LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Dmitri Merejkovski

(Мережковский Дмитрий Сергеевич)

1866 — 1941

 

 

 

 

LA FUITE EN ÉGYPTE

 

 

 

 

1923

 

 

 

 

 

 

Paris, Revue politique et littéraire, t.6, année 61, 1923.

 

 

 


I

Un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends l’Enfant et sa Mère, et t’enfuis en Égypte. » (Math., II, 13.)

Le Christianisme commença par la fuite en Égypte. Et si le Christ n’est pas mort pour toujours dans le cœur des hommes, s’il doit y renaître de nouveau, Il fuira en Égypte.

II

Aux confins du désert se dressent comme d’éternels jalons, annonciateurs du mystère de l’Égypte, les Pyramides et le Sphinx.

La pyramide, en grec : pyramis, en égyptien : pir-m-us, signifie : Sortie de la terre, Résurrection. Et le titre du Livre des Morts, le livre égyptien par excellence, Pir-m-haru, signifie : Sortie à la lumière des ténèbres de la mort à la lumière de la Résurrection.

III

Quant aux deux noms égyptiens du Sphinx, l’un, Hor-Harmakhitu, signifie : Dieu du soleil levant, l’autre, Chepra : devenir (Werden), sortir du néant à l’être, ressusciter.

Voilà pourquoi, aux confins du désert, royaume de la mort, le Sphinx lève la tête pour apercevoir le premier le Soleil ressuscité.

IV

Lorsque la Mère avec l’Enfant fuyait en Égypte, lasse d’avoir marché tout le jour, ne se reposait-elle pas à l’ombre des Pyramides, au pied du Sphinx ? Et les noirs triangles des éternels sépulcres ne se profilaient-ils pas dans le ciel étoilé au-dessus de la Mère et de l’Enfant ? La face de pierre du Dieu-Bête ne leur souriait-elle pas ?

V

« Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem. » « Commence, enfant, à reconnaître ta mère avec le premier sourire », dit la prophétie messianique de Virgile.

Sourire de l’Enfant et du Sphinx : un seul et même mystère est en ces deux sourires. Toute l’Égypte n’attendait que Lui, ne pensait qu’à Lui, au Dieu venu sur la terre pour mourir et ressusciter.

VI

Chaque peuple est grand par ce qu’il trouve. Qu’a trouvé l’Égypte ? Dieu.

« Les Égyptiens sont les plus pieux des hommes », dit Hérodote. « Ils ont enseigné à presque tout l’Univers à adorer les dieux : nous savons que les immortels ont habité, et maintenant encore, habitent en Égypte », dit un helléniste païen du IVe siècle après J.-C. « Notre terre est le sanctuaire de tout l’univers », dit Hermès Trismégiste.

La sainte Égypte est la patrie de Dieu. « Les colonnes de la religion furent élevées en Égypte : voilà qui est plus haut, plus éternel que les Pyramides. » (Rozanov.)

C’est là, dans la religion, que se manifeste notre première opposition avec l’Égypte. Elle a trouvé Dieu, nous l’avons perdu ; elle a élevé les colonnes de la religion, nous les avons détruites : elle est la très pieuse, nous sommes les très impies.

VII

S’il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas d’Égypte et tout est comme s’il n’y en avait jamais eu. Mais si Dieu existe et s’il est tout, l’Égypte existe elle aussi et jusqu’aujourd’hui elle est en tout. Dans le premier cas les Égyptiens, « les plus sages des hommes », selon Hérodote, sont des fous ; dans le second cas, c’est nous qui sommes fous. Mais dans les deux cas nous et l’Égypte, nous nous infirmons mutuellement ; nous ne pouvons passer l’un devant l’autre avec indifférence ; nous devons ou haïr ou aimer l’Égypte, fuir loin d’elle ou vers elle.

VIII

À la veille de notre grande impiété, le plus grand d’entre nous entra dans la Sainte Égypte. Le premier Napoléon y entra et comprit que « du haut des pyramides quarante siècles nous contemplent ». Plus de quarante siècles : tous les siècles depuis le commencement du monde. Le commencement du monde contemple sa fin.

IX

« Personne n’a vu l’Égypte et tu y entras le premier », dit le grand philosophe russe, Rozanov, un des plus profonds penseurs religieux de notre époque, celui qui écrivit « l’Apocalypse de nos jours ». L’apocalypse est la fin du monde ; l’Égypte en est le commencement. Plus on est près de la fin, plus on est près du commencement.

« Sois en Égypte ! Suis-moi ! », Soloviev, le prophète russe qui a écrit le « Récit de la fin du monde », entendit cet appel mystérieux. Et le prophète européen, Henrik Ibsen, qui prédit « le Troisième règne de l’esprit » à la fin des temps (César et Galiléen) entendit le même appel : « Je t’attendrai comme je l’ai promis », chante Solveig dans sa chaumière du Nord. Et après cela : « En Égypte, devant le Colosse de Memnon à demi enseveli sous les sables. »

« C’est ici qu’il convient de commencer mon chemin », dit Per Gynt.

Là, en Égypte, commence le chemin qui mène vers le « Troisième règne » à la fin des temps.

X

L’Apocalypse prédit le « règne de mille ans des saints sur la terre, le règne de la paix, la fin des guerres à la fin des temps ». Et à leur commencement, en Égypte, on trouve le prototype de ce règne.

De la iiie à la ive dynastie (de 3.300 à 2.400 ans av. J.-C.) pendant mille années, rien en Égypte ne trouble la paix, sinon quelques campagnes contre les nomades à demi-sauvages de la presqu’île de Sinaï.

Si les cent ans de la paix Romaine — pax Romana — nous semblent maintenant encore un miracle, une ère de bonheur unique dans la mémoire de l’humanité, combien plus miraculeuse doit alors nous paraître cette paix millénaire de l’Égypte ?

XI

Une fresque funéraire égyptienne représente la moisson mûre et des moissonneurs avec des faucilles. À côté cette inscription : « Voici la moisson. Doux est celui qui travaille. »

XII

Cet excès de force que les autres peuples prodiguent dans les guerres est absorbé, en Égypte, par le travail paisible. Et si les Égyptiens « ont créé plus de merveilles que tous les autres peuples » (Hérodote), toutes ces merveilles — peintures, sculptures, monuments jamais surpassés, sagesse, légèreté, puissance de vie — sont les merveilles de la paix. Ce n’est que sous le soleil éternellement radieux de la paix qu’a pu mûrir l’Égypte, le fruit de la terre à la céleste douceur.

XIII

« Bon et doux fut mon cœur, c’est pourquoi les dieux m’ont donné le bonheur sur la terre », dit un mort dans une inscription funéraire, et toute l’Égypte aurait pu dire cela d’elle-même.

XIV

Le premier Pharaon de la première dynastie, Ménès (environ 4.000-3.500 ans av. J.-C.) modifia le cours du Nil dans la Haute-Égypte grâce à une gigantesque digue (quosheisch). Elle existe toujours et jusqu’aujourd’hui, répartissant les eaux du Nil, fertilise la contrée. C’est ainsi qu’après dix mille ans, les hommes éprouvent encore les bienfaits du Pharaon Ménès. Son nom est oublié tandis que ceux des César et des Alexandre sont illustres. Mais laquelle a le plus de prix, de leur gloire bruyante ou de la gloire paisible de Ménès ?

XV

J’ai multiplié le froment. J’ai aimé le dieu du seigle.

Nul, sous mon règne, n’a eu faim ni soif.

Les hommes vivaient en paix et en grâce.

C’est ainsi que se glorifie Amenenkhet Ier de la xiie dynastie. Et Ramsès II de la xixe dynastie dit de même : « J’ai durant ma vie obligé l’infanterie et la cavalerie à rester paisiblement dans leurs camps et les glaives et les arcs sont demeurés oisifs dans mes arsenaux. »

Et voici la gloire d’Améné, chef de province : « Pas un enfant ne fut maltraité de mon temps ».

Les siècles effaceront cette gloire ; elle ne sera comprise ni d’Achille, ni même du « doux roi David ». Le soleil de la paix se couchera en Égypte et ne se lèvera plus jusqu’à la fin des temps.

XVI

À la veille même des terribles invasions des nomades asiatiques — les Hyksos — le Pharaon Amenenkhet III ne pense point à la guerre, élève d’admirables monuments, irrigue les déserts. Les Hyksos vinrent, conquirent et asservirent l’Égypte pour cinq siècles. Pour se délivrer des barbares, l’Égypte fut contrainte de faire la guerre. Et lorsque les Hyksos chassés, le grand conquérant Toutmès III « réunit dans sa main le monde entier, du Nil Bleu à l’Euphrate », cette domination universelle resta précaire et fragile. Parfois les vainqueurs eux-mêmes ne semblent point attacher de prix à leur victoire, et perdent en une année le fruit des conquêtes de siècles entiers.

Ne combattant qu’à contre-cœur, ils ne haïssent même pas la guerre, ils la méprisent. Et ce n’est qu’avec une sorte de dégoût instinctif qu’ils semblent toucher le fer, « métal de Set », dieu de la guerre, demi-démon.

XVII

On dirait que l’Histoire tâchant d’enseigner la guerre à l’Égypte n’y parvient pas. Après les Toutmès guerriers, les Aménophis pacifiques ; après Ramsès II, César égyptien, Ramsès III, celui-là même qui se vante de l’oisiveté de ses arcs et de ses glaives.

Et de nouvelles hordes de barbares inondent la paisible contrée : Libyens, Assyriens, Perses, Éthiopiens, Grecs, Romains —tous déchirent le corps sacré d’Osiris. Mais l’Égypte jusqu’au bout reste fidèle à elle-même. Elle sait que « la paix vaut mieux que la guerre » ; c’est la plus populaire et la plus sage de toutes les sentences de la sagesse égyptienne.

Telle est notre seconde opposition avec l’Égypte : nous sommes impies et guerriers ; elle est pieuse et pacifique.

XVIII

Et enfin voici la troisième opposition. Nous vivons, nous nous mouvons dans des espaces infinis, mais notre temps est court. L’étendue de l’Égypte est infime — un lopin de terre, un point, mais ce point se meut sur la ligne infinie du temps. Nous sommes les dévorateurs de l’espace ; l’Égypte est la dévoratrice du temps. Comme le temps est plus synthétique, plus mystérieux et plus profond que l’espace, ainsi l’esprit de l’Égypte est plus profond que le nôtre.

XIX

L’Égypte, « don du Nil », selon l’admirable expression d’Hérodote, est une étroite bande de terre étonnamment fertile, du limon du fleuve, resserrée entre deux déserts, à l’ouest et à l’est. Au nord, la rive du Delta dénuée de ports, et au sud les cataractes du Nil enferment l’Égypte comme des murs infranchissables. Ce resserrement, ce recueillement, cette concentration de la terre se reflètent dans l’esprit de ses habitants. Terre unique, hommes uniques.

XX

La profonde et douce vallée du Nil, abritée de partout, fut le berceau de l’humanité. Descendre signifie en Égyptien : « Revenir dans sa patrie » — descendre dans la vallée du Nil, se coucher dans le berceau.

XXI

Tout l’univers est pour les Égyptiens « la terre noire et rouge », l’humus et le sable du désert. « Terre noire » — Quémet — c’est le nom de l’Égypte elle-même. La noirceur du limon du Nil, humide et brillant comme la vivante prunelle d’Isis — et la rougeur des sables morts ; la vie et la mort côte à côte, non point dans des luttes et des tempêtes subites, mais dans l’éternelle union, dans l’éternelle paix.

XXII

Ici le cycle des phénomènes terrestres est aussi invariablement régulier que le cycle des astres célestes. Chaque année, le même jour, les eaux du Nil commencent à croître, sortent peu à peu de leurs rives, inondant les champs brûlés par la sécheresse de l’été et de la mort, engendrent la vie. Et au même jour elles commencent à décroître, rentrent dans leur lit jusqu’au nouveau débordement de l’année suivante.

Ces crues et ces décrues sont régulières, lentes et calmes comme la respiration d’un enfant qui dort.

L’esprit des hommes a reçu l’empreinte de ce calme et de cette éternité de la nature.

XXIII

« Ce qui n’est pas éternel n’est pas vrai », dit Hermès Trismégiste. L’éternelle Égypte est la vérité éternelle.

XXIV

Toute jeunesse passe. Seule, la vieille Égypte fleurit d’une jeunesse immortelle.

XXV

Les livres sacrés égyptiens de l’époque gréco-romaine répètent exactement les inscriptions des pyramides infiniment plus anciennes que les pyramides elles-mêmes. C’est comme si nous répétions les paroles non pas même d’Abraham, mais des hommes d’avant le déluge.

Et non seulement les livres, les rites, les croyances, mais même les détails de la vie quotidienne, les expressions du visage, les attitudes, le son de la voix restent presque immuables.

XXVI

Selon Hérodote, la lamentation des Maneros — chant funèbre d’Isis sur Osiris — se chantait sous la xxviie dynastie exactement de même que sous la première : durant trois mille années pas un son ne changea.

Dans les images sacrées le dieu Ammon relève la main droite avec le fléau ; l’enfant Hor approche son doigt de sa bouche, comme les petits enfants qui tètent — et tous deux restent ainsi, immobiles, pendant des milliers d’années. Mais cette immobilité n’est pas celle d’un corps dans le cercueil, c’est celle du grain vivant dans la terre ou de l’enfant dans le ventre de sa mère ; c’est l’immobilité, le calme du midi rayonnant, la Vie parfaite dans le calme parfait, la vie éternelle dans la paix éternelle.

XXVII

— Vous vous êtes mis à croire à la future vie éternelle ?

— Non pas à la future vie éternelle, mais à la vie éternelle présente. Il y a des moments. Vous y parvenez et le temps tout à coup s’arrête et c’est l’éternité.

— Vous espérez parvenir jusqu’à un tel moment ?

— Oui.

— Je doute que de notre temps cela soit possible. Dans l’Apocalypse l’Ange jure qu’il n’y aura plus de temps.

— Je le sais. C’est très juste, très net, très précis. Lorsque l’homme entier atteindra au bonheur, il n’y aura plus de temps parce qu’il n’en aura plus besoin. C’est une pensée très juste.

— Où donc cachera-t-on le temps ?

— On ne le cachera nulle part. Le temps n’est pas un objet, mais une idée. Elle s’éteindra dans l’âme. (Entretien de Stavroguine et de Kirillov dans les Démons de Dostoievsky.)

XXVIII

Là-bas, derrière cette colline de sable de Khenunzuten (Heracleopolis), dans cette anse du Nil, chaque matin comme au premier jour de la création, sort de la corolle entr’ouverte du lotus bleu, l’enfant nouveau-né, le dieu-Soleil, Rà. Et alors l’homme tout entier est heureux : « il n’est plus besoin de temps ; le temps s’arrête : c’est l’instant immobile de l’éternité, c’est la vie éternelle présente ».

XXIX

« Ce qui nous frappe d’abord et surtout dans tout ce qui est égyptien, c’est un extraordinaire silence » (Spengler). La plus haute perfection des sciences mathématiques dans l’architecture, dans la construction des canaux, dans les calculs astronomiques et pas un manuel de mathématiques ; une législation qui sert de modèle à l’Empire Romain (ce n’est point sans raison que Jules César rêve de faire d’Alexandrie la capitale du monde) et pas un recueil de lois ; une sagesse insondable et aucune philosophie.

Là encore nous nous opposons à l’Égypte. Dans tout ce qui est égyptien notre rationalisme est absent, parce qu’absente est notre mécanique morte. Tout y est vivant, animal, végétal, et tout croit, vit, respire silencieusement.

Nos tonneaux vides roulent avec un bruit assourdissant, mais les « eaux de la vie » en Égypte coulent silencieuses ; notre maison s’écroule avec fracas et la moisson égyptienne mûrit doucement. Nous détruisons en bavardant, et l’Égypte crée en se taisant.

Voilà d’où vient cet extraordinaire silence, ce mutisme de l’Égypte.

« Pays muet et immobile et mort. » (Lermontov.)

Non pas : pays vivant, mais d’autant plus muet qu’il est plus vivant.

XXX

Paroles d’une prière à Thot, dieu de la sagesse : « Source dans le désert, scellée pour ceux qui parlent, ouverte pour ceux qui se taisent ! »

Verset d’un hymne au dieu du Soleil, Ammon-Rà : « Le bruit est détesté de Dieu. Hommes, priez en silence ! »

C’est ainsi que l’Égypte est muette en attente du Verbe qui vient.

XXXI

Elle vit dans le temps, mais si doux est son vol au-dessus d’elle qu’elle le sent à peine ; elle vit dans le temps comme dans l’éternité.

Voilà pourquoi les Égyptiens n’ont pas d’Histoire, au sens que nous donnons à ce mot. Leur sentiment du temps lui-même n’a pas encore évolué ; il est faible, confus et comme émoussé en comparaison du nôtre, si aigu et qui s’aiguise toujours vers cette suprême acuité prédite par l’Ange de l’Apocalypse : « Il n’y aura plus de temps ».

XXXII

Les Égyptiens semblent n’être pas encore tout à fait nés. On dirait que leurs âmes ne sont pas encore complètement incarnées, définitivement tombées de l’autre monde en celui-ci, de l’éternité dans le temps.

XXXIII

Nos recherches historiques, lorsqu’elles sondent l’abîme de l’antiquité égyptienne, n’en touchent pas le fond. A-t-il un fond, cet abîme ?

XXXIV

D’après les plus récentes recherches (de Morgan, Maspero), l’Égypte des pyramides n’est point le commencement, mais la fin et peut-être la décadence d’une Égypte plus ancienne. Sa première apparition dans l’Histoire est déjà parfaite et, en partie, surpasse même toutes ses manifestations ultérieures. Son évolution préhistorique est pour le moins aussi longue que les quatre mille ans de son histoire.

S’il en est ainsi, Platon ne se trompe pas de beaucoup en assurant que les arts y existaient dix mille ans avant les Grecs.

XXXV

On ne trouve chez les indigènes de l’âge de pierre habitant la vallée du Nil aucun indice de leurs rapports avec l’ancienne Égypte (de Morgan). Entre l’Égypte des pyramides et l’âge de pierre, il y a un vide, une interruption non comblée par toutes nos recherches historiques.

XXXVI

L’apparition de l’Égypte est subite ; lorsqu’elle apparaît à l’horizon de l’Histoire elle est parfaite comme le disque du soleil levant : au delà de la ligne de l’horizon il est le même que dans le ciel.

XXXVII

La soudaine apparition de l’Égypte confond toutes nos idées sur le Progrès, l’Évolution de l’humanité. D’après ces théories, les ténèbres seraient derrière, la lumière devant nous et nous marcherions des ténèbres vers la lumière. Mais voici que la marche de l’Égypte est inverse ; elle vient d’on ne sait quelle grande lumière. Plus on recule dans le passé et plus elle est vive, comme si sa source même était là, dans l’abîme des âges. Quelle est donc cette lumière ? D’où vient-elle ? Qu’y a-t-il au fond de cette insondable, de cette vertigineuse antiquité ?

XXXVIII

Notre sonde n’en touchera jamais le fond. L’homme est-il sorti des pattes du singe ou des mains de Dieu ? Nous n’en serons jamais nécessairement convaincus. Mais plus nous reculons dans le passé et plus évidente est la trace de Dieu sur l’homme. La trace du Paradis est sur les visages égyptiens.

XXXIX

« Vous, Hellènes, vous êtes d’éternels enfants. Il n’y a pas un vieillard parmi vous. Vous n’avez aucune tradition, aucun souvenir de l’antiquité lointaine », dit à Solon l’Athénien le vieux prêtre de Saïs (Platon, Timée). Il explique cette absence de mémoire de la nouvelle humanité par les déluges et les conflagrations universelles qui ont maintes fois exterminé le genre humain. Il n’y en eut pas en Égypte et c’est là seulement que se conserva le souvenir de la jeunesse du monde d’avant ces cataclysmes antiques.

« Il y eut jadis, en face de ce détroit que vous appelez les Colonnes d’Hercule, une île, une terre plus grande que la Libye et l’Asie-Mineure réunies. Elle s’appelait l’Atlantide. » C’est ainsi que le même prêtre de Saïs rapporte une des plus anciennes légendes de l’Égypte. Les Atlantes, habitants de l’île, étaient des « fils des dieux » (Platon, Critias).

« En ce temps-là il y avait sur la terre des géants, surtout depuis le temps où les fils de Dieu descendirent vers les filles des hommes et qu’elles leur eurent donné des enfants. Ce sont ces puissants hommes qui, de tout temps, ont été des gens de renom », dit le livre de la Genèse (VI, 4) semblant faire écho à l’Égypte.

« Lorsque la nature divine des hommes se fut graduellement épuisée en se mêlant à la nature humaine et que celle-ci eut entièrement pris le dessus, les hommes furent pervertis », continue le prêtre de Saïs dans le dialogue de Platon. « Les sages voyaient bien la méchanceté des hommes, mais les insensés s’imaginaient avoir atteint le sommet de la vertu et du bonheur, alors qu’une folle soif de richesses et de puissance les dévorait... Et Zeus décida de punir la race pervertie des hommes. »

« Et l’Éternel, voyant que la malice des hommes était très grande sur la terre... en eut un grand déplaisir dans son cœur. Et il dit : J’exterminerai les hommes de dessus la terre » (Genèse, VI, 6-7).

Les deux récits ont la même fin. Le dieu égyptien Atoum dit : « Je détruirai tout ce que j’ai créé ; je submergerai la terre et la terre deviendra de nouveau de l’eau. » — « Les eaux du déluge vinrent sur la terre et toute chair expira » (Genèse VII, 10-21). — « Il y eut de grands cataclysmes, des déluges et en un jour, en une nuit, l’île Atlantide disparut dans les profondeurs de la mer. » (Platon, Timée).

XL

« Les Atlantes étendirent leur domination jusqu’aux limites de l’Égypte », dit Platon (Critias). Et d’après Hérodote : « Il y eut une route allant de Thèbes aux Colonnes d’Hercule » — à l’Atlantide.

Ainsi, dans cette antique légende, le premier balbutiement peut-être de l’humanité, l’origine de notre monde est liée à la fin de quelqu’autre monde. Et le lien entre eux, c’est l’Égypte.

XLI

Si dans la légende de l’Atlantide nous ne trouvons aucune trace de vérité objective, historique, nous y trouvons cependant une trace de vérité subjective, religieuse : c’est l’eschatologie païenne du commencement du monde, de la Genèse, si contradictoirement semblable à l’eschatologie chrétienne de la fin — à l’Apocalypse.

XLII

La lumière de l’Atlantide : voici ce qui est au fond de la vertigineuse, de l’effroyable antiquité, de l’éternité égyptienne.

XLIII

Qu’est-ce que l’ « Atlantide » ? Légende ou prophétie ? Fut-elle ou bien sera-t-elle ?

Les Atlantes sont les « fils des dieux » ou, comme nous le dirions aujourd’hui, des hommes-dieux. « L’homme s’exaltera d’un orgueil titanique, divin et alors viendra l’Homme-Dieu », dit Ivan Karamazov, dans Dostoievsky. De qui cela est-il dit ? des Atlantes ou de nous ? Nous aussi, ne sommes-nous pas des « fils de dieux » condamnés à l’avance, possédés d’un fol orgueil, altérés de grandeur et de puissance surhumaines, révoltés contre Dieu ? Et une fin pareille à celle de l’Atlantide ne nous attend-elle pas ?

XLIV

« Ainsi, nous inclinant lentement et nous refroidissant, nous approchons de notre commencement.

(Pouchkine)

Nous approchons du commencement et de la fin, car la fin des temps coïncide avec leur commencement dans le cercle de l’Éternité.

XLV

Voilà pourquoi « personne n’a vu l’Égypte et tu seras le premier ». Le premier de nous y entrera celui qui est le plus près de l’Apocalypse.

XLVI

Et voilà pourquoi l’Égypte nous fait cette double impression : d’une infinie antiquité et d’une nouveauté également infinie.

XLVII

Memphis et Héliopolis sont plus près de l’avenir, plus « apocalyptiques » que toutes nos cités contemporaines. Les aiguilles de pierre des obélisques sur les places de Constantinople, de Rome, de Paris, de New-York et de Londres sont d’éternels jalons sur la route de l’humanité, route de l’Atlantide vers l’Apocalypse.

XLVIII

Lorsqu’aux jours les plus noirs de la Terreur bolcheviste, en décembre 1918, dans les salles non chauffées de la Bibliothèque Nationale de Pétersbourg où l’encre gelait dans les encriers, je feuilletais les énormes volumes de l’Expédition de Bonaparte, de Champollion et de Lepsius, avec les planches des peintures et des sculptures égyptiennes, je n’y aurais rien compris si là même, à côté de moi, je n’avais vu s’accomplir « l’Apocalypse de nos jours ».

XLIX

Je me rappelle, dans mon enfance, sous le ciel vert et transparent d’un jour de février, au-dessus de la nappe brumeuse et blanche de la Néva, les faces de granit rose, poudrées de givre, des Sphinx. Avec quelle avidité les contemplais-je ! Comme je voulais savoir à quoi ils songent !

Et aujourd’hui encore je voudrais le savoir — savoir ce qu’ils pensent de tout ce qui se passe autour d’eux. Leurs yeux de pierre ne voient-ils pas plus avant que tous les yeux vivants dans le mystère de l’avenir ?

L

La fin de l’Atlantide, le commencement de l’Égypte, c’est la fin du premier monde et le commencement du second. L’Apocalypse, c’est la fin du second et le commencement du troisième, car en trois mondes s’accomplit le mystère de Trois.

LI

Que l’Égypte soit la seule voie vers ce mystère, nous le comprendrons un jour si le Christ n’est pas mort dans nos cœurs.

Et voilà ce que signifie notre fuite en Égypte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 14 août 2013.

 

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