LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Dmitri Merejkovski

(Мережковский Дмитрий Сергеевич)

1866 — 1941

 

 

 

 

TOLSTOÏ ET LE BOLCHEVISME

(Толстой и большевизм)

 

 

 

 

 

1921

 

 

 

 

 

 

Traduction d’Henri Mongault parue dans la Revue hebdomadaire, 30e année, 1921.

 

 

 

 

 


À l’heure où les événements de Petrograd et de Cronstadt ramènent une fois de plus l’espoir de voir s’effondrer la Russie soviétique, il nous a paru intéressant d’offrir aux lecteurs de la Revue hebdomadaire cette étude sur « Tolstoï et le bolchevisme » due à la plume du célèbre écrivain russe Dmitri Mérejkowski.

Une partie de cette étude a été publiée en 1912 dans l’ouvrage : Sur le chemin d’Emmaüs dont paraîtra bientôt la première traduction française.

Nous rappelons que le dixième anniversaire de l’évasion et de la mort de Tolstoï tombait il y a quelques jours.

 

I

Avec qui est Léon Tolstoï ? Les deux camps, le blanc et le rouge, voudraient bien que son eau allât à leur moulin et s’imaginent que cela est facile. Non, ce n’est pas facile.

Si nous voulons être plus honnêtes que nos ennemis, nous devons le déclarer ouvertement : à quelque mesure qu’on le jauge, éthique, esthétique, politique, métaphysique, Tolstoï n’est pas avec nous. En mettant les choses au mieux, il est entre les deux camps ou au-dessus d’eux.

On admet généralement qu’en éthique, Tolstoï n’est pas avec les bolcheviks, parce que chez lui, la « résistance au mal » est une négation absolue de la violence, tandis que les bolcheviks sont des violents absolus. Mais la négation de la violence sépare Tolstoï tout aussi bien de nous que des bolcheviks ; en fait, nous ne désavouons pas non plus la force, nous opposons la force au mal. Ce n’est qu’une question de mesure : la violence des bolcheviks est démesurée, la nôtre se laisse modérer.

« Ne cuis pas le chevreau dans le lait de sa mère », dit la loi de Moïse. Personne n’a jamais mangé ce mets maudit avec plus d’appétit que les bolcheviks. Mais nous aussi nous mangeons le chevreau en le cuisant autrement. Tolstoï, lui, ne mange pas de « viande de boucherie » ; peu lui importe donc comment celle-ci est cuite. La question de mesure dans l’emploi de la force n’existe pas pour lui. En tous cas, ce n’est pas sous le rapport de la mesure morale que nous le détacherons des bolcheviks et l’attirerons à nous.

Socialement, politiquement, Tolstoï est un « capitaliste et pomièchtchik[1] » ; toute sa chair est la vieille chair de la Russie. Mais lui aussi la mutile, l’estropie, l’immole avec la même fureur aveugle que les bolcheviks. Rien dans cette chair n’a été épargné par eux ; par lui non plus. Toute la Russie a été jetée, telle une bûche sèche, dans le foyer de la révolution universelle. Et Tolstoï ne l’y eût point jetée, eût été saisi d’effroi, eût compris que le corps de la Russie était celui de sa mère ? Dans ses conceptions sociales et politiques, nous ne trouvons pas un seul mot qui nous permette une telle assertion.

Mais c’est dans l’esthétique et la métaphysique que Tolstoï se rapproche le plus des bolcheviks. Laissons de côté les enseignes officielles de la « prolétoculture », les criailleries des faiseurs de dupes : dans son essence même, dans cette vague populaire qui l’a soulevé et le porte encore, qu’est-ce que le bolchevisme ? Négation de toute civilisation, déclarée complication maladive et antinaturelle ; désir de simplification, c’est-à-dire, en définitive, aspiration métaphysique vers la sauvagerie. Or, tout le génie de Tolstoï n’est-il pas fait de semblable aspiration ?

« Vous avez des traits de notre commune sauvagerie tolstoïenne ; ce n’est pas pour rien que Féodor Ivanovitch se tatouait », écrit Léon Nicolaïevitch à sa tante Alexandra Andreïevna.

Féodor Ivanovitch Tolstoï, le fameux Américain, l’« Aléoute » de Griboiedof[2], suivit à la lettre les conseils de Jean-Jacques Rousseau et se « simplifia » jusqu’à se faire sauvage.

Ce qui chez l’ancêtre n’était qu’extravagance est devenu sagesse chez le descendant. La « sauvage » sagesse tolstoïenne nie ou tout au moins déprécie tout ce qui est convenu, artificiel, créé par l’homme, — c’est-à-dire en fait toute la civilisation — et sanctionne tout ce qui est simple, naturel, élémentaire, sauvage.

Des blocs de pierre gisent les uns sur les autres à l’état primordial, sauvage, c’est bien ainsi ; mais voici qu’ils ont été posés les uns sur les autres, c’est déjà moins bien ; enfin les voilà scellés par le fer ou le ciment, et c’est tout à fait mal. Un édifice s’élève, — palais, caserne, prison, douane, hôpital, abattoir, maison publique, académie, qu’importe ? — toute construction est un mal, ou tout au moins un bien douteux.

La première « sauvage » idée tolstoïenne à la vue de toute construction, complication, élévation, est de simplifier, abaisser, aplanir, démolir, détruire, de manière à ce qu’il ne reste pierre sur pierre et que tout redevienne sauvage, simple, plat, lisse, net. La nature est simplicité, la civilisation, complexité. Retourner à la nature, c’est simplifier le complexe, supprimer la civilisation.

Supprimer l’ancienne culture pour en créer une nouvelle, disent les bolcheviks. Mais tous leurs dires ne sont que billevesées, duperie ou ignorance, et leurs actes sont, hélas ! des réalités. Il faut leur rendre justice, le monde n’a jamais connu de tels destructeurs.

Die Lust der Zerstörung ist eine schaffende Lust. « La joie de détruire est une joie créatrice » : formule bakouninienne, léninienne, tolstoïenne, pougatchovienne, razinienne, éternellement russe. Si destruction signifie création, pourquoi craindre de détruire ? Il suffit de détruire le vieux pour que le nouveau se crée et grandisse de soi-même. La création est involontaire ; mais volontaire, la destruction infinie.

Nous croyions que la Russie était une maison ; non, c’est une tente : le nomade a dressé la tente, puis l’a repliée et s’est enfoncé dans le steppe. Le steppe nu, uni, patrie des Scythes nomades. Qu’une arête en interrompe la monotonie, qu’un point noir, si minuscule soit-il, s’y dresse, tout sera aplani, abaissé, réduit en cendres, foulé aux pieds par la horde scythe. La soif du large, de l’uni, du nu — cette vieille passion scythe — est identique chez Araktcheief, Bakounine, Pougatchef, Razine, Lénine, Tolstoï. Ils ont aplani, nivelé la Russie ; ils aplaniront l’Europe, ils nivelleront l’univers.

Ils ont anéanti la civilisation russe, ils anéantiront la civilisation universelle. Tout comme Lénine, Tolstoï s’est gaussé des « fruits de la civilisation » et ces fruits se sont ridés et avec eux tous les fruits de la terre : la terre n’enfante plus et les hommes meurent de faim.

L’aspiration russe vers la sauvagerie peut-elle devenir une aspiration universelle ? Oui. Si la Russie a Tolstoï, l’Europe a Rousseau. Rousseau et Tolstoï apparaissent à l’aube de deux révolutions. Et peut-être d’une seule, la révolution universelle ?

Le retour de la civilisation à la sauvagerie est un recul, une réaction. Toute révolution politique et sociale a pour point de départ une réaction métaphysique : voilà par où elle se précipite dans la sauvage l’erreur et dans la réaction.

De Rousseau à Tolstoï, l’« aspiration vers la sauvagerie » s’accroît et s’élargit comme une fissure volcanique, comme un gouffre sans fond. Et voici l’Europe, et voici l’univers, au bord de cet abîme.

L’élément est impersonnel. Qui oppose la civilisation au principe élémentaire, sauvage, oppose le personnel à l’impersonnel. Aspirer à la sauvagerie, c’est aspirer à l’impersonnalité. Voilà pourquoi Tolstoï abolit Napoléon, éclipse ce soleil de la personnalité, comme un nuage d’eaux diluviennes éclipse le soleil dans le ciel. En place d’un radieux soleil, les innombrables petits et obscurs « soleils-atomes », les « sphériques » de Platon Karataïef[3], les gouttes d’eau nombreuses de ce déluge social qui déjà une fois a failli engloutir le monde et veut de nouveau l’engloutir. Le soleil napoléonien a dispersé la première nuée diluvienne : quel soleil dissipera la seconde ? Que le déluge égalise hauteurs et bas-fonds, tel est le désir de Tolstoï et de Lénine.

Autrefois, c’était Rousseau, aujourd’hui c’est Tolstoï qu’absorbent non seulement la Russie, mais toute l’Europe, tout l’univers, comme la terre desséchée boit la pluie diluvienne.

 

Dans les creux des rochers, jadis les troglodytes

Sauvages et craintifs cachaient leur nudité,

 

a écrit Schiller.

Et les nouveaux troglodytes se dissimulent au sein de la civilisation. Le bolchevisme, c’est la sauvagerie, mais les sauvages civilisés sociables tendent vers les sauvages primitifs : l’Europe ensauvagée, vers la sauvagerie russe.

Le bolchevisme, c’est la barbarie ; mais la civilisation fatiguée est avide de barbarie, comme un homme qui étouffe a soif d’air.

Le bolchevisme, c’est la bestialité, mais « quand je lis Rousseau, j’ai envie de me mettre à quatre pattes et de me sauver dans les bois » (Voltaire). La vue des bolcheviks a donné à l’Europe le désir de se sauver dans les bois.

Le bolchevisme, c’est la nudité ; mais « dépouillons-nous et mettons-nous à nu », propose l’Europe, tel le cadavre dans le conte de Dostoïevski : Bobok.

Le bolchevisme, c’est la peste ; mais l’Europe entière est depuis longtemps déjà « un festin pendant la peste ». Le bolchevisme, c’est la fin du monde ; mais le monde désire sa fin.

Le bolchevisme, c’est le suicide de l’Europe. Tolstoï en a été l’instigateur ; Lénine le consomme.

II

Ainsi donc, les bolcheviks ont raison ? Ce n’est pas avec nous, mais avec eux qu’est Tolstoï. Est-ce la conclusion dernière ? Non pas.

La politique, l’éthique, l’esthétique, la métaphysique, toutes ces valeurs ne sont pour Tolstoï ni les dernières, ni les plus élevées. Pour lui, la norme suprême, c’est la religion. Avec qui est Tolstoï ? Cette question ne peut se résoudre que dans la religion. Ce n’est que parce que nous avons abandonné la religion, que lui, nous a abandonnés : et tant que nous ne reviendrons pas à elle, lui non plus ne reviendra pas à nous.

« La non-résistance au mal par la violence », cette vérité, douteuse en éthique, devient indubitable en religion. D’une plus grande violence à une plus petite, tel est le chemin moral, tandis que le but religieux, c’est la négation absolue de la violence. Les bolcheviks s’engagent sur une route opposée et poursuivent un but contraire : de la moindre violence à la plus grande, jusqu’à l’affermissement absolu de la violence. Voilà pourquoi ils « cuisent le chevreau dans le lait de sa mère ». Ce n’est pas une autre éthique, mais une autre religion. Si nous comprenons cela, Tolstoï sera avec nous.

Pour Tolstoï, la vieille chair de la Russie est morte en politique, mais vivante en religion. « Je ne me sépare pas de la vieille femme qui croit en saint Vendredi. Je tiens sa foi pour réelle, parce que je sais qu’elle ne saisit l’absurdité de la conception de « Vendredi » en tant que Dieu, et qu’elle regarde de tous ses yeux et ne peut voir davantage. Elle regarde là où il faut, elle cherche Dieu et Dieu la trouvera. Au reste, si je me sens pleinement d’accord avec la foi naïve et sincère des gens du peuple, je ne le suis pas moins avec la foi selon l’Église. » Si nous comprenons cela, nous comprendrons aussi pourquoi Tolstoï n’eût pas jeté, telle une bûche au brasier de la révolution, le corps de sa mère la Russie.

En métaphysique, l’aspiration de Tolstoï vers la « sauvagerie » est un abîme sans fond, la fin de toute civilisation ; mais en religion, c’est à la fois la fin de l’ancienne civilisation et la création d’une nouvelle. Il n’y a pas de civilisation sans religion, de même qu’il n’y a pas de gisements de chaleur solaire — les houillères — sans soleil. Le retour de la civilisation à la religion, c’est le retour de l’ardeur du charbon à la chaleur solaire. Ce n’est pas une négation, mais une confirmation supérieure de la civilisation.

Sur le tertre de Yasnaïapoliana où Tolstoï jouait dans son enfance, il fonda « l’ordre du salut du monde » et enfouit une « baguette verte », croyant que lorsqu’on la déterrerait descendrait sur terre le royaume de Dieu. Si c’est une légende, elle exprime l’essence la plus profonde de Tolstoï : l’enfance considérée comme le royaume de Dieu. « Si vous ne vous convertissez pas et ne devenez pas semblables à des enfants, vous ne pourrez pas entrer au royaume des cieux. » L’âge d’or — l’enfance du monde — est-il dans le passé ? Non, mais dans l’avenir. Quand nous nous convertirons, nous deviendrons semblables à des enfants et croirons au miracle, alors nous déterrerons la Baguette Verte et sur la terre descendra le royaume de Dieu.

Ce n’est déjà plus là une réaction métaphysique, mais une révolution religieuse, la plus grande de toutes les révolutions. Et si toutes les révolutions se sont précipitées dans la Terreur, c’est qu’elles n’avaient pas derrière elles cette religion.

La politique de Lénine est un levier d’acier de la destruction infinie ; la religion de Tolstoï est la Baguette Verte, le rameau de l’Arbre de Vie, bâton magique de la création infinie. Voilà pourquoi ce n’est pas un mensonge métaphysique, mais un sacrilège religieux que d’accoupler Tolstoï à Lénine. Et de nouveau, si nous comprenons cela, Tolstoï sera avec nous.

En métaphysique, Tolstoï tend ouvertement vers l’impersonnalité, mais en religion, il aspire secrètement vers la Face unique. De sa foi réelle en la Face unique témoigne la comtesse Alexandra Andreïevna, qui, mieux que personne, a connu sa croyance. Il a cru, mais n’a pas su le dire. « On ne peut pas dire sa croyance... Dès qu’on l’exprime, c’est un sacrilège. » C’est peu de dire, il faut dire et agir. Et maintenant, qui dira et agira ? Mais, si même il s’est tu, nous savons pourtant qu’il est avec Celui dont on ne peut prononcer le nom.

Il est avec Lui, mais nous, avec qui sommes-nous ? Seule la réponse à cette question permettra de savoir si Tolstoï est ou n’est pas avec nous.

« Saint Léon, priez Dieu pour nous ! » La comtesse Alexandra Andreïevna a prédit qu’elle adresserait un jour cette invocation à son neveu.

Est-il saint ? Non, malgré toute sa grandeur, il est pécheur comme nous. N’est-ce pas pour cela que nous l’aimons plus que les saints ?

Quand les saints meurent, ils montent droit au ciel, mais les pécheurs passent par le purgatoire. Le bolchevisme russe, c’est le purgatoire de Tolstoï. C’est du feu de ses péchés que brûle en ce moment toute la Russie, mais elle ne sera pas réduite en cendres : la Baguette Verte la sauvera. Seuls les péchés seront consumés dans les flammes du purgatoire et de ces flammes sortira la sainte Russie, sortira saint Léon.

« Saint Léon, priez Dieu pour nous ! » Tant que nous ne proférerons pas cette invocation, nous ne sauverons pas la Russie.

 

Dmitri MEREJKOWSKI.

Traduit sur le manuscrit par Henri MONGAULT.

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 8 novembre 2016.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Propriétaire foncier.

[2] Écrivain russe, auteur de la célèbre comédie l’Inconvénient d’avoir de l’esprit.

[3] Philosophe russe.