LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ilya Metchnikov

(Мечников Илья Ильич)

1845 — 1916

 

 

 

 

 

MÉDECINE ET PHILOSOPHIE

 

 

 

 

 

1910

 

 

 

 

 

 

Article paru dans La Revue de Paris, année 17, t. 3, 1910.

 


 

Les pages qui suivent sont en grande partie la reproduction d’une conférence publique que j’ai faite en octobre dernier à Stuttgart, au profit de la Croix Rouge pour les hôpitaux des colonies allemandes. Cette conférence avait pour objet de résumer les principes exposés dans deux de mes ouvrages : Études sur la Nature humaine et Essais optimistes.

Dans le premier, j’ai tracé une sorte de programme de recherches capable d’éclaircir les problèmes de l’existence humaine. J’invitais la jeune génération à contribuer à ces études qui demandent beaucoup de temps et de patience. Il s’est trouvé que moi-même, avec l’aide de plusieurs élèves et collaborateurs, j’ai pu élucider certaines questions sur la nature de l’homme : ce sont les recherches que j’ai résumées dans mes Essais optimistes, parus il y a trois ans. Le temps qui s’est écoulé depuis n’a pas été perdu. Le programme indiqué dans les grandes lignes a été exécuté en partie et ces pages sont destinées à renseigner le lecteur sur les acquisitions nouvelles. J’ai profité de l’occasion pour répondre à certaines objections qui m’avaient été adressées de divers côtés par des savants de grande compétence.

 

 

« Tout est bien, sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme ». C’est par ces paroles que J.-J. Rousseau commence son Émile. Cette croyance à la perfection de la nature humaine et à sa dégradation par la civilisation a servi de mot d’ordre à plusieurs générations et a conduit à chercher les types du bonheur parmi les peuples primitifs. Aujourd’hui il est permis de soutenir une thèse opposée : la nature a mal fait l’homme, et ce n’est que par ses propres efforts et son travail que l’homme peut se perfectionner.

On doit considérer aujourd’hui comme bien établie l’origine animale de l’homme : l’homme provient de quelque espèce anthropoïde. Cette opinion, exprimée d’une façon nette il y a environ cinquante ans, a fait de plus en plus la conquête des esprits, malgré l’opposition la plus acharnée. Très significative sous ce rapport a été la fête solennelle donnée en juin dernier à Cambridge en l’honneur de Darwin. Lorsque ce grand savant avait exprimé l’idée que l’homme tirait son origine de quelque espèce animale, il avait soulevé contre lui mille protestations. L’Université de Cambridge, où il avait étudié quelque temps la théologie, s’était prononcée contre sa théorie de l’origine des espèces. Elle a persisté dans cette attitude pendant de longues années et ce n’est que dans ces derniers temps qu’il s’est manifesté un changement profond. Il y a un an, l’Université de Cambridge a convoqué une pléiade de savants de tout l’univers pour célébrer le centenaire de la naissance de Darwin et le cinquantenaire de la publication de son principal ouvrage. On y a proclamé que la théorie de l’origine des espèces par voie de sélection naturelle et celle de l’origine simienne de l’homme sont fondées. Les théologiens même qui assistaient à la fête, ne se sont pas montrés hostiles à cette consécration du darwinisme.

Mais les découvertes scientifiques faites dans le courant des cinquante dernières années ont infiniment plus de portée au point de vue de l’origine de l’homme. Du temps de Darwin et de ses premiers partisans, on ne savait encore presque rien sur le développement embryonnaire des singes anthropoïdes. Depuis, on a pu recueillir des documents qui ont démontré que les embryons des singes anthropoïdes, notamment du gorille et du gibbon, accusent une analogie surprenante avec les embryons humains. L’étude du liquide sanguin, entreprise dans ces derniers temps, a établi que le sang humain présente, sous tous les rapports, une ressemblance des plus étroites avec le sang des anthropoïdes. Partant d’un point de vue tout-à-fait différent, la science médicale a fourni de nouvelles preuves. Dans la nécessité d’étudier les maladies humaines par la méthode expérimentale et dans l’impossibilité de les inoculer à l’homme, on s’est mis à les communiquer à toutes sortes d’espèces animales. On a reconnu que ce sont les singes anthropoïdes qui s’y prêtent le mieux, car c’est eux qui contractent les maladies humaines dans les formes les plus semblables aux nôtres. C’est ainsi que la syphilis, un des grands fléaux de l’humanité, a pu être reproduite sur les singes anthropoïdes avec les mêmes caractères que chez l’homme. Plus récemment, Charles Nicolle a réussi à inoculer au chimpanzé le typhus exanthématique. Ce n’est qu’après passage par l’organisme de ce singe anthropoïde que le savant bactériologiste de Tunis a pu reproduire la maladie sur des singes.

Le choléra des nourrissons, cette infection si meurtrière, a pu être communiqué aux jeunes chimpanzés, tandis que les singes ordinaires, même tout jeunes, y sont restés réfractaires. Tout récemment, il a été démontré que le chimpanzé est capable aussi de contracter la fièvre typhoïde, que l’on n’avait pu donner jusque-là aux animaux de laboratoire.

Tout cet ensemble de faits, joint à la parfaite analogie qui existe entre la structure anatomique de l’homme et des singes anthropoïdes, constitue une preuve des plus évidentes en faveur de leur parenté intime. Mais il y a des savants qui ne se contentent pas de ces arguments. Ils réclament des preuves directes : l’existence des formes intermédiaires entre l’homme et les singes anthropoïdes. Il est de toute évidence qu’une telle exigence n’est point facile à réaliser. Quantité d’ossements se réduisent à la longue en poussière. Ceux qui se sont conservés sont ensevelis profondément dans le sol. Il est probable que les squelettes intermédiaires entre les anthropoïdes et l’homme se trouvent dans des pays éloignés de l’Europe, où l’on commence à peine les recherches paléontologiques.

Bien que les ossements découverts par le professeur Dubois à Java soient expliqués par les savants de façons différentes, il est très probable qu’il s’agit là de quelque forme intermédiaire entre l’homme et les singes anthropoïdes. Même en Europe, on a déterré quelques ossements très intéressants, et cette découverte est capable de projeter une vive lumière sur les formes intermédiaires entre l’homme et le singe. Il y a plus de quarante ans que l’on fit la découverte, dans la vallée de Neander (Néanderthal), d’un crâne remarquable, rappelant celui de singes anthropoïdes. Plus tard, des trouvailles analogues ont été faites à Spy, en Belgique. Les anthropologistes ont reconnu dans ces restes fossiles des calottes crâniennes d’homme se rapprochant des singes anthropoïdes. Mais quelques savants ont exprimé l’opinion que le crâne du Néanderthal appartenait à un microcéphale : cette interprétation est devenue insoutenable depuis la découverte d’autres crânes qui présentent les mêmes caractères. Sous ce rapport, le squelette presque entier, trouvé dans une grotte de la Chapelle-aux-Saints, en Dordogne, et étudié par le professeur Boule, présente un intérêt tout particulier. Il s’agit d’ossements fossiles d’un homme âgé, qui présentent une analogie incontestable avec ceux d’un anthropoïde. Appartenant au même type que les crânes de Néanderthal et de Spy, celui de la Chapelle-aux-Saints occupe une place intermédiaire entre les crânes d’homme contemporain et de singe anthropomorphe. Il n’est pas niable que ces crânes fossiles se rapprochent beaucoup plus de l’homme actuel que du chimpanzé. Le crâne du chimpanzé est beaucoup plus saillant en avant et accuse des caractères de bestialité autrement prononcés que chez l’homme : les mâchoires sont beaucoup plus proéminentes et munies de dents très fortes. Cependant, chez l’homme fossile de la France méridionale, les deux mâchoires sont plus larges et plus fortes que chez l’homme actuel. La mâchoire inférieure trouvée à la Chapelle-aux-Saints se distingue surtout par ses dimensions et présente une ressemblance remarquable avec celle que l’on a découverte il y a peu d’années à Heidelberg.

Les recherches paléontologiques amènent à cette conclusion que dans les temps préhistoriques l’Europe connut des hommes qui représentent un des types à mi-chemin entre l’homme actuel et les singes anthropoïdes. Certains savants supposent que cet homme fossile doit être envisagé non seulement comme une race à part, mais bien comme une espèce particulière, désignée sous le nom de Homo primigenius.

Tandis que tout l’ensemble des faits recueillis depuis cinquante ans plaide en faveur de la théorie de l’origine simienne de l’homme, dans le même laps de temps il n’a surgi aucune découverte qui plaide contre elle. Tout récemment, un physiologiste de beaucoup de talent, M. de Cyon, a essayé de démontrer la fausseté de cette thèse. Les annonces de librairie relatives à la publication de son livre : Dieu et Science, promettaient une réfutation complète de la théorie d’après laquelle l’homme dériverait d’un singe quelconque. Quels sont les arguments ? M. de Cyon fait grand cas de l’autorité du célèbre pathologiste Virchow, qui n’admettait pas l’origine simienne du genre humain. Virchow était sans doute un grand savant, ce qui ne l’empêchait pas, surtout dans la dernière période de sa carrière scientifique, de soutenir des idées fausses : ainsi, en même temps qu’il cherchait à réfuter le darwinisme, il s’acharnait à nier que les microbes jouent un rôle dans l’étiologie des maladies infectieuses.

M. de Cyon essaie de démontrer que l’homme fossile de la Chapelle-aux-Saints « ne pouvait avoir aucun lien génétique, ni direct ni indirect, avec les singes ». Il est pourtant incontestable, ainsi qu’il résulte des recherches de M. Boule, que non seulement le crâne avec ses mâchoires, mais aussi les autres parties du squelette de cet habitant préhistorique de la France, accusent une ressemblance plus grande avec les singes anthropoïdes que l’homme actuel. Au sujet des restes fossiles découverts à Java par Dubois, M. de Cyon se range, sans cependant donner les motifs de sa croyance, à l’opinion de Virchow, qui affirmait que la calotte crânienne devait appartenir à un grand singe. Il résume la question en affirmant que « les morphologistes sont a peu près tous d’accord sur l’impossibilité de jamais pouvoir démontrer cette origine ». Mais pourquoi admettre que jamais, même lorsqu’on connaîtra mieux la paléontologie des pays exotiques, on ne trouvera d’ossements intermédiaires entre l’homme et le singe ?

La théorie de l’origine simienne du genre humain a été fondée et appuyée sur des arguments scientifiques bien avant la découverte des restes fossiles de Java et de la Chapelle-aux-Saints. Même s’il était vrai que ces ossements ne fournissent aucune preuve de la parenté entre l’homme et le singe, cette lacune ne diminuerait pas le moins du monde la portée des autres arguments, tels que l’analogie parfaite entre l’organisation de l’homme et des singes anthropoïdes, la ressemblance étonnante entre leurs embryons et leurs sangs, ainsi que la présence chez l’homme de rudiments d’organes qui se rencontrent chez les anthropoïdes. Nous pouvons conclure sur ce point par une parole profondément vraie de von Hartmann, le célèbre philosophe pessimiste : « L’homme n’a pas été créé par miracle ; il provient, par une évolution lente et progressive, d’ancêtres animaux : voilà pour nous une vérité si solide, que nous n’avons même plus besoin de la prouver par une généalogie de formes intermédiaires. »

 

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Il est donc parfaitement légitime d’admettre que l’homme est issu de quelque singe anthropoïde, depuis longtemps éteint. La comparaison de l’organisation humaine avec celle des anthropoïdes vivants s’accorde en tous points avec cette théorie. Mais pour laisser passer la tête de grandes dimensions qui caractérise l’être humain, le bassin de la femme a dû acquérir une grande largeur et se développer considérablement ; il en va de même chez l’homme où il sert d’appui pour les jambes dans la position verticale.

Ces particularités de l’organisme humain ont nécessairement exercé une grande influence sur toute la destinée de l’humanité. Le grand développement de la tête et du bassin a amené une série d’inconvénients, dont les principaux sont la difficulté de l’accouchement et la facilité avec laquelle se fait la luxation congénitale de la hanche.

Tandis que, chez la femme, le passage du fœtus prend un temps d’une demi-heure à une heure trois quarts, chez la jument il ne dure que quatre à six minutes, tout au plus un quart d’heure. Il suffit de comparer la rapidité et la facilité de l’accouchement chez une femelle de cochon d’Inde et chez la femme, pour être convaincu de la grande supériorité de la première. Et cependant le cobaye vient au monde dans un état beaucoup plus développé que l’enfant nouveau-né. Celui-ci naît malheureux, pleurant et absolument incapable de se suffire. Le cobaye, au contraire, se met aussitôt à trotter, il peut se nourrir indépendamment de sa mère, il donne l’impression de jouir de l’existence. Après ce parallèle, n’est-il pas bien difficile d’admettre la perfection de la nature humaine ?

Après sa naissance, l’enfant commence à parcourir dans son développement une longue période semée de toutes sortes de maux. La grande majorité des mammifères nouveau-nés se distinguent de leurs parents beaucoup moins que l’enfant nouveau-né de l’homme adulte. Ces différences se rapportent tout autant aux proportions du corps et à l’organisme en général qu’aux facultés intellectuelles.

Lorsque les jeunes animaux, poussés par leur instinct, imitent leurs parents, il en résulte bientôt des actes adaptés à une fin utile. C’est ainsi que le petit chien apprend à chasser le gibier. Il en est tout autrement chez l’homme, surtout chez l’homme civilisé. La différence entre l’enfant et son père est incomparablement plus prononcée que chez les autres mammifères. L’imitation instinctive, qui est un si bon moyen d’éducation chez les animaux, amène souvent chez l’enfant des conséquences désastreuses. Nous n’avons qu’à nous représenter un petit garçon voulant imiter son père à la chasse avec un fusil ! On sait quel mal se donnent les mères pour préserver leurs enfants de toutes sortes d’outils dangereux.

Ces difficultés dans l’éducation des enfants tiennent surtout aux conditions purement organiques de leur développement physique. La maturité sexuelle des adolescents s’établit longtemps avant qu’ils ne soient prêts pour la vie conjugale. Tout le monde connaît les angoisses des parents lorsque leurs enfants entrent dans cette période et les conséquences malheureuses qu’amène le développement sexuel précoce.

Après une période trop longue qui précède l’âge mûr, la vieillesse commence prématurément. Il est tout à fait exceptionnel qu’un homme de cinquante ans puisse entrer dans une carrière nouvelle. Dans certains pays, les employés de l’État doivent recevoir leur retraite dès soixante ans. En Danemark, tout indigène âgé de cinquante ans acquiert un droit à la retraite. En France, les médecins des hôpitaux et les professeurs des Facultés, arrivés à leurs soixante-cinq ans, sont considérés comme incapables de remplir leurs fonctions, à moins qu’ils ne soient membres de l’Institut ou de l’Académie de Médecine. Les généraux de l’armée française reçoivent leur retraite obligatoire entre soixante et soixante-cinq ans. Et cependant, vieilli si vite et devenu inutile, l’homme sent un insatiable désir de vivre et une invincible crainte de la mort.

Cette peur de mourir est un des principaux caractères qui distinguent l’homme des animaux, même des autres animaux supérieurs. Tous les animaux évitent instinctivement la mort, mais ils n’ont pas conscience de son imminence. L’enfant se trouve dans le même cas. La notion de la mort inévitable ne se forme que plus tard, à la suite du développement remarquable des facultés intellectuelles.

Bon nombre de philosophes et de savants essayent de prouver que la mort, étant un phénomène des plus naturels, ne présente rien d’effrayant. Le professeur Bloch, chirurgien danois, a récemment développé cette thèse dans une monographie en deux volumes. Il y cite un grand nombre d’exemples destinés à démontrer que beaucoup de gens rencontrent la mort sans crainte. Seulement, il serait facile d’en citer un beaucoup plus grand nombre d’autres qui témoignent de la peur profonde que l’homme éprouve vis-à-vis de la mort. Ce sentiment, enraciné dans nos instincts naturels, a toujours beaucoup préoccupé l’humanité. C’est pour cette raison que la solution du problème de la mort a pris une des premières places dans les systèmes de philosophie,

Il faut avant tout prendre en considération que l’homme, étant d’origine animale, porte en venant au monde ce qu’on peut appeler des tares organiques, et qu’en même temps, en vertu de son développement intellectuel, il acquiert la notion de la mort inéluctable. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que certains penseurs aient affirmé que les animaux doivent être beaucoup plus heureux que l’homme et que partant le bonheur ne peut être considéré comme le but de l’activité humaine. Cette opinion, exprimée par beaucoup de philosophes de toutes les époques, a été récemment encore soutenue par le célèbre savant M. Poincaré. Est-il en effet possible de considérer l’homme comme un être parfait ?

L’homme a hérité de ses ancêtres animaux toute une série de caractères qui lui sont nuisibles. La fonction sexuelle n’en fournit déjà que trop d’exemples. Ainsi que nous l’avons mentionné, la lenteur du développement général de l’homme prolongé jusqu’à la complète maturité, n’a pas empêché le développement précoce des organes et de la fonction sexuels. Par suite de cette anomalie originelle, un grand nombre de jeunes gens de dix-sept à vingt ans, dans l’impossibilité de mener une vie sexuelle régulière, contractent des maladies, parmi lesquelles l’avarie occupe une place trop éminente. Il est bien établi que c’est précisément pendant cette période de la vie que l’homme est le plus souvent atteint par ce fléau dont les effets pèsent sur tout le reste de l’existence.

Les organes digestifs de l’homme, héritage de ses ancêtres anthropoïdes, présentent la plus grande analogie avec ceux des singes supérieurs. Mais, tandis que ces derniers se nourrissent à l’état de liberté avec des aliments crus et grossiers, l’homme prépare sa nourriture à l’aide d’un art culinaire plus ou moins perfectionné et tire ses aliments d’animaux et de plantes cultivées. Dans ces conditions, l’appareil digestif qui convenait chez les animaux devient trop compliqué et en partie superflu pour l’espèce humaine. Aussi les chirurgiens savent bien qu’il est possible d’enlever à l’homme une assez grande portion de son intestin grêle, sans que cette diminution amène des conséquences fâcheuses. La partie restante suffit amplement pour assurer la digestion normale. Encore l’intestin grêle est-il un organe indispensable à la nutrition ; le gros intestin de l’homme est non seulement inutile, mais certainement nuisible pour le cours normal de sa vie. Il s’est développé chez nos ancêtres mammifères comme organe de digestion pour la nourriture végétale, qui est difficilement assimilable, et aussi comme réservoir des déchets alimentaires. Pour l’homme cet appareil est inutile. La digestion de la nourriture préparée s’opère parfaitement dans l’intestin grêle et l’homme n’a pas besoin d’accumuler les restes de ses aliments. Dans ces conditions, le gros intestin est devenu non seulement un organe superflu, mais un organe dangereux.

Cette thèse, que j’ai plusieurs fois exposée dans mes ouvrages, a été sévèrement critiquée de divers côtés. Et cependant je suis plus que jamais persuadé qu’elle est vraie.

Les trois parties du gros intestin qui traversent la cavité abdominale de l’homme subissent souvent un tel déplacement que la sortie normale du contenu en devient très gênée. Quelquefois la dilatation du gros intestin provoque des phénomènes morbides connus sous le nom de maladie de Hirschprung. Il arrive aussi qu’une partie du gros intestin s’allonge à tel point qu’elle forme une anse, ce qui amène une stagnation du contenu. Cette anomalie donne lieu à toutes sortes de suites fâcheuses que les médecins rangent le plus souvent dans la catégorie des troubles nerveux. Le traitement médicamenteux dans ces cas reste le plus souvent infructueux.

Le docteur Lane, chirurgien anglais aussi audacieux qu’habile, s’est décidé à recourir chez ces malades à une opération radicale et très grave. Il enlève soit la partie déplacée, soit le gros intestin presque entier, ou même tout le gros intestin. Dans ce dernier cas il implante le bout inférieur de l’intestin grêle dans le rectum. Une pareille opération est naturellement très dangereuse et donne encore une forte mortalité. Le docteur Lane a publié, il y a un an, le récit détaillé de trente-neuf de ses opérations. Sur ce nombre, il a perdu neuf malades, soit une mortalité de 23 p. 100. En revanche, l’opération a amené chez les survivants un grand soulagement. Quelques-uns ont déclaré qu’ils se sentaient comme ressuscités.

La méthode du docteur Lane a naturellement soulevé une forte opposition. Ses adversaires condamnent l’opération à cause de la proportion de morts qu’elle entraîne. Mais il ne faut pas perdre de vue que la technique opératoire est capable de grands perfectionnements qui pourront amener l’abaissement de la mortalité. Du reste, il y a déjà bon nombre d’années que la chirurgie pratique l’élimination partielle ou totale du gros intestin. Les données élaborées par le docteur Lane et d’autres chirurgiens confirment pleinement l’opinion que l’homme peut se passer de son gros intestin et que partant cet organe n’est pas nécessaire à la vie normale.

Le danger dont nous menace le gros intestin ne consiste pas seulement dans les maladies provoquées par la stagnation prolongée du couteau, maladies souvent très graves, entre autres le cancer du côlon. Le gros intestin est encore une grande source de maux par la quantité de microbes qu’il abrite.

Malgré les objections que l’on a formulées contre cette opinion elle doit être néanmoins considérée comme vraie. Nous nourrissons dans notre tube digestif, notamment dans le gros intestin, une flore très riche, une végétation ennemie aux méfaits de laquelle nous sommes perpétuellement exposés.

Tout le monde sait qu’aussitôt après la mort commence la putréfaction du cadavre. Elle a son point de départ dans les intestins, d’où elle gagne tout le corps. Ce phénomène est le résultat de l’activité des microbes qui peuplent normalement notre tube digestif. Dans l’organisme vivant et intact, empêchés par des influences diverses, ils n’arrivent pas à produire une putréfaction avancée. Mais tout accident morbide peut suffire à déchaîner leur activité malfaisante. L’étranglement d’une hernie, l’invagination d’un segment de l’intestin dans un autre, sont capables de déterminer une forte inflammation et même de la nécrose, et ces accidents ont pour cause les microbes putréfiants qui peuplent nos organes digestifs.

On peut objecter que, dans les conditions normales, ces mêmes microbes vivent dans nos intestins sans occasionner aucun dommage apparent. En effet, il n’est point douteux que chez l’homme bien portant la putréfaction intestinale n’atteint pas, tant s’en faut, l’intensité formidable que l’on observe dans une hernie étranglée ou chez le cadavre. Et pourtant le contenu de notre gros intestin est jusqu’à un certain point dans un état de pourriture constante, comme l’atteste l’excrétion continue, par les reins, des produits de la putréfaction. Ces produits sont des poisons, tels les phénols, c’est-à-dire l’acide phénique et une substance voisine, le paracrésol.

L’homme élimine journellement par les reins environ quinze milligrammes de phénols, ce qui représente à peu près la moitié de la quantité de ces substances formées dans le gros intestin. Dans l’espace d’un an, l’organisme humain se débarrasse donc par la voie rénale de onze grammes de phénol. Ces substances sont très toxiques et capables non seulement de provoquer l’empoisonnement aigu, mais aussi une intoxication chronique. La dose mortelle pour l’homme est très variable ; mais quelquefois il suffit de cinquante centigrammes pour amener des accidents graves d’empoisonnement aigu.

Depuis que l’acide phénique a été introduit dans la pratique médicale, on a observé un grand nombre de cas d’intoxication plus ou moins sérieux. Non seulement la pulvérisation avec eau phéniquée dans la salle d’opération s’est montrée nuisible pour le malade et pour le chirurgien, mais même l’emploi du pansement phéniqué a été parfois suivi d’intoxication mortelle.

Les chirurgiens qui avaient employé pendant longtemps l’acide phénique dans leur service, présentaient des symptômes d’intoxication aboutissant à une sorte de marasme.

La constatation de ces faits a eu pour résultat l’abandon presque complet de l’antisepsie phéniquée. Si l’organisme n’était pas en possession de quelque moyen de défense contre les phénols, le danger de ces substances, soit appliquées sous forme de pansements ou de pulvérisations, soit produites par les microbes intestinaux, serait encore plus grand. Mais il a été démontré qu’en ajoutant du soufre aux phénols, phénomène qui se produit très probablement dans le foie, l’organisme en atténue dans une forte proportion l’effet nuisible. On a même affirmé que ces phénols sulfoconjugués devenaient tout à fait inoffensifs, ce qui cependant dépasse la vérité, car ces substances sont elles-mêmes des poisons dangereux.

Quelques savants ont supposé que les phénols pouvaient être produits par l’organisme même, indépendamment des microbes du tube digestif. Cette hypothèse doit être rejetée, car les phénols sont absents chaque fois que l’organisme se trouve à l’abri de la flore intestinale. Ce fait a pu être récemment démontré à l’Institut Pasteur sur des roussettes, ces chauves-souris qui vivent dans l’air comme des oiseaux et dont le gros intestin est très réduit. Elles rejettent les déchets de la nourriture sitôt formés, ce qui empêche la pullulation des microbes et assure l’absence totale de la production des phénols.

Il résulte des faits les mieux établis que le gros intestin, cette fabrique de poisons microbiens, est un organe plus qu’inutile, un danger permanent pour l’organisme.

Quelques savants, dont M. Ribbert, professeur de pathologie générale à Bonn, trouvent inacceptable l’idée que l’homme soit en possession d’un organe capable de lui faire du mal. D’après ses conceptions générales, on ne peut admettre que « le tube digestif normal absorbe des poisons de son contenu normal, parfaitement adapté aux conditions de l’existence de l’espèce. » Il est cependant incontestable que ce « contenu normal » renferme des microbes malfaisants. Il existe même des pays où normalement, c’est-à-dire chez tous les sujets sans exception, le tube digestif abrite des vers intestinaux dont le rôle nuisible ne peut être mis en doute. Tel est le cas des Annamites, d’après Mathis et Leger.

Quant à l’absorption des poisons du contenu intestinal par le tube digestif « normal », le fait ne peut non plus être mis en doute. Nous avons déjà parlé des phénols, produits par les microbes intestinaux et résorbés constamment par la paroi intestinale pour être excrétés par les reins. Il existe plusieurs autres poisons qui se trouvent dans les mêmes conditions. C’est ainsi que l’indol, un autre produit microbien, suit la même voie. Sécrété par certains microbes intestinaux, il est journellement absorbé par l’intestin pour sortir de l’organisme sous la forme d’indican. C’est à tort que l’on a affirmé que l’indol, contrairement aux phénols, est une substance inoffensive. Il est bien un poison qui, à la longue, peut occasionner des troubles graves. D’après les recherches de M. Ohkoubo exécutées à l’Institut Pasteur, l’indol est même capable de provoquer l’artério-sclérose, cette affection si fréquente dans la vieillesse. Les faits se chargent donc de réfuter l’idée de Ribbert, que le contenu normal, c’est-à-dire constant, du tube digestif, ne peut jamais être nuisible.

 

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Le principe sur lequel repose l’opinion de Ribbert est également contraire à la réalité. D’après cet auteur, l’organisme humain serait bien adapté à ses conditions d’existence. Et pourtant, dès sa naissance l’homme souffre de l’état imparfait de sa nature. La cause principale de ses malheurs réside dans cette contradiction, que son développement complet demande une période de temps très longue, tandis que la durée de la vie est trop courte par suite de l’empoisonnement chronique de l’organisme.

La nature animale de l’homme, c’est-à-dire un organisme adapté à la vie telle que la mènent les animaux, se trouve en contradiction permanente avec sa nature purement humaine, avec son intelligence développée et exigeante. C’est l’héritage de nos ancêtres animaux qui nous empêche d’atteindre le but de notre existence. Les poètes, doués d’une sensibilité raffinée, ont depuis longtemps senti que l’homme tend vers quelque but particulier ; seulement il n’ont jamais pu préciser en quoi il consiste. Cette aspiration vague peut être comparée à l’état d’âme d’une jeune fille qui se sent malheureuse sans se rendre compte de la cause de ses sentiments. Elle soupire souvent et pleure sans raison apparente. Quelquefois se développe chez elle une tendance à la solitude et aux rêveries religieuses ou bien à des manifestations exagérées d’amour et d’amitié. Certains romanciers, entre autres Tolstoï et Maupassant, ont fait de cet état des peintures exquises. Dans le fond, ce n’est pas autre chose que l’approche de la maturité sexuelle.

Cette période est quelquefois très longue et accompagnée de multiples inconvénients. Chez les animaux l’état correspondant dure beaucoup moins et ne recèle pas les mêmes dangers. Chez la femme, dans la majorité des cas, la période troublée n’est que passagère, elle ne tarde pas à se terminer avec la vie conjugale et la maternité : alors la femme se sent plus équilibrée et commence à comprendre où est le but de sa vie. Lorsque l’Anna Karenine de Tolstoï, malheureuse dans son mariage, pensait à son fils, elle se consolait par la pensée quelle possédait le but réel de son existence.

Malheureusement, un assez grand nombre de femmes n’atteignent pas ce but ; elles deviennent mélancoliques et sentent leur vie brisée. Et de même qu’une jeune fille n’a pas conscience du but vers lequel elle tend passionnément, de même les hommes ne se rendent pas compte du but où ils aspirent et ne savent pas en quoi il consiste. Et cependant le besoin de le préciser, très profondément ressenti, a donné naissance à une quantité de théories philosophiques et religieuses, qui insistent surtout sur la brièveté de notre existence, interrompue avant son parfait accomplissement.

Le sujet éternel des doctrines philosophiques et religieuses est le problème de la mort. Elles affirment qu’après la mort la vie continue, que partant l’homme doit se préparer constamment à la vie future. Les philosophes qui n’acceptent pas l’immortalité, admettent que l’homme représente une partie d’un tout métaphysique et que son but vital consiste dans une activité en harmonie avec cet ensemble. Cette idée, exprimée à différentes reprises par un grand nombre de philosophes, a été développée de nouveau par le regretté neurologiste et penseur, Paul Möbius.

Tout en admettant que « le principal but de l’homme est son existence même », Möbius pense que nous ne vivons pas pour notre propre plaisir. « Et pour quel autre but serions-nous là ? » se demande-t-il. Il arrive à cette conclusion que « notre vie est dirigée vers un certain but » et que « notre vie peut servir de moyen en vue de fins élevées ». Möbius trouve une grande consolation dans la possibilité de se dire : « Nous servons à quelque but supérieur, bien que nous ne sachions pas comment cela se fait... Si nous faisons partie d’un ensemble grandiose, nous pouvons déjà avoir droit d’espérer ».

Une pareille conclusion implique une réalité qui existerait au-dessus de l’homme, ce qui imposerait à notre vie une loi ignorée de nous. Elle nous livre à la métaphysique, avec laquelle la science ne peut avoir rien de commun.

La situation est-elle vraiment si désespérante qu’il soit impossible de comprendre le sens de la vie humaine sans l’acceptation de quelque force inconcevable pour notre entendement ?

En scrutant de plus près le problème, nous constatons d’abord que la recherche d’un but particulier de notre existence change avec notre âge. Nous avons vu plus haut l’exemple d’une mère qui a trouvé le but de sa vie dans l’éducation de son enfant. Les hommes qui ont longtemps vécu ne se demandent plus en vue de quelle fin l’homme existe. La cause en est dans le développement complet du sens de la vie, c’est-à-dire d’un besoin instinctif de vivre, joint à une grande peur de la mort. Nos instincts sont de nature purement physiologique. Nos sens se développent lentement, de même que notre vie psychique en général demande un temps prolongé pour son entière évolution. Ainsi, le sens esthétique se développe assez tard. Les enfants le plus souvent ne ressentent aucun plaisir devant les beautés de la nature. Je citerai comme preuve un exemple très démonstratif. Un mien ami est né et a passé les premières années de sa vie dans une ville éloignée ; il a voulu la revoir de nouveau à l’âge d’homme. Il s’est trouvé qu’il avait parfaitement conservé le souvenir de la maison où il avait vécu, ainsi que des pâtisseries où il achetait des friandises, mais il n’avait conservé aucune notion de la beauté du pays dans lequel son enfance s’était écoulée.

Comme le sens de la vie est composé de toute une série d’autres sens, parmi lesquels le sens esthétique, il est facile de concevoir que pour son développement complet il faut une période de temps très longue. Une dame âgée, depuis longtemps malade, exprimait en ces termes son désir de continuer à vivre : « Mon Dieu, si je pouvais voir encore l’éclosion du printemps, l’épanouissement des fleurs et le beau soleil qui me donne tant de joie ! »

La lenteur du développement de nos sens peut être démontrée par d’autres exemples. Les garçons manifestent dès la plus tendre enfance leur besoin instinctif de lutter et de se battre. Ce caractère s’est développé chez le mâle comme moyen pour entrer en possession de la femme. Et cependant les garçons non seulement n’ont aucune conscience de ce but, mais au contraire manifestent le plus grand mépris pour le sexe féminin. Avec l’âge cette attitude change et l’adolescent commence à éprouver pour les femmes une grande admiration.

Parmi les sensations qui changent étonnamment avec l’âge, on peut citer le sens du temps. Tout le monde sait à quel point l’écoulement du temps paraît différent aux diverses périodes de la vie. Tandis que pour l’enfant ou pour l’adolescent une année semble s’écouler avec une infinie lenteur, aux vieillards elle paraît extrêmement courte.

Après ces exemples, il est facile de concevoir que le sens de la vie et la peur de la mort, liée intimement au sens de la vie, se développent lentement et sont ressentis d’une façon beaucoup plus intense dans la vieillesse que pendant le jeune âge.

Grâce au développement du sens de la vie, l’homme âge est moins préoccupé de préciser le but de l’existence, car il sent que la vie par elle-même est déjà en grande partie l’acheminement vers ce but. Mais parce que l’amour de la vie n’est pas encore satisfait même à un âge avancé, l’homme souffre d’un sentiment de mécontentement et l’idée de la mort qui approche lui est particulièrement terrible.

Et comme dans la vieillesse la vie qui s’écoule si rapidement semble beaucoup trop courte, le problème de la fin passe au premier plan. Depuis des temps immémoriaux l’humanité a cherché la réponse à cette question. La majorité des hommes pensait et beaucoup pensent encore actuellement que la mort n’est pas la vraie fin de l’existence et qu’au delà de la mort commence la vie éternelle.

La foi en l’immortalité de l’âme seule ou de l’âme avec le corps s’est enracinée très profondément chez beaucoup d’hommes. On affirme souvent que cette foi est capable d’anéantir complètement la peur de la mort et donne la meilleure solution du problème. Mais cette opinion n’est que bien rarement justifiée par les faits.

Les hommes de haute culture, malgré leur foi profonde, éprouvent une grande peur devant la mort. Aux exemples déjà connus, je puis en ajouter un autre, dont j’ai été récemment témoin. Il s’agit d’un religieux parvenu à la vieillesse, très intelligent, dont la foi sincère ainsi que la pureté morale étaient au-dessus de tout soupçon. Issu de famille riche et aristocratique, tout jeune il s’est voué à la religion. Après avoir fait abandon de sa fortune, il est entré dans un ordre religieux auquel il est resté fidèle jusqu’à sa mort, survenue il y a peu de temps. Toutes les personnes qui l’ont connu de près affirment à l’unanimité que son influence était de nature à inspirer des idées élevées. À l’âge de soixante-quatorze ans il est tombé gravement malade. L’observance de la confession, dont il s’acquittait tous les jours, ne l’empêchait pas d’éprouver une crainte très vive de la mort. Il espérait être guéri par les médecins et attendait leurs avis avec anxiété. On lui cachait naturellement la vérité. Non seulement on ne pouvait lui parler de sa mort, mais on devait même lui cacher soigneusement le décès de quelqu’une de ses connaissances.

Une pareille peur de mourir ne présente rien d’étonnant, car la foi dans la vie future se communique par l’éducation, tandis que la crainte de la mort est une manifestation purement instinctive. À plus forte raison il est à prévoir que les systèmes de philosophie, qui prêchent l’existence d’un tout métaphysique auquel doit être soumise et sacrifiée la vie humaine, n’auront jamais beaucoup de succès.

La seule issue est donc de s’adresser à la science, en lui demandant si elle ne serait pas capable d’éclaircir le grand problème de la vie. Dans l’impossibilité de le résoudre définitivement, elle est néanmoins en état de tracer la voie qui mènera dans l’avenir à une solution satisfaisante.

La vie humaine est trop courte pour que son objet intégral soit atteint, précisément à cause du temps beaucoup trop long que demande l’évolution psychique. Cette brièveté de la vie est la conséquence de l’origine animale de l’homme. Certains organes, indispensables pour les animaux, sont devenus inutiles ou même nuisibles, pour l’homme, infiniment plus intelligent. La science devra autant que possible remédier à ce mal, ce qui peut être obtenu par l’application rigoureuse des préceptes d’une hygiène rationnelle. Certes, il n’est pas facile de parer au danger qui provient de notre flore intestinale. Même l’opération audacieuse de l’ablation du gros intestin n’aboutit qu’à un résultat partiel, car il reste toujours une quantité de microbes nuisibles contre lesquels il faut soutenir la lutte. Les méthodes destinées à remplacer la flore sauvage de notre tube digestif par une flore cultivée, n’ont fait encore que leurs premiers pas. Il est à espérer que les recherches qui sont en cours accompliront dans cette voie de nouveaux progrès.

La lutte contre les poisons bactériens formés dans l’intestin, l’élimination des diverses causes qui abrègent l’existence, devront prolonger la vie jusqu’au moment de la mort naturelle. Il est très probable que la mort naturelle est due aussi à un empoisonnement. Seulement, dans ce cas, il s’agit non pas de poisons microbiens, mais plutôt des poisons élaborés par les éléments propres de l’organisme.

On connaît déjà quelques poisons de cette catégorie, comme l’adrénaline, produite par les capsules surrénales. Il suffit d’un dixième de milligramme de cette substance pour tuer un homme. Le suc prostatique exerce aussi dans certaines conditions une action toxique : or c’est un fait que, d’autre part, ce même suc contribue à provoquer des sensations voluptueuses. Quelques faits permettent de supposer que la mort naturelle doit également être accompagnée de sensations infiniment douces, dues aux qualités particulières des poisons de l’organisme qui la provoquent.

Il existe dans la nature un grand nombre de poisons semblables, mais dont les plus connus sont d’origine végétale. Tel est le poison du pavot, l’opium avec ses dérivés, et le haschich. L’alcool est aussi un poison produit par les plantes microscopiques que sont les levures, et ses propriétés excitantes ont créé un des plus grands fléaux de l’humanité.

L’idée que la mort naturelle doit être accompagnée de sensations particulièrement agréables, bien qu’hypothétique, n’est cependant pas dénuée de fondement. On a rapporté plusieurs cas où l’approche de la mort a été accompagnée de sensations très douces : par exemple des hommes qui étaient en train de se noyer ou qui étaient frappés par la foudre, et qui, à deux doigts de la mort, ont été sauvés au dernier moment.

Il ne manque pas d’autres faits qui indiquent l’existence d’un lien particulier entre la mort et l’impression de béatitude. On sait qu’une très grande joie est capable de causer la mort. On en a de tout temps décrit des exemples. Dans la littérature médicale récente on a signalé le cas d’une dame qui attendait sa fille à la gare : avant l’arrivée du train, elle apprit qu’il s’était produit une collision, avec mort de plusieurs voyageurs. Lorsque cette dame a vu sa fille arriver saine et sauve, la joie a déterminé une telle émotion qu’elle est tombée en syncope et qu’elle est morte au bout de douze heures. Beaucoup plus détaillé est le récit du docteur Ferré sur l’un de ses clients qui, bien qu’ayant survécu à une grande joie, n’en fut pas moins très malade. Au reçu d’une nouvelle particulièrement heureuse, il a commencé par marcher rapidement dans sa chambre ; puis il est tombé dans une sorte d’ébriété. Il se mit à trembler de tout son corps, tomba par terre et dormit pendant dix-neuf heures de suite. Ce n’est qu’au bout de cinq jours qu’il guérit de sa trop heureuse émotion. Il s’agit ici d’une véritable maladie qui aurait pu amener la mort. Bien qu’il ne pût être question de délire alcoolique, la ressemblance avec celui-ci est tellement grande qu’on a le droit d’admettre dans ce cas une sorte d’empoisonnement. Seulement le poison actif provenait non pas de levures, mais de l’organisme humain lui-même.

Notre hypothèse est que l’homme possède un pressentiment vague de la mort naturelle, vers laquelle il aspire comme vers le but définitif de l’existence. Seulement cette mort ne peut être atteinte que tout à fait exceptionnellement, à cause de la brièveté de notre vie. Au lieu de se préparer par une vie rationnelle la sensation joyeuse de la mort naturelle, l’homme cherche l’oubli de son malheur dans les poisons végétaux, alcool, tabac ou opium.

Notre tâche est donc de conduire l’homme dans la voie que lui trace son pressentiment, et de l’amener à la béatitude de la mort naturelle. La science positive n’est pas encore en état de fournir la preuve de cette hypothèse. Elle ne peut pas non plus promettre à l’homme une vie éternelle, sous la forme de l’immortalité de l’âme ou du corps. D’autre part elle se refuse à consoler l’humanité par l’idée que l’homme ne forme qu’un élément confondu dans un tout métaphysique, puisque ce tout échappe entièrement à notre connaissance.

Si pour le moment la science ne peut encore donner la certitude que le cycle idéal du développement de l’homme doive nécessairement amener la sensation d’une béatitude suprême et le besoin ardent de la mort naturelle, elle peut au moins promettre que le développement normal de l’homme assurera une vieillesse heureuse.

Le sens de la vie, dans son évolution progressive, sera alors satisfait à tel point que, dans un âge très avancé, il se développera une sorte de satiété qui, sans le secours d’aucune foi, paralysera la peur de la mort. La science autorise à promettre un si beau résultat. Elle sait au moins par quels moyens il est possible de se préserver de la plupart des maladies infectieuses et des intoxications. Elle n’est pas non plus impuissante lorsqu’il s’agit de parer au danger qui provient de notre flore intestinale, ce grand obstacle au cycle normal de notre vie. Il reste encore d’énormes progrès à réaliser. Mais la médecine expérimentale, de nos jours, avance tellement qu’on a plein droit d’espérer en elle.

En somme, il ne peut être nié que notre nature, à cause de son origine animale, est marquée de nombreuses tares ; mais l’homme, grâce à sa haute culture, est capable de se préparer une existence exempte de terreur et une fin heureuse. Je puis donc conclure, contrairement à J.-J. Rousseau, que tout ce qui sort des mains de « l’auteur des choses » est bien loin d’être parfait, et qu’entre « les mains de l’homme » la nature humaine, au lieu de dégénérer, marche à son perfectionnement, avec l’aide de la science.

 

Élie METCHNIKOFF

 

 


 

 

 

 

 

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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 4 août 2019.

 

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