LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE POLONAISE

 

 

Adam Mickiewicz

1798 – 1855

 

 

 

 

 

CONRAD WALLENROD

(Konrad Wallenrod)

 

 

 

 

1828

 

 

 

 

 


Traduction parue dans Chefs-d’œuvre poétiques d’Adam Mickiewicz traduits par lui-même et par ses fils, Paris, Charpentier, 1882.

 

 

 

 

 


TABLE

 

PRÉFACE.

PROLOGUE.

I — L’ÉLECTION.

II

III

IV — LE BANQUET.

V — LA GUERRE.

LES ADIEUX.

 

 

 

 


 

CONRAD

WALLENROD

 

LÉGENDE HISTORIQUE

 

(D’APRÈS LES CHRONIQUES DE LITHUANIE ET DE PRUSSE)[1].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Dovete adunque sapere come sono due generazioni da combattere... bisogna essere volpe e leone.[2]

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE.

Peu après l’apparition à St-Pétersbourg du poème de Conrad Wallenrod, une Revue russe, à Moscou, écrivait : « Quand Goethe se tait et que Byron n’est plus, Mickiewicz, soyons-en fiers, reste non seulement le premier poète de la Pologne, mais presque le premier poète de tous ceux qui existent aujourd’hui. Wallenrod, les Dziady, les Sonnets, le Faris, sont les productions d’une imagination créatrice auxquelles aucun des poètes actuels de l’Angleterre, de l’Allemagne, de la France et de l’Italie ne peuvent offrir rien d’équivalent. Que la Providence bénisse les élans de ce jeune aigle ! » (le Télégraphe, mars 1829, p. 193).

Depuis quelques années, la critique russe s’est attaquée à la portée morale du poème. Cette pruderie peut étonner de la part d’écrivains de qui, en général, la conscience n’est pas même effarouchée des procédés à l’aide desquels tout un peuple est exproprié de ses foyers, de son culte et de sa langue. Mais cette malveillance, se conçoit, quand on réfléchit qu’ils sont les serfs spirituels de l’Empire contre la domination duquel le poème est dirigé et que comme tels, ils sont plutôt disposés à mordre qu’à bénir la main secourable qui les délivrerait eux-mêmes.

Les Polonais furent d’abord extrêmement enthousiastes de Conrad Wallenrod, au point que, selon l’expression de l’historien Mochnacki, il devint le manuel de la conspiration. Sous l’impulsion des vers du poème, de jeunes Polonais enrégimentés dans l’armée que commandait à Varsovie le Grand-duc Constantin se sentirent moralement déliés de leurs serments : de sorte que le Grand-Duc se trouva avoir exercé dans d’interminables parades ses futurs vainqueurs du 29 novembre 1830.

Mais, depuis peu, la critique polonaise a commencé à incriminer l’idée dominante du poème. Or les puritains littéraires et politiques dont le mot d’ordre est : « Pas de Wallenrodisme ! » sont précisément les inventeurs de cet étrange loyalisme qui abrite leur égoïsme et qui condamnerait tout Polonais, enrégimenté au service de l’un des Empires copartageants, à agir contre sa patrie par fidélité à un serment extorqué, tandis que pourtant, comme l’a dit Bossuet, il n’y a pas de droit contre le droit.

En réalité, Conrad Wallenrod n’est pas plus immoral que Samson, dont, du reste, il invoque l’exemple. Si Wallenrod n’a pas eu les yeux crevés par les Teutons, comme Samson par les Philistins, il fut, lui aussi, fait prisonnier et de plus il vit sa mère et son père périr sous les décombres de leur maison en flammes. L’un et l’autre ont recours à la ruse pour se venger, eux et leur peuple.

L’ami français qui a mis une introduction à la traduction illustrée de Conrad Wallenrod disait : « Les Polonais, depuis la chute de leur nation, ont eu une littérature sibérienne et une littérature émigrée. Conrad Wallenrod est le livre unique de ce que l’on pourrait appeler une littérature d’internement. En effet, il est né de cette passion douloureuse du patriote interné dans le camp ennemi, contraint de faire travailler son esprit au service de tout ce que sa conscience lui a appris à détester... Il n’existe pas un Polonais dans les emplois russes de qui l’image de Wallenrod n’ait traversé l’esprit. Et pourtant jusqu’ici, il n’y en a pas un chez qui le vieil honneur chevaleresque n’ait réclamé... Mais l’avenir est le secret de Dieu, et les Russes sont condamnés à détruire les Polonais, ou, en les employant, à s’exposer à cette épée de Damoclès du Wallenrodisme. Conrad Wallenrod, c’est comme une prophétie de malheur tracée par le poète sur les murs du Kremlin. Mickiewicz quitta la Russie, en laissant cette malédiction sur l’oppresseur ; puis, de la terre de France, dans son Livre des Pèlerins, il bénit sa propre nation, en marquant à ses compatriotes la voie de sacrifice et de sainteté qu’ils devaient suivre pour préparer la résurrection de leur patrie ».

Chose bizarre ! Peut-être faut-il chercher la vraie moralité de Conrad Wallenrod, surtout dans le seul vers que la censure russe ait effacé : « Toi, tu es esclave, l’unique arme des esclaves est la trahison ». Ce qui, plus encore qu’une excitation à la vengeance des vaincus, était un avertissement prophétique à l’adresse des vainqueurs, toujours libres d’écarter le danger en en faisant disparaître la cause. Or les Russes avaient conscience que leur gouvernement voulait à toujours asservir la Pologne. Et c’est pourquoi ils ne laissèrent point passer le vers qui montrait la seule voie laissée à l’esclave, mais la Pologne ne se sentait pas esclave : Car, si comme disait l’antiquité, l’esclave perd la moitié de son âme, la Pologne a conservé l’intégrité de la sienne. Et c’est pourquoi elle, n’a point jusqu’ici produit de Wallenrod.

Il est bien remarquable que Wallenrod mourant foule aux pieds sa croix de Grand-maître, en s’écriant : « Voilà les péchés de ma vie ! » en même temps qu’il se réjouit d’avoir entraîné dans sa ruine les ennemis de sa patrie. Il semblerait ainsi que, du moins, il considère comme un péché les moyens dont il s’est servi.

Il est assurément plus beau de reconquérir sa liberté pour la partager avec ceux-là même qui vous l’ont enlevée que de s’ensevelir avec eux sous de mêmes ruines. Mais il y a des temps et des lieux où le mal est tel qu’il n’existe pas d’autre alternative que de détruire les instruments de ce mal ou d’être détruits par eux.

Si la fin ne saurait, en aucun cas, justifier les moyens, il est fort difficile de n’agir que d’une manière absolument pure à l’égard de ceux qui se sont complètement mis hors la loi morale. Aussi, sans accepter qu’une déviation de morale soit érigée en principe, la conscience publique accorde-t-elle les circonstances atténuantes à l’acte, même le plus violent, d’une passion dont le principe est généreux et le mobile désintéressé : témoins l’Allemand Carl Sand, le Français Louvel et l’Italien Orsini, meurtriers par excès de douleur patriotique, à l’exemple de Jaël qui tua Sizara et de Scévola qui voulait tuer Porsenna.

Et, tandis que les véritables traîtres sont ceux qui, par lâcheté de cœur et appétit de jouissances livrent la patrie à l’ennemi, comme Pichegru qui, général de la République, chargé de la défense de la frontière française, se fit battre par les Allemands selon un plan concerté d’avance avec eux ; l’histoire qui, pour ces êtres vils, ne peut et ne doit être que sans pitié, incline à l’indulgence pour ceux qui sacrifient tout à la patrie, même leur honneur ; comme cet Arminius qui emmené en otage à Rome, dissimula sa haine, devint chevalier romain, favori d’Auguste et commandant militaire, puis, par ruse, fit périr tes légions d’Auguste dont il avait capté l’amitié et la confiance. On lit dans Tacite : « Arminius fut incontestablement le libérateur de la Germanie. Aussi, après avoir été ; pendant douze ans, l’arbitre des affaires de son pays, avec l’assentiment de ses concitoyens, fut-il après sa mort l’objet de leur vénération. » Et le brave Ulrich de Hutten en célèbre la vertu, le disculpant du manque de foi : « Car tout engagement forcé est nul et d’ailleurs jamais il n’eut en vue que la liberté de la patrie ».

Les Allemands qui, après plus de dix-huit siècles, ont élevé un monument national à Arminius, ne sauraient s’étonner qu’un jour ou l’autre, dans l’un des pays qu’ils ont conquis, il surgisse un Wallenrod. Car, en définitive, Arminius est un ancêtre spirituel de Wallenrod.

Le poème de Wallenrod ne serait pas moins bien entendu des Alsaciens-Lorrains et des Danois que des Polonais. Il s’adresse à tous ceux qui, ne pouvant se résigner à l’abjection d’une domination étrangère, et se voyant abandonnés de tous, finissent par s’affoler d’une situation sans issue.

 

Adam Mickiewicz a expliqué, par les lignes suivantes de sa préface de Wallenrod, ce qu’étaient les peuples au milieu desquels il a placé les scènes de son poème :

« Le peuple lithuanien se composait des tribus lithuanienne, prussienne et lettone ; il était peu nombreux, occupait un pays de médiocre étendue et d’une fertilité insuffisante ; longtemps inconnu de l’Europe, il fut, vers le treizième siècle, appelé par les invasions de ses voisins à un rôle plus actif. Tandis que les Prussiens se soumettaient au glaive des Teutons, les Lithuaniens, sortant de leurs bois et de leurs marécages, portaient le fer et le feu dans les États voisins, et bientôt ils se rendirent redoutables dans le Nord. L’histoire, jusqu’ici, n’a qu’imparfaitement éclairci comment il se fit qu’un peuple si faible et si longtemps tributaire des étrangers put, tout d’un coup, arrêter et menacer tous ses ennemis, d’un côté, soutenant une guerre continuelle et meurtrière contre l’Ordre Teutonique, de l’autre, pillant la Pologne, prélevant des contributions sur Nowgorod la Grande, et s’aventurant jusque sur les bords du Wolga et la presqu’île de Crimée. La plus brillante époque de la Lithuanie est au temps d’Olgierd et de Witold, dont l’autorité s’étendait de la Baltique à la mer Noire. Mais, dans son trop soudain accroissement, cet immense État ne parvint pas à élaborer en lui-même une force intérieure qui fondît ensemble ses parties hétérogènes et les vivifiât. La nationalité lithuanienne répandue sur des terres trop vastes perdit sa couleur propre. Les Lithuaniens subjuguèrent beaucoup de tribus ruthéniennes, et entrèrent en rapports politiques avec la Pologne. Les Slaves, depuis longtemps déjà convertis au christianisme, étaient parvenus à un degré de civilisation plus élevé, et, quoique battus ou menacés par la Lithuanie, ils gagnèrent, par une lente influence, la prépondérance morale sur leur oppresseur fort, mais barbare, et ils l’absorbèrent comme les Chinois ont absorbé les envahisseurs Tartares. Les Jagellons et leurs plus puissants vassaux devinrent Polonais ; beaucoup de princes lithuaniens en Ruthénie acceptèrent la religion, la langue et la nationalité ruthénienne. De cette façon, le grand-duché de Lithuanie cessa d’être lithuanien, le peuple lithuanien proprement dit se retrouva dans ses anciennes frontières, sa langue ne fut plus parlée à la cour et parmi les grands, et ne se conserva que dans le peuple.

» La Lithuanie présente le curieux spectacle d’un peuple qui a disparu dans l’immensité de ses conquêtes, tel qu’un ruisseau qui, après une inondation extraordinaire, baisse de niveau et coule dans un lit plus étroit qu’auparavant. »

Pour égarer la censure, Mickiewicz ajoutait :

« Plusieurs siècles déjà recouvrent les événements que nous venons de mentionner. La Lithuanie, ainsi que son plus cruel ennemi, l’Ordre Teutonique, sont descendus de la scène de la vie politique ; les rapports des nations voisines ont entièrement changé ; les intérêts et les passions qui, en ce temps-là, ont allumé la guerre, sont désormais éteints ; les souvenirs mêmes n’en ont point été conservés par les Légendes populaires. La Lithuanie appartient déjà entièrement au passé ; son histoire fournit, à cet égard, une heureuse carrière à la poésie, car le poète qui chante les événements d’alors est obligé de s’occuper uniquement du sujet historique, de l’approfondir et de le présenter avec art, sans appeler à son aide les intérêts, les passions ou la mode des lecteurs. Ce sont précisément de tels sujets que Schiller recommande :

 

« Was unsterblich im Gesang soll leben,

Muss im Leben untergehn. »

« Ce qui doit revivre dans le chant doit périr dans la réalité. »

 

La pieuse ruse de l’auteur lui réussit complètement.

 

Le Conrad Wallenrod, d’Adam Mickiewicz, a évoqué Iridion du poète anonyme, c’est-à-dire de Sigismond Krasinski, dans lequel l’auteur s’est proposé de démontrer la stérilité de la haine, mais qui malheureusement décourage de l’action. Iridion, jeune grec, possédé d’un extrême désir de vengeance contre Rome, qui a détruit l’indépendance hellénique, n’obtient que la mort de l’Empereur, mais non la chute de l’Empire. Et ce n’est que mil huit cents ans plus tard qu’il lui est donné de voir surnaturellement la double ruine de Rome, tout à la fois la poussière des temples, des théâtres et des palais des empereurs et l’indigence spirituelle de ceux qui leur ont succédé.

Plus d’une fois, et spécialement dans les Psaumes de l’avenir, le poète anonyme est revenu sur cette pensée « qu’on n’édifie pas avec de la boue et que la plus haute sagesse est la vertu, qu’il ne faut pas être meurtrier avec les meurtriers, criminel avec les criminels, mais que le sacrifice seul est invincible ». Or sacrifice n’est point résignation.

Il est souvent arrivé que les personnes qui, tout en ayant des aspirations patriotiques, répugnent à tout changement violent, ont essayé d’opposer l’enseignement poétique de Krasinski à celui de Mickiewicz. Il est assurément plus commode de se borner à penser noblement et à laisser faire les siècles que de se jeter à corps perdu dans la mêlée et d’y combattre à outrance. Adam Mickiewicz était des premiers à admirer la beauté de forme des poèmes de son émule, le souffle qui y circule et la noblesse des sentiments qui y sont exprimés. Mais il croyait fortement que nous n’avons pas le droit de nous décharger sur les générations futures des efforts qui nous incombent et il estimait que pour sortir de prison la ruse est permise et que Dieu lui-même pardonne la violence que l’on aura mise à sauver de la mort son père, sa mère, sa patrie.

Aussi, en dépit de tous les sophismes, Conrad Wallenrod est-il resté populaire. On y sent à un haut degré, comme d’ailleurs en toutes les œuvres de Mickiewicz, un appel à l’énergie individuelle. Il y a des époques où la suprême ressource est dans l’initiative d’un seul. Et l’on doit se réjouir de toute étincelle, quelle qu’elle soit, qui rallume le feu sacré.

 

L. M.

12 mars 1881.

 

PROLOGUE.

Il y avait cent ans que l’Ordre Teutonique chevauchait dans le sang des païens du Nord ; déjà le Prussien courbait la tête sous le joug ou abandonnait son sol pour garder son âme libre. Lancé à la poursuite des fugitifs, l’Allemand les capturait et les massacrait jusqu’aux frontières de la Lithuanie.

 

Le Niémen sépare les Lithuaniens de leurs ennemis : sur une rive brille le faîte des sanctuaires et bruissent les forêts, séjour des dieux ; sur l’autre, au sommet d’une colline, la croix, étendard des Allemands, cache son front dans le ciel ; elle allonge vers la Lithuanie ses bras menaçants, comme si elle voulait étreindre toutes les terres de Palémon et se les assujettir.

 

De ce côté-ci, des troupes de jeunes Lithuaniens, en bonnets de loup-cervier, en habits de peaux d’ours, l’arc à l’épaule, la main pleine de traits, se glissent, épiant les manœuvres des Allemands. De l’autre, sous son casque et son armure, l’Allemand à cheval se tient immobile ; les yeux fixés sur le retranchement ennemi, il charge son mousquet et égrène son rosaire.

 

Ceux-ci comme ceux-là gardent le passage. C’est ainsi que le Niémen, jadis fameux pour son hospitalité, et qui reliait les domaines de peuples frères, est devenu pour eux le seuil de l’éternité ; nul n’en peut franchir l’onde fatale sans perdre la vie ou la liberté. Seule, la branche du houblon lithuanien, attirée par les charmes du peuplier prussien, grimpe sur les saules et les herbes aquatiques, tend comme autre fois ses bras hardis, et, sautant le fleuve en gracieuse guirlande, s’unit à son amant sur le bord étranger. Seuls, les rossignols de la chênaie de Kowno entretiennent comme autrefois leurs causeries lithuaniennes avec leurs frères du mont de Zapuszcza, ou bien, s’enlevant sur leurs libres ailes, volent à leurs rendez-vous dans les îlots communs.

 

Et les hommes ? — Les hommes, la guerre les a séparés ! L’ancienne confraternité des Prussiens et des Lithuaniens est tombée en oubli ; seulement parfois l’amour rapproche même les hommes... J’en ai connu deux.

 

Ô Niémen ! Bientôt, par tes gués, se précipiteront les bataillons porteurs de la mort et de l’incendie ; et tes bords jusqu’ici respectés, la hache les dénudera de leurs vertes guirlandes ; le grondement du canon chassera les rossignols de tes bocages ; tout ce qu’avait noué la chaîne d’or de la nature, la haine des peuples le brisera : elle brisera tout... Mais les cœurs des amants s’uniront de nouveau dans les chants du waydelote.

 

 

I — L’ÉLECTION.

Les cloches de la tour de Marienbourg[3] ont sonné, le canon gronde, le tambour bat ; c’est jour solennel pour l’Ordre Teutonique. De toutes parts les Commandeurs se hâtent vers la capitale : réunis en chapitre, ils décideront, après l’invocation du Saint-Esprit, sur quelle poitrine attacher la grande croix, à quelles mains remettre le grand glaive[4]. Un jour et un second jour s’écoulent en délibérations, car beaucoup de guerriers sont sur les rangs, tous également de haute naissance, tous d’égal mérite dans l’Ordre ; jusqu’ici les frères sont unanimes à donner la préférence à Wallenrod.

Étranger, inconnu en Prusse, il a rempli de sa gloire les maisons de l’Ordre[5] dans les pays lointains ; soit qu’il poursuivît les Maures sur les monts de Castille, ou l’Ottoman sur l’abîme des mers, on le voyait toujours en tête dans les batailles, le premier à l’abordage des navires païens ; et dans les tournois, dès qu’il entrait en lice, s’il daignait relever sa visière, nul n’osait le combattre à outrance, on s’accordait à lui céder les premières couronnes.

 

Non seulement il a illustré sa jeunesse par le glaive, au milieu des escadrons croisés, mais il a brillé par de grandes vertus chrétiennes : la pauvreté, l’humilité et le mépris du monde.

 

Conrad ne se distinguait pas dans la foule des courtisans par l’élégance de son langage ni la grâce de ses saluts. Il n’a point vendu son épée, pour un vil salaire, aux barons en discorde. Il a voué son jeune âge aux murs du couvent, dédaigné les applaudissements et les dignités ; les récompenses plus nobles et plus douces, les hymnes des ménestrels et même les charmes de la beauté ne disaient rien à ce froid esprit. Wallenrod écoute les éloges avec indifférence, il regarde à peine les plus séduisants visages, il fuit les entretiens enchanteurs.

 

Était-il, de sa nature, insensible et orgueilleux, ou l’âge l’avait-il rendu tel, c’est ce qu’il était difficile de deviner. Bien que jeune encore, il avait déjà les cheveux gris et les joues marquées par la souffrance du sceau de la vieillesse. Parfois il partageait les amusements de la jeunesse, même il prêtait l’oreille au babil des femmes, ripostait aux plaisanteries des courtisans, et prodiguait aux dames d’aimables paroles, avec un froid sourire, comme des sucreries aux enfants : c’étaient là de rares moments d’oubli... Bientôt tel mot indifférent, sans signification pour les autres, éveillait en lui des émotions poignantes ; les mots : patrie, devoir, amante, une simple mention des croisades et de la Lithuanie empoisonnaient soudain la gaieté de Wallenrod ; à l’instant il détournait le visage, redevenait insensible à tout et se plongeait dans de mystérieuses rêveries. Peut-être qu’au souvenir de la sainteté de ses vœux, il se refuse les joies terrestres. Il ne connaissait que les seules joies de l’amitié, il ne s’était choisi qu’un seul ami, sanctifié par la vertu et par sa pieuse vocation : c’était un moine aux cheveux gris ; on l’appelait Halban ; il partage la solitude de Wallenrod, il est le confesseur de son âme, le confident de son cœur. Heureuse amitié ! Il est saint sur la terre, celui qui a su lier amitié avec des saints.

 

Les chefs du Conseil de l’Ordre se remémorent ainsi les qualités de Conrad ; mais il avait un défaut, car qui est sans défaut ? Conrad n’aimait pas les vanités du monde, Conrad ne partageait pas l’ivresse des festins. Toutefois, renfermé dans sa chambre solitaire, quand l’ennui ou les chagrins le tourmentaient, il cherchait consolation dans une boisson brûlante, et alors il semblait être un autre homme. Alors sur son visage pâle et sévère brillait une rougeur maladive, et ses grandes prunelles bleues, que le temps avait quelque peu ternies et éteintes, lançaient les éclairs de leurs anciens feux. Un pénible soupir s’échappe de sa poitrine ; une larme, comme une perle, gonfle sa paupière ; sa main cherche un luth ; ses lèvres répandent des chants, chants modulés en une langue étrangère, mais les cœurs des auditeurs les comprennent : il suffit d’entendre cette musique funèbre, il suffit de considérer la pose du chanteur. Dans ses traits, on voit l’effort du souvenir ; ses sourcils sont relevés, son regard penché semble vouloir arracher quelque chose des profondeurs de la terre : quel peut être le sujet de son chant ? Sans doute que, par la pensée, il poursuit sa jeunesse dans une course errante sur les abîmes du passé... Où est son âme ? Dans la contrée des souvenirs.

 

Mais jamais, dans l’élan de la mélodie, sa main ne tire du luth des tons moins tristes ; son visage paraît craindre les innocents sourires comme des péchés mortels. Il frappe tour à tour toutes les cordes, hormis une seule, — celle de la gaieté. L’auditeur partage avec lui tous les sentiments, hormis un seul, — l’espoir.

 

Plus d’une fois, inopinément, les frères l’ont surpris ; ils s’étonnaient alors de son changement extraordinaire. Conrad, en sursaut, frémissait, s’emportait : il jetait le luth et ne chantait plus ; il proférait des blasphèmes, murmurait maintes paroles à l’oreille d’Halban, appelait son armée, donnait des ordres, lançait d’effroyables menaces, on ne savait contre qui. Les frères s’épouvantent... Le vieil Halban s’assied et attache sur le visage de Conrad un regard perçant, froid et sévère, plein de quelque mystérieuse éloquence. Soit qu’il suscite ainsi un souvenir, donne un conseil ou bien éveille la crainte dans le cœur de Wallenrod, il rassérène instantanément son front assombri, amortit le feu de ses regards et ramène le calme sur ses traits.

Tel, à un spectacle, le dompteur de lions, qui a convoqué seigneurs, dames et chevaliers, ouvre la grille de fer de la cage ; sa trompette donne le signal ; soudain le roi des animaux rugit du fond de sa poitrine, l’effroi saisit les spectateurs : seul, le dompteur reste de pied ferme, il croise les bras tranquillement et frappe puissamment le lion — du regard ; par ce talisman de l’âme immortelle, il tient à la chaîne la force inintelligente[6].

 

II

Les cloches ont sonné à la tour de Marienbourg. De la salle du Conseil, on se rend à la chapelle : en tête marche le Grand-Commandeur[7], puis les hauts dignitaires, les chapelains, les frères et les chevaliers. Le Chapitre écoute les prières des vêpres et chante des hymnes au Saint-Esprit.

 

 

HYMNE

 

Esprit saint, lumière divine ! colombe de Sion ! éclaire aujourd’hui d’une forme visible le monde chrétien, escabeau terrestre de ton trône, et étends tes ailes au-dessus des frères de Sion. De dessous tes ailes, qu’un rayon projette l’éclat du soleil et ceigne d’une couronne d’or les tempes du plus digne de la très sainte grâce. Et nous, fils de l’homme, nous tomberons face contre terre devant celui que tu couvriras de la protection de tes ailes. Fils de Dieu, notre Sauveur ! D’un geste de ta main toute-puissante, désigne d’entre beaucoup le plus digne d’être honoré du signe sacré de ta passion, de commander avec le glaive de Pierre aux soldats de ta foi, et de déployer aux yeux des païens les étendards de ton royaume. Que les enfants de la terre humilient leurs fronts et leurs cœurs devant celui sur la poitrine duquel brillera l’étoile de la croix !

 

 

Les prières finies, ils sortent. Le Grand-Commandeur ordonne qu’après un peu de repos on retourne au chœur prier Dieu de nouveau, qu’il daigne éclairer les chapelains, les frères et les chevaliers électeurs.

 

Ils sont sortis pour se ranimer au souffle de la nuit : les uns s’asseyent sur le perron du château, d’autres se promènent dans les bosquets et les jardins. La nuit était tranquille, une belle nuit de mai ; une aube douteuse apparaissait au loin ; la lune avait parcouru la plaine de saphir avec son visage changeant et l’éclat variable de son regard ; elle sommeillait tantôt dans un nuage sombre, tantôt dans un nuage argenté, et inclinait sa tête silencieuse et solitaire. Tel un amant, dans la solitude de ses rêveries, parcourt en pensée tout le cercle de sa vie, toutes ses espérances, ses joies, ses douleurs ; tour à tour il verse des larmes et ses yeux brillent d’allégresse, enfin son front fatigué se penche sur sa poitrine et il tombe dans une léthargique méditation.

 

La promenade récrée les autres chevaliers ; mais le Grand-Commandeur ne perd aucun moment ; aussitôt il appelle à lui et entraîne à l’écart Halban et les principaux frères ; il veut loin de la foule curieuse, demander des avis, donner des conseils. Il sort du château, se dirige vers la plaine. Ils conversaient sans prendre garde à la route ; ils errèrent quelques heures dans les environs, près des bords tranquilles du lac. Déjà voici le matin : il est temps de rentrer dans la capitale ; ils s’arrêtent... une voix se fait entendre... D’où part-elle ? — De la tour angulaire. Ils écoutent attentivement : c’est la voix de la recluse. Dans cette tour s’était enfermée, il y a longtemps, il y a plus de dix années, une pieuse inconnue[8] qui était arrivée de loin dans la ville de Marie. Soit que le ciel eût inspiré sa résolution, soit qu’elle eût voulu apaiser par le baume de la pénitence les remords d’une conscience coupable, elle avait cherché un asile de recluse, et de son vivant trouvé là un tombeau.

 

Longtemps les chapelains résistèrent à ses prières : à la fin vaincus par sa constance, ils lui avaient accordé dans la tour un refuge solitaire. À peine eût-elle dépassé le seuil consacré, qu’on y entassa pierres sur pierres : elle resta seule avec ses pensées et avec Dieu ; et la porte qui la sépare des vivants, personne ne l’ouvrira, sauf les anges au jour du jugement dernier.

 

Vers le haut de la tour, il y avait une petite fenêtre grillée, par laquelle le peuple pieux lui donnait des aliments, et le ciel lui envoyait l’air, la lumière du jour. Pauvre pécheresse ! La haine du monde a-t-elle donc accablé ta jeune intelligence, au point que tu redoutes le soleil et le beau temps ? À peine elle se fut enfermée dans son tombeau, nul ne la vit à la fenêtre de la tour respirer l’haleine fraîche du vent, ni regarder le ciel dans sa sereine parure, les douces fleurs qui émaillent la terre, les visages cent fois plus doux de ses semblables.

 

On savait seulement qu’elle était encore en vie, car plus d’une fois, lorsqu’un saint pèlerin venait à errer la nuit près de cette retraite, un son harmonieux l’arrêtait un moment : c’était sans doute quelque chanson pieuse. Et lorsque les enfants des hameaux prussiens s’assemblaient et jouaient le soir sur la lisière de la chênaie voisine, alors quelque chose de blanc brillait à la fenêtre comme un rayon de l’aurore naissante : étaient-ce les boucles de sa chevelure d’ambre, ou bien le reflet de sa petite main blanche comme neige qui bénissait les têtes des petits innocents ?... Le Commandeur avait tourné ses pas du côté de la tour angulaire ; au moment où il la dépassait, il entendit ces mots :

 

» C’est toi qui es Conrad ?... Grand Dieu ! les destins s’accomplissent ! C’est toi qui seras Grand-Maître, pour les massacrer !... Ne devineront-ils pas ?... Tu dissimules en vain. Lors même que tu changerais de peau comme un serpent, il resterait encore dans ton âme beaucoup du passé, puisqu’il en est resté en moi ! lors même que tu reviendrais d’outre-tombe, les Croisés te reconnaîtraient encore... » Les chevaliers écoutent : c’est la voix de la recluse ! Ils regardent la grille : la recluse semble penchée, elle paraît tendre les bras vers la terre... Vers qui donc ? — Tout est désert à l’entour ; seulement une lueur brille au loin, on dirait le scintillement d’un casque d’acier, et une ombre rase la terre... Est-ce le manteau d’un chevalier ? Déjà on ne voit plus rien. C’était un mirage, sans doute ; l’aurore aura fait luire son regard vermeil, les brouillards du matin auront glissé sur le sol.

 

« Frères, dit Halban, remercions le Ciel ; visiblement sa volonté nous a conduits ici ; ayons foi dans les paroles prophétiques de la recluse. Vous avez entendu la prophétie sur Conrad : Conrad est le prénom du brave Wallenrod. Halte ! frères, donnons-nous la main ; parole de chevaliers, au Conseil de demain, c’est lui que nous nommerons Grand-Maître !...[9] » — « D’accord, » s’écrient-ils, « d’accord ! »

 

Et ils s’en allèrent avec ce cri. Longtemps par la vallée retentissent leurs acclamations de joie et de triomphe : « Vive Conrad ! vive le Grand-Maître ! vive l’Ordre ! mort aux païens ! »

 

Halban était resté en arrière profondément pensif ; il jeta sur eux un regard de mépris, il tourna les yeux vers la tour, et, en s’éloignant, il chanta à voix basse :

 

 

CHANT.

 

La Wilia, mère de nos ruisseaux, a un lit d’or et un teint d’azur : la belle Lithuanienne qui y puise de l’eau a le cœur plus pur, le visage plus charmant.

 

La Wilia coule dans la belle vallée de Kowno, au milieu des tulipes et des narcisses : aux pieds de la belle Lithuanienne, la fleur de nos jeunes gens brille avec plus d’éclat que les roses et les tulipes.

 

La Wilia dédaigne les fleurs de la vallée, car elle cherche le Niémen son fiancé : la Lithuanienne est triste parmi les Lithuaniens, car elle aime un jeune étranger.

 

Le Niémen saisit violemment son amante dans ses bras, l’emporte sur des rochers, dans des solitudes sauvages ; il la presse sur son sein glacé, et ils se perdent ensemble dans les profondeurs de la mer.

 

Et toi aussi, infortunée Lithuanienne, un étranger t’éloignera de tes vallées natales ! Toi aussi, tu disparaîtras dans les vagues de l’oubli, mais plus triste, mais toute seule.

 

Inutile d’avertir le cœur ni le torrent ! La jeune fille aime et la Wilia court : la Wilia a disparu dans son Niémen bien-aimé, la jeune fille pleure dans une tour de recluse.

 

III

Quand le Grand-Maître eut baisé les Livres saints, achevé la prière et reçu des mains du Commandeur le glaive et la grande croix, insignes du pouvoir, il releva fièrement la tête, quoiqu’un nuage de soucis pesât sur son front ; il lança autour de lui un regard qui étincelait de joie et de colère à la fois ; puis un sourire faible et fugitif, hôte inaperçu, effleura son visage : semblable à la lueur qui perce les nuages du matin pour annoncer à la fois le lever du soleil et le tonnerre.

 

Ce feu du Grand-Maître, ce visage menaçant remplit les cœurs de confiance et d’espoir ; les chevaliers croient déjà voir devant eux batailles et conquêtes ; et, dans leur pensée, ils répandent à flots le sang des païens. Qui tiendra tête à un tel chef ? Qui ne reculera devant son glaive, devant son regard ? Tremblez, Lithuaniens, le moment approche où l’étendard de la croix brillera sur les murs de Vilna.

 

Vaines espérances ! les jours, les semaines passent, toute une longue année s’écoule dans la paix ; les Lithuaniens menacent ; Wallenrod, ô infamie ! ne combat point, il ne met pas de troupes en campagne, et s’il s’éveille et commence à agir, c’est pour renverser de fond en comble l’ancien système. Il s’écrie que l’Ordre a dévié des saintes règles, que les frères violent leurs vœux : « Prions, s’écrie-t-il, renonçons aux trésors, cherchons notre gloire dans les vertus et la paix. » Il impose des jeûnes, des pénitences, des mortifications ; il proscrit les aises et les plaisirs innocents ; la moindre faute est punie des peines les plus rigoureuses : le cachot souterrain, l’exil ou la mort.

 

Cependant le Lithuanien, qui naguère évitait de bien loin les portes de la capitale de l’Ordre, incendie maintenant chaque nuit les villages d’alentour, et en enlève la population désarmée ; il vient audacieusement se vanter sous les murs mêmes du château, qu’il ira à la messe dans la chapelle du Grand-Maître... Pour la première fois les enfants, sur le seuil paternel, tremblent au son terrible du cor samogitien.

 

Or quel moment pourrait être plus propice pour la guerre ? La Lithuanie est déchirée par les discordes intestines ; d’autre part, les vaillants Ruthéniens, les Lechs remuants, et les Khans de Crimée l’attaquent chacun de leur côté avec de puissantes armées. Enfin Witold, renversé du trône par Jagellon, est venu chercher la protection de l’Ordre, promettant, en retour, des trésors et des terres, et jusqu’à présent il attend vainement qu’on l’appuie.

 

Les frères murmurent, le Conseil s’assemble : le Grand-Maître ne paraît pas. Le vieil Halban court le chercher ; il ne trouve Conrad ni dans le château, ni à la chapelle. Ou peut-il être ? Sans doute près de la tour angulaire. Les frères ont épié ses sorties nocturnes ; tous le savent : chaque soir, quand le voile du crépuscule s’épaissit autour de la terre, il va errer sur les bords du lac ; ou bien, à genoux, appuyé au mur, couvert de son manteau, il brille de loin comme une statue de marbre jusqu’à l’aurore, et, durant la nuit entière, le sommeil ne s’empare point de lui. Souvent la recluse lui parle à voix basse, il se lève et répond également à voix basse ; ses paroles n’arrivent point jusqu’à l’oreille, mais l’éclat de son casque qui s’agite, ses mains inquiètes, sa tête relevée trahissent que ce doivent être de graves entretiens.

 

 

CHANT DE LA TOUR.

 

Qui comptera mes soupirs et mes larmes ? Ai-je donc déjà pleuré tant d’années, ou bien y a-t-il dans mon sein et mes yeux tant d’amertume, pour que la grille se soit rouillée sous mes soupirs ? Quand une de mes larmes tombe, elle s’infiltre dans la froide pierre, comme dans le cœur d’un homme compatissant.

 

Il y a un feu éternel au château de Swentorog[10] : ce feu, des prêtres pieux l’entretiennent ; il y a une source éternelle sur la montagne de Mendog : cette source, les neiges et les brouillards l’alimentent. Nul ne nourrit mes soupirs et mes larmes, et cependant mon cœur et mes yeux ne cessent de souffrir.

 

Où sont les caresses de mon père, les embrassements de ma mère, le riche château, la contrée joyeuse, les jours sans soucis, les nuits sans songes ? alors, tout proche bien qu’invisible, le bonheur, comme un ange, veillait sur moi nuit et jour, aux champs et à la maison.

 

Nous étions chez notre mère trois belles jeunes filles, et je fus la première demandée en mariage ; heureuse jeunesse, heureuse opulence ! Ah ! qui m’a dit qu’il existe un autre bonheur ? Beau jeune homme, pourquoi m’as-tu dit ce que jusqu’alors personne n’avait su en Lithuanie ?

 

Tu me parlas du grand Dieu, des anges de lumière, des villes de pierre où la sainte foi est honorée, où le peuple prie dans de magnifiques églises, et où les jeunes filles sont obéies par des princes braves au combat comme nos chevaliers, tendres en amour comme nos bergers ;

 

Où l’homme, après qu’il a déposé son enveloppe terrestre, s’envole avec l’âme dans un ciel de délices... Ah ! je te crus ; car la vie céleste, je la pressentais déjà en t’écoutant ! Ah ! depuis lors, dans la bonne et la mauvaise fortune, je ne rêve plus que de toi ; je ne rêve plus que du ciel !

 

La croix qui ornait ta poitrine égayait ma vue, j’y croyais voir le gage de la félicité future... Hélas ! la foudre a éclaté du haut de cette croix, tout s’est tu alentour, tout s’est éteint !... Je ne regrette rien, quoique je verse des larmes amères ; car, si tu m’as tout enlevé, tu m’as laissé l’espérance...

 

 

« L’espérance, » répétèrent en faible écho les bords du. lac, les vallées et les bois. Conrad, réveillé, s’écria avec un sourire farouche : « Où suis-je ? On parle ici d’espérance !... À quoi bon ces chants ?... Je me souviens de ton bonheur : vous étiez chez votre mère trois belles jeunes filles ; tu fus la première demandée en mariage... Malheur ! ah ! malheur à vous, jolies fleurs ! Un effroyable serpent s’est glissé dans l’enclos, et là où auront rampé ses anneaux errants, l’herbe séchera, les roses se faneront et deviendront jaunes comme la poitrine du reptile ! Rentre dans ta pensée, rappelle-toi les jours que tu coulerais jusqu’aujourd’hui dans le bonheur, n’eût été... Tu te tais ?... Chante et maudis cette larme terrible qui perce les pierres, qu’elle ne se perde point ! je retirerai mon casque : qu’elle tombe ici sur mon front, qu’elle le brûle, qu’elle tombe ici ! je suis prêt à souffrir ; je veux connaître à l’avance ce qui m’attend dans l’enfer. »

 

 

LA VOIX DE LA TOUR.

 

Pardon, mon bien-aimé, pardon, je suis coupable. Tu es venu tard, j’étais triste d’attendre, et involontairement une chanson d’enfance... Loin de moi ce chant !... Ai-je donc à me plaindre ? Nous n’avons vécu ensemble, ô mon amant, qu’un instant fugitif ; mais ce seul instant je ne l’échangerais pas avec toute la tourbe des mortels contre une vie monotone passée dans l’ennui ! Toi-même, tu disais que les hommes ordinaires sont comme les mollusques qui se cachent dans un marais : c’est à peine si, une fois l’an, chassés par la vague de l’orage, ils se montrent hors de l’eau trouble, ouvrent la bouche, aspirent une fois vers le ciel, et de nouveau, ils rentrent dans leur sépulcre. Non, moi je n’ai pas été créée pour ce bonheur-là ! Déjà, dans ma patrie, lorsque je coulais des jours paisibles, maintes fois, au milieu du cercle de mes compagnes, je pleurais et soupirais en secret, je sentais les inquiets battements de mon cœur. Maintes fois, je fuyais l’humble prairie, je montais sur la plus haute colline, et je me disais : Si ces alouettes me prêtaient chacune une plume de leurs ailes, je les accompagnerais ; je voudrais seulement, sur cette montagne, cueillir une petite fleur, le Ne m’oubliez pas, et puis voler au-delà des nues, là-haut, tout là-haut ! et... disparaître... Tu m’as exaucée ! Sur tes royales ailes d’aigle, tu m’as élevée à toi !... Maintenant, alouettes, je ne vous demande plus rien : car, où prendre son essor, et à la recherche de quelles délices, quand on a connu le grand Dieu au ciel et aimé un grand homme sur la terre ?

 

 

CONRAD.

 

Grandeur ! toujours la grandeur, mon ange ! grandeur pour laquelle nous gémissons dans l’infortune !... Le cœur n’a plus que quelques jours encore à souffrir ; quelques jours... il n’en a plus que si peu... C’est accompli ! Les regrets seraient tardifs ; oui, pleurons... mais que les ennemis tremblent ! car si Conrad a pleuré, c’est pour massacrer. Qu’es-tu venue faire ici, ma bien-aimée ? Pourquoi as-tu quitté les murs du couvent, la paix du sanctuaire ? ? Moi, je t’ai vouée au service de Dieu : ne valait-il pas mieux y pleurer et mourir loin de moi, que de venir ici, dans ce pays de mensonge et de meurtre, expirer dans une tour tombeau, au milieu de lentes tortures, en tournant autour de toi des regards solitaires, et mendiant des secours à travers les barreaux infranchissables de cette grille... Et moi, il me faut entendre et voir les longs tourments de ton agonie, sans pouvoir t’approcher, et maudire mon âme de ce qu’elle a conservé quelque reste de sentiment !...

 

 

LA VOIX DE LA TOUR.

 

Si tu blasphèmes, ne viens plus ici ! Lors même que tu viendrais, que tu m’implorerais le plus ardemment, tu ne m’entendras plus ! Je fermerai ma fenêtre, je redescendrai dans ma tour sombre, je dévorerai en silence mes larmes amères. Adieu, pour les siècles ; adieu, toi, mon unique amour ! Et périsse la mémoire de cette heure où tu n’as pas eu pitié de moi !

 

 

CONRAD.

 

Alors, aie pitié ! toi, tu es un ange. Arrête ! si ma prière ne te retient pas, je me briserai le front sur l’angle de cette tour, je t’implorerai dans une agonie de Caïn...

 

 

LA VOIX DE LA TOUR.

 

Ah ! ayons pitié de nous-mêmes !... Souviens-toi, mon bien-aimé, qu’en ce monde si vaste, nous ne sommes que deux sur la terre immense, deux gouttes de rosée sur des mers de sable ; au moindre vent de la vallée terrestre, nous disparaîtrons pour toujours. Ah ! périssons donc ensemble !... Je ne suis point venue pour te tourmenter : si je n’ai point voulu recevoir la consécration des religieuses, c’est que je n’osais vouer au ciel mon cœur tant qu’y régnait un amant terrestre. Je désirais rester au couvent et employer humblement mes jours à servir les nonnes ; mais là-bas, sans toi, tout ce qui m’environnait me paraissait si nouveau, si sauvage, si étranger ! Je me rappelai qu’après bien des années, tu devais revenir dans la ville de Marie, tirer vengeance de l’ennemi et défendre la cause de notre pauvre nation. Lorsqu’on attend, on abrège en pensée les années ; je me disais : peut-être il revient déjà, peut-être est-il revenu ? Si je dois m’ensevelir vive dans la tombe, ne m’est-il point permis de désirer te voir une fois encore, de désirer mourir du moins auprès de toi ?... J’irai donc, me disais-je, dans une maisonnette isolée, au bord d’un chemin, sur un bloc de rocher, je m’enfermerai seule ; peut-être quelque chevalier, passant près de ma chaumière, prononcera parfois le nom de mon amant ; peut-être, parmi les casques étrangers, j’apercevrai son cimier ; qu’il change d’armure, qu’il attache à son bouclier des devises étrangères, qu’il change de visage, mon cœur reconnaîtra encore, même de loin, mon amant ; et, puisqu’un lourd devoir l’oblige à tout détruire et ensanglanter alentour, tous le maudiront, — il y aura une âme qui, de loin, osera le bénir !... J’ai choisi ici ma demeure et ma tombe, dans une silencieuse retraite, où le voyageur profane n’ose épier mes gémissements. Toi, je sais que tu aimes les promenades solitaires ; je m’étais dit : peut-être que, le soir, il s’éloignera de ses compagnons pour aller s’entretenir avec le vent et la vague du lac, il pensera à moi et il entendra ma voix... Le ciel a exaucé mes vœux innocents ! Tu es venu, tu as compris mes chants !... Autrefois, je demandais dans mes prières que les rêves m’apportassent en consolation ton image, bien que ce ne fût qu’une image muette : aujourd’hui, que de bonheur ! Aujourd’hui nous pouvons ensemble... ensemble pleurer...

 

 

CONRAD.

 

Et à quoi nous serviraient les pleurs ?... Je pleurai, tu te le rappelles, lorsque je m’arrachai pour jamais à tes embrassements, lorsque volontairement je mourus au bonheur, pour accomplir de sanglantes entreprises. À présent, le trop long martyre est couronné ! Je suis parvenu au but de mes désirs, je puis me venger de l’ennemi : et toi, tu es venue m’arracher la victoire !... Depuis que de la fenêtre de cette tour tu m’as de nouveau regardé, de nouveau tout a disparu à mes yeux dans l’univers, hormis le lac, la tour et la grille. Autour de moi, tout brûle de l’ardeur de la guerre : au milieu du bruit des clairons, du cliquetis des glaives, moi, d’une oreille inquiète, tendue, je cherche le son angélique de tes lèvres, et tout mon jour est une attente, et quand j’atteins le soir, je le veux prolonger par le ressouvenir ; moi, je compte ma vie par les soirs ! Cependant l’Ordre insulte à mon repos, réclame la guerre, presse sa propre perte, et le vindicatif Halban ne me laisse point respirer : il me rappelle mes anciens serments, nos villages égorgés, nos pays ravagés, ou bien, quand je ne veux pas écouter sa plainte, il sait d’un soupir, d’un signe, d’un regard, rallumer dans mon cœur la vengeance attiédie... Mon destin touche à son terme, rien ne détournera plus de la guerre les Croisés. Hier, nous avons reçu de Rome un courrier : de diverses parties du monde, d’innombrables nuées d’hommes sont rassemblées par un pieux enthousiasme ; tous demandent à grands cris que je les conduise avec le glaive et la croix contre les murs de Vilna... Eh bien ! je l’avoue à ma honte : en cet instant où se pèsent les destinées des nations, je pense à toi, j’imagine des retards pour que nous ayons encore un jour... Jeunesse ! comme tes sacrifices sont grands ! Jeune, j’ai su sacrifier l’amour, le bonheur, le ciel, pour la cause de la nation ; j’ai fait le sacrifice avec douleur, mais avec courage ! — Et aujourd’hui que j’ai vieilli, aujourd’hui que le devoir, le désespoir, la volonté de Dieu, me poussent à la guerre, je n’ose arracher ma tête grise du pied de ces murailles, afin de ne point perdre... tes entretiens !... »

 

 

Il s’est tu. Il ne s’échappe de la tour que des gémissements. De longues heures s’écoulent en silence ; la nuit s’éclaircit, le rayon de l’aurore rougit déjà la surface de l’onde tranquille ; entre le feuillage des arbustes assoupis, les brises du matin soufflent en murmurant ; les oiseaux font entendre quelques faibles accords, puis se taisent, et un long silence montre qu’ils s’étaient éveillés trop tôt. Conrad se lève, tourne les yeux vers la tour et considère longtemps la grille avec douleur. Le rossignol chanta. Conrad regarde alentour, le jour point ; il baissa sa visière, enveloppa son visage dans les larges plis de son manteau, d’un geste de la main dit adieu à la recluse, puis disparut dans les buissons.

 

Tel un esprit infernal disparaît du seuil d’un ermite au son de la cloche du matin.

 

IV — LE BANQUET.

C’est la fête patronale, un jour solennel. Les Commandeurs et les frères affluent dans la capitale ; des drapeaux blancs sont plantés sur les murs : Conrad doit, dans un banquet, fêter les chevaliers.

 

Cent manteaux blancs flottent derrière la table, sur chaque manteau se détache une longue croix noire : ce sont les frères ; et, en cercle, derrière eux, les jeunes écuyers font le service.

 

Conrad est à la place d’honneur. À la gauche du trône siège Witold avec ses hetmans ; autrefois ennemi de l’Ordre, il en est aujourd’hui l’hôte, il s’en est fait l’allié contre la Lithuanie.

 

Le Grand-Maître s’est levé. Il donne le signal du festin : « Réjouissons-nous dans le Seigneur !...[11] » dit-il. Aussitôt les coupes brillent. — « Réjouissons-nous dans le Seigneur !... » s’écrient mille voix ; l’argenterie tinte, des flots de vin jaillissent.

 

Wallenrod s’est assis ; appuyé sur le coude, il entend avec mépris les propos légers ; la rumeur s’apaise ; par-ci par-là quelques plaisanteries à demi-voix interrompent à peine le faible son des coupes.

 

« Réjouissons-nous, dit-il. Qu’est-ce donc, mes frères, est-ce ainsi que des chevaliers doivent se réjouir ? D’abord un vacarme bachique, puis maintenant des murmures à voix basse. Devons-nous donc, dans nos banquets, ressembler à des bandits ou à des moines ?

 

» De mon temps, les usages étaient autres, alors que sur un champ de bataille jonché de cadavres, nous buvions, au feu du bivouac, au milieu des monts de Castille ou des forêts de Finlande.

 

» Il y avait des chants alors ! N’y a-t-il point parmi vous de barde ni de ménestrel ? Le vin égaye le cœur de l’homme ; mais le vin de la pensée, ce sont les chansons. »

 

Aussitôt divers chanteurs se levèrent. Ici, c’est un gros Italien qui, d’une voix de rossignol, célèbre la vaillance et la piété de Conrad ; plus loin, un troubadour des bords de la Garonne chante les aventures des bergers amoureux, des vierges enchantées et des chevaliers errants.

 

Wallenrod sommeillait ; les chansons cessèrent ; réveillé tout à coup par l’interruption du bruit, il lança à l’Italien une bourse chargée d’or : « Tu n’as chanté que moi seul, dit-il, un seul ne peut donner d’autre récompense ; prends et va-t’en !... Ce jeune troubadour qui sert la beauté et l’amour pardonnera, si chez les chevaliers de l’Ordre il ne se trouve point de jeune fille pour lui attacher sur le sein avec reconnaissance une éphémère fleur de rose...

 

« Ici les roses sont fanées... Je veux un autre barde ; moine-chevalier, il me faut une autre chanson : il me la faut dure et sauvage comme le bruit des cors et le cliquetis des glaives, sombre comme les murailles du couvent, enflammée comme l’ivresse d’un solitaire.

 

» Pour nous qui portons aux hommes la foi ou la mort, il faut qu’un chant de mort proclame la foi, qu’il attendrisse, irrite, accable ; puis que, de nouveau, il terrifie ceux qu’il a accablés. Telle vie, tel chant !... Qui le chantera ?... »

 

— « Moi, » répondit un vieillard vénérable, qui se tenait près des portes, parmi les écuyers et les pages. À son costume, ce devait être un Prussien ou un Lithuanien. Sa barbe était épaisse, blanchie par l’âge ; sur sa tête flottaient quelques derniers cheveux blancs ; son front et ses yeux sont couverts d’un voile ; sur son visage sont gravées les cicatrices de l’âge et de la douleur.

 

Il tenait dans sa main droite un vieux luth prussien, et il étendit sa main gauche vers la table : d’un geste il réclama l’attention. Tous firent silence.

 

» Je chante, s’écrie-t-il. Jadis c’était pour les Prussiens et les Lithuaniens que je chantais, aujourd’hui les uns sont tombés en défendant la patrie ; d’autres, ne voulant point lui survivre, préfèrent se donner la mort sur son corps inanimé : tels des serviteurs, fidèles dans la bonne et la mauvaise fortune, périssent sur le bûcher de leur bienfaiteur. D’autres se cachent honteusement dans les forêts ; d’autres, comme Witold, vivent au milieu de vous.

 

» Mais après la mort... Allemands, vous le savez ; demandez vous-mêmes aux êtres vils qui trahissent leur pays, demandez-leur ce qu’ils feront quand, dans l’autre monde, livrés à la torture des feux éternels, ils voudront invoquer leurs ancêtres au paradis. Dans quelle langue imploreront-ils leur secours ? Est-ce que, dans un barbare idiome allemand, les ancêtres reconnaîtront la voix de leurs enfants !

 

» Ô enfants, quelle honte pour la Lithuanie ! Personne, personne n’a pris ma défense alors que, vieux waydelote, je fus jeté de l’autel dans les chaînes allemandes. J’ai vieilli solitaire sur une terre étrangère. Chanteur infortuné, je n’ai hélas ! à qui chanter. J’ai pleuré mes yeux à regarder vers la Lithuanie : maintenant, si je veux tourner mes soupirs vers ma maison, je ne sais où est situé mon toit chéri, par ici, par là, ou bien de cet autre côté.

 

» Ici dans mon cœur, ici seulement s’est réfugié ce qu’il y avait de meilleur en ma patrie. Ces pauvres débris des anciens trésors, prenez-les moi aussi, Allemands, prenez-moi mes souvenirs.

 

» Comme un chevalier vaincu dans l’arène, qui conserve la vie, mais perd l’honneur, et qui n’ayant plus qu’à traîner dans l’opprobre ses jours méprisés, revient contre son vainqueur, raidit le bras une dernière fois et brise son arme à ses pieds, c’est ainsi qu’un dernier élan me pousse. Ma main ose encore saisir le luth ; que le dernier waydelote lithuanien vous chante la dernière chanson lithuanienne ! »

 

Il a dit. Il attend la réponse du Grand-Maître, tous gardent un profond silence. Conrad, d’un œil scrutateur, ironique, épie les traits et les mouvements de Witold.

 

Tous, quand le waydelote parlait de traîtres, avaient remarqué comme Witold changeait : il a blêmi, pâli, rougi tour à tour ; la colère et la honte l’oppressent également ; enfin, portant la main à son épée, il va, il écarte la foule étonnée, il regarde le vieillard, s’arrête, et le nuage de colère qui flottait sur son front se fond soudain en un torrent de larmes. Il revient à sa place, s’assied, couvre son visage de son manteau et se plonge dans de mystérieuses méditations.

 

Et les Allemands de dire entre eux tout bas : « Pourquoi donc admettre de vieux mendiants au banquet ? Qui écoute de tels chants, qui les comprend ? » Ces exclamations partent du milieu de la foule des convives et sont accompagnées de sarcasmes de plus en plus vifs. Les pages crient en sifflant dans des noix : « Voilà l’air du chant lithuanien ! »

 

Tout à coup Conrad se leva : «Braves chevaliers, dit-il, aujourd’hui l’Ordre, suivant l’antique usage, reçoit les hommages des villes et des princes ; comme tribut d’un pays dépendant, le vieillard nous apporte l’offrande d’une chanson. N’empêchons point le vieillard de déposer son tribut. Acceptons sa chanson, ce sera le denier de la veuve.

 

» Nous avons au milieu de nous le prince des Lithuaniens, ses officiers sont les hôtes de l’Ordre ; il leur sera agréable d’entendre rappeler dans leur langue natale le souvenir d’anciens hauts faits. Ceux qui ne comprennent pas peuvent s’éloigner. Moi, j’aime parfois ces lugubres gémissements d’une chanson lithuanienne incomprise, comme j’aime le roulement de la vague irritée, ou le faible murmure d’une pluie de printemps. J’aime à dormir à ce bruit. Chante, vieux poète. »

 

 

CHANT DU WAYDELOTE.

 

Quand la peste doit frapper la Lithuanie, l’œil divinateur en prévoit l’approche ; car, si l’on en croit les waydelotes, maintes fois, dans les plaines et les cimetières déserts, la Vierge de la peste fait son apparition[12]. Elle est vêtue de blanc, avec une couronne de feu sur les tempes ; son front dépasse les chênes de la forêt de Bialowieza, et dans sa main flotte un voile sanglant.

 

Les gardes des châteaux cachent leurs yeux sous leur visière, et les chiens des villageois creusent la terre de leur museau, flairent la mort et hurlent affreusement.

 

La Vierge marche d’un pas sinistre sur les villages, les châteaux et les riches cités : chaque fois qu’elle agite le voile sanglant, un palais se change en désert ; où elle pose le pied, une tombe fraîche s’élève.

 

Funeste apparition !... Mais plus funeste augure encore fut pour les Lithuaniens, du côté de l’Allemagne, le casque brillant avec son panache d’autruche, le large manteau avec sa croix noire.

 

Là où ce spectre a posé le pied, ce n’est pas simplement une ruine de villages ou de cités : c’est une contrée entière abîmée dans la tombe ! Ah ! quiconque a pu sauver une âme lithuanienne, qu’il vienne à moi ; nous nous assiérons sur le tombeau des nations pour rêver, chanter et verser des larmes.

 

Légende populaire ! Arche d’alliance entre les temps anciens et les temps nouveaux ! le peuple dépose en toi l’arme de son héros, le tissu de ses pensées et les fleurs de ses sentiments !

 

Arche ! nul coup ne peut te briser, tant que ton propre peuple ne t’a point outragée ; ô chant populaire ! tu veilles, en sentinelle, sur les souvenirs de l’Église nationale avec les ailes et la voix de l’archange... parfois aussi tu en manies le glaive.

 

La flamme dévorera les peintures de l’histoire, les trésors seront pillés par les brigands Porte-glaive, le chant échappera tout entier ; il parcourt la foule des hommes, et, s’il est des âmes viles qui ne sachent pas le nourrir de regrets, l’abreuver d’espérance, il fuit aux montagnes, s’attache aux ruines, et de là, il redit les anciens temps. Tel un rossignol s’envole d’un édifice envahi par le feu ; il se pose un moment sur le toit ; quand le toit croule, il fuit aux forêts et de dessus les décombres et les tombeaux, sa gorge sonore jette aux voyageurs un chant de deuil.

 

J’écoutais les chansons. Parfois un paysan centenaire, heurtant des ossements avec le fer de sa charrue, s’arrêtait et jouait, sur sa flûte de saule, la prière des morts ; ou, dans une poésie de larmes, il vous célébrait, grands ancêtres sans postérité !... Les échos lui répondaient. Moi, j’écoutais de loin. Le spectacle et la chanson m’attristaient, d’autant plus que j’étais seul à voir et à écouter.

 

Comme, au jour du jugement, la trompette de l’archange évoquera du tombeau le passé enseveli : ainsi, au son de ce chant, les ossements accouraient de dessous mes pieds se rejoindre en formes gigantesques. Du milieu des ruines s’élèvent des colonnes et des voûtes, les lacs déserts résonnent sous de nombreuses rames, et l’on voit toutes grandes ouvertes les portes des châteaux, les couronnes des princes, les armures des guerriers ; les devins chantent, le chœur des jeunes filles danse... C’était un rêve merveilleux... le réveil fut terrible.

 

Elles ont disparu, les forêts et les montagnes de ma patrie. Ma pensée se reployant sur ses ailes fatiguées s’abat, se réfugie dans le calme du foyer domestique ; le luth s’est tu dans ma main engourdie ; souvent, au milieu des gémissements de douleur de mes compatriotes, la voix du passé ne parvient pas jusqu’à moi. Mais aujourd’hui encore les étincelles de l’enthousiasme de ma jeunesse couvent au fond de ma poitrine ; parfois elles en font jaillir le feu, animent l’âme, éclairent la mémoire. La mémoire alors est comme une lampe de cristal que le pinceau a revêtue de pittoresques images ; quoique ternie par la poussière et par des taches nombreuses, si on lui met une lumière dans le cœur, elle charme les yeux par la fraîcheur de ses nuances, elle reflète sur les lambris du palais ses peintures vives encore quoique un peu voilées.

 

Si j’avais le pouvoir d’embraser de ma flamme le sein de mes auditeurs et de revivifier les formes d’un passé qui n’est plus, si je savais lancer des paroles vibrantes dans le cœur de mes frères, peut-être encore, dans cet instant unique où le chant de la patrie les aurait émus, ils sentiraient en eux l’ancien battement de cœur, ils sentiraient en eux l’ancienne grandeur d’âme, ils vivraient un moment avec autant d’élévation que jadis leurs ancêtres vivaient toute la vie.

 

Mais pourquoi évoquer les siècles évanouis ? Le chanteur n’accusera point son époque : car il y a un grand homme, vivant et tout proche, c’est lui que je vais chanter. Instruisez-vous, Lithuaniens !

 

 

Le vieillard s’est tu, il écoute si les Allemands le laisseront poursuivre son chant. Dans la salle régnait de toutes parts un silence profond, ce qui d’ordinaire ranime l’ardeur des poètes. Il commença donc une chanson, mais sur un autre sujet : car il mesurait sa voix en cadences plus lentes, il frappait sur les cordes plus faiblement, plus rarement ; de l’hymne il était descendu au simple récit.

 

 

RÉCIT DU WAYDELOTE.

 

D’où revenaient les Lithuaniens ? Ils revenaient d’une expédition nocturne ; ils rapportaient un riche butin conquis dans les châteaux et les églises. Des troupes de prisonniers allemands, les mains liées, la corde au cou, courent auprès des chevaux du vainqueur ; ils regardent vers la Prusse et fondent en larmes, ils regardent vers Kowno et se recommandent à Dieu. Au centre de la ville de Kowno s’étend la plaine de Perun : c’est là que les princes lithuaniens ont coutume, quand ils reviennent victorieux, de brûler les chevaliers allemands sur un bûcher de sacrifice. Deux chevaliers captifs chevauchent sans crainte vers Kowno : l’un jeune et beau, l’autre courbé par les ans. Au milieu de la bataille, ils ont quitté d’eux-mêmes les escadrons allemands pour se réfugier parmi les Lithuaniens ; le prince Kieystut les a reçus, mais il les a entourés d’une escorte et fait conduire au château. Il leur demande de quelle contrée ils sont venus, dans quels desseins.

 

 « — Je ne sais, dit le jeune homme, quelle est ma race ni mon nom ; car, tout enfant, je fus emmené en esclavage par les Allemands. Je me souviens seulement que, quelque part en Lithuanie, au milieu d’une grande ville, s’élevait la maison de mes parents. C’était une ville de bois, sur de hautes collines ; la maison était en briques rouges ; autour des collines, bruissait dans la campagne une forêt de sapins ; au loin, au milieu des forêts, brillait un lac blanc. Une fois, la nuit, un grand fracas nous éveilla en sursaut, une lueur effroyable frappait les fenêtres, les vitres éclataient, des tourbillons de fumée voltigeaient dans l’édifice ; nous courûmes à la porte, la flamme soufflait par les rues, il pleuvait une grêle d’étincelles, on entendait des cris affreux : Aux armes ! Les Allemands sont dans la ville !... Mon père s’élança avec son glaive, il s’élança et ne revint plus. Les Allemands envahirent la maison. L’un d’eux courut après moi, m’atteignit, me jeta sur son cheval. Je ne sais ce qui se passa ensuite ; seulement j’entendis longtemps, longtemps, le cri de ma mère, au milieu du cliquetis des glaives, du craquement des maisons croulantes ; ce cri me poursuivit longtemps, ce cri resta dans mon oreille. Maintenant encore, quand je vois un incendie et que j’entends appeler, ce cri s’éveille dans mon âme comme l’écho dans une caverne au roulement du tonnerre. Voilà tout ce que j’ai emporté de la Lithuanie, de chez mes parents. Parfois, durant mon sommeil, je vois en rêve les figures vénérées de ma mère, de mon père et de mes frères, mais de plus en plus un brouillard mystérieux s’épaissit, voile toujours davantage leurs traits. Les années de ma jeunesse s’écoulèrent ; je vivais au milieu des Allemands, comme un Allemand. J’avais le nom de Walter[13] ; on y ajouta celui d’Alf : le nom était allemand, mais l’âme resta lithuanienne ; il me resta aussi le regret de ma famille et la haine des étrangers. Winrich, grand-maître des Croisés, m’élevait dans son palais, il me tint lui-même sur les fonds de baptême, il m’aimait et me choyait comme un fils ; moi, je m’ennuyais dans les palais, je m’enfuyais des genoux de Winrich pour aller auprès d’un vieux waydelote. Il y avait alors parmi les Allemands un vieux waydelote lithuanien, jadis fait prisonnier et qui servait d’interprète dans l’armée. Quand il eut appris que j’étais orphelin et Lithuanien, il m’attirait souvent à lui, il me parlait longuement de la Lithuanie : mon âme attristée, il la rassérénait par des caresses, par le son de la langue de la patrie et par des chants. Il me conduisait souvent sur les bords du bleu Niémen ; de là, j’aimais à contempler les chères montagnes de ma patrie ; quand nous revenions au château, le vieillard essuyait mes larmes pour ne point éveiller les soupçons : il essuyait mes larmes, mais il attisait en moi la vengeance contre les Allemands. Je me souviens comment, de retour au château, j’aiguisais mon couteau en secret ; avec quelles délices de vengeance, je coupais les tapisseries de Winrich, je rayais ses glaces, ou bien je lançais du sable et crachais sur son brillant bouclier. Plus tard, dans les années de ma jeunesse, souvent avec le vieillard je partais du port de Kleypeda, et nous allions dans une nacelle visiter les rives lithuaniennes. Je cueillais les fleurs natales, et leur parfum magique éveillait en mon âme je ne sais quels anciens et obscurs souvenirs. Enivré de ce parfum, il me semblait que je redevenais enfant, que je jouais dans le jardin de mes parents avec mes petits frères. Le vieillard aidait ma mémoire ; ses paroles, plus belles que les plantes et les fleurs, me retraçaient un heureux passé : comme il eût été doux de couler les jours de la jeunesse dans la patrie au milieu d’amis et de parents ! combien d’enfants lithuaniens ne connaissent pas ce bonheur, mais pleurent dans les chaînes de l’Ordre ! Il me parlait ainsi dans la campagne, mais sur les rivages de Polonga, où la mer en grondant, heurte sa blanche poitrine et de sa gorge écumante déverse des ruisseaux de sable : Vois-tu, me disait le vieillard, ce tapis de verdure le long du rivage ? Déjà le sable l’inonde. Vois-tu ces plantes odorantes ? Elles s’efforcent encore de percer de leur front leur linceul : ah ! c’est en vain ! Car une nouvelle hydre de sable se glisse, déploie ses blanches nageoires, conquiert le sol vivant et étend alentour l’empire du désert sauvage. Mon fils, ces floraisons printanières jetées vivantes dans le tombeau, ce sont les peuples conquis, ce sont nos frères les Lithuaniens ; mon fils, les sables poussés d’outre-mer par l’orage, c’est l’Ordre ! Mon cœur souffrait en écoutant. Je voulais tuer les Croisés ou bien fuir en Lithuanie : le vieillard retenait mes élans. Les chevaliers libres, disait-il, ont le choix des armes, la lice ouverte, à forces égales ; toi tu es esclave, l’unique arme des esclaves, c’est la trahison. Reste encore et approfondis l’art militaire des Allemands, efforce-toi de gagner leur confiance. Plus tard nous verrons comment agir. J’obéis au vieillard, je suivis les troupes des Teutons ; mais, dans la première rencontre, j’eus à peine aperçu les drapeaux, entendu les chants de guerre de ma nation, que je m’élançai vers les nôtres en entraînant le vieillard. Tel un faucon arraché du nid et nourri en cage, auquel les veneurs ont enlevé la raison par de cruelles tortures et qu’ils lâchent pour qu’il fasse la guerre aux faucons ses frères : dès qu’il s’élève dans les nues, dès qu’il plane du regard sur les espaces immenses de sa patrie azurée, qu’il respire l’air libre, et entend le frôlement de ses ailes, chasseur, retourne à la maison, n’attends plus que le faucon rentre en sa cage... »

 

Le jeune homme a fini ; Kieystut écoutait attentivement ; elle écoutait aussi, la fille de Kieystut, Aldona, jeune et belle comme une divinité. L’automne s’écoule ; avec l’automne, les soirées s’allongent. La fille de Kieystut, comme de coutume, est au milieu de ses sœurs et de ses compagnes, assise au métier, ou bien occupée à filer ; or, tandis que les aiguilles scintillent, que les rapides fuseaux tournent, Walter, debout, conte merveilles sur les pays allemands et sur sa jeunesse. Tout ce que dit Walter, la jeune fille s’en saisit d’une oreille avide, sa pensée s’en nourrit ; elle le sait par cœur, elle le répète parfois dans ses rêves. Walter disait quelles grandes villes, quels châteaux se trouvaient au delà du Niémen, quels riches costumes, quels splendides amusements, comment des chevaliers rompent des lances dans les joutes, et comment les jeunes filles regardent du balcon et décernent les couronnes. Walter parlait du grand Dieu qui règne au-delà du Niémen, et de la Mère-Immaculée du Fils de Dieu, dont il faisait voir la figure angélique dans une image miraculeuse. Cette image, le jeune homme la portait pieusement sur sa poitrine ; il la donne à la Lithuanienne, qu’il convertit, avec qui il dit des prières, il voulait lui apprendre tout ce qu’il savait ; hélas ! il lui enseigna aussi ce qu’il n’avait pas su jusqu’alors : il lui apprit à aimer. Et lui aussi il apprenait beaucoup.

 

Avec quelle délicieuse émotion il entendait de sa bouche des mots lithuaniens oubliés ! À chaque parole ressuscitée, un nouveau sentiment jaillit comme l’étincelle de dessous la cendre : c’étaient les doux noms de parenté, d’amitié, la douce amitié, et encore le mot par excellence, le doux mot d’amour, qui n’a point d’égal sur la terre, sauf le mot... patrie !

 

D’où vient donc, se disait Kieystut, ce changement soudain dans ma fille ? où est son ancienne gaieté, où sont ses jeux enfantins ? Les jours de fête, toutes les jeunes filles vont s’amuser à la danse, elle reste solitaire ou bien cause avec Walter. Les jours ordinaires, les jeunes filles s’occupent à l’aiguille ou au métier ; elle, l’aiguille lui tombe des mains, les fils s’emmêlent sur son métier, elle ne voit pas elle-même ce qu’elle fait, tous me le disent. Hier, j’ai remarqué qu’elle avait brodé en vert une fleur de rose et peint les feuilles en soie rouge. Comment pourrait-elle voir, quand ses yeux et ses pensées ne cherchent que les yeux de Walter, que les entretiens de Walter ? Chaque fois que je demande où elle est allée : dans la vallée ; d’où vient-elle ? de la vallée ; qu’y a-t-il donc dans cette vallée ? Le jeune homme y a planté pour elle un jardin. Mais ce jardin est-il plus beau que les vergers de mon château ? (Kieystut avait de superbes vergers pleins de pommes et de poires, tentation des jeunes filles de Kowno.) Ce n’est pas le jardin qui l’attire. L’hiver, je voyais ses fenêtres ; toutes les vitres qui regardent le Niémen restaient nettes comme au milieu de mai, la gelée n’en ternissait point le cristal : Walter va souvent de ce côté, sans doute elle était assise à la fenêtre, et ses ardents soupirs auront fondu la gelée sur les vitres. Je pensais qu’il lui enseignerait à lire et à écrire, puisque, dit-on, les princes commencent à instruire leurs enfants. C’est un garçon bon, courageux, versé dans les écritures comme un prêtre : dois-je donc le chasser de ma maison ? Il est si nécessaire à la Lithuanie ; il range le mieux les escadrons, établit le mieux les retranchements, il prépare l’arme qui frappe comme la foudre, à lui seul il me vaut une armée. Viens, Walter, sois mon gendre et combats pour la Lithuanie !

 

Walter épousa Aldona... Allemands, vous pensez sans doute que l’histoire finit là : dans vos romans d’amour, quand les héros se sont épousés, le troubadour finit sa chanson, il ajoute seulement qu’ils vécurent longtemps et furent heureux. Walter aimait sa femme, mais il avait l’âme noble : il ne trouva pas le bonheur dans sa maison, parce qu’il n’y avait pas de bonheur dans sa patrie.

 

Les neiges ont disparu et la première alouette a chanté. L’alouette annonce aux autres pays l’amour et le plaisir ; mais à l’infortunée Lithuanie, elle présage chaque année des incendies et des massacres. Les escadrons croisés accourent en foules innombrables ; déjà des monts d’au delà du Niémen l’écho porte jusqu’à Kowno les bruits d’une armée nombreuse, le cliquetis des armures, les hennissements des coursiers. Le camp se déploie comme un brouillard, et couvre au loin les plaines ; çà et là brillent les bannières de l’avant-garde, comme des lueurs avant l’orage. Les Allemands atteignent la rive ; ils jettent un pont sur le Niémen, ils assiègent Kowno. Chaque jour, murs et bastions s’écroulent sous les béliers ; chaque nuit, les mines destructives creusent la terre comme des taupes, la bombe s’enlève dans le ciel d’un vol de feu, et fond d’en haut sur les toits comme le faucon sur les oiseaux. Kowno s’écroule, les Lithuaniens se retirent dans Kieydani ; Kieydani s’écroule, les Lithuaniens se défendent dans les montagnes et les forêts ; les Allemands portent plus loin les ravages et l’incendie.

 

Kieystut et Walter sont les premiers au combat, les derniers à la retraite. Kieystut est toujours calme : il est habitué depuis l’enfance à combattre l’ennemi, à fondre à l’improviste, à vaincre ou bien à se retirer ; il savait que ses ancêtres avaient toujours combattu les Allemands, il faisait comme ses ancêtres, il combattait et ne prenait point souci de l’avenir. Les pensées de Walter étaient différentes : élevé au milieu des Allemands, il connaissait la puissance de l’Ordre, il savait qu’un appel du Grand-Maître pouvait de toute l’Europe faire affluer des trésors, des armes et des troupes ; jadis les Prussiens s’étaient défendus, les Teutons les avaient écrasés : tôt ou tard la Lithuanie devait avoir le même sort ; il voyait l’infortune des Prussiens, il tremblait pour l’avenir des Lithuaniens. « Mon fils, s’écrie Kieystut, tu es prophète de malheur ; tu m’as arraché le bandeau des yeux pour me découvrir des abîmes. En t’écoutant, il me semblait que mon bras faiblissait et qu’avec l’espoir de vaincre, le courage s’enfuyait de mon cœur. Que faire contre les Allemands ?... » — « Père, disait Walter, je sais un moyen, unique, terrible, mais efficace, hélas ! Peut-être qu’un jour je le révélerai. » C’est ainsi qu’ils s’entretenaient après la bataille, en attendant que la trompette les appelât à de nouveaux combats, à de nouvelles défaites.

 

Kieystut devient de plus en plus triste ; combien Walter est changé ! Autrefois déjà il n’était pas trop gai ; même dans les moments de bonheur, un léger nuage de mélancolie voilait son visage ; mais dans les bras d’Aldona il avait autrefois le front serein et le visage tranquille, il l’accueillait toujours avec un sourire, lui disait adieu avec un tendre regard. Maintenant il semble qu’une douleur secrète le torture ; toute la matinée, devant la maison, les bras croisés, il regarde au loin la fumée des villages et des hameaux embrasés, il regarde d’un œil farouche ; la nuit, il s’éveille en sursaut et observe par la fenêtre la lueur sanglante des incendies. « Qu’as-tu donc, cher époux, demande Aldona tout en larmes ? » — « Ce que j’ai ? vais-je donc sommeiller paisiblement jusqu’à ce que les Allemands fassent irruption, m’enchaînent dans mon sommeil, et me livrent au bourreau ? » — « Dieu nous en préserve, ô mon époux ! Les gardes font sentinelle sur les remparts. » — « C’est vrai, ils font sentinelle, et moi, je veille et j’ai un sabre en main ; mais quand les gardes auront péri, que le sabre sera ébréché... Écoute, si j’atteins la vieillesse, une vieillesse misérable ?... » — « Dieu nous consolera dans nos enfants... » — « Et alors les Allemands feront irruption, tueront ma femme, enlèveront mes enfants, les emmèneront au loin et leur apprendront à lancer la flèche contre leur propre père !... Moi-même j’aurais peut-être tué mon père, mes frères, sans le waydelote... » — « Cher Walter, fuyons plus loin en Lithuanie, dérobons-nous aux Allemands dans les forêts et les montagnes. » — « Nous fuirions, nous ; et les autres, mères et enfants, nous les abandonnerions ! C’est ainsi que fuyaient les Prussiens : l’Allemand les atteignit en Lithuanie. S’il nous relance dans les montagnes ?... » — « Nous fuirons de nouveau plus loin. » —« Plus loin, plus loin, malheureuse ! fuir plus loin que la Lithuanie ? Aux mains des Tartares ou des Russes ?... » À cette réponse, Aldona troublée, garda le silence ; il lui avait semblé jusqu’alors que la patrie était comme le monde, longue et large, sans fin ; elle entendait dire pour la première fois qu’il n’y avait pas un refuge dans toute la Lithuanie. Elle se tord les mains, elle demande à Walter que faire. — « Aldona, il reste un seul moyen, un seul aux Lithuaniens pour briser la puissance de l’Ordre ; ce moyen, je le connais. Mais, au nom de Dieu, ne m’interroge pas. Cent fois maudite soit l’heure où les ennemis me forceront de recourir à ce moyen ! » Il n’en voulut pas dire davantage ; sourd aux prières d’Aldona, il n’entendait, il ne voyait plus que les malheurs de la Lithuanie. Enfin la flamme de la vengeance, nourrie en silence par le spectacle des désastres et des douleurs, éclata et envahit son cœur ; elle y consuma tous les sentiments, même l’unique sentiment qui lui adoucissait encore la vie, même le sentiment de l’amour. Ainsi quand le feu que des chasseurs ont allumé au pied d’un chêne de Bialowieza, a couvé en secret et en a profondément entamé la moelle : bientôt le roi des forêts perd son feuillage ondoyant, ses branches sont emportées par les vents ; même l’unique verdure qui ornait encore son front, la couronne de gui, se dessèche.

 

Longtemps les Lithuaniens errèrent dans les châteaux, les montagnes et les forêts, tantôt surprenant les Allemands, tantôt surpris à leur tour. Enfin il se livra dans les plaines de Rudawa une bataille terrible, où la jeunesse lithuanienne périt par milliers à côté d’autant de milliers de chefs et frères de l’Ordre. Les Allemands reçurent bientôt d’outre mer des troupes fraîches. Kieystut et Walter s’ouvrirent un chemin vers les montagnes avec une poignée de guerriers. Ils rentrèrent dans leur demeure avec leurs sabres ébréchés, leurs boucliers criblés de coups, tous deux couverts de poussière et de sang, l’air morne. Walter ne regarda point sa femme, il ne lui dit pas une parole, il s’entretint en allemand avec Kieystut et le waydelote. Aldona ne comprenait pas, mais son cœur lui présageait d’affreux événements : quand ils eurent fini de délibérer, ils tournèrent tous trois vers Aldona un regard de tristesse. Walter la regarda le plus longtemps avec une muette expression de désespoir ; soudain un torrent de larmes jaillit de ses yeux ; il tomba aux pieds d’Aldona, et lui pressant les mains contre son cœur, il lui demanda pardon de tout ce qu’elle avait souffert pour lui : « Malheur, dit-il, aux femmes qui aiment de ces insensés dont l’œil se plaît à courir au delà des limites du village, dont les pensées s’envolent sans cesse au-dessus du toit comme la fumée, dont le cœur ne peut se contenter du bonheur domestique. Les grands cœurs, Aldona, sont comme les ruches trop grandes que le miel ne peut remplir et qui deviennent des nids de vipères... Pardonne-moi, chère Aldona, je veux aujourd’hui rester à la maison, aujourd’hui j’oublierai tout, aujourd’hui nous serons l’un pour l’autre ce que nous étions autrefois ; demain... » Et il n’osa achever. Quelle joie pour Aldona ! Elle pense d’abord, l’infortunée, que Walter va changer, qu’il deviendra paisible et gai : elle le voit moins soucieux, avec plus de vivacité dans le regard. Walter passa la soirée entière aux pieds d’Aldona : Lithuanie, Croisés et guerre furent oubliés pour un moment ; il rappelait le temps heureux de son arrivée en Lithuanie, de son premier entretien avec Aldona, de leur première promenade dans la vallée, et toutes les circonstances du premier amour, enfantines, mais gravées dans le cœur. Pourquoi donc interrompt-il de si doux entretiens par le mot demain ? Et voilà que de nouveau il devient soucieux, il regarde longtemps sa femme, des larmes roulent dans ses yeux, il voudrait parler, et il n’ose. Les anciens sentiments, les souvenirs de l’ancien bonheur, ne les a-t-il donc évoqués que pour leur dire adieu ? Tous les entretiens, toutes les caresses de cette soirée, serait-ce la dernière lueur du flambeau de l’amour ?... Inutile de le questionner. Aldona regarde, écoute incertaine ; et, sortie de la chambre, elle regarde encore par les fentes de la porte. Walter verse du vin ; il vide coupes sur coupes, et il retient chez lui pour la nuit le vieux waydelote.

 

À peine le soleil se lève, déjà des fers de chevaux résonnent sur le pavé ; deux chevaliers se hâtent vers les montagnes au milieu des brouillards du matin ; ils tromperaient toutes les surveillances... Il y en eut une qu’ils ne purent tromper. Vigilants sont les yeux d’une amante : Aldona a deviné cette fuite. Elle a couru se mettre sur leur passage dans la vallée ; la rencontre fut triste : — « Retourne à la maison, ô ma bien-aimée ! retourne, tu seras heureuse, tu seras peut-être heureuse au milieu des embrassements de ta chère famille ; tu es jeune et belle, tu trouveras des consolations, tu oublieras ! Beaucoup de princes ont autrefois recherché ta main ; tu es libre, tu es veuve d’un grand homme qui, pour le bien de la patrie, a renoncé... même à toi ! Adieu ! oublie, pleure parfois sur moi : Walter a tout perdu, il reste seul comme le vent du désert ; il lui faut errer par le monde, trahir, massacrer, et ensuite périr d’une mort infâme. Mais, après nombre d’années, le nom d’Alf retentira de nouveau en Lithuanie, et un jour tu entendras de la bouche des waydelotes le récit de ses actes. Alors, ma bien-aimée, alors, tu penseras que ce guerrier terrible, enveloppé d’un nuage de mystères, et que toi seule connaîtras, fut jadis ton époux ; puisse un sentiment d’orgueil te consoler dans ton veuvage !... » Aldona écoute en silence, mais elle n’entend rien. « Tu pars ! tu pars ! » s’écrie-t-elle ; et elle s’effraye elle-même du mot tu pars : ce mot résonne seul à son oreille. Elle n’a point de pensée, point de mémoire ; ses idées, son passé, son avenir, tout s’est mêlé et confondu ; seulement son cœur devine qu’il est impossible de retourner en arrière, impossible d’oublier ; elle jette des regards effarés ; plusieurs fois elle rencontre le regard sombre de Walter. Dans ce regard, elle ne trouve plus l’ancienne consolation ; elle semble chercher un objet nouveau ; derechef elle regarde alentour... Partout solitudes et forêts. Au-delà du Niémen, au milieu de la forêt, brillait une tourelle solitaire ; c’était un couvent de religieuse, triste édifice des chrétiens. Les yeux et les pensées d’Aldona se reposèrent sur cette tourelle : telle une colombe, emportée par le vent au milieu de la tempête, s’abat sur les mâts solitaires d’un navire inconnu. Walter comprit Aldona ; il la suivit en silence, lui confia son dessein, lui recommanda le secret, et, arrivés près de la porte, la séparation, hélas ! fut déchirante. Alf partit avec le waydelote. Depuis on n’entendit plus parler d’eux. Malheur ! malheur ! s’il n’a pas encore accompli son serment ; si, après avoir renoncé au bonheur, après avoir empoisonné le bonheur d’Aldona... s’il a tant sacrifié et sacrifié pour rien... L’avenir fera voir le reste... Allemands, j’ai fini ma chanson...

 

 

La fin, déjà la fin ! Grand bruit dans la salle. Eh bien, ce Walter, quels sont donc ses actes ? où se venge-t-il ? sur qui ? s’écrient les auditeurs. Seul, au milieu de la foule bruyante, le Grand-Maître était assis en silence, la tête penchée. Violemment ému, il saisit à chaque instant des coupes de vin, qu’il vide d’un trait. Sa figure se transforme. Divers sentiments se croisent en rapides éclairs sur ses traits enflammés ; son front assombri devient de plus en plus menaçant, ses lèvres blêmes frémissent, ses yeux égarés volent comme des hirondelles au milieu de l’orage ; enfin il jette son manteau, s’élance au milieu de la salle : « Quelle est la fin de la chanson ? Chante-moi de suite la fin, ou bien donne le luth ! Pourquoi te tiens-tu là, tout tremblant ? Donne-moi le luth, remplis les coupes, je chanterai la fin, si toi tu as peur !

 

« Je vous connais ! Chaque chanson de waydelote présage le malheur, comme le hurlement nocturne des chiens : les meurtres, les incendies, voilà ce que vous aimez à chanter ; vous nous laissez, à nous, la renommée et les remords. Dès le berceau, votre chanson traîtresse enlace comme un serpent la poitrine de l’enfant et verse dans son âme les plus cruels poisons, le désir insensé de la gloire et l’amour de la patrie !

 

» C’est elle qui s’attache aux pas du jeune homme comme l’ombre d’un ennemi tué ; elle apparaît parfois au milieu d’un banquet pour mêler du sang dans les coupes de joie. J’ai écouté le chant, je l’ai trop écouté, hélas ! C’en est fait, c’en est fait. Je te connais, vieux traître ! Tu as gagné. La guerre ! Triomphe pour le poète. Donnez-moi du vin. Les projets seront accomplis.

 

» Je sais la fin du chant... Mais non, j’en chanterai un autre ! Alors que je combattais sur les monts de Castille, les Maures m’apprirent une ballade. Vieillard, joue-moi cet air, cet air d’enfance que dans la vallée... Ah ! c’était un temps heureux. C’est sur cette musique que j’avais l’habitude de chanter... Vieillard, reviens ici ! car, par tous les dieux allemands, prussiens !... »

 

Le vieillard dut revenir. Il toucha le luth, et sur des accords timides il suivit les tons sauvages de Conrad, comme un esclave suit les pas de son maître irrité.

 

Cependant les lumières s’éteignaient sur la table, la longueur du banquet avait endormi les chevaliers ; mais Conrad chante, ils se réveillent, ils se serrent en cercle étroit, et recueillent attentivement chaque parole du chant.

 

 

BALLADE

 

ALPUHARA

 

Déjà les possessions des Maures sont en ruines, leur peuple porte les fers ; les bastions de Grenade résistent encore, mais dans Grenade est la peste.

 

Du haut des tours d’Alpuhara, Almanzor se défend encore avec une poignée de guerriers. L’Espagnol a planté sous la ville ses étendards : demain il donnera l’assaut.

 

Au lever du soleil, l’airain tonne, les remparts tombent, le mur croule ; déjà les croix brillent sur les minarets : les Espagnols ont pris le château.

 

Seul, Almanzor, voyant ses bataillons rompus malgré leur résistance acharnée, se fraye une route au travers des sabres et des lances ; il s’enfuit et échappe aux poursuites.

 

Sur les ruines fumantes du château, au milieu des décombres et des cadavres, les Espagnols dressent un banquet, ils font couler le vin à flots, ils se partagent les captifs et le butin.

 

Tout à coup la sentinelle annonce aux chefs qu’un chevalier d’une contrée étrangère sollicite une audience immédiate, il se dit porteur de graves nouvelles.

 

C’est Almanzor, le roi des musulmans. Il a quitté une retraite sûre, il se livre lui-même aux mains des Espagnols et ne demande que la vie.

 

« Espagnols, s’écrie-t-il, je viens humilier mon front sur votre seuil, je viens servir votre Dieu, croire à vos prophètes.

 

» Que la renommée publie par le monde qu’un Arabe, qu’un roi vaincu veut devenir frère de ses vainqueurs, vassal d’une couronne étrangère. »

 

Les Espagnols savent estimer le courage : quand ils reconnurent Almanzor, leur chef l’embrassa, et les autres tour à tour lui donnèrent le salut comme à un compagnon.

 

Almanzor rendit à chacun son salut, il serra le chef avec le plus de tendresse, il lui embrassa le cou, lui pressa les mains, il se suspendit à ses lèvres.

 

Soudain il faiblit, il tombe sur les genoux ; mais, de ses mains tremblantes, il noue son turban aux pieds de l’Espagnol, et il se traîne à terre après lui.

 

Il regarde à l’entour, tous s’étonnent : son visage est pâle, livide, un sourire affreux contracte sa bouche, ses prunelles s’injectent de sang.

 

« Regardez, ô giaours ! je suis blême, livide. Devinez de qui je suis l’envoyé ! Je vous ai trompés : je reviens de Grenade ; je vous ai apporté la peste !

« Mon baiser a infusé dans votre âme le poison qui va vous dévorer ; venez regarder mes tortures : c’est ainsi que vous mourrez. »

 

Il se débat, il crie, il étend les bras ; il voudrait dans un embrassement éternel, river tous les Espagnols sur son sein ; il rit — d’un rire convulsif.

 

Il riait, — il a expiré ; — ses paupières, ses lèvres sont encore entr’ouvertes ; et un rire infernal reste imprimé pour jamais sur son visage glacé.

 

Les Espagnols, terrifiés, s’enfuient de la ville : mais derrière eux court la peste ; ils ne se sont point encore traînés hors des montagnes d’Alpuhara, que déjà le reste de leur armée a succombé.

 

 

« C’est ainsi que jadis se vengeaient les Maures. Vous voulez connaître la vengeance d’un Lithuanien ? Eh bien ! si un jour il tenait parole et venait au vin mêler la peste... Mais non... oh ! non... Aujourd’hui les coutumes sont autres ; prince Witold, aujourd’hui les seigneurs lithuaniens viennent nous livrer leur propre pays et chercher vengeance contre leur peuple écrasé !

 

» Non, pas tous pourtant... Oh ! non, par Perun ! il y a encore en Lithuanie... Je veux encore vous chanter... Misérable luth ! — la corde s’est rompue ; il n’y aura donc point de chant ; mais j’espère qu’un jour il y en aura. Aujourd’hui les coupes ont été trop nombreuses, j’ai trop bu ; réjouissez-vous, amusez-vous ! Toi, Al... manzor... hors de ma vue ; vieillard... hors d’ici ; Halban... qu’on me laisse seul ! »

 

Il dit, d’un pas chancelant il regagne sa place, il se jette sur son siège, il profère encore des menaces ; d’un coup de pied il renverse la table avec le vin et les coupes. Enfin il s’affaisse, sa tête se penche sur les bras du fauteuil, son regard s’éteint peu à peu, l’écume couvre ses lèvres frémissantes, il s’endort.

 

Les chevaliers restent un moment stupéfaits. Ils connaissent le triste penchant de Conrad, ils savent que, lorsque le vin l’enflamme, il tombe dans des fureurs sauvages, dans le délire ; mais à un banquet, scandale public ! devant des étrangers, une colère sans exemple ! Qui l’a provoquée ? Où est ce waydelote ? — Il s’est esquivé de la foule, nul ne sait rien de lui.

 

Le bruit court qu’Halban, déguisé, a chanté à Conrad une chanson lithuanienne, rallumant ainsi chez les chrétiens l’ardeur guerrière contre les païens. Mais d’où viennent ces brusques changements chez le Grand-Maître ? Pourquoi Witold s’est-il si violemment irrité ? Que signifie la fantasque ballade du Grand-Maître ? Chacun se perd en vaines conjectures.

 

V — LA GUERRE.

La guerre !...[14] Conrad ne peut plus comprimer l’élan du pays et les instances du Conseil ; il y a longtemps déjà que tout le peuple crie vengeance contre l’invasion des Lithuaniens et la trahison de Witold.

 

Witold, qui avait mendié l’appui de l’Ordre pour reconquérir la capitale de Vilna, maintenant qu’après le banquet il a reçu la nouvelle que les Croisés allaient se mettre en campagne, il a changé de desseins, trahi sa nouvelle alliance, et emmené furtivement ses guerriers.

 

À l’aide d’un faux ordre du Grand-Maître, il s’est introduit dans les châteaux des Teutons situés sur la route, puis il a désarmé les garnisons et tout mis à feu et à sang. L’Ordre, dévoré de colère et de honte, a proclamé une croisade contre les païens. Une bulle est lancée ; par terre, par mer, accourent d’innombrables essaims de guerriers ; de puissants princes, avec la suite de leurs vassaux, décorent d’une croix rouge leurs armures, et chacun d’eux voue sa vie au baptême des païens,... ou à leur extermination.

 

Ils sont allés en Lithuanie ; et qu’y ont-ils fait ? Veux-tu le voir ? Monte sur les remparts quand le jour baisse, et regarde du côté de la Lithuanie : une immense lueur inonde les voûtes du ciel d’un sanglant ruisseau de flammes. Voilà l’histoire des guerres d’invasion : elle est facile à peindre : ce sont les massacres, le pillage, l’incendie, et ces flammes qui font la joie d’une foule stupide, mais dans lesquelles le sage reconnaît avec crainte une voix qui crie vengeance à Dieu.

 

Les vents portent l’incendie de plus en plus loin ; les chevaliers se sont enfoncés au cœur de la Lithuanie, le bruit court qu’ils assiègent Kowno, qu’ils assiègent Vilna. Enfin les bruits et les courriers cessèrent. Déjà l’on ne voit plus de flammes aux environs, la lueur qui rougit le ciel s’éloigne toujours davantage. Vainement les Prussiens attendent que du pays conquis on leur ramène des prisonniers et un riche butin ; vainement ils envoient aux nouvelles courriers sur courriers. Les courriers se hâtent et... ne reviennent pas. Chacun interprète la cruelle incertitude, pire même que le désespoir.

 

L’automne a fui. Les ouragans d’hiver hurlent dans les montagnes, comblent les routes ; dans le lointain, une lueur brille de nouveau au ciel : est-ce une aurore boréale, ou les incendies de la guerre ? La lueur brille de plus en plus éclatante, le ciel rougit de plus en plus près.

 

Le peuple de Marienbourg regarde sur la route. Déjà l’on distingue au loin : quelques voyageurs se font jour à travers les neiges. — C’est Conrad : ce sont nos chefs. Comment leur faire accueil ? Sont-ils vainqueurs, ou fugitifs ? Où est le reste des bataillons ? — Conrad leva la main droite, il montra derrière lui une cohue en désordre. Ah ! cette seule vue trahit le mystère... Ils courent pêle-mêle, s’ensevelissent sous les amas de neige ; ils se foulent aux pieds, se renversent comme de vils insectes qui périssent en commun dans un étroit ustensile ; ils se traînent par dessus les cadavres jusqu’à ce qu’ils disparaissent à leur tour sous ceux qui les suivent, Ceux-ci soulèvent encore leurs pieds engourdis ; ceux-là au milieu de leur course, gèlent soudain sur le chemin ; il lèvent encore les bras, et cadavres debout, ils montrent la ville comme des poteaux indicateurs.

 

Le peuple se répand hors de la ville, terrifié, curieux ; il redoute de deviner, il ne fait point de question. Car toute l’histoire de la désastreuse expédition se lit dans les regards, sur les figures des chevaliers. L’ombre glacée de la mort flotte au-dessus de leurs yeux, la harpie de la faim a sucé le sang de leurs visages. Ici retentissent les trompettes des Lithuaniens lancés à leur poursuite, là le vent roule sur la plaine un tourbillon de neige ; dans le lointain hurle une troupe de chiens maigres, au-dessus des têtes tournoient des bandes de corbeaux.

 

Tout a péri, Conrad les a tous perdus !... Lui dont le glaive avait acquis tant de gloire, lui qui autrefois se vantait de sa prudence : dans la dernière guerre, craintif, négligent, il n’a point pénétré les pièges perfides de Witold ; trompé et aveuglé par son désir de vengeance, il a enfoncé l’armée dans les steppes de la Lithuanie et assiégé Vilna si longtemps, avec tant de mollesse !

 

Quand on eut consommé ressources et vivres, alors que la faim visitait le camp des Allemands, que l’ennemi répandu dans les environs détruisait les renforts, coupait les convois, et que chaque jour les Allemands mouraient de misère par centaines, il était urgent de finir la guerre par un assaut, ou bien de songer à une prompte retraite : Wallenrod, confiant et tranquille, allait à la chasse, on bien enfermé dans sa tente, il tramait de secrètes négociations, sans appeler les chefs au conseil.

 

Son ardeur guerrière s’était tellement refroidie, qu’insensible aux larmes de son peuple, il ne tirait point le glaive pour le défendre : il passait toute la journée, les bras croisés sur la poitrine, à rêver ou à causer avec Halban. Cependant l’hiver amoncelait les neiges. Witold, avec des troupes fraîches, assiège l’armée, attaque le camp... Honteuse page de l’histoire de l’Ordre intrépide ! Le Grand-Maître fuit le premier du champ de bataille ; au lieu de lauriers et d’un riche butin, il apporte la nouvelle des victoires des Lithuaniens.

 

Avez-vous vu quand, après ce désastre, il ramenait à leurs foyers une armée de fantômes ? Une sombre tristesse voile son front, la douleur sillonne son visage comme un ver rongeur ; Conrad aussi souffrait ; mais regardez ses yeux : cette grande prunelle entr’ouverte lance de côté des traits de lumière comme une comète, présage de guerres ; cette prunelle change d’éclat à chaque instant, comme les lueurs nocturnes par lesquelles un démon désoriente le voyageur ; elle brille tout à la fois de joie et de fureur avec je ne sais quelle expression satanique.

 

Le peuple frémit et murmure. Conrad ne s’en émeut point ; il convoque les chevaliers mécontents ; il regarde, il parle, il fait signe. Ô scandale ! les voilà qui prêtent l’oreille, et chacun ajoute foi à ses paroles ; ils ne voient plus dans les fautes de l’homme que les arrêts de Dieu, car quel est l’homme qui ne se laisse pas convaincre par la crainte ?

 

Arrête, chef orgueilleux ! Il y a un tribunal, même pour toi !.... Je sais à Marienbourg un souterrain ; là, quand la ville est ensevelie dans les ténèbres, un tribunal secret délibère[15].

 

Une lampe, suspendue à la voûte de la salle, brûle nuit et jour ; douze sièges sont rangés autour d’un trône ; sur le trône est placé le livre mystérieux des statuts ; douze juges sont revêtus chacun d’une armure noire, tous ont le visage couvert d’un masque ; le souterrain les dérobe à la curiosité du vulgaire, et le masque les cache l’un à l’autre.

 

Tous ont juré spontanément, unanimement, de punir les crimes trop scandaleux ou secrets, commis par leurs puissants chefs. Une fois l’arrêt suprême rendu, ils ne pardonneraient pas à leur propre frère ; chacun doit alors, par force ou par ruse, exécuter sur le condamné la sentence ; ils ont des stylets à la main, des rapières au côté.

 

L’un des hommes masqués s’approcha du trône et, debout, le glaive en main, devant le livre de l’Ordre, il dit : « Redoutables juges ! nos soupçons sont désormais confirmés par des preuves : l’homme qui s’appelle Conrad Wallenrod n’est pas Wallenrod. Qui est-il ? on l’ignore. Il y a douze ans de cela, il arriva, on ne sait d’où, dans les pays des bords du Rhin. Quand le comte Wallenrod se rendit en Palestine, il était de la suite de ce comte, il portait le costume d’écuyer. Bientôt le chevalier Wallenrod disparut sans que l’on sût comment ; cet écuyer, soupçonné de l’avoir tué, quitta furtivement la Palestine et fit voile vers les rives d’Espagne. Là, dans les combats contre les Maures, il donna des preuves de bravoure, et gagna dans les tournois de nombreuses couronnes, partout connu sous le nom de Wallenrod. Enfin, il prononça les vœux de chevalier et il devint Grand-Maître, pour la perte de l’Ordre. Comment il a gouverné, vous le savez tous. Cet hiver dernier, quand nous luttions contre le froid, la faim et les Lithuaniens, Conrad chevauchait seul dans les forêts et les chênaies, et y avait avec Witold de mystérieuses entrevues. Mes espions observent depuis longtemps ses menées ; ils se sont cachés le soir près de la tour angulaire ; ils n’ont pas compris ce que Conrad disait avec la recluse ; mais, juges, il parlait dans la langue des Lithuaniens !... Considérant les informations que nous ont transmises, il n’y pas longtemps, les émissaires des tribunaux secrets, ainsi que les rapports récents de mon espion, et ce qui est déjà presque un bruit public, je porte contre le Grand-Maître l’accusation de faux, de meurtre, d’hérésie et de trahison. »

Ici l’accusateur s’agenouilla devant le livre de l’Ordre, et, la main appuyée sur le crucifix, il affirma la vérité de son allégation, en prêtant serment au nom de Dieu et par la passion du Sauveur.

 

Il se tait. Les juges examinent la cause ; mais il n’y a pas de vote, ni même de simple consultation : c’est à peine si un clignement d’œil ou un signe de tête décèlent une pensée profonde, menaçante. Chacun à son tour s’approche du trône, tourne de la pointe de son stylet les feuillets du livre de l’Ordre, lit les lois à voix basse, ne prend conseil que de sa conscience, prononce, met la main sur son cœur. — Tous ensemble, ils s’écrièrent : Malheur ! Et trois fois l’écho des murs répéta : Malheur ! Dans ce mot, est toute la sentence. Les juges comprirent, ils levèrent en l’air douze glaives, tous dirigés contre la seule poitrine de Conrad. Ils sortirent en silence, et derrière eux l’écho des murs répéta encore une fois : Malheur !...

 

 

LES ADIEUX.

 

C’est une matinée d’hiver ; il vente, il neige : Wallenrod vole à travers les vents et les neiges ; à peine arrivé aux bords du lac, il appelle, il frappe de son glaive les murs de la tour. « Aldona ! s’écrie-t-il, Aldona ! nous vivons ! Ton bien-aimé revient, mon serment est accompli, ils ont péri, tout est consommé. »

 

 

LA RECLUSE.

 

Alf ? c’est sa voix ! mon Alf, mon bien-aimé ! Comment ! déjà la paix ? Tu reviens sain et sauf ? Tu ne partiras plus ?

 

 

CONRAD.

 

Au nom de Dieu, ne m’interroge point ; écoute, ô ma bien-aimée, écoute et recueille chaque mot. Ils ont péri. Tu vois ces incendies ? Ce sont les Lithuaniens qui ravagent le pays des Allemands ; cent ans ne suffiront pas à l’Ordre pour fermer ses plaies. J’ai frappé au cœur l’hydre aux cent têtes ; leurs trésors, source de leur puissance, sont anéantis ; leurs villes sont en cendres, une mer de leur sang a coulé ; c’est moi qui ai accompli cela, j’ai tenu mon serment ; l’enfer n’inventerait pas une plus effroyable vengeance ! Je n’en veux pas davantage : après tout, je suis homme ! Ma jeunesse s’est passée dans d’indignes déguisements, dans des meurtres sanglants ; aujourd’hui, courbé par l’âge, les trahisons m’ennuient, je ne suis plus propre aux combats. C’est assez de vengeance : les Allemands aussi sont des hommes. Dieu m’a éclairé ; je reviens de Lithuanie, j’ai revu ton château, le château de Kowno, il n’en reste que des ruines. Je détourne les yeux, je passe au galop, je cours à la vallée, notre chère vallée ! Tout y est comme autrefois ; les mêmes fleurs, les mêmes bosquets, tout y est comme le soir où nous dîmes adieu au vallon, il y a des années ! Ah ! il me semblait que c’était hier ! La pierre, tu te rappelles, cette pierre élevée qui était jadis le but de nos promenades, elle y est encore, seulement couverte de mousse ; je l’ai à peine distinguée sous la verdure. J’arrachai les herbes, mes larmes ont lavé la pierre ; le banc de gazon où, dans les chaleurs de l’été, tu aimais à te reposer sous les platanes, la source où je t’allais chercher à boire ; j’ai tout retrouvé, contemplé, parcouru. Même ce petit berceau, celui que j’avais pour toi entouré de branches de saules, il est encore là. Ces branches de saule, quelle merveille, Aldona ! Je les avais plantées autrefois de ma main dans le sable aride ; aujourd’hui, tu ne les reconnaîtrais plus ; aujourd’hui ce sont de beaux arbres, un feuillage printanier ondoie sur leurs cimes, et de jeunes fleurs y étalent leurs duvets. Ah ! à cette vue, une joie inconnue, un pressentiment de bonheur ranima mon cœur ; je tombai à genoux en baisant le pied des saules ! Mon Dieu, m’écriai-je, puisse ce pressentiment se réaliser ! Puissions-nous, de retour dans la patrie, habiter un jour une campagne lithuanienne, et revivre de nouveau ; que sur notre destinée aussi la feuille de l’espérance reverdisse !

 

Oui, consens-y, retournons ! J’ai tout pouvoir ici, j’ordonnerai qu’on ouvre ; mais, non, pourquoi des ordres ? Cette porte fût-elle mille fois plus dure que l’acier, je la briserai, je l’enfoncerai. Je te conduirai là-bas, ô ma bien-aimée ! vers notre vallée ; je t’y porterai dans mes bras, ou bien nous irons plus loin ; il y a en Lithuanie des solitudes, il y a les ombres silencieuses des forêts de Bialowieza, où l’on n’entend point le cliquetis d’armes étrangères, ni les cris d’un vainqueur orgueilleux, ni les gémissements de nos frères vaincus. Là-bas, au milieu d’un enclos silencieux et champêtre, dans tes bras, sur ton sein, j’oublierai qu’il y a des nations dans le monde, j’oublierai qu’il existe un monde : nous vivrons pour nous deux ! Viens, parle, consens ! »

 

Aldona gardait le silence, Conrad se tut, il attendait qu’elle répondît. Soudain une aurore sanglante brilla au ciel.

 

« Aldona ! au nom du ciel ? le matin va nous surprendre, les gens s’éveilleront, les gardes nous arrêteront. Aldona ! » Il appelle, il frémit d’impatience, la voix lui manque, il l’implore du regard, il tend les bras, il les tord de désespoir, il tombe à genoux, et, mendiant pitié, il étreint, il baise les murs froids de la tour.

 

 

LA RECLUSE.

 

« Non, il est trop tard ! dit-elle d’une voix triste, mais calme. Dieu me donnera des forces, il me protégera contre ce dernier coup. Quand j’entrai ici, je jurai sur le seuil que je ne descendrais de la tour que pour la tombe. Je luttais contre moi ; aujourd’hui, toi aussi, mon bien-aimé, toi aussi tu me donnes appui contre Dieu ! Qui veux-tu ramener au monde ? une ombre misérable ! Ah ! songe donc ! si, dans ma folie, je me laissais persuader de quitter cette cellule, si je me jetais avec transport dans tes bras, et que toi tu ne me reconnusses pas, ne m’embrassasses pas, que tu détournasses les yeux et demandasses avec effroi : Ce fantôme effrayant, est-ce donc Aldona ? Et tu chercherais dans une prunelle éteinte, dans un visage que... Ah ! la pensée seule en est affreuse !... Non, que jamais la vue misérable de la recluse ne ternisse l’image de la belle Aldona !

 

« Moi-même... je l’avoue, pardonne, ô mon bien-aimé. Chaque fois que la lune jette des rayons plus vifs, lorsque j’entends ta voix, je me cache derrière la muraille ; je ne veux point, mon bien-aimé, te voir de près !... Peut-être qu’aujourd’hui tu n’es plus tel qu’autrefois, tu t’en souviens, alors que tu entras dans le château avec nos guerriers ; mais maintenant encore tu as gardé dans mon cœur mêmes yeux, même visage, même maintien, même costume : comme un beau papillon, noyé dans l’ambre, conserve pour les siècles son éclat... Alf, il nous faut plutôt rester tels que nous étions autrefois, tels que nous nous unirons de nouveau un jour, — mais non sur la terre.

 

« Laissons aux heureux les belles vallées : moi, j’aime ma retraite de pierre, je suis assez heureuse, quand je te vois vivant, quand chaque soir j’entends ta voix chérie. Même dans cette retraite, cher Alf, tu pourrais adoucir toutes mes souffrances : renonce désormais aux trahisons, au carnage, aux incendies, tâche de venir plus souvent et plus tôt.

 

« Écoute, si dans cette plaine tu plantais un berceau semblable à celui de là-bas, si tu faisais venir tes saules chéris, et les fleurs, et même cette pierre de la vallée ; et que parfois les enfants du village voisin se missent à jouer parmi ces arbres de la patrie, à tresser en couronnes les fleurs natales, à répéter des chansons lithuaniennes !... La chanson nationale aide à la rêverie et me fait songer, dans mon sommeil, à la Lithuanie et à toi. Puis, plus tard, plus tard, quand j’aurai expiré, qu’ils chantent aussi sur le tombeau d’Alf !... »

 

 

Alf n’entendait plus. Il errait sur les rives sauvages, sans but, sans pensée, sans volonté. Ici une montagne de glace, là une plaine déserte, attirent ses pas ; ces spectacles sauvages, cette course précipitée, lui donnaient un soulagement, — la fatigue. Il est oppressé, il étouffe au milieu des frimas de l’hiver. Il jette son manteau, sa cuirasse, il déchire son vêtement, il arrache tout de son sein, — hormis le désespoir.

 

Déjà il faisait jour, quand il atteignit les remparts de la ville ; il aperçoit une ombre, il s’arrête, il observe... L’ombre se glisse plus loin, effleure la neige à pas légers, et se perd dans les fossés. Seulement, une voix se fait entendre : « Malheur ! malheur ! malheur ! »

 

À ce bruit, Alf, rappelé à lui, devient rêveur, il réfléchit un moment, et comprend tout. Il tire son glaive, regarde alentour, épie d’un œil inquiet. Les environs sont déserts, la neige vole en tourbillons dans la plaine, le vent du nord siffle. Alf regarde le rivage, il s’arrête attendri ; enfin, d’un pas lent, mal assuré, il revient au pied de la tour d’Aldona.

 

Il l’aperçut de loin, elle était encore à la fenêtre : « Bonjour, lui cria-t-il ; durant tant d’années, nous ne nous sommes vus que la nuit : maintenant, bonjour !... Quel heureux augure ! Le premier bonjour après tant d’années ! Devine pourquoi je viens si matin ?

 

 

ALDONA.

 

Je ne veux point deviner ; adieu, mon ami ! Il fait déjà trop clair ; si l’on te reconnaissait ! Cesse de vouloir me persuader. Adieu. À ce soir. Sortir d’ici, je ne le puis ni ne le veux.

 

 

ALF.

 

Il est trop tard ! Sais-tu ce dont je te prie ? Jette-moi un rameau... Mais non, tu n’as pas de fleurs ; alors une frange de ton vêtement, ou bien l’attache qui noue tes tresses, ou bien un caillou des parois de la tour. Je le veux aujourd’hui, — nul n’est sûr de vivre jusqu’à demain ; — je veux avoir en souvenir quelque don récent qui, aujourd’hui même, ait été sur ton sein, qui porte l’empreinte d’une larme brûlante ; je veux, avant de mourir, le déposer sur mon cœur, je veux lui dire adieu de mon dernier mot... Je dois périr bientôt, d’une mort soudaine : périssons ensemble. Tu vois ce donjon, près d’ici, devant la ville ? C’est là que je serai. En signal, chaque matin je suspendrai un voile noir au balcon ; chaque soir, j’allumerai une lampe à la fenêtre. Regarde toujours là-bas. Si je jette le voile, si la lampe expire avant le soir, ferme ta fenêtre, peut-être ne reviendrai-je plus ! Adieu !... »

 

Il s’éloigna et disparut. Aldona regarde encore, penchée à la grille ; le matin a passé, le soleil se couche, et longtemps encore on voit à la fenêtre ses vêtements blancs, qui flottent au gré du vent, et ses bras tendus vers la terre.

 

« Il s’est couché enfin, dit Alf à Halban, en montrant le soleil de la fenêtre du donjon dans lequel il se tenait renfermé depuis le matin à regarder celle de la recluse ; donne-moi mon manteau, mon sabre. Adieu, fidèle serviteur, je vais aller vers la tour. Adieu pour longtemps, peut-être pour toujours ! Écoute, Halban, si demain, quand le jour commencera à poindre, tu ne me voyais pas revenir, abandonne cette demeure. Je veux, je voudrais encore te faire une recommandation... Comme je suis seul ! Sous le ciel et dans le ciel, je n’ai nulle part personne à qui rien dire à l’heure de mon trépas, — excepté elle et toi !... Adieu, Halban ! Elle sera avertie : tu laisseras tomber le voile, si demain matin... Mais qu’est-ce donc ? Entends-tu ? On heurte à la porte ! »

 

« Qui va là ? » cria par trois fois le gardien. « Malheur ! » crièrent des voix rauques. On devine que le gardien n’a pu résister et que la porte a cédé sous la violence des coups. La bande parcourt déjà les corridors d’en bas ; déjà, dans la spirale de l’escalier de fer qui mène à l’appartement de Wallenrod, des pas d’hommes armés résonnent déplus en plus fort ; Alf ferme la porte aux verrous, il tire son sabre, prend une coupe sur la table, il va à la fenêtre : « Tout est consommé ! » s’écrie-t-il. Il versa et but. — « Vieillard, à ton tour ! » Halban pâlit. Il voulait, d’un geste de la main, écarter le breuvage ; il s’arrête, réfléchit : le bruit se rapproche de plus en plus des portes ; il laisse retomber sa main. Ce sont eux, — ils sont arrivés.

 

« — Vieillard ! comprends-tu ce que ce fracas signifie ? Qu’as-tu donc à réfléchir ? Ta coupe est versée, la mienne est bue... Vieillard, à ton tour ! »

 

Halban regardait dans le silence du désespoir : « Non, je te survivrai, à toi aussi, mon fils !... Je veux rester encore, fermer tes paupières et vivre, afin de conserver au monde la gloire de ton acte, afin de la proclamer pour les siècles. Je parcourrai les villages, les châteaux et les villes de la Lithuanie ; là où je n’arriverai point, mon chant parviendra ; le barde le chantera aux guerriers dans les combats, et la femme dans la maison à ses enfants ; ils le chanteront, et un jour, dans l’avenir, ce chant fera de nos ossements surgir un vengeur ! »

 

Alf tombe éploré sur l’appui de la fenêtre, et longtemps, longtemps, il regarde la tour, comme pour remplir encore ses regards du spectacle chéri qu’il va perdre. Il embrasse Halban, ils mêlent leurs soupirs dans une dernière et longue, bien longue étreinte ; déjà les verroux grincent sous l’acier, les voilà entrés, ils appellent Alf par son nom.

 

« Traître ! ta tête tombera aujourd’hui sous le glaive, repens-toi de tes péchés, prépare-toi à mourir ; ce vieillard est le chapelain de l’Ordre, purifie ton âme, et meurs en chrétien. »

 

Le glaive levé, Alf attend leur rencontre ; mais il pâlit de plus en plus, il se penche, chancelle, il s’appuie à la fenêtre, promenant un regard altier ; il arrache son manteau, jette à terre la croix de Grand-Maître, la foule aux pieds avec un sourire de mépris :

 

« Voilà les péchés de ma vie !... Je suis prêt à mourir, que voulez-vous de plus ? Vous voulez que je vous rende compte de ma charge ? Regardez tous ces milliers qui ont péri, ces villes en ruines, ces campagnes en flammes. Entendez-vous le vent ? Il chasse des tourbillons de neige : là-bas gèlent les débris de vos bataillons ! Entendez-vous ? Des bandes de chiens affamés hurlent ; ils s’arrachent les restes de leur festin.

 

» C’est moi qui ai fait cela ! Que je suis grand ! que je suis fier ! D’un seul coup avoir tranché tant de têtes de l’hydre ; avoir, comme Samson, ébranlé les colonnes, fait crouler l’édifice entier, et succomber sous ses ruines ! »

 

Il dit, il regarde à la fenêtre et il tombe sans vie. Mais, avant de tomber, il a renversé la lampe de la fenêtre ; trois fois celle-ci tourne en brillant : elle s’arrête devant le front de Conrad ; la mèche enflammée vacille dans le liquide répandu, s’enfonce, s’obscurcit de plus en plus ; enfin, comme un signal de mort, elle lance un dernier grand cercle de lumière, et à cette lueur, on voit les yeux d’Alf : ils sont devenus blancs ; — et la lumière s’éteignit.

 

Au même instant, les murs de la tour furent percés par un cri soudain, violent, prolongé, brisé. — De quelle poitrine ? Vous le devinez. Et quiconque l’aurait entendu, eût compris sans peine que la poitrine d’où est parti un tel gémissement ne proférera plus de voix : dans cette voix, une vie entière avait parlé.

 

Telles les cordes d’un luth, sous un coup puissant, résonnent et éclatent : leurs sons confondus semblent annoncer le commencement d’un chant, mais nul n’attend la fin.

 

Tel est mon chant sur le sort d’Aldona ; que le l’ange de l’harmonie le finisse dans les cieux, et que l’auditeur sensible l’achève dans son âme !

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 22 février 2012.

 

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[1] Nous avons donné à notre poème le titre de légende historique parce que les caractères des personnages, ainsi que tous les principaux événements qui y sont mentionnés, sont tracés d’après l’histoire. Pour tirer des chroniques du temps un ensemble historique, il ne faut souvent qu’en compléter par l’intuition certains passages. Bien que, dans l’histoire de Wallenrod, je me sois permis des suppositions, j’ai l’espoir de les justifier par leur vraisemblance. Suivant les chroniques, Conrad Wallenrod ne descendait point de la célèbre famille allemande des Wallenrod, quoiqu’il essayât de s’y rattacher. On le supposait enfant naturel. La chronique de Kœnigsberg (bibliothèque de Wallenrod), dit : er war ein Pfaffenkind. Nous avons lu sur le caractère de cet homme singulier des récits divers et contradictoires. La plupart des chroniqueurs l’accusent d’orgueil, de cruauté, d’ivrognerie, de dureté envers les inférieurs, de manque de zèle pour la foi, et même d’aversion à l’égard du clergé. « Er war ein rechter Leuteschinder. (Chronique de la bibliothèque de Wallenrod). Nach Krieg, Zank und Hader hat sein Herz immer gestanden ; und ob er gleich ein Gott ergebener Mensch von wegen seines Ordens seyn sollte, doch ist er allen frommen geistlichen Menschen Grauel gewesen. (David Lucas). Er regierte nicht lang, denn Gott plagte ihn inwendig mit dem laufenden Feuer. » D’un autre côté, les écrivains contemporains lui reconnaissent de l’élévation, du courage, de la loyauté et de la force de caractère ; et en effet, sans de rares talents, il lui eût été impossible de conserver son autorité au milieu de la haine universelle et des désastres qu’il avait attirés sur l’Ordre. Rappelons maintenant la conduite de Wallenrod. Quand il prit le gouvernement de l’Ordre, un moment favorable se présentait pour faire la guerre à la Lithuanie : car Witold promettait de conduire lui-même les Allemands à Vilna et de leur payer largement leurs secours. Cependant Wallenrod différa la guerre, et, qui pis est, il s’aliéna Witold, et en même temps se confia à lui si témérairement, que ce prince, ayant conclu un accord secret avec Jagellon, ne se contenta pas de quitter furtivement la Prusse ; en s’en allant, il entrait à titre d’ami dans les châteaux allemands, puis les incendiait et en massacrait les garnisons. En présence d’un si malheureux changement de circonstances, il convenait d’abandonner la guerre ou bien de l’entreprendre avec beaucoup de prudence. Le Grand-Maître proclame une croisade, prodigue les trésors de l’Ordre en préparatifs (5,000,000 de marcs, environ un million de florins de Hongrie : somme colossale pour l’époque), et se met en marche vers la Lithuanie. Il eût pu s’emparer de Vilna, s’il n’eût pas perdu le temps à banqueter et à attendre des renforts. L’automne vint ; Wallenrod, après avoir laissé le camp sans vivres, se retire en Prusse dans le plus grand désordre. Les chroniqueurs et les historiens postérieurs ne peuvent deviner le motif d’un si soudain départ, et ne trouvent, dans les circonstances de l’époque, aucune cause qui puisse l’expliquer. Quelques-uns ont attribué la fuite de Wallenrod à la démence. Toutes ces contradictions dans le caractère et la conduite de notre héros disparaissent, si nous admettons qu’il était Lithuanien et qu’il était entré dans l’Ordre pour s’en venger. En effet, son gouvernement porta le coup le plus fatal à la puissance des Croisés. Nous supposons que Wallenrod était ce Walter Stadion ; pour cela nous n’abrégeons que d’une dizaine d’années le temps écoulé entre le départ de Walter de la Lithuanie et l’apparition de Conrad à Marienbourg. Wallenrod mourut en 1394 de mort subite ; d’étranges événements accompagnèrent, dit-on, sa mort. « Er starb, dit la chronique, in Raserei ohne letzte Oehlung, ohne Priestersegen. Kurz vor seinem Tode wütheten Stürme, Regengüsse, Wasserfluthen ; die Weichsel und die Nogat durchbrachen ihre Damme... hingehen wühlten die Gewassersich eine neue Tiefe da, wo jetzt Pilau steht. » Halban, ou comme les chroniqueurs l’appellent, le docteur Leander von Albanus, était un moine, compagnon unique et inséparable de Wallenrod ; il simulait la piété, mais selon les chroniqueurs, c’était un hérétique, un païen, et peut-être un sorcier. Il n’y a point de données certaines sur la manière dont finit Halban. Plusieurs écrivent qu’il se noya ; d’autres, qu’il disparut mystérieusement ou fut emporté par le diable. Nous avons cité la plupart des chroniques d’après l’ouvrage de Kotzebue : Preussens Geschichte, Belege und Erlauterungen. Hartknoch, qui appelle Wallenrod unsinnig, donne sur lui fort peu de détails.

[2] L’épigraphe de Conrad Wallenrod est tirée du XVIIIe chap. du Prince de Machiavel et signifie : « Vous devez donc savoir qu’il y a deux façons de combattre : il faut être renard et lion ».

L’auteur a dédié son poëme à : « Bonaventure et Jeanne Zaleski, en souvenir de l’année 1827 ». (N.d.T.)

[3] Marienbourg, en polonais Malborg, ville forte, jadis capitale de l’Ordre Teutonique, fut réunie à la république de Pologne sous Casimir Jagellon ; plus tard, elle fut remise en gage au marquis de Brandebourg, et enfin enclavée dans les possessions du roi de Prusse. Dans les caveaux du château étaient les tombes des Grands-Maîtres, dont plusieurs subsistent encore. Voigt, professeur à Kœnigsberg, a publié une histoire de Marienbourg, qui est un ouvrage important pour l’histoire de la Prusse et de la Lithuanie.

[4] La grande croix et le grand glaive étaient les insignes des Grands-Maîtres.

[5] On appelait maisons les couvents, ou plutôt les châteaux que l’Ordre possédait dans les divers pays d’Europe.

[6] Cooper dit que le regard de l’homme peut, s’il est animé d’une expression de courage et d’intelligence, impressionner fortement, même les bêtes féroces. À ce sujet, nous citerons le récit authentique de ce qui est arrivé à un chasseur américain, qui, se glissant pour surprendre des canards, entendit un bruit et aperçut avec terreur un lion énorme à quelques pas de lui. L’animal semblait également étonné à la vue soudaine d’un homme athlétique. Le chasseur n’osait faire feu, son fusil n’étant chargé qu’à plomb. Il se tint donc immobile, ne menaçant son ennemi que du regard. Le lion, de son côté, couché tranquillement, ne quittait pas des yeux le chasseur : au bout de quelques secondes, il détourna la tête et il s’éloigna lentement, mais après une dizaine de pas, il s’arrêta et revint de nouveau. Il trouva au même endroit le chasseur immobile ; ils se mesurèrent de nouveau l’un l’autre du regard, et enfin le lion, comme s’il eût reconnu la supériorité de l’homme, baissa les yeux et s’éloigna. (Bibliothèque universelle, février 1827. Voyage du capitaine Head).

[7] Le Grand-Commandeur était le premier dignitaire après le Grand-Maître.

[8] Les chroniques de l’époque font mention d’une jeune femme qui vint à Marienbourg, demanda qu’on la murât dans une cellule solitaire, et y finit ses jours. Des miracles s’opéraient, dit-on, sur son tombeau.

[9] Pendant l’élection, si les avis étaient partagés ou flottants, des événements de ce genre étaient souvent considérés comme des augures et influaient sur les décisions du chapitre. Ainsi, par exemple, Winrich Kniprode obtint toutes les voix par le seul fait que des frères auraient entendu, au milieu des tombes des Grands-Maîtres, le cri trois fois répété : « Vinrice ! Ordo laborat ! — Winrich ! l’Ordre est en péril ! »

[10] Swentorog, château de Vilna, où jadis était perpétuellement entretenu le znicz ou feu sacré.

[11] C’était, dans ce siècle, le signal des banquets de l’Ordre.

[12] En Lithuanie, le peuple se représente la peste sous la forme d’une vierge dont l’apparition, décrite ici d’après la tradition populaire, précède le terrible fléau. J’ai autrefois entendu sur ce sujet une ballade lithuanienne dont voici le canevas : « Dans un village apparut la vierge de la peste ; suivant son usage, elle glissait sa main par les portes, ou les fenêtres, et agitant son voile rouge, elle semait la mort dans les maisons. Les habitants se barricadaient chez eux ; mais la faim et les autres besoins allaient bientôt les forcer à abandonner ces précautions ; tous s’attendaient donc à la mort. Certain gentilhomme, bien qu’abondamment pourvu de vivres et pouvant soutenir longtemps ce singulier siège, résolut de se sacrifier pour le bien de son prochain ; il prit son sabre recourbé sur lequel était gravé Jésus-Marie, et, ainsi armé, il ouvrit sa fenêtre. Le gentilhomme abattit d’un seul coup la main du fantôme et conquit le voile. Il mourut, il est vrai, avec toute sa famille ; mais, depuis lors, on n’eut plus jamais la peste dans ce village. » D’après la tradition, ce linge se trouvait conservé dans une église, je ne sais plus de quelle petite ville. En Orient, c’est une croyance populaire qu avant l’apparition de la peste un fantôme vole sur des ailes de chauve-souris et désigne du doigt ceux qui sont condamnés à mourir. Il semble que l’imagination populaire ait voulu représenter par ces images le pressentiment mystérieux, l’étrange terreur qui précède les grands malheurs ou la mort, et qui souvent ne frappe pas seulement des individus, mais des nations entières. C’est ainsi que, chez les Grecs, on pressentit la longue durée et les affreuses conséquences de la guerre du Péloponèse ; chez les Romains, la chute de l’Empire ; en Amérique, l’arrivée des Espagnols, etc.

[13] Walter von Stadion, chevalier allemand, fait prisonnier par les Lithuaniens, épousa la fille de Kieystut, et s’enfuit secrètement de Lithuanie avec elle. Il arrivait souvent que des Prussiens et des Lithuaniens, enlevés enfants et élevés en Allemagne, retournaient plus tard dans leur patrie et devenaient les plus cruels ennemis des Allemands. Tel fut, par exemple, le Prussien Herkus Monte, fameux dans les annales de l’Ordre.

[14] Le tableau, qui est fait ici de cette guerre, est conforme à l’histoire.

[15] Au moyen-âge, les ducs et les barons abusaient de leur autorité pour commettre toutes sortes de crimes que les tribunaux ordinaires étaient impuissants à réprimer. C’est alors qu’il se forma une confrérie secrète, dont les membres, sans se connaître entre eux, s’engageaient par serment à punir les coupables sans considération de parenté ou d’amitié. Dès que les juges secrets avaient porté un arrêt de mort, on en informait le condamné en criant, soit sous ses fenêtres, soit sur son passage : Weh ! Malheur ! Ce mot, répété trois fois, tenait lieu d’avertissement ; celui qui l’avait entendu se préparait à la mort, qu’il devait recevoir infailliblement et à l’improviste, d’une main inconnue. Le tribunal secret s’appelait aussi tribunal Wehmique (Wehmgericht), ou bien Westphalique. Il est difficile de déterminer l’époque de son origine ; suivant certains auteurs, il aurait été établi par Charlemagne. Utile d’abord, il donna ensuite naissance à divers abus ; et les gouvernements furent plus d’une fois contraints de sévir contre les juges eux-mêmes, jusqu’à ce qu’enfin cette institution fût entièrement abolie.