs générations et d’innombrables victimes. Des scènes sanglantes se déroulent sur notre territoire et même au-delà. Le poème que nous publions aujourd’hui ne contient que quelques traits de cet immense tableau, à peine quelques événements du temps de la persécution déchaînée par l’empereur Alexandre Ier.
» Vers 1822, la politique anti-libérale de l’empereur Alexandre commença à jeter le masque, à s’affirmer et à accentuer sa direction. C’est alors que fut appliquée à la nation polonaise entière une persécution générale, qui fut de plus en plus violente et sanguinaire. Nowosilcow, fameux dans nos annales, entra en scène. Le premier, il dogmatisa comme salutaire et politique la haine instinctive et animale du gouvernement russe à l’égard des Polonais. Il la prit pour base de ses actes et se donna pour but la destruction de la nationalité polonaise. En ce temps-là, on forma et organisa en une colossale prison toute la région comprise de la Prosna au Dnieper, et de la Galicie à la Baltique. L’administration entière fut, contre les Polonais, montée comme une grande machine de torture, dont le tzaréwicz Constantin et le sénateur Nowosilcow tournaient la roue. Nowosilcow débuta systématiquement par tourmenter les enfants et la jeunesse pour anéantir dans leur germe l’espoir des générations futures. Il établit son quartier-général de bourreau à Vilna, qui était alors la capitale scientifique des provinces Lithuano-Ruthéniennes. Il existait, à cette époque, parmi la jeunesse de l’Université, différentes associations littéraires, qui avaient pour objet le maintien de la langue et de la nationalité polonaises garanties aux Polonais par le Congrès de Vienne et par des privilèges de l’empereur. Ces Sociétés, voyant une recrudescence des soupçons du Gouvernement, n’attendirent pas, pour se dissoudre, l’oukaze qui défendit leur existence. Mais Nowosilcow, quoiqu’il fût arrivé à Vilna un an après que ces associations se fussent dissoutes, feignit devant l’empereur de les avoir trouvées en pleine activité ; il représenta leurs occupations littéraires comme l’expression d’une révolte contre le Gouvernement ; il emprisonna quelques centaines de jeunes gens et institua sous sa dépendance des tribunaux militaires pour juger les étudiants.
» Le secret de la procédure russe ne laisse aux prévenus aucun moyen de défense ; car souvent ils ignorent ce dont on les accuse, puisque la Commission, selon son bon plaisir, accepte certaines dépositions et les insère dans son rapport, tandis qu’elle écarte les autres. Nowosilcow, envoyé par le Grand-Duc Constantin, avec des pouvoirs illimités, était accusateur, juge et bourreau. Il supprima plusieurs écoles en Lithuanie, avec ordre de considérer la jeunesse qui les fréquentait comme morte civilement, de ne l’admettre à aucun emploi, à aucune fonction et de ne point lui laisser terminer ses études dans quelque institution privée ou publique que ce fût. Un pareil oukaze qui proscrit l’instruction est sans exemple dans l’histoire, et c’est une invention russe originale. Outre la fermeture des écoles, il y eut une centaine d’étudiants condamnés aux mines de Sibérie, aux brouettes, aux garnisons d’Asie. Quelques-uns d’entre eux, qui n’avaient pas encore atteint leur majorité, appartenaient à de grandes familles lithuaniennes : vingt et quelques jeunes gens, les uns professeurs, les autres élèves de l’Université, furent déportés à vie au fond de la Russie, comme suspects de nationalisme polonais. D’entre tant d’exilés, il n’y en a qu’un jusqu’ici qui ait réussi à sortir de Russie.
» Tous les écrivains qui ont fait mention de cette persécution en Lithuanie, s’accordent à reconnaître qu’il y a eu, dans cette affaire des étudiants de Vilna, quelque chose de mystique et de mystérieux. Le caractère mystique, doux mais inébranlable de Thomas Zan, chef de la jeunesse ; la résignation religieuse, la concorde fraternelle et l’amour des jeunes prisonniers, et la punition céleste qui atteignit visiblement leurs persécuteurs, laissèrent une profonde impression dans l’esprit de ceux qui furent témoins ou acteurs de ces événements ; et le récit en semble transporter le lecteur dans des temps anciens, dans des temps de foi et de miracles.
» Quiconque connaît bien ces événements, rendra à l’auteur le témoignage que la scène historique et les caractères des personnages ont été décrits par lui consciencieusement, sans charger, ni jamais rien exagérer. Et pourquoi aurait-il chargé ou exagéré ? Serait-ce pour raviver dans le cœur de ses compatriotes la haine de leurs ennemis ou pour éveiller la pitié de l’Europe ? Que sont toutes les cruautés d’alors, en comparaison de ce que la nation Polonaise souffre maintenant, sous les yeux indifférents de l’Europe ! L’auteur a simplement voulu conserver à sa nation un souvenir fidèle d’une quinzaine d’années de l’histoire de la Lithuanie ; il n’avait pas besoin de noircir devant ses compatriotes un ennemi qu’ils connaissent depuis des siècles. Et quant à la compassion des nations européennes qui ont pleuré sur la Pologne comme les impuissantes femmes de Jérusalem sur le Christ, notre nation leur répétera seulement les paroles du Sauveur : « Filles de Jérusalem, pleurez non sur moi, mais sur vous-mêmes. »
À chaque heure solennelle de transition des grandes époques de l’Humanité, il y eut des cris de l’âme saisie d’effroi dans une sorte d’interrègne moral, tels que Job, Prométhée, Hamlet, Manfred.
Les Dziady appartiennent à la même famille, plutôt d’ailleurs par une parenté collatérale que par une parenté directe ; car ce n’est point la douleur sceptique qu’on y sent, mais ce que le théosophe saint Martin appelait la douleur prophétique.
Le héros des Dziady ni ne se tue comme Werther, ni ne cherche à se consoler de l’aridité de la vie dans de faciles plaisirs comme Faust, ni ne promène dans les deux hémisphères, comme René, le vague de ses passions, ni ne dépérit d’ennui comme Oberman, ni ne meurt de chagrin, comme le Gustave de Valérie. Sa ferme foi dans les réparations d’outre-tombe lui donne la force de vivre. Et son amour de la patrie lui fait trouver un alibi à ses douleurs personnelles. Quels que soient les déchirements et de cœur et d’esprit qui éclatent dans l’un et l’autre des Dziady, tous deux se terminent par un acte de foi individuel et national. Si d’une part, le héros de ce poème ne doute pas de la réalisation, dans l’autre vie, du bonheur domestique rêvé ici-bas, il entrevoit, dès ce monde, l’accomplissement de la justice due à sa nation.
Dans la belle étude que George Sand a consacrée à Gœthe, Byron, Mickiewicz (n° de décembre 1839 de la Revue des Deux-Mondes), elle commence ainsi l’examen des Dziady : « Nous reconnaissons, au premier coup d’œil dans le poète, l’égal de Gœthe et de Byron... Tandis que Faust est trop dans la réalité, Manfred est peut-être trop dans le rêve. La donnée de Mickiewicz me semble la meilleure. Il ne mêle pas le cadre avec l’idée, comme Gœthe l’a fait dans Faust. Il ne détache pas non plus le cadre de l’idée, comme Byron dans Manfred. La vie réelle est elle-même un tableau énergique, saisissant, terrible, et l’idée est au centre. Le monde fantastique n’est pas en dehors, ni au-dessus, ni au-dessous ; il est au fond de tout, il meut tout, il est l’âme de toute réalité, il habite dans tous les faits. Chaque personnage, chaque groupe le porte en soi et le manifeste à sa manière. L’enfer tout entier est déchaîné ; mais l’armée céleste est là aussi ; et, tandis que les démons triomphent dans l’ordre matériel, ils sont vaincus dans l’ordre intellectuel. À la puissance temporelle, les oukazes du tzar knutopotent, les tortures, les bras des bourreaux, l’exil, les fers, les instruments de supplice. Aux anges, le règne spirituel, l’âme héroïque, les pieux élans, la sainte indignation, les songes prophétiques, les divines extases des victimes. Mais ces récompenses célestes sont arrachées par le martyre, et c’est à des scènes de martyre que le sombre pinceau de Mickiewicz nous fait assister. Or, ces peintures sont telles, que ni Byron, ni Gœthe, ni Dante n’eussent pu les tracer. Il n’y a eu peut-être, pour Mickiewicz lui-même, qu’un moment dans sa vie où cette inspiration vraiment surnaturelle lui ait été donnée. Du moins la persécution, la torture et l’exil ont développé en lui des puissances qui lui étaient inconnues auparavant ; car rien, dans ses premières productions, admirables déjà, mais d’un ordre moins sévère, ne faisait soupçonner dans le poète cette corde de malédiction et de douleur que la ruine de sa patrie a fait vibrer, tonner et gémir en même temps. Depuis les larmes et les imprécations des prophètes de Sion, aucune voix ne s’était élevée avec tant de force pour chanter un sujet aussi vaste que celui de la chute d’une nation. »
L. M.
24 mars 1881.
LE REVENANT.
Son cœur ne bat plus, déjà sa poitrine est glacée, ses lèvres sont serrées et ses yeux sont fermés. Encore en ce monde, mais non de ce monde : Quel est cet homme ? Un mort.
Vois, le souffle de l’espérance lui redonne la vie, l’étoile du souvenir lui envoie ses rayons : le mort revient au pays de sa jeunesse y chercher le visage aimé.
Sa poitrine, de nouveau, respire ; mais sa poitrine est glacée. Il a les lèvres et les yeux tout grands ouverts ; de nouveau en ce monde, mais non de ce monde : Qu’est-ce que cet homme ? Un Revenant.
Ceux qui demeurent plus près du cimetière savent que ce revenant, chaque année, se réveille : le jour des Morts, il soulève sa tombe et revient parmi les hommes.
Mais, quand on sonne le quatrième dimanche, il s’en retourne, de nuit, à bout de force, la poitrine saignante comme si elle venait d’être déchirée : il se rendort dans sa tombe.
Bien des bruits courent sur cet être nocturne ; plus d’un vit encore qui fut à son enterrement. On dit qu’il est mort à la fleur de l’âge : il se serait, paraît-il, tué lui-même.
À présent, sans doute, il souffre les peines éternelles ; car il se lamente tristement et il jette des flammes. Naguère un vieux sacristain l’a vu et a surpris ses paroles.
Il dit que le Revenant, dès qu’il sortit de terre, tourna ses yeux vers l’étoile du matin, tordit ses mains et, de ses lèvres froides, proféra cette plainte.
« Esprit maudit ! pourquoi donc, au sein de la terre inerte, ranimes-tu le feu de la vie ? Clarté maudite ! une fois éteinte, pourquoi de nouveau m’éclaires-tu ?
» Ô juste mais terrible arrêt ! La revoir, se reconnaître, se séparer ; et, ce que j’ai souffert, le souffrir chaque année ; et, comme je suis mort, remourir !
» Pour te retrouver, je dois, au sortir d’une si longue retraite, errer dans la foule... Mais je ne me soucie point comment les hommes m’accueillent. J’ai tout enduré pendant la vie.
» Quand tu me regardais, je devais, comme un criminel, détourner les yeux ; j’entendais tes paroles, je les entendais chaque jour et je devais chaque jour être muet comme les planches du cercueil.
» Jadis mes jeunes amis en riaient ; mon chagrin, ils l’appelaient excentricité, exagération. Le plus âgé haussait les épaules et s’éloignait ou m’ennuyait d’un sage conseil.
» Je n’écoutais pas plus les donneurs de conseils que les rieurs, bien que peut-être je ne valusse pas mieux que les autres et que je me serais scandalisé d’une ardeur excessive ou moqué de regrets prolongés.
» Tel autre, dans son orgueil héréditaire, s’imagina que je te faisais offense et lui manquais à lui-même ; toutefois, se pliant aux lois de la courtoisie, il feignait de ne pas me comprendre.
» Mais moi, non moins fier de l’avoir aussi deviné, bien qu’il ne m’interrogeât pas, bien que je sache me taire, je parlais librement... et quand il répondait, je feignais de ne pas le comprendre.
» Or, celui qui n’a pu me pardonner la faute qu’il m’impute, qui retient à peine l’injure sur ses lèvres, qui se force à sourire et dont les yeux simulent la pitié,
» À lui seul je n’ai jamais pardonné. Cependant jamais une plainte n’a souillé mes lèvres, ni je n’ai daigné d’une parole de mépris accompagner mon sourire.
» Ce que j’éprouverai aujourd’hui, si je sors des ténèbres et montre aux étrangers ma sauvage figure, le voici : les uns me flagelleront de leur exorcisme et les autres s’enfuiront effarés.
» L’un me fera rire avec son orgueil et l’autre m’ennuiera de sa compassion ; cet autre voudra me lancer un regard moqueur : pourquoi dois-je, en en cherchant une seule, offusquer ou étonner tant de personnes ?
» Quoiqu’il arrive, j’irai mon chemin, en prenant en pitié les moqueurs et en me riant de ceux qui s’apitoient. Seulement toi, ma bien-aimée, fais au Revenant l’accueil d’autrefois.
» Regarde-le et parle-lui ; pardonne-lui cette faute légère que j’ose une fois encore retourner près de toi, et, fantôme du passé, troubler pour une seule heure ton bonheur présent.
» Peut-être ton regard accoutumé au monde et au soleil ne s’effraiera-t-il pas d’une tête de mort ? Peut-être daigneras-tu écouter jusqu’au bout un discours d’outre-tombe.
» Et suivre les pensées qui, au milieu des images du passé, errent comme ces plantes parasites qu’on voit, au milieu des ruines d’un vieil édifice, projeter de tous côtés leurs rameaux... »
There are more things in heaven and earth
Than are dreamt of in your philosophy.
Shakespeare.
UN GUSLARZ, UN VIEILLARD chef du Chœur.
Chœur de villageois et de villageoises.
(Une chapelle, le soir).
CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
Fermez les portes de la chapelle et tenez-vous autour du cercueil : point de lampe, point de cierge. Tendez sur les fenêtres les draps mortuaires : que la pâle clarté de la lune ne puisse pénétrer jusqu’ici ! Seulement, vite, hardiment.
LE VIEILLARD.
Ce que tu as ordonné est fait.
LE CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! Que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
Âmes du purgatoire ! Dans quelque partie du monde que vous soyez : et vous qui brûlez dans la poix ; et vous qui gelez au fond de la rivière ; et vous qui, par un châtiment plus sévère, emprisonnées dans le cœur du bois, geignez et pleurez douloureusement, lorsque, dans le poêle, vous êtes mordues par la flamme, accourez toutes à l’assemblée. Que l’assemblée se réunisse ici ! Nous allons célébrer les Dziady. Entrez dans l’enceinte sacrée. Voici des aumônes, voici des oraisons et de la nourriture et de la boisson.
LE CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! Que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
Donnez-moi une poignée d’étoupes, je l’allumerai ; et vous, en toute hâte, aussitôt que la flamme jaillira, poussez-la d’un souffle léger. Comme cela, comme cela, plus loin, plus loin, qu’elle se consume dans l’air.
LE CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! Que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
D’abord vous, esprits plus légers, qui, au milieu de cette vallée de ténèbres et de tourments, de misère, de larmes et de labeur, avez brillé et vous êtes consumés comme cette poignée d’étoupes, celui d’entre vous qui erre dans les sentiers aériens et n’a pas franchi les portes du Ciel, par ce signe léger et lumineux, nous l’appelons, nous l’évoquons.
LE CHŒUR.
Que chacun dise ce qui lui manque ; qui de vous a soif, qui de vous a faim ?
LE GUSLARZ.
Regardez, ah ! regardez en haut : qu’est-ce qui brille là sous la voûte ? Voici que, sur leurs ailes d’or, voltigent deux enfants. Comme deux feuilles au souffle du vent, ils tournoient au faîte de l’église ; comme sur la branche la colombe avec la colombe, ainsi l’ange joue avec l’ange.
LE GUSLARZ ET LE VIEILLARD.
Comme deux feuilles au souffle du vent, ils tournoient au faîte de l’église ; comme sur la branche la colombe avec la colombe, ainsi l’ange joue avec l’ange.
Un Petit Ange (à l’une des villageoises).
C’est vers maman que nous volons, vers maman. Quoi, maman, tu ne reconnais pas ton petit Joseph ? Je suis Joseph, le même Joseph, et voici ma sœur Rosette. Nous, maintenant, nous voltigeons dans le paradis, nous y sommes mieux que chez maman. Vois comme nos petites têtes rayonnent, nos vêtements sont tissus des rayons de l’aurore, et aux épaules nous avons des ailes comme les papillons. Dans le paradis, on a tout en abondance ; chaque jour, nouvel amusement : là où nous posons le pied, l’herbe pousse ; là où nous étendons la main, une fleur s’épanouit. Mais, bien que nous ayons tout en abondance, l’ennui et la crainte nous tourmentent. Ah ! maman, la route du Ciel est fermée pour tes enfants.
LE CHŒUR.
Mais, bien qu’ils aient tout en abondance, l’ennui et la crainte les tourmentent. Ah ! mère, la route du Ciel est fermée pour tes enfants.
LE GUSLARZ.
Que te faut-il, petite âme, pour parvenir au Ciel ? Demandes-tu une prière ou bien une douce friandise ? Il y a ici des beignets, des gâteaux, du lait et des fruits et des baies. Que te faut-il, petite âme, pour parvenir au Ciel ?
LE PETIT ANGE.
Rien, nous n’avons besoin de rien. C’est pour avoir eu trop de douceurs sur la terre que nous sommes malheureux. Ah ! pendant toute ma vie, je n’ai jamais eu d’amertume. Ce n’était que caresses, friandises, espiègleries, et tout ce que je faisais était trouvé charmant. Chanter, sauter, courir dans les champs, cueillir des fleurs pour Rosette, c’était là tout mon travail ; et le sien consistait à habiller sa poupée. Nous sommes venus aux Dziady non pour des prières ou des festins : nous n’avons pas besoin de messe ; au lieu de beignets, de lait, de gâteaux, nous ne vous demandons que deux grains de sénevé. Et ce tout petit service nous tiendra lieu d’indulgences.
Car écoutez et le retenez bien : suivant un ordre divin, qui n’a pas une seule fois éprouvé d’amertume ne goûtera pas les douceurs du Ciel.
LE CHŒUR.
Car écoutons et retenons-le bien : suivant un ordre divin, qui n’a pas une seule fois éprouvé d’amertume ne goûtera pas les douceurs du Ciel.
LE GUSLARZ.
Petit ange, petite âme, ce que tu as demandé, vous l’avez tous les deux. Voici un petit grain, voici un petit grain. Maintenant que Dieu vous conduise !
Et si vous n’écoutez pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, voyez-vous la croix du Seigneur ? Vous ne voulez ni mets ni boisson : alors laissez-nous en paix.
Allez, Allez !
LE CHŒUR.
Et si vous n’écoutez pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, voyez-vous la croix du Seigneur ? Vous ne voulez ni mets ni boisson : alors laissez-nous en paix.
Allez, allez !
(L’apparition s’évanouit).
LE GUSLARZ.
Déjà l’heure terrible de minuit approche. Fermez les portes aux verrous ; prenez des torches de résine ; placez au centre une chaudière d’eau-de-vie ; et quand, de loin, je ferai signe avec ma baguette, que l’eau-de-vie s’enflamme ! Seulement, vite, hardiment.
LE VIEILLARD.
Je suis prêt.
LE GUSLARZ.
Je donne le signal.
LE VIEILLARD.
Ça a flambé, bouillonné et s’est éteint.
LE CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
Vous maintenant, esprits plus lourds, que la chaîne du crime rive corps et âme à cette vallée : quoique le trépas ait brisé votre enveloppe, quoique l’ange de la mort vous appelle, votre être ne parvient pas encore à s’arracher à cette torture corporelle. Si les hommes peuvent alléger une punition si sévère et vous sauver du gouffre de l’enfer dont vous êtes si proches, nous vous appelons et invoquons par votre élément, par le feu !
LE CHŒUR.
Que chacun dise ce qui lui manque ; qui de vous a soif, qui de vous a faim ?
UNE VOIX (derrière la fenêtre).
Hé ! corbeaux, chouettes, vautours, ô maudits voraces, laissez-moi approcher de la chapelle, lâchez-moi, fût-ce à deux pas.
LE GUSLARZ.
Grand Dieu ! Quel monstre ! Voyez-vous à la fenêtre ce spectre ? Il est pâle comme un os blanchi dans les champs. Regardez, regardez quelle figure ! Sa bouche vomit de la fumée et des éclairs ; ses yeux, qui lui sortent de la tête, brillent comme des charbons dans la cendre ; ses cheveux sont en désordre sur son front. Et comme un fagot d’épines sèches fait, en brûlant, jaillir des gerbes de feu, ainsi, de la tête du réprouvé, des étincelles s’échappent en pétillant.
LE GUSLARZ ET LE VIEILLARD.
Et comme un fagot d’épines sèches fait, en brûlant, jaillir des gerbes de feu, ainsi, de la tète du réprouvé, des étincelles s’échappent en pétillant.
Le Spectre (derrière la fenêtre).
Enfants ! ne me reconnaissez-vous pas, enfants ! Regardez-moi seulement de près, rappelez-vous seulement de moi. Je suis votre défunt seigneur, enfants ! Le village était à moi. Il y a aujourd’hui trois ans à peine que vous m’avez déposé dans la tombe. Ah ! que la main de Dieu est lourde ! Je suis au pouvoir du mauvais esprit, je souffre d’horribles tourments. Partout où la nuit environne la terre, je vais cherchant la nuit et fuyant le soleil ; c’est ainsi que je traîne mon existence errante, et sans pouvoir jamais m’arrêter. Je suis continuellement en proie à la faim : qui daignera l’apaiser ? Des oiseaux dévorants me déchirent : qui sera mon défenseur ? Il n’y a pas, il n’y a pas de terme à mes tourments.
LE CHŒUR.
Des oiseaux dévorants le déchirent : qui sera son défenseur ? Il n’y a pas, il n’y a pas de terme à ses tourments.
LE GUSLARZ.
Que faut-il à ton âme pour échapper à ces tortures ? Demandes-tu des prières ? ou des mets bénits ? Il y a du lait, du pain en abondance, il y a des fruits et des baies. Dis, que faut-il à ton âme pour parvenir au Ciel ?
LE SPECTRE.
Au Ciel ?... Vain blasphème ! Oh ! non. Je n’aspire pas au Ciel : je désire seulement que mon âme, au plus vite, se dégage de mon corps. Plutôt cent fois l’enfer : j’aime mieux en supporter tous les supplices ; j’aime mieux hurler au fond de l’enfer que de rôder éternellement sur la terre avec les esprits impurs, que de voir les vestiges de mes anciennes orgies et les souvenirs de mes turpitudes passées, que de mourir de soif et de faim et de servir de pâture aux oiseaux de proie, du lever du soleil à son coucher et de son coucher à son lever. Mais hélas ! je suis condamné à traîner dans mon corps mon âme réprouvée, jusqu’à ce que l’un de vous, mes anciens serfs, me rassasie et me désaltère.
Ah ! comme la soif me brûle ! Quand ce ne serait qu’une goutte d’eau ! Ah ! si nous me donniez fût-ce seulement deux grains de blé !
LE CHŒUR.
Ah ! comme la soif le brûle ! Quand ce ne serait qu’une goutte d’eau ! Ah ! si nous lui donnions fût-ce seulement deux grains de blé !
CHŒUR DES OISEAUX DE NUIT.
En vain il maudit, en vain il pleure ! Ici, en noir cortège, chouettes, corbeaux et chats-huants, nous autrefois tes serfs que tu fis mourir de faim, nous mangerons les mets, nous boirons les boissons. Hé ! chouettes, chats-huants, corbeaux, de nos serres et de nos becs crochus, dépeçons ses aliments. Quand même tu les aurais déjà dans la bouche, j’y enfoncerai mes serres jusqu’au foie.
Maître, tu ne connus pas la pitié... Hé ! chouettes, chats-huants, corbeaux, nous aussi soyons sans pitié : dépeçons ses aliments ; et quand il n’y en aura plus, dépeçons son corps et mettons ses os à nu.
UN CORBEAU.
Tu n’aimes pas à mourir de faim ! Or, te souviens-tu qu’une fois, en automne, j’entrai dans ton jardin ? La poire était mûre, la pomme était vermeille : depuis trois jours je n’avais rien approché de mes lèvres ; je secouai quelques pommes. Mais le jardinier, caché dans le taillis, fait aussitôt vacarme et lance les chiens sur moi comme sur un loup ; la meute m’atteignit. L’affaire est portée devant le seigneur... De quoi s’agissait-il ? De fruits des bois, que Dieu a donnés pour l’usage de tous comme le feu et l’eau. Pourtant le seigneur furieux s’écria : « Il faut faire un exemple de rigueur ». Le village entier se rassemble : on m’attacha au poteau, on cassa sur moi dix faisceaux de verges. Chacun de mes os fut détaché de la peau comme le grain d’un épi, comme les pois de leurs cosses sèches. Maître, tu ne connus point la pitié !
CHŒUR DES OISEAUX.
Hé ! chouettes, chats-huants, corbeaux ! nous aussi, soyons sans pitié ! Dépeçons ses aliments ; et quand il n’y en aura plus, dépeçons son corps et mettons ses os à nu.
UNE CHOUETTE.
Tu n’aimes pas à mourir de faim ! Te souviens-tu qu’à l’heure du repas de Noël, par le froid le plus intense, je me tenais avec mon enfant à ta porte ? Seigneur, te criai-je tout en larmes, aie pitié d’orphelins. Mon mari est déjà dans l’autre monde ; ma fille, tu l’as prise au château ; ma mère gît malade dans sa chaumière ; et moi, j’ai un petit enfant au sein. Seigneur, secours-nous ; car je ne puis traîner plus loin la vie.
Mais toi, seigneur sans âme, qui roulais sur l’or et te plongeais dans l’orgie, tu dis tout bas à ton hayduque : « Qui donc corne là-bas aux oreilles de mes convives ? Chasse cette mendiante au diable ! » Le misérable hayduque obéit, il me traîna dehors par les cheveux. Il me jeta avec mon enfant dans la neige ; battue et transie, je ne pus trouver d’abri pour la nuit et je fus gelée avec mon enfant sur la route. Maître, tu ne connus pas la pitié !
CHŒUR DES OISEAUX.
Hé ! chouettes, chats-huants, corbeaux ! nous aussi, soyons sans pitié ! Dépeçons ses aliments ; et quand il n’y en aura plus, dépeçons son corps et mettons ses os à nu.
LE SPECTRE.
Non, non, pour moi pas de soulagement ! En vain tu me présentes des mets : tout ce que tu me donnes, les oiseaux l’enlèvent. Non, non, pour moi pas de Dziady. Oui, je dois être torturé de siècle en siècle. Justes sont les arrêts de Dieu : car celui qui n’a pas été homme une seule fois, l’homme ne peut l’aider.
LE CHŒUR.
Oui, tu dois être torturé de siècle en siècle. Justes sont les arrêts de Dieu. Car celui qui n’a pas été homme une seule fois, l’homme ne peut l’aider.
LE GUSLARZ.
Puisque rien ne te peut soulager, malheureux, va-t-en. Et si tu n’écoutes pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, vois-tu la croix du Seigneur ? Tu ne manges ni ne bois ; laisse-nous donc en paix. Va-t-en, va-t-en !
LE CHŒUR.
Et si tu n’écoutes pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, vois-tu la croix du Seigneur ? Tu ne manges ni ne bois ; laisse-nous donc en paix. Va-t-en, va-t-en !
(Le spectre disparaît).
LE GUSLARZ.
Mes amis, tendez-moi cette couronne au bout de ma baguette : j’allumerai les herbes bénites. Haut la fumée, haut la flamme !
LE CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! Que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
À vous maintenant, esprits intermédiaires, qui, dans cette vallée de ténèbres et de tourments, avez vécu parmi les hommes, mais qui, libres des souillures humaines, n’avez pas vécu pour nous, pour le monde, semblables à ces verveines et à ces mauves, dont les fleurs et les fruits ne servent ni à nourrir l’animal ni à vêtir l’homme, mais qui, tressées en couronnes odorantes, sont suspendues au haut des murs. Aussi haut, filles de la terre, vous avez tenu votre cœur et vos yeux : celle dont l’aile pure n’a point jusqu’à présent franchi la porte du Ciel, celle-là, par cette lumière et par cet encens, nous l’appelons, nous l’évoquons.
LE CHŒUR.
Que chacun dise ce qui lui manque ; qui de vous a soif, qui de vous a faim ?
LE GUSLARZ.
Quoi ! Est-ce l’image de la Mère de Dieu ? ou bien la figure d’un ange ? Comme l’arc-en-ciel qui, sur sa courbe légère, descend à travers les nuages pour aspirer l’eau du lac, ainsi elle brille dans la chapelle. Une robe blanche lui tombe jusqu’aux pieds, sa chevelure joue avec les zéphyrs, le sourire vole sur ses lèvres, mais dans ses yeux est la larme de l’infortune.
LE GUSLARZ ET LE VIEILLARD.
Une robe blanche lui tombe jusqu’aux pieds, sa chevelure joue avec les zéphyrs, le sourire vole sur ses lèvres, mais dans ses yeux est la larme de l’infortune.
Duo.
LE GUSLARZ ET LA JEUNE FILLE.
LE GUSLARZ.
Sur la tête elle a une guirlande rose, dans la main un rameau vert ; devant elle court un agneau, et au-dessus d’elle voltige un papillon. À l’agneau sans cesse elle crie « Bê, bê, mon agneau » : toujours l’agneau reste loin. De son rameau elle poursuit le papillon, déjà, déjà elle le tient dans ses doigts : toujours le papillon s’échappe.
LA JEUNE FILLE.
Sur la tête j’ai une guirlande rose, dans la main un rameau vert ; devant moi court un agneau, au-dessus de moi voltige un papillon. À l’agneau, sans cesse je crie « Bê, bê, mon agneau » : toujours l’agneau reste loin. De mon rameau je poursuis le papillon, déjà, déjà je le tiens dans mes doigts : toujours le papillon s’échappe.
LA JEUNE FILLE.
Ariette.
Ici, naguère, par une matinée de printemps, Sophie, la plus belle de ce village, en paissant ses agneaux, sautait et chantait joyeuse.
La, la, la, la.
Alexandre voulut un jour, pour une paire de colombes, en obtenir un baiser ; mais la dédaigneuse jeune fille se moqua de sa prière et de son cadeau. La, la, la, la.
Joseph donna un ruban à la bergère, Antoine lui donna son cœur ; mais et de Joseph et d’Antoine se rit la sauvage Sophie.
La, la, la, la.
Récitatif.
Oui, j’étais Sophie, jeune fille de ce village ; mon nom vous est connu. Bien que belle, je ne voulus point me marier ; et, après avoir perdu mes dix-neuf printemps, je mourus sans avoir connu de souci ni non plus de vrai bonheur. Je vécus au milieu du monde, mais hélas ! non pour le monde. Ma pensée trop ailée ne toucha jamais terre ; elle courait après le léger zéphyr, après la mouche, la guirlande rose, le papillon, l’agneau, mais jamais après l’amant. J’écoutais volontiers les chansons et les flûtes. Souvent, quand je paissais seule mon troupeau, je le conduisais vers les bergers qui vantaient ma beauté, mais je n’en aimai aucun. Voilà pourquoi, après ma mort, je ne sais ce qui se passe en moi, je brûle d’une flamme inconnue !... Je folâtre bien tout à mon gré, je vole où souffle le zéphyr, rien ne m’attriste, rien ne me fait souffrir, je produis les merveilles que je veux : je tisse des voiles avec les rayons de l’arc-en-ciel ; des larmes transparentes du matin, je forme des papillons et des colombes ; et pourtant je ne sais d’où me vient cet ennui, j’attends quelqu’un au moindre murmure, ah ! je suis toujours seule. Je souffre d’être, sans cesse, emportée par le vent, comme une plume. Je ne sais si je suis de ce monde ou de l’autre. Quand j’approche d’un endroit, aussitôt le vent m’en éloigne, il me pousse en haut, en bas, de côté. C’est ainsi que, ballottée d’un vol sans fin dans les routes de l’air, je ne puis ni parvenir au Ciel ni toucher terre.
LE CHŒUR.
C’est ainsi que d’un vol sans fin, ballottée dans les routes de l’air, elle ne peut ni parvenir au Ciel ni toucher terre.
LE GUSLARZ.
Que te faut-il, petite âme, pour arriver au Ciel ? Demandes-tu une prière ou bien une douce friandise ? Il y a ici des beignets, des gâteaux, du lait et des fruits et des baies. Que te faut-il, petite âme, pour parvenir au Ciel ?
LA JEUNE FILLE.
Rien, je n’ai besoin de rien. Seulement que des jeunes gens accourent, qu’ils me saisissent par la main, qu’ils me tirent à terre, que je joue un instant avec eux !
Car, écoutez et le retenez bien : suivant un ordre divin, celui qui n’a pas une seule fois touché terre ne peut entrer au Ciel.
LE CHŒUR.
Car, écoutons et retenons-le bien : suivant un ordre divin, celui qui n’a pas une seule fois touché terre ne peut entrer au Ciel.
LE GUSLARZ (à quelques villageois).
Vous courez en vain : ce n’est qu’une ombre vaine ; c’est inutilement qu’elle tend les bras, la malheureuse ! le souffle du vent la repousse. Mais ne pleure pas, belle enfant : voici qu’à mes yeux se découvrent les sentences futures. Pendant deux années, tu dois encore voler toute seule, emportée par le vent. Et puis tu atteindras le seuil céleste. Aujourd’hui nos prières ne te sont d’aucun secours. Envole-toi, et que Dieu te conduise ! Et si tu n’écoutes pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, vois-tu la croix du Seigneur ? Tu n’as voulu ni mets ni boisson ; alors laisse-nous en paix. Va ! va !
LE CHŒUR.
Et si tu n’écoutes pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-esprit, vois-tu la croix du Seigneur ? Tu n’as voulu ni mets ni boisson ; laisse-nous donc en paix. Va ! va !
(La jeune fille disparaît).
LE GUSLARZ.
Maintenant, toutes les âmes à la fois, toutes et chacune en particulier, je vous appelle par un dernier commandement. Pour vous ce léger festin : ces poignées de pavots et de lentilles, que je jette dans un coin de la chapelle.
LE CHŒUR.
Prenez ce dont vous avez besoin, chacun selon sa soif et selon sa faim.
LE GUSLARZ.
Il est temps d’ouvrir les portes de la chapelle, allumez les lampes et les cierges. Minuit est passé, le coq chante ; le terrible sacrifice est achevé : il est temps de remémorer les actes de nos pères... Arrêtez...
LE CHŒUR.
Qu’est-ce ?
LE GUSLARZ.
Encore un spectre !
LE CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! Que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ (à l’une des villageoises).
Bergère ! celle qui est en deuil, là-bas. Lève-toi ; car, si je ne me trompe, tu es assise sur un tombeau. Enfants, pour Dieu ! regardez ! Voilà le plancher qui s’entr’ouvre, et un fantôme livide surgit... Il dirige ses pas vers la bergère et s’arrête auprès d’elle ; son visage et ses vêtements sont blancs comme la neige du nouvel an ; il lui plonge au fond des yeux son regard farouche et sombre. Regardez, ah ! regardez son cœur ! Qu’est-ce donc que cette raie sanglante, comme un ruban écarlate ou un collier de corail, qui de la poitrine lui descend jusqu’aux pieds ? Qu’est-ce ? Je ne saurais le deviner. Il a mis la main sur son cœur ; mais il ne dit rien à la bergère.
LE CHŒUR.
Qu’est-ce ? Je ne saurais le deviner. Il a mis la main sur son cœur ; mais il ne dit rien à la bergère.
LE GUSLARZ.
Que te faut-il, jeune âme ? Demandes-tu des prières ou bien des mets bénits ? Il y a du lait, du pain en abondance, il y a des fruits et des baies. Que te faut-il, jeune âme, pour arriver au ciel ?
(Le fantôme se tait.)
LE CHŒUR.
Partout l’obscurité, partout le silence ! Que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
Réponds, pâle fantôme ! Mais quoi !... il ne répond rien.
LE CHŒUR.
Mais quoi ! il ne répond rien.
LE GUSLARZ.
Puisque tu dédaignes prières et gâteaux, va-t-en et que Dieu te conduise ! Et si tu n’écoutes pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, vois-tu la croix du Seigneur ? Tu n’as voulu ni mets ni boisson ; laisse-nous donc en paix. Va ! va !
(Le fantôme demeure.)
LE CHŒUR.
Et si tu n’écoutes pas : au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, vois-tu la croix du Seigneur ? Tu n’as voulu ni mets ni boisson ; laisse-nous donc en paix. Va ! va !
LE GUSLARZ.
Dieu ! Quel est ce monstre ? Il ne bouge ni ne parle.
LE CHŒUR.
Il ne bouge ni ne parle.
LE GUSLARZ.
Âme réprouvée ou bienheureuse, quitte ces cérémonies sacrées ! Voici le plancher entr’ouvert : sors par où tu es entrée. Sinon je te maudirai par le nom de Dieu. (Après une pause). Hors d’ici, fuis vers les bois, vers les rivières et disparais pour toujours. (Le fantôme demeure). Dieu ! quel est ce monstre ? Il se tait et ne s’en va pas.
LE CHŒUR.
Il se tait et ne s’en va pas.
LE GUSLARZ.
En vain je prie, en vain je menace : il ne craint pas la malédiction. Donnez-moi l’aspersoir de l’autel... L’eau bénite n’y fait rien. Le misérable fantôme se tient tel qu’il se tenait, muet, sourd, immobile comme une pierre au milieu du cimetière.
LE CHŒUR.
Le misérable fantôme se tient tel qu’il se tenait, muet, sourd, immobile comme une pierre au milieu du cimetière. Partout l’obscurité, partout le silence ! Que va-t-il arriver ? que va-t-il arriver ?
LE GUSLARZ.
Cela dépasse la raison humaine. Bergère, tu connais cette personne ? Il y a là-dessous quelque terrible mystère. De qui portes-tu le deuil ? Ton mari et ta famille sont bien portants ! Quoi ! tu ne souffles mot ? Regarde, regarde-donc. Es-tu morte, mon enfant ? De quoi souris-tu ? De quoi ? Qu’est-ce que tu vois en lui de si gai ?
LE CHŒUR.
De quoi souris-tu ? De quoi ? Qu’est-ce que tu vois en lui de si gai ?
LE GUSLARZ.
Donnez-moi l’étole et le cierge : j’allumerai et je bénirai encore... En vain j’allume, en vain je bénis : l’âme maudite ne disparaît pas. Prenez la bergère par la main, emmenez-la hors de la chapelle. Pourquoi te retournes-tu ? Pourquoi ? Que vois-tu en lui d’attrayant !
LE CHŒUR.
Pourquoi te retournes-tu ? Pourquoi ? Que vois-tu en lui d’attrayant ?
LE GUSLARZ.
Dieu ! Le fantôme a marché ! Partout où nous allons avec elle, il la suit... Que va-t-il arriver ? Que va-t-il arriver ?
LE CHŒUR.
Partout où nous allons avec elle, il la suit... Que va-t-il arriver ? Que va-t-il arriver ?
Ich hob alle mürbe Leichenschleier auf, die in Särgen lagen ; ich entfernte den erhabenen Trost der Ergebung, bloss um mir immer fort zu sagen : « Ach, so war es ja nicht ! Tausend Freuden sind auf ewig nachgeworfen in Grüfte und du stehst allein hier und überrechnest sie ! » Dürftiger! Dürtfiger ! Schlage nicht das ganze zerrissene Luch der Vergangenneit auf !... Bist du noch nicht traurig genug ?
Jean-paul.
Intérieur d’un presbytère. Le souper vient de finir. Deux lumières sur la table. Une lampe devant l’image de la Très-Sainte Vierge. Une horloge est fixée au mur.
LE PRÊTRE, LE SOLITAIRE, DES ENFANTS.
LE PRÊTRE.
Enfants, levons-nous de table. Maintenant, agenouillez-vous autour de moi : remercions de notre pain quotidien le Père qui est aux cieux. L’Église consacre ce jour aux âmes chrétiennes, qui, parties d’au milieu de nous, souffrent les peines du purgatoire. Prions, Dieu pour elles. (Il ouvre le bréviaire.) Voici l’Évangile du jour : « En ce temps-là... »
Qui est là ? qui frappe ?
(Le Solitaire entre étrangement vêtu.)
LES ENFANTS.
Jésus-Marie !
LE PRÊTRE.
Qui donc est sur le seuil ? (Troublé.) Qui es-tu ? Que veux-tu ? Qu’est-ce ?
LES ENFANTS.
Ah ! un cadavre ! un cadavre ! Un revenant, un bandit ? Au nom du Père, va-t-en, disparais.
LE PRÊTRE.
Qui es-tu, frère ? réponds.
Le Solitaire, lentement et tristement.
Un cadavre, un cadavre, c’est cela, mes enfants.
Les Enfants.
Un cadavre, un cadavre, ah ! ne prends point papa.
Le Solitaire.
Un mort ? Oh non ! mort seulement pour le monde. Je suis un Solitaire, comprenez-vous ?
LE PRÊTRE.
D’où arrives-tu si tard ? Qui es-tu ? Quel est ton nom ? Quand je te considère de près, il me semble t’avoir vu dans ces parages. Dis-moi, frère, quelle est ta famille ?
LE SOLITAIRE.
Oh ! oui, j’ai été ici... jadis, dans ma jeunesse ! avant ma mort... il y a bien trois ans ! Mais que t’importent ma famille et mon nom ? Lorsqu’on sonne pour un mort, le sonneur se tient près de la cloche, et les gens lui demandent qui a trépassé. — (En imitant la voix du sonneur) « Et pourquoi cette curiosité ? Dis seulement des prières !... » Eh bien ! moi aussi, je suis mort pour le monde ; pourquoi cette curiosité ? Dis seulement des prières ! Mon nom... Il est trop tôt : je ne puis le dire. Je viens de loin ; de l’enfer ou du paradis, je ne sais ; et je vais là-bas. Mon prêtre, si tu le connais, indique-moi le chemin.
Le Prêtre (avec bonté et en souriant).
Je ne voudrais montrer le chemin de la mort à personne. (Familièrement) Nous autres prêtres, nous remettons seulement dans le droit chemin les égarés.
Le Solitaire (avec amertume).
D’autres s’égarent : et toi, prêtre, tu demeures en ta petite maison. Que, dans ce vaste monde, il y ait paix ou guerre, qu’une nation succombe ou qu’un amant périsse, tu n’en as cure, assis à ton foyer avec tes enfants. Et moi, je fatigue à la pluie et par les ténèbres ! Entends-tu quelle bourrasque dehors ? Vois-tu les éclairs de la foudre ? (Il regarde autour de lui.) Bénie est la vie dans une maisonnette à soi. (Il chante).
Qui ignore l’amour vit heureux[1] ; il a les nuits tranquilles et les jours sans trouble, dans sa paisible maison.
(Autre chant) :
Des palais qui se dressent avec orgueil[2], descends, ô ma belle, en ma chaumière ; tu trouveras chez moi de fraîches fleurs, chez moi tu trouveras un tendre cœur.
Tu vois les amours des oiseaux ? Tu entends le murmure argentin du ruisseau ? Pour un amant et une amante, il suffit d’une maisonnette de Solitaire.
LE PRÊTRE.
Puisque tu vantes ainsi ma maison et mon foyer, regarde, voici la servante qui attise le feu, assieds-toi et chauffe-toi, il te faut du repos.
LE SOLITAIRE.
Chauffe-toi ! Le conseil, prêtre, est bon, archi-bon.
(Il chante, en montrant sa poitrine) :
Tu ne sais quel brasier brûle ici : malgré la pluie, malgré le froid, toujours il brûle ! Souvent je saisis de la neige, de la glace, je les presse contre mon sein brûlant, la vapeur se dégage de ma poitrine : le feu me consume ! Il fondrait métaux et pierres !
(En montrant la cheminée) :
Un feu pire que celui-ci mille fois, un million de fois !.... Et la neige fond et la glace fond, la vapeur se dégage de ma poitrine : le feu me consume !
Le Prêtre (à part).
Je dis une chose et lui une autre ; il ne voit ni n’écoute. (Au Solitaire). Tu es pourtant trempé jusqu’aux os, pâle et tout transi, tu trembles comme une feuille. Qui que tu sois, ta route a dû être longue.
LE SOLITAIRE.
Qui je suis ? Il est trop tôt : je ne puis le dire. Je viens de loin ; de l’enfer ou du paradis, je ne sais ; et je vais là-bas. En attendant, je te donnerai un petit avis.
Le Prêtre (à part).
Je vois qu’il faut, avec lui, s’y prendre autrement.
LE SOLITAIRE.
Montre-moi... car n’est-ce pas, tu le connais bien, le chemin de la mort ?
LE PRÊTRE.
Soit, je suis prêt à servir chacun. Mais, à ton âge, le chemin de la mort est encore long.
Le Solitaire (avec
égarement
et en se parlant tristement à lui-même).
Ah i j’ai si rapidement parcouru une route si longue !
LE PRÊTRE.
C’est pour cela que tu es épuisé et malade. Restaure-toi : on va de suite t’apporter à boire et à manger.
Le solitaire (avec exaltation).
Et puis nous partirons ?
Le Prêtre (avec un sourire).
Faisons nos préparatifs de départ. Tu veux bien ?
Le Solitaire (avec distraction et inattention).
Bien.
LE PRÊTRE.
Venez, mes enfants. Voici que nous avons un hôte à la maison. D’ici que je revienne, amusez-le (il sort).
Un Enfant (l’examinant).
Pourquoi, Monsieur, êtes-vous si étrangement accoutré ? Comme un épouvantail ou comme le brigand du canton : vous avez sur vous des morceaux de diverses étoffes ; aux tempes, de l’herbe et des feuilles ; un lambeau de vieille toile à côté de beau taffetas. (Il aperçoit un stylet. Le Solitaire le cache.) Qu’est-ce que ce morceau de fer au bout d’une ficelle ? Toutes ces verroteries, ces bribes de rubans ? Ah ! Ah ! Ah ! Pardieu ! vous ressemblez à un épouvantail. Ah ! Ah ! Ah !
Le Solitaire (en
sursaut
et comme s’il rassemblait ses souvenirs).
Enfants ! vous ne devriez pas rire de moi ! Écoutez : dans ma jeunesse, j’ai connu une femme, malheureuse comme je le suis et pour le même motif. Elle avait un accoutrement pareil à celui-ci et du feuillage sur la tête. À son entrée dans le village, ce fut à qui lui courrait après en se riant de sa mise. On la poursuit, on se moque, on la hue, on la contrefait, on la montre au doigt. Moi je n’ai ri qu’une fois, une seule fois ! Qui sait si ce n’est pas pour cela ? Justes sont les arrêts de Dieu. Mais qui pouvait prévoir alors que je serais accoutré de même ! J’étais si heureux ! (Il chante :)
Qui ignore l’amour vit heureux ; ses nuits sont tranquilles et ses jours sans trouble.
(Le prêtre arrive avec du vin et une assiette.)
Le Solitaire (avec une joie forcée).
Prêtre, aimes-tu les chansons tristes ?
LE PRÊTRE.
J’en ai, dans ma vie, assez entendu, Dieu merci ! Mais ne désespérons pas : après le chagrin, la joie.
LE SOLITAIRE. (Il chante.)
S’éloigner d’elle est pénible, se rapprocher d’elle est difficile[3].
Le couplet est simple, mais il renferme une pensée juste.
LE PRÊTRE.
Laissons cela pour plus tard, et maintenant attaquons les plats.
LE SOLITAIRE.
Simple chanson... oh ! dans les romans, vous trouverez mieux. (Avec un sourire, engrenant un volume dans la bibliothèque.) Prêtre, connais-tu la vie d’Héloïse ? Connais-tu la flamme et les larmes de Werther ? (Il chante) :
Je me suis tant acharné, j’ai tant enduré, que la mort seule pourra calmer mes souffrances[4]. Si mon ardeur téméraire t’a offensée, cette offense, mon sang la rachètera.
(Il tire son stylet).
Le Prêtre (en l’arrêtant).
Qu’est-ce que cela signifie ? Insensé ! Est-il possible ? Arrachez-lui le fer ? Ouvrez-lui le poing. N’es-tu pas chrétien ? Une pensée si impie ! Connais-tu l’Évangile ?
LE SOLITAIRE.
Et toi, connais-tu le malheur ? (Il cache son stylet.) Mais bien ! il ne faut pas devancer l’heure. (Il regarde l’horloge.) L’aiguille est sur neuf heures, et trois lumières brûlent. (Il chante).
Je me suis tant acharné, j’ai tant enduré, que la mort seule pourra calmer mes souffrances. Si mon ardeur téméraire t’a offensée, cette offense, mon sang la rachètera.
Pourquoi m’es-tu si chère ? pourquoi ai-je rencontré ton regard ? Entre tant de jeunes filles, j’en ai choisi une. Et elle est rivée à un anneau étranger !
Ah ! si tu connaissais Goethe dans l’original... Et aussi le son de sa voix à elle et de son piano ! Mais quoi ! tu ne penses qu’à la gloire de Dieu, tu es tout entier aux devoirs de ton état. (En feuilletant un livre.) Tu aimes pourtant les livres profanes. Ah ! ce sont des livres meurtriers ! (Il jette le livre), le paradis et le supplice de ma jeunesse ! Ce sont eux qui ont tordu les jointures de mes ailes et qui les ont dressées en haut, de telle sorte que je n’ai plus pu diriger mon vol ici-bas. Amoureux de créatures qu’on ne voit qu’en rêve, ne pouvant supporter le tracas ennuyeux des choses terrestres, méprisant les êtres d’une nature ordinaire, je cherchais, oui je cherchais cette divine amante, telle qu’il ne s’en rencontre point sous le soleil et sur la terre, mais que, seulement, sur les vagues bouillonnantes de l’imagination, enfante le souffle de l’enthousiasme, et que le désir orne de ses propres fleurs. Comme, par ce temps glacial, il n’y a pas d’idéal, je me suis, à travers le présent, réenvolé vers l’âge d’or. J’ai flotté dans le ciel imaginé par les poètes ; je poursuivais, j’errais infatigable dans ma poursuite et dans mes errements. Après avoir vainement parcouru de lointaines contrées, j’allais tomber, me précipiter dans le courant d’impures voluptés. Avant de m’y jeter, je regarde encore une dernière fois autour de moi. Enfin je la trouve ! je la trouve près de moi, je la trouve — pour la perdre à jamais !
LE PRÊTRE.
Je partage ta douleur, frère infortuné ! Mais peut-être y a-t-il quelqu’espoir ? Il existe bien des remèdes : dis-moi, y a-t-il longtemps que la maladie t’éprouve ?
LE SOLITAIRE.
La maladie ?
LE PRÊTRE.
Est-ce qu’il y a longtemps que tu pleures cette perte ?
LE SOLITAIRE.
Longtemps ? J’ai donné ma parole : je ne puis le dire. Un autre te le dira. J’ai un compagnon... Nous faisons toujours route ensemble... (Il regarde autour de lui.) Ah ! il fait si chaud ici ; on y est si bien à l’abri ; et dehors l’ouragan, la foudre, une tempête terrible : mon compagnon grelotte sans doute à la porte. Puisqu’un arrêt impitoyable ensemble nous pourchasse, bon prêtre, donne-lui aussi l’hospitalité.
LE PRÊTRE.
Je n’ai jamais fermé ma porte aux malheureux.
LE SOLITAIRE.
Mais reste, reste, mon frère ; je l’irai chercher moi-même. (Il sort.)
UN ENFANT.
Ah ! ah ! papa, qu’a-t-il donc ? Il court et on ne sait ce qu’il dit. Quel costume baroque !
LE PRÊTRE.
Enfants, celui-là pleurera qui se rit des pleurs. Ne riez pas ! C’est un pauvre homme malade.
LES ENFANTS.
Malade ! Il court et a l’air si bien portant !
LE PRÊTRE.
Il a la santé sur le visage ; mais de profondes blessures au cœur.
Le Solitaire (traînant une branche de sapin).
Viens, frère, viens ici.
Le Prêtre (aux enfants).
Sa raison est troublée.
LE SOLITAIRE (au sapin).
Viens, frère, ne crains pas ce bon prêtre.
LES ENFANTS.
Papa, ah ! regarde ce qu’il a dans la main ; il tient un grand bâton de sapin, comme un brigand.
Le Solitaire (montrant la branche au prêtre).
Un Solitaire ne trouve guère d’ami que dans les bois. Peut-être son air t’étonne-t-il ?
LE PRÊTRE.
De qui ?
LE SOLITAIRE.
De mon ami.
LE PRÊTRE.
Comment ? De ce bâton ?
LE SOLITAIRE.
C’est, comme je te l’ai dit, un rustre élevé dans les bois. Salue. (Il lève la branche.)
LES ENFANTS.
Que fais-tu ? Que fais-tu ? Ah ! l’assassin ! Va-t-en d’ici, brigand, ne nous tue pas notre père.
LE SOLITAIRE.
En vérité, mes enfants, c’est un grand assassin. Mais il ne tue que lui-même.
LE PRETRE.
Reviens à toi, frère ; pourquoi ce sapin ?
LE SOLITAIRE.
Un sapin ! Mais, prêtre ! ô tête de savant ! Regarde mieux : reconnais une branche de cyprès : ce sont les souvenirs de la séparation, l’emblème de ma destinée. (Il prend un livre.) Ouvre un livre et relis l’histoire des siècles passés. Il y avait, chez les Grecs, deux arbustes consacrés : celui qui aimait et était aimé ornait de la verdure du myrte sa chevelure fortunée. (Après une pause.) Une branche de cyprès cueillie de sa main me rappelle toujours mon dernier adieu. Je l’ai reçue, je l’ai cachée et jusqu’à présent, elle me sert fidèlement. Insensible, elle est meilleure que les gens soi-disant sensibles. Mes larmes ne la font pas rire, ni mes plaintes ne l’ennuient. De tant d’amis, elle m’est seule restée ; elle possède tous les secrets de mon cœur. Si tu veux avoir des détails sur moi, interroge-la, ami. Je vous laisserai seuls : qu’elle te dise le reste. (À la branche.) Dis combien il y a longtemps que je pleure la perte de ma bien-aimée. Il doit y avoir longtemps. Il y a de longues années. Je me rappelle : quand j’ai reçu de sa main ce cyprès, c’était une petite feuille comme ceci, petite comme cela. Je la portai, et je la plantai dans le sable au loin et je l’arrosai d’un torrent de chaudes larmes. Vois quel rameau a poussé de cette feuille : qu’il est gros et grand ! Quand la douleur eut achevé de m’accabler, ne voulant pas contempler le ciel irrité, j’ombrageai mon tombeau de ses tresses. (Avec un doux sourire.) Ses cheveux étaient justement de la couleur de cette branche de cyprès. Veux-tu ? Je te les montrerai. (Il cherche dans son sein.) Je ne puis détacher cette boucle (Avec un nouvel effort.) Boucle soyeuse d’une tresse de jeune fille ! Mais dès que je la plaçai sur mon sein, elle m’enveloppa comme un cilice ; elle me ronge la poitrine, s’enfonce dans ma chair, elle s’enfonce, s’enfonce ; bientôt elle me coupera la respiration. Je souffre beaucoup ; ah ! c’est qu’aussi mes péchés sont bien grands !
LE PRÊTRE.
Calme-toi, calme-toi. Accepte une parole de consolation. Ah ! Dieu te tiendra compte, dans l’autre monde, de tes terribles souffrances, quels qu’aient été, mon enfant, tes péchés ici-bas.
LE SOLITAIRE.
Des péchés ! Et, je te prie, quels sont-ils mes péchés ? Est-ce qu’un innocent amour mérite un éternel tourment ? Le même Dieu qui créa la beauté, créa aussi l’amour. C’est lui qui, par une chaîne de sympathie, a uni deux âmes pour les siècles ! Avant de les avoir tirées de la source de lumière, avant de les avoir créées et recouvertes d’un corps de deuil, déjà il les avait unies ensemble ! Maintenant... quand la main de gens mauvais nous sépare, cette chaîne s’allonge — mais ne rompt pas ! Nos sentiments, cédant aux obstacles qui les divisent, même s’il ne peuvent plus avoir de contact, continuent pourtant à se mouvoir dans la même orbite, enchaînés aux rayons partis d’un foyer commun.
LE PRÊTRE.
Ce que Dieu a uni, les hommes ne le sépareront pas. Peut-être vos peines finiront-elles heureusement.
LE SOLITAIRE.
Là-haut, peut-être ! Quand nous nous élèverons au-dessus de notre misérable corps, l’unité se reformera de nouveau, l’âme se fondra avec l’âme : car, ici, tout espoir est mort pour nous ; ici, je me suis séparé de ma bien-aimée pour toujours. (Après une pause.) Le tableau de cette séparation est jusqu’aujourd’hui présent à ma pensée. Je me souviens : c’était, au milieu de l’automne, par une froide soirée ; je devais partir le lendemain ; j’erre par le jardin, dans la méditation et la prière, cherchant de quelle armure revêtir mon cœur naturellement faible afin de soutenir le dernier coup de son regard ; j’errais au hasard entre les arbrisseaux. C’était la plus belle des nuits : je m’en souviens encore. Quelques heures auparavant, la pluie était tombée, la terre étincelait de gouttes de rosée, le brouillard comblait la vallée, comme une nuée de neige ; d’un côté se suivent d’épais nuages et de l’autre la lune apparaît pâle, les étoiles se noient dans l’azur, emportées par leur course nocturne. Je regarde : juste au-dessus de moi, brillait l’étoile de l’Orient ; oh ! je la connais bien depuis lors, nous nous saluons chaque jour. Je regarde en bas, vers l’allée... voici que, près du berceau, je l’aperçus soudain ! Avec sa robe blanche, entre les arbres sombres, elle se tenait immobile, semblable à une colonne funéraire. Elle se mit ensuite à courir comme un léger zéphyr, les yeux baissés vers la terre, sans me regarder ! et le visage très pâle... ; je me penche, je regarde de côté et je vois une larme dans ses yeux. — Demain, dis-je, demain je pars. — Adieu, répondit-elle tout bas (à peine l’entendis-je.) Oublie !... — Moi, oublier ?... Ordonne donc, ma bien-aimée, à ton ombre de disparaître à l’instant et d’oublier de courir après ton corps. C’est aisé à dire : Oublie !!! (Il chante.)
Cesse de pleurer, cesse de sangloter. Allons chacun de notre côté : Moi je veux à toi éternellement...
(Il interrompt son chant.)
penser ! (Il hoche la tête et chante.)
Mais je ne puis être à toi ! penser seulement ! demain, demain je pars. Je saisis la petite main et la mets sur mon cœur.
(Autre chant.)
Belle, belle, comme un ange du Paradis[5], la plus belle de toutes les vierges ! un regard céleste comme le soleil en mai, quand le reflète le visage de l’onde azurée !
Son baiser, ah ! c’est du nectar divin ! Comme la flamme s’unit à la flamme, comme se confondent les vibrations de deux luths, mariées par une harmonieuse résonance.
Le cœur court, vole, se presse contre le cœur, les joues, les lèvres se joignent, frémissent, brûlent ; l’âme s’exhale dans l’âme... le ciel, la terre éclatent en vagues qui fondent autour de nous !
Prêtre, toi tu ne sens pas ce tableau ! Tu n’as pas une seule fois effleuré les lèvres sucrées d’une amante ! Que les gens du monde blasphèment, que les jeunes gens s’affolent : ton cœur est de pierre aux voix de la nature. Oh ! ma bien-aimée, j’ai péri pour le Ciel, quand je t’embrassai pour la première fois ! (Il chante) :
Son baiser, ah ! c’est du nectar divin ! Comme la flamme s’unit à la flamme, comme se confondent les vibrations de deux luths, mariées par une harmonieuse résonance...
(Il saisit un enfant et veut l’embrasser. L’enfant se sauve.)
LE PRÊTRE.
Pourquoi craindre ton semblable ?
LE SOLITAIRE.
Devant le malheureux, hélas ! tout s’enfuit, comme devant un monstre de l’enfer. Ah ! oui, et elle aussi, elle s’est enfuie devant moi !... Adieu !... et, dans la longue allée, elle disparaît comme un éclair. (Aux enfants.) Et pourquoi s’est-elle enfuie devant moi ? L’avais-je offensée d’un regard hardi, d’un mot ou d’un geste ? Il faut que je me rappelle. (Il songe.) Tout tourne tellement dans ma tête !... Non ! non ! je vois tout comme sur la main ; aucune expression ne s’est effacée de ma mémoire : je lui ai dit deux mots seulement.(Avec amertume.) Prêtre, deux mots seulement : « Demain ! Adieu ! »—Adieu ! Elle cueille une branche, me la tend : Ici, dit-elle, (en montrant la terre) voilà ce qui nous reste. Adieu ! Et, dans la longue allée, elle disparaît comme un éclair.
LE PRÊTRE.
Je sens profondément ce qui te fait souffrir. Mais, écoute, il y en a des milliers plus malheureux que toi. Moi-même, j’ai déjà pleuré à plus d’un enterrement. J’ai récité déjà des prières sur mon père et sur ma mère ; deux de mes enfants sont de petits anges au Ciel ; ah ! et aussi la compagne de mes bons et de mes mauvais jours, ma femme que j’aimais si sincèrement. Mais que faire ? Dieu donne, Dieu reprend. Que sa sainte volonté soit faite !
Le Solitaire (avec force).
Une femme ?
LE PRÊTRE.
Ah ! ce souvenir m’a déchiré le cœur.
LE SOLITAIRE.
Mais quoi ? Partout où je me trouve, chacun pleure une femme. Mais ce n’est pas ma faute. Je n’ai pas vu ta femme. (Se reprenant.) Écoute, reçois une consolation, époux affligé. Ta femme, avant sa mort était déjà morte.
LE PRÊTRE.
Comment cela ?
Le Solitaire (plus fortement).
Quand une jeune fille est déclarée épouse, femme, elle est par le fait enterrée vive ! Elle renonce à ses amis, à père, mère, frère, même à... en un mot, elle renonce au monde entier, dès qu’elle franchit un seuil étranger.
LE PRÊTRE.
Quoiqu’un douloureux brouillard enveloppe tes aveux, il paraît cependant que celle que tu pleures est vivante ?
Le Solitaire (avec ironie).
Vivante ? Il y a vraiment de quoi remercier Dieu. Vivante ! Comment ! Tu ne me crois pas ? Que penses-tu donc ? Je le jurerais à genoux, les doigts en croix : elle est morte et ne peut revivre ! (Après une pause, lentement.) Mais c’est qu’il y a différents genres de mort... Il est une mort commune : de cette mort-là, le vieillard, la femme, l’enfant, le mari, en un mot, des milliers de gens meurent à chaque moment... Il est une autre mort, mes enfants, mais plus terrible : car elle ne tue pas du coup. Lente, douloureuse, longue, cette mort frappe deux personnes à la fois... mais elle ne tue que mes espérances à moi, — sans lui nuire aucunement à elle, qui vit, marche, verse quelques petites larmes ; ensuite son sentiment se rouille et elle reste comme une pierre. Cette mort frappe deux personnes à la fois... mais elle ne tue que mes espérances à moi, — sans lui nuire aucunement à elle, qui est florissante de vie et de santé ! C’est de cette mort qu’est morte... Qui ? Oh ! non... je ne le dirai pas. N’est-il pas vrai, enfants ? que c’est beaucoup plus effrayant, quand un cadavre, la paupière ouverte, comme ceci... (les enfants fuient.) Cependant elle est morte ! Quand je pleure, et que je me tords les bras, les gens accourent, allongent le cou ; l’un dit que je mens, l’autre me secoue et me crie : Regarde donc fou, elle vit. (Au prêtre.) Ne le crois pas, quand même ce railleur te le répéterait un millier de fois ; écoute ce que mon cœur te dit : Marie n’est plus ! Marie n’est plus ! (Après une pause.) Il est un troisième genre de mort, la mort éternelle, dont parle l’Écriture Sainte. Malheur, malheur à l’homme qui meurt de cette mort-là ! C’est de cette mort que je mourrai peut-être, enfants. Car lourds, bien lourds sont mes péchés.
LE PRÊTRE.
Tes péchés contre le monde et contre toi sont plus lourds que tes péchés contre Dieu. L’homme n’est point créé pour pleurer ni pour s’amuser, mais pour travailler au bien des hommes ses semblables. Quelque dure que soit l’épreuve que Dieu t’impose, oublie ta poussière et considère l’immensité du monde. Cette grande pensée refroidira ton ardeur pour de minimes objets. Le serviteur de Dieu travaille jusqu’à un âge avancé ; le fainéant seul s’enferme prématurément dans la tombe, en attendant que, de sa trompette terrible, le Seigneur le réveille.
Le Solitaire (étonné, au prêtre).
C’est inouï... Ce sont précisément les mêmes leçons que j’ai entendues d’elle ! Tout y est, mot pour mot, comme c’est tombé de ses lèvres, au moment des adieux, ce soir là. (Avec ironie.) C’était bien le moment d’un sermon !!! J’entendis d’elle beaucoup de mots sonores, patrie, science, gloire, amitié ! mais autant en emporte le vent ; maintenant moi, je somnole apathiquement. Jadis mon esprit s’enflammait d’ardeur poétique. Jadis me réveillait en songe le triomphe de Miltiade. (Il chante.)
Toi, jeunesse, au-dessus des bas-fonds, envole-toi, et, d’un œil perçant comme le soleil, pénètre, d’outre en outre, la masse entière de l’Humanité.
Un souffle a dissipé ces formes géantes ! Il n’est plus resté qu’une ombre légère, un pâle mirage, une parcelle de brin minuscule que le moindre papillon dévorerait, qu’elle-même pourrait aspirer de son haleine. Et elle veut, sur cet atome, construire des châteaux ! Ayant fait de moi un moucheron, elle voudrait que je fusse un Atlas soutenant le ciel de son épaule de pierre ! C’est en vain ! Il n’y a qu’une étincelle dans l’homme, et elle ne s’allume qu’une fois, dans la jeunesse. Parfois, le souffle de Minerve l’attise : alors, au-dessus de générations obscures, s’élève un sage, et l’étoile de Platon brille pour les siècles des siècles. Si l’orgueil fait de cette étincelle une torche : alors on entend le tonnerre d’un héros ; il se hisse à la pourpre par de grandes vertus et par de grands crimes ; et, d’un bâton de berger, il fait le sceptre du monde, ou, d’un clignement d’œil, il renverse de vieux trônes. (Après une pause, lentement.) Parfois, cette étincelle, c’est un œil divin qui l’allume : alors elle se consume en soi, et brille seulement pour elle-même, comme une lampe dans un tombeau romain.
LE PRÊTRE.
Ô jeune et malheureux enthousiaste, dans les plaintes que balbutie ton cœur si profondément blessé, je découvre la preuve que tu n’es pas un criminel, et que la beauté, pour laquelle ta raison s’égare, n’a pas que la séduction de ses seuls attraits : de même que tu as aimé avec transport, imite dignement les pensées et les sentiments d’une céleste créature. Un criminel qui l’aimerait reviendrait à la vertu : et toi, soi-disant vertueux, tu te lances dans le crime. Quel que soit l’obstacle qui vous sépare ici, écoute : les étoiles gravitent l’une vers l’autre, malgré la nébulosité qui les obscurcit ; la nébulosité disparaîtra, l’étoile s’unira à l’étoile pour les siècles ; les chaînes qui lient ici éclateront en même temps que la terre ; et, là-haut, au-dessus de la terre, chacun reconnaîtra les siens, et votre passion, quoique excessive, Dieu vous la pardonnera.
LE SOLITAIRE.
Tu sais tout ! Tu nous as traîtreusement épiés ! Tu as surpris le secret caché au fond de nos âmes et qu’ignorent nos meilleurs amis : car, une main sur le cyprès et l’autre sur le cœur, nous avons juré de le taire et personne n’en a rien su.
Cependant, je me souviens, oui, une fois, quand, par l’action magique du pinceau, j’avais transporté sur la toile ses charmes dérobés, je voulus montrer à mes amis cette merveille d’image ; eh bien ! ce qui me transporte ne les remue même pas ; la sensibilité, qui pour nous est un besoin, n’est pour eux qu’un jeu : ils n’ont pas l’œil de l’âme, ils ne voient pas jusqu’à l’âme ; ils veulent, d’un froid compas, mesurer les qualités de la beauté ; ils regardent le ciel comme le fait le loup ou l’astronome. Autre est le regard du berger, de l’amant, du poète...
Ah ! son image muette est pour moi si divine, que je n’ose approcher mes lèvres de ses lèvres désarmées ; et quand je lui donne le bonsoir à la clarté de la lune, ou si, dans ma chambre, la lampe brûle encore, je n’ose découvrir mon sein ni détacher le mouchoir de mon cou, avant de lui avoir couvert les yeux de cette feuille de cyprès...
Il y a longtemps, longtemps... la première fois que je la vis, lorsque je revins à la maison, j’allai me coucher sans dire un mot à personne ; et, le lendemain, quand j’allai dire bonjour à maman : « Qu’est-ce, me dit-elle ? Et comment es-tu devenu si pieux ? Tu pries toute la nuit, tu soupires sans cesse et tu récites une litanie à la Très-Sainte Vierge. » Je compris, et je fermai ma porte, la nuit. Mais maintenant je ne puis prendre autant de précautions : je n’ai pas de maison à moi ; je couche où je me trouve et souvent je parle en rêve...
(L’horloge commence à sonner.)
LE SOLITAIRE.
Dix heures sonnent. (Le coq chante.) Et le coq a donné le premier signal ; le temps fuit, la vie passe, (une lumière s’éteint sur la table). Et la première lumière s’est éteinte. Encore, encore deux heures ! (Il commence à frissonner.) Comme il fait froid ! (Pendant ce temps le prêtre, tant soit peu étonné, regarde la lumière.) Un vent glacial siffle par les fentes : comme il fait froid ici ! (Il s’approche du poêle.) Où suis-je ?
LE PRÊTRE.
Dans la maison d’un ami.... Au nom de Dieu, calme-toi. (Aux enfants !) Qui a éteint la lumière ?
LE SOLITAIRE.
Tu veux expliquer chaque miracle. Recours à la raison. Mais la nature, comme l’homme, a ses mystères, que non seulement elle cache aux yeux de la foule, (avec feu) mais qu’elle ne révélera ni aux prêtres ni aux savants.
Le Prêtre (le prenant par la main).
Mon fils !
Le Solitaire (ému, stupéfait).
Fils ! cette voix, comme l’éclair de la foudre, dissipe les ténèbres qui enveloppaient ma raison. (En le regardant de près.) Oui, je reconnais où je suis et dans quelle maison. Oui, tu es mon second père ; c’est ici ma patrie. Je reconnais cette chère maisonnette. Comme tout est changé ! Les enfants ont grandi. Et toi, comme tu as grisonné !
Le Prêtre (troublé, l’examine à la lumière).
Comment ! Tu me connais !... C’est lui, non, oui,... non, cela ne peut être.
LE SOLITAIRE.
Gustave.
LE PRÊTRE.
Gustave ! Gustave ! (Il le presse dans ses bras) tu es Gustave, grand Dieu ! mon élève, mon fils.
Gustave (l’embrasse, en regardant l’horloge).
Mon père, je puis encore t’embrasser ; car plus tard, bientôt, tout à l’heure, je partirai pour un pays lointain. Ah ! et toi aussi, tu devras entreprendre ce voyage. Nous nous embrasserons alors et pour les siècles.
LE PRÊTRE.
Gustave, d’où viens-tu ? Mon Dieu ! une si longue absence. Où as-tu été jusqu’à présent, mon jeune ami ? Tu as disparu on ne sait où, comme si tu étais tombé à l’eau. Ne pas écrire, ne pas faire dire un mot ! Et tant d’années se sont écoulées ! Gustave, qu’es-tu devenu ? Toi, jadis l’ornement de mon école, et sur qui je fondais mes plus belles espérances : peut-on se perdre ainsi ! Et avec quel vêtement te voilà !
Gustave (avec colère).
Vieillard, et si je commence à me faire accusateur, moi aussi, à maudire tes leçons, à grincer des dents à ta vue ? Tu m’as tué, tu m’as appris à lire dans de beaux livres et dans la belle nature : tu m’as fait de la terre un enfer, (avec un soupir amer) et un paradis. (Plus haut et avec mépris.) Et ce n’est que la terre !
LE PRÊTRE.
Qu’entends-je ? Ô Christ ! Moi, je voulais te perdre ? J’ai la conscience pure : je t’aimais comme un fils.
GUSTAVE.
Et, c’est précisément pour cela que je te pardonne.
LE PRÊTRE.
Ah ! je n’ai demandé à Dieu que de te revoir, encore une fois, en cette vie.
Gustave (le presse dans ses bras).
Embrassons-nous encore, avant qu’une deuxième lumière ne s’éteigne. Dieu a daigné exaucer ta prière ; mais il est déjà tard (il regarde l’horloge,) et la route à parcourir est longue.
LE PRÊTRE.
Quoique je sois très curieux de savoir tes aventures, maintenant tu as besoin de repos et de calme : demain...
GUSTAVE.
Merci, je ne puis accepter ton hospitalité ; car il ne me reste plus de quoi la payer.
LE PRÊTRE.
Comment !
GUSTAVE.
Oh ! oui, maudits ceux qui ne paient pas. Il faut tout payer, ou par un travail réciproque, ou par un sentiment reconnaissant, ou par le don d’une larme que nous compte notre Père dans les cieux. Mais moi, qui ai erré à travers ce pays des souvenirs où chaque coin connu me coûte tant de larmes, j’ai épuisé ce qui me restait de larmes et de sentiment. Et je ne veux pas, insolvable, contracter de dettes nouvelles...
Que de souvenirs je retrouve dans ta maison, dans ton école ! Ici, avec les autres enfants, je faisais des tas de sable dans la cour ; nous courions à ce petit bois, dénicher des oiseaux ; nous nous baignions dans la rivière qui coule sous la fenêtre ; dans la plaine, je jouai aux barres avec les élèves. Là, j’allais au bosquet, le soir ou avant le jour, pour visiter Homère, causer avec le Tasse, contempler les victimes de Jean III sous Vienne. Aussitôt j’appelle mes camarades, je les range sous les bois : là-bas brillent, tout sanglants, les croissants de nuées d’Infidèles ; là-bas, se succèdent les bataillons d’Allemands effrayés ; j’ordonne de serrer la bride, de mettre les lances en arrêt : je charge, suivi de l’éclair des sabres polonais ; les nuées ennemies se dissipent ; le fracas monte jusqu’aux étoiles ; il tombe une grêle de turbans et de têtes coupées ; la tourbe des janissaires s’est sauvée ou jonche le sable ; la cavalerie, sabrée, a été emportée par ses chevaux ; nous nous frayons un chemin jusqu’aux remparts ; ce monticule était le rempart. C’est là qu’elle vint regarder nos jeux d’enfants ; là, quand je l’aperçus près de l’étendard du Prophète, aussitôt moururent en moi Godefroy et Jean III. Désormais, elle fut maîtresse de tous mes actes, désirs et pensées. Ah ! depuis lors je n’ai plus existé que par elle et pour elle ! Ces environs sont encore tout pleins d’elle. C’est ici que j’ai vu pour la première fois son divin visage ; c’est ici que j’ai eu la faveur de la première conversation ; ici, sur le monticule, nous avons lu Rousseau ensemble ; je lui formais un berceau sous la feuillée ; de ces bois, je lui apportais des baies et des fleurs ; dans ces ruisseaux, près de moi, debout, elle pêchait à la ligne des carpes argentées ou la truite gracieusement tachetée. Et aujourd’hui ! (Il pleure).
LE PRÊTRE.
Pleure ; mais hélas ! la douleur du souvenir nous consume nous-mêmes, sans rien changer autour de nous.
GUSTAVE.
Écoute, je te dirai quelque chose encore. J’ai été à ce jardin, dans la même saison, en automne, par une froide soirée. C’était le même ciel ombré de nuages, la même lune pâle, la même rosée perlée et un brouillard semblable à de légers flocons de neige, avec les étoiles qui se noient dans l’azur, emportées par leur course nocturne ; et, au-dessus de moi, brille la même étoile d’Orient que je vis alors et que je vois jusqu’aujourd’hui. Au même endroit, le même sentiment m’enflammait, tout était comme jadis : seulement, elle n’était pas là. J’approche du berceau ; j’entends je ne sais quel murmure à l’entrée : c’est elle ? Non ! C’est le zéphyr qui fait tomber les feuilles jaunies. Berceau et tombeau de mon bonheur ! C’est ici que je l’ai connue, c’est ici que je lui ai dit adieu. Ah ! que n’y ai-je point éprouvé ? Peut-être, hier, s’est-elle assise à cette même place, et y a-t-elle respiré cette même atmosphère. J’écoute, je regarde tout à l’entour ; ma vue erre en vain ; je n’aperçus au-dessus de moi qu’une petite araignée qui se balançait suspendue à une feuille par un faible fil. Moi et elle, nous sommes, tous deux, faiblement rattachés à ce monde. Je m’appuie à un arbre. Soudain, au bout du banc, je vois des bouquets, de l’herbe et une feuille au milieu : cette même feuille, la moitié de la mienne, (il tire cette feuille), qui me rappelle son dernier adieu
Ainsi donc (montrant la feuille.) elle a rejeté le dernier vestige du passé ! Ainsi il ne lui est déjà plus permis de garder un souvenir de moi ! Je sors du jardin ; les pieds me portent d’eux-mêmes, une puissance invisible m’attire vers le château. Mille lumières dissipaient les ombres de la nuit. On entendait les cris des cochers, le roulement des calèches... Me voici au pied de la muraille, je me glisse doucement, je jette un regard curieux à travers les vitrages. Toutes les tables sont servies, et les portes ouvertes, il y a de la musique et des chants ; on célèbre quelque fête. Un toast ! J’entendis le nom... Ah ! je ne dirai pas de qui ! Une voix inconnue s’écrie : Vivat ! Et un millier de voix répéta : Vivat ! J’ajoutai tout bas : Adieu ! À ce moment... (Oh ! le souvenir ne me tuera-t-il pas ?) le prêtre prononça un autre nom et s’écria : Vivat ! (Il semble fixer la porte). Quelqu’un remercie en souriant... je connais cette voix... c’est elle sans doute. Je n’en suis pas sûr... le vitrage m’empêche de bien voir... la rage m’aveugle, je roidis mes épaules, je voulais faire sauter les vitres... et je tombai inanimé. (Après une pause.) Je m’imaginais être inanimé : et je n’étais que fou.
LE PRÊTRE.
Infortuné, tu as cherché de volontaires tortures.
GUSTAVE.
Comme un cadavre abandonné, je suis resté à côté de la foule joyeuse sur le gazon arrosé de mes larmes amères. Quel contraste il y a, en ce monde, entre les suprêmes joies et les suprêmes souffrances ! En revenant à moi, j’aperçus un sanglant rayon du soleil levant. J’attends un moment : déjà plus nulle part ni lumières ni bruit. Ah ! ce fut un moment rapide comme la foudre et long comme l’éternité ! Et qui n’aura plus son pareil qu’au jugement dernier. (Après une pause, lentement.)
Alors l’Ange de la mort me chassa du paradis.
LE PRÊTRE.
Et pourquoi raviver une blessure déjà à moitié cicatrisée ? Mon fils, c’est un précepte ancien, mais fort sensé, que, quand quelque chose est arrivé et ne peut plus se défaire, il faut y reconnaître la volonté de Dieu.
Gustave (avec douleur).
Oh ! non ! Dieu nous avait créés pour une commune vie. La même étoile avait lui sur notre berceau. Égaux, quoiqu’élevés dans des circonstances diverses, d’un semblable maintien et du même âge, avec les mêmes goûts en tout et le même laisser aller, la même contexture de pensées et la même flamme de sentiments... Une prodigieuse identité nous unissait... Dieu tissait nos futurs nœuds : (avec une amertume plus grande) et toi tu les as brisés.
(Avec un redoublement de colère) :
Femme ! vain duvet ! créature à tout vent ! Les anges t’envient ta forme : et tu as une âme pire que... Mon Dieu ! As-tu pu être aveuglée à ce point par l’or, par la bulle des honneurs, brillants mais vides ! Puisse tout ce que tu toucheras se changer en or ! Et ton cœur et tes lèvres, partout où tu les tourneras, ne baiser et ne presser que l’or froid ! Moi, si j’eusse été également maître de choisir, eh bien ! la plus merveilleuse forme de jeune fille, dont Dieu n’eût pas encore offert le modèle, plus belle que la face des anges, que mes rêves, que l’inspiration des poètes, et que toi-même... je l’eusse donnée pour toi, pour la douceur d’un seul de tes regards ! Ah ! eût-elle en dot tout l’or du Tage, eût-elle un royaume au Ciel, je la donnerais pour toi ! Elle n’obtiendrait pas de moi la plus minime attention. Si, contre tant de beauté et d’or, elle me priait, m’aimant, de lui accorder, ne fût-ce qu’une petite portion de cette existence dont je te consacre en vain la totalité, de lui octroyer une seule année, ou demi-année, une seule caresse, un seul regard, — je ne veux pas. Non, je ne consens pas à de pareilles épousailles. (Durement.) Et toi, le cœur froid et le visage indifférent, tu as prononcé la parole de ma perdition ! Et tu as allumé les indignes flammes, auxquelles la chaîne qui nous unit se dissout, et qui alimentent entre nous un brasier infernal, pour mon éternel tourment ! Tu m’as fui, trompeuse ! Le Ciel te punira ! Moi-même... je ne te laisserai pas impunie... Me voici ! Tremble, infidèle ! (Il tire un stylet, et avec une ironie furieuse)... Je m’en vais... (Il s’arrête et devient pensif.) Oh ! non, non... Pour la tuer, il faudrait être pire que le premier des démons... Arrière ce fer ! (Il le cache.) Que son propre souvenir la poursuive ! (Le prêtre s’éloigne.) Que les stylets de sa conscience la déchirent ! J’irai, mais j’irai sans armes. J’irai seulement la regarder... Je fixerai seulement mon regard sur elle, oh ! le regard d’une vipère : j’évoquerai dans mes yeux tout l’enfer de mon cœur... (Plus bas, avec attendrissement.) Elle, si tendre, si sensible, comme sur l’herbe le duvet printanier, que disperse le souffle du plus léger zéphyr ou qu’abat la moindre rosée... Chacune de mes émotions aussitôt l’émeut, chaque expression brusque la froisse ; l’ombre de mon chagrin éteint sa gaieté... Nous connaissions si bien réciproquement les sentiments de notre âme à deux que ce que l’un a pensé l’autre l’a déjà deviné. Étroitement unis par le fond même de notre être, nous n’avions qu’à nous regarder dans le miroir de notre visage pour y voir nos cœurs comme dans une onde limpide. À peine un sentiment a-t-il brillé dans mes yeux qu’avec l’instantanéité d’un éclair il pénètre jusqu’à son cœur. Ah ! je l’aimais tant !...
Irais-je maintenant l’effrayer et mettre à l’amant le masque du réprouvé ? Pourquoi ? Que veux-je d’elle ? Oh ! vile jalousie ! Quels sont donc ses torts ? M’a-t-elle leurré par un mot à double entente, ou attiré par un sourire engageant ? Ou s’est-elle composé un visage mensonger ? Quels serments, quelles promesses m’a-t-elle faits ? Ai-je reçu d’elle, fût-ce en rêve, quelqu’espoir ? Non, non, seul j’ai nourri de chimériques illusions ; seul, j’ai préparé les poisons qui me rendent fou. Pourquoi cette fureur ? Quels droits ai-je sur elle ? Qu’est-ce qui milite en faveur de ma personne dédaignée ? Quelle grande vertu, quelle action éclatante, quelle gloire ? Rien, rien. Ah ! je n’ai pour moi que mon amour. Je sais tout cela. Jamais je n’ai péché par une audacieuse témérité ; je ne lui ai jamais demandé la réciprocité. Je ne lui demande que de toutes petites attentions, seulement d’être avec moi, fût-ce comme une parente avec un parent, une sœur avec un frère : Dieu m’est témoin que je m’en fusse contenté ! Si je pouvais me dire : je la vois, je l’ai vue hier et je la verrai demain, avec elle le matin, le jour près d’elle, et près d’elle le soir, je lui donnerai le premier bonjour, je m’asseoierai à la même table qu’elle, ah ! que je serais heureux ! (Après une pause.)
Mais où va mon imagination ? Tu es sous l’œil jaloux d’un garde défiant. Il ne m’est même pas permis de te voir impunément. Il m’est enjoint de te dire adieu, de te quitter, de mourir !
(Avec amertume.)
Hommes de pierre ! Vous ne savez pas tout ce qu’a d’affreux la mort du Solitaire. En expirant il contemple le monde, seul au monde ; pas une main amie ne lui ferme les yeux, un cercle affligé n’entoure pas son chevet, nul n’accompagne son cercueil à son éternelle demeure, ni ne jette sur lui une poignée de terre, il n’a personne pour le pleurer ! Oh ! si je pouvais t’apparaître, fût-ce en rêve ! Oh ! si, en souvenir de mon tourment, tu portais mon deuil, fût-ce une seule journée, si tu attachais un seul ruban noir à ta robe, peut-être y jetterais-tu un regard à la dérobée... et une larme de douleur... Et tu songerais, en soupirant : ah ! il m’aimait tant !
(Avec une sauvage ironie.)
Les cieux m’ont tout, tout ravi, mais ils ne peuvent me dépouiller d’un reste de fierté ! Vivant, je n’ai jamais rien mendié de personne ; mort, je n’irai pas mendier de la pitié !
(Avec résolution.)
Fais ce que tu voudras : tu es maîtresse de ta volonté. Oublie !... moi, j’oublierai ! (Avec trouble) n’ai-je pas déjà oublié ?
(Pensif.)
Ses traits... toujours plus confus... oui, se sont déjà tellement effacés ! Enveloppés déjà de l’éternité, je méprise une folie passagère...
(Une pause.)
Ah ! je soupire... Pourquoi soupiré-je ? Ah ! je soupire après elle. Non, je ne puis, même mort, l’oublier ; ne la vois-je pas ? elle est là, debout, elle pleure sur moi, quelle larme sincère !
(Avec amertume.)
Pleure, ma bien-aimée, ton Gustave meurt !
(Avec résolution.)
Allons, Gustave, courage !
(Il lève son stylet. Avec angoisse.)
N’aie point peur, ma bien-aimée ; lui, il ne craint rien... Pourquoi le regrettes-tu ? Il n’emporte rien avec lui ! Oui ! Je te laisserai tout, tout ! Je te laisserai la vie, le monde et les plaisirs.
(Avec fureur.)
Et ton... tout,... oh non... je ne te demande pas une larme !
(Au prêtre qui entre avec des domestiques.)
Écoute... si jamais, tu rencontres...
(Avec délire et avec une violence croissante.)
une vierge, une femme surhumaine, et si elle te demande de quoi je suis mort ! ne lui dis pas que c’est de désespoir. Dis-lui que j’étais toujours rose, gai, que jamais je ne parlais de ma bien-aimée, que je jouais aux cartes avec mes amis, et que la boisson... la danse... qu’en dansant (il se frappe la jambe), je me suis cassé la jambe et que j’en suis mort... (Il se poignarde.)
LE PRÊTRE.
Jésus-Marie ! Oh ! mon Dieu ! (Il lui saisit le bras ; Gustave reste debout ; l’horloge commence à sonner.)
Gustave (regardant l’horloge.)
La chaîne bruit... Onze heures vont sonner !
LE PRÊTRE.
Gustave !
(Le coq chante pour la seconde fois.)
GUSTAVE.
C’est le second signal ! Le temps fuit, la vie passe. (L’horloge achève de sonner, la seconde lumière s’éteint.)
Et la seconde lumière s’est éteinte : c’est la fin de mes douleurs.
(Il retire son stylet et le cache.)
LE PRÊTRE.
Secourons-le, mon Dieu, il y a peut-être quelque ressource. Ah ! il expire déjà, il l’avait planté jusqu’à la garde, il est tombé victime de sa folie !
Gustave (avec un froid sourire).
Cependant il demeure debout.
Le PRÊTRE (le prenant par la main).
Ô crime ! que Dieu te pardonne... Gustave ! Gustave !
GUSTAVE.
Un crime pareil ne peut pas se perpétrer chaque jour. Laisse là une crainte vaine : c’est accompli et jugé. Ces scènes douloureuses ne sont répétées par le criminel que pour l’enseignement.
LE PRÊTRE.
Comment ? Qu’est-ce ?... Ah ! mes cheveux se dressent, mes jambes fléchissent. Au nom du Père et du Fils ! qu’est-ce que cela signifie ?
Gustave (regardant l’horloge).
Deux heures sont passées : celle de l’amour et celle du désespoir. Maintenant vient l’heure de l’avertissement.
Le Prêtre (voulant le faire asseoir).
Assieds-toi, couche-toi, rends cet instrument meurtrier, laisse panser tes blessures.
GUSTAVE.
Je te donne ma parole que, jusqu’au jour du jugement dernier, ce stylet restera dans sa gaîne. Inutile d’avoir souci de mes blessures : n’ai-je pas bonne mine ?
LE PRÊTRE.
Comme Dieu est au Ciel, je ne comprends pas ce que...
GUSTAVE.
Il y a des armes de prix dont la pointe pénètre et s’enfonce jusque dans l’âme ; cependant, en apparence elles n’endommagent pas le corps. Et j’ai été, à deux reprises, transpercé d’une pareille arme. (Après une pause et avec un sourire). Une pareille arme, pendant la vie, ce sont des yeux de femme. (D’une voix sombre.) Et après la mort, c’est la contrition du pécheur souffrant...
Quand j’entrai chez toi, je m’arrêtai sur le seuil. Je me souviens qu’avec les enfants tu récitais des prières à Dieu pour les âmes des morts.
Le Prêtre (prenant le crucifix).
C’est vrai, nous allons de suite les achever.
GUSTAVE.
Ah ! pourquoi as-tu supprimé la plus belle fête, car elle est la Fête des souvenirs, les Dziady qu’on avait célébrés jusqu’à présent... Rétablissez-nous les Dziady. Là-haut, au pied du trône de l’Éternel où notre existence est exactement pesée, là-haut, la larme qu’ un seul serviteur verse sur vous sincèrement, à votre mort, est d’un plus grand poids que les regrets mensongers, imprimés et publiés, qu’un cortège salarié et que des attelages funèbres.
LE PRÊTRE.
C’est vrai. Mais les Dziady, ces rendez-vous nocturnes dans des églises, dans des lieux déserts ou des souterrains, avec des sorcelleries, des cérémonies sacrilèges, entretiennent notre peuple dans une grossière ignorance. D’où des contes étranges, des milliers de superstitions, sur les esprits nocturnes, les revenants et les maléfices.
GUSTAVE.
Ainsi donc il n’y a pas d’esprits ? (Avec ironie.) Ce monde est sans âme ? Il vit, mais il vit seulement comme un squelette dénudé que le docteur meut par un ressort secret, ou bien c’est quelque chose comme une grande horloge qui marche par l’action des poids ! (Avec un sourire.) Seulement vous ne savez pas qui a suspendu les poids ! La raison vous fait connaître les rouages et les ressorts, mais vous ne voyez pas de mains ni de clefs. Si de tes yeux tombait le bandeau terrestre, tu verrais près de toi plus d’un être vivant mettre en mouvement la masse inerte du monde... (Il attrape un papillon qui voltige autour de la lumière.)
Ah ! te voilà, messire papillon. (Le montrant au prêtre.) Cet essaim de papillons de nuit qui voltigent tout à l’entour, dans une vie antérieure éteignaient chaque rayon de lumière : c’est pourquoi, après le jugement dernier, l’obscurité les enveloppera. En attendant, ils errent avec leur âme réprouvée ; et quoiqu’ils n’aiment pas la lumière, il doivent voler dans la lumière : ce qui, pour des esprits ténébreux, est la torture la plus cruelle. Regarde ce papillon que pare un vêtement coloré : c’était un petit roi ou un grand seigneur ; et, de la vaste envergure de ses ailes, il obscurcissait des villes, des districts. Ce second, plus petit et bombé, c’était un sot censeur de livres : et, en furetant de fleurs en fleurs, il noircissait chaque beauté qu’il apercevait et il en suçait le miel de sa trompe empoisonnée ou bien s’enfonçait sous terre et, d’une dent de reptile, il détruisait, dans son germe, le grain de la science. Ces autres qui voltigent plus nombreux, ce sont les flatteurs des grands, les barbouilleurs d’écrits : quel que soit le champ auquel leur maître en veuille, leur nuée maudite y vole, et, que le blé soit en herbe ou que ses épis soient mûrs, ils le dévorent comme des sauterelles. Tous ceux-là, mes enfants, ne valent pas un Ave Maria.
Il y a d’autres êtres plus dignes de pitié ; et du nombre sont tes amis, tes élèves, dont tu as habitué l’imagination à un vol altier, dont tu as ravivé avec art le feu inné... La pénitence terrestre que leur ont valu leurs fautes, je l’ai révélée après avoir repassé le seuil de l’éternité. J’ai condensé ma vie en trois courtes heures. Et j’ai souffert à nouveau pour ton enseignement. Porte-leur donc le soulagement de tes prières et du sacrifice de la messe. Quant à moi, sauf un souvenir, je ne demande rien. Pour mon péché, la vie a été une punition suffisante. Et aujourd’hui, je ne sais si ce que j’éprouve est une récompense ou un châtiment. Car celui qui sur la terre goûte les délices du paradis, celui qui a retrouvé l’autre moitié de son être, celui qui, s’envolant par delà les limites réelles de la vie, se confond cœur et âme avec son amante, ne pense que par sa pensée et ne respire que par son souffle, celui-là, à la mort, perd aussi son existence individuelle ; et, attaché à la personne aimée, il n’est plus que son ombre. Si, de son vivant, il était soumis à une sainte domination, il partage avec elle la gloire céleste ; ou bien il est précipité avec le Méchant dans l’abîme éternel, s’il a été le complice d’un état douloureux. Par bonheur, Dieu m’a fait le sujet d’un ange. Pour elle et pour moi, l’avenir est souriant. En attendant, errant comme une ombre près des charmes aimés, je suis tour à tour au Ciel ou dans les tourments infernaux. Quand elle se souvient de moi, soupire et verse une larme, j’approche de ses lèvres, j’agite sa blonde chevelure, je me mêle à son haleine : je te pénètre et suis au Ciel. Mais quand... oh ! vous sentez cela, vous qui avez aimé, de quel feu brûle la jalousie. Longtemps encore il me faut errer dans le monde jusqu’à ce que Dieu l’appelle à lui. Alors, sur les traces de l’ange aimé, mon ombre errante se glissera au Ciel. (L’horloge commence à sonner, il chante :)
Car écoutez et le retenez bien : suivant un ordre divin, celui qui, de son vivant, a été, fût-ce une fois, dans le ciel, après sa mort n’y entre pas tout droit.
(L’horloge achève de sonner ; le coq chante ; la lampe devant la sainte image s’éteint ; Gustave disparaît.)
LE CHŒUR.
Car, écoutons et le retenons bien : suivant un ordre divin, celui qui, de son vivant, a été, fût-ce une fois, dans le Ciel, après sa mort n’y entre pas tout droit.
Mais donnez-vous de garde des hommes ; car ils vous traduiront devant leurs assemblées, et ils vous feront fouetter dans leurs synagogues.
Et vous serez traînés à cause de moi, devant les gouverneurs et les rois, pour leur servir de témoignage à eux et aux Gentils.
Et vous serez haïs de tous à cause de mon nom ; mais celui-là sera sauvé, qui persévèrera jusqu’à la fin.
S. Mathieu, X. 17, 18, 22.
PROLOGUE.
En Lithuanie. — À Vilna, rue Ostrobrama, dans le cloître des prêtres Basiliens, transformé en prison d’État. Une cellule de prisonnier.
(Un prisonnier appuyé contre la fenêtre. Il dort.)
UN ANGE GARDIEN.
Méchant, insensible enfant, par ses vertus ici-bas, par ses prières dans le Ciel, ta mère a longtemps préservé ton jeune âge de la tentation et des malheurs : semblable à la rose, ange des parterres, qui fleurit le jour, et qui, la nuit, protège par son parfum, contre les insectes et le mauvais air, les tempes de l’enfant endormi.
Que de fois, à la supplication de ta mère et avec la permission de Dieu, je suis descendu vers ta chambrette, silencieux dans les silencieuses ombres de la nuit !... Je descendais sur un rayon et je planais sur ta tête.
Quand la nuit te berçait, moi j’étais là, penché sur ton cœur passionné, comme un lys blanc sur une source troublée. Plus d’une fois, ton âme m’inspira du dégoût ; mais, dans la foule des mauvaises pensées, j’en cherchais une bonne, comme dans une fourmilière on cherche un grain d’encens.
À peine l’entrevoyais-je briller, je tendais la main à ton âme, je la guidais vers la région de l’éternité, je lui chantais un air qu’entendent rarement les fils de la terre, rarement... même en songe... et ils l’oublient à leur réveil... Je te chantais la félicité future ; dans mes bras, je te ravissais jusqu’aux cieux. Mais toi... tu écoutais les accords célestes, comme des chansons de convives enivrés.
Moi, glorieux enfant de l’éternité, je revêtais alors la forme d’un monstre des enfers, pour t’effrayer, pour te frapper. Et toi, tu recevais les coups du Ciel, comme un sauvage les tortures d’un bourreau. Ton âme se réveillait agitée mais fière, comme si les eaux de l’oubli l’eussent abreuvée toute la nuit ; et tu engloutissais le souvenir des cieux, comme la cascade, qui plonge dans les gouffres souterrains, y entraîne les feuilles et les fleurs.
Je versais des larmes amères, je pressais mon visage dans mes mains... je voulais... et je n’osais pas retourner au Ciel, de peur de rencontrer ta mère qui m’eût demandé : Quelles nouvelles rapportes-tu de la terre, de ma cabane ? quel a été le rêve de mon fils ?
LE PRISONNIER.
(Il s’éveille en sursaut et regarde à la fenêtre. Déjà le matin).
Silencieuse nuit, quand tu apparais, qui te demande d’où tu viens ?... Quand tu parsèmes les étoiles, qui lit dans ces étoiles le mystère de ta route future ?... Le soleil est couché, s’écrient les astronomes du haut des observatoires : mais pourquoi est-il couché ? Personne ne répond !... Les ténèbres enveloppent la terre et le monde est plongé dans le sommeil : mais pourquoi le monde dort-il ? Personne ne s’en inquiète ! Il se réveillera sans souci, comme il s’est endormi sans souci. L’éclat quotidien du soleil n’a rien de merveilleux pour lui... Le jour et les ténèbres se succèdent comme les sentinelles dune armée : mais où sont les généraux qui la commandent ?
Et le sommeil ? ah ! ce monde calme, mystérieux, cette vie de l’âme, n’est-elle pas digne que l’on sonde ses abîmes ? Qui mesurera l’étendue de ses régions ? qui comptera sa durée ?... L’homme frissonne en rêvant ; il rit, quand il s’éveille... Les savants disent que les rêves ne sont qu’une réminiscence... Maudits savants ! ne sais-je pas distinguer un songe d’un souvenir ? À moins qu’on ne me persuade que mes fers ne sont qu’une réminiscence !...
Ils disent que les supplices et l’enivrement des rêves ne sont qu’un jeu de l’imagination. Insensés ! à peine de renommée connaissent-ils l’imagination ; et c’est à nous, poètes, qu’ils osent en parler... J’en ai visité les régions, j’ai mieux qu’eux mesuré leur étendue, et je sais qu’au delà de leurs limites demeurent les songes. Le jour deviendra nuit, la volupté deviendra tourment, avant que le songe soit une réminiscence, le rêve une pure imagination. (Il se couche, puis se relève et s’approche de la fenêtre.)
Pour moi plus de doux sommeil !... toujours des rêves !... rêves effrayants !... décevants !... Comme ces rêves m’exténuent !
(Il se rendort.)
ESPRITS DES TÉNÈBRES.
Glissons sous sa tête un noir duvet, un moelleux duvet. Chantons... bien doucement... Ne l’effrayons pas ! ne l’effrayons pas !
UN ESPRIT DU CÔTÉ GAUCHE.
La nuit est triste dans ta prison... Là, dans la ville, elle se passe joyeuse : le son des instruments anime les convives ; la coupe pleine en main, les ménestrels entonnent des chansons. Là, pendant la nuit, errent des comètes... avec des yeux, des comètes à la chevelure éclatante. Celui qui vers elles dirigera sa barque s’endormira sur les flots, au milieu d’un rêve enchanteur... et il se réveillera sur nos rives.
L’ANGE.
Nous avons obtenu de Dieu qu’il te livrât aux mains de l’ennemi... La solitude est la leçon des sages. Toi, isolé dans ton cachot, comme le prophète dans le désert, médite donc aussi sur tes destinées.
CHŒUR D’ESPRITS DES TÉNÈBRES.
Le jour, Dieu nous tourmente ; mais, la nuit, à nous la joie : c’est au sein de la nuit que les oisifs s’abandonnent aux orgies ; c’est la nuit que les ménestrels donnent un libre cours à leur voix... les démons leur enseignent des chansons. Le matin, rapportez-vous de l’église une sainte pensée, sentez-vous le goût des pieux entretiens, la nuit-sangsue tirera de votre front les pensées pieuses, la nuit-serpent empoisonnera le goût sur vos lèvres. Il dort !... Chantons sur lui. Fils des ténèbres, soyons ses serviteurs jusqu’à ce qu’il devienne le nôtre. Tombons-lui dans le cœur, courons-lui sur la tête... Nous l’aurons !... Ah ! s’il dormait longtemps !....
L’ange.
On a prié pour toi sur la terre et dans les cieux : bientôt les tyrans te rendront au monde.
Le Prisonnier (s’éveille et pense) :
Toi qui tourmentes, charges de fer et égorges tes semblables, toi qui passes le jour à rire et le soir à banqueter, te rappelles-tu, le matin, un seul de tes songes !... et, quand tu te le rappellerais, le comprendrais-tu ?
(Il s’endort.)
L’ANGE.
La liberté te sera rendue... Dieu nous envoie te l’annoncer.
Le Prisonnier (s’éveillant).
La liberté ? Je me rappelle... oui, on me l’a dit hier. Est-ce un rêve ? est-ce une révélation de Dieu ?
(Il s’endort.)
LES ANGES.
Gardons, ah ! gardons ses pensées : entre ses pensées le combat est engagé.
ESPRIT DU CÔTÉ GAUCHE.
Redoublons l’attaque.
Esprit De Droite.
Nous, redoublons les gardes ; la pensée qui va triompher apparaîtra demain à ses discours et à ses œuvres : un seul instant de ce combat décide, pour la vie entière, des destinées d’un homme.
LE PRISONNIER.
Je serai libre... oui... j’ignore d’où m’en est venue la nouvelle ; mais je connais la liberté que donnent les Moscovites « ... Les infâmes !... ils me briseront les fers des mains et des pieds ; mais ils me les feront peser sur l’âme !... L’exil, voilà ma liberté !... Il me faudra errer parmi la foule étrangère, ennemie, moi, chanteur !... et personne ne saisira rien de mes chants... rien qu’un bruit vain et confus ! Les infâmes !... c’est la seule arme qu’ils ne m’aient pas arrachée ; mais ils me l’ont brisée dans les mains. Vivant, je resterai mort pour ma patrie, et ma pensée demeurera enfermée sous l’ombre de mon âme, comme le diamant dans sa brute enveloppe de pierre. (Il se lève et trace avec un charbon, d’un côté) :
D. O. M.
GUSTAVUS OBIIT
MDCCCXXIII
CALENDIS NOVEMBRIS.
(De l’autre côté de la cellule) :
HIC NATUS EST CONRADUS
MDCCCXXIII
CALENDIS NOVEMBRIS.
(Il s’appuie contre une fenêtre et s’endort.)
UN ESPRIT.
Homme, si tu savais quelle est ta puissance ; quand la pensée, dans ta tête, comme l’éclair dans la nue, s’enflamme invisible encore, rassemble les nuages et crée une pluie fertile ou la foudre et les tempêtes ! Si tu savais que, la pensée à peine conçue, déjà l’attendent en silence Satan et les anges, comme les éléments la tempête ! Vas-tu choir dans l’enfer ou resplendir au Ciel ? comme un nuage élevé mais errant, tu brilles ; or, toi-même, tu ne sais où tu voles, tu ne sais ce que tu feras. Hommes, chacun de vous pourrait, isolé, dans les chaînes, par la pensée et par la foi, faire crouler et relever les trônes.
ACTE PREMIER.
SCÈNE I.
Un corridor. — La sentinelle se tient au loin, la carabine au bras. — Quelques jeunes prisonniers sortent de leur cellule avec des chandelles. — Il est minuit.
JACOB.
Vraiment, nous allons nous réunir ?
ADOLPHE.
La sentinelle boit la goutte, le caporal est des nôtres.
JACOB.
Quelle heure est-il ?
ADOLPHE.
Près de minuit.
JACOB.
Mais si la ronde nous surprend, notre pauvre caporal est perdu.
ADOLPHE.
Éteins donc la chandelle : tu vois comme la lumière se réfléchit sur la fenêtre. (Ils éteignent la chandelle.) La ronde est un vrai badinage : il lui faudra frapper longtemps, échanger le mot d’ordre, chercher les clefs... Puis les corridors sont longs... Avant d’être surpris, nous nous séparons, les portes se ferment, chacun se jette sur le lit et ronfle. (Les autres prisonniers arrivent de leurs cellules.)
FREJEND.
Amis, allons dans la cellule de Conrad, c’est la plus éloignée ; elle est adossée au mur de l’église : nous pouvons, sans être entendus, y chanter et crier à l’aise. Aujourd’hui, je me sens disposé à donner un libre cours à ma voix : en ville, on se figurera que les chants partent de l’église, c’est demain Noël... Eh ! camarades, j’ai quelques bouteilles aussi.
JACOB.
À l’insu du caporal ?
FREJEND.
Le brave caporal aura sa part des bouteilles ; c’est un Polonais, un de nos anciens légionnaires que le tzar a transformé de force en Moscovite. Le caporal est bon catholique, et il permet aux prisonniers de passer ensemble la soirée de la sainte veille de Noël.
JACOB.
Si on l’apprend, nous le payerons cher. (Les prisonniers entrent dans la cellule de Conrad, y font du feu et allument la chandelle.)
L’ABBÉ LWOWICZ.
Comment es-tu ici, mon cher Zegota ?
Zegota.
On m’a aujourd’hui arraché de ma maison.
JACOB.
On t’a pris à l’improviste ?
ZEGOTA.
Depuis longtemps j’entendais parler de je ne sais quelle enquête de Vilna. Ma maison est près de la route. On apercevait des kibitkas lancées au galop ; et, chaque nuit, le grelot sinistre de la poste nous faisait tressaillir. Souvent, quand le soir, à table, quelqu’un, en plaisantant, frappait un verre du manche de son couteau, les femmes tremblaient et les vieillards pâlissaient, croyant entendre les grelots d’un feldjæger. Mais je ne sais qui l’on cherchait et pourquoi : je n’étais d’aucune conspiration. Je crois que le Gouvernement n’a imaginé cette enquête, que par rapacité ; que nos prisonniers paieront de fortes rançons et retourneront chez eux.
THOMAS.
Voilà ton espoir ?
ZEGOTA.
On ne peut cependant nous envoyer en Sibérie sans motif ! Et quelle faute pourront-ils bien nous trouver ou nous inventer ? Expliquez-moi ce qui se passe ici. De quoi nous accuse-t-on ? Quelle est la cause de ce procès ?
THOMAS.
La cause ? c’est que Nowosilcow est tombé de Varsovie ici. Tu connais sans doute le caractère de Monsieur le Sénateur. Tu sais qu’il était en disgrâce auprès de l’Empereur ; qu’il avait déjà bu et dissipé le produit de ses rapines antérieures, avait perdu tout crédit chez les marchands et était aux abois : car, malgré toutes ses peines et démarches, il n’a pu découvrir dans le royaume de Pologne aucun complot. Aussi a-t-il résolu de visiter un pays neuf, la Lithuanie, et s’est-il posté ici avec tout son état-major d’espions. Pour pouvoir impunément piller la Lithuanie et se refaufiler dans les bonnes grâces de l’autocrate, il lui faut trouver dans notre Société les éléments d’une grosse affaire et sacrifier de nouvelles et nombreuses victimes au tzar.
ZEGOTA.
Mais nous nous justifierons.
THOMAS.
Toute défense est inutile. Instruction et jugement, tout se passe en secret. On ne dira à aucun de nous ce dont on l’accuse. C’est à celui qui nous charge qu’incombe le soin d’écouter notre justification. Il veut à toute force nous punir ; nous n’échapperons pas au châtiment. Il nous reste encore un triste moyen, un moyen unique. Sacrifions à l’ennemi plusieurs d’entre nous ; et que ces victimes prennent sur elles les fautes de tous. C’est moi qui ai été à la tête de votre association : j’ai donc le devoir de souffrir pour vous, mes amis. Adjoignez-moi encore quelques élus d’entre ceux de nos frères qui sont orphelins, plus âgés, célibataires, dont la perte ne fera pas saigner trop de cœurs en Lithuanie et sauvera des mains de l’ennemi les plus jeunes et les plus nécessaires.
ZEGOTA.
En sommes-nous déjà là ?
JACOB.
Mais voyez comme Zegota se fait triste : il ne s’était pas douté qu’il pouvait bien avoir dit à ses foyers un éternel adieu.
FREJEND.
Notre Hyacinthe a dû laisser sa femme en couches, et il ne verse pas une larme.
FÉLIX KOLAKOWSKI.
Pourquoi en verserait-il ? Qu’il rende plutôt gloire à Dieu ! Si elle met au monde un fils, je lui prédirai son avenir... Donne-moi ta main : j’ai quelque talent en chiromancie, je te dévoilerai l’avenir de ton fils. (Il regarde dans la main).
S’il est honnête, sous le gouvernement moscovite, il fera infailliblement connaissance avec les juges et la kibitka... Qui sait ? peut-être nous trouvera-t-il encore tous ici ? — Vivent les fils ! ce sont nos futurs compagnons !
ZEGOTA.
Êtes-vous ici depuis longtemps ?
FREJEND.
Comment le savoir ? Nous n’avons pas de calendrier ? personne ne nous écrit : le pire est d’ignorer quand nous sortirons.
SUZIN.
Moi, j’ai à ma fenêtre une paire de rideaux de bois, et je ne sais pas même quand il fait nuit ou jour.
THOMAS.
J’aimerais mieux être sous terre, affamé, malade, livré au supplice du knout et même de l’inquisition, que de vous voir ici partager ma misère. Les brigands !... ils veulent nous enfouir tous dans la même tombe !...
FREJEND.
Quoi ! c’est peut-être pour moi que tu pleures ? Pour moi peut-être ! Je le demande, de quelle utilité est ma vie ? Encore si nous avions la guerre ; j’ai quelque talent pour me battre, et je pourrais larder les reins à quelques cosaques du Don. Mais en paix ! À quoi bon vivrais-je une centaine d’années ?... Pour maudire les Moscovites, puis mourir et devenir poussière ! Libre, j’aurais passé ma vie inaperçu, comme la poudre ou le vin médiocre. Aujourd’hui que le vin est bouché et la poudre bourrée, j’ai en prison toute la valeur d’une bouteille ou d’une cartouche. Libre, je m’évaporerais comme le vin d’un broc débouché, je brûlerais sans bruit, comme la poudre sur un bassinet ouvert. Mais, si l’on m’entraîne, chargé de fers, en Sibérie, les Lithuaniens, nos frères, se diront en me voyant passer : « Voilà ce noble sang, voilà notre jeunesse qui s’éteint ! Attends, infâme tzar ! attends, Moscovite ! » Un homme comme moi, Thomas, se ferait pendre pour que tu restasses un moment de plus dans le monde ; un homme comme moi ne sert sa patrie que par sa mort. Je mourrais dix fois pour te faire ressusciter, toi ou le sombre poète Conrad, qui nous raconte l’avenir comme un bohémien. (À Conrad.)
Je crois, puisque Thomas le dit, que tu es un grand poète ; je t’aime, car tu ressembles aussi à la bouteille : tu verses tes chants, tu inspires le sentiment, l’enthousiasme !... mais nous, nous buvons, nous sentons,... et toi, tu décrois, tu te dessèches.
(À Thomas et à Conrad).
Vous savez que je vous aime, mais on peut aimer sans pleurer. Allons, mes frères, plus de tristesse ; car, si une fois je m’attendris et si je me mets à larmoyer, alors plus de feu, plus de thé.
(Il fait le thé. — Un moment de silence.)
JACOB.
Quel long silence ! N’y a-t-il pas de nouvelles de la ville ?
TOUS.
Des nouvelles !
ADOLPHE.
Jean est allé aujourd’hui à l’interrogatoire ; il est resté une heure en ville. Mais il est silencieux et triste, et, à en juger par sa mine, il n’a guère envie de parler.
UN DES PRISONNIERS.
Eh bien ! Jean, des nouvelles ?
JEAN SOBOLEWSKI.
(Tristement).
Rien de bon aujourd’hui... Pour la Sibérie... on a expédié vingt kibitkas.
ZEGOTA.
De qui ? des nôtres ?
JEAN.
D’étudiants de Samogitie.
TOUS.
En Sibérie !
JEAN.
Et en grande pompe ; il y avait foule. Je demandai au caporal à m’arrêter un instant... Il me l’accorda. Je me tins loin, caché entre les piliers de l’église... On disait la messe : l’assistance était nombreuse. Soudain le peuple s’élance en masse vers la porte, puis vers la prison voisine. Seul, je restai sous le porche... et l’église devint si déserte que, dans le lointain, j’entrevoyais le prêtre tenant le calice à la main, et l’enfant de chœur avec sa sonnette. Le peuple ceignait la prison d’un rempart immobile : les troupes en armes, tambours en tête, se tenaient sur deux rangs comme pour une grande cérémonie : au milieu d’elles étaient les kibitkas. — Je lance un regard furtif, et j’aperçois l’officier de police qui s’avance à cheval. À sa figure, on eût dit un grand homme conduisant un grand triomphe... oui... le triomphe du tzar du Nord, vainqueur de jeunes enfants ! — Au roulement du tambour, on ouvre les portes de l’hôtel de ville... Ils sortent... Chaque prisonnier avait près de lui une sentinelle, la baïonnette au fusil. Pauvres enfants !... ils avaient tous, comme des recrues, la tête rasée, les fers aux pieds !... Le plus jeune, âgé de dix ans, se plaignait de ne pouvoir soulever ses chaînes et montrait ses pieds nus et ensanglantés. L’officier de police passe, demande le motif de ses plaintes... L’officier de police, homme plein d’humanité, examine lui-même les chaînes... Dix livres... c’est conforme au poids prescrit !...
On entraîna Janczewski : je l’ai reconnu !... les souffrances l’avaient rendu laid, noir, maigre ; mais que de noblesse dans ses traits ! Un an auparavant, c’était un sémillant et gentil petit garçon ; aujourd’hui, il regardait de la kibitka, comme, de son rocher isolé, le grand empereur !... Tantôt, d’un œil fier, sec, serein, il semblait consoler ses compagnons de captivité ; tantôt il saluait le peuple avec un sourire amer, mais calme. Il semblait vouloir lui dire : ces fers ne me font pas tant de mal !... Tout à coup je crus voir son regard tomber sur moi. Comme il n’apercevait pas le caporal qui me tenait par mon habit, il me supposa libre !... il baisa sa main en signe d’adieu et de félicitation, et soudain tous les yeux se tournèrent vers moi. Le caporal me tirait de toutes ses forces pour me faire cacher : je m’y refusai, et me serrai contre le pilier ; j’examinai la figure et les gestes du prisonnier. Il remarqua que le peuple pleurait en regardant ses fers, et il secoua les fers de ses pieds comme pour montrer à la foule qu’il pouvait les porter. La kibitka s’élance... il arrache son chapeau de sa tête, se dresse, élève la voix, crie trois fois : « La Pologne n’est pas encore morte !... » et il disparaît derrière la foule. Mes yeux suivirent longtemps cette main tendue vers le ciel, ce chapeau noir pareil à un étendard funèbre, cette tête violemment dépouillée de sa chevelure, cette tête sans tache, fière, qui brillait au loin, annonçant à tous l’innocence de la victime et l’infamie des bourreaux. Elle surgissait du milieu de la foule noire de tant de têtes, comme, du sein des flots, celle du dauphin, prophète de l’orage. Cette main, cette tête, sont encore devant mes yeux et resteront gravées dans ma pensée : comme une boussole, elles me marqueront le chemin de la vie et me guideront à la vertu... Si je les oublie, toi, mon Dieu, oublie-moi dans le Ciel !
L’abbé Lwowicz.
Que Dieu soit avec vous !
CHAQUE PRISONNIER.
Et avec toi !
JEAN SOBOLEWSKI.
Cependant les voitures défilaient : on y jetait un à un les prisonniers. Je lançai un regard dans la foule serrée du peuple et sur les soldats. Tous les visages étaient pâles comme des cadavres ; et, dans cette foule immense, il régnait un tel silence, que j’entendais chaque pas et chaque bruissement de chaînes ! Tous sentaient l’horreur du supplice !... Le peuple et l’armée le sentaient, mais tous se taisaient, tant ils ont peur du tzar... Enfin le dernier prisonnier parut : il semblait résister : le malheureux ! il se traînait avec effort et chancelait à chaque pas. — On lui fait descendre lentement les degrés ; à peine a-t-il posé le pied sur le second, qu’il roule et tombe : c’était Wasilewski. Il avait reçu tant de coups à l’interrogatoire, qu’il ne lui était pas resté une goutte de sang sur le visage. Un soldat vint et le releva ; d’une main, il le soutint jusqu’à la voiture, et, de l’autre, il essuya secrètement ses larmes... Wasilewski n’était pas évanoui, ni affaissé, exténué, mais il était roide comme une colonne. Ses mains engourdies, comme si on les eût détachées de la croix, s’étendaient au-dessus des épaules des soldats. Il avait les yeux hagards, hâves, largement ouverts !... Et le peuple aussi a ouvert les yeux et les lèvres... et soudain un seul soupir, parti de mille poitrines, retentit autour de nous, un cri sourd et caverneux. On eût dit un gémissement qui sortait à la fois de toutes les tombes enfouies sous l’église. Le détachement l’étouffa par le roulement du tambour et par le commandement : « Aux armes ! marche !... » On se met en mouvement, et les kibitkas fendent la rue, aussi rapides que le vol d’un éclair. Une seule paraissait vide : elle contenait pourtant un prisonnier, mais un prisonnier invisible !... Seulement au-dessus de la paille apparaissait une main ouverte, livide, une main de cadavre, qui tremblotait comme en signe d’adieu. — La kibitka s’enfonce dans la foule... — Avant que le fouet ait dispersé la foule, on s’arrête devant l’église... Soudain j’entends la sonnette ; le cadavre était là... Je jette les yeux dans l’église déserte, je vois la main du prêtre élever au ciel la chair et le sang du Seigneur, et je dis : « Seigneur, toi qui, par le jugement de Pilate, as versé ton sang innocent pour le salut du monde, accueille cette jeune victime de la justice du tzar ; elle n’est ni aussi sainte ni aussi grande, mais elle est aussi innocente ! »
(Long silence).
L’ABBÉ LWOWICZ.
Frère, ce prisonnier peut vivre encore. Dieu seul le sait... peut-être nous le dévoilera-t-il un jour. Je prierai... Joignez vos prières aux miennes pour le repos des martyrs : qui sait le sort qui nous attend tous demain ?
FREJEND.
Quel affreux récit ! Il m’a arraché la dernière de mes larmes... Je sens que ma raison s’égare... Félix, console-moi un peu... oh ! toi, si l’envie t’en prenait, tu ferais rire le diable dans les enfers.
JANKOWSKI.
Et Lwowicz ? Il récite des prières pour les morts. Écoutez, je vais chanter à Lwowicz une prière.
(Il chante).
Répétez, si telle est votre envie,
Jésus-Marie
Avant que je croie que nous protègent
Jésus-Marie,
Qu’ils exterminent les coquins,
Jésus-Marie,
Là-bas, le tzar, comme une bête fauve,
Jésus-Marie,
Ici Nowosilcow, comme une vipère,
Jésus-Marie.
Tant que le tzar a le cou sauf
Jésus-Marie,
Tant que Nowosilcow s’enivre,
Jésus-Marie,
Je ne croirai pas que nous protègent
Jésus-Marie.
CONRAD.
Écoute ! Il y a longtemps que je ne sais où ma foi est passée. Je n’ai cure d’aucun saint du calendrier ; mais je ne laisserai point blasphémer le nom de Marie.
PLUSIEURS PRISONNIERS.
Allons ! Félix, une chanson !... Versez-lui du thé, du vin.
FÉLIX.
Vous le voulez tous : il faut que je sois gai, quand mon cœur se brise. Eh bien ! je serai gai, écoutez ma chanson.
(Il chante).
Peu m’importe la peine qui m’attend, les mines, la Sibérie ou les fers ! toujours, en fidèle sujet, je travaillerai pour le tzar !
Si je bats le métal avec le marteau, je me dirai : Ce minerai grisâtre, ce fer, servira un jour à forger une hache pour le tzar !
Si l’on m’envoie peupler les steppes, je prendrai pour femme une jeune Tartare ; peut-être de mon sang naîtra-t-il un Pahlen pour le tzar.
Si je vais dans les colonies, je cultiverai un jardin, je creuserai des sillons ; et, chaque année, je ne sèmerai que du lin et du chanvre.
Avec le chanvre on fera du fil, un fil gris qu’on enveloppera d’argent : peut-être aura-t-il l’honneur de servir un jour d’écharpe au tzar.
Les Prisonniers (chantant en chœur) :
Naîtra-t-il un Pahlen[6], pour le tzar.
SUZIN.
Mais, voyez : Conrad est immobile, absorbé, comme s’il se remémorait ses péchés pour la confession. — Félix ! il n’a rien entendu de ta chanson. — Conrad !... Voyez... son visage pâlit... il se colore de nouveau... Est-il malade ?
FÉLIX.
Attends... silence !... Je l’avais prévu !... Oh ! pour nous qui connaissons Conrad, ce n’est pas un mystère. — Minuit est son heure ! silence, Félix !... nous allons entendre une autre chanson !
Joseph (regardant Conrad).
Frères, son âme s’est envolée... elle erre dans une contrée lointaine... Peut-être lit-elle l’avenir dans les cieux ?... peut-être aborde-t-elle les esprits familiers, qui lui raconteront ce qu’ils ont appris dans les étoiles !... Quels yeux étranges !... la flamme brille sous ses paupières... et ses yeux ne disent rien, ne demandent rien... ils n’ont pas d’âme... ils brillent comme les foyers qu’a délaissés une armée partie en silence et dans l’ombre de la nuit pour une expédition lointaine : avant qu’ils s’éteignent, l’armée sera de retour dans ses quartiers.
Conrad (il chante).
Mon chant gisait moite dans le tombeau, mais il a senti le sang !... Le voilà qui regarde de dessous terre, et, comme un vampire, il se dresse, avide de sang !... Il a soif de sang ! il a soif de sang !... il a soif de sang !... Oui !... vengeance !... vengeance !... vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu, et même malgré Dieu !...
Et le chant dit : « Moi, je viendrai un soir, je mordrai mes frères, mes compatriotes : celui à qui je plongerai mes défenses dans l’âme se dressera, comme moi, vampire... et criera : Oui, vengeance !... vengeance !... vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu, et même malgré Dieu !... »
Puis nous irons, nous nous abreuverons du sang de l’ennemi ; nous hacherons son cadavre ! nous lui clouerons les mains et les pieds pour qu’il ne se relève pas, et qu’il ne reparaisse plus même comme spectre.
Nous suivrons son âme aux enfers !... Tous, nous lui pèserons de notre poids sur l’âme jusqu’à ce que l’immortalité s’en échappe... et tant qu’elle sentira, nous la mordrons !... Oui !... vengeance ! vengeance ! vengeance contre nos bourreaux, avec l’aide de Dieu, et même malgré Dieu !
L’ABBÉ LWOWICZ.
Conrad, arrête, au nom de Dieu ! c’est une chanson païenne !
LE CAPORAL.
Quel regard affreux !... C’est une chanson satanique !
CONRAD.
Je m’élève... je m’envole !... Là, au sommet du rocher... Je plane au-dessus de la race des hommes, dans les rangs des prophètes !... De là, ma prunelle fend, comme un glaive, les sombres nuages de l’avenir ; mes mains, comme les vents, déchirent les brouillards !... Il fait clair... il fait jour !... J’abaisse un regard sur la terre : là se déroule le livre sibyllin de l’avenir du monde !... Là, sous mes pieds !
Vois, vois les événements et les siècles futurs, pareils aux petits oiseaux que l’aigle poursuit !... Moi, je suis l’aigle dans les cieux !... Vois-les sur la terre s’élancer, courir ; vois cette épaisse nuée se tapir dans le sable !...
Et après eux... oh ! après eux, vois mes yeux de faucon, mes yeux-éclairs ; après eux, vois mes serres ! je les apercevrai, je les saisirai !...
Quoi ! un oiseau s’élève, il déploie les ailes : il couvre tous les autres, il me défie de l’œil !... il a les plumes noires comme un nuage orageux, et larges et longues comme l’arc-en-ciel, et il obscurcit tout l’espace !...
C’est un corbeau géant !... — Qui es-tu, toi ? qui es-tu, corbeau, qui es-tu ?... Je suis un aigle, moi !... — Il me voit, le corbeau ! il trouble ma pensée !... Qui es-tu, toi ? Moi, je gouverne la foudre !... — Il m’a lancé un regard, il m’a frappé les yeux comme d’un nuage de fumée !...
QUELQUES PRISONNIERS.
Que dit-il ?... quoi ?,.. qu’est-ce donc ?... Vois, vois quelle pâleur !
(Ils saisissent Conrad.)
Calme-toi !
CONRAD.
Arrêtez ! arrêtez !... je me suis mesuré avec le corbeau... Arrêtez ! je recueillerai mes pensées, j’achèverai mon chant, j’achèverai !...
LWOWICZ.
Assez ! assez !
D’AUTRES.
Assez !
LE CAPORAL.
Assez ! que Dieu vous bénisse !... La sonnette, entendez-vous la sonnette ? la ronde, la ronde est à la porte... éteignez la chandelle : chacun chez soi !...
Un Des Prisonniers (regardant à la fenêtre).
La porte est ouverte... les voilà... — Conrad est évanoui : laissez-le seul dans sa cellule ! (Tous s’enfuient.)
SCENE II
Conrad (après un long silence).
Je suis seul !... Eh ! que m’importe la foule ? Suis-je poète pour la foule !... Où est l’homme qui embrassera toute la pensée de mes chants, qui saisira du regard tous les éclairs de leur âme ? Malheur à qui épuise pour la foule sa voix ou sa langue !... La langue ment à la voix et la voix ment aux pensées... La pensée s’envole rapide de l’âme avant d’éclater en mots, et les mots submergent la pensée et tremblent au-dessus de la pensée, comme le sol sur un torrent englouti et invisible. Au tremblement du sol, la foule découvrira-t-elle l’abîme du torrent, devinera-t-elle le secret de son cours ?
Le sentiment circule dans l’âme, il s’allume, il s’embrase comme le sang dans ses prisons profondes et invisibles. Les hommes découvriront autant de sentiment dans mes chants qu’ils verront de sang sur mon visage.
Mon chant, tu es une étoile au delà des confins du monde !... L’œil terrestre qui se lance à ta poursuite peut étendre ses ailes... jamais il ne t’atteindra... il frappera seulement la voie lactée... Il devinera qu’il y a là des soleils, mais non quel est leur nombre et leur immensité !...
À vous, mes chants, qu’importent les yeux et les oreilles des hommes ? Coulez dans les abîmes de mon âme : brillez sur les hauteurs de mon âme, comme des torrents souterrains, comme des étoiles sur-lunaires.
Toi, Dieu ! toi, nature ! écoutez-moi !... Voici une musique digne de vous, des chants dignes de vous ! — Moi, grand-maître, grand-maître, j’étends les mains, je les étends jusqu’au ciel... je pose les doigts sur les étoiles comme sur les cercles de verre d’un harmonica.
Mon âme fait tourner les étoiles d’un mouvement tantôt lent, tantôt rapide : des millions de tons en découlent ; c’est moi qui les ai tous tirés, je les connais tous, je les assemble, je les sépare, je les réunis, je les tresse en arc-en-ciel, en accords, en strophes, je les répands en sons et en rubans de flamme.
J’ai relevé les mains, je les ai dressées au-dessus des arêtes du monde, et les cercles de l’harmonica ont cessé de vibrer. Je chante seul, j’entends mes chants, longs, traînants comme le souffle du vent ; ils retentissent dans toute l’immensité du monde, ils gémissent comme la douleur, ils grondent comme des orages. Les siècles les accompagnent sourdement ! Chaque son retentit et étincelle à la fois : il me frappe l’oreille, il me frappe l’œil : c’est ainsi que, quand le vent souffle sur les ondes, j’entends son vol dans ses sifflements, je le vois dans son vêtement de nuages.
Ce sont des chants dignes de Dieu, de la nature !... C’est un chant grand, un chant créateur !... Ce chant, c’est la force, la puissance ; ce chant, c’est l’immortalité... Je sens l’immortalité... j’enfante l’immortalité... Que pourrais-tu faire de plus grand, toi, Dieu ?... Vois comme je tire mes pensées de moi-même ; je les incarne en mots ; elles volent, se disséminent dans les cieux, roulent, jouent et étincellent... Elles sont déjà loin, et je les sens encore ; je savoure leurs charmes ; je sens leurs contours dans la main, je devine leurs mouvements par ma pensée : je vous aime, mes enfants poétiques !... mes pensées !... mes étoiles !... mes sentiments !... mes orages !... Au milieu de vous, je me tiens comme un père au sein de sa famille ; vous m’appartenez tous !...
Je vous foule aux pieds, vous tous, poètes, vous tous, sages et prophètes, idoles du monde ! Revenez contempler les créations de vos âmes ! — Que vos oreilles et vos cœurs retentissent des justes et bruyants applaudissements des hommes, que vos fronts rayonnent de tout l’éclat de votre gloire ; et tous les concerts d’éloges, tous les ornements de vos couronnes, recueillis dans tant de siècles et de nations, ne vous procureront pas la félicité et la puissance que je sens aujourd’hui dans cette nuit solitaire, quand je chante seul au fond de mon âme, quand je ne chante que pour moi seul.
Oui, je suis sensible, je suis puissant et fort de raison : jamais je n’ai senti comme dans ces instants. — Ce jour est mon zénith, ma puissance atteindra aujourd’hui son apogée. Aujourd’hui, je reconnaîtrai si je suis le plus grand de tous... ou seulement un orgueilleux. Ce jour est l’instant de la prédestination. — J’étends plus puissamment les ailes de mon âme. — C’est le moment de Samson, quand, aveugle et dans les fers, il méditait au pied d’une colonne. Loin d’ici ce corps de boue ! esprit, je revêtirai des ailes. Oui, je m’envolerai !... je m’envolerai de la sphère des planètes et des étoiles, et je ne m’arrêterai que là où se séparent le créateur et la nature.
Les voilà... les voilà... les voilà ces deux ailes... Elles suffiront... je les étendrai du couchant à l’aurore ; de la gauche je frapperai le passé, et de la droite l’avenir... je m’élèverai sur les rayons du sentiment jusqu’à toi !... et mes yeux pénétreront tes sentiments à toi, qui, dit-on, sens dans les cieux. Me voilà... me voilà : tu vois quelle est ma puissance ; — vois où s’élèvent mes ailes : je suis homme, et là sur la terre... est resté mon corps !... C’est là que j’ai aimé, dans ma patrie !... là que j’ai laissé mon cœur ; mais mon amour dans le monde ne s’est pas reposé sur un seul être, comme l’insecte sur une rose ; il ne s’est reposé ni sur une famille, ni sur un siècle !... Moi, j’aime toute une nation ; j’ai saisi dans mes bras toutes ses générations passées et à venir ; je les ai pressées ici sur le cœur, comme un ami, un amant, un époux, comme un père. Je voudrais rendre à ma patrie la vie et le bonheur, je voudrais en faire l’admiration du monde. Les forces me manquent, et je viens ici, armé de toute la puissance de ma pensée, de cette pensée qui a ravi aux cieux la foudre, scruté la marche des planètes et sondé les abîmes des mers. J’ai de plus cette force que ne donnent pas les hommes, j’ai ce sentiment qui brûle intérieurement comme un volcan, et qui parfois seulement fume en paroles.
Et cette puissance, je ne l’ai puisée ni à l’arbre d’Éden, dans le fruit de la connaissance du bien et du mal, ni dans les livres, ni dans les récits, ni dans la solution des problèmes, ni dans les mystères de la magie. Je suis né créateur. J’ai tiré mes forces d’où tu as tiré les tiennes ; car toi, tu ne les as pas cherchées... tu les possèdes ; tu ne crains pas de les perdre... et moi je ne le crains pas non plus ! Est-ce toi qui m’as donné, ou bien ai-je ravi, là où tu l’as ravi toi-même, cet œil pénétrant, puissant ? Dans mes moments de puissance, si j’élève les yeux vers les traces des nuages, si j’entends les oiseaux voyageurs naviguer à perte de vue dans les airs, je n’ai qu’à vouloir, et soudain je les retiens d’un regard comme dans un filet : la nuée fait retentir un chant d’alarme ; mais avant que je la livre aux vents, tes vents ne l’ébranleront pas. — Si je regarde une comète de toute la puissance de mon âme, tant que je la contemple, elle ne bouge pas de place... Les hommes seuls, entachés de corruption, fragiles, mais immortels, ne me servent pas, ne me connaissent pas... Ils nous ignorent tous deux, moi et toi : moi, je viens ici chercher un moyen infaillible, ici dans le Ciel. Cette puissance que j’ai sur la nature, je veux l’exercer sur les cœurs des hommes : d’un geste je gouverne les oiseaux et les étoiles ; il faut que je gouverne ainsi mes semblables ; non par les armes, l’arme peut parer l’arme ; non par les chants, ils sont longs à se développer ; non par la science, elle est vite corrompue ; non par les miracles, c’est trop éclatant ; je veux les gouverner par le sentiment qui est en moi, je veux les gouverner tous, comme toi, mystérieusement et pour l’éternité ! — Quelle que soit ma volonté, qu’ils la devinent et l’accomplissent, elle fera leur bonheur ; et, s’ils la méprisent, qu’ils souffrent et succombent ! — Que les hommes deviennent pour moi comme les pensées et les mots dont je compose à ma volonté un édifice de chants : on dit que c’est ainsi que tu gouvernes !... Tu sais que je n’ai pas souillé ma pensée, que je n’ai pas dépensé en vain mes paroles. Si tu me donnais sur les âmes un pareil pouvoir, je recréerais ma nation comme un chant vivant, et je ferais de plus grands prodiges que toi, j’entonnerais le chant du bonheur !
Donne-moi l’empire des âmes. Je méprise tant cette construction sans vie, nommée le monde, et vantée sans cesse, que je n’ai pas essayé si mes paroles ne suffiraient pas pour la détruire ; mais je sens que, si je comprimais et faisais éclater d’un coup ma volonté, je pourrais éteindre cent étoiles et en faire surgir cent autres... car je suis immortel !... Oh ! dans la sphère de la création, il y a bien d’autres immortels... mais je n’en ai pas rencontré de supérieurs ! Tu es le premier des êtres dans les cieux !... Je suis venu te chercher jusqu’ici, moi le premier des êtres vivants sur la vallée terrestre... Je ne t’ai pas encore rencontré. Je devine que tu es. Montre-toi et fais-moi sentir ta supériorité... Moi, je veux de la puissance : donne m’en ou montre-m’en le chemin. J’ai appris qu’il exista des prophètes qui possédaient l’empire des âmes... Je le crois... mais ce qu’ils pouvaient je le puis aussi ! Je veux une puissance égale à la tienne ; je veux gouverner les âmes comme tu les gouvernes.
(Long silence ; avec ironie.)
Tu gardes le silence !... Toujours le silence ! Je le vois. Je t’ai deviné, je comprends qui tu es et comment tu exerces ta puissance ; il a menti celui qui t’a donné le nom d’Amour, tu n’es que Sagesse. C’est la pensée et non le cœur qui dévoilera tes voies aux hommes ; c’est par la pensée, non par le cœur, qu’ils découvriront où tu as déposé tes armes. Celui qui s’est plongé dans les livres, dans les métaux, dans les nombres, dans les cadavres, a seul réussi à s’approprier une partie de ta puissance. Il reconnaîtra le poison, la poudre, la vapeur ; il reconnaîtra les éclairs, la fumée, la foudre : il reconnaîtra la légalité et la chicane contre les savants et les ignorants. C’est aux pensées que tu as livré le monde, tu laisses languir les cœurs dans une éternelle pénitence ; tu m’as donné la plus courte vie et le sentiment le plus puissant.
(Un moment de silence.)
Qu’est mon sentiment ?
Ah ! rien qu’une étincelle.
Qu’est ma vie ?
Un instant.
Mais ces foudres qui gronderont demain, que sont-elles aujourd’hui ?
Une étincelle.
Qu’est la série entière des siècles, que l’histoire nous révèle ?
Un instant.
D’où sort chaque homme, ce petit monde ?
D’une étincelle.
Qu’est la mort qui dissipera tous les trésors de mes pensées ?
Un instant.
Qu’était-il, Lui, quand il portait le monde dans son sein ?
Une étincelle.
Et que sera l’éternité du monde, quand il l’engloutira ?
Un instant.
VOIX DES DÉMONS.
Je sauterai sur son âme comme sur un cheval. Marche, marche, au galop, au galop.
VOIX DES ANGES
Quel délire ! Défendons-le ! défendons-le ! de nos ailes couvrons-lui les tempes !
Instant !... étincelle !... quand il se prolonge, quand elle s’enflamme, ils créent et détruisent... Courage !... courage !... étendons, prolongeons cet instant !... Courage !... courage !... éveillons, enflammons cette étincelle... — Maintenant... bien... oui... une fois encore, je te défie ; en ami, je te dévoile mon âme... Tu gardes le silence ! N’ai-je pas combattu Satan en personne ? Je te porte un défi solennel. Ne me méprise pas !... seul je me suis élevé jusqu’ici. Pourtant je ne suis pas seul : je fraternise sur la terre avec un grand peuple. J’ai pour moi les armées et les puissances, et les trônes ; si je me fais blasphémateur, je te livrerai une bataille plus sanglante que Satan ; il te livrait un combat de tête : entre nous ce sera un combat de cœur. J’ai souffert, j’ai aimé, j’ai grandi entre les supplices et l’amour ; quand tu m’eus ravis mon bonheur, j’ensanglantai dans mon cœur ma propre main ; jamais je ne la levai contre toi !
LES DÉMONS.
Coursier, je te changerai en oiseau ; sur tes ailes d’aigle, va, monte, vole.
LES ANGES.
L’astre tombe ; quel délire !... Il se perd dans les abîmes.
Mon âme est incarnée dans ma patrie ; j’ai englouti dans mon corps toute l’âme de ma patrie !... Moi, la patrie, ce n’est qu’un. Je m’appelle Million, car j’aime et je souffre pour des millions d’hommes. Je regarde ma patrie infortunée comme un fils regarde son père livré au supplice de la roue ; je sens les tourments de toute une nation, comme la mère ressent dans son sein les souffrances de son enfant. Je souffre ! je délire !.... Et toi, gai, sage, tu gouvernes toujours, tu juges toujours, et l’on dit que tu n’erres pas ! Écoute, si c’est vrai ce que j’ai appris au berceau, ce que j’ai cru avec une foi filiale ; si c’est vrai que tu aimes ; si tu chérissais le monde, en le créant ; si tu as pour tes créatures un amour de père ; si un cœur sensible était compris dans le nombre des animaux que tu renfermas dans l’arche pour les sauver du déluge ; si ce cœur n’est pas un monstre produit par le hasard et qui meurt avant l’âge ; si, sous ton empire, la sensibilité n’est pas une anomalie ; si des millions d’infortunés criant : « Secours ! » n’attirent pas tes yeux autrement qu’une équation difficile à résoudre ; si l’amour est de quelque utilité dans ton univers, et s’il n’est pas de ta part une erreur de calcul...
VOIX DES DÉMONS.
Que l’aigle se fasse hydre. Au combat ! marche !… La fumée !… le feu !… les rugissements !… le tonnerre !…
VOIX DES ANGES.
Comète vagabonde, issue d’un brillant soleil, où est la fin de ton vol ? Il est sans fin… sans fin…
Tu gardes le silence !... moi, je t’ai dévoilé les abîmes de mon cœur. Je t’en conjure, donne-moi la puissance, une part chétive, une part de ce que sur la terre a conquis l’orgueil ! Avec cette faible part, que je créerais de bonheur ! Tu gardes le silence !.... Tu n’accordes rien au cœur, accordes donc à la raison. Tu le vois, je suis le premier des hommes et des anges, je te connais mieux que tes archanges, je suis digne que tu me cèdes la moitié de ta puissance... Réponds... Toujours le silence !... Je ne mens pas ; tu gardes le silence et tu te crois un bras puissant !... Ignores-tu que le sentiment dévorera ce que n’a pu briser la pensée ? Vois mon brasier, mon sentiment : je le resserre pour qu’il brûle avec plus de violence ; je le comprime dans le cercle de fer de ma volonté, comme la charge dans un canon destructeur.
VOIX DES DÉMONS.
Feu !... Feu !...
VOIX DES ANGES
Pitié ! repentir !...
Réponds... car je tire contre ta nature ; si je ne la réduis pas en poudre, j’ébranlerai du moins toute l’immensité de tes domaines : je lancerai ma voix jusqu’aux dernières limites de la création : d’une voix qui retentira de génération en génération, je m’écrierai que tu n’es pas le père du monde... mais que tu en es...
VOIX DU DIABLE.
Le tzar !
(Conrad s’arrête un instant, chancelle et tombe.)
ESPRITS DU CÔTÉ GAUCHE.
LE PREMIER.
Foule-le aux pieds, saisis-le.
Il est évanoui, il est évanoui ; avant son réveil nous l’aurons étouffé.
LE SECOND.
Il est encore haletant !
ESPRIT DU CÔTÉ DROIT.
Loin d’ici !... on prie pour lui.
ESPRIT DU CÔTÉ GAUCHE.
Tu vois, on nous chasse.
LE PREMIER DE GAUCHE.
Ô stupide bête !... tu ne l’a pas aidé à vomir sa dernière parole, à s’élever d’un degré d’orgueil !... Encore un instant d’orgueil, et ce crâne était celui d’un cadavre !... Être si près de ce crâne, et ne le pouvoir fouler !... voir le sang sur les lèvres et ne pouvoir le laper ! ô le plus stupide des diables, tu l’as lâché à moitié route.
LE SECOND.
Il reviendra, il reviendra.
LE PREMIER.
Hors d’ici, ou je t’enlève sur mes cornes et je t’entraîne pour mille ans, je te plongerai dans la gueule de Satan.
(On entend le bruit de la clef dans la serrure.)
LE SECOND.
Prêtraille ! corbeau ! Cachons-nous bien et rentrons nos cornes !
SCÈNE III.
Le Caporal, l’abbé Pierre et un prisonnier entrent dans la cellule de Conrad.
L’ABBÉ PIERRE.
Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
UN PRISONNIER.
Il est évanoui, sans doute. — Conrad ?... — Il n’entend pas.
L’ABBÉ PIERRE.
Paix à cette maison, paix au pécheur.
LE PRISONNIER.
Mon Dieu, il est évanoui... oh ! voyez... il se tord et se débat : c’est l’épilepsie... Voyez comme il se mord les lèvres.
(L’abbé Pierre prie.)
Le Caporal (au prisonnier).
Mon cher monsieur, ayez la bonté de nous laisser seuls.
LE PRISONNIER.
Mais, au nom de Dieu ! faites-moi grâce de vos prières ; relevons-le, portons-le sur le lit. Abbé Pierre...
L’ABBÉ PIERRE.
Laisse-nous.
LE PRISONNIER.
Voici un coussin. (Il étend Conrad.) Je sais ce que c’est. Parfois il a de ces accès de folie : il chante longtemps, puis il parle, et, le lendemain, il se porte comme un poisson. Mais qui vous a dit qu’il se trouvait mal ?
LE CAPORAL.
Eh ! monsieur ! vous feriez mieux de garder le silence. Que l’abbé Pierre prie pour votre camarade ; car je sais qu’il s’est passé ici quelque chose de mauvais. Quand la ronde se fut éloignée, j’ai entendu du bruit sans cette cellule, j’ai observé par le trou de la serrure et ce que j’ai vu me regarde. J’ai couru chez mon compère, (car c’est un homme pieux), chez l’abbé Pierre. Regardez ce malade : cela va mal.
LE PRISONNIER.
Pardieu ! je n’y conçois rien et j’en perds la tête.
LE CAPORAL.
Perdre la tête ? Et gardez-vous-en, messieurs. Chez vous, les lèvres sont éloquentes, il y a beaucoup de science dans vos têtes : or, voyez cette tête savante, elle s’est roulée dans la poussière, et, de ses lèvres si éloquentes, voyez, une écume blanche découle. J’ai entendu ce qu’il chantait. Je n’ai pas compris les paroles. Mais il y avait chez lui, dans les yeux, sur le front... croyez-moi, cet homme est dans une mauvaise passe. J’ai été dans les Légions, avant qu’on m’eut incorporé dans l’armée russe. J’ai pris d’assaut des forteresses, des couvents, des redoutes. J’ai vu plus d’âmes sortir du corps que vous n’avez, monsieur, lu de livres dans votre vie ; et ce n’est pas rien que de voir comment un homme expire. J’ai vu à Praga des prêtres égorgés et d’autres en Espagne précipités vifs du haut des tours. J’ai vu le sein des mères fendu par le sabre et des enfants râler sur les lances cosaques ; et des Français dans la neige et des Turcs sur le pal. Et je sais ce qu’on voit chez des martyrs agonisants et ce qu’on voit chez le voleur, chez l’assassin, le Turc ou le Russe. J’en ai vu fusiller qui fixaient hardiment le canon du fusil et ne voulaient pas qu’on leur bandât les yeux ; et, quand ils étaient tombés à terre, je voyais, à leur corps, la peur, qui, contenue de leur vivant par la honte et l’orgueil, sortait du cadavre comme un ver et rampait autour d’eux, une peur pire que celle qui talonne le lâche dans la bataille, une peur telle qu’il suffit de regarder le mort au front pour voir que l’âme s’agite et s’épouvante, méprise la douleur et souffre, et qu’éternel est son tourment. Ainsi donc, monsieur, à mon avis, le visage d’un mort, c’est comme son état de services pour le monde futur ; et vous devinerez de suite comment il y sera reçu, dans quel rang et grade, en saint ou en damné. Or, et le chant et la maladie de cet homme et son front et son regard ne me plaisent pas du tout. Retournez donc, monsieur, tranquillement dans votre cellule. L’abbé Pierre et moi, nous resterons auprès du malade.
(Le prisonnier sort.),
CONRAD.
L’abîme !.... mille ans !... le vide !... Bien... Encore plus !... Je saurai souffrir des millions d’années !... Prier ? Ici la prière ne servirait à rien ! Il existait donc cet abîme sans fond et sans limites !... Je l’ignorais... Il existait !...
LE CAPORAL.
L’entends-tu sangloter ?
L’ABBÉ PIERRE.
Mon fils, tu es sur un cœur qui t’aime.
(Au Caporal.)
Sors et veille à ce que personne ne vienne me déranger.
(Le Caporal sort.)
Conrad (en sursaut).
Non ! Il ne m’a pas arraché l’œil !... J’ai cet œil puissant !... Je vois d’ici... oui, à travers les ténèbres, à travers les abîmes. Je te vois Rollison. Frère, eh quoi ! te voilà au fond d’un cachot, inondé de sang !... Dieu t’a donc abandonné ?... Affreux désespoir !... tu cherches un couteau, tu essaies de te briser la tête contre les murailles ! Au secours !... Dieu te le refuse, moi je ne puis te le donner... J’ai l’œil puissant... Si je te regarde, je te tuerai peut-être : non... mais du regard je te montrerai le chemin de la mort... Vois... tu as une fenêtre, brise-la : élance-toi, tombe et meure : vole à ma suite dans les abîmes, dans les ténèbres. Volons en bas... L’abîme !... cet abîme vaut mieux que la vallée de la terre... Ici il n’y a pas de frères, de mère, de nations, de tyrans. — Viens !...
L’ABBÉ PIERRE.
Esprit impur, je te reconnais à ton venin : te voilà revenu, le plus rusé des démons ! te voilà revenu dans une maison abandonnée ! Vil reptile, tu as rampé sur ses lèvres, tu as rampé pour le perdre. Au nom du Seigneur, je t’ai saisi et dompté, exorciso.
CONRAD.
Tu me relèves !... qui es-tu, toi ? Prends garde, tu vas tomber dans ces abîmes. — Il me prête la main. — Volons. — Comme un oiseau, je vole dans les airs... je respire un ravissant parfum... je lance des rayons éblouissants... Qui m’a tendu la main ?... des hommes vertueux et des anges ! D’où vous vient cette pitié de descendre me secourir en ces abîmes ? J’ai méprisé les hommes... j’ai méconnu les anges.
L’ABBÉ PIERRE.
Prie, car la main du Seigneur t’a horriblement frappé. Ces lèvres qui ont blasphémé la majesté éternelle, ces lèvres, le malin esprit les a souillées par des paroles odieuses, par des paroles de fou, supplice le plus cruel pour les lèvres des sages ! Que Dieu te les compte pour pénitence, ou que le souvenir s’en efface.
CONRAD.
Elles sont gravées là.
L’ABBÉ PIERRE.
Puisses-tu, pécheur, ne jamais les y lire, et puisse Dieu ne jamais t’en demander le sens. Prie : ta pensée s’est revêtue de laides paroles, comme une reine coupable qui, renversée du trône, couverte de cendres et de haillons, se tient debout devant l’église tout le temps de sa pénitence. Elle remontera sur le trône, revêtira ses ornements royaux et brillera d’un éclat plus vif que jamais !... Il s’est endormi !
(L’abbé Pierre s’agenouille.)
Ta miséricorde, Seigneur, est sans bornes !
(Il se prosterne en croix.)
Seigneur, je suis un vieux serviteur, un vieux pécheur, un serviteur déjà épuisé et inutile ! Celui-là est jeune. Fais qu’il me remplace comme serviteur de ta foi : et moi, j’accepte d’être puni pour toutes ses fautes. Il se corrigera, il glorifiera ton nom !... Prions, le Seigneur est bon. Le Seigneur accueillera mon sacrifice !
(Il prie.)
(De l’autre côté du mur, dans l’église voisine, on entonne les cantiques de Noël. Au-dessus de l’abbé Pierre, des anges chantent en chœur sur la note : L’Ange a dit aux bergers.)
CHŒUR D’ANGES.
(Voix enfantines.)
Paix à cette maison, quiétude au pécheur !... Serviteur, serviteur humble, doux, tu as apporté la paix dans cette maison d’orgueil : paix à cette maison.
LE PREMIER ARCHANGE.
Seigneur, il a péché envers toi, il a beaucoup péché.
SECOND ARCHANGE.
Mais il a pour lui les pleurs et les prières des anges.
PREMIER ARCHANGE.
Écrase-les, Seigneur, brise-les, Seigneur, ceux qui méprisent tes arrêts sacrés !...
SECOND ARCHANGE.
Mais pardonne à ceux qui n’ont pas compris tes saints jugements.
L’ANGE.
Quand je suivais l’étoile de l’espérance, qui éclaira la Judée, les anges chantaient l’hymne de la Nativité... Les savants ne nous ont pas vus... Les rois ne nous ont pas entendus... ; les bergers nous aperçurent et coururent à Bethléem... les premiers, ils ont salué la sagesse éternelle : ils ont reconnu la puissance éternelle, eux pauvres, simples et petits !...
PREMIER ARCHANGE.
Le Seigneur, voyant la curiosité, l’arrogance et la trahison dominer le cœur des anges ses serviteurs, n’eut pas même de pardon pour les esprits éternels, pour les anges purs... Les nuages d’anges tombèrent du ciel comme une pluie d’étoiles, et chaque jour tombent en pluie après eux les intelligences des savants.
CHŒUR D’ANGES.
Dieu révèle aux petits ce qu’il cache aux grands. Grâce pour le fils de la terre... il a vécu parmi les grands... grâce pour le fils de la terre.
SECOND ARCHANGE.
Il n’allait pas scruter tes arrêts en curieux ; il ne les scrutait ni par amour pour la sagesse humaine, ni par ambition de la gloire.
PREMIER ARCHANGE.
Il ne t’a pas connu, il ne t’a pas adoré, Seigneur tout-puissant : il ne t’a pas aimé, il ne t’a pas invoqué, ô notre Sauveur !...
SECOND ARCHANGE.
Mais il a respecté le nom de la Très-sainte Vierge ; il a beaucoup aimé ; il a aimé toute une nation.
L’ANGE.
La croix, enchâssée dans l’or, pare les couronnes des rois : elle brille sur la poitrine des savants comme l’aurore ; mais elle ne peut pénétrer dans leur âme... Éclaire-les, éclaire-les, Seigneur !
CHŒUR D’ANGES.
Nous aimons tant les hommes que nous les recherchons toujours : chassés par les savants et les rois, nous trouvons accueil chez les simples. Chantons sur lui, nuit et jour.
CHŒUR DES ARCHANGES.
Redresse cette tête : elle se relèvera de la poussière, elle atteindra le ciel, puis elle s’inclinera pour adorer le pied de la croix. Qu’à son exemple, le monde entier se prosterne au pied de la croix et qu’il te glorifie ; car, Seigneur, tu es juste et miséricordieux...
LES DEUX CHŒURS.
Paix, paix aux simples, aux humbles, aux pacifiques !... Serviteur, serviteur humble, doux, tu as apporté la paix dans la maison d’orgueil... Paix au pécheur orphelin !
SCÈNE IV.
Une maison de campagne près de Léopol ; une chambre à coucher. — Ève, jeune demoiselle, entre, dispose des fleurs devant l’image de la Sainte-Vierge, s’agenouille et prie.
Marcelline (entrant).
Tu pries encore !... c’est l’heure du sommeil... il est minuit.
ÈVE.
J’ai prié, comme on me l’a enseigné, pour ma patrie, pour mon père, pour maman ! Je redirai mes prières pour ces pauvres prisonniers... Ils sont bien loin... Mais ce sont les enfants de notre commune patrie, de la même mère, de la Pologne.
Le Lithuanien que nous avons vu aujourd’hui s’est échappé de chez les Moscovites... C’est effrayant d’entendre ce qu’on souffre là-bas... Le méchant tzar les a tous fait jeter au cachot : comme Hérode, il veut exterminer la génération entière. Ce Lithuanien a fortement attristé mon père... Il est allé se promener dans les champs, et il ne revient pas. Maman a envoyé de l’argent pour la messe et la cérémonie funèbre ; car beaucoup sont morts ! Je dirai ma prière à part pour celui qui a publié ces chants.
(Montrant un livre.) Lui aussi, il est en prison : notre hôte nous l’a dit... J’ai lu ces chants... il y en a de très beaux ! Je m’agenouillerai encore devant la Très-Sainte Vierge... Je prierai pour lui. Qui sait s’il a en ce moment des parents qui puissent prier pour lui ?
(Marcelline sort. Ève prie et s’endort).
UN ANGE.
Légèrement... sans bruit... comme des anges, descendons.
SCÈNE V.
Cellule de l’abbé Pierre.
L’abbé Pierre (prosterné et priant).
Seigneur, que suis-je devant toi ?... poussière et néant !... Je te confesse mon néant ; et moi, poussière... je m’entretiendrai avec toi.
VISION.
Il s’est levé, le tyran... Hérode !... Ô Seigneur !... voici toute la jeune Pologne livrée aux mains d’Hérode !... Que vois-je ? Les traces blanches de chemins qui se croisent... des chemins longs à n’en pas voir la fin ! À travers les déserts, à travers les neiges, tous ils mènent au nord. Là, là, dans une contrée lointaine, ils coulent comme des fleuves... ils coulent droit à la porte de fer : celui-là, comme un torrent, s’engouffre sous un rocher ; cet autre a son embouchure dans la mer... Vois... vois voler cette troupe de chariots, comme des nuages poussés par les vents... Tous ils s’élancent dans la même direction... Ah ! Seigneur, ce sont nos enfants... là, au nord... Seigneur ! Seigneur ! voilà donc leur destinée... l’exil !... Les laisseras-tu exterminer tous à la fleur de l’âge ? anéantiras-tu jusqu’au dernier rejeton de la Pologne ? Que vois-je ! Ah ! cet enfant s’est sauvé !... il grandit !... c’est le vengeur qui doit ressusciter la nation... Il est issu d’une mère étrangère... son sang est un vieux sang de héros et son nom... quarante-quatre.
Seigneur, ne daigneras-tu pas hâter sa venue, consoler mon peuple ?... non... mon peuple doit consommer son sacrifice !... Je vois cette tourbe de tyrans, de bourreaux, s’élancer, saisir mon peuple enchaîné... Toute l’Europe l’injurie : Au tribunal !... La foule entraîne l’innocent au tribunal !... Des êtres tout langues, sans cœur ni bras sont ses juges... On crie : le Gaulois... le Gaulois le jugera. Le Gaulois ne l’a pas trouvé coupable, il s’en lave les mains ; et les rois s’écrient : condamnez-le, livrez-le au supplice ; son sang rejaillira sur nous et sur nos enfants ; relâchez Barrabas, crucifiez le fils de Marie, crucifiez-le ; car il a outragé César... Le Gaulois l’a livré, on a entraîné mon peuple ; on a élevé à la face du monde sa tête innocente, ensanglantée et ceinte d’une couronne dérisoire d’épines ; et les peuples sont accourus ; et le Gaulois a crié : la voilà, la nation libre, indépendante !
Ah ! Seigneur ! je vois déjà la croix !... Combien !... combien de temps encore mon peuple doit-il la porter ?... Seigneur, prends pitié de ton serviteur... donne-lui des forces, car il va choir en chemin et expirer. Sa croix a des bras longs comme l’Europe entière... elle est formée de trois peuples desséchés, comme de trois arbres morts !..
On l’entraîne... le voilà... le voilà, mon peuple, sur le trône de l’expiation. Il dit : j’ai soif. Rakus l’abreuve de vinaigre, Borus de fiel, et sa mère, la Liberté, se tient éplorée au pied de la croix... Vois... le soldat moscovite accourt, la lance au poing... et il répand le sang innocent de mon peuple.
Qu’as-tu fait, le plus cruel, le plus stupide des bourreaux ?... Seul il se convertira, et Dieu lui accordera son pardon.
Mon bien-aimé ! déjà il a penché sa tête agonisante, et il s’est écrié : Seigneur, Seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné ?... Il a expiré !... (On entend des chœurs d’anges, et plus loin le chant de Pâques : alleluia, alleluia.)
Au ciel,... au ciel,... au ciel,... il s’envole !... Jusqu’à ses pieds flotte et tombe un vêtement blanc comme la neige, qui se déploie et enveloppe le monde entier : mon bien-aimé est dans les cieux, et je le vois toujours... Il a trois prunelles brillantes comme trois soleils, et il montre au monde ses mains percées de clous.
Qui est cet homme ?... C’est son vicaire sur la terre... Je l’ai connu enfant... je l’ai connu... comme il a grandi d’esprit et de corps ! Il est aveugle !... mais un ange est son guide... Homme terrible, il a trois faces, il a trois fronts... Tel qu’un baldaquin, le livre mystérieux est déployé au-dessus de sa tête et voile son visage. Trois capitales lui servent de trépied... trois extrémités du monde tremblent, quand il parle ; et j’entends sa voix sortir du ciel comme la foudre... C’est le vicaire de la liberté visible sur la terre... Il bâtira sur la gloire le colosse de son Église... Il plane au-dessus des peuples et des rois ; il s’appuie sur trois couronnes, et il est sans couronne... Sa vie est la peine des peines, et son nom... le peuple des peuples... Il est né d’une mère étrangère... son sang est un vieux sang de héros, et son nom quarante-quatre... Gloire !... gloire !... gloire !...
(Il s’endort.)
LES ANGES APPARAISSENT.
Il dort : tirons l’âme de son corps, comme de son berceau doré un enfant endormi ; détachons légèrement la robe des sens ; habillons-le en lumière, comme une aurore, et envolons-nous... Ravissons son âme au troisième ciel !... Nous déposerons l’enfant sur les genoux de notre père qui le sanctifiera par ses caresses : avant la prière du matin, nous rendrons l’âme à la vie ; nous l’envelopperons des langes des sens ; nous la remettrons dans le corps comme dans un berceau doré.
SCÈNE VI.
Une magnifique chambre à coucher : un Sénateur se retourne dans son lit, en soupirant. — Deux diables au-dessus de sa tête.
LE PREMIER DIABLE.
Il est ivre et ne veut pas dormir : me forceras-tu à me tenir éternellement debout ? Coquin, paix donc !... est-ce qu’un hérisson te pique ?
SECOND DIABLE.
Verse-lui des pavots sur les yeux.
PREMIER DIABLE.
Il dort : je sauterai sur lui comme une bête fauve.
SECOND DIABLE.
Comme sur un moineau l’oiseau de proie.
LES DEUX DIABLES.
Emportons son âme aux enfers, nous la fouetterons avec des serpents, nous la rôtirons.
BELZÉBUTH.
Gare !...
LES DEUX DIABLES.
Quel est ce compère ?
BELZÉBUTH.
Belzébuth.
LES DEUX DIABLES.
Eh bien !... Eh quoi donc ?
BELZÉBUTH.
N’épouvante pas mon gibier.
LE PREMIER DIABLE.
Quand il dort, le brigand, son sommeil n’est-il pas à moi ?
BELZÉBUTH.
Si nous lui laissons voir les ténèbres, les flammes, les mille supplices de l’enfer, nos scènes le glaceront d’effroi : demain, il se rappellera son rêve... il se corrigera peut-être... Et il a encore longtemps à vivre.
Le Second Diable (étendant ses griffes).
Laisse-moi m’amuser. Que crains-tu ? s’il se corrige, j’entre dans les ordres, je prends la croix en main.
BELZÉBUTH.
Si tu l’effraies trop pour une fois, il est capable de se rappeler son rêve et de nous duper ; tu laisseras échapper l’oiseau de nos mains.
Le Premier Diable (montrant le Sénateur endormi).
Ce pauvre petit frère, mon plus tendre fils, est-ce qu’on peut le laisser dormir tranquille ? Toi, tu refuses, eh bien, je le tourmenterai à moi seul.
BELZÉBUTH.
Brigand, connais-tu mon rang ? Je suis ton supérieur de par notre tzar.
LE PREMIER DIABLE.
Pardon. — Qu’ordonne monseigneur ?
BELZÉBUTH.
Tu peux tomber sur son âme, l’enfler d’orgueil, la rouler dans l’ignominie, la traîner dans le mépris et la fustiger de sarcasmes : mais, quant à l’enfer, chut !... Envolons-nous. Pst, pst, pst.
(Il s’envole.)
LE PREMIER DIABLE.
Je tiens donc son âme : ah ! coquin ! tu trembles.
LE SECOND DIABLE.
Prends-la dans tes pattes, légèrement, comme un chat prend une souris.
VISION DU SÉNATEUR.
LE SÉNATEUR (rêvant).
Un écrit !... c’est pour moi. — Un rescrit de sa Majesté impériale !... — Un autographe. — Ah !... ah !... ah !... cent mille roubles !... Une décoration !... Eh ! valet ! mets-la moi ici. — Le titre de prince !... Ah !... Ah !... grand maréchal... ah ! ils vont tous crever de jalousie.
(Il se retourne.)
Me voilà chez l’Empereur !... dans l’antichambre. — Ils attendent tous : ils me jalousent tous, il me saluent, ils me redoutent ! le maréchal grand-contrôleur ! — Il est à peine reconnaissable sous ce masque. Ah ! quel doux murmure retentit autour de moi... Voici le Sénateur en faveur, en faveur, en faveur !... Ah ! puissé-je mourir !... mourir au milieu de ce murmure aussi doux que les cajoleries de mes maîtresses !... Chacun s’incline devant moi : je suis l’âme de l’assemblée. — On me regarde, ou me jalouse. Je dresse fièrement la tête : ô volupté ! je meurs, oui, je meurs de volupté !
(Il se retourne.)
L’Empereur ! — Sa Majesté impériale ! — Voici l’Empereur ! Eh quoi ?... pas un regard pour moi ! Il fronce le sourcil, il me regarde de travers... Ah ! Sire !... Ah ! je ne puis parler... ma voix s’éteint. — Ah ! quel frisson !... quelle sueur !... Je suis froid, glacé. — Ah ! maréchal !... Quoi ? — Il me tourne le dos, le dos ! Ah ! les sénateurs, les officiers de la cour ! Ah ! je meurs, je suis mort, enterré, pourri, rongé par les vers, par les sarcasmes ! On me fuit. Ah ! quelle solitude ! quel silence ! Coquin de chambellan, coquin ! voici qu’il laisse échapper un sourire !... Ce sourire m’est entré comme une araignée dans la bouche (il crache).
Quel bruit !... Ah ! c’est un calembour. Ô vilaine mouche !...
(Il la chasse d’auprès de son nez.)
Elle me bourdonne autour du nez comme une guêpe. — Des épigrammes, des railleries ! des quolibets !... des insectes qui m’entrent dans l’oreille : oh ! mon oreille, mon oreille.
(Il se gratte l’oreille.)
Quels bruits !... Les kammerjunker crient comme des hiboux ; ah ! voici les dames dont les queues de robes sifflent comme des serpents à sonnettes. — Quel horrible vacarme !... des rires, des cris : « Le Sénateur est en disgrâce, en disgrâce, en disgrâce !... »
(Il tombe de son lit à terre. On voit les Diables descendre.)
LES DIABLES.
Détachons son âme des sens, comme on détache un chien hargneux de son collier : mais qu’il reste à demi muselé. Laissons-lui la moitié de l’âme dans le corps, pour qu’il ne perde pas le sentiment : emportons l’autre moitié au bout du monde, là où finit ce qui est passager, où commence ce qui est éternel, où l’enfer confine avec la conscience ; nous y attacherons ce mauvais chien. À l’œuvre, ma main, à l’œuvre ! claque, mon fouet. Avant le troisième chant du coq, nous ferons cesser les horribles supplices de cette âme, nous l’enlacerons de la chaîne des sens et nous la refourrerons dans le corps comme dans un sale chenil.
SCÈNE VII.
Un salon de Varsovie.
Quelques hauts fonctionnaires, quelques littérateurs influents, plusieurs dames du grand monde, plusieurs généraux et des officiers d’État-major ; tous incognito prennent le thé à une petite table. Près de la porte, plusieurs jeunes gens et deux vieux Polonais, debout, causent avec vivacité.
(Près de la porte).
ZÉNON NIEMOJOWSKI (à Adolphe).
Alors, chez vous, en Lithuanie, c’est la même chose qu’ici ?
ADOLPHE.
Ah ! chez nous, c’est pire encore, le sang y coule.
ZÉNON NIEMOJOWSKI.
Le sang ?
ADOLPHE.
Non pas sur le champ de bataille, mais sous la main du bourreau.
(Ils parlent bas.)
(Près de la table.)
LE COMTE.
Le bal a-t-il été brillant ?
UNE DAME.
Dans la salle de danse, on n’avait rien groupé, et l’on vous marchait sur les pieds comme à un raoût anglais.
(Près de la porte.)
UN DES JEUNES GENS.
Cichowski est en liberté ?
ADOLPHE.
Je connais Cichowski. J’ai précisément été chez lui, je voulais l’interroger pour savoir que raconter aux nôtres en Lithuanie.
ZENON NIEMOJOWSKI.
Il nous faut nous unir et établir une entente entre nous ; autrement, isolés, nous périrons tous misérablement.
(Ils parlent plus bas.)
Un Général (à un littérateur).
Mais lisez donc, laissez-vous toucher.
LE LITTÉRATEUR.
Je ne sais rien par cœur.
LE GÉNÉRAL (à un officier).
Tant mieux qu’il ne veuille pas lire, car il nous ennuierait.
UNE JEUNE DAME (se détachant du groupe des jeunes gens et s’approchant de la table).
Ah ! c’est horrible ! écoutez, Messieurs !
(À Adolphe.)
Contez donc ce qui est arrivé à Cichowski.
UN OFFICIER SUPÉRIEUR.
Cichowski a été mis en liberté ?
LE COMTE.
Il a passé tant d’années en prison !
LE CHAMBELLAN.
Je le croyais enterré depuis longtemps.
(À lui même.)
Ce sont de ces récits qu’il n’est pas très prudent d’écouter et au milieu desquels il n’est pas poli de sortir.
(Il s’esquive.)
UNE DEMOISELLE (à Adolphe).
Racontez-nous cela, monsieur. C’est une affaire grave, une affaire nationale.
LE VIEUX POLONAIS.
J’ai connu les parents de Cichowski. C’était une honnête famille. Ils sont de Galicie. J’ai appris que leur fils avait été emprisonné et torturé à mort ; il est mon parent éloigné. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps. Oh ! quel siècle ! quels hommes ! Trois générations ont passé depuis que l’oppression nous étreint. Elle a martyrisé nos pères, elle martyrise nos enfants et nos petits-enfants.
ADOLPHE.
(Chacun se rapproche et l’écoute.)
Je l’ai connu enfant. C’était alors un beau jeune homme, vif, spirituel, gai et admiré. Âme de la société, partout où il allait, il charmait chacun par sa conversation et ses saillies. Il aimait les enfants et me prenait souvent sur ses genoux. Les enfants l’appelaient : le gai monsieur. Je me souviens de ses cheveux : je passai souvent mes doigts dans leurs boucles blondes. Je me souviens de son regard : il fallait qu’il fût innocent et joyeux, puisque, dirigé vers nous, il nous semblait enfantin ; sa prunelle nous attirait et, à sa vue, nous nous imaginions qu’il n’avait que notre âge. Il était sur le point de se marier. Je me rappelle qu’il nous apportait, à nous autres enfants, des cadeaux de sa fiancée et nous invitait à sa noce. Puis, il resta longtemps sans venir, et l’on disait chez nous qu’il avait disparu on ne sait où, qu’il s’était enfui secrètement, que le Gouvernement cherchait en vain sa trace. On finit par dire qu’il s’était tué, noyé. La police confirma d’une preuve cette supposition. On trouva son manteau sur les bords de la Vistule. On l’apporta à sa femme, elle le reconnut : il a donc péri ! Le corps ne put être retrouvé. Et une année passa ainsi. Pourquoi s’était-il tué ? On se le demanda, on chercha, on le plaignit, on le pleura, finalement on l’oublia. Et deux années s’écoulèrent... Un soir, on transférait des prisonniers du couvent[7] au Belvédère[8]. La soirée était sombre et pluvieuse. J’ignore si ce fut préméditation ou hasard, mais cette procession eut un témoin. Peut-être était-ce un de ces hardis jeunes Varsoviens en quête du lieu de détention et du nom des prisonniers. Des sentinelles étaient échelonnées dans les rues, la ville était silencieuse. Tout à coup une voix s’écria de derrière une muraille : « Prisonniers, qui êtes-vous ? » Cent noms retentirent à la fois, au milieu desquels on distingua le sien, et le lendemain on en informa sa femme. Elle écrivit, courut, pria, supplia, mais elle n’apprit rien de plus. Et trois années passèrent encore sans qu’on retrouvât sa trace ; mais le bruit, propagé on ne sait par qui, circulait à Varsovie qu’il vit, qu’on le tourmente, qu’il ne convient de rien et n’a jusqu’à présent rien avoué ; qu’on l’a, pendant bien des nuits, privé de sommeil, nourri de harengs, sans lui donner à boire, qu’on lui a administré de l’opium, qu’on lui a suscité des terreurs et des fantômes, qu’on l’a chatouillé à la plante des pieds, sous les aisselles... Mais bientôt on en incarcéra d’autres, dont le public s’occupa : sa femme pleurait, tous l’avaient oublié.
Et voici que dernièrement, la nuit, on sonna au logis de sa femme. Elle ouvre et aperçoit un officier, un gendarme sous les armes et un prisonnier... C’était lui. On se fait donner une plume et du papier, signer qu’il a été reçu vivant du Belvédère. On prend le reçu, on menace du doigt : « Si tu révèles... » ; et, sans achever la phrase, on part comme on est venu. C’était lui. Je veux courir le voir. Un ami m’avertit en disant : « N’y va pas aujourd’hui ; car, au seuil, tu rencontrerais un espion. » J’y vais le lendemain à la porte, des escogriffes de policiers. J’y retourne une semaine après : il ne reçoit pas, il est malade. Enfin je l’ai récemment rencontré en voiture, hors de la ville. On me dit que c’était lui, car je ne l’avais pas reconnu. Il avait engraissé, mais c’était un horrible embonpoint. La mauvaise nourriture et l’air putride l’avaient gonflé. Il avait les joues enflées, jaunies, blêmies, un demi-siècle de rides au front. Tous les cheveux lui étaient tombés. Je le saluai : il ne me remit pas, ne voulut pas s’entretenir avec moi. Je me nomme : il me regarde stupidement. Quand je lui répétai les détails de nos anciennes relations, il plongea ses regards dans les miens et me scruta... Ah ! tout ce qu’il avait souffert pendant ses jours de torture et tout ce qu’il avait pensé pendant ses nuits d’insomnie, son œil me le révéla en un moment. Cet œil était terrible à voir, avec sa pupille semblable à ces fragments de vitre qui restent aux fenêtres de prisons grillées, dont la teinte est grise comme une toile d’araignée, mais qui, vus de côté, ont des reflets d’arc-en-ciel, et où l’on découvre une rouille sanglante, des miroitements, des taches obscures. L’œil ne peut plus les traverser de part en part, ils ont perdu leur transparence, mais leur surface décèle qu’ils ont été longtemps à l’humidité, dans l’abandon, la poussière et l’obscurité...
Je retournai chez lui, un mois après : je m’imaginais qu’il serait parvenu à se réhabituer au monde et à recouvrer la mémoire. Mais il avait pendant tant de jours été sous la menace des enquêtes, il s’était tant de nuits entretenu avec lui-même, les tyrans l’avaient torturé tant d’années, tant d’années les murs avaient eu pour lui des oreilles, avec le silence pour seule défense et l’ombre pour seule société, que l’animation de la ville n’avait pu en un mois effacer l’impression de tant d’années. Le soleil lui semble un espion, le jour un dénonciateur, son entourage lui fait l’effet d’une garde et le visiteur l’effet d’un ennemi. Si quelqu’un vient le voir en son logis, — au bruit de la serrure, il se dit : « C’est l’enquête » ; il se retourne, appuie la tête sur sa main ; il paraît recueillir son esprit, son énergie morale ; il serre les lèvres, pour que les paroles ne s’échappent point d’elles-mêmes ; il baisse les yeux, pour que les espions ne devinent rien à son regard. Interrogé, il se croit toujours en prison, il fuit au fond de la chambre et s’y blottit dans l’ombre, en criant sans cesse deux mots : « Je ne sais rien, je ne dirai rien ». Et ces deux mots sont devenus son refrain. Longtemps sa femme, son enfant pleurent à ses genoux, avant qu’il ne surmonte sa crainte et sa défiance.
Les prisonniers aiment à conter leur détention passée. Je pensais qu’il nous narrerait tout au long la sienne, qu’il en arracherait le secret à la terre et aux sbires et divulguerait son histoire, qui est l’histoire de tous les héros de la Pologne, car maintenant la Pologne vit et fleurit sous terre. Ses fastes se déroulent en Sibérie, dans les forteresses et les cachots. Et que répondit-il à mes questions ? Qu’il ne savait plus rien lui-même de ses souffrances, qu’il les avait oubliées. Sa mémoire était comme un de ces manuscrits d’Herculanum qui ont moisi sous terre et que leur auteur, s’il ressuscitait, ne saurait plus déchiffrer. Il ajouta seulement : « Je vais le demander à Dieu, il a écrit tout cela, il me le redira. »
(Adolphe essuie ses larmes.
Long silence.)
Une Jeune Dame (à un littérateur).
Pourquoi n’écrivez-vous pas sur ce sujet ?
PREMIER LITTÉRATEUR.
C’est de l’histoire.
SECOND LITTÉRATEUR.
Et terrible !
TROISIÈME LITTÉRATEUR.
On écoute un récit pareil, mais qui le lirait ? Et comment traiter d’événements contemporains ? Au lieu de personnages mythologiques, mettre en scène des témoins oculaires ?... Puis, c’est une règle expresse et sacrée de l’art que les poètes doivent attendre jusqu’à ce que...
L’UN DES JEUNES GENS.
Combien faut-il d’années pour qu’un sujet palpitant soit confit comme une figue ou éventé comme du tabac ?
QUATRIÈME LITTÉRATEUR.
Notre nation n’aime pas les scènes violentes et terribles ; il convient de lui chanter, par exemple, les amours des bergers, les troupeaux, les ombrages. Nous autres Slaves, nous aimons les idylles.
PREMIER LITTÉRATEUR.
Une cour est la seule arbitre du goût, de la beauté et de la gloire. Ah ! la Pologne se meurt, car nous n’avons pas de cour à Varsovie.
Un Comte (bourgeois fraîchement anobli).
L’aristocratie est toujours le soutien de la liberté. Prenez modèle, messieurs, sur la Grande-Bretagne.
N.
Voyez, que pourrons-nous entreprendre ? Voyez, mes amis, quels gens sont à la tête de la nation.
WYSOCKI.
Dites plutôt à la surface. Notre nation, comme la lave, a une surface froide, dure, sèche et rugueuse. Mais cent ans n’éteindront pas la flamme qui couve à l’intérieur. Crachons sur cette croûte et pénétrons dans les profondeurs. (Ils s’éloignent.)
SCÈNE VIII.
La scène est à Vilna. Un salon d’attente. À droite, des portes qui mènent à la salle de la commission d’enquête devant laquelle on conduit les prisonniers. On voit quantité de dossiers. Au fond, les portes de l’appartement du Sénateur, d’où la musique se fait entendre. On sort de table. Près de la fenêtre, un secrétaire est assis à un bureau devant ses papiers ; un peu plus loin à gauche, une table de whist. Nowosilcow prend son café ; à côté de lui, le chambellan Baykow, Pélican et un docteur. À l’entrée, une sentinelle et quelques laquais immobiles.
Le Sénateur (au Chambellan).
Diable ! quelle corvée[9]. Nous voici enfin hors de table. La princesse nous a fait faux bond et ne viendra plus. Du reste, en fait de dames, elles sont vieilles ou sottes. M’entretenir, imaginez-vous, d’affaires au potage ? Je jure de n’avoir plus de ces patriotes à ma table, avec leur franc-parler et leur ton détestable.
UN LAQUAIS.
Un employé du marchand Kanissyn est là et rappelle un compte à Votre Excellence.
Le Sénateur (au Secrétaire).
Lui écrire poliment d’attendre.
(Il devient pensif.)
À propos de ce Kanissyn, il faut englober son fils dans l’enquête. Oh ! c’est un oiseau !
LE SECRÉTAIRE.
C’est un jeune garçon.
LE SÉNATEUR.
Ils sont tous jeunes ; mais regardez-les au cœur : le mieux est d’éteindre le feu, lorsqu’il n’est qu’étincelle.
LE SECRÉTAIRE.
Le fils de ce Kanissyn est à Moscou.
LE SÉNATEUR.
À Moscou ? Ah ! voyez-vous, c’est un émissaire des clubs. Il faut y couper court, il n’est que temps.
LE SECRÉTAIRE.
Il est, paraît-il, au corps des Cadets.
LE SÉNATEUR.
Aux Cadets ? Voyez-vous, il fait de la propagande dans l’armée.
LE SECRÉTAIRE.
Il a quitté Vilna tout enfant.
LE SÉNATEUR.
Oh ! cet incendiaire ! Il a ici des correspondants.
(Au Secrétaire.)
Ce n’est pas ton affaire, tu comprends. Eh ! l’officier de service. Dans les vingt-quatre heures, envoyer une kibitka et se saisir de ses papiers. Du reste, le père n’a rien à craindre, si son fils avoue volontairement sa faute.
Pélican (au Sénateur).
Monsieur le Sénateur, que voulez-vous faire de Rollison ?
LE SÉNATEUR.
Rollison ?
PÉLICAN.
Oui, celui qu’on a si bien fustigé à son interrogatoire.
LE SÉNATEUR.
Eh bien !
PÉLICAN.
Il est tombé malade.
LE SÉNATEUR (riant).
Combien de coups lui a-t-on administré ?
PÉLICAN.
J’étais là... mais... on ne comptait pas. — C’est M. Botwinko qui l’interrogeait.
BAYKOW.
Monsieur Botwinko ? ah ! ah ! ah ! il en a pour longtemps, quand il se met en train : je gagerais qu’il l’a joliment arrangé. — Parions que le coquin n’en a pas été quitte à moins de trois cents coups.
LE SÉNATEUR (étonné).
Trois cents coups et vivant ! Trois cents coups, le coquin ; trois cents coups sans mourir, — quel dos de Jacobin ! Je pensais qu’en Russie la vertu cutanée surpasse tout, — ce drôle a une peau mieux tannée. Je n’y conçois rien ! — Ah ! ah ! ah ! mon ami.
Un Laquais (au Sénateur).
Monsieur veut-il recevoir ces dames, ces femmes ? Monsieur sait bien, celles qui viennent tous les jours en voiture ; l’une est aveugle et l’autre...
LE SÉNATEUR.
Aveugle ?... Et qui est-elle ?
LE LAQUAIS.
Madame Rollison.
PÉLICAN.
La mère de ce Rollison.
LE LAQUAIS.
On les voit tous les jours ici.
LE SÉNATEUR.
Il fallait lui dire...
LE DOCTEUR.
Que Dieu vous conduise !
LE LAQUAIS.
Oui, mais elle s’assied et gémit à la porte, nous l’avons fait arrêter. Il est malaisé d’emmener une femme aveugle. La foule s’est attroupée et a maltraité les soldats. — Faut-il la faire entrer ?
LE SÉNATEUR.
Quoi ! tu ne peux te tirer de là ? — Fais-la venir jusqu’à moitié de l’escalier, — Tu comprends ? puis tu la feras descendre... jusqu’en bas... tiens, comme ceci... pour qu’elle ne nous importune pas une autre fois de ses visites. —
(Un second laquais entre et donne une lettre à Baykow.)
Eh bien, va donc !
BAYKOW.
Elle porte une lettre.
(Il la montre.)
LE SÉNATEUR.
Et qui donc écrirait en sa faveur ?
BAYKOW.
La Princesse peut-être ?
Le Sénateur (lisant la lettre).
La Princesse !... et par quel hasard ?... — Elle me la jette sur le dos et avec quelle chaleur... — Faites-la entrer, par tous les diables !
(Deux dames entrent avec l’abbé Pierre.)
Pélican (à Baykow).
Voici la vieille sorcière, mère de ce fripon.
Le Sénateur (poliment).
Je vous salue. Qui de vous est madame Rollison ?
MADAME ROLLISON (en pleurs).
Moi. — Oh ! mon fils ! Excellence.
LE SÉNATEUR.
Permettez, — un moment. — Vous avez une lettre. Pourquoi venir ici tant de dames ?
LA SECONDE DAME.
Nous ne sommes que deux.
Le Sénateur (à la seconde dame).
Et quel est le motif qui me procure l’honneur de votre visite ?
LA SECONDE DAME.
Madame Rollison ne pourrait trouver seule son chemin : elle n’y voit pas.
LE SÉNATEUR.
Ah ! elle n’y voit pas... Elle flaire donc... car elle sait bien trouver ma maison tous les jours.
LA SECONDE DAME.
C’est moi qui la conduis ; elle est âgée et malade.
MADAME ROLLISON.
Grand Dieu !
LE SÉNATEUR.
Chut !
(À la seconde dame.)
Et qui êtes-vous, madame ?
LA SECONDE DAME.
Madame Kmita.
LE SÉNATEUR.
Vous feriez mieux de rester chez vous et de veiller sur vos fils ; il plane déjà certains soupçons.
MADAME KMITA (pâlissant).
Quoi ? quoi ? monsieur.
(Le Sénateur rit).
MADAME ROLLISON.
Excellence.... pitié !... — Je suis veuve ! — Monsieur le sénateur ! On dit qu’ils l’ont tué. Est-ce possible, mon Dieu ! mon enfant ! L’abbé dit qu’il vit encore ; mais on le bâtonne, Excellence ! Qui peut ainsi frapper des enfants ? On l’a assommé, pitié ! — on l’a barbarement assommé. (Elle pleure.)
LE SÉNATEUR.
Où ! qui ? Explique-toi donc clairement, femme !
MADAME ROLLISON.
Qui ! ah ! mon fils ! — Excellence, je suis veuve ! — Ah ! combien il faut d’années pour élever un enfant ! — Déjà mon Jean donnait des leçons, tout le monde vous dira comme il enseignait bien. — Je suis une pauvre femme, il me faisait vivre de son modeste salaire. Je suis aveugle, il était mes yeux. Excellence, je mourrai de faim.
LE SÉNATEUR.
Si je viens à découvrir celui qui répand ces faux bruits, son affaire est bonne... Qui vous a dit qu’on le martyrisât ?
MADAME ROLLISON.
Qui ? N’ai-je pas une oreille de mère ? — Je suis aveugle... j’ai dans l’oreille toute mon âme, oui, une âme de mère. Hier, on l’a conduit à l’hôtel de ville, j’ai entendu sa voix.
LE SÉNATEUR.
On l’a donc laissée entrer ?
MADAME ROLLISON.
On m’a repoussée de l’antichambre, et de la porte, et de la cour ; je me suis assise près du mur. — Sur le mur épais j’ai posé l’oreille... j’étais là dès le matin. À minuit, la ville reposait en silence... j’écoute... à minuit, à travers le mur... non je ne me trompe pas... j’ai entendu, j’ai entendu sa voix, aussi vrai que le Seigneur est dans les cieux : j’ai entendu sa voix sourde, comme si elle sortait des entrailles de la terre. — À travers ce mur, mon oreille l’a suivi... loin... oh ! plus loin que l’œil le plus perçant... j’ai entendu sa voix !... On le martyrisait.
LE SÉNATEUR.
Elle radote, elle délire. — Mais, madame, il y a là tant d’autres prisonniers.
MADAME ROLLISON.
Quoi ? ce n’était pas la voix de mon enfant ? La brebis reconnaît bien la voix de son agneau au milieu des troupeaux les plus nombreux !... Ah ! quelle voix c’était !... ah ! ah ? mon bon monsieur, si vous aviez une seule fois entendu une pareille voix, vous n’auriez plus jamais de votre vie dormi tranquillement.
LE SÉNATEUR.
Votre fils doit être bien portant, puisqu’il criait si fort.
MADAME ROLLISON.
Si vous avez un cœur d’homme...
(Les portes s’ouvrent... Une demoiselle en toilette de bal, vient inviter le Sénateur à passer dans le salon où l’on fait de la musique.)
MADAME ROLLISON.
Oh ! Excellence, ne me livrez pas au désespoir... je ne vous lâcherai point.
(Elle le saisit par son habit.)
La Demoiselle (au Sénateur).
Faites-lui donc grâce..
LE SÉNATEUR.
Le diable m’emporte si je sais ce que me veut cette mégère.
MADAME ROLLISON.
Je veux voir mon fils.
Le Sénateur (en appuyant sur les mots).
L’Empereur ne le permet pas.
Madame Rollison (à la demoiselle).
Ô ma chère demoiselle ! intercédez encore pour moi. — Je vous en prie par les plaies du Sauveur !... mon pauvre fils ! Depuis un an, il est au pain et à l’eau, sans vêtements, dans un cachot froid et humide.
LA DEMOISELLE.
Est-il possible ?
Le Sénateur (avec embarras).
Quoi ? quoi ? depuis un an ? mais, imaginez-vous, je n’en savais rien ! (À Pélican.) Écoute, il faut de suite éclaircir cette affaire, et, s’il en est ainsi, frotter les oreilles aux commissaires. (À madame Rollison.) Soyez tranquille ! revenez à sept heures.
MADAME KMITA.
Ne pleurez plus ! Monsieur le Sénateur ignorait le sort de votre fils... Vous le voyez... il va s’informer, et sans doute qu’il le fera remettre en liberté.
MADAME ROLLISON.
Il l’ignorait ? Il va s’informer ; — que Dieu le récompense ; je le disais bien, non, il n’est pas aussi cruel qu’on l’assure. C’est une créature de Dieu, il est homme, sa mère l’a nourri de son lait. On se riait de moi, tu vois bien que j’avais raison. (Au Sénateur.)
Vous l’ignoriez ?... Ces coquins vous cachent tout ; croyez-moi, monsieur, vous êtes entouré d’un tas de coquins. — Oh ! ne les interrogez pas, questionnez-nous : nous, nous vous dirons tout, toute la vérité.
LE SÉNATEUR (riant).
C’est bien, nous en causerons ; aujourd’hui je n’ai pas le temps. Adieu, dites à madame la Princesse que, pour elle, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir. (Avec politesse.)
Adieu, madame Kmita, adieu... je ferai tout ce que je pourrai.
(À l’abbé Pierre.)
Restez, monsieur l’abbé, j’ai deux mots à vous dire.
(Tous sortent, excepté Pélican, le Docteur et le Sénateur.)
Pélican (au Sénateur).
Que M. le Sénateur veuille bien considérer que, malgré le mystère et la vigilance des gardes, des personnes malveillantes colportent la nouvelle de la bastonnade de Rollison. Elles trouveront peut-être moyen de noircir auprès de l’Empereur la pureté de vos intentions, si l’on ne brusque pas la fin de cette enquête.
LE DOCTEUR.
C’est à quoi j’étais en train de penser, Excellence. Rollison, depuis bien des jours, a des accès de folie. Il veut s’ôter la vie, il se jette contre les fenêtres, mais les fenêtres sont fermées...
PÉLICAN.
Il a les poumons malades, il ne faut pas le laisser étouffer dans un air renfermé, j’ordonnerai donc de lui ouvrir aussitôt les fenêtres : il demeure au troisième étage, il jouira de l’air.
Le Sénateur (avec distraction.)
Me mettre sur le dos une vieille femme, quand je bois mon café !
Pélican (au Sénateur).
Excellence, que décidez-vous relativement à Rollison ? s’il vient à mourir aujourd’hui, que faire ?
LE SÉNATEUR.
L’enterrer ; et, si vous le désirez, je vous permets même de l’embaumer. — À propos de baume, Baykow, il t’en faudrait un peu à toi, car ton corps est un vrai cadavre, et tu te maries ! — Savez-vous qu’il a une fiancée ?
(Les portes s’ouvrent, on peut voir dans la salle de bal.)
Voyez-vous là-bas ?... c’est cette demoiselle blanche et vermeille. — Tu es en état d’épouser comme Tibère à Caprée. Je ne conçois pas cette manie de forcer une jeune fille à murmurer entre ses jolies lèvres... oui.
BAYKOW.
Quoi, forcer ? Parions que je divorce au bout d’un an et que, chaque année, je reprends une femme jeune et belle — et sans contrainte ?... C’est beau pour une petite gentillâtre de devenir madame la générale. Demandez à l’abbé si elle pleurera à ses noces.
LE SÉNATEUR.
À propos de l’abbé. (Au prêtre.) Approche donc, mon noir chérubin. Regardez quelle figure ! on m’a l’air d’un poète ! As-tu jamais vu un regard aussi bête ? Il faut l’émoustiller, prends ce verre de rhum.
L’ABBÉ PIERRE.
Je ne bois pas.
LE SÉNATEUR.
Est-ce toi qui as été porter des nouvelles à cette mère ?
L’ABBÉ PIERRE.
Moi.
Le Sénateur (au Secrétaire).
Écrivez cet aveu — et voici les témoins.
(À l’abbé.)
Et d’où l’avais-tu appris ? Parle, je te l’ordonne. Ne marmotte pas tout bas. J’ordonne au nom de l’Empereur, entends-tu, moine ? (Au secrétaire). Écrivez qu’il se tait. (À l’abbé.)
Tu connais la théologie ? Tu sais que tout pouvoir vient de Dieu ; quand le pouvoir t’enjoint de parler, il ne te sied pas de te taire. (L’abbé se tait.)
Et sais-tu, moine, que je pourrais te faire pendre ; et nous verrions si ton Prieur réussirait à te ressusciter.
L’ABBÉ PIERRE.
Si quelqu’un subit un pouvoir, on ne peut dire qu’il lui obéisse. Dieu remet parfois le pouvoir à l’esprit du mal.
LE SÉNATEUR.
Je vais t’interroger une dernière fois. Avoue qui t’a informé de cette bastonnade ? Eh ! tu te tais ? Ce n’est pas de Dieu que tu l’as appris. Qui t’en a parlé ! Quoi ? Dieu ? un ange ? ou le diable ?
L’ABBÉ PIERRE.
Tu l’as dit.
LE SÉNATEUR (indigné).
Tu ! tu me dis tu ? toi, moine !
LE DOCTEUR.
Eh ! mal appris, on dit à M. le Sénateur, Votre Excellence. Apprenez-lui à s’exprimer. Ce moine, à ce que je vois, sort d’une étable à cochons. Donne-lui... (Il fait un geste de la main.)
Pélican (Il soufflette l’abbé.)
Âne que tu es, tu vois que M. le Sénateur est en colère.
L’abbé (regardant le Docteur).
Seigneur, pardonnez-lui, Seigneur, il ne sait ce qu’il fait ! Ah ! frère, vous vous êtes achevé par ce mauvais conseil. Vous paraîtrez aujourd’hui devant Dieu.
LE SÉNATEUR.
Qu’est-ce ?
BAYKOW.
Il bouffonne. Redonne-lui une claque pour qu’il nous prophétise. (Et il lui donne une pichenette.)
L’ABBÉ PIERRE.
Frère, toi aussi tu as imité son exemple, tes jours sont comptés, tu le suivras de près. (La porte de gauche s’ouvre. Des dames en toilette, des invités, des fonctionnaires entrent.)
LES DAMES ENSEMBLE.
Nous venons enfin vous chercher.
UNE DAME.
Nous pouvons danser ici. La salle est assez vaste.
(La musique joue le menuet de Don Juan.)
LE STAROSTE.
Notre jeunesse gémit dans les citadelles ; et nous, on nous force d’aller au bal.
UN OFFICIER RUSSE (à Bestuzew.)
Il n’est pas surprenant qu’on nous maudisse ici. Voici déjà un siècle que la Russie déverse sur la Pologne un ramassis de coquins.
Justin Pol (à Bestuzew, en montrant le Sénateur).
Je veux lui planter mon canif dans le ventre, ou lui frotter le museau.
BESTUZEW.
Qu’en résultera-t-il ? Quel profit y a-t-il à faire disparaître un coquin ? Ce sera un prétexte pour fermer les Universités, pour crier que les étudiants sont des jacobins et décimer votre jeunesse.
JUSTIN POL.
Mais celui-là paiera pour tant de tortures, tant de sang et de larmes !
BESTUZEW.
Notre Empereur à une meute nombreuse, qu’importe que ce chien crève ?
JUSTIN POL.
Ce couteau me démange dans la main. Laisse-moi le tuer.
BESTUZEW.
Il faut que je t’emmène dehors.
JUSTIN POL.
Personne ne le punira-t-il pour nous ? Personne ne nous vengera-t-il ?
L’ABBÉ PIERRE.
Dieu ! (En ce moment, la musique change brusquement et joue l’air du Commandeur.)
LES INVITÉS.
Quelle musique lugubre !
Quelqu’un (regardant par la fenêtre.)
Qu’il fait sombre ! Voyez ce gros nuage qui se forme à l’horizon.
LE SÉNATEUR.
Qu’est-ce ? Pourquoi ne joue-t-on pas !
LE DIRECTEUR DE L’ORCHESTRE.
Une erreur s’est produite.
LE SÉNATEUR.
La bastonnade ! (Tout à coup des cris bruyants se font entendre à la porte.)
Madame Rollison (à la porte et d’une voix terrible).
Laissez-moi... laissez-moi...
LE SECRÉTAIRE.
C’est l’aveugle.
UN LAQUAIS.
Elle y voit ! Regardez comme elle monte quatre à quatre les escaliers, arrêtez-la.
UN AUTRE LAQUAIS.
Qui pourra la retenir ?
MADAME ROLLISON.
Il est ici, je le retrouverai, cet ivrogne, ce tyran. (Un laquais veut l’arrêter, elle le renverse.)
UN LAQUAIS.
Ah !... ah ! ah ! c’est une possédée.
MADAME ROLLISON.
Où es-tu ?... Je te découvrirai. Je t’écraserai la tête sur le pavé comme a été écrasée celle de mon fils... Ah ! tyran !... mon fils... mon fils !... il est mort !... on l’a précipité d’une fenêtre... As-tu donc une conscience ?... Mon fils jeté de là-haut sur le pavé ! Ah ! vieil ivrogne, couvert du sang de tant d’innocentes victimes, viens !... Où es-tu, où es-tu, crocodile, que je te déchire en lambeaux comme tu as déchiré mon pauvre Jean...mon fils... Ils l’ont précipité d’une fenêtre du cloître sur le pavé !... mon enfant ! mon unique enfant !... mon père nourricier. — Et le monstre est vivant encore, et il y a un Dieu, il y a un Sauveur !
L’ABBÉ PIERRE.
Femme, pas de blasphème, votre fils est blessé, mais il vit encore.
MADAME ROLLISON.
Il vit ? Mon fils ! Qui l’a dit ? qui l’a dit ? est-il possible, mon prêtre ? J’arrivais, on crie : « il est tombé... » J’accours... il était enlevé. Je n’ai pu voir la dépouille de mon enfant, de mon unique enfant ! — Je suis une pauvre orpheline... Je n’ai pas vu la dépouille de mon fils... — Je suis aveugle, mais j’ai senti le sang sur le pavé ; par le Dieu vivant, je le sens ici. — C’est le même sang, le sang de mon fils... Il y a ici quelqu’un de souillé de son sang... ici, ici, son bourreau est ici !
(Elle va droit au Sénateur ; le Sénateur s’esquive ; madame Rollison tombe évanouie... L’abbé Pierre et le Staroste s’approchent d’elle. On entend gronder la foudre.)
TOUS.
Grand Dieu ! C’est ici qu’est tombée la foudre.
PLUSIEURS VOIX.
C’est ici, c’est ici.
L’ABBÉ PIERRE.
Non... non.
QUELQU’UN (regardant par la fenêtre).
C’est à deux pas, à l’angle de la maison de l’Université.
Le Sénateur (s’avance à la fenêtre).
Sur la fenêtre du Docteur.
UN SPECTATEUR.
Entendez-vous, dans la maison, des cris de femme ?
Quelqu’un (riant dans la rue).
Ah ! ah ! ah ! les diables l’ont emporté.
(Pélican accourt effaré.)
LE SÉNATEUR.
Et notre docteur ?
PÉLICAN.
Mort frappé par la foudre !... C’est un phénomène curieux à scruter. Sa maison est entourée de dix paratonnerres, et la foudre est allée le dépister dans la dernière chambre ; elle n’a fait aucun dégât ; elle a fondu seulement quelques roubles d’argent placés sur le bureau où le docteur appuyait la tête... Cette fois, sans doute, l’argent a servi de conducteur.
LE STAROSTE.
Je vois que les roubles russes ne sont pas sans danger.
Le Sénateur (à lui-même).
Le docteur tué ! Ah ! ah ! ah ! c’est inconcevable. Le prêtre le lui avait prédit. Ah ! ah ! ah ! c’est le diable. (tout haut.) Qu’est-ce qu’il y a de terrible là-dedans ? Au printemps, il y a des nuages qui passent ; et des nuages tombent la foudre. C’est le cours naturel des choses...
(On entend de nouveau le tonnerre. Tous les invités s’enfuient. Il ne reste avec le Sénateur que Pélican et l’abbé Pierre.)
Le Sénateur (en regardant les invités partir).
Maudit docteur ! de son vivant, il m’ennuyait à vomir ; et maintenant qu’il est crevé, voilà qu’il met en fuite mes invités. (À Pélican.) Comme ce prêtre regarde, voyez quel œil hagard ! C’est un bizarre accident, un singulier hasard... Dis donc, mon prêtre, connais-tu quelques maléfices ? D’où as-tu deviné ce coup de foudre ? C’est peut-être une punition divine ? (Le prêtre se tait.) À vrai dire, ce docteur était un peu fautif : à vrai dire, ce docteur allait au delà de son devoir... On aurait fort à dire. Qui sait, il y a des avertissements. Mon Dieu ! pourquoi ne pas s’en tenir au droit chemin ! Eh bien ! prêtre ?... Il reste coi et le nez baissé ; mais je le laisserai libre : on dirait bien des choses ! (Il devient pensif.)
PÉLICAN.
Ah ! ah ! Si procéder à une enquête constituait un danger, c’est nous que le tonnerre eût certainement honorés de sa préférence.
L’ABBÉ PIERRE.
Je vous raconterai deux anciennes...
Le Sénateur (avec curiosité).
À propos du tonnerre ? du docteur ? Parle !
L’ABBÉ PIERRE.
Deux paraboles. En ce temps-là, par une grande chaleur, il arriva que des gens s’endormirent à l’ombre d’un mur : c’étaient des voyageurs. Il se trouvait parmi eux un brigand. Pendant qu’ils étaient endormis, l’ange du Seigneur le réveilla, en lui disant : Lève-toi, car le mur va crouler. Or ce brigand était le plus méchant de tous. Il se leva et le mur écrasa ses compagnons. Les mains jointes, il remercia Dieu de lui avoir sauvé la vie. Et l’ange du Seigneur se dressa devant lui et lui dit : Tu as péché plus que les autres, tu n’échapperas pas à la punition ; mais tu périras le dernier et de la mort la plus retentissante et la plus ignominieuse...
LE SÉNATEUR (ennuyé).
Il bat la campagne. Prêtre, va où il te plaira. Mais si je te rattrape, je te travaillerai la peau de telle sorte qu’ensuite ta propre mère ne te reconnaîtrait pas.
(Il se retire dans ses appartements. L’abbé Pierre, en se dirigeant vers la porte, rencontre Conrad que deux soldats conduisent à l’interrogatoire et qui, à sa vue, s’arrête et le considère longuement.)
CONRAD.
C’est étrange ! je n’ai jamais vu cette figure et je la connais comme celle de mon propre frère. Ce sont les mêmes traits, les mêmes yeux que j’ai vus en songe. Je m’en souviens maintenant. C’est lui qui m’a arraché à l’abîme.
(À l’Abbé.)
Abbé, quoique nous nous connaissions peu, au moins, vous, vous ne me connaissez pas, recevez mes remerciements pour un service que seule ma conscience connaît. Précieux sont les amis vus en songe, alors qu’éveillés nous en voyons si peu de véritables. Acceptez, je vous prie, cette bague : vendez-la, donnez la moitié de la somme aux pauvres et gardez l’autre moitié pour une messe à l’intention des âmes du purgatoire. Je sais qu’elles souffrent, si le purgatoire est un esclavage. Moi, j’ignore si plus jamais on me laissera entendre une messe.
L’ABBÉ PIERRE.
On vous le permettra. En échange de votre bague, je vous donnerai un conseil. Vous avez à parcourir une route lointaine et inconnue, vous serez dans la foule des grands, des heureux et des doctes. Cherchez un homme qui en sache plus long qu’eux. Vous le reconnaîtrez à ce que, le premier, il vous saluera au nom de Dieu. Écoutez ce qu’il vous dira.
Conrad (le fixant).
Eh quoi ? Ce serait vous ? Est-ce possible ? Arrêtez-vous un moment pour l’amour de Dieu.
L’abbé Pierre.
Adieu. Je ne puis.
CONRAD.
Un seul mot.
LE SOLDAT.
Ce n’est pas permis. Allez chacun de votre côté.
SCÈNE IX.
LA NUIT DES DZIADY.
On aperçoit une chapelle dans le lointain. — La scène est dans un cimetière.
Un Guslarz et une femme en deuil.
LE GUSLARZ.
La foule accourt à l’église, les Dziady vont commencer. C’est l’heure de s’y rendre : voici déjà la nuit sombre.
LA FEMME.
Oh ! moi je n’irai pas, je veux rester dans le cimetière. Je veux voir un esprit, le même qui, il y a longues années, apparut au milieu de mes noces ; qui, du sein de la foule des esprits, s’élança sanglant et blême, et me poursuivit de son regard farouche, sans m’adresser une parole.
LE GUSLARZ.
Peut-être était-il encore vivant, quand je le conjurai. C’est le motif de son silence ; car, dans la nuit mystérieuse des Dziady, on peut aussi évoquer les ombres des vivants. Les corps ne sortent pas du festin, du jeu, de la bataille, de l’appartement ; l’âme qu’on appelle apparaît vêtue d’une ombre légère ; mais, comme elle appartient à un vivant, elle est sans voix. Elle se tient là, blanche, sourde, muette.
LA FEMME.
Que voulait dire cette blessure à sa poitrine ?
LE GUSLARZ.
Que le coup avait frappé l’âme.
LA FEMME.
Si je reste seule ici, je m’égarerai.
LE GUSLARZ.
Je ne te quitterai pas, on fera sans moi les évocations. Il y a là-bas un autre vieux Guslarz. Entends-tu les chants dans le lointain ? la foule est assemblée. On a accompli la première évocation, celle des guirlandes et du chanvre ; on a attiré les esprits aériens. Vois-tu ces milliers de lumières pareilles à des étoiles qui tombent, cette longue traînée de chaînes de feu ? Ce sont des essaims d’esprits légers. Vois-les briller au-dessus de la sainte chapelle, sous la noire voûte des cieux, semblables aux colombes qui, voltigeant la nuit sur une ville en flammes, réfléchissent l’incendie sur le plumage do leurs ailes et étincellent comme des nuages d’étoiles.
LA FEMME.
Il ne sera pas avec ces esprits-là.
LE GUSLARZ.
Vois, la lumière s’élance de la chapelle, on vient d’évoquer par la puissance du feu et de faire surgir des lieux déserts et des tombeaux les corps que le malin esprit tient sous sa puissance ; ils passeront par ici. Si tu te le rappelles, tu le reconnaîtras. Cache-toi avec moi dans ce chêne creux ; c’est là qu’autrefois se tenaient cachées les devineresses. Vois, le cimetière se bouleverse, les tombes s’entr’ouvrent, la flamme bleue jaillit, les planches sautent en l’air, les damnés avancent leurs fronts blêmes, leurs longs bras... tu vois leurs yeux, pareils à des tisons... Baisse ton regard, cache-toi dans ce chêne creux ; l’œil du revenant brûle de loin, mais il n’a sur le Guslarz aucun pouvoir. Ah !...
LA FEMME.
Que vois-tu ?
LE GUSLARZ.
Un frais cadavre ! Ses vêtements ne sont pas encore en lambeaux : autour de lui il répand une fumée de soufre, son front est noir comme un charbon. Dans les creux orbites de ses yeux, brillent deux petites boules d’or, et au centre de chacune se tient un diablotin qui fait sans cesse la culbute et scintille comme un éclair.
Le cadavre accourt vers nous, il grince des dents ; il verse d’une main dans l’autre main, comme d’une passette dans une passette, de l’argent fondu... Entends-tu ses gémissements ?
LE SPECTRE.
Où est l’église ? Où est l’église ? Où le peuple loue-t-il le Seigneur ? Où est l’église ? Homme, montre-la moi !... Ah ! tu vois comme ce ducat me brûle la tête, comme cet argent fondu me dévore la paume des mains !... Homme !... fais tomber, pour un malheureux orphelin, pour un prisonnier, pour une veuve, ah ! fais tomber de mes mains ce brasier d’argent et d’or, arrache-moi ce ducat de la tête !
Tu refuses !... Ah ! il me faudra transvaser ce métal jusqu’au jour où ce mangeur d’enfants exhalera son âme insatiable : je lui verserai le métal dans le cœur, et puis je le lui retirerai par les yeux, par les oreilles et je le reverserai encore. Je le passerai, je le repasserai jusqu’à ce que je l’épuisé. — Ô longue et cruelle attente !... Je brûle ! je brûle...
(Il s’échappe.)
LE GUSLARZ.
Ah !
LA FEMME.
Que vois-tu ?
LE GUSLARZ.
Ah ! qu’il est près !... un autre encore !... Il s’élance vers nous : quel affreux cadavre ! il est blême, gras ! C’est un frais cadavre !... et son vêtement est frais !... Le voila paré comme pour un jour de noces ; il est depuis peu la proie des vers : à peine ont-ils rongé la moitié de ses yeux.
Il s’élance d’un saut loin de la chapelle ; le diable l’a leurré, le diable l’a enténébré ; il ne le laissera pas entrer dans la chapelle.
Le diable revêt la forme d’une vierge : de la main, de l’œil, il fait signe au cadavre, il l’appelle et l’attire par un sourire. Le cadavre accourt vers elle : il sautille de tombe en tombe comme un enragé, et ses bras et ses jambes s’agitent comme les ailes d’un moulin à vent. Il va la presser sur son cœur : soudain surgissent de dessous ses pieds dix museaux longs et noirs ; d’énormes chiens noirs s’élancent et l’arrachent des pieds de son amante ; ils le mettent en pièces : de leurs museaux ensanglantés ils secouent ses membres et dispersent dans les champs des lambeaux de chair.
Les chiens ont disparu. — Nouveau prodige !... chaque partie du cadavre est vivante : chacune, comme un cadavre distinct, court pour se réunir en un tout ; la tête sautille comme un crapaud et les narines vomissent des flammes ; la poitrine rampe comme la carapace d’une tortue... la tête se joint au corps, en rasant la terre comme un crocodile ; les doigts, détachés des mains, palpitent et serpentent comme la couleuvre ; la main fouille dans le sable et attire les bras à elle ; les jambes accourent, et le cadavre se dresse derechef tout entier. Sa bien-aimée l’attire encore ; il se jette dans ses bras, le diable le saisit : le voilà de nouveau mis en pièces. — Ah ! je ne le vois plus.
LA FEMME.
Il te fait peur ?
LE GUSLARZ.
Non, mais plutôt horreur !... des tortues !... des serpents !... des crapauds !... tant de reptiles en un seul cadavre.
LA FEMME.
Il ne sera pas avec ces esprits-là.
LE GUSLARZ.
Voici, voici la fin des Dziady. Entends-tu le troisième chant du coq ? On a commémoré les faits et gestes de nos pères, et la foule se disperse.
LA FEMME.
Il n’est pas venu aux Dziady.
LE GUSLARZ.
C’est un esprit qui n’est pas sorti de son corps, dis-moi son nom. Je prononcerai sur ces herbes magiques les paroles d’enchantement, et l’esprit se séparera du corps et apparaîtra devant toi.
LA FEMME.
Je l’ai dit.
LE GUSLARZ.
Il n’obéit pas, je l’ai conjuré.
LA FEMME.
Je ne vois pas l’esprit !
LE GUSLARZ.
Ô femme ! ton amant a abjuré la foi de ses pères, ou bien changé de nom. — Tu vois, le matin approche, nos enchantements ont perdu leur puissance, ton amant ne se montrera pas.
(Ils sortent de l’arbre.)
Dieu !... Dieu !... Vois à l’Occident, du côté de la ville de Giedymin : cent voitures volent au milieu de tourbillons de neige ; toutes volent vers le Nord, de tout l’élan des chevaux... Tu vois celui qui se tient en avant, vêtu de noir.
LA FEMME.
C’est lui !
LE GUSLARZ.
Il s’avance !
LA FEMME.
Il s’est retourné, il ne m’a lancé qu’un regard, un seul... — mais quel regard !...
LE GUSLARZ.
Il a la poitrine couverte de sang ; elle est labourée de blessures ; il souffre d’horribles tourments, il a le corps percé de mille glaives, et tous y plongent... jusqu’à l’âme... La mort seule le guérira.
LA FEMME.
Qui donc l’a percé de tant de glaives ?
LE GUSLARZ.
Les ennemis de sa nation.
LA FEMME.
Il avait sur le front une blessure, une seule, petite et pareille à une goutte de sang noir.
LE GUSLARZ.
C’est celle qui cause ses plus cuisantes douleurs : je l’ai vue, je l’ai sondée, c’est une blessure qu’il s’est faite lui-même, la mort ne l’en guérira pas.
LA FEMME.
Ah ! guéris-le, grand Dieu ! —
(Saint-Pétersbourg.)
LE CHEMIN DE LA RUSSIE.
Par la neige, à travers une contrée de plus en plus sauvage, la kibitka vole comme le vent dans le désert. Et mes yeux planent au-dessus d’un océan infini, comme deux faucons emportés par la tempête et qui n’atteindront pas le rivage : ils ne voient au-dessous d’eux qu’un élément étranger, n’ont où se reposer, où replier leurs ailes, et fixent l’abîme, sentant qu’il leur faut y périr.
L’œil ne rencontre ni villes ni montagnes, aucun monument des hommes ni de la nature, un sol aussi nu, aussi inhabité que s’il était créé de la veille. Et pourtant parfois un mammouth émerge de ce sol ; et, navigateur apporté par les eaux du déluge, il proclame, en un langage inconnu au paysan russe, l’antiquité de la création de cette contrée, qui, à l’époque de la grande navigation de Noé, commerçait avec l’Asie. Et pourtant maint livre, volé ou violemment enlevé à l’Occident, relate que cette terre inhabitée fut la mère de plus d’une nation. Mais le tourbillon du déluge a traversé ces plaines sans laisser trace de son passage ; et des hordes humaines sont sorties de cette patrie sans y laisser de vestige de leur existence. Au loin, les rochers des Alpes portent l’empreinte de vagues venues d’ici ; et, plus loin encore, les monuments de Rome parlent de dévastateurs venus d’ici.
Contrée nue, blanche et ouverte comme une page prête pour l’écriture, le doigt de Dieu va-t-il y écrire et, se servant d’hommes bons en guise de lettres, y tracer la vérité de la sainte foi : à savoir que l’amour doit gouverner le genre humain et que les trophées doivent être des sacrifices ? Ou bien le vieil ennemi de Dieu viendra-t-il y graver de son glaive, que la race humaine doit être rivée à la chaîne et pour trophées avoir des knouts ?
Sur les plaines blanches, désertes, le vent en délire détache et projette des monceaux de neige ; néanmoins la mer de neige ondule immaculée ; à l’appel furieux du vent, elle se soulève de son lit, et de nouveau retombe, comme pétrifiée, immense dans son uniforme blancheur. Parfois, un énorme ouragan s’élance droit du pôle ; irrésistible en sa course, il balaie les plaines jusqu’à l’Euxin, en chassant des nuages de neige tout le long de sa route ; souvent il enterre kibitkas et voyageurs, comme le simoun, à Canope, les Libyens errants. Les surfaces blanches et monotones des neiges sont, par-ci par-là, percées de pans noirâtres qui se dressent comme des îles et des falaises : ce sont les mélèzes, les pins et les sapins du Nord.
Çà et là des arbres taillés à la hache, écorcés, mis l’un sur l’autre, et disposés en carré, forment quelque chose de singulier, comme qui dirait des murs avec un toit : des hommes y habitent et appellent cela des maisons. Plus loin, des milliers de ces carrés, jetés sur une grande plaine, tous d’une même dimension, sont surmontés de panaches de fumée, comme des bonnets de leur aigrette ; de petites fenêtres brillent comme des gibernes. Ces maisons sont rangées deux â deux, ici en carré, et là en cercle ; et ce régiment de maisons s’appelle une ville.
Je rencontre des hommes : aux robustes épaules, à la large poitrine, à l’épaisse encolure, ils sont, comme les animaux et les arbres du Nord, pleins de verdeur, de santé et de force. Mais le visage de chacun est comme leur pays, plat, ouvert et sauvage ; et de leurs cœurs, comme de volcans souterrains, le feu n’a pas encore monté à leur visage, ni ne brûle sur leurs lèvres enflammées, ni ne se refroidit dans les sombres rides de leur front, comme sur les visages des hommes de l’Orient et de l’Occident sur lesquels ont passé tour à tour tant de traditions et d’événements, de regrets et d’espérances que chaque visage y est le mémorial d’une nation. Ici, les yeux des hommes sont, comme les villes de la contrée, grands et insignifiants : jamais tourmente de l’âme n’a d’un mouvement subit, agité leur prunelle, ni jamais une longue douleur ne les ternit. Superbes, merveilleux, à les voir de loin, on les trouve à l’intérieur vides et inhabités. Le corps de ces hommes est comme le grossier tissu dans lequel hiverne la chrysalide avant que, pour le vol, elle ne se soit façonné une poitrine, filé, tissé et orné des ailes. Mais, quand luira le soleil de la liberté, quel est l’insecte qui s’échappera de cette enveloppe ? Un brillant papillon s’en élèvera-t-il au-dessus de cette terre, ou bien en tombera-t-il une phalène, vile engeance de la nuit ?
À travers la solitude se croisent des routes. Ce n’est point l’industrie des marchands qui en a déterminé la direction, ni le pied des caravanes qui les a frayées : c’est le tzar qui, de sa capitale, les a tracées du doigt. S’il a rencontré un pauvre hameau polonais ou les murs de châteaux polonais, aussitôt hameau et châteaux furent nivelés ; et le tzar a remplacé ces ruines — par une route. Ces routes ne s’aperçoivent pas, dans la plaine, au milieu de la neige ; mais, au milieu des bois, l’œil les distingue : droites et longues, elles s’étendent vers le Nord, elles brillent dans les forêts, comme, entre les rochers, les sinuosités d’une rivière.
Et ces routes, qui les parcourt ? Ici, à toutes brides, la cavalerie se précipite, couverte de neige ; et, de côté et d’autre, en rangs noirs, l’infanterie s’avance massée entre les canons, les chariots et les kibitkas. Ces régiments, sur un ukase impérial, arrivent de l’Orient pour combattre le Nord ; et ces autres vont du Nord au Caucase. Nul d’entr’eux ne sait où ni pourquoi il va ; et nul ne le demande. Ici l’on voit le moujik au visage bouffi, aux petits yeux obliques. Et là-bas, un pauvre paysan d’un village lithuanien, pâle et triste, se traîne d’un pas maladif. Ici reluisent des fusils anglais, là des arcs aux cordes gelées, que portent des Kalmoucks.
Leurs officiers ? Ici, un Allemand, en calèche, tout en fredonnant une poésie sentimentale de Schiller, assène des coups de poing dans le dos à des soldats qu’il rencontre ; là, un Français, tout en nasillant un air libéral, philosophe errant, cherche carrière : le voilà qui cause avec un chef kalmouck des moyens d’acheter à meilleur compte des vivres pour l’armée. Qu’importe s’ils font mourir de faim la moitié de cette racaille ? Ils pourront piller la moitié de la caisse ; et s’ils s’y prennent adroitement, le ministre les élèvera d’une classe, et le tzar les décorera pour l’économie de leur gestion.
Or la kibitka vole. À sa vue, l’avant-garde, les trains et les ambulances se jettent de côté. Même les voitures des commandants s’écartent. La kibitka vole ; le gendarme frappe de sa main le cocher ; le cocher cingle de son fouet les soldats, tout s’enfuit de la route. Celui qui ne se range pas, la kibitka lui passe sur le corps. Qui emporte-t-elle et où ? Personne n’ose le demander. Un gendarme est dessus, il se hâte vers la capitale. Sans doute l’Empereur a ordonné d’empoigner quelqu’un. « Peut-être ce gendarme vient de l’étranger ? » dit un général. — Sait-on qui il a arrêté ? Peut-être le roi de Prusse, de France, ou de Saxe, ou un autre Allemand a-t-il perdu la faveur du tzar et le tzar a ordonné de l’enfermer dans un cachot. Peut-être est-ce une tête plus importante encore, peut-être Yermolow lui-même. Qui sait ? Ce prisonnier, quoiqu’étendu sur la paille, quel œil farouche il a ! Comme son regard est fier ! C’est un grand personnage. Une foule de voitures se suivent : ce sont sans doute les équipages de ses courtisans. Et tous, voyez quels regards hardis ! Je me disais que ce sont les premiers seigneurs de l’Empire, que ce sont des généraux et des chambellans. Voyez, ce sont tous des jeunes gens. Qu’est-ce que cela signifie ? Où vole cette séquèle ? Ce sont les enfants suspects de quelque roi. » Ainsi s’entretenaient à voix basse les commandants. La kibitka court droit vers la capitale.
LES FAUBOURGS DE LA CAPITALE.
De loin, même de loin, on voit que c’est la capitale. Des deux côtés d’une grande et superbe route, des rangées de palais. Ici, des espèces de chapelles avec coupole et croix ; là, semblables à des meules de foin, des statues, emmaillottées dans de la paille, se dressent sous la neige ; çà et là, derrière une colonnade corynthienne, on aperçoit un édifice à toit plat, sorte de palais d’été italien ; près de là, des kiosques japonais et chinois, ou bien, datant des temps classiques de Catherine, de modernes singeries de ruines classiques. Des maisons de différents styles et de différentes formes se tiennent comme des animaux de tous les coins du monde, derrière des grilles de fer dans des cages séparées. Il n’y a qu’un seul genre de palais qu’on ne voie pas, palais d’une architecture propre au pays, produit du cerveau des habitants, enfant de leur nature... Merveilleux travail que celui de ces édifices ! ce sont des pierres entassées sur des flots de boue ! À Rome, afin de construire un théâtre pour les Césars, il fallut jadis répandre un fleuve d’or. Dans ce faubourg, de vils serviteurs des tzars, pour édifier leurs repaires de débauches, ont répandu un Océan de notre sang et de nos larmes.
Pour charrier les pierres de ces obélisques, combien n’a-t-il pas fallu inventer de complots, combien exiler ou tuer d’innocents, combien voler et usurper de nos terres, jusqu’à ce qu’avec le sang de la Lithuanie, les larmes de l’Ukraine et l’or de la Pologne, on eut copieusement payé tout ce que possèdent Paris et Londres, qu’on eût à la dernière mode meublé les édifices, et qu’on eût, sous le pas des menuets, arrosé de Champagne le parquet des salons.
Maintenant, c’est désert. La Cour passe l’hiver en ville, et les mouches de Cour, attirées par l’odeur de la charogne impériale, se traînent après elle dans la ville. Maintenant, dans ces édifices, le vent seul tourbillonne, les seigneurs sont en ville, le tzar est en ville. — Vers la ville, la kibitka vole. Il faisait froid, neigeux ; midi sonnait aux horloges de la ville et le soleil déjà inclinait au couchant ; à perte de vue, la voûte du ciel était découverte, sans nuage, vide, calme et pure, sans aucune couleur, d’une pâleur transparente comme l’œil d’un voyageur gelé. La ville est devant nous. Au-dessus de la ville s’élèvent des formes étranges, comme des châteaux aériens, des piliers, des murs, des portiques, des remparts, ou encore comme des jardins babyloniens suspendus. Ce sont les colonnes de fumées qui, de deux cent mille cheminées, s’envolent droites et épaisses, les unes brillantes comme des marbres de Carrare, les autres toutes flambantes d’étincelles de rubis. En haut, elles inclinent leurs cimes et les unissent, les façonnent en perrons, les mêlent en arceaux et dessinent des silhouettes de murs et de toits : comme cette ville qui surgit soudain du miroir des eaux pures de la Méditerranée, ou qui jaillit dans un tourbillon de Libye et sollicite de loin l’œil des voyageurs, toujours debout, toujours fuyant. Déjà les chaînes sont ôtées, les portes s’ouvrent, on vous fouille, on vous examine, on vous questionne, on vous laisse entrer.
PÉTERSBOURG.
Dans l’antiquité, chez les Grecs et chez les Romains, le peuple s’établissait autour du sanctuaire d’une divinité, près de la fontaine d’une nymphe, au milieu des bois sacrés, ou bien il se réfugiait sur les montagnes contre l’ennemi. Ainsi furent bâties Athènes, Rome, Sparte. Au moyen-âge, sous la tour du baron qui était la défense de tous les environs, s’élevaient les chaumières adossées aux remparts ; ou bien, s’attachant aux cours d’un fleuve navigable, des cités croissaient lentement avec le progrès des siècles. Toutes ces villes durent leur origine à une divinité, à un guerrier, ou à une industrie.
Mais quels sont les commencements de la capitale russe ? D’où vient que des millions de Slaves ont été s’enfoncer dans ces derniers recoins du territoire qu’ils venaient d’arracher à la mer et aux Finnois ? Ici le sol ne donne ni fruits ni pain. Les vents n’apportent que neige et frimas. Ici les cieux, trop brûlants ou trop froids, sont cruels et changeants comme l’humeur d’un despote. Ce ne sont pas les hommes qui l’ont voulu. Le tzar s’est engoué de ces régions boueuses et il a ordonné d’y édifier non une ville pour des hommes mais une capitale pour lui : le tzar a montré ici la toute-puissance de sa volonté.
Au fond de sables mouvants et de marais fangeux, il ordonna de battre cent mille pilotis et d’y fouler les cadavres de cent mille paysans ; puis, le sol une fois établi sur les pilotis et sur les cadavres des Moscovites, il attela d’autres générations aux brouettes, charrettes et navires, pour amener de loin, par terre et par mer, des arbres et des blocs de pierre.
Il se souvint de Paris : aussitôt il voulut avoir des places publiques comme à Paris. Il avait vu Amsterdam : aussitôt il introduit les eaux et confectionne des digues. Il avait ouï dire qu’à Rome il y a de grands palais : des palais s’élèvent. Venise, cette capitale retenue à terre par la moitié du corps, et qui, dans l’eau jusqu’à la ceinture, nage comme une belle sirène, frappe le tzar : et aussitôt, dans sa ville, il coupe de canaux les plaines boueuses, il suspend des ponts et lance des gondoles. Il a une Venise, un Paris, un second Londres, moins leur beauté, leur éclat, leur navigation. Les architectes ont un dicton fameux : que Rome fut bâtie de la main des hommes, et que les dieux ont construit Venise. Mais celui qui a vu Pétersbourg dira qu’elle n’a pu être bâtie que par des Satans.
Toutes les rues convergent vers le fleuve, larges, longues comme les défilés dans les montagnes. Des maisons énormes : ici la pierre, là la brique, du marbre sur la glaise, de la glaise sur le marbre. Tout est pareil, toits et murailles, comme un corps d’armée habillé à neuf. Sur les maisons, quantité de tablettes et d’inscriptions. Au milieu de tant d’écriteaux divers dans tant de langues différentes, c’est pour l’œil et l’oreille une confusion de la tour de Babel. On lit : Ici demeure Achmet, khan des Kirghises, administrateur du département des affaires de Pologne, sénateur ;... Plus loin : Ici demeure M. Jocquot, qui donne des leçons d’accent parisien, officier des cuisines de la cour, collecteur de la ferme des eaux-de-vie, basse à l’orchestre et inspecteur des écoles. — Plus loin. Ici demeure l’Italien Piacere Gioco, ancien fournisseur de saucissons des demoiselles d’honneur, vient d’ouvrir un pensionnat de jeunes filles. On lit : Demeure du pasteur Diener, chevalier de plusieurs Ordres impériaux. Aujourd’hui, au prêche, il exposera que le tzar est pape par la puissance de Dieu ; qu’il est maître autocrate de la foi et de la conscience. Et il invite ses frères calvinistes, sociniens et anabaptistes, après avoir reçu de nouveaux principes de foi, à se fondre dans une seule confession selon l’ordre de l’Empereur de Russie et de son fidèle allié le roi de Prusse... Ici l’on fabrique des jouets d’enfants, là des knouts...
Et où chemine lentement cette cohue, sans plus tenir compte de la gelée qu’une troupe de zibelines ? Il fait froid et il vente, mais nul n’y fait attention. L’Empereur n’a-t-il pas coutume de se promener ici à pied ? Et l’impératrice et les dames de la Cour ! Les maréchaux, les dames, les dignitaires s’avancent en files égales,... des deux côtés d’une rue magnifique sur des trottoirs dallés de brillant granit. D’abord, les fonctionnaires de la Cour. En voici un dans une chaude fourrure, mais entr’ouverte pour qu’on voie ses quatre croix : il gèlera, mais il aura montré ses décorations à tout le monde ; il lève la tête pour chercher ses égaux, et il traîne son obésité avec la marche lourde d’un scarabée. Plus loin, de jeunes freluquets de la garde à la dernière mode, droits, fluets, semblables à des piques ambulantes, la taille étroitement pincée comme des guêpes. Plus loin, des tchinovniks au dos voûté regardant en dessous qui saluer, à qui marcher sur le pied et qui éviter ; et chacun d’eux, souple et ployé en deux, se glisse en rampant comme un scorpion... En ce moment, la Cour part, les cortèges s’arrêtent, les voitures s’approchent. Les piétons battent en retraite ; plus d’un tousse d’une toux de poitrinaire, et pourtant il dit : « Quelle belle promenade ! J’ai vu le tzar ; j’ai fait un profond salut au général, et j’ai causé avec le page. »
Au milieu de cette presse, marchaient plusieurs hommes différents des autres par la figure et le vêtement. C’est à peine s’ils jettent un regard sur les passants ; mais ils contemplent la ville avec une sombre rêverie : de la base au sommet, ils promènent leurs regards sur les murailles, sur ces fers et sur ces granits comme pour essayer si chaque brique est solidement encastrée ; et ils laissent retomber leurs bras avec désespoir comme s’ils se disaient : l’homme ne les renversera pas ! Ils ont médité et ils ont passé. De onze, il n’est resté qu’un seul pèlerin. Il éclate d’un rire colère, lève une main vengeresse, la serre et frappe la pierre comme s’il menaçait toutes les pierres de cette ville. Ensuite il se croise les bras sur la poitrine, et, debout, et pensif, il plante ses deux yeux sur le palais impérial comme deux couteaux. Il ressemblait alors à Samson, quand, pris par trahison et enchaîné, il méditait entre les colonnes des Philistins. Sur son front immobile et superbe, s’abattit soudain une ombre, comme un linceul sur une bière. Son pâle visage commença à se rembrunir terriblement. On eût dit que le crépuscule, qui déjà tombait du ciel, était d’abord descendu sur son visage pour de là projeter au loin son ombre.
Du côté droit de la rue déjà déserte, se tenait un autre homme. Ce n’était pas un voyageur. Il devait habiter depuis longtemps la capitale : car, en distribuant des aumônes parmi le peuple, il saluait chaque pauvre par son nom, s’enquérant de la femme de l’un, des enfants de l’autre. Il les congédie tous, s’accoude sur le parapet des canaux et laisse errer son regard sur les murs des édifices et le faîte du palais impérial. Mais il n’avait pas le regard du Pèlerin. Il baissait les yeux, aussitôt qu’il apercevait de loin un pauvre soldat mendiant ou un estropié. Il éleva les mains au ciel et resta longtemps à méditer. Son visage avait l’expression d’un désespoir céleste, il avait l’air d’un ange qui, pour le service des cieux, daigne descendre au milieu des âmes du purgatoire, qui voit des nations entières dans les tortures, sent ce qu’elles souffrent et doivent souffrir des siècles, et qui prévoit combien est éloigné le terme du salut et de la liberté de tant de générations. Il s’appuie, en pleurant, sur le parapet des canaux. Des larmes amères coulaient et se perdaient dans la neige. Mais Dieu les recueillera et les comptera toutes : pour chacune, il rendra un océan de félicité.
Il était déjà tard : il ne restait plus qu’eux deux, tous deux isolés ; quoiqu’éloignés, ils finirent par s’apercevoir, et ils se considérèrent longtemps l’un l’autre. L’homme qui était à droite s’avança le premier : « Frère, dit-il, je vois que tu as été laissé seul, tu es triste, tu es un étranger peut-être. De quoi as-tu besoin ? Demande-le moi au nom de Dieu. Je suis chrétien et polonais. Je te salue par la Croix et le cavalier.
Le Pèlerin était trop absorbé par ses pensées, il secoua la tête et s’enfuit du quai. Mais le lendemain, quand le trouble de ses idées se fut peu à peu dissipé et qu’il eut rafraîchi sa mémoire, il regretta plus d’une fois cet importun. S’il le rencontre, il le reconnaîtra et l’arrêtera, quoiqu’il ne se souvienne pas des traits de son visage. Il y avait, dans sa voix et dans ses paroles, un je ne sais quoi connu des oreilles et de l’âme du Pèlerin. Peut-être le Pèlerin l’avait-il vu en rêve ?
LE MONUMENT DE PIERRE LE GRAND.
Un soir, deux jeunes gens s’abritaient de la pluie sous le même manteau, la main dans la main. L’un d’eux était un pèlerin venu de l’Occident, victime obscure de la violence tzarienne ; l’autre était le poète de la nation russe, célèbre par ses chants dans le Nord entier. Ils se connaissaient depuis peu, mais beaucoup, et il y avait quelques jours déjà qu’ils étaient amis. Leurs âmes, supérieures aux obstacles terrestres, étaient comme deux roches jumelles, dans les Alpes, qui, quoique la force du courant les ait séparées pour les siècles, inclinent l’une vers l’autre leurs cimes vertigineuses, en écoutant à peine le murmure de l’onde ennemie. Le Pèlerin s’abandonnait à ses méditations devant le monument de Pierre le Grand, et le poète russe lui parla ainsi d’une voix sourde :
« Au premier des tzars qui a créé ces merveilles, la seconde tzarine a élevé ce monument. Déjà le tzar, coulé sous la forme d’un géant, s’était assis sur le dos de son bucéphale de bronze, et il attendait sur quelle place faire son entrée à cheval ; mais Pierre ne pouvait rester sur son sol natal : dans sa patrie, il eut été trop à l’étroit. On dépêcha par de là les mers lui chercher un piédestal. On envoya extraire des rivages de la Finlande un mamelon de granit qui, sur un mot de la tzarine, fend les vagues, roule sur le Continent et va s’abattre à plat dans la ville au pied de la souveraine : voilà le monticule prêt ; le tzar de bronze, le tzar knoutopotent s’élance, en toge de Romain ; le coursier bondit sur les parois de granit, s’arrête sur le bord et se dresse dans les airs.
» Non, ce n’est point dans cette attitude qu’au milieu de la Rome antique brille Marc-Aurèle, ce bien-aimé des peuples, qui, après avoir d’abord illustré son nom en exilant les espions et les délateurs, quand il eut châtié les exacteurs domestiques, défit ensuite sur les rives du Rhin et du Pactole les hordes des envahisseurs barbares et s’en retourna tranquillement au Capitole. Son front est beau, noble et doux ; on y lit qu’il songe au bonheur de l’Empire ; il a levé gravement sa main, comme s’il se préparait à bénir la foule de ses sujets ; son autre main s’abaisse sur les rênes pour prévenir les écarts de son coursier. On devine qu’un peuple entier se pressait sur son chemin et criait : « L’Empereur, notre père, revient ! » L’Empereur voulait se frayer lentement un passage à travers cette multitude et gratifier chacun d’un coup d’œil paternel : le cheval hérisse sa crinière, de la flamme brille dans ses yeux, mais il sent qu’il porte le plus désiré des hôtes, qu’il conduit le père de millions d’enfants, et il réprime lui-même son ardente vivacité ; les enfants peuvent s’approcher et contempler leur père, le cheval s’avance d’un pas égal, sur une route égale : on devine qu’il parviendra à l’immortalité !
» Le tzar Pierre a lâché les brides à sa monture ; on voit que, dans sa course il a tout foulé aux pieds, d’un bond il s’est élancé jusqu’au bord extrême du rocher ; déjà le cheval affolé relève ses sabots dans les airs, le tzar ne le retient pas, la bête ronge son frein : on devine qu’elle tombera et se brisera en pièces ! Elle se cabre depuis un siècle, elle saute, mais ne tombe pas : telle qu’une cascade qui jaillit du granit et, surprise par la gelée, se suspend au-dessus de l’abîme... Mais dès que luira le soleil de la liberté et qu’un vent d’Occident réchauffera ces régions, quel sera le sort de cette cascade de la tyrannie ? »
REVUE DE L’ARMÉE.
Il est une place immense. Les uns l’appellent une piste : c’est là que le tzar exerce ses chiens avant de les lancer sur le gibier. Les autres l’appellent plus poliment un boudoir : c’est là que le tzar essaie et étrenne ses uniformes, avant que, paré de fusils, de piques et de canons, il ne parte pour recevoir les prosternements des monarques. Une coquette, qui va à un bal du palais ne perd pas tant de temps devant son miroir, fait moins de mines et de grimaces que le tzar, chaque jour, sur cette place. D’autres voient dans cette place une sauterellerie : on dit que le tzar cultive là la graine de sauterelles qui, engraissées, s’envoleront un jour comme une nuée et couvriront la terre. Il y en a qui appellent cette place l’affiloir du chirurgien : car c’est là que le tzar aiguise sa lancette, avant que, de Saint-Pétersbourg, en allongeant la main, il ne taille de telle sorte que l’Europe entière se sente atteinte. Mais avant qu’elle n’ait sondé la profondeur de la blessure et imaginé un emplâtre contre la perte subite de sang, déjà le tzar a coupé l’artère du Shah et du Sultan et saigné le Sarmate près du cœur. La place a divers noms ; mais, en style officiel, on l’appelle la place des revues militaires.
Il est dix heures du matin : c’est l’heure des revues. Déjà une multitude de peuple entoure silencieusement la place, comme la rive noire un lac blanc ; chacun se presse, se pousse en avant. Sur la place, comme des pêcheurs sur l’eau, vont et viennent quelques dragons et cosaques du Don qui frappent du bois de leurs lances les têtes trop curieuses et distribuent une grêle de coups de fouet aux dos les plus proches. Celui, qui s’est imprudemment avancé comme une grenouille hors du marais, recule sa tête et rentre son dos dans la foule. On entend de loin un grondement sourd, uniforme comme un bruit de marteau ou de fléau : c’est le tambour, conducteur ordinaire du régiment. Derrière lui, s’allongent, le long de la plaine, des rangs nombreux et variés ; quoique tous vêtus de vert, ils paraissent de loin noirs au milieu de la neige, et chaque colonne coule comme une rivière, et toutes s’engouffrent dans la place comme dans un lac...
Les régiments s’arrêtent. Ils regardent : le tzar, le tzar arrive ! À peu de distance, quelques vieux amiraux à cheval, une foule d’adjudants, une nuée de généraux, et le tzar seul, en tête. Le cortège est étonnamment bigarré et bariolé ; on dirait des arlequins : sur eux tous, quantité de rubans, de clefs, de chiffres, de portraits, de boucles ; l’un porte en sautoir un cordon bleu, l’autre un cordon jaune ; chacun a des étoiles, des crachats et des croix, devant et derrière, plus que de boutons. Ils brillent tous, mais non de leur propre lumière : ils empruntent leurs rayons aux regards du maître. Chaque général est un ver-luisant qui luit gentiment dans les nuits de la Saint-Jean ; mais, dès que passe le printemps de la faveur tzarienne, ces misérables vermisseaux perdent leur éclat. Ils vivent, ils n’émigrent pas ; mais personne ne sait dans quelle boue ils se traînent. Un général va bravement au feu : s’il est frappé d’une balle, le tzar lui sourira ; mais si le tzar laisse tomber sur lui un regard de disgrâce, le général pâlit, chancelle et souvent en crève...
Le tzar était en uniforme vert avec un col brodé d’or. Le tzar ne quitte jamais l’uniforme ; l’uniforme militaire, c’est la peau du tzar : le tzar croît, vit et pourrit soldat.
À peine un fils de tzar est-il sorti du berceau, qu’aussitôt ce princillon, né pour le trône, a pour costume des vestes de cosaques ou de hussards et pour joujou un petit sabre et un fouet. En épelant, il tire son sabre, et, de la pointe, il indique les lettres sur le livre ; quand ses gouverneurs lui apprennent à danser, il marque la mesure de la musique avec son fouet. Devenu grand, son unique amusement est de réunir des soldats dans sa chambre, de leur commander « droite, gauche », et d’exercer des régiments aux manœuvres — et à la bastonnade.
C’est ainsi que chaque tzar a été formé pour le trône ; et c’est pourquoi l’Europe les redoute et les louange. Nos pères avaient raison de dire avec Krasicki : que la force des brutes prime la parole des gens instruits. Vive la mémoire de Pierre le Grand ! Lui, le premier, a inventé cette tzaropédie. Pierre a montré aux tzars le chemin de la grandeur ; il vit les nations éclairées d’Europe et il dit : Je puis européaniser la Russie ; je raccourcirai les vêtements et je raserai les barbes. Il dit ; et aussitôt les pans d’habits des boyards et des principicules sont taillés comme les charmilles d’un jardin français. Il dit ; et aussitôt les barbes des marchands et des moujiks tombent à profusion comme les feuilles sous la grêle. Pierre a importé les tambours et les baïonnettes, élevé les citadelles, organisé les cadets, ordonné à la Cour de danser le menuet, introduit de force les femmes dans les sociétés ; aux frontières ; il a établi des douanes et fermé de chaînes les ports ; il a institué le Sénat, les espions, les dignitaires, les fermages d’eau-de-vie, les tchins et les passeports ; il a rasé, lavé et attiffé les paysans, leur a mis une arme à la main et des roubles dans les poches ; — et l’Europe étonnée s’écria : le tzar Pierre a civilisé la Russie ! Il ne reste plus aux tzars suivants qu’à déverser de nouveaux mensonges dans de sales Cabinets, qu’à envoyer des baïonnettes au secours des despotes, qu’à procéder à quelques massacres et incendies, qu’à usurper tout à l’entour les possessions d’autrui, voler des serfs, salarier des étrangers, pour obtenir les applaudissements des Français et des Allemands et passer pour un gouvernement fort, sage et généreux.
Allemands, Français, attendez un peu ! Car, lorsque retentira à vos oreilles le cliquetis des ukases, quand une grêle de coups de knout s’abattra sur vos épaules et que vous serez éclairés par l’incendie de vos propres villes, et qu’alors les expressions vous manqueront ; quand le tzar vous ordonnera d’adorer et glorifier la Sibérie, les kibitkas, les ukases et les knouts, — alors il ne vous restera qu’à amuser le tzar avec des variations sur vos airs d’aujourd’hui.
Le tzar tombe au milieu des rangs comme la boule dans un jeu de quilles et s’informe de la santé de cette tourbe. Nous vous la souhaitons bonne, répondent les militaires. Leurs chuchottements étaient comme le grognement de cent ours. Il donna un ordre. L’ordre part entre ses dents et tombe comme une balle dans la bouche du commandant ; puis, rebondissant de bouche en bouche, il tombe sur le dernier sergent ; les armes ont gémi, les sabres ont résonné et tout était chaotiquement confondu.... Voilà que trois cents tambours battent : et comme la glace de la Néva quand vient la débâcle, l’infanterie se fractionne en longues files ; les colonnes se suivent, tambours et commandant en tête. Le tzar se tenait comme le soleil, et les régiments virent et tournent autour comme des planètes. Tout à coup, le tzar lâcha une bande d’adjudants comme des moineaux d’une cage, ou comme des chiens d’une laisse ; chacun d’eux vole et crie comme un fou : d’où brouhaha de généraux, de majors, de sergents, bruit de timbales et charivari de musiciens. Soudain l’infanterie s’allonge comme la corde d’une ancre qui se déroule ; les régiments de cavalerie s’unissent sur un même front, se serrent et forment une seule muraille.
On a répété tous les mouvements militaires que le tzar a lus ou dont il a ouï parler : au milieu de la foule des spectateurs déjà le bruit s’apaise ; déjà les casaques, les manteaux, les fourrures, dont étaient tout noirs les entours de la place, ont disparu de différents côtés. Tout était gelé, ennuyé ; déjà le déjeuner était dressé au palais.
Les ambassadeurs des Cours étrangères qui, malgré le froid et l’ennui, mais en vue de la faveur tzarienne, ne manquent aucune revue et qui, à chacune, crient au prodige et au miracle, ont déjà, pour la mille et unième fois, répété avec une nouvelle ardeur leurs anciens compliments : que le tzar est un tacticien impénétrable dans ses plans ; qu’il a de grands généraux sous ses ordres ; qu’à moins de l’avoir vu, on ne croirait jamais ce qu’est l’enthousiasme, la valeur de ses soldats. Enfin, les conversations finissent par les moqueries stéréotypées des sottises de Napoléon. Chacun regarde à sa montre, redoutant une reprise de trots et de galops ; car le froid atteignait vingt degrés, on étouffait d’ennui et la faim devenait pressante.
Mais le tzar restait encore et donnait des ordres. À vingt reprises, il lance et retient ses régiments gris, noirs, bais. Son infanterie, tantôt il l’aligne comme un mur, tantôt il la forme en carré et tantôt il la déploie en éventail : comme un vieux joueur qui, quoiqu’il n’ait plus de partner, bat, mêle et remêle les cartes ; et, laissé seul par la compagnie, s’amuse encore avec les cartes ; ainsi fait le tzar jusqu’à ce qu’à la fin ennuyé, il détourne tout à coup son cheval et disparaît dans les tourbillons de ses généraux. L’armée demeurait immobile, telle que le tzar l’avait quittée, et longtemps elle ne bougea point. Enfin trompettes et tambours donnèrent le signal. Cavalerie, infanterie, en deux cents longues colonnes s’écoulent et se perdent dans les profondeurs des rues de la ville. Combien elles sont changées ! À l’inverse de ces rapides torrents des Alpes, qui précipitent en fracas sur le roc leurs eaux troubles jusqu’à ce qu’elles rencontrent le sein pur d’un lac et s’y reposent, s’y clarifient et ensuite doucement, par de nouvelles issues, brillent en roulant leurs ondes d’émeraudes, ici les régiments sont entrés frais, propres, blancs, ils sortent haletants et couverts de sueur, noircis de neige fondue, salis de leur piétinement dans la boue glacée.
Tous sont partis, spectateurs et acteurs. Sur la glace déserte et solitaire, il est resté vingt cadavres : celui-ci vêtu de blanc, c’est un soldat de cavalerie ; l’uniforme de celui-là est méconnaissable, tellement il a été enfoncé dans la neige, foulé par les chevaux ; ces autres sont morts devant le front des troupes, où ils avaient été plantés comme des jalons pour indiquer la direction de la marche aux régiments ; ce dernier, ayant manqué le pas dans les rangs de l’infanterie, a reçu un coup de crosse sur la tète et est tombé mort. Les aides de police les ramassent et les portent ensevelir ensemble, les morts avec les blessés : l’un avait les côtes cassées et l’autre avait été à moitié écrasé par la roue d’un canon ; ses entrailles lui sortaient du ventre avec son sang ; trois fois, de dessous le canon, il avait poussé un hurlement affreux, mais le major avait crié : « Silence ! le tzar nous entend » ; le soldat était tellement habitué à obéir au major, qu’il serra les dents. On recouvrit au plus vite le blessé d’un manteau. Car, lorsque, par hasard, le tzar est, le matin, témoin d’un tel accident suivi de mort et qu’il voit, à jeun, des chairs ensanglantées, les courtisans remarquent chez lui un changement d’humeur : il revient méchant et maussade au palais, le déjeuner l’attend et il ne peut manger sa viande avec appétit.
Le dernier blessé remplit tout le monde de stupeur : on le menaça, on le battit ; menaces et punitions furent vaines, il résista même à son général ; et il gémissait tout haut, maudissant le tzar lui-même ! Les gens, frappés de ce cri inaccoutumé, se pressèrent autour de ce martyr des parades. On raconta qu’il portait l’ordre de son chef ; tout à coup, son cheval se buta, comme frappé d’un sort, et l’escadron, qui venait derrière, passa tout entier sur lui ; le cheval fut écrasé et lui, jeté bas, gisait sous le flot torrentiel de cette cavalerie. Mais les chevaux sont plus humains que les hommes : les escadrons, l’un après l’autre, sautèrent par-dessus lui, un seul cheval l’atteignit de son sabot et lui brisa l’épaule. L’os, à moitié fracturé, perça l’uniforme, et, par le drap vert, se dressa, horrible, d’un blanc cadavérique ; et la figure du soldat devint aussi livide que l’os ; mais il ne perdit pas connaissance : de son autre main, tantôt il en appelait au Ciel et tantôt il semblait prendre la foule à témoin, et, malgré ses tortures, il lui donnait tout haut et longuement des avertissements. Lesquels ? nul ne le sait. On n’en parle devant personne. Par crainte des délateurs, les auditeurs ont fui, et à ceux qui les questionnaient, ils ont dit seulement que le blessé parlait en mauvais russe, que, par-ci par-là, au milieu du bruit, on distinguait les mots : le tzar, au tzar, du tzar ; il parlait du tzar. Des rumeurs couraient sur ce soldat meurtri : que c’était une recrue, un Lithuanien, de grande naissance, un fils de prince ou de comte, qui de l’école jeté de force au régiment y avait eu un chef qui n’aimait pas les Polonais, et que celui-ci lui avait tout exprès donné un cheval vicieux, en disant : qu’il se casse le cou, ce chien de Lech !
Qui c’était, on l’ignore ; et, après l’événement, nul n’apprit son nom. Ah ! ce nom, ô tzar, un jour, on le cherchera sur ta conscience ; le diable le montrera, au milieu de milliers d’autres que tu as déportés au fond des mines ou précipités sous les chevaux, en pensant les avoir anéantis.
Le lendemain, on entendait de loin, vers les abords de la place, les sourds hurlements d’un chien. Quelque chose de noir se détache sur la neige : des gens accourent et dégagent un cadavre ; cet homme, après la parade, avait passé là la nuit. Mi-paysan, mi-soldat, il a la tête rasée, mais la barbe longue, avec un bonnet fourré et un manteau d’uniforme. C’était, sans doute, un domestique d’officier. Il était assis sur la grande fourrure de son maître. Laissé ici, il attendait un ordre, et il gela, et la neige lui montait déjà jusqu’aux genoux. C’est ici que son chien fidèle l’a retrouvé et l’a signalé par ses aboiements ; il a gelé et il ne s’est pas enveloppé de la chaude fourrure ! L’un de ses yeux est comblé de neige ; mais l’autre, ouvert quoique glacé, est tourné vers la place d’où il attendait que son maître vint. Le maître a ordonné d’attendre, et le serviteur s’est assis. Il a ordonné de ne pas bouger, et lui n’a pas bougé : il ne se relèvera qu’au jugement dernier. Et, même inanimé, il reste un serviteur fidèle ; car il tient encore d’une main la pelisse de son maître, pour empêcher qu’on ne la dérobe ; son autre main, il voulait la réchauffer en la cachant dans son sein, mais ses doigts enflés n’entrèrent plus sous son manteau. Son maître, jusqu’à présent, ne l’a ni cherché ni réclamé. Est-ce insouciance ou prudence excessive ? On devine que c’est un officier de passage, arrivé depuis peu dans la capitale ; que son devoir ne l’appelait pas à la parade, qu’il ne s’y est rendu que pour montrer ses épaulettes neuves. Peut-être de la revue est-il allé à un dîner ? Peut-être des femmes lui ont-elles lancé une œillade ? Peut-être est-il entré chez quelque collègue joueur et les cartes lui ont-elles fait oublier son paysan ? Peut-être a-t-il renoncé à sa fourrure et à son domestique, pour ne pas ébruiter qu’il était venu avec une fourrure et qu’il ne pouvait pas endurer le froid comme un autre, quand le tzar l’endure de sa personne impériale ? car on eût dit : il n’était pas selon l’ordonnance ; être en pelisse à une revue ! il a des idées libérales.
Ô pauvre paysan ! un tel héroïsme, une telle mort est un mérite pour le chien, un péché pour l’homme. Quelle sera ta récompense ? Ton maître dira, avec un sourire, que tu as été fidèle jusqu’à la fin comme un chien. Ô pauvre paysan ! pourquoi mes larmes coulent-elles et mon cœur bat-il, en pensant à ton action ? Ah ! je te regrette, pauvre Slave ! pauvre nation ! je compatis à ta misère. Tu ne connais qu’un seul héroïsme — celui de la servitude.
OLESZKIEWICZ.
La veille de l’inondation de Saint-Pétersbourg, en 1824.
Le ciel, qui s’est embrasé de la plus forte froidure, tout à coup se fait livide avec des taches noires comme la figure gelée d’un mort, quand, dans la chambre, réchauffé devant le poêle, et ayant repris de la chaleur et non pas de la vie, elle exhale au lieu de respiration une vapeur de pourriture. Un vent chaud avait soufflé. Ces colonnes de fumée, ces châteaux aériens, comme d’une ville gigantesque, avaient, mirage fantastique, disparu du ciel, s’étaient écroulés, et rabattus à terre ; et la fumée coulait en rivière par les rues, mêlée à une vapeur chaude et humide. La neige commençait à fondre, et, avant que le soleil n’eut passé, elle inondait le pavé d’une rivière de boue comme le Styx. Il n’y a plus de traîneaux, les calèches et les landaus ont été détachés de leurs patins ; les roues retentissent sur le pavé ; mais, au milieu de la brume, de la fumée et de la vapeur, l’œil ne réussit pas à distinguer les voitures ; on n’en aperçoit que la lueur des lanternes pareilles aux feux follets des marécages.
Nos jeunes voyageurs suivaient le bord de l’énorme Néva. Ils aiment à se promener au crépuscule, parce qu’ils évitent ainsi la vue des tchinovniks et que, dans un endroit désert, ils ne rencontreront pas d’espions. Ils allaient, en s’entretenant dans une langue étrangère ; parfois ils chantonnent tout bas on ne sait quelle chanson étrangère, parfois ils s’arrêtent et cherchent des yeux si personne ne les écoute ! Ils n’ont rencontré personne. En chantonnant, ils errent sur le quai de la Néva qui s’étend comme une muraille alpestre, jusqu’à ce qu’ils arrivent à un endroit où se détache un chemin frayé dans le granit vers la rivière. Au loin, ils aperçurent en bas, au bord de l’eau, un homme avec une lanterne. Ce n’est pas un espion : car il observe quelque chose dans l’eau ; ni un passeur : car qu’est-ce qui navigue sur la glace ? Ce n’est pas un pêcheur : car il n’a à la main qu’une lanterne et une liasse de papier. Ils s’approchèrent, il ne détourna pas les yeux, ramena une corde qui pendait dans l’eau ; il la retira, compta les nœuds et les inscrivit : il semblait mesurer la profondeur de l’eau. Le reflet de sa lanterne, renvoyé par la glace, inonde et ses livres mystérieux et sa figure qui, penchée sur la lumière, en est jaunie comme un nuage au coucher du soleil, une figure belle, généreuse, sévère. Son œil lisait si attentivement dans son livre, qu’en entendant, au-dessus de lui, les pas et la conversation de ces étrangers, il ne s’inquiéta pas de savoir qui ils étaient ; seulement, à un geste léger de sa main, on voit qu’il demande, qu’il réclame le silence. Il y avait quelque chose de si mystérieux dans le mouvement de sa main, que, quoique les voyageurs se fussent assis tout près de lui, chuchottant et riant en eux-mêmes, ils se turent tous sans oser l’interrompre. À la fin, l’un d’eux le regarda au visage, le reconnut et s’écria : C’est lui ! — Et qui lui ? — Un Polonais, c’est un peintre, mais il serait plus exact de l’appeler un guslarz, car depuis longtemps il a oublié ses couleurs et son pinceau ; il médite seulement sur la Bible et la cabale, on dit même qu’il converse avec les esprits.
Pendant ce temps, le peintre se leva, replia ses papiers et dit, comme en causant avec lui-même : « Qui vivra verra de grands miracles ; ce sera la seconde, mais non la dernière épreuve ; le Seigneur ébranlera les degrés du trône assyrien, le Seigneur ébranlera le sol de la ville de Babylone ; mais que nos yeux, Seigneur, ne voient pas la troisième épreuve ! » Il dit, et, laissant les voyageurs au bord de l’eau, il se mit à monter lentement les marches avec sa lanterne et disparut bientôt derrière le parapet du quai. Personne ne comprit ce que ce discours signifiait ; les uns s’étonnaient, les autres sourirent, tous s’écrièrent : Notre guslarz déraisonne.
Ils restèrent un moment encore dans les ténèbres ; mais, voyant la nuit s’avancer froide et tempestueuse, chacun se hâta de regagner son logis.
Un seul n’y retourna pas ; mais il avait vite monté les escaliers et couru le long du parapet. Il ne voyait pas l’homme, il ne distinguait que sa lanterne qui brillait au loin comme une étoile errante. Quoiqu’il n’eut pas vu la figure du peintre et qu’il n’eut pas entendu ce qu’on avait dit de lui, le son de sa voix et ses paroles mystérieuses l’avaient tellement remué qu’il se souvint, au bout d’un instant, avoir déjà ouï cette voix, et il courut de toutes ses forces au milieu de la boue et de la nuit, par un chemin qu’il ne connaissait pas. La lanterne, dans sa course rapide, tremblottait ; elle paraissait de plus en plus petite ; voilée par la brume du soir, elle semblait s’éteindre, elle s’arrêta soudain au milieu d’une grande place déserte. Le voyageur doubla le pas, il atteignit une place où il y avait un grand tas de pierres : sur une des pierres il aperçut le peintre.
Il était debout, immobile, au milieu des ombres de la nuit, la tête nue, les épaules découvertes et la main droite levée : on voyait, à la direction de sa lanterne, qu’il regardait les murs du palais impérial ; or, dans ces murs, à l’angle même, une seule fenêtre était éclairée ; il fixait cette lumière, il semblait murmurer une prière à Dieu. Ensuite, il éleva la voix et s’entretint avec lui-même :
« Tu ne dors pas, tzar ! la nuit est déjà avancée ; déjà les courtisans dorment ; et toi, tu ne dors pas, tzar ; Dieu, dans sa miséricorde, a daigné t’envoyer un esprit ; par des pressentiments, il t’avertit du châtiment. Mais le tzar veut s’endormir, il ferme de force les yeux. Il s’endormira profondément. Jadis, combien de fois n’a-t-il pas été averti par son ange gardien, puis plus fortement, plus sensiblement par des rêves !
» Il ne fut pas toujours si mauvais : il était homme jadis ; peu à peu il a fini par descendre jusqu’à être un tyran ; les anges du Seigneur sont partis, et lui, avec l’âge, il est tombé toujours davantage au pouvoir de Satan. Ce dernier avertissement, ce pressentiment secret, il le chassera de sa tête comme une misérable rêverie ; le lendemain, ses flatteurs l’exalteront dans son orgueil plus haut, toujours plus haut, jusqu’à ce que Satan le foule aux pieds.
» Ces vils sujets, dans leurs petites maisons, seront d’abord punis pour lui ; car la foudre, quand elle trappe les éléments inanimés, commence par le haut, par les montagnes et par les tours ; mais, parmi les hommes, elle frappe d’abord en bas et frappe d’abord les moins coupables.
» Ils se sont endormis dans l’ivresse, dans les disputes ou la volupté : ils se réveilleront demain, pauvres crânes de cadavres ! Dormez tranquillement comme de stupides animaux, avant que la colère du Seigneur ne vous lève comme un chasseur qui massacre tout ce qu’il rencontre dans le bois, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au bouge du sanglier.
» J’entends ! là-bas les ouragans... déjà, des glaces du pôle, ils ont dressé leurs têtes comme des monstres marins ; déjà, ils se sont faits des ailes avec des nuages ; ils sont montés sur la vague, ils l’ont déchaînée. J’entends déjà l’abîme des mers se ruer sans frein et ronger ses murs de glace ; déjà, il lève jusqu’aux nuages son cou humide : il n’y a plus qu’une seule chaîne qui tienne encore. Bientôt elle sera descellée ; j’entends le bruit des marteaux. »
Il dit ; et apercevant qu’à côté quelqu’un l’écoutait, il souffla sa lumière et s’éclipsa dans l’ombre. Il avait brillé et disparu comme le pressentiment du malheur qui frappe au cœur à l’improviste et passe terrible, mais incompréhensible.
* L’auteur a choisi, pour sa IIe partie des Dziady, l’épigraphe que Byron avait mise à Manfred. Il l’a traduite ainsi (Slaves iii, p. 132) : « Il y a beaucoup de choses sur la terre et dans le ciel dont les philosophes ne se doutent pas. »
* Quand l’auteur se préoccupa de mettre son poème des Dziady sous les yeux du public étranger, il fit ou indiqua quelques coupures à faire dans la traduction de la IIIe partie, comme il a été raconté dans les Mélanges posthumes. La même méthode a été suivie pour la IVe partie. Rien d’ailleurs n’a été modifié dans le texte qui soit de nature à en altérer le sens. Il n’a été omis que quelques passages qui ont semblé devoir être de moindre intérêt pour des étrangers.
* Il a été publié dans les Mélanges posthumes d’Adam Mickiewicz, IIe série, la traduction d’un fragment de la première partie des Dziady, avec un Coup d’œil de l’auteur, écrit en français, en 1834. Un long commentaire de Ladislas Mickiewicz sur les Dziady s’y trouve joint.
Premiers Dziady.
* IIe partie.— Sur le culte des morts chez les Lithuaniens, voyez les Slaves d’Adam Mickiewicz, IV p. 280, 297 ; et sur le vampirisme, I p. 202-205.
* IVe partie. — Les prêtres uniates, c’est-à-dire du rite grec en union avec Rome (fort répandu en Lithuanie avant les conversions forcées qu’opéra Nicolas), étaient mariés.
Seconds Dziady.
* IIIe partie. — Les jeunes gens, dont la persécution forme le nœud du drame de cette IIIe partie, avaient fondé une triple association, à commencer par celle des Philomathes, comité directeur, qui créa comme noviciat la société secrète des Philarètes, laquelle créa la société publique des Rayonnants qui servait au recrutement des deux autres. (Voyez Mélanges posthumes, II, p. XVII, LIII, LXXVI, et 513). — Les six premiers membres fondateurs des Philomathes étaient : Thomas Zan, Adam Mickiewicz, Joseph Jezowski, François Malewski, Jean Czeczot et Onuphre Pietraszkiewicz.
* La plupart des personnages de cette IIIe partie sont des êtres réels.
Scène Ire : Thomas Zan, né aux environs de Minsk en 1796, condamné le 14 septembre 1824, fut déporté à Orenbourg. Revenu à Saint-Pétersbourg en 1837 et en Lithuanie en 1841, il mourut à Kochaczyn (Russie Blanche), le 7 juillet 1855. — Zegota est le petit nom d’Ignace Domeyko, émigré de 1831, aujourd’hui recteur de l’Université de Santiago (Chili). — Jean Sobolewski, de Bialystock, fut incorporé dans le génie russe, il mourut vers 1827. — Félix Kolakowski, de Mozyr, fut déporté à Kazan, et mourut à St-Pétersbourg en 1827. — Joseph Kowalewski, également déporté à Kazan, orientaliste distingué, mort à Varsovie, vers 1879. — Freiend, un Wolhynien. — L’abbé Lwowicz, de l’ordre des Piaristes, fondé par Konarski. — Iankowski est celui qui avait dénoncé ses camarades. Il n’en fut pas moins déporté à Voronèje. — Tout le crime du jeune Plater, auquel il est fait allusion dans le récit du départ des kibitkas, était d’avoir écrit sur le tableau de sa classe : « Vive la Constitution du 3 mai ! »
Scène V. Rakus et Borus désignent l’Autriche et la Prusse qui, avec la Russie, se sont partagé la Pologne ; et Gallus, la France qui a laissé le nationalicide s’accomplir.
Scène VII. Julien-Ursin Niemcewicz, lieutenant de Kosciuszko et compagnon de sa captivité, auteur de poésies patriotiques et de mémoires historiques ; né en 1757, mort à Paris, le 21 mai 1841. Son tombeau est à Montmorency, à côté de celui de Mickiewicz. — Adolphe Cichowski, emprisonné par les Russes de 1822 à 1820, mort en exil à Paris, en 1858. — Pierre Wysocki, jeune porte-enseigne polonais, le chef des Belvédérieus, c’est-à-dire des jeunes gens qui, au nombre de 17, envahirent à Varsovie le Belvédère, palais du grand-duc Constantin, dans la nuit du 29 novembre 1830 et déterminèrent la révolution. — Zénon Niemojowski, l’un des Belvédériens.
Scène VIII. Le sénateur russe Nicolas Nowosilcow, né en 1762, prit part au siège de Varsovie en 1794, signa en 1804, comme ambassadeur de Russie à Londres, le traité de coalition contre la France, fut nommé, en 1821, président du conseil pour la réorganisation de l’éducation de la jeunesse à Varsovie ; en 1824, curateur de l’Université de Vilna ; en 1831, membre, puis président du conseil de l’Empire ; mort en 1838. — Son favori Baykow, qui avait d’abord été préposé à la douane de Radziwillow, mourut d’apoplexie à Vilna, à la porte de sa maîtresse ; tandis que le docteur Becu fut frappé de la foudre en plein midi. — Botwinko était chargé de l’interrogatoire des accusés. — Pélican fut recteur de l’Université de Vilna. — Justin Pol, un des Philarètes polonais, mort en 1825. — Bestuzew, l’un des conspirateurs russes de 1825, déporté en Sibérie. — Staroste, ancienne dignité polonaise.
Les expressions tchin et tchinownik sont ici souvent employées dans le sens russe. En Russie, pour ne pas être paysan ou marchand, en un mot pour avoir le privilège d’être à l’abri de la peine du knout, il faut entrer au service de l’État et obtenir ce qu’on appelle une classe ou un tchin. Le service se divise en quatorze classes. Il faut plusieurs années de service pour passer d’une classe dans une autre. On impose aux tchinowniks divers examens analogues aux formalités observées dans la hiérarchie des mandarins en Chine — ce qui laisse supposer que ce sont les Mongols qui ont importé cette expression en Russie ; mais Pierre Ier en a le premier deviné le sens et il en a développé l’institution dans un esprit vraiment chinois. Le tchinownik souvent n’est pas un fonctionnaire, il est seulement dans l’expectative d’une place et il a le droit de la solliciter. Chaque classe ou tchin correspond à un grade dans l’armée. C’est ainsi qu’un docteur en philosophie et en médecine est compté dans la 8e classe et a le grade de major ou d’assesseur collégial ; une dame de la cour impériale a le grade de capitaine ; un évêque ou un archimandrite est général. Entre les tchinowniks supérieurs et inférieurs, les rapports de déférence et d’obéissance s’observent avec presque autant de rigueur que dans l’armée.
Feldjæger ou chasseur à cheval de l’Empereur. C’est une espèce de gendarmerie, qui fait surtout la chasse aux personnes suspectes au Gouvernement. Ils voyagent communément en kibitka, c’est-à-dire dans des voitures de bois sans ressorts ni fers, étroites, plates et plus hautes devant que derrière. Byron mentionne ces voitures dans son don Juan. Un feldjæger arrive généralement de nuit empoigner les personnes suspectes, sans jamais dire où il les conduit. La kibitka est munie d’un grelot postal. Quiconque n’a pas habité la Lithuanie aura peine à se représenter l’épouvante qui règne dans chaque maison au seuil de laquelle se fait entendre le grelot postal.
Une invitation officielle à un bal équivaut à un ordre, surtout si le bal est motivé par le jour de naissance, la fête, les fiançailles, etc., de l’Empereur ou d’une personne de la famille régnante ou de quelque haut fonctionnaire. Dans de pareilles circonstances, la personne suspecte ou mal vue du Gouvernement s’expose à de grands dangers en ne se rendant pas au bal. Il y a des exemples en Russie que les parents de gens emprisonnés et condamnés au gibet assistaient à un bal de cour. En Lithuanie, Dybicz, en marchant contre les Polonais, et Chrapowicki, en emprisonnant et exterminant les insurgés, invitaient le public polonais à des bals et à des réjouissances de victoire. De pareils bals étaient ensuite représentés dans les gazettes comme l’expression volontaire de l’amour des sujets pour le meilleur et le plus clément des monarques.
Le peuple en Russie est convaincu que le tzar peut faire arrêter et mettre en kibitka n’importe quel autre monarque. Et, en vérité, nous ne savons ce qu’on répondrait dans certains royaumes au feldjœger qui arriverait dans un pareil but. Ce qui est certain, c’est que Nowosilcow disait souvent : « Il n’y aura pas de paix, tant que n’aurons pas introduit en Europe un régime tel que notre feldjœger puisse exécuter les mêmes ordres avec la même facilité à Vilna, à Paris, et à Constantinople. » La destitution, en Géorgie, d’un général dont le nom était très populaire en Russie (Yermolof) était considérée comme d’une toute autre importance qu’une victoire sur un roitelet européen. Il ne faut pas s’étonner de cette opinion des Russes. Rappelons-nous que S. A. R. le prince de Wurtemberg en assiégeant Dantzig avec les armées allemandes, écrivait au général Rapp : qu’un général russe est d’un rang égal au rang de roi et pourrait porter ce titre, si telle était la volonté de l’Empereur. (Mémoires du général Rapp.)
« On dut jadis verser une rivière d’or ». — Ce sont les paroles que prononça le roi des Goths en apercevant pour la première fois le Colisée à Rome.
Dans les jours d’hiver à Saint-Pétersbourg, à 3 heures de l’après-midi, le crépuscule tombe déjà.
Les fumées des villes du Nord s’élèvent dans les temps froids vers le ciel sous les formes les plus fantastiques et créent un phénomène analogue au mirage qui trompe les navigateurs en mer et les voyageurs dans les sables de l’Arabie. Les mirages semblent tantôt être une ville, tantôt un village, tantôt un lac ou une oasis. Les objets se voient très distinctement et il est impossible d’en approcher ; ils se trouvent toujours à égale distance du voyageur et finalement disparaissent.
Les Finnois, que les Russes appellent tchouchontsy, habitaient les bords bourbeux de la Néva à l’endroit où fut fondé plus tard Saint-Pétersbourg.
On peut trouver chez beaucoup d’historiens le récit de la fondation de Saint-Pétersbourg. Il est connu qu’on amena de force les habitants de cette capitale et qu’il en mourut plus de 100,000 dans le temps qu’on la bâtissait. On transporta par mer, de contrées éloignées, le granit et le marbre.
Les confessions qui se sont séparées de l’Église catholique sont particulièrement protégées en Russie : d’abord, parce que leurs membres passent facilement à la foi grecque, à l’exemple des princes et princesses allemands ; ensuite, parce que les pasteurs sont le meilleur appui du despotisme en prêchant au peuple une aveugle obéissance au pouvoir temporel même dans les choses de la conscience, pour lesquelles les catholiques en appellent à la décision de l’Église. On sait que les confessions d’Augsbourg et de Genève, sur l’ordre du roi de Prusse, se sont unies en une seule Église.
La vapeur qui sort des lèvres dans les grands froids apparaît sous la forme d’une colonne souvent longue de plusieurs coudées.
Sur le monument de Pierre, il est écrit : Petro primo Catharina secunda.
Et il tombe en croix dans la ville devant le tzar. — Ce vers est traduit d’un poète russe dont j’ai oublié le nom.
Les chevaux de la cavalerie russe sont beaux et coûtent cher. Un cheval de soldat de la garde se paie souvent plusieurs milliers de francs. On peut acheter un homme adulte et de la taille prescrite pour mille francs. Par un temps de famine en Russie Blanche, on vendait à Pétersbourg une femme 200 francs.
La tarentule, espèce de grande araignée venimeuse des steppes de la Russie et de la Pologne méridionale.
Il y a, en comptant les différentes classes, les chiffres impériaux et les plaques avec les années de service environ 60 décorations russes. Il arrive de voir briller sur un uniforme vingt signes honorifiques.
On peut voir à l’Ermitage (galerie de tableaux à Saint-Pétersbourg) le portrait du tzarewitch, héritier du trône. Le peintre anglais Dow l’a représenté enfant, en uniforme de hussard, un fouet à la main.
Oleszkiewicz, peintre connu à Saint-Pétersbourg par ses vertus, sa science profonde et ses prédictions mystiques. (Voir sa nécrologie dans les journaux de Saint-Pétersbourg de 1830.)
* Ce qui trompe souvent les auteurs étrangers qui s’occupent de l’empire de Russie, c’est que ce qui s’y exécute est rarement conforme à ce qui est écrit dans la loi, puisque le tzar y est la loi vivante et que tout fonctionnaire quelconque qui exerce une délégation de cette puissance absolue modifie la loi selon son bon plaisir.
Ainsi la torture s’y pratique, quoiqu’elle n’existe pas dans la loi. On lit, par exemple, dans le Mémoire d’un officier russe sur l’insurrection qui eut lieu au Daghestan en 1877, imprimé dans la Revue scientifique Drevnaya i Novaya Rossiya n° 11 de 1880, p. 409 (la Russie ancienne et moderne), recommandée par le ministère de l’instruction publique, le récit suivant :
« Après que les troupes russes eurent occupé Sogratla, on apprit que Hadji-Ali-Bek (un des chefs de l’insurrection) était en pension avec son cheval chez un habitant du village et on supposa que cet habitant devait connaître où et comment s’était sauvé Hadji-Ali-Bek. L’habitant fut amené dans le camp. Questionné, il répondit qu’il avait donné la pension à Hadji comme à plusieurs autres, que le cheval de Hadji se trouve toujours chez lui, mais qu’il ne sait rien sur Hadji lui-même. Cette affirmation n’ayant pas été jugée satisfaisante, il fut, conformément à l’ordre qui se pratique à Daghestan, mis à la torture. Un des chefs de la cavalerie, avec un officier subordonné, emmenèrent le Sogratlien vers le bout du camp, le mirent à nu par une soirée glaciale, le posèrent à terre, et deux cosaques lui donnèrent des coups de nagaïka. Après avoir reçu cent cinquante coups, le Sogratlien, irrité, renonça même à son premier aveu et déclara qu’il ne savait absolument rien et ne pouvait rien dire... Le lendemain, on renouvela l’exécution, mais de nouveau on ne put rien obtenir. Le Sogratlien fut enfermé avec les prisonniers ; il était tout enflé et souffrait horriblement. Il ne pouvait rester ni couché, ni assis, ni debout et gémissait comme un taureau. Les montagnards le soignaient eux-mêmes, en lui mettant de la graisse fraîche de mouton sur son corps enflé. »
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 décembre 2016.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Chanson populaire.
[2] De Schiller.
[3] D’une chanson populaire.
[4] De Goethe.
[5] De Schiller.
[6] On sait que Pahlen, assassin de Paul, était fils d’une Tartare.
[7] Les Russes avaient transformé un couvent de Carmélites en prison d’État.
[8] Le Belvédère, résidence du grand-duc Constantin.
[9] Les mots en italique dans cette scène sont en français dans l’original.