LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Dmitri Merejkovski
(Мережковский Дмитрий Сергеевич)
1866 — 1941
Zinaïda Hippius
(Гиппиус Зинаида Николаевна)
1869 — 1945
Dmitri Filosofov
(Философов Дмитрий Владимирович)
1872 — 1940
LE TSAR ET LA RÉVOLUTION
1907
Paris, Société du Mercure de France, 1907.
TABLE
Tôt ou tard se produira un choc entre l’Europe et la révolution russe, non pas entre tel ou tel peuple européen, mais bien entre l’Europe entière et la révolution — ou l’anarchie russe. On ne peut, en effet, préciser encore ce qui se passe actuellement en Russie. Est-ce un changement dans la constitution de l’État ? Est-ce le rejet de toute forme connue de gouvernement ? Dès maintenant, en tout cas, il est évident qu’une partie dangereuse se joue non seulement pour nous, Russes, mais aussi pour vous, Européens. C’est avec crainte et grande attention que vous suivez cette révolution, mais pas avec assez d’attention ni de crainte : ce qui se passe chez nous est plus redoutable qu’il ne paraît.
Nous brûlons, il n’y a pas de doute ; mais brûlerons-nous seuls et ne vous embraserons-nous pas ? On en peut douter.
Tous les événements de notre révolution sont connus en Europe jusqu’aux plus petits détails, mais leur sens intime échappe. L’Europe voit le corps, elle ne voit pas l’âme de la révolution russe. Cette âme, l’âme du peuple russe, demeure une éternelle énigme pour l’Europe.
Nous vous ressemblons comme la main gauche à la main droite. La main droite et la main gauche ne peuvent pas se superposer exactement. Il faut en retourner une pour superposer les deux mains. Ce qui est chez vous est chez nous, mais dans l’autre sens ; la Russie est l’envers de l’Europe. Pour parler la langue de Kant, votre domaine est dans le phénoménal, le nôtre dans le transcendant ; pour parler la langue de Nietzsche, en vous — Apollon, en nous — Dionysos ; votre génie c’est la mesure — le nôtre l’excès. Vous savez vous arrêter à temps ; arrivés au mur, vous faites le tour ou vous revenez ; nous nous brisons la tête contre le mur. Il nous est difficile de nous remuer, mais une fois partis, nous ne nous arrêtons plus ; nous ne marchons pas, nous courons ; nous ne courons pas, nous volons ; nous ne volons pas, nous « tombons les talons en l’air » selon l’expression de Dostoiewsky. Vous aimez le juste milieu, nous aimons les extrêmes ; vous êtes sobres, nous nous enivrons toujours ; vous êtes justes, nous sommes sans loi ; vous savez « sauver votre âme », nous cherchons toujours à perdre la nôtre. Vous possédez la Cité du présent, nous sommes les chercheurs de la Cité de l’avenir. Enfin au-dessus de la plus grande liberté que vous puissiez avoir, vous reconnaissez la puissance de l’État ; nous, au fond de notre esclavage, nous n’avons jamais cessé d’être en secret des rebelles et des anarchistes. Pour vous la politique est de la science, pour nous de la religion. Le raisonnement et le sentiment nous ont souvent poussés jusqu’à la négation absolue, jusqu’au nihilisme ; mais notre volonté la plus occulte fait de nous des mystiques.
Dans la littérature russe, surtout dans ses deux principales sommités, Tolstoï et Dostoiewsky, ce principe fondamental de l’âme russe, la volonté mystique, vous avait été en partie révélé, mais seulement en partie. Pour le comprendre entièrement c’est peu de nous lire, il faut nous vivre. Cela est difficile et redoutable, je le répète, plus redoutable que vous ne pensez. Nous sommes votre danger, votre plaie, l’aiguillon de Satan ou de Dieu enfoncé dans votre chair. Nous vous ferons souffrir ; mais en fin de compte pour votre plus grand bien, car nous nous sommes nécessaires l’un à l’autre comme la main gauche à la main droite.
Dans ce livre nous essayerons de démontrer que le sens intime de la révolution russe n’est pas compréhensible sans une analyse religieuse.
L’autocratie et l’orthodoxie sont les deux moitiés d’un tout religieux, tout comme la papauté et le catholicisme. Le tsar n’est pas seulement le tsar, chef de l’empire, mais aussi le chef de l’Église, le pontife, l’Oint du Seigneur. Il n’en est peut-être pas ainsi historiquement, mais, du point de vue mystique, il faut admettre que le tsar est le vicaire du Christ, comme le pape ; César et pape à la fois. L’autocratie est l’affirmation de la chose sainte absolue. Dans l’ordre des idées religieuses — et la principale particularité de l’âme russe, la volonté mystique, ne nous permet pas de sortir de cet ordre — la négation d’un absolu ne peut être que l’affirmation de son contraire. Sainteté contre sainteté. L’autocratie est une religion, la révolution en est une aussi. C’est ce que s’avouent le moins les révolutionnaires eux-mêmes. Dans leur conscience, ils sont athées. Le nom de Dieu leur est odieux parce qu’il est lié avec l’orthodoxie et l’autocratie, c’est-à-dire avec ce qui froisse leurs sentiments véritablement, bien qu’inconsciemment, religieux. Pour eux la religion signifie réaction. Et ils ont raison, si ce n’est en vérité positive, du moins en vérité négative religieuse. En Russie plus que partout au monde, les choses du diable, le mensonge et le meurtre, se sont couvertes du nom de Dieu. Le diable chez nous a volé le nom de Dieu. À tel point que confesser sa croyance en Dieu signifie servir le diable. Ainsi, dans nos églises orthodoxes, au moment le plus solennel du service divin, pendant l’interruption du chant des Chérubins, terrible par sa grandeur, à l’élévation du Ciboire avec les Saintes Espèces, le prêtre dit : le très pieux, le plus autocrate, le plus grand souverain empereur, et le Sang du Christ se mêle au sang humain, versé par le tsar — « Bête apocalyptique ». En comparaison d’un tel sacrilège l’irréligion des révolutionnaires ne semble-t-elle pas une chose presque sainte ?
Si l’on prête attention, non à ce que ces derniers disent, mais à ce qu’ils font, on s’apercevra nécessairement que ces athées sont vraiment des saints. Depuis les premiers martyrs chrétiens, il n’y a pas eu de gens qui moururent ainsi ; — comme dit Tertullien, « ils volent à la mort comme les abeilles au miel ».
La révolution russe n’est pas seulement politique, elle est religieuse. Voilà ce que comprend très difficilement l’Europe, pour qui la religion est depuis longtemps chose politique.
Vous jugez d’après vous-mêmes. Il vous semble que nous faisons une maladie ordinaire de croissance sociale, telle qu’en ont fait, en leur temps, tous les pays européens : nous finirons comme vous, nous nous rangerons et nous serons bridés par la muselière parlementaire ; nous nous débarrasserons des extrêmes socialistes et anarchistes, et nous nous contenterons, au lieu de la « Cité de Dieu », de la vieille boutique des constitutions, du juste milieu bourgeois démocratique ; il en a été ainsi partout, il en sera de même chez nous.
Peut-être en serait-il ainsi, si nous n’étions pas « l’Europe à l’envers », si notre transcendance ne nous forçait à nous briser la tête contre le mur, à voler « les talons en l’air ». En tout cas nous n’en resterons pas à la monarchie constitutionnelle ; même le voudrait-elle, la monarchie russe ne pourrait nous donner une constitution.
Pour le tsar orthodoxe, renoncer à l’autocratie signifie renoncer à l’orthodoxie. Nicolas II est un croyant, — il ira sur l’échafaud, comme les martyrs, comme les « saints », les révolutionnaires russes, plutôt que de renoncera sa foi et à l’onction de Dieu. On ne peut jeter bas l’autocratie qu’ensemble avec l’orthodoxie. Et quand elles seront tombées, il s’ouvrira dans la conscience politique et religieuse du peuple un néant tel, que ne pourront le remplir des formes existantes des gouvernements européens, non seulement la monarchie constitutionnelle, mais même la république bourgeoise démocratique. Aussi, pour renverser ces deux masses séculaires, il l’autocratie et l’orthodoxie, il faudra un tremblement de terre si violent que toutes les anciennes boutiques parlementaires s’écrouleront comme des châteaux de cartes. La révolution russe ne s’arrêtera à aucune d’elles.
Mais qu’arrivera-t-il après ? Après — le saut dans l’inconnu, le transcendant, le vol, « les talons en l’air ». La révolution russe est aussi absolue que l’autocratie qu’elle nie. Le but empirique dont elle a conscience, c’est le socialisme ; celui qui est mystique et dont elle n’a pas conscience — l’anarchie. Déjà Bakounine avait pressenti que la dernière révolution anarchiste ne serait pas particulière à un peuple, mais universelle. La révolution russe est universelle.
Quand vous, Européens, vous comprendrez cela, vous vous précipiterez pour éteindre l’incendie. Prenez garde, vous ne nous éteindrez pas, nous vous enflammerons.
En ce moment l’Anarchie reste purement négative ou s’affirme par les principes métaphysiques, hétérogènes, qui lui sont même contraires, du socialisme. Celui-ci dans ses conséquences extrêmes est tout de même étatiste — une dépendance servile de chacun à tous, et des personnalités à des lois économiques nécessaires. Mais où est donc cette suprême liberté par laquelle sont vraiment vaincues toutes nécessités du monde extérieur, toute violence, principe métaphysique de l’État ? Ce n’est pas la science, ni la philosophie, mais seulement la religion qui peut répondre à cette question. En dernier lieu l’idéal de la Société Future s’affirme par une nouvelle façon religieuse de concevoir et d’agir, une nouvelle synthèse religieuse des personnalités et de la société, de chacun et de tous, de l’amour infini et de la liberté infinie.
Nous ne nous adressons pas à la bourgeoisie européenne, mais seulement aux personnalités isolées de la haute culture universelle, à ceux pour qui, selon le mot de Nietzsche, « l’État est le plus froid des monstres ». Ces isolés, trop précocement anarchistes, comme Bakounine, Tolstoï, Stirner, Nietzsche, sont des sommets éclairés par les premiers rayons du jour. Mais en bas, où est la nuit noire, là sont nos innombrables frères ignorés, le peuple universel des travailleurs, la grande armée de la Cité Future. Nous croyons que, tôt ou tard, arrivera jusqu’à eux la voix de tonnerre de la révolution russe, où résonne sur le vieux cimetière européen la trompette de l’Archange annonçant la résurrection des morts.
Le jour approche, il est même arrivé, où tous ceux qui sont dans les tombes entendent la voix du Libérateur, et l’ayant entendue ressuscitent.
(Dm. Philosophoff)
Au moment où en France recommença la lutte de l’État laïque, de la république démocratique, avec la puissance romaine, lutte qui malgré la loi du 11 décembre 1905 est loin d’être terminée, un combat plus tragique, celui du peuple contre l’autocratie, reprit en Russie.
Étant données les différences dans l’histoire et la culture des nations, la lutte de la France et du Pape présente évidemment un autre aspect que celle du peuple russe avec son Tsar.
En France l’opinion publique dirige les actes du gouvernement, les ennemis combattent surtout par les écrits et les discours ; le martyre, le désir de donner sa vie, sont passés à l’état de légendes. En Russie, on donne la parole aux browning et aux bombes, le sang coule avec une prodigalité plus abondante, semble-t-il, que dans toutes les révolutions antérieures. Mais cet aspect tragique mis à part, le sens des événements russes présente de nombreuses ressemblances avec ce qui se passe en France. Là-bas et ici les nations rejettent le joug de la fausse théocratie, là-bas et ici la tendance vers un État laïque et humain pousse le peuple à se débarrasser de toute autocratie, qu’elle émane du Pape ou du Tsar.
Pape et Tsar, telles sont les deux formes de la théocratie, de la confusion du divin et de l’humain, élaborées par l’Histoire.
Tsar à l’Orient, pape à l’Occident.
On les voit face à face au XIe siècle déjà, à l’époque du schisme, au moment où Byzance lutte avec Rome pour la suprématie religieuse. Et de même que le pouvoir du Pape n’a pas d’existence réelle en dehors du catholicisme, l’autocratie russe est inséparable de l’orthodoxie orientale.
En Occident on est généralement enclin à considérer la monarchie russe comme une forme historique attardée de l’absolutisme éclairé, aujourd’hui disparu dans le reste de l’Europe. Grâce à un caprice de l’histoire, la royauté absolue, balayée en France par la Révolution de 89, vit encore en Russie, sorte d’archaïsme, de survivance historique, témoignage du retard du mécanisme de l’État russe. L’Europe ayant élaboré des procédés plus parfaits de gouvernement, la Russie devra, si elle veut s’engager définitivement dans la voie du progrès, emprunter à l’Europe sa technique de l’État, comme elle fit également autrefois en ce qui concerne la civilisation matérielle.
Ainsi pensent, non seulement les Européens, mais aussi nombre de gens parmi les Russes ; ainsi pensent tous les membres de l’opposition libérale qui cherchent dans la constitution des États européens un exemple à suivre : les occidentaux.
Nos occidentaux aspirent donc vers une forme constitutionnelle de gouvernement. Le Tsar, le principe monarchique, exerce encore parmi le peuple beaucoup de charme, de fascination, et il ne faut pas rompre trop brusquement avec les préjugés populaires.
Attenter au pouvoir du Tsar provoquerait sans doute une forte contre-révolution. L’obscur moujik — et la Russie est surtout l’empire des moujiks — tient encore à l’idée d’une royauté, idée qui a fait son temps dans le reste de l’Europe. En conséquence, il est plus prudent de ne pas rêver à la République, de conserver la monarchie en la limitant par la représentation populaire. Le Tsar restera, mais inoffensif.
Et quand le peuple russe, grâce au temps et à la culture, aura grandi, alors seulement l’idée républicaine pourra se réaliser.
Telle est la façon typique dont les occidentaux considèrent le pouvoir du Tsar.
Les slavophiles envisageaient autrement la question. Après avoir mis en évidence que le fondement le plus important du pouvoir du Tsar réside dans l’orthodoxie, ils en dégageaient un idéal mort-né, ils voulaient arrêter l’histoire, ramener la Russie en arrière, vers le XVIIe siècle. Mais ils comprenaient bien la signification de l’orthodoxie, et sans peut-être s’en rendre compte d’une façon consciente, ils ont montré que pour arracher l’ivraie autocratique, il est insuffisant d’ébranler, comme le pensent les occidentaux, les bases empiriques de l’absolutisme, mais qu’il faut surtout anéantir son entité religieuse et métaphysique. C’est uniquement s’il abat l’orthodoxie que le peuple russe se délivrera de l’absolutisme.
Les occidentaux ont étudié avec soin l’histoire de la lutte des différents peuples avec le pouvoir royal, mais ils n’ont point accordé une attention suffisante au combat de l’État laïque avec l’Église. Pourtant l’histoire européenne nous montre avec quelle difficulté un état se libère de l’idée faussement théocratique du catholicisme. Il semble que Luther, les encyclopédistes, la Révolution française auraient dû porter un coup mortel au catholicisme. Cependant il est vivant comme autrefois. L’Europe a vaincu le despotisme royal, non le pouvoir du Pape.
On pourrait croire que l’autorité de Louis XIV était au moins aussi absolue que celle d’Alexandre III. Mais autocrate autant qu’il était possible de l’être, le pouvoir du roi, de par son essence même, était autre que celui d’un Tsar. Il ne comportait pas en soi l’idée théocratique, et partant on pouvait plus facilement lutter avec lui qu’avec l’autocratie russe.
Hors de France, à Rome, vivait le vicaire du Christ, le remplaçant de l’apôtre Pierre, avec le consentement duquel Louis XIV régnait. Comme chaque autocrate Louis XIV pouvait dire : « l’État c’est moi », mais il ne pouvait dire comme le Tsar : « l’Église c’est moi. »
Le gallicanisme a échoué totalement et toutes les tentatives que l’État français entreprit pour se libérer de Rome n’ont abouti qu’à renforcer l’ultramontanisme. Si dans l’histoire le glaive temporel a souvent vaincu le glaive spirituel, la défaite de l’idée théocratique du catholicisme ne s’en est pas nécessairement suivie.
L’esprit de Boniface VIII vit comme autrefois dans la Papauté, il mourra seulement avec le Pape. Pour que la suppression du dogme de l’infaillibilité du Pape, suppression proclamée encore en 1682 par le § 4 de la célèbre déclaration, entrât en vigueur, il aurait fallu que Louis XIV eût cessé d’être catholique. L’idée d’une église locale est en opposition absolue avec le catholicisme qui repose sur l’illusion de l’universalité. « Sans le Pape, il n’y aurait point d’église, bien plus, il n’y aurait plus de christianisme », disait Joseph de Maistre (« Du Pape », Introduction)
Le gallicanisme est la négation de l’idée catholique et le Pape avait raison de rejeter la déclaration de 1682.
Au point de vue catholique, la séparation du catholicisme et de l’État est une « contradictio in adjecto ».
L’État peut se séparer du catholicisme et c’est en ce moment un droit sacré pour lui ; mais le catholicisme, lui, ne peut pas se séparer de son idéal théocratique sans cesser d’être le catholicisme. « Le roi ne tient sa couronne que de Dieu seul ». Tel est le point de vue gallican à l’époque de Louis XIV. Mais la théorie « monarchomaque » a trouvé un appui dans l’Église. Le livre du jésuite espagnol Mariana (« De rege et regis institutione » 1603) dans lequel est justifié le meurtre du tyran s’il va contre l’Église, était la limitation la plus marquée du pouvoir absolu, la réfutation de l’idée gallicane. Le roi tient son pouvoir de Dieu, si le vicaire du Christ, le pape, l’admet. Seule, la sanction du pape rend divin le pouvoir royal.
Louis XIV lui-même, onze ans après la déclaration de Bossuet, l’abandonna et dans sa lettre au pape Innocent XII lui promit de n’en point tenir compte. Ici il se sépara de l’histoire et du peuple. On ne pouvait plus arrêter désormais l’anticléricalisme, la lutte de la France avec Rome. Mais le fait en soi de l’amende honorable de Louis XIV est extrêmement important. Il souligne la différence entre les deux absolutismes : oriental et occidental.
À la suite du conflit entre le Tsar Alexis Mikhaïlovitch et Nikon, conflit qui aboutit à la réforme de l’Église sous Pierre le Grand, une attitude analogue de l’empereur russe vis-à-vis de l’Église aurait été impossible. Le roi français rêvait seulement d’être chef de l’Église et de se libérer du pouvoir papal, tandis que le Tsar russe est effectivement devenu le chef de l’Église ; il est non seulement monarque laïque absolu, mais aussi suprême pontife de l’Église orthodoxe russe. Il réunit en ses mains l’autorité de Louis XIV et celle de Pie X.
Le pouvoir des Tsars nous fut légué par Byzance. D’après les canonistes russes, la différence byzantine entre le sacerdoce et l’empire (ἱερωσύνη et βασιλεία) ne coïncide point avec la distinction de l’autorité laïque et du pouvoir religieux en Occident. Sacerdoce et empire se tiennent ensemble à la tête d’une même organisation mi-sacerdotale, mi-impériale et il n’existe qu’une délimitation fort embrouillée entre ces deux pouvoirs. Les empereurs ont, il est vrai, déclaré la symphonie comme le rapport désirable entre l’Église et l’État.
Dans la sixième nouvelle de Justinien, le sacerdoce et l’empire sont déduits d’un principe unique, on y affirme que si l’un et l’autre sont conformes à ce qu’ils doivent être « il s’établit entre eux un accord bienheureux (συμφόνια) et de toute utilité pour le genre humain ».
De ceci, il ne s’ensuivait point la soumission de l’empereur au glaive spirituel. La lutte occidentale des deux puissances qui se termine à Canossa est étrangère à l’Orient. Le Tsar, grâce à l’onction qui le sacre, est non seulement empereur, mais aussi grand-prêtre. Il unit en soi les deux pouvoirs. L’empereur Léon Isaure se reconnut comme le successeur de l’apôtre Pierre, ayant mission de paître le troupeau des fidèles, et le concile œcuménique de Chalcédoine a voulu voir dans la personne de Markion le prêtre et l’empereur, le vainqueur à la guerre et le détenteur des vérités religieuses.
Quand à la fin du XVIe siècle le « très pieux » Tsar Théodore Ivanovitch établit l’institution du patriarcat, la lutte entre le patriarche et le Tsar commença. Chez les patriarches, chez Nikon surtout, on vit tout naturellement se développer les tendances papistes. Nikon se considérait comme une représentation vivante et animée du Christ, exprimant la vérité par ses paroles et ses actes. « Le premier prélat (patriarche) est l’image du Christ, disait-il, et les archevêques et évêques sont les images des élèves et des apôtres. »
Alexis Mikhaïlovitch, « très débonnaire et très orthodoxe », l’idéal du tsar russe orthodoxe, ne se soumit pas aux exigences du patriarche-ami et l’exila dans un monastère. Ceci avec l’approbation des patriarches orientaux. Interrogés par le Tsar, ils répondirent que[1] « comme la puissance de Dieu sur les cieux embrasse tout, de même le pouvoir du Tsar s’étend sur tous ses sujets. Et de même qu’un apostat de la foi se sépare du sein des orthodoxes, de même celui qui ne demeure point fidèle au Tsar n’est pas digne de parler au nom du Christ, car le Tsar est l’oint (χριστὸσ) de Dieu, tient de lui son sceptre, son globe et son diadème. Par conséquent tous ceux ayant atteint la dignité d’évêque, et en particulier les patriarches, doivent prêter au Tsar serment de fidélité. »
Pierre le Grand, le fils du « très orthodoxe » Alexis Mikhaïlovitch, tira la dernière conclusion de la théorie de l’onction soutenue dans la missive des patriarches occidentaux. Il supprima le patriarcat lui-même et instaura un organe de gouvernement de l’Église qui lui fût soumis : le Synode. Dans le serment des membres du Synode se trouvait le paragraphe suivant : « J’admets et affirme par serment que le juge suprême du Saint-Synode est l’empereur de toutes les Russies. »
Et dans le manifeste instaurant le Synode, Pierre indique nettement qu’il détient le pouvoir d’introduire dans l’Église toutes réformes qu’il jugera bonnes.
Les lois fondamentales qui nous régissent actuellement sont encore toutes pénétrées de ces principes. Le chapitre LXII proclame « l’empereur comme empereur chrétien, défenseur suprême et gardien des dogmes de la foi dominante, de l’orthodoxie et du bon ordre dans l’Église ». Et dans ce sens le tsar s’appelle dans le paragraphe relatif à la succession au trône « chef de l’Église[2] ».
Pendant son couronnement l’empereur Paul Ier a lu cet acte solennellement dans la cathédrale de l’Ascension. Dans le recueil complet des lois (tome XXIV, N° 17 910), avant les textes, sont placés les mots suivants : « L’acte établi par le souverain le jour du saint couronnement de sa Majesté impériale est conservé sur l’autel de la Cathédrale de l’Ascension. »
Le texte des lois lui-même débute par : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit[3]. »
Théoriquement, le pape aurait fort bien pu, non seulement excommunier Louis XIV, mais encore, en s’appuyant sur la théorie monarchomaque, il aurait considéré son assassinat comme un châtiment pour les crimes commis envers l’église.
L’empereur russe occupe une situation toute différente. Non seulement l’Église ne saurait juger le tsar, mais le tsar est le juge suprême de l’Église.
Catherine II elle-même, une Allemande, amie de Voltaire et de Diderot, qui tua son mari de sang-froid, est inattaquable au point de vue religieux. De même que toutes les ignominies commises par Alexandre VI Borgia n’ébranlent en rien le principe de l’infaillibilité du pape, de même les qualités personnelles ou les défauts de l’empereur russe n’influent point sur sa dignité de suprême pontife.
Dans les temps troublés actuels où l’on voit s’ébranler l’absolutisme, le Tsar a décidé de convoquer un concile et dans ce but il réunit auparavant une commission composée de membres du Saint-Synode, de nombreux évêques, de différents professeurs d’instituts religieux et de quelques laïques.
Le Tsar pouvait chercher l’appui de l’Église pour deux buts.
Ou, voulant sincèrement renoncer à l’absolutisme, il devait obtenir de l’Église une sanction religieuse pour cet acte d’État important.
Ou, faisant des concessions à l’esprit du temps, mais seulement sous l’impulsion de l’activité révolutionnaire, le Tsar voulait se servir de l’Église en tant que force contre-révolutionnaire. C’était sans doute dans ce but que toute la réforme de Église fut entreprise.
Nicolas II désire sincèrement les réformes. Il verrait avec plaisir chacun de ses sujets mettre une poule au pot. Il est impossible d’en douter. Mais, s’il admet les réformes, c’est à la condition première que la plénitude de son pouvoir soit conservée intacte.
À Pétersbourg courut une anecdote d’après laquelle le Tsar aurait dit n’avoir rien contre la constitution, pourvu qu’elle ne touchât pas à l’absolutisme.
C’est une anecdote, mais elle rend d’une façon assez réelle l’attitude du Tsar vis-à-vis d’un changement dans le mécanisme du gouvernement en Russie.
Pour comprendre ce désaccord, il faut analyser la psychologie du Tsar comme homme et comme empereur.
L’homme ne se distingue par aucune qualité particulière ni bonne, ni mauvaise, et l’on ne peut dire de lui rien de mal. Nicolas II est père et mari exemplaire. On ne lui connaît ni vice, ni passion, ni entraînement. Il vit d’une façon relativement modeste. Son attitude envers autrui est simple et affable. Son sourire charmant, son bon et sincère regard sont bien connus. Ses grands yeux clairs, voilés de tristesse, donnent une sorte de noblesse à son visage. En définitive, c’est le type d’un riche seigneur russe sorti des Officiers de la garde et étant à leur niveau quant au développement et à l’instruction. Il étudiait bien, sans montrer pour aucun sujet de prédisposition spéciale. Dans la Bibliothèque I mpériale publique, j’ai vu ses notes autographes, prises pendant le cours de jurisprudence que lui enseignait K. P. Pobiédonostsev[4]. D’une écriture peu sûre d’elle-même, l’empereur, héritier alors, écrivait les notions élémentaires du droit que son professeur lui servait assaisonnées d’une sauce réactionnaire. Il est peu probable qu’à la suite de ces leçons Nicolas II ait complété ses connaissances théoriques en sciences juridiques.
Jusqu’à la guerre il mena une insouciante vie de famille. Il allait souvent à l’étranger, à Darmstadt, à Livadia (en Crimée), où il passait de longs mois d’automne. Les affaires d’État se bâclaient le matin, ensuite promenades dans le parc, lawn-tennis et le soir un interminable bésigue où les quelques partenaires amis de l’empereur ne se distinguaient pas plus que le maître par aucune qualité spéciale. Cette sympathie pour les gens ternes, pitoyables, bons garçons, les « camarades de régiment » est très caractéristique chez le tsar. Son père avait groupé autour de lui le prince W. P. Mestcherski, le comte A. Tolstoï, K. P. Pobiédonostsev et S. J. Witte. Tous ces gens firent beaucoup de mal à la Russie, mais on ne peut leur refuser une grande intelligence. Aux côtés du Tsar d’aujourd’hui on ne rencontra jamais aucun talent. Il eut Witte en héritage, mais il ne l’aima jamais. Il le méprise, le hait, a peur de lui.
Nicolas II est un fils fidèle de l’Église. Simplement, sans réflexion, il croit au Dieu orthodoxe. Chez lui la religion rentre dans les us et coutumes de la vie et il accomplit avec conscience tous les rites religieux. Une circonstance particulière : la naissance de son fils, le rapprocha étroitement de l’Église. Comme on le sait, l’empereur était sans héritier et des filles naissaient toujours. Mais à la suite d’un pèlerinage aux reliques, depuis peu découvertes, de Saint-Séraphin de Sarow, un fils naquit. Ce signe incontestable d’une grâce particulière devait influencer le Tsar, d’autant plus que comme tous les gens de foi naïve et inconsciente, il est fort superstitieux.
On remarque même chez lui une certaine croyance dans les sorciers, en toute sorte d’individus suspects qui pénètrent au Palais par la porte de derrière. Pendant un moment ce fut un certain Anatole Khlopof qui lui dévoilait les vérités, puis Demtschinski, l’ingénieur fantastique qui fit beaucoup de bruit avec sa théorie charlatanesque de la prévision du temps, et enfin Philippe, le fameux spirite.
Philippe exerçait sur le Tsar une influence énorme et il est fort possible que toute l’histoire de la canonisation de Séraphin ait été ourdie dans le seul but de détourner le Tsar du spiritisme et de le ramener dans le giron de l’Église. Enfin l’influence du mythique secrétaire d’État Besobrasov, minuscule chevalier de la Garde en retraite, et l’un des principaux auteurs responsables de la guerre japonaise, est encore tout à fait incompréhensible.
Le Tsar, homme bon et faible, est dépourvu de toute volonté, complètement incapable de s’opposer aux gens avec qui il est en divergence d’opinions, ce qui fournit un prétexte pour l’accuser de duplicité. « Un byzantin rusé », l’appela un militaire haut placé. Cette opinion est fausse. L’empereur n’est point hypocrite, mais, comme tout homme sans volonté, il est toujours d’accord avec son dernier interlocuteur. Il répond à chaque proposition : « Mais oui, mais oui », « koniechno, koniechno », dans le seul but de ne contrarier personne. Si Nicolas II était un particulier, un officier du régiment Preobrajenski par exemple, il serait très aimé de ses camarades et il veillerait saintement sur l’honneur de l’uniforme. Il ne ferait point une carrière brillante à cause de son incapacité. Ses « jours » seraient probablement hospitaliers et ennuyeux, de même que les solennités et réjouissances de sa cour se distinguent avant tout par le manque de goût, caractéristique d’un petit bourgeois.
Mais ce petit officier modeste et sans volonté occupe le trône des empereurs russes. Sur l’homme créé pour vivre comme tous, sont accumulées les plus grandes obligations et une effrayante responsabilité. Au milieu des pompes solennelles dans la cathédrale de l’Assomption, ce lieu sacro-saint de la terre russe, Nicolas II, à la fois fils croyant et chef de l’Église, a posé sur sa tête la couronne et comme tsar-pontife se fit lui-même communier à l’autel en y entrant par la porte sainte. Il y prêta serment de veiller sur l’orthodoxie et l’absolutisme.
Par cet acte il s’imposait le sacerdoce et l’empire, le pouvoir religieux et le pouvoir civil. Comme individu, Nicolas II est profondément innocent ; comme empereur c’est une véritables malédiction pour la Russie, surtout parce qu’étant très religieux, parfait orthodoxe, il comprend fort bien que toute concession à l’esprit du temps est une trahison envers les principes de l’absolutisme. Il est sans force aussi bien pour devenir un monarque vraiment absolu et de cette façon éclairer la situation et provoquer la dernière grande lutte avec le peuple, que pour abdiquer l’absolutisme non seulement en surface, mais aussi intérieurement. En effet, il n’a point encore abandonné l’absolutisme.
À partir du 12 décembre 1904 (date du 1er Ukase « libéral ») il n’y eut point un seul acte du pouvoir aussi important que le serment prêté par l’empereur lors de son sacre. Toute promesse ne crée au Tsar aucune obligation morale, si elle n’est pas faite par lui en tant qu’autocrate, et autocrate non seulement dans le sens historique et laïque, mais aussi religieux. Cette abdication intérieure, religieuse de l’absolutisme, Nicolas II ne l’a point faite, il ne la fera jamais. Le manifeste du 17 octobre aurait supprimé l’absolutisme dans la conscience du Tsar, lui aurait créé une obligation intérieure, s’il avait été accompagné d’une déclaration correspondante du Tsar, comme suprême pontife. Il n’en fut rien. Le manifeste qui minait les bases de l’absolutisme fut écrit sous une forme purement laïque et ce qu’il avait d’essentiel était contenu dans le rapport mal composé de Witte, paru en même temps. Personnellement, Nicolas II a le droit de se considérer après le manifeste comme un monarque aussi absolu qu’avant. Les nouvelles lois fondamentales publiées avant l’ouverture de la Douma sont bigarrées des mots « autocrate absolu ». Dans le chapitre XXIV est spécialement exposé que les anciens chapitres relatifs au Saint Couronnement, à l’onction et à la foi restent en vigueur. Or, ces règlements sont précisément ceux qui déterminent l’essence religieuse de l’autorité du Tsar, qui font voir la vraie signification de l’absolutisme russe comme étroitement lié à l’orthodoxie. Le manifeste du 17 octobre pourrait être considéré comme une concession du monarque laïque, une limitation du pouvoir absolu d’un empereur au sens occidental. Mais on oublie que l’empereur est tsar, chef de l’Église, suprême pontife. Ce que l’empereur donnait au peuple, le Tsar le lui refusait. L’absolutisme constitutionnel, la constitution absolutiste, tel est le cercle vicieux dont ne peut sortir ce petit officier innocent.
Le 31 décembre 1904, 10 jours seulement avant le 22 janvier 1904, date mémorable dans l’histoire de la révolution russe, une députation d’un club politique réactionnaire, « l’assemblée russe », présenta à l’empereur une adresse déclarant que « l’assemblée russe repousse nettement toute idée d’un changement de principe du pouvoir absolutiste». Répondant, le Tsar prononça textuellement les paroles suivantes : « Je vous remercie de toute mon âme pour ces pensées honnêtes et vraiment russes. Il n’y a rien à ajouter ni à retrancher à ce que vous avez dit. »
Et « l’assemblée russe » avait raison quand elle croyait que la journée du 17 octobre n’avait en rien modifié l’essence des pouvoirs du Tsar. Lorsque les élections arrivèrent, « l’assemblée russe » écrivait en tête de son programme électoral : « L’absolutisme du Tsar n’est point aboli par la déclaration du 17 octobre. Il continue à s’exercer en Russie sous l’ordre nouveau », et comme confirmation de ce fait l’assemblée dit que « si l’empereur avait voulu changer la forme actuelle de gouvernement, il l’aurait fait avec la même pompe solennelle qui présida à son couronnement lorsqu’il prit le pouvoir absolu. »
Le 17 janvier 1906, trois mois avant l’ouverture de la Douma, le groupe des néo-Slavophiles de Moscou fit paraître son programme électoral. Dans ce dernier, il admet que le manifeste du 17 octobre peut donner lieu à de fausses interprétations. Mais néanmoins les néo-Slavophiles affirment que « le pouvoir du Tsar restera immuable tant que dureront les conditions desquelles il est né et dans lesquelles il puise sa force. Par conséquent, le sort de l’absolutisme ne dépend ni du manifeste du 17 octobre, ni d’un acte légal quelconque. La question est avant tout de savoir si la foi populaire, base de la vitalité du pouvoir du Tsar, restera intacte, et si l’absolutisme saura justifier cette foi en accomplissant sa mission historique ».
C’est de la même manière que tous les membres de la commission du concile considèrent le manifeste du 17 octobre. La question des rapports de l’Église et de l’État, ou plutôt la question de savoir comment préserver l’orthodoxie du péril que pourrait lui faire courir la chute de l’absolutisme a permis de dévoiler la psychologie du clergé et sa manière de considérer l’absolutisme.
Ainsi le Professeur Goloubeff dans une réunion[5] disait : « Entre l’Église orthodoxe et l’empereur russe orthodoxe, la plus étroite liaison doit régner. Dans de précédentes réunions on a dit que l’État russe était entré dans une période nouvelle de son existence ou, pour parler plus exactement, que nous avons une révolution et que les temps futurs sont assombris par l’obscurité de l’inconnu. Mais devons-nous avoir en vue cet énigmatique avenir et diriger vers un « x » indéterminé nos discussions sur les rapports de l’Église et de l’État ? Si un pareil malheur arrivait (sic), si nos lois fondamentales (orthodoxie, absolutisme, nationalité) devaient être ébranlées, alors la vie elle-même nous indiquerait quels doivent être les rapports de l’Église et de l’État. Mais actuellement sous un empereur orthodoxe qui a rassuré les fidèles après le 17 octobre en leur déclarant qu’il est toujours l’empereur absolu, nos discussions doivent avoir pour base le fait réel et non de conjecturales appréhensions pour l’avenir. »
Le Haut-procureur du Saint-Synode est à la fois membre de la commission préparatoire du concile et membre du gouvernement. Mais cependant on ne voit point de compte-rendu dans lequel lui ou ses collaborateurs aient émis une opinion autorisée, afin d’éclairer le malentendu sur l’absolutisme : s’il est ou non limité. Au moment même où siégeait la Douma, où les Ministres répondaient aux interpellations successives, où Mouromtseff veillait à la plus scrupuleuse observance des formes parlementaires, à la commission chargée par l’empereur de préparer le concile œcuménique on affirmait sans protestation du représentant du Ministère que l’absolutisme est immuable. Et le nouveau ministère de M. Stolypine promit solennellement, dans le § 13 de sa déclaration, la réunion du concile comme un acheminement vers les réformes libérales, de ce même concile qui craint comme le feu la chute de l’absolutisme et qui, pour épargner à l’Église une telle calamité, s’empresse d’établir le patriarcat, cet absolutisme à l’envers.
Le projet de rétablissement du patriarcat montre très nettement l’état d’esprit du clergé russe et mérite une attention particulière.
Les temps sont changés ; on ne peut plus parler sérieusement d’une réédition du conflit de Nikon avec Alexis Mikhaïlovitch. Le clergé parle avec une grande sincérité de la symphonie entre le pouvoir du tsar et celui du patriarche ; ses membres prêteront au Tsar tous les serments, pourvu qu’il n’y ait point entre eux et le Tsar de malentendu, pourvu que le tsar lui-même existe.
C’est ici la base de tout.
Le patriarcat est nécessaire pour l’orthodoxie, parce que l’absolutisme peut tomber aujourd’hui ou demain, et l’orthodoxie pourrait être entraînée dans la chute. Sans absolutisme, l’orthodoxie est fatalement condamnée à l’éloignement de la vie publique, au monastère.
L’orthodoxie, de même que le catholicisme, n’a pas d’autre possibilité d’existence sociale, de participation dans l’État, que par l’intermédiaire d’un Dieu terrestre dont l’essence ne peut se distinguer de celle d’un César païen divin. Si, en fait, et de même que le pape, le patriarche n’a aucun pouvoir laïque réel, il n’en sera pas moins comme idée l’incarnation permanente du principe de l’absolutisme.
Le César-Pape cédera la place à un Pape-César. Le principe social de l’orthodoxie, de la fausse théocratie, ne pouvant s’appliquer qu’à l’aide d’un tsar terrestre et divinisé, demeure toujours intangible.
Antoine, évêque de Wolhynie qui, comme Jean de Cronstadt, exprime de la façon la plus nette, l’idéal social de l’orthodoxie disait : « Depuis mon enfance j’ai toujours aimé à questionner les meilleurs fidèles de l’orthodoxie, ceux qui regardent comme un devoir sacré d’approcher de la sainte grotte et de se prosterner devant le tombeau de notre Seigneur. Disant avec un attendrissement profond le baiser qu’ils ont donné à la source de notre résurrection et les yeux noyés de vraies larmes, ces fidèles parlaient avec une extase égale (sic) de celui qu’ils ont eu l’honneur de contempler, des bénédictions qu’ils ont reçues et des entretiens qu’ils eurent avec celui sur lequel est imprimé la gloire de Dieu et qui d’après la parole d’un ancien interprète des canons[6] représente pour l’Église militante et le peuple de Dieu le Christ lui-même (sic) demeurant d’une façon invisible (?) parmi nous. »
Sans aucun doute beaucoup de pèlerins ont véritablement éprouvé une même émotion devant le tombeau dans lequel reposait autrefois le corps du Christ, véritable chef de l’Église, que devant un patriarche. De même que l’évêque de Wolhynie dont toutes les sympathies vont aux bandes noires, qui se prononça contre l’amnistie et l’abolition de la peine de mort, croit sincèrement ce qu’il enseigne.
Un vieil empire romain païen, un Dieu terrestre, telle est l’unique conception sociale réalisée dans l’histoire par l’Église chrétienne. Une vie vraiment sainte, individuelle, ascétique dans le monastère, et l’empire romain dans le monde : telle est l’antinomie de l’orthodoxie ainsi que du catholicisme. Si l’absolutisme ne s’était point ébranlé, l’Église resterait soumise au Tsar, elle n’aurait pas rêvé au patriarcat, pas plus que le Tsar n’aurait cherché un appui sur l’Église. L’absolutisme et l’orthodoxie sont un Janus : l’un ne peut vivre sans l’autre.
Au prix d’une soumission absolue au tsar, l’Église s’était acheté une position suprême et dominatrice. Toujours le glaive laïque était à son service. Et quand le pape dut se contenter d’une platonique mise à l’index de la littérature impie, ce qui ne réussit qu’à la propager plus sûrement, chez nous les gens de la police et les douaniers veillaient à l’observation rigoureuse des arrêtés de la censure ecclésiastique. Le public fut ainsi privé, jusqu’à ces derniers temps, des œuvres de Strauss, de Renan et de Tolstoï et aussi de travaux scientifiques, tels que ceux consacrés à l’étude des influences assyro-babyloniennes sur la Bible.
En outre, et indépendamment de la censure religieuse protégée par le glaive laïque, l’organisation de l’Église orthodoxe comprenait des prisons laïques mises aimablement à sa disposition par l’État pour de nombreux dissidents, et des prisons ecclésiastiques pour leur propre clergé. L’Église orthodoxe a sa prison chrétienne à elle, dépendante du monastère de Souzedal.
Il y a peu de temps, Léon XIII qui s’était volontairement enfermé dans le Vatican, condamna (encyclique « Libertas » 1888) la doctrine affirmant que l’Église chrétienne doit seulement parler pour convaincre et lui enlevant le droit coercitif de juger et de punir. Par bonheur l’effet de cette condamnation ne dépassait pas les limites de la rhétorique papale. Au même moment nos prélats, heureux à faire envie au clergé catholique, usaient largement du pouvoir qui leur était conféré et enfermaient dans la prison de Souzedal ceux des serviteurs de l’autel à qui leur conscience religieuse ne permettait pas de se taire[7].
Mais aujourd’hui ou demain le glaive laïque peut se trouver forcé de cesser ses services et l’Église se verra alors obligée de se contenter du glaive spirituel.
L’Église n’est pas à ce point aveugle ; elle a déjà commencé à prendre les précautions nécessaires pour se préserver de cette calamité possible. Guidés par l’instinct de conservation, les prélats ont décidé d’utiliser dans ce but le futur concile convoqué par le Tsar.
Beaucoup de gens crédules ont fondé sur ce concile de grandes espérances. Par suite d’une large participation des laïques il leur semblait qu’ils pouvaient détruire le lien qui unit l’autocratie à l’orthodoxie, et rendre, en établissant la gestion concilaire de l’Église, l’organisme religieux plus vivant et plus conforme à l’esprit du temps.
L’histoire de la commission du concile dont les comptes rendus furent publiés, a montré combien de telles illusions étaient naïves. L’unique résultat fut que les laïques participeraient au concile, mais à titre consultatif ; leur élection même devait être ratifiée par les évêques. D’autre part, une écrasante majorité décidait de rétablir le patriarcat. Ce faisant, l’Église agit d’une manière très logique et en parfait accord avec les traditions de l’orthodoxie.
L’idée de la démocratie — et qu’est-ce que poursuivre sans relâche l’obtention du droit électoral, sinon l’application de cette idée — est complètement étrangère à l’orthodoxie qui, comme le catholicisme, repose sur le principe sévère de la hiérarchie. L’organisation de l’Église va de haut en bas et non de bas en haut. Sur ce point, catholicisme et orthodoxie sont irréductibles, et il est ridicule de croire que l’orthodoxie peut faire la moindre concession à « l’esprit du temps ». Par là elle cesserait d’être elle-même, se renierait. Toute son histoire, toute celle du catholicisme nous le démontrent.
Lorsque le pape Pie IX reçut, en 1871, les pèlerins français à Rome, il leur dit entre autres choses : « Ce qui opprime votre patrie, ce qui l’empêche d’acquérir la grâce divine, c’est la confusion des principes. Je ne crains pas les misérables communards évadés de l’enfer ; mon principal ennemi c’est le libéralisme catholique, ce système fatal qui rêve à l’union de deux choses incompatibles : l’Église et la Révolution. Je l’ai déjà condamné et le condamnerai quarante fois encore s’il est nécessaire. »
Ces paroles définissent exactement les rapports du catholicisme avec l’histoire, le progrès, la culture.
Il pourrait sembler que Léon XIII ait abandonné les principes de son prédécesseur, mais c’est là une erreur évidente. Plus adroit et plus souple que Pie IX, il se mit en accord avec l’esprit du temps, non pour s’y soumettre, mais pour l’utiliser à la plus grande gloire du catholicisme.
Léon XIII ne s’est en rien écarté du principe de Pie IX et ses encycliques nombreuses (par exemple « Libertas » « Immortale Dei » et tant d’autres) dans lesquelles il condamne catégoriquement la liberté de conscience, de parole, d’enseignement ne sont que la répétition de ce qui était exposé dans « Quanta cura » et « Syllabus ». Suivant les qualités particulières et les tendances individuelles du vicaire du Christ, la tactique et la diplomatie peuvent varier, mais l’entité de la papauté demeure immuable et irréconciliable. L’avènement au trône papal d’un homme plus simple et plus sincère a suffi pour que tous puissent voir que dans son essence même, le catholicisme est irréconciliable. Le concile du Vatican de 1870 a beaucoup étonné ; il a provoqué un schisme dans l’Église même ; mais ce schisme minuscule n’a pas entraîné les masses populaires et l’étonnement des laïques ne reposait sur rien. L’infaillibilité était toujours inhérente au pape. Même un russe, Vladimir Soloviev, l’a bien compris et dans son livre « La Russie et l’Église Universelle » il donne de nombreux extraits des épîtres du pape Léon le Grand, dans lesquels le dogme de l’infaillibilité est déjà entièrement compris. L’attitude de l’Église orientale envers l’esprit du temps est tout à fait analogue.
Si l’idéal de la sainteté, du salut et de la piété individuels est différent dans les deux Églises, si Thomas d’Aquin et Ignace de Loyola sont des types de sainteté catholique et François d’Assise un type plutôt orthodoxe, l’idéal social des deux Églises est identique. Le Syllabus est catholique dans la même mesure qu’il est orthodoxe. Les actes réglementaires de l’orthodoxie et l’autocratie russes ne s’en écartent en rien.
Les nombreux manifestes des autocrates russes lus de l’ambon des églises et les épîtres synodales des « humbles évêques » se confondent au point de faire illusion avec les encycliques papales. Tout pape aurait béni l’épître du synode après le 9/22 Janvier 1905 ou les différents anathèmes lancés contre les séditieux. Des causes identiques déterminent des conséquences semblables. Dans les deux Églises la métaphysique, le point de contact entre les Églises et le monde, le lien qui unit ce qui est à Dieu et ce qui est à César, sont essentiellement identiques.
Pape à l’Occident, Tsar à l’Orient. La séparation entre les deux Églises n’a point eu pour cause une contradiction dogmatique ; un peu de bonne volonté aurait pu aplanir le différend sur filioque et l’Église orthodoxe aurait pu se convaincre facilement qu’à ce sujet la vérité était du côté du catholicisme. Il s’agissait en réalité de savoir si l’on devait reconnaître comme chef de l’Église le pape de Rome ou l’empereur de Byzance. En Occident l’idéal théocratique s’incarne dans le prélat romain qui avait ajouté à son sacerdoce le pouvoir païen du César Dieu. En Orient l’héritier des empereurs romains s’était proclamé souverain pontife de l’église. La chrétienté historique a créé ainsi deux dieux terrestres identiques devant lesquels, les vénérant, elle se prosterna.
Le pape romain et l’oint (χριστὸσ) de Dieu, empereur byzantin, qui se sont emparés du pouvoir du véritable chef de l’Église, Christ-Roi, sont tous deux usurpateurs. Il n’y a en ceci aucune distinction métaphysique ; la différence est seulement historique et ses conséquences ont influencé les destinées de l’Occident et de l’Orient.
Soloviev juge l’orthodoxie particulièrement coupable dans cette incapacité de réaliser l’idéal théocratique dans le mécanisme étatique. « L’orthodoxie, dit-il, a séparé la société religieuse de la société laïque. La première se retira dans le monastère laissant le forum aux lois et aux passions païennes. » Rendre l’orthodoxie uniquement responsable de cette contradiction interne est profondément injuste. Pas plus que l’orthodoxie, le catholicisme n’a réussi à changer l’idéal du salut individuel et de l’ascétisme en un idéal social et religieux en même temps, niant l’État en tant que société fondée sur la violence.
L’orthodoxie créant et incarnant l’idéal de la vraie sainteté individuelle s’est soumise avec une particulière volupté au pouvoir laïque. Elle est tombée dans le quiétisme social et s’est bornée à bénir passivement les violences du pouvoir civil.
L’antinomie que la chrétienté n’a pu résoudre au cours de son développement historique apparaît d’une façon plus nette dans l’orthodoxie. Elle est cachée dans le catholicisme par une action sociale assez intense, mais toute superficielle, et par une forte organisation ecclésiastique. Mais si l’on approfondit l’histoire du rôle social du catholicisme, on voit que ses tentatives de créer un État chrétien n’ont pas eu plus de succès que celles de l’orthodoxie. Et si l’Église n’a point fait périr Renan sur le bûcher, de même qu’elle le fit de Giordano Bruno, c’est qu’elle ne l’a pas pu, non qu’elle ne l’a pas voulu. Jusqu’à présent les papes n’admettent point l’unité italienne et pour le démontrer ne quittent pas le Vatican. Mais si l’impossible arrivait, si le pape recouvrait une autorité laïque, le château Saint-Ange serait rempli de prisonniers politiques comme l’est actuellement la forteresse de Schlusselbourg.
Si en même temps l’orthodoxie et le catholicisme contemporains se sont, au moins dans une certaine mesure, affranchis des violences purement païennes, c’est uniquement grâce à l’influence du pouvoir laïque « athée ».
L’évolution historique des peuples s’est faite indépendamment de l’Église. L’État païen développé en dehors de toute confession a de plus en plus élevé la dignité humaine, mortelle, de l’individu, dont l’Église devait conserver la dignité vraie, immortelle. L’État, avec son idéal terrestre, « athée», purement humain, s’est imposé la tâche que devait accomplir l’Église. En conscience la Révolution française et la révolution russe actuelle sont plus près du Christ que l’auteur du « Syllabus » ou nos « humbles pères » qui ont commis le sacrilège de bénir le 9/22 janvier, journée à tout jamais déshonorante pour l’autocratie russe.
Mais penser que l’orthodoxie peut refuser d’accorder aux actes de l’autocratie sa sanction religieuse serait une véritable utopie. Pour condamner l’absolutisme du point de vue religieux, il faut rompre avec l’Église établie, de même que ceux qui sont en désaccord avec le pape doivent abandonner le catholicisme. Comprenant ceci, l’État, en Occident, se sépara peu à peu de l’Église. Pendant que le pape tentait d’arrêter l’histoire et caressait l’illusion qu’elle peut vraiment s’arrêter, l’État se développait par ses moyens propres, remplaçant l’idéal pseudo-théocratique de l’Église par un autre purement humain : le paradis sur la terre. Tandis que l’Église gardait la même immobilité, admettait un principe hiérarchique ayant pour origine une personnalité unique chef de l’Église et de l’État, l’État laïque, païen, s’élevait peu à peu jusqu’à la conception de l’idée démocratique, d’hiérarchie élective, d’autorité basée sur la volonté du peuple, de tous. Les rapports de l’Église et de l’État furent consignés dans des concordats. Le pouvoir de l’État se sépara du pouvoir de l’Église. La souveraineté internationale du pape permettait la possibilité de tels traités. Mais en Russie cette « théorie de la coordination », comme les canonistes l’appellent, ne pouvait trouver à s’appliquer. Nous n’avons point un chef d’Église ayant une capacité semblable à celle du Tsar et avec qui on pourrait traiter. Du point de vue du droit public, tout le clergé russe est sous la sujétion du Tsar, à la fois chef de l’État et de l’Église. On ne peut traiter avec soi-même, et le pouvoir autocrate réunit en soi les deux principes laïque et ecclésiastique. Une séparation priverait l’État de la sanction religieuse et l’Église de son chef. L’autocratie en se soumettant l’Église est devenue son esclave.
Entre les tendances de l’Église et celles de l’État une contradiction profonde se manifesta en Russie dès l’époque de Pierre le Grand. Premier occidental, premier révolutionnaire russe, il lui incombait la besogne gigantesque de faire sortir la Russie du cercle du nationalisme, de la décrépitude tataro-byzantine et d’acclimater dans le pays la culture occidentale. Sans cette révolution accomplie par Pierre Ier, la Russie se serait peu à peu retirée de l’arène de l’histoire universelle et se serait transformée en un corps mort et figé, comme la Perse ou la Chine.
L’Église orthodoxe ne pouvait servir d’aide à Pierre. Dans l’ancienne Russie, dans les cadres étroits de l’État national, ayant l’orthodoxie comme unique religion, l’Église a rempli un grand rôle civilisateur et renier son influence bienfaisante dans un pays inculte et à demi-barbare, serait une grande injustice. Mais Pierre a fait sortir la Russie du nationalisme. D’abord état national, la Russie devient un empire avec l’aspiration intérieure de l’agrandissement inhérente à tout impérialisme. Ses frontières s’éloignent, elle s’incorpore toute une série de nationalités chacune avec sa langue et sa religion. Russe et Orthodoxe cessent d’être synonymes. L’Église locale orthodoxe était, vers la fin du XVIIe siècle, purement nationaliste ; elle excluait de son sein à la fois tout ce qui n’était pas orthodoxe et en même temps aussi tout ce qui n’était pas russe.
Pierre, de tsar moscovite, devenant empereur de toutes les Russies, sortit des limites de l’orthodoxie, de la sphère où elle avait une force réelle : il offrit à des étrangers les meilleures situations dans sa capitale et maintenant encore de grandes propriétés appartenant à des catholiques et à des protestants bordent la perspective Newski. Pierre, en tant qu’empereur laïque, protégea toutes les nations et toutes les confessions, pourvu qu’elles se soumissent à son pouvoir laïque. Les étrangers rasés, les fumeurs de tabac qui inspiraient aux moscovites barbus et couverts de vêtements tataro-byzantins un religieux dégoût, faillirent se rapprocher plus près de Pierre que les sujets moscovistes de son père. Entre l’empereur révolutionnaire et l’Église conservatrice la lutte devait éclater. Pierre se hâta alors d’achever l’œuvre commencée par son père et de se soumettre définitivement l’Église. Mais Alexis Mikhaïlovitch luttait avec Nikon pour des causes fort différentes. S’il voulait la suprématie du pouvoir du tsar, il était guidé par des motifs intérieurs purement religieux. Tsar vraiment orthodoxe et national, il estimait que la sainte onction lui imposait le devoir religieux de veiller au maintien du « bienheureux accord de toute utilité pour le genre humain » entre le sacerdoce et l’empire dont parle Justinien.
Ses conceptions générales ne se distinguaient en rien de celles de Nikon ou d’un sujet quelconque de l’État orthodoxe russe.
Alexis Mikhaïlovitch s’élevait non contre l’Église, non contre le patriarcat, mais contre l’individualité de Nikon qui troublait la théorie bien connue de la symphonie et qui interprétait d’une manière non orthodoxe le pouvoir du tsar. La discussion restait confinée dans les cadres de l’orthodoxie.
Ce qui se passa avec Pierre fut tout autre. Il entra en lutte avec l’Église elle-même. Ses conception inconsciemment religieuses, mais nullement orthodoxes, se heurtèrent à l’orthodoxie et l’on put voir alors leur incompatibilité. Pierre apporta à l’Église les dons saints de la culture occidentale, et l’Église loin de séparer le bon grain de l’ivraie et de bénir ce qui était vraiment saint, maudit tout en bloc. L’Église, forme historique, orthodoxe, nationale de la chrétienté n’avait rien à voir avec la culture. Elle ne voulut même pas s’en approcher. Sentant la raison avec lui, Pierre passa outre au refus de l’Église et si elle se fût maintenue comme une force indifférente, ne lui marquant pas d’hostilité, il lui aurait accordé une pleine liberté, de même qu’il ne s’immisçait point dans les affaires de ses sujets non orthodoxes.
Mais voyant clairement que l’Église ne pouvait rester telle, il se hâta de la soumettre. Le dilemme suivant se posait alors : ou briser la résistance de l’Église en vue du progrès humain, ou rejeter la culture pour la gloire de l’Église. Ce fut la première proposition que Pierre adopte, et c’est de quoi il tire mérite devant l’histoire, de même que c’est ici que commence l’impasse où s’est égarée l’autocratie contemporaine. Pierre amoindrit la signification de l’Église, il la traita comme un moyen, et l’Église se vengea. Pierre ayant été en Occident avait vu les embarras que la soumission au pape créait au pouvoir absolu. Haïssant « l’esprit papal » il se proclama lui-même pape. « Je suis tous les deux ; et Tsar et patriarche », disait-il. Mais si une telle union entre le sacerdoce et l’État était normale dans l’ancien état moscovite de son père, elle ne l’était plus dans le nouvel empire. À Moscou, jusqu’au moment de l’avènement de Pierre, Sacerdoce et État suivaient des voies parallèles, sans se heurter au point de vue métaphysique. Les chocs avaient des causes purement empiriques. Le pouvoir du Tsar était sacré et le patriarche était le Tsar des consciences au point de vue religieux et aussi social. L’orthodoxie se confondant avec l’autocratie et la nationalité, il était difficile de définir ce qui dépendait de l’une ou l’autre.
Sous Pierre une sorte de séparation s’ébauche. L’autocratie devance l’orthodoxie et la nationalité. L’histoire, la culture, le progrès se sont joints à l’autocratie et dépendent d’elle. Et si les successeurs de Pierre avaient continué l’œuvre révolutionnaire de leurs prédécesseurs, ils auraient dû, obéissant à une loi générale, aboutir graduellement à la limitation de leur propre pouvoir. Pierre n’était pas, par principe, autocrate ; son but n’était pas l’autocratie elle-même ; il la considérait comme un moyen susceptible de favoriser le développement de la culture. Mais son œuvre était trop révolutionnaire ; pour atteindre ses buts, il fut obligé de recourir à des violences que l’appui d’une sanction religieuse pouvait seule lui permettre. Aussi, après s’être soumis l’Église, il s’efforça de l’utiliser comme soutien de l’autocratie. L’empereur laïque ne cessa pas un instant d’être un Tsar orthodoxe.
Le génie de Pierre était à peine suffisant pour arriver à bout de cette double tâche. Les rapports entre l’orthodoxie et le pouvoir laïque furent de plus en plus embrouillés sous ses successeurs. Tant que le trône fut occupé par des incroyants, comme Catherine II, la contradiction intérieure de l’union de l’empire avec l’orthodoxie ne se manifesta pas trop nettement.
L’avènement d’un empereur croyant suffit pour montrer le chaos de cette organisation contre-nature, ce que l’on vit sous Paul Ier que son fils fut forcé de tuer, sous Alexandre Ier, Alexandre III et maintenant surtout sous Nicolas II.
L’empire de Pierre, l’absolutisme éclairé du XVIIIe siècle, aurait dû logiquement aboutir chez nous, comme en Occident, au libéralisme, à la limitation du pouvoir absolu. L’absolutisme a rempli son grand rôle historique ; renier son importance au point de vue de la culture serait aussi inepte que ne point admettre celle de l’Église. L’épanouissement même de l’absolutisme, le fait qu’il a atteint le but marqué, le vouait à la chute. Le despotisme éclairé amenant l’État à un certain degré de civilisation se rendait lui-même inutile. L’évolution du peuple a dépassé l’absolutisme. À l’Occident, il était plus facile qu’à l’Orient de passer de l’absolutisme au libéralisme. Si en Europe l’Église n’était point séparée de l’État, elle était cependant pour ce dernier un obstacle moindre qu’en Russie. Dans la mesure où Louis XIV et Frédéric le Grand étaient des rois nationaux, où ils ont créé l’idée de l’État national soumis uniquement au pouvoir royal, ils s’appuyaient sur la conscience des masses populaires, avançaient de concert avec le peuple et l’histoire, et par conséquent s’opposaient fatalement à toute soumission à l’église ultramontaine. Le gouvernement devenait nécessairement de plus en plus laïque, le catholicisme se retirait de l’État. Les aspirations gallicanes de Louis XIV s’appuyaient sur les parlements et la devise de Frédéric le Grand : « Lasst Jeden nach seinem Façon selig werden » ne se distingue pas essentiellement de celle des social-démocrates contemporains qui proclament que « die Religion ist Privatsache ».
Le libéralisme, héritier légitime de l’absolutisme, a remplacé une forme vieillie de gouvernement par une nouvelle plus parfaite, plus en accord avec la différenciation sociale. En Occident, le passage de l’absolutisme vers le régime constitutionnel n’était qu’un pas naturel et conséquent dans le développement de l’État laïque.
Il devait en être tout autrement en Russie. L’empire occidental de Pierre, lorsqu’il aboutit à son parachèvement nécessaire, c’est-à-dire à la nécessité de se transformer en régime constitutionnel, se heurta à l’État moscovite, à l’autocratie, à l’orthodoxie, au nationalisme, et ne put continuer à se développer. Dès que l’empereur se trouvait obligé d’avancer sur la voie occidentale, le Tsar moscovite qui vivait en lui l’en empêchait. Le libéralisme n’a point eu son jour de triomphe en Russie et pourtant nous n’avons pas manqué d’autocrates désirant sincèrement suivre l’exemple de l’Occident : tels Alexandre Ier, Alexandre II. La tentative du premier a échoué parce que trop précoce et aussi celle du second parce qu’il était déjà trop tard. Le libéralisme d’Alexandre Ier s’est étiolé dans l’atmosphère de l’orthodoxie ; le libéralisme tout en compromis d’Alexandre II fut tué non plus par l’orthodoxie, son ancienne ennemie, mais par un adversaire nouveau : l’idée de la démocratie. Le principe démocratique ne se contentait plus du libéralisme, vieilli déjà en Occident ; avec l’Europe contemporaine, il mettait en avant l’idéal révolutionnaire socialiste. L’évolution de l’empire russe allait son train. Passant de l’agriculture rurale primitive à l’industrie contemporaine en créant la classe prolétarienne, il trouva tout naturellement le socialisme devant lui. Le libéralisme s’est flétri sans fleurir, ainsi que la monarchie constitutionnelle et d’une manière générale toutes les formes constitutionnelles de gouvernement qui auraient pu créer un régime légal dans le développement normal de la vie politique russe.
Alexandre III entreprit la tentative de retourner en arrière, mais ne pouvant ramener la conception impérialiste de Pierre dans les limites de l’ancien esprit moscovite, il enfla l’idée du tsarisme orthodoxe. Ce projet contre nature, qui s’opposait au développement naturel de l’État ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe.
Homme très fort, il agissait avec une pleine conscience, en quoi il se montre le contraire de son fils. Autocratie, orthodoxie, nationalisme, furent les bases de sa politique. Héritier encore, il fit voir qu’il n’approuvait point l’occidentalisme d’Alexandre II, son père. Parmi les slavophiles, Alexandre III avait des amis et il entretenait une correspondance suivie avec l’un deux, Jean Axakoff. Lors de son avènement, Alexandre III fit une sorte de coup d’État. La nuit à l’insu des ministres de son père, le manifeste libéral fut remplacé par un autre.
Alexandre III plaça l’empire de Pierre sous la domination moscovite. Il le fit, non seulement guidé par des considérations réactionnaires dans le sens banal de ces mots, mais aussi pour des motifs intérieurs, faux du point de vue objectif mais subjectivement très nobles. La conscience religieuse, une foi orthodoxe sincère, ne permettait pas à Alexandre III d’avancer dans la voie de l’État athée occidental. Les principes de l’orthodoxie, le serment du couronnement, n’étaient pas pour lui des paroles creuses, d’archaïques survivances, utilisables à l’occasion pour renforcer le pouvoir impérial, mais l’expression du devoir saint de l’Empereur russe qui est d’abord Tsar orthodoxe et puis empereur.
Pierre était Empereur d’abord, Tsar ensuite ; pour Alexandre III ce fut le contraire.
Le triomphe du principe de la nationalité fut un des faits les plus caractéristiques du règne d’Alexandre III. Sous lui commença la barbare et répugnante russification de tous les éléments non orthodoxes incorporés dans l’empire, des Polonais, des Allemands, des Lettons, des Lithuaniens, etc. Il serait faux d’envisager cette façon violente d’imposer la culture ou plutôt la barbarie russe en tant qu’œuvre purement politique comme la germanisation des Polonais par les Prussiens. C’était la mission non seulement laïque mais aussi religieuse du Tsar.
Les missionnaires de l’orthodoxie se sont montrés tout à fait incapables de mener à bien leur œuvre. L’orthodoxie ne peut sur ce point être comparée au catholicisme. Tandis que les missionnaires catholiques ont fouillé tous les coins du globe et fait un grand nombre de prosélytes, même dans les États-Unis d’Amérique, les missions russes, hors de la nationalité russe, ont échoué partout. Nos « petits pères » qui pour la plupart ne parlent que le russe, n’ont aucune des qualités du missionnaire, ils restent impuissants, même devant les sectes nouvelles s’accroissant en Russie. Nos moines, lorsqu’ils sont dignes de leur situation religieuse, sont uniquement préoccupés de leur salut individuel. L’État a pris sur soi le rôle de missionnaire. Par le droit du poing, il imposa la langue russe aux sujets non russes et les missionnaires, employés au Synode, les évêques, employés aussi, le suivirent. Dans tous les centres de culture non orthodoxe, l’État fit bâtir des cathédrales dans le style administratif quasi russe. Nos popes accompagnés de leurs femmes et de leur nombreuse progéniture venaient alors habiter dans la place préparée. Où commence l’orthodoxie, où commence la nationalité : cela était impossible à établir. La mission de russification entreprise par Alexandre III le fut, non pas du point de vue de l’empire — cette politique ne pouvait que nuire à son développement normal — mais du point de vue orthodoxe. Alexandre III a établi ainsi sa dignité de Tsar moscovite orthodoxe.
L’Église et les slavophiles haïssent Pierre surtout à cause de la rupture, qui commença sous son règne, de la nationalité d’avec l’orthodoxie, c’est-à-dire aussi d’avec l’autocratie. L’Église restait soumise à Pierre dans la mesure où il était autocrate. Il provoqua sa colère lorsqu’il cessa d’être seulement Tsar, quand son empire devint plus large que l’orthodoxie et, par conséquent, que la nationalité. On aperçoit à nouveau en ceci le fondement révolutionnaire de l’œuvre de Pierre. Alexandre III l’a compris et de cette compréhension est né son désir utopique d’étendre l’ancien esprit moscovite à tout l’empire.
Alexandre III mourut dans les bras d’un fanatique affilié aux bandes noires, à la croyance sincère, possédant un don incontestable d’exercer son pouvoir religieux sur les masses populaires : Jean de Cronstadt. Il mourut avec une grande dignité, manifestant la beauté spirituelle d’un fils fidèle de l’Église, et croyant transmettre à son héritier un puissant empire national et vraiment orthodoxe. En ceci il s’était cruellement trompé ; son fils a reçu en héritage un état croulant, soutenu seulement au prix de sacrifices que le pays ne pouvait plus consentir. Un des réactionnaires les mieux doués de l’époque d’Alexandre III, Constantin Léontiev, affirmait que la tâche d’un Tsar orthodoxes était de « congeler la culture russe pour la préserver de la décomposition ».
L’époque d’Alexandre III fut vraiment celle de ce froid artificiel. Constantin Pobiédonostseff a dit qu’il se représentait la Russie comme un désert de glace sur lequel plane un esprit malin ». Mais le dégel est venu néanmoins, parce qu’il ne pouvait point ne pas venir, et sous son successeur, le splendide palais d’Alexandre III a commencé à fondre, en répandant une odeur nauséabonde.
Bien entendu, Nicolas II est un des plus malchanceux autocrates ayant occupé le trône de Russie. Déjà, pendant son couronnement, plus d’un millier de ses sujets sont morts à Kodinka. Depuis, tout alla de mal en pis ; mais conclure de tout ce qui s’est passé que Nicolas II doit être rendu responsable du chaos actuel, serait prononcer sur lui une sentence injuste. Il n’est point coupable de la crise mortelle de son Empire. Cet empire était déjà malade quand il en hérita.
Toute la politique d’Alexandre III n’est autre chose qu’une naïve utopie ; c’est la folie d’un fanatique qui devait conduire la Russie à sa perte. L’histoire des pays catholiques ne s’arrête point pour de pareilles fautes commises par Pie IX ou Pie X ; l’État « athée » ou laïque a su se protéger contre l’influence néfaste du catholicisme. La Russie ne pouvait se protéger de calamités semblables, et le Tsar-Pape ne rencontrait aucun obstacle l’empêchant de tenter ses expériences sur le corps vivant du malheureux pays.
Alexandre III caressait une chimère : la transformation de la Russie en une maison de glace ; il crut y être parvenu. Mais si l’on considère de plus près sa politique d’État, on voit que lui-même détruisait d’une main ce qu’il créait de l’autre.
De concert avec ses partisans et collaborateurs tels que le prince Metchersky, le comte D. Tolstoï et C. Pobiédonotseff, Alexandre III travailla à la réalisation de l’idéal des tsars moscovites, à la restauration d’un État moscovite du XVIIe siècle, de préférence rural, et basé sur la distinction nette des classes. Personnellement, Alexandre III était très « ami du peuple ». C’était un tsar des moujiks et s’appuyant sur eux. Les paysans proches de son cœur « plein d’amour » devaient, d’après lui, rester à tout jamais soumis à la crainte de Dieu, de l’orthodoxie et du Tsar « adoré ». D’où toute une série de mesures préservant les paysans de la perte de leur physionomie de classe : la conservation de la commune, forme rurale archaïque ; la défense de distraire aucun lot de la propriété communale ; en un mot l’attachement des paysans à la terre. Jusqu’en 1861 les paysans appartenaient au seigneur ; tous sont maintenant des paysans d’État. À leur tête se trouve le seigneur-tsar : tsar qui sait défendre le peuple orthodoxe et sa foi, seigneur à qui l’on doit l’obéissance dictée, non par la crainte, mais par la conscience, parce qu’il est tsar et patriarche. Aussi s’établit une théocratie patriarcale médiévale défigurant et le vrai idéal théocratique — société religieuse bâtie sur l’amour et la liberté — et le vrai idéal étatiste — société fondée sur la contrainte pour le triomphe de la justice.
Une telle « théocratie-moujik » ainsi congelée avait besoin de protection contre les ennemis extérieurs et intérieurs. Alexandre III, le bienfaiteur, le « père plein d’amour » est forcé d’entretenir un million de soldats. Ce n’est d’ailleurs point là comme en Europe une armée ordinaire servant franchement les grossiers intérêts matériels du pouvoir, mais bien « l’armée orthodoxe, très chrétienne ».
L’entretien de cette armée demande beaucoup d’argent, une industrie bien développée. La « théocratie-moujik » s’est alors munie d’un mécanisme occidental. Les frontières russes sont fermées par des droits de douane énormes ; le gouvernement implante l’industrie. C’est le moment où Witte pénètre dans l’assemblée des Ministres « patriarcaux orthodoxes », Witte dont la personne et les actions renient le concept politique d’Alexandre III. Le comte Witte, ce Pierre le Grand en raccourci, se met énergiquement à l’œuvre, investi de la pleine confiance du Tsar. Il se procure des capitaux colossaux. Le budget enfle d’une manière fabuleuse. Le gouvernement attire les étrangers comme sous Pierre. On fonde des usines, on construit des chemins de fer. Vers 1890 la félicité financière est à son apogée, et le Tsar naïf peut ainsi payer largement la folle fantaisie de maintenir dans sa gaine de glace la « théocratie-moujik ». Puis c’est la débâcle : l’industrie a besoin pour s’épanouir de lois libérales, de main d’œuvre, de débouchés, mais nos lois civiles sont ineptes et archaïques. Les ouvriers ne sont autres que des paysans attachés à la glèbe ; le système barbare du passeport les prive de la liberté de déplacement ; la lutte du travail et du capital n’est admise sous aucune forme ; les grèves, considérées comme des émeutes, sont réprimées par la force armée ; les gendarmes s’installent dans les fabriques. Il n’y a point de débouchés intérieurs, le principal acheteur est le gouvernement lui-même. Presque tout ce que le pays produit est employé par l’État pour l’armée et les chemins de fer ; dès que l’unique acheteur est rassasié la crise industrielle commence, la félicité de la bourse est terminée, les étrangers ruinés repartent, la question ouvrière se pose d’une manière tout à fait alarmante.
Alexandre III meurt au début de cette crise ; pendant le couronnement de son fils commencent les premières grèves menaçantes. Alexandre III n’est plus, mais Witte existe. Comprenant d’instinct le rôle fatal de cet homme, Nicolas II le hait, mais il ne peut s’en séparer.
C’est le seul homme de talent dans le gouvernement, mais il a attiré sur la Russie d’innombrables calamités. Avec une hâte fiévreuse il embrouilla le mécanisme étatique, rendit toutes les questions plus pressantes et n’y répondit point. Mais peut-être l’histoire l’acquittera-t-elle. Son activité fiévreuse et « impie » était nécessaire pour faire fondre la maison de glace élevée par Alexandre III. Si l’on admet l’impossibilité d’une évolution dans l’orthodoxie et l’autocratie, tous les efforts dirigés vers la destruction de ces principes ne sont-ils pas par là même justifiés historiquement ? Witte, sorte de collaborateur de Pierre Ier, placé à côté de Nicolas II, a ruiné l’autocratie, non pas du dehors comme le font les révolutionnaires, mais au dedans. Ce « païen », le premier bureaucrate contemporain, a senti que pour abolir l’autocratie, il fallait l’appui de l’Église, car le manifeste du 17 octobre rédigé par lui était purement laïque, intellectuel. Toutefois, c’est avec sa participation active que fut soulevée la question des réformes de l’Église et décidée la convocation d’un concile. Homme grossier, dépourvu de tout esprit philosophique, il a néanmoins senti instinctivement qu’on ne saurait se passer de l’Église, que sans réformer l’orthodoxie on ne peut abroger l’autocratie. Mais l’orthodoxie ne se ranimera pas ; elle ne soutiendra pas Nicolas II, elle le perdra définitivement. L’empire s’étant soumis, l’Église meurt tuée par le venin de l’autocratie, et l’autocratie elle-même est empoisonnée par le venin de l’orthodoxie. Tel est le cercle vicieux à l’intérieur duquel se débat le malheureux Nicolas II, victime de la mauvaise direction suivie par l’État russe fondé sur le principe fatal de la fausse théocratie. L’Église reniant le monde, la culture et l’histoire, ne comprenant que la sainteté individuelle, non sociale, l’Église nationale, étrangère à l’idée d’universalité, fut la pierre angulaire des fondations de l’empire purement laïque. L’État s’est assujetti l’Église et pour lui complaire s’est asservi lui-même. L’autocrate unissant le pouvoir laïque et le pouvoir religieux, le tsar, l’empereur, le pape, l’homme le plus puissant du monde, l’homme Dieu à qui est soumis ce qui est à Dieu et ce qui est à César est dans une extrême faiblesse et ne peut plus avancer. Il ne peut que rester sur place, attendre l’écroulement de son règne et de son empire.
Mais que se passera-t-il plus tard ? Qu’est-ce qui attend la Russie ? Quelle sera l’issue de ce satanique vaudeville ? Les cartes sont embrouillées, un tel chaos règne en Russie, que l’esprit humain ne peut voir dans cette obscurité le moindre point lumineux.
La révolution russe est en quelque sorte particulièrement maudite. Toute révolution est une violation de l’équilibre des forces réelles. Le vieux régime n’est plus qu’une lettre morte ; le peuple en élabore un nouveau, expression de la corrélation modifiée des forces.
En Russie, grâce à une exceptionnelle mise en scène, la balance des événements s’agite tant, qu’on ne peut suivre les déplacements de son aiguille. Tantôt un plateau s’abaisse avec une impétueuse rapidité, et il semble que bientôt nous pourrons évaluer le poids de son contenu ; mais dès que l’investigateur approche, le second plateau s’abaisse relevant celui qui était à terre un instant auparavant. L’évaluation des forces en lutte est impossible et il semble parfois qu’il n’y a point dans la révolution russe d’idée générale directrice et qu’on assiste à un processus de décomposition totale d’un organisme empoisonnant l’atmosphère et contaminant toutes les forces vitales du pays. Cela est inexact ; l’idée générale existe ; c’est l’abolition de l’autocratie. Elle n’est négative que par la forme, mais pleine de contenu dans son essence.
Malgré toutes les complications qui peuvent survenir, bien que les libéraux soient prêts à un compromis avec la monarchie constitutionnelle, que l’autocratie désire sincèrement les réformes, que les masses orthodoxes aient les yeux tournés vers la réaction, que les partis révolutionnaires soient entièrement athées, l’idée essentielle de la révolution russe, l’abolition de l’autocratie, reste vivante, irrationnelle, religieuse. Plus les ennemis de l’autocratie sont athées, plus le fanatisme religieux les possède et les pousse à accomplir des actes héroïques. Nos libéraux, nos libres-penseurs cultivés, ne sont pas, au fond, pour la République ; ils sont prêts à compter avec le préjugé populaire et à conserver le principe monarchique en le limitant par une constitution. Il en est tout autrement des partis socialistes et surtout de celui des socialistes révolutionnaires. Pour eux, l’autocratie est le premier obstacle à supprimer pour que la Russie puisse avancer. Par leur manière de voir, leur culture, les socialistes révolutionnaires sont typiquement des occidentaux ; la République est une conséquence logique de la base de leurs programmes : démocratie, souveraineté du peuple. Il semblerait que la République ne doive être que le couronnement définitif de leur programme et qu’en pratique ses partisans puissent, comme les socialistes occidentaux, s’accommoder de la monarchie constitutionnelle. En soi, la République française comme forme politique n’a pas une signification précise. La République française ne se distingue pas essentiellement de la monarchie anglaise, et, se basant sur l’expérience historique, les révolutionnaires russes auraient pu comprendre que l’important n’est pas dans la forme, mais dans le contenu. Or malgré leur dressage occidental, nos révolutionnaires sont russes avant tout et comme tels ils ont compris, non pas à l’aide de la logique et de la science occidentales, mais instinctivement, profondément, que leur utopie républicaine est bien moins chimérique que la politique posée et réaliste des libéraux. Et la République n’est point un article théorique du programme ou son aboutissement logique, mais l’unique condition de remporter la victoire de l’autocratie. Ou l’autocratie restera, ou l’on aura la République. Les socialistes révolutionnaires sentent toute la force irrationnelle de l’autocratie et comprennent qu’il faut ou l’arracher avec ses dernières racines, ou se soumettre à elle. Les libéraux auraient raison si l’autocratie reposait uniquement sur l’idée impérialiste, si elle n’était qu’une survivance de l’absolutisme occidental du XVIIIe siècle. Mais nous avons vu qu’indépendamment de ses racines historiques, positivistes, l’autocratie en a aussi de religieuses. Il est clair que comme personnalité, homme d’État, empereur, Nicolas II n’existe pas. Faible comme il l’est, un geste suffirait pour le jeter à bas de son trône ou pour lui mettre une muselière constitutionnelle. Sans aucun doute, pour Nicolas II, se jeter dans les bras des « cadets » serait le salut, l’unique espoir de prévenir la chute de la dynastie. Il ne le fait pas cependant. Par mauvaise volonté, pensent les cadets, à cause des intrigues des Trépof, Dournovo. C’est une grande illusion. Libres penseurs, tranquilles et sceptiques, ils ne remarquent pas le mysticisme de l’autocratie, sa force métaphysique. Et cette myopie est cruellement punie.
Nicolas II ne peut pas donner la constitution parce que cela serait pour lui l’acte d’un traître. Il pourrait monter héroïquement sur l’échafaud, souffrir pour « sa foi », mais jamais il ne consentira à l’unique action terrifiante pour lui en tant que fidèle de l’Église, dont il est le souverain pontife : trahir l’orthodoxie et l’autocratie. Les révolutionnaires positivistes en apparence, mais profondément mystiques, bien qu’inconsciemment, le sentent de tout leur être et de là leur haine sainte et indéracinable de l’autocratie. Ils haïssent Nicolas II, non seulement en tant que personnalité — ce n’est point un scélérat — mais comme une vivante incarnation de toutes les calamités qui se sont abattues sur la Russie, la cause de l’impasse dans laquelle elle s’est égarée. Et c’est seulement après en avoir fini avec le principe monarchique que la Russie sera, sinon sauvée, tout au moins dans la possibilité de commencer une nouvelle période historique. Il faut abolir l’autocratie. En ceci les révolutionnaires sont d’accord avec tout ce qui pense en Russie ; mais tandis que les cadets espèrent accomplir cette transformation la plus sérieuse de toute l’histoire de la Russie d’une façon pacifique, sans douleur, par des moyens minuscules, les révolutionnaires eux, ne la jugent possible que par les grands moyens.
Dans le manifeste cité plus haut les néo-slavophiles de Moscou déclarent que l’autocratie restera immuable tant que dureront les forces réelles qui l’ont engendrée, forces parmi lesquelles la plus importante est la foi populaire ; c’est-à-dire que tant que vivra l’orthodoxie, l’autocratie ne périra pas. Cette proposition est fort juste, et il est étonnant qu’elle soit née sur les lèvres de tels enfants.
Juste d’une façon empirique et mystique. Du point de vue positif elle répond à la conception socialiste. Il est évident, comme l’a déjà dit Lassalle, qu’un régime cesse d’être illusoire seulement quand il s’appuie sur des forces réelles.
Mais les néo-slavophiles sont allés plus loin et ils ont admis comme force réelle une grandeur insaisissable, fantastique du point de vue positif : la foi populaire. Toute la question est de savoir si cette foi est forte ; existe-t-elle encore dans le peuple russe ou sous la pression du progrès et de la civilisation « ce préjugé des masses obscures », comme pensent les « occidentaux », disparaît-il peu à peu ? Mais étant donné que l’autocratie s’appuie sur l’orthodoxie, on peut aller plus loin encore et se demander si ce n’est pas un devoir non seulement pour tout humaniste occidental libre-penseur, mais aussi un devoir dicté par la conscience religieuse à tout croyant de lutter contre l’orthodoxie.
Au nom du triomphe final d’une vie sociale religieuse, les vrais croyants ne doivent-ils pas préférer « l’impiété » passagère du peuple russe plutôt que de le voir demeurer dans le giron de l’orthodoxie ?
La discussion sur « la foi populaire » dure depuis longtemps. Déjà les Occidentaux et les slavophiles l’avaient soulevée, et jusqu’à présent la question n’est point résolue, bien que le fait même de l’existence de l’autocratie démontre la vitalité de l’orthodoxie. Les contradictions ont obscurci la question en considérant comme synonymes la foi populaire et l’orthodoxie, ainsi que les Français le font pour le christianisme et le catholicisme. Pendant que les Occidentaux attaquaient l’orthodoxie, les slavophiles et Dostoiewski même la défendaient. Ces derniers voyaient en elle un principe universel, le salut que le peuple russe apportera à l’Europe.
Si n’accordant aucune confiance ni à la politique, ni aux discussions des partis, on l’accorde à la littérature, l’unique manifestation incontestable du génie russe, on doit croire que le peuple détient une grande force religieuse. Mais cette force est latente encore, car l’orthodoxie n’est pas une expression digne des aspirations religieuses du peuple russe.
De nouveau, ici, le Tsar se sépare du peuple et l’orthodoxie commet « un péché mortel ». C’est à l’orthodoxie qu’incombe la responsabilité première du chaos qui règne actuellement en Russie, et c’est elle, bien que cette affirmation puisse paraître étrange, qui fera périr le Tsar. Insociable par sa métaphysique même, elle se complaisait et avait séduit ses ouailles par un idéal de fausse théocratie qui aboutit réellement à dénaturer d’une manière définitive le développement normal de l’État et à approuver les plus folles actions de l’autocratie réactionnaire. De cette façon l’orthodoxie a porté un coup mortel à la religion et à l’État. Tout ce que la Russie comptait de novateurs éclairés, fut ainsi artificiellement poussé à l’athéisme. La puissante force religieuse que le peuple tenait en réserve a passé au service de la révolution athée. Seuls, un tsar mourant, un clergé figé, les masses populaires les plus obscures qui accomplissent, à la gloire du Tsar et de l’orthodoxie, des pogromes fanatiques et de sauvages exterminations, sont restés soumis au pouvoir de l’Église. L’orthodoxie a trahi le Tsar et aussi le Christ. Obstinément elle a suggéré à ses ouailles que celui qui va contre le Tsar va contre Dieu.
Pendant longtemps ce plan a réussi et maintenant encore beaucoup haïssent la révolution comme une œuvre impie, ce qui, en fait, est souvent exact.
Le mot « Dieu » ne se trouve pas sur les drapeaux des partis libérateurs. Mais si la « foi » est du côté de l’Église, les « œuvres » sont avec les « impies » qui, par le sacrifice de leur vie à la cause de la liberté dont ils ne pourront pas jouir, font preuve d’un véritable sentiment religieux et montrent ainsi l’intensité de ce sentiment chez le peuple. Pour ne point le voir il faudrait être aveugle.
De concert avec l’autocratie, l’Église a maudit toute la culture, toutes les choses saintes produites par l’humanité au prix d’une lutte pénible et de chaque instant. Voulant tuer Dieu dans la culture et dans l’histoire, elle n’a arrêté ni la culture, ni la révolution, mais pour beaucoup, peut-être, elle a tué le divin que la révolution portait en soi. Et nous le répétons, c’est là son plus grand péché, qu’elle partage d’ailleurs avec le catholicisme.
Mais les esprits religieux ne doivent pas se désespérer : s’il existe indépendamment de l’Histoire, au-dessus d’elle, une Vérité absolue, elle ne peut pas périr. Et si une impiété passagère est nécessaire pour la défense des biens que l’humanité a su conquérir, nous n’en devons pas moins espérer le triomphe final de la Vérité absolue.
Le Christianisme historique, les Églises locales, — le catholicisme n’a évidemment rien d’universel, il est aussi local que l’orthodoxie, — devront être surpassés.
L’humanité doit sortir des Églises historiques et créer une Église vraiment universelle, véritablement sociale, qui renoncera à la violence et adoptera tout ce qu’il y a de saint dans la culture. Et peut-être la révolution russe, renversant ensemble l’autocratie et l’orthodoxie, accomplira-t-elle, malgré tout son athéisme, l’œuvre vraiment sainte, et à l’humanité libérée du joug de l’Église historique, ouvrira-t-elle les voies qui la conduiront à Dieu.
« La vérité sera engendrée par la Terre, la justice viendra du Ciel » (Ps. LXXXV, 12). La vérité incomplète incluse dans l’Église historique est devenue maintenant une source d’erreurs. Et la fin du Tsar sera peut-être le sacrifice expiatoire, le couronnement de la révolution religieuse. Peut-être, libéré de l’autocratie et de l’orthodoxie, le peuple russe manifestera-t-il dans toute son intensité sa foi, non plus « populaire », mais universelle et absorbera en soi toutes les églises historiques.
Septembre 1906.
(Z. Hippius)
Un seul homme peut tout, même supprimer une vie humaine. Cet être unique, ayant droit à la vie des autres peut posséder aussi leurs biens, les fruits de leur travail, tout. Ainsi il n’est d’existence réelle que pour cet homme seul ; les autres, c’est comme s’ils n’étaient point, c’est-à-dire que s’il est humain — les autres ne le sont pas, ou s’ils sont hommes, alors il est un surhomme, un Dieu placé en dehors des lois humaines. Mais Homme ou Dieu, tout lui est permis.
Là est la racine la plus vivace, la plus profonde et la plus cachée de l’autocratie. D’elle, d’autres sont nées ; un tronc est apparu au jour ; des branches, des tiges, de fins ramuscules variés et entrelacés se sont développés. L’obscure sensation de la personnalité et de son unité, la conscience de la différence, de la non-identité, de l’inégalité, a produit dans l’histoire de l’humanité, dans la réalité empirique et sociale, des formes autocratiques de l’organisation de l’État et de la vie.
Mais, quelles que soient les formes des rameaux, — césarisme, papisme, autocratie russe, — la racine est une : c’est l’acceptation d’une personnalité unique, unique parce qu’elle existe seule ; c’est l’opposition de Un à Tous.
Ici s’enchaînent les débuts de deux passions qui s’étendent et s’enlacent à travers toute l’Histoire : passion de domination, passion de servitude. Égales, équivalentes, non identiques. Deux extrémités d’un seul et même bâton. On aurait tort de rendre responsables les autocrates, les tsars, les maîtres du pouvoir extérieur, de la violence, de l’esclavage ; c’est une condition sine qua non de leur existence réelle ; et la présence même des esclaves n’est-elle pas une condition semblable ? Le maître est-il quand il n’est point d’esclaves ?
Il n’est pas de force extérieure capable d’imposer la domination d’un seul sur un million d’individus qui n’admettraient pas intérieurement cette sujétion.
Non, si l’autocratie est encore, si le papisme vit, c’est dire que des gens acceptent comme une vérité éternelle la proposition : Lui et nous ; lui qui dirige, à qui tout est permis ; nous qu’on mène, à qui rien n’est permis. Aux plus purs, aux plus sincères de ces derniers, il est aussi doux de sentir la force du pouvoir, que le pouvoir est doux à l’autocrate. Mais le temps des maîtres et des esclaves passe et avec lui leur sainteté relative. La chose reste, le sens s’en va.
Le monde et la vie peuvent être envisagés comme une chose qui croît, se développe, s’épanouit, aspire perpétuellement vers son élargissement final, vers sa vérité absolue. Il n’y est point de création ayant son origine au dehors ; tout est donné, tout est comme l’arbre dans la graine. Mais le développement s’effectuera dans le temps et si la graine n’est pas un arbre, le premier homme n’est pas le dernier.
L’homme est donné, mais il se détermine dans le temps.
Il est plus homme aujourd’hui qu’il y a cinq ou six mille ans, et dans l’avenir on verra sans doute dans le plus humain des êtres actuels beaucoup de traits bestiaux. Aussi notre vérité ne consiste-t-elle pas à être parfait dès aujourd’hui comme aux derniers jours du monde, mais à pénétrer le sens de nos temps, à vouloir nous élever vers les plus hauts degrés que nos regards puissent atteindre. À ceux qui viendront après nous, les échelons suivants apparaîtront.
Si nous acceptons cette conception, si nous envisageons l’histoire humaine de ce point de vue, nous ne condamnerons alors définitivement aucune des formes de vie élaborées dans l’histoire, nous n’en taxerons aucune de mensonge absolu. Bien entendu, dans le cas seulement où cette forme s’est réalisée dans le courant principal de l’évolution historique.
Une forme de vie se juge uniquement par le degré où elle correspond à la conscience qu’a de soi l’humanité à ce même moment. Lorsqu’un homme se sent ou esclave, ou tsar, chef d’esclaves, la vie sociale et mondiale se moule nécessairement dans des formes autocratiques. Il en fut ainsi ; mais le temps en est passé. Et si ceux qui suivent, ceux à la conscience élargie, voulaient conserver cette vérité ancienne, ils en feraient un mensonge.
Aucune doctrine ne peut, bien entendu, embrasser l’immense multiplicité des formes de la vie. Si la vie allait réellement d’un pas régulier et comme le veut cette théorie d’élargissement de la conscience et des changements correspondants et nécessaires des formes extérieures, si toute l’humanité en un seul et même moment arrivait à un même degré de conscience, nous assisterions simplement à un processus d’évolution des plus pacifiques, fastidieux et presque mécanique.
Le développement historique réel n’est pas évolutionniste, mais révolutionnaire. À chaque moment, tous les degrés de l’échelle sont occupés et ceux qui se sont élevés incommensurablement plus haut, luttent avec le mensonge des inférieurs. Mais ce qui vainc vraiment, ce qui change les formes de la vie réelle, c’est la force centrale du courant, car toutes les formes doivent être traversées d’une façon consécutive : au lendemain de la mort de Pierre le Grand, on ne pouvait organiser en Russie la République selon Platon.
L’exemple le plus éclatant et le plus concret de la lutte au nom des changements inévitables, nécessaires et saints des formes de la vie nous est fourni par la Russie. Le tsarisme est l’une des plus magnifiques branches de l’arbre issu de l’idée : Un et Tous ; Un peut tout, tout lui est permis ; Tous ne peuvent rien, rien ne leur est permis. Un est une chose. Tous une tout autre chose.
Nulle part, peut-être, les bases idéologiques de l’autocratie ne se montrent à nu comme dans le tsarisme russe. Contre elles se sont brisés ceux qui approchaient du Tsarisme en le considérant simplement comme une forme d’État et qui, dans leur lutte avec lui, utilisaient l’arme du bon sens ou même de la morale.
L’idée, si elle est vraiment telle, se cache dans les plus obscures et les plus mystérieuses profondeurs de l’âme humaine, dans sa métaphysique (même inconsciente) ou plus loin encore, dans sa religion (plus inconsciente peut-être). Et il faut une force susceptible de pénétrer jusqu’en les plus secrets recoins de l’âme et de la retourner tout entière pour en arracher l’idée. Cette force, la force de la vie, de la conscience s’élargissant avec le changement des temps, s’élève, croît, s’avance, comme une marée qui monte.
« Lui » est une chose et « Nous » autre chose. Pourquoi ?
Nous sommes pareils à lui, nous voulons être libres dans notre volonté comme lui dans la sienne ; s’il lui est permis de lutter avec notre volonté pour le respect de la sienne, il nous l’est aussi d’en faire de même pour la nôtre.
L’opposition demeure : Un et Tous ; le rapport seul a changé. La lutte a commencé, mais les adversaires sont deux comme autrefois : le Tsar et la Révolution. N’embrassant pas « tous » en fait, la Révolution russe écrit « tous » sur son drapeau, car elle lutte pour « tous » contre « Un ».
Sur le drapeau usé des tsars on lit « Moi » et si dans « Moi », dans l’idée de l’individualité, n’existait pas un germe de vérité éternelle, le vieil étendard serait déjà tombé en lambeaux éparpillés au vent. Mais une même vérité éternelle brille dans le nom « Tous », et l’époque exige la lutte et la victoire de ce second « nom », car il est le suivant, il est la nécessité, l’inéluctabilité.
Ainsi la terre vainc la graine. En tombant à terre la graine meurt ; elle se réveillera ensuite, mais autre déjà. En tombant, la vérité de l’individualité unique doit mourir dans l’obscurité avant de ressusciter en une autre vie, la vie en tous et chacun.
La monarchie constitutionnelle ne réussit pas à se constituer en Russie et probablement elle n’y réussira jamais. Trop longtemps le pays a vécu ensorcelé par l’idée du Tsarisme, idée trop forte, trop éclatante dans l’absolutisme russe. On ne peut vaincre une idée qu’en la détruisant, et on ne peut la détruire qu’en lui en opposant une autre de même force et de même profondeur et qui, passant à travers l’humain se dirige vers l’obscurité d’au-delà l’humain. Les constitutionnels-démocrates n’ont rien de pareil, leurs tentatives d’établir un compromis humain en gardant les mots (et monarque et démocratie) ne réussissent pas, ils ne sentent pas même la force de leur ennemi, ne voient pas son visage, ils tournoient eux-mêmes comme les feuilles d’automne. Tombant au milieu de la vraie lutte, celle des deux égaux, ils vont ou à droite ou à gauche. Ceux qui n’obliquent pas ne comptent pas, car leur force ne se réfléchit pas dans la réalité.
Nos constitutionnels-démocrates ne savent rien d’autre et de plus salutaire qu’un compromis. Parce que tous assoiffés de justice et d’humanité, ils veulent par condescendance envers tous que personne ne possède rien de vrai, mais que tous aient un semblant de quelque chose : qu’un monarque soit, mais un semblant de monarque ; que la démocratie soit, mais un semblant de démocratie.
Car il est une chose qu’ils sentent, et celle-là profondément bien qu’inconsciemment, c’est que si le monarque est vraiment tel, l’existence d’une démocratie devient impossible et inversement. Tout le salut est donc dans le semblant.
Si la lutte est réelle en Russie, si elle est engagée vraiment, et là-dessus personne ne discute, ce sont là des rêves utopiques, irréels, des abstractions morte. Envisageant ce qui se passe en Russie, nous voyons très nettement combien ce compromis inventé par l’esprit étroitement positiviste fondé sur le principe du bon sens, de la justice et de l’ordre, est faible, abstrait et théorique, et combien est réelle, réelle par son corps et par son sang, la lutte des deux idées. Cette lutte ne cessera pas, elle ne peut pas, elle ne doit pas cesser, tant que Un ne détruira pas Tous ou, comme ce sera historiquement, que Tous ne supprimeront pas Un. Aucun compromis ne peut faire coexister ces idées éclatantes et exclusives ; leur union véritable appartient à un avenir lointain et conditionné par la prochaine victoire de tous.
À celui qui lutte aujourd’hui pour tous, la gloire, l’honneur, l’entière justification.
Justification ! Il est des actes que l’homme ne veut pas accomplir, il le veut d’autant moins qu’il est plus homme, plus avancé dans l’histoire. — Tel est le meurtre.
La répugnance, l’impossibilité intérieure qui vient des profondeurs les plus intimes de l’être humain, de tuer, de supprimer la vie d’autrui, existe depuis le début de la vie. Mais cette loi intérieure, innée, indiscutable et qui interdit le meurtre à tout homme, est à peine consciente encore. L’homme la viole sans cesse sous l’empire des circonstances.
Il la sent toujours, mais plus ou moins faiblement. Déjà il tente de se justifier devant soi-même des meurtres qu’il ne voulait pas, mais que des circonstances l’ont obligé d’accomplir. Et le cercle des circonstances pour lesquelles l’homme s’adjuge le droit de tuer se rétrécit chaque jour.
L’homme moyen ne la trouve jamais définitivement.
Longtemps l’homme de conscience moyenne a conservé des refuges où, en tuant, il restait calme : la guerre, le duel, parfois la passion, pour certains le supplice. Aujourd’hui dans ces cas, il est seulement « presque » calme. Et pourtant, à des époques qui ne sont point encore fort éloignées, l’homme demeurait absolument calme après un meurtre résultant d’une circonstance fortuite et autre que la guerre ; il ne savait pas du tout encore qu’il « ne voulait pas » ; il n’avait ni à se pardonner ni à se refuser le pardon. Ceux d’aujourd’hui qui cherchent la justification savent bien plus. On ne peut pas pardonner le meurtre ; mais le justifier, c’est-à-dire sanctionner l’action de chaque homme, si elle est en accord avec sa conscience, laquelle regarde vers l’avenir, et qui contient à la fois les commandements de sa raison et de son sens moral, — cela non seulement on le peut, mais on le doit. Dans la lutte, dans le mouvement en avant, toute la justification à celui qui va ; non pas le pardon, mais la justification de son existence, nécessaire pour le bien suprême.
Si l’on regarde, avec attention et amour, notre mouvement révolutionnaire et l’attitude sévère, presque monacale, de nos premiers révolutionnaires qui, de membres de la Volonté du Peuple, sont devenus terroristes, — on est convaincu une fois pour toutes que ces gens ne sont pas moins hommes que nos constitutionnels-démocrates, lesquels répudient tout meurtre au nom de l’humanité et qui rêvent, par suite de leur aversion intense du terrorisme, d’entreprendre d’énergiques réformes pacifiques pour un peuple imaginaire vivant sous un tsar imaginaire. Bien entendu, tous nos premiers combattants pour l’idée « Tous » contre la mourante et d’autant plus dangereuse idée « Un », savaient ou sentaient qu’eux, hommes, ne voulaient pas tuer d’autres hommes. Perowskaïa, Gélaboff et une centaine d’autres moins brillants ont tous commencé par « aller au peuple » pour entreprendre « la propagande pacifique ». Pendant leur procès beaucoup d’entre eux le racontaient, et ils ajoutaient avec une naïveté touchante : « Si alors le gouvernement ne nous avait pas molestés, s’il n’avait pas commencé à emprisonner, à déporter, à tuer..... »
Si ! Comment le gouvernement absolutiste aurait-il pu ne pas le faire ? L’idée naissante de Tous ne sentait pas encore jusqu’à quel point elle s’opposait à l’absolutisme, combien la mort définitive de l’autocratie était nécessaire à sa vie, à son incarnation.
L’autocratie le devina aussitôt et se défendit. La question se posait : Être ou ne pas être, et elle ne pouvait évidemment que répondre pour elle-même « Être ». Il fallait donc se défendre. Les moyens étaient nombreux : toutes les formes de violence corporelle utilisée envers les esclaves : usurpation, supplice, assassinat. Tout ceci était dans son principe. « Eux », les révolutionnaires, n’existaient pour ainsi dire pas, si « Lui », le tsar, existe. Ils n’existent pas plus que tous les autres, mais ils sont gênants, c’est un élément à rejeter, un membre gangrené dont il faut faire l’ablation.
C’est du bon sens, simple, conséquent. Maintenant que les 8/10 de la population sont contre le gouvernement et le reste avec lui, si par un miracle quelconque ces 8/10 s’étaient placés d’un côté et le reste de l’autre, et si le tsar en avait la possibilité matérielle, — il exterminerait d’un coup tous les premiers. Il ne pourrait point ne pas le faire, restant tsar.
Une telle exécution rapide est impossible, matériellement seulement. Mais tout ce qui dépend des forces de l’autocratie, elle le fait, bien qu’elle sache l’impossibilité de s’emparer de tous les révolutionnaires. Le principe d’un pouvoir illimité, d’une personnalité unique régnant sur Tous, de l’existence d’Un à qui tout est permis, qui est hors les lois et par cela même prend l’aspect de l’homme-Dieu, est religieusement soutenu par l’Église orthodoxe qui sanctionne la sainteté de l’autocratie. Il ne faut donc pas s’étonner de voir évêques et prêtres prêcher et bénir le meurtre des révolutionnaires, assister sans honte aux supplices qu’ils approuvent.
Derrière le char « infâme » des participants à la journée du ler/13 mars 1881, suivait celui, bien plus infâme, de cinq prêtres. Lorsque Plehve eut fini de lire aux condamnés l’arrêté leur apprenant qu’ils allaient être aussitôt exécutés et que les soldats eurent cessé de battre le tambour, les prêtres relevant leurs soutanes allèrent vers les potences offrir aux condamnés une croix en or à baiser. Tant mieux pour les prêtres s’ils ne savaient pas quel sacrilège ils accomplissaient. Les victimes qui ont refusé de donner ce baiser étaient plus hommes et bien plus près de l’Évangile, livre dans lequel tout ce qu’il y a d’humain est inclus jusqu’au moindre détail. Il y a peu de temps, le métropolite Antoine allait dans une prison et tentait, avec des textes, de convaincre les « criminels » que Christ (lequel ?) permet le meurtre à celui à qui tout est permis, qu’il l’encourage même, tandis que Tous, les autres, sont des criminels et rien de plus. L’évêque Antoine Krapowitzki est consumé par la passion de livrer au supplice les adversaires de l’absolutisme.
Dès que les représentants de l’Église orthodoxe se trouvent réunis, de leur assemblée se dégage l’unique principe social qu’ils peuvent concevoir : l’aveugle soumission au pouvoir autocrate. Alors ces cadavres se raniment pour un moment, leurs membres commencent à se mouvoir, galvanisés par le nom du tsar, par la nécessité des supplices, des persécutions et des interdictions pour la défense de l’autocratie.
L’union fatale de l’orthodoxie et du tsarisme, sa dépendance de ce dernier, sont trop importantes, leur entrelacement trop compliqué pour qu’on puisse les définir par quelques lignes à côté. Je renvoie le lecteur à mon article « La force du tsarisme » publié dans ce même volume, ainsi qu’à l’article de D. Philosophoff « Le Tsar-Pape » où cette question est traitée à des points de vue différents.
Si telle est la situation de l’Église en Russie, doit-on s’étonner que les révolutionnaires russes, les adversaires du tsar soient en même temps ceux de l’Église ? Ce sont des « impies » comme les appelle l’Église qui délègue néanmoins ses serviteurs pour les escorter à l’échafaud.
Eux, des « impies », eux qui sacrifient tout ce qu’ils possèdent et leur vie même avec une force étonnante de volonté dirigée avec une aveugle ténacité vers un même but, qui vont à la lutte pour tous les « déshérités », se cachent dans les souterrains comme les premiers chrétiens dans les catacombes, vivent le terrible combat intérieur, ces martyrs dans tous les sens du mot, ces ascètes au nom de l’Esprit, est-il vraiment permis de les appeler des « impies » ?
Dans l’idée nouvelle, il n’y pas encore le nom Dieu. Le nom demeure d’où Dieu est parti.
« Avec ceci tu vaincras », disent les serviteurs de l’église orthodoxe, levant la croix contre les militants de la Révolution. Mais les pharisiens, s’ils n’ont pas prononcé précisément ces paroles, pensaient aussi qu’ils vaincraient par la croix en y crucifiant Christ indocile. « Ils ne savent ce qu’ils font. » Tant mieux répéterai-je pour ceux d’aujourd’hui qui « ne savent pas ». Mais l’Histoire ne se répète pas : l’ignorance des siècles passés n’est plus pardonnable maintenant... Les temps ne la justifient plus.
On pourra dire : la vie ne peut être enfermée dans une théorie ; la Russie n’est pas exactement coupée en deux : révolutionnaires et gouvernement. De plus, elle est si grande, si diverse comme langues, peuples et cultures que ses temps sont larges d’une manière correspondante : il n’est pas difficile d’y trouver des gens du XVIIe siècle. « Le peuple », qu’est-ce ?
En parlant de la Russie, je ne veux pas la juger d’une façon préméditée, discuter, en la divisant en classes.
La division de la Russie en « peuple » et « non peuple » et la division du « non peuple » en intellectuels et en ouvriers, etc, nous aurait entraînés trop loin, et d’ailleurs cette tâche compliquée et particulière ne m’incombe pas. En regardant l’âme de la lutte révolutionnaire, conflit des deux idées, changement des deux époques, nous sommes obligés de répartir les individus en deux camps. Deux idées signifient deux camps hostiles. Il est indifférent de savoir avec quel degré et quelle force est exprimée l’adhésion pour l’un ou l’autre parti de celui qui ne lutte pas lui-même pour l’un contre l’autre, et s’il est conscient tout à fait ou non.
Les constitutionnels-démocrates, ces partisans de l’opposition légale, dès qu’ils entrèrent dans l’action, furent aussitôt en fait du côté de la révolution. Ils n’ont pas pu, à la Douma, condamner avec la même force le meurtre politique et le meurtre gouvernemental, comme leurs « convictions », leur esprit l’eussent exigé — mais ils ont eu l’énergie d’aller à Viborg et d’y signer le fameux manifeste. Ainsi s’est trouvée soumise à l’histoire vivante la logique théorique des doux rénovateurs libéraux[8]. Oui, me dira-t-on, mais malgré tout le « peuple » existe, le peuple sur qui tous discutent, de qui les uns disent qu’il est jusqu’à présent « orthodoxe et autocrate », les autres qu’il est depuis longtemps athée, tous étant d’accord d’ailleurs pour affirmer qu’il est obscur.
Qu’est-ce donc que le peuple ?
On peut me reprocher l’abstraction de mes généralisations, mais y a-t-il quelque chose de plus abstrait que cette généralisation arbitraire, que cette conception inexistante — « le peuple russe » ?
Le peuple est-ce un groupe d’agriculteurs ? appartenant ou non à des provinces déterminées ? ou bien la participation au peuple est-elle conditionnée par le sang ? ou sont-ce des gens d’égal niveau, sans culture ? Chacune de ces conditions nouvelles resserre le cercle, et nous arriverons bientôt à considérer comme peuple russe une petite poignée d’individus avec laquelle il n’y a point à compter. Pour l’autocratie, le peuple c’est ceux qui sont pour le Tsarisme et en théorie c’est tous ; le reste ce sont les émeutiers, « quelque chose » qui « ne doit pas exister ». Une division analogue mais contraire est naturellement admise par les révolutionnaires : le peuple, c’est tout ce qui lutte pour tous contre un, en principe c’est tous.
La victoire historique appartient au principe qui s’incarne, qui devient un fait. Nous avons vu comment les intellectuels qui se considèrent comme des modérés et des pacifiques deviennent dans la réalité des révolutionnaires. Mais ce n’est pas tout. Sous nos yeux, les gens non intellectuels, ce que l’on appelle ordinairement le peuple, ceux qui diront peut-être eux-mêmes qu’ils sont des fidèles sujets du Tsar, se soulèvent de concert avec les révolutionnaires. Et c’est justement ceux en qui la vérité nouvelle germe comme poussée par une force organique, qui inconsciemment se joignent à la lutte, ce sont ceux-là qui doivent décider de la victoire du parti auquel ils s’attachent.
Le passé se défend, le présent attaque. L’obscur, l’inconnu, s’élève des profondeurs inconscientes et se joint par la force de l’histoire, par la vie de son âme à ceux qui attaquent ; le peuple — tous — s’élève.
Le corps de la révolution croît. Mais peut-être l’autocratie a-t-elle encore la force spirituelle qui vainc ?
L’autocratie porte dans la lutte un crucifix sans Christ : « Avec ceci tu vaincras. »
Mais l’ennemi pourra lui répondre : « Dieu est avec nous ! »
Même au point de vue des faits, on ne peut trouver aucune limite entre les « intellectuels révolutionnaires » et le « peuple ». D’abord la plupart des révolutionnaires russes sont du peuple même par leur sang. Leur instruction les a éloignés de la manière de vivre du peuple, non de son esprit. Ils y retournaient, allaient « dans le peuple », parce qu’ils appartenaient à son esprit ; mais ils ne comprenaient pas, en ce moment, que le retour est vain. Pourtant ils sentaient vaguement qu’il y avait quelque chose à modifier, qu’il fallait vaincre les mœurs, les dépasser en quelque sorte, sans passer outre. S’il était possible d’admettre qu’un fils du peuple renonçât à son esprit par suite de quelques contacts avec la culture, cela signifierait que le peuple russe n’a pas d’esprit propre, pas d’âme qui le distingue. Il n’aurait alors qu’une contrefaçon d’âme subsistant uniquement par suite de l’absence de culture et qui s’appelle « l’orthodoxie et l’autocratie ». Et quand ce passé serait définitivement usé alors la Russie devrait périr, ses habitants se disperser et le souvenir même en disparaître.
Mais il n’est point de peuple sans âme à lui, individuelle. Seulement il faut la chercher non pas ici ou là-bas, non pas seulement chez les paysans ou les intellectuels, mais partout où on peut saisir une seule et même manière de l’âme de se réfléchir dans la réalité. On la trouvait autrefois dans l’autocratie. Le principe absolutiste mondial s’incarna chez nous à la russe, dans le tsarisme russe et l’Église russe. La révolution est aussi bien russe, populaire ; le premier des révolutionnaires et le dernier des moujiks portent en eux la même âme d’un même peuple.
Et ne sont-ils pas aussi « peuple », Mikaïloff, Géliaboff, Kaltourine, les étudiants, les soldats qui s’éveillent de la torpeur du sommeil et ne savent pas encore où se jeter dans le premier acharnement ? Le gouvernement a tort de se réjouir de ce qu’il y ait des régiments qui excellent dans le pillage et le fusillement ; ce sont les révolutionnaires de demain.
Et Mouromtseff, tout le parti constitutionnel-démocrate, toute l’ancienne Douma, du prince Chacovskoï au moujik Anikine, qui malgré toutes les pressions et tous les efforts est devenu invinciblement révolutionnaire, n’étaient-ils pas tous « peuple » aussi ?
Sans doute on m’objectera : mais alors pourquoi toutes les sociétés réactionnaires, les « assemblées russes », les zemstwos qui envoient au Tsar des adresses de fidélité, toute la bande noire, tous les prêtres russes, le gouvernement absolutiste et le Tsar orthodoxe lui-même, pourquoi ne sont-ils « peuple » aussi ? D’autant plus que tous sont « croyants » à l’encontre des révolutionnaires. Et si nous admettons que le peuple russe est religieux... Est-il religieux ?
Cette dernière question est la plus importante, la plus éternelle et la plus rebattue. Tout le monde a essayé d’y répondre, personne ne la pu. Je n’ai pas de réponse prête non plus, — l’histoire résoudra cette question. Mais j’ai à ce sujet une opinion que je crois nécessaire d’exposer.
Avant de poser la question particulière : l’âme du peuple russe est-elle religieuse, l’âme russe est-elle religieuse ? — il faut poser celle plus générale : l’âme humaine est-elle religieuse ?
À cette question, si l’on examine tout ce qui peut être examiné, il me semble qu’on ne peut répondre que positivement. S’abstenant de toute détermination précise, on peut dire seulement : oui, par sa nature, l’âme humaine est religieuse. Tertullien disait même : « L’âme humaine est chrétienne par nature », affirmation hardie, inexacte dans son essence et ne pouvant ne pas l’être si nous parlons de la nature humaine en général et avons une idée exacte du christianisme. Mais on a précisément envie de s’exprimer ainsi si l’on essaye de déterminer les caractères individuels de l’âme religieuse russe : l’âme russe populaire est de préférence chrétienne. Elle n’est ni orthodoxe, ni catholique, ni protestante — il faut se le rappeler — mais chrétienne.
La littérature russe, manifestation grandiose de l’âme du peuple, est entièrement chrétienne.
Qu’elle confesse ou non le nom de Jésus le Nazaréen, elle est toute chrétienne, elle l’est d’autant plus que le génie de l’écrivain est plus éclatant. Le nom de Jésus trop hâtivement prononcé parfois fit même périr, non pas les créations de l’esprit, mais les personnalités de ceux qui le prononçaient. Dostoiewski et Gogol sont tombés dans l’orthodoxie en confondant le nom avec l’être. Tolstoï s’engagea solitairement dans le bouddhisme sans comprendre qu’il restait avec le nom seul, exactement comme l’orthodoxie. Il ne s’unit pas à cette dernière parce qu’elle est autocrate, et qu’il est, lui, son propre autocrate. Mais tout de même l’âme du peuple s’est manifestée dans la littérature et cette âme est chrétienne.
Révolution... Y a-t-il, y eut-il dans quelque autre pays de tels révolutionnaires, y eut-il cet étrange reflet du mouvement révolutionnaire ? Jetons un regard dans le martyrologue, étudions la psychologie des révolutionnaires, suivons leur vie.
Leur vie, je le répète, est celle d’ascètes détachés de tout pour une idée. Le feu de leurs sentiments est plus éclatant que le feu de leurs pensées ; ils s’assujettissent au principe sévère de l’obéissance ; le sacrifice et la lutte leur sont doux. Persécutés mais d’autant moins soumis, ne sont-ils pas dans leurs souterrains semblables aux ascètes chrétiens des premiers siècles ? Et cette manière de vivre n’est point déterminée seulement par les circonstances, mais aussi par leur psychologie. La principale impulsion psychologique chez la plupart d’entre eux, et surtout parmi les femmes, est : « Je veux souffrir, je veux souffrir pour la vérité » — devise nettement chrétienne, trop chrétienne même.
Leur athéisme est tout verbal et inévitable puisque l’autocratie s’est emparée de la parole divine. Mais leur chair, la partie profonde et muette de leur âme est non seulement en Dieu, mais en Christ, en son être, même s’ils ne le savent pas et si leur pensée ne le veut pas. Précisément parce qu’il ne peut cesser d’être religieux et chrétien, le peuple doit s’échapper de l’orthodoxie. Il a vécu tout le christianisme que l’orthodoxie renferme et maintenant qu’il n’y reste plus que le nom, il porte plus loin son christianisme ou plutôt sa foi en Christ. L’Église désertée s’attache définitivement à l’État et son dernier bien — le nom du Christ — elle le dépose aux pied du Tsar qui le défend avec des troupes et des canons afin d’en profiter exclusivement.
Le peuple a vécu la vérité de l’individualité dans la mesure où elle était engagée en un Tsar, et de même il a vécu toute la vérité individuelle du christianisme de l’Église grecque orthodoxe. Il l’a vécu par ses saints, par ses ermites, par ses vrais ascètes, par ses anciens anachorètes. Mais leur rôle est terminé, le désert traversé. L’époque est passée où l’idéal de la sainteté individuelle pouvait paraître suprême, même pour un vrai chrétien. Mais l’Église orthodoxe, comme d’ailleurs toutes les autres Églises historiques chrétiennes, ne savait rien de plus, et peu à peu elle commença même à oublier cela. Il n’y a plus de saints, d’antiques anachorètes, on n’en a plus besoin et il n’y en a plus. L’Église s’occupe de leurs reliques et imperceptiblement elle a substitué le tsar russe au Christ. Alors, conséquente avec elle-même, elle approuve les supplices, l’esclavage, toutes les violences, car tel est le maître, tel est le serviteur.
Si le peuple a besoin de conserver non seulement sa vie mais aussi son esprit religieux, il doit rompre avec l’Église orthodoxe comme avec l’autocratie.
Il n’y a plus de peuple là-bas dans le camp orthodoxe-autocrate, car il n’est point là de place pour l’âme humaine et populaire, il n’y a point de quoi vivre pour elle. Avec les morts restent seuls les morts, les fous, peut-être aussi ceux qui ne sont pas encore réveillés et qui ne combattent pas puisqu’ils dorment. Ils s’en iront au réveil.
Mais alors les pillards d’aujourd’hui, les incendiaires, les voleurs et les « Hooligans », qui grouillent dans la Russie entière jusqu’en ses recoins les plus déserts sont aussi des révolutionnaires saints, d’inconscients chrétiens et tellement larges que l’église chrétienne historique est trop étroite pour eux ? Et aussi les terroristes du parti qui ne ménagent pas l’emploi des bombes et prêchent ouvertement le meurtre ?
Si l’âme populaire chrétienne d’une chrétienté élargie vit en eux, est-il possible que ce christianisme inconscient et sans nom accepte le meurtre et reconnaisse comme juste que la fin justifie les moyens ?
Du point de vue absolu, divin et humain, le meurtre est une impossibilité et cette affirmation vit, se développe, dans les parties encore aveugles de l’âme humaine vivante. Mais en fait, historiquement, l’impossibilité du meurtre ne peut pas s’incarner tout d’un coup ; elle s’incarne de plus en plus à mesure que le relatif s’approche de l’absolu. Elle est donnée aussi, arbre qui dans son temps était bourgeon et semence.
Un révolutionnaire et un Plehve ministre, sont tous deux des meurtriers. Le fait, l’acte, sont les mêmes. Mais entre le meurtre accompli par le révolutionnaire et le meurtre infligé par le pouvoir, supplice incompréhensible et inhumain qui ajoute une mort à une mort, qui exhorte ou force un tiers — le bourreau — à tuer, lui supprimant ce qu’il a d’humain, où l’on regarde osciller le pendu au milieu des croix et des tambours, — la différence est si grande, si nette, si incontestable, qu’il est inutile d’essayer de la démontrer. De même qu’il est inutile de répéter que ce sont les exécuteurs et ceux qui, portant la croix, assistent aux supplices, que c’est ceux-là seuls qui fournissent incontestablement la preuve de leur aptitude au meurtre qui n’a plus aujourd’hui rien d’humain. Cette aptitude n’est plus justifiée par ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Pour celui qui peut supplicier, le meurtre n’est rien, il est inutile d’en parler. Mais est-il possible que pour nos plus terribles révolutionnaires le meurtre ne soit rien ?
Il y a quelque temps de cela, l’un d’eux vint chez des amis. Il y connaissait une étudiante autrefois déportée et qui avait beaucoup vu et beaucoup souffert. Mariée depuis avec un exilé, ils s’étaient tous deux détachés du parti pour les mêmes raisons : il fallait tuer ; on ne peut pas tuer ; mais il le faut.
Or, un soir le vieux révolutionnaire vint chez eux.
La jeune femme ne l’avait point vu depuis six ans, tout en ayant entendu parler de lui. Le mari ne le connaissait pas.
Cet homme, un des chefs les plus actifs du parti terroriste, avait contribué à l’organisation des quatre ou cinq meurtres les plus marquants qui eurent une signification si fatale pour l’autocratie. Chaque fois il accompagnait celui qui devait agir : « Si vous ne réussissez pas, ce sera moi. »
— Pourquoi êtes-vous revenu à nouveau de l’étranger ? — lui demandèrent-ils. — Chaque fois vous êtes obligé de partir. Mais vous êtes trop connu maintenant et vous finirez par être pris, et si vous êtes pris, c’est fini. Vous feriez mieux d’attendre.
— Je passerai la nuit chez vous, nous resterons ici ; au matin je partirai.
Et ainsi jusqu’à l’aube, en restant près de la table, cet homme disait avec douleur — pour la première fois peut-être il parlait de cela — qu’il lui était impossible de rester à l’étranger, qu’il voulait être pris et « que cela soit fini ». Consciemment, intelligemment, il ne pouvait le vouloir, mais son être tout entier aspirait vers « l’expiation » comme un papillon s’approche de la flamme. Sans but, avec d’infinies difficultés, il revenait aux lieux où il avait tué avec les autres. Les autres avaient tué et ils avaient expié leur meurtre. Tandis que sur lui il y avait deux morts : la victime et le meurtrier qui avait été supplicié. — Il parlait peu, s’interrompant par de longs silences. Sa voix était âpre et pénible. Il ne voyait pas tous les angles de la pierre qui l’écrasait. — Cet homme a une femme, et des enfants, mais depuis plusieurs années il ne les a pas vus. Non seulement il n’ose point aller chez eux, car il serait pris aussitôt, mais ce serait même une imprudence que d’organiser un rendez-vous quelque part avec sa femme. Son « ils me prendront et ce sera fini » désirable personnellement est psychologiquement impossible pour un homme qui place au-dessus de tout l’œuvre commune. On ne peut, sans être un traître, se livrer pour son unique profit. Cet homme doit porter sa pierre et il le veut, mais cela ne la rend pas plus légère.
Une pierre…….. Mais celui qui la porte n’en voit pas les angles. Une pierre ? N’est-elle pas aussi une croix ?
— Avez-vous vu votre camarade en rêve ? lui demanda-t-on.
— Je l’ai vu une fois seulement ; non, deux, mais je me le rappelle bien.
— Comment ?
— Ce n’est pas la peine d’en parler, des sottises, des nerfs.
— Mais, cependant.
— Je me voyais couché dans une isba, sur un lit large et bas... Je dors, ou je ne dors pas, je ne sais... Dans le coin quelqu’un est debout... Il fait sombre... malgré cela je vois que quelqu’un est debout, enveloppé jusqu’à la tête de quelque chose de blanc, un drap peut-être. D’abord je ne comprends rien, puis tout à coup je me rends compte que c’est lui et je vois son visage bien qu’il soit couvert, comme si je voyais à travers l’étoffe. Il reste longtemps comme cela — je ne peux ni bouger ni parler, vous savez comme toujours dans les cauchemars, et pourtant, je veux lui dire bien des choses. C’est si pénible. Je ne peux que m’adresser à lui intérieurement : « Mais remue-toi donc, fais quelque chose, parle, ne reste pas ainsi. » Il commence à se détacher du mur et s’avance vers moi. Il s’approche enveloppé ; mais son visage semble découvert. Il est tel qu’il était, ses yeux sont les mêmes. Il se baisse et m’embrasse fortement, fortement en silence. Je me rappelle bien. Et puis plus rien. Quel rêve étrange ! Jamais nous ne nous sommes embrassés.
— Et comment l’avez-vous vu la seconde fois ?
— La seconde fois, de la même façon.
— Exactement ?
— Oui, exactement et je ne l’ai pas revu.
Le lendemain matin il partit ayant demandé de faire savoir à sa femme, dans quelque temps seulement, qu’il était sain et sauf. Où est-il à présent ? Je ne sais.
Bien entendu, c’est un seul fait. Mais est-il unique ? Il est très possible que les deux tiers des révolutionnaires n’aient pas de rêves terribles, qu’ils soient moins « nerveux », plus simples. Mais qu’en savons-nous ? Plus l’homme s’est dévoué à l’action, plus il a honte de parler de ce qu’il regarde comme une faiblesse, comme une « nervosité ».
Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont derrière eux un meurtre qu’ils n’ont point expié par leur propre sang, sentent dans une certaine mesure le lourd fardeau de pierre de cette croix. Mais indépendamment de la force avec laquelle ils la sentent, ils portent cette croix, car ils croient à la justice de leur cause. Leur cause est vraiment juste et à un tel point, que s’ils ne l’accomplissaient pas, s’ils ne soulevaient pas le fardeau de pierre ou de mort, mais s’arrêtaient et se soumettaient, c’est alors qu’ils n’auraient pu trouver aucune justification ni sur la terre, ni dans le ciel.
En glissant le long d’une pente imperceptible, de ces gens plus conscients vers ceux qui le sont de moins en moins, jusqu’aux « révolutionnaires » d’aujourd’hui, meurtriers stupides et occasionnels, incendiaires, voleurs et spoliateurs, dont nous parlons plus haut, comment établirons-nous une séparation d’avec ceux qui, placés dans la même zone, se trouvent incomparablement plus haut ?
Bien entendu, partout, dans toute société, on trouve des éléments décomposés, mais ce ne sont que des points isolés tant que vit l’âme une et universelle. Je ne les envisage pas, j’examine la vague qui soulève le peuple, qui est toujours la même, mais différente en ses manifestations suivant l’endroit où elle bouillonne. Identique dans son essence, elle parle différemment dans une âme d’avant l’aube, ou dans celle déjà éclairée. Il faut nous lever ! Nous sommes ! Telle est la sensation première, aveugle et sans parole de l’idée de tous qui lutte maintenant contre l’idée d’un.
L’âme vivante du peuple s’est soulevée. Le moujik et le révolutionnaire, le membre titulaire de la Douma, l’habitant peureux et le pillard de banques, les nobles et les petits, et ceux qui n’ont d’autre condition que d’être vivants, tous se sont trouvés ensemble, d’un côté, — pour tous. En a-t-on conscience ou non, la même âme populaire parle en tous, pour tous.
Et la vague envahissante qui monte, surprend les hommes armés, chacun avec son arme à lui, qu’elle soulève et dirige vers l’unique ennemi.
Le 17/30 octobre 1905, le Tsar autocrate russe s’est senti obligé de dire au peuple russe qu’il lui donnerait lui-même toutes les libertés et la représentation parlementaire, enfin, tout ce que le peuple voulait.
L’unité autocrate déclara à tous que maintenant tous devraient être considérés comme des hommes.
Personne, même pour quelques heures, ne fut aveuglé par ces paroles. — La réalité a montré aussitôt que tout demeurait comme auparavant. Quels que soient les paroles, les désirs, les espérances dont on essaye de couvrir l’absurdité, l’impossibilité, la contradiction des idées dans la vie, rien n’en pourra résulter. Les paroles s’éparpillent aussitôt et les contradictions, nues et réelles comme avant, restent immuables.
L’unique individualité, appuyant religieusement sa liberté, sa force, son pouvoir, sur le fait qu’elle est unique, promet de donner de par son pouvoir la « liberté de la personnalité » à tous les autres. Et avec cela elle demeure elle-même unique et exclusive.
Au moment de la peur, dans le délire, l’autocratie pouvait le dire, mais le faire elle ne le peut pas, car c’est impossible.
Chez Dostoiewski, le vieillard Karamazoff, méchant et rusé, bavarde ainsi à propos d’un miracle : « Est-il vrai qu’on croie qu’un martyr après avoir été décapité ait pris sa tête dans ses mains et lui ait donné une accolade affable ? » Je crois qu’il est peu probable de trouver des gens capables, non pas de croire, mais de se représenter même le miracle. L’intervention de forces surnaturelles serait aussi nécessaire pour l’accomplissement des promesses autocrates que pour celui de l’accolade du martyr.
Et pourtant les promesses ont été faites non seulement sans qu’il fût question du miracle nécessaire, mais, au contraire, en négligeant par un silence pudique d’énoncer les bases immuables de l’autocratie, bases religieuses. Le manifeste nettement laïque. tentait d’apaiser par une déclaration purement verbale les « impies » révoltés ; il n’obligeait en rien la véritable autocratie.
L’Église le savait très bien et ne s’inquiétait pas beaucoup. Quant au manifeste, elle n’en tient pas compte et elle en a le droit ; et c’est tout.
Pourtant ces promesses fatales et trompeuses, ces paroles stupides, si je puis ainsi dire, devaient être prononcées. Elles ont accompli leur action nécessaire, elles ont servi pour le bien, sinon de ceux qui comprenaient déjà ce qu’est l’absolutisme, au moins de ceux qui s’éveillaient, et elles les ont définitivement réveillés.
La duperie entraîna l’autocratie à de nouvelles duperies d’une manière aussi naturelle qu’imprévue. Elle fut forcée de la soutenir. La Douma, promise, il fallait la convoquer ; on organisa des élections, on mit en état le palais de Tauride. Différents manifestes du Tsar parurent à propos des « gens meilleurs ». Les paysans écoutaient, l’âme populaire ne croyait pas, mais elle pensait croire.
Et enfin, ce qui ne pouvait pas ne pas se produire, eut lieu. L’autocratie, parce qu’elle est autocratie, parce qu’elle est, a dissous la Douma au moment où elle commençait naïvement à croire aussi qu’elle était. Les fantômes trompeurs se sont soulevés et envolés.
L’autocratie ne pouvait pas agir autrement qu’elle l’a fait ; mais il était impossible qu’à ce coup l’âme populaire ne frissonnât point et ne se réveillât pas définitivement. Ce coup lui était précisément porté, c’était une violence exercée sur l’esprit du peuple, et l’injure de cette duperie ne sera jamais pardonnée.
Le tsar Nicolas II, autocrate absorbé par l’autocratie, est comme homme enclin à la bonne rêvasserie désordonnée, aux miracles spirites et orthodoxes. Il voudrait probablement que tout se transformât en demeurant tel quel. Il serait content si les choses s’arrangeaient. Ce n’est pas un méchant homme, mais il est faible et sans volonté. Il est tel qu’il le faut pour pouvoir être totalement englouti par le tsarisme, par l’idée tsariste, au moment de sa dernière lutte avec l’idée qui s’avance sur elle. L’homme peut encore renoncer à son principe, mais le principe ne peut renoncer à soi-même sans cesser d’exister réellement. Le Tsar, même autocrate, peut renoncer à la couronne et l’homme restera. Mais l’autocratie ne peut se renier. Elle ne peut que disparaître avec l’ombre de celui dont elle a fait depuis longtemps son symbole. N’avons-nous pas déjà autrefois entendu un chuchotement, puis maintenant un cri : « Il n’y a plus de tsar » ! Il n’y a plus de tsar, mais le nom reste : « quelque chose » qui pèse et détruit tous pour le nom de l’un. La folie, la violence envers la chair, soit ! il est difficile de vaincre l’habitude de se soumettre aux châtiments corporels ; mais voilà qu’est apparue la violence envers l’esprit, le mensonge ! Ou peut-être faut-il trouver un tsar nouveau et meilleur ?
Non, l’âme populaire ne dira précisément pas cela maintenant. Si au nom du tsar qui n’existe presque pas, on peut mentir, voler, supplicier les gens par centaines, tromper surtout, que ne pourra-t-on faire au nom du tsar existant réellement ? Non, il ne faut pas de tsar nouveau et il ne faut pas de « nom » qui puisse donner la force et la vie à ce « quelque chose ». Quand mourra le nom vivant de l’unique, nous tous vivrons.
Avec ou sans une conscience absolue, le peuple s’est dit ceci. Que tous le disent ou pas, une seule vague a soulevé irrévocablement les vivants le jour où l’esprit vivant a senti l’injure du mensonge. Dès ce moment, personne ne pouvait plus rester en dehors de la lutte, et ici pour la première fois la Russie se divisa nettement en deux partis ennemis. Nicolas II couronné par l’Église orthodoxe, gêné et perdu dans les plis lourds du manteau de pourpre de ses aïeux, lié par le serment auquel lui-même a cru peut-être, se trouva pour la première fois réellement seul contre tous.
Si après ce qui se passe la Russie s’apaise, se soumet et s’endort, elle ne se réveillera plus. Si l’injure faite à l’esprit du peuple ne détermine une mortelle douleur, une haine sainte bien qu’encore inconsciente, il ne restera qu’à dire qu’il n’est pas d’esprit, pas d’âme, pas de Dieu chez ce peuple, qu’il n’est que poussière et corruption, et que sa décomposition finale s’effectue.
La décomposition existe, mais pas là où beaucoup, en confondant, la voient avec peur. Elle n’est pas chez le peuple, mais parmi ceux qui ne sont pas « peuple », qui se sont séparés de lui, qui se sont séparés de son âme vivante, différemment consciente, mais toujours religieuse. L’âme vivante cherche une vérité quelconque, la cherche en tombant dans le mensonge, puis se relève, la cherche souvent au-dessus de son intelligence et de sa raison, au delà de la mort même. Et ceci est plus particulièrement vrai pour l’âme russe qui est possédée par la folie amoureuse des « fins ». Pourvu qu’on arrive à la fin ultime, tant pis si l’on y tombe. Ce fait existe essentiellement dans l’âme russe ; je ne le juge pas, est-il terrible, ridicule ou grand ? je dis seulement qu’il est.
La décomposition est dans les « unions monarchiques », stupides et engourdies, serrées contre l’orthodoxie et prenant toujours le même nom (le nom seul) de Dieu et de tsar pour leur défense. Non seulement leurs membres ne sont pas peuple, mais pour ainsi dire ne sont rien, car ils reconnaissent l’autocratie, qui n’admettant qu’elle seule, admet par cela même qu’eux tous n’existent pas. Ne devinant pas les destinées, ils sont restés de l’» autre côté des temps ». L’éclaircissement vital et définitif de ces faits intérieurs ne tardera pas.
L’âme populaire qui vibre à l’unisson s’appelle quelquefois chez nous d’une façon étroite l’opinion publique. Il semble que personne ne discute plus sur la tendance actuelle de cette opinion publique, si elle est pour Un ou pour Tous. Au milieu de l’incroyable multiplicité des opinions, du tumulte général, de la confusion, de la folie, de la peur pour sa propre peau, de l’impossibilité réelle de discuter tranquillement et raisonnablement, « l’opinion publique » ou la « conscience publique » restent fermement sur un côté du combat. Cela se voit non seulement dans les paroles prononcées actuellement en Russie, mais surtout dans une série d’actions conséquentes du peuple. Les faits nous disent où et pour qui est la conscience publique.
L’âme vivante du peuple sent qu’il n’existe que deux ennemis, deux camps de combattants et que, quelque terribles, révoltants et insupportables que soient pour l’homme les explosions, les meurtres, les incendies, le pillage, il existe en tout cela une parcelle de vérité, et précisément de cette vérité pour laquelle tous combattent. Qu’il s’agisse d’un point, d’une goutte jaillie de la vague ascendante, c’est toujours la même vague. Les gens appartiennent au même camp, mais parfois leur arme est grossière et mauvaise, car leur âme est terne et obscure, sauf une seule étincelle. Le cri même « tout est permis » n’est-il pas un don de l’autocratie qui pendant trop longtemps affirma opiniâtrement le dogme terrible : « Tout est permis... à un seul ». Ce dogme devait se réfléchir dans des âmes à peine éveillées par une sensation contraire : « Si lui, Un, est homme, nous tous sommes des hommes aussi et si tout lui est permis, tout nous est aussi permis, tout est permis à tous. »
Et si une telle répercussion est possible, si l’âme est terne et l’arme grossière, s’il existe tant d’âmes ternes avec une seule étincelle de vérité, à qui la faute ? N’est-ce pas à l’autocratie, à ce lourd cadavre attardé sur la terre ? Elle avait besoin du néant de tous, elle prolongeait le sommeil forcé du peuple partout où elle pouvait. Quand tout de même le peuple s’éveille, que beaucoup sont dans un demi-cauchemar, ne se retrouvent pas eux-mêmes, mais sentent seulement l’étincelle de la vie qui leur ordonne de se lever pour leur existence, — ils ne peuvent le faire que d’une façon grossière, terrible et sauvage. La révolution peut prendre alors les formes extérieures de l’anarchie, de la décomposition, du chaos. Mais ce ne sont là que des formes extérieures. Nos pillards, nos moujiks qui incendient les propriétés, massacrent aveuglément les bestiaux, détruisent les machines ou les œuvres artistiques précieuses, ne sont pas des hommes transformés en bêtes, mais les bêtes au moment de leur ascension vers l’humain. En eux, l’homme ne finit pas, il commence. Ils ne tombent pas, ils s’élèvent. Ils ne pouvaient faire de chute, d’où auraient-ils pu tomber et comment ? Ils étaient trop bas pour tomber. C’est la naissance, ce n’est pas la mort, mais dans leurs manifestations extérieures, naissance et mort sont également pénibles et terribles.
Nous n’avons pas peur des actes terribles, car l’étincelle de la même vérité nouvelle brûle dans l’âme unique du peuple. L’âme vivante vit ; elle quitte tout entière l’autocratie et l’orthodoxie. Elle n’est plus chez ceux qui arrêtent les gens à peine éveillés comme ce petit collégien Morosoff qu’on pendit, non sans oublier de lui donner hâtivement le saint sacrement et sans attendre que l’enfant évanoui fût revenu à lui : qu’il revienne à lui dans l’autre monde, au paradis, puisque le serviteur de l’Église l’a libéré des péchés. Ceux-là n’ont plus d’âme vivante avec eux et ils ne peuvent pas en avoir. Le nom mort est sur leur drapeau. Que le drapeau se brise, le nom disparaîtra, la lutte finira.
Qu’arrivera-t-il aux vainqueurs après la victoire ? Dans quelles formes sociales concrètes la grande idée de tous plus ou moins parfaite s’incarnera-t-elle ? Personne ne le sait, pas même les combattants qui sont tout entiers dans la lutte. Pour obtenir la victoire, il faut que le nom de la vérité vivante et complète de nos temps soit sur le drapeau et que les vivants luttent pour elle. L’histoire elle-même composera la suite. Nous ne pouvons que prévoir et espérer. Nous connaissons l’âme du peuple soulevée actuellement pour son existence. Il est peu probable que ce peuple amoureux jusqu’à la mort des fins, qui a fait de l’idée autocratique le tsarisme russe, chose monstrueuse dont la finalité aboutit à la religion, il est peu probable, dis-je, que ce peuple s’arrête, s’apaise, s’arrange d’un compromis. L’âme populaire n’a jamais rêvé de la monarchie constitutionnelle ; cette médiocrité bienheureuse, elle ne l’a jamais acceptée.
L’Europe n’a pas eu l’esclavage russe ; la Russie ne peut vouloir de la liberté européenne. Elle n’apaiserait pas ainsi la soif de son âme. D’ailleurs les temps sont changés.
Mais je le répète, la vie de l’avenir appartient à l’avenir, — je regarde le présent. Le présent c’est la lutte pour la vie et la mort, la lutte de la vie contre la mort.
Et tous ceux qui luttent pour la vie, des forts aux faibles, des éclairés aux obscurs sont également justifiés même de leur faute humaine et divine, du meurtre qui pèse plus lourdement sur celui qui est plus homme, plus proche de l’avenir. De cela même ils sont justifiés.
Le jeune Morosoff qui fut pendu s’est repenti et a pleuré. Pourquoi ? De peur aussi sans doute. Mais que savons-nous et que savait-il lui-même ? S’il s’était heureusement évadé, pourrions-nous affirmer qu’il se serait toujours senti léger, juste et heureux ? N’aurait-il pas eu à souffrir de cette lourde pierre, cette pensée humaine muette et d’autant plus pesante que l’âme est plus large : « Je ne veux pas tuer. Je n’aime pas tuer. Je ne l’ai pas voulu. On ne peut pas tuer. » Il le faut et on ne peut pas. On ne le peut pas et il le faut.
Tous ceux qui sont engloutis par le remous de l’histoire, à l’heure du changement du vieux corps en un nouveau portent en eux cette contradiction tragique. Et, bien que dans ce nouveau corps, toute la vérité ne soit pas, pas plus que le bonheur parfait et la lumière absolue, et qu’un jour il doive être transformé encore — les combattants d’aujourd’hui verront se dévoiler devant eux le sens de l’histoire mondiale.
Mais à ceux qui terrifiés par la violence de la lutte ne combattent pas à cause de cela et se soumettent on voudrait crier : « Oui, oui, la violence n’est pas juste, mais justifiée ! On ne peut pas faire couler le sang, c’est impossible. Mais pour que cette impossibilité devienne réelle, il le faut ! Le poids à porter est énorme, mais dans l’acceptation humble de son temps se trouvent l’expiation et la justification. »
Par la vie sont justifiés, par la vie sont couronnés tous ceux qui donnent leur force à la lutte pour la sainteté éternelle et mystérieuse de la vie.
(Dm. Merejkovski)
La révolution russe a-t-elle un sens religieux ? L’Europe et les Russes eux-mêmes ne voient en elle que sa grande portée sociale. Certes, au point de vue social, la révolution russe est la continuation et peut-être le terme de ce qu’ont commencé et non fini les révolutions européennes. Cette onde menaçante emporte la Russie loin de tous les rivages historiques ; cet incendie sans précédent embrase l’édifice gouvernemental immense non seulement dans l’espace, mais dans le temps : l’autocratie russe, par l’intermédiaire de Byzance, deuxième Rome chrétienne, a ses racines dans la première Rome païenne et plus loin encore à travers les siècles dans les monarchies de l’Orient. Il s’écroule l’édifice d’une antiquité séculaire, d’une force séculaire, la forteresse qui servit de rempart à toutes les réactions et contre laquelle se brisèrent toutes les révolutions. La dernière, la plus profonde base de cette forteresse n’est pas seulement sociale-politique, mais aussi religieuse.
La monarchie, le gouvernement d’un seul, reflète dans ses formes extérieures la nécessité religieuse de l’âme humaine, la conception de l’Unité Divine — le monothéisme : un seul tsar sur la terre, comme un seul Dieu dans le ciel. La monarchie humaine est le symbole de la monarchie divine — de la Théocratie.
On peut, certes, douter de la finalité mystique et de l’éternité de ce symbole, car la révélation de l’Unité Divine n’est pas la dernière révélation religieuse de l’Homme-Dieu : la révélation de la Trinité est plus profonde que celle de l’Unité.
Mais en tout cas, si ce n’est au point de vue mystique, tout au moins au point de vue historique, si ce n’est pour l’avenir, tout au moins pour le passé, la révolution russe, la destruction de l’autocratie russe, a un sens religieux.
Pour comprendre cette idée, il faut regarder la révolution russe comme un des actes et peut-être le dernier de la tragédie universelle de l’affranchissement de l’humanité. Le premier acte de cette tragédie sera alors la grande Révolution française. Celle-ci a continué dans le domaine extérieur politique ce qui a été commencé dans le domaine intérieur de la personnalité depuis la Renaissance, c’est-à-dire l’affranchissement du joug de l’Église, la sécularisation de l’Europe catholique féodale.
Le catholicisme romain essaya de réaliser la synthèse de la culture européenne. Cet essai ne réussit pas. — La culture fut plus large que le christianisme. La Summa Théologiae, l’ancien ciel du catholicisme, ne couvrit pas la terre nouvelle. L’élargissement du cercle terrestre brisa le cercle céleste — l’horizon immobile tracé par la dogmatique chrétienne. Le ciel devint pour l’humanité ce qu’est la pierre du tombeau pour le mort ressuscité. La sécularisation, l’affranchissement du royaume terrestre par sa séparation du douteux royaume de Dieu — de la douteuse théocratie papale de Rome, est l’effort de la grande terre pour rejeter un ciel trop petit. Ou être écrasé sous lui, ou le briser — l’humanité n’avait pas d’autre choix.
La dernière conséquence de la Révolution française est la séparation de l’Église et de l’État qui a lieu en France aujourd’hui. C’est un de ces événements dont la grandeur ne peut être comprise que de loin : il faut sortir des montagnes pour se rendre compte de leur hauteur.
La séparation de l’Église et de l’État ouvre dans l’histoire universelle un abîme aussi profond, quoique de signification opposée à celui qui fut creusé il y a quinze siècles par l’empereur Constantin le Grand, quand le christianisme fut déclaré religion d’État. L’Europe alors se fit baptiser ; maintenant, s’il est permis d’employer un mot nouveau pour une idée nouvelle, elle se débaptise. Alors les peuples païens embrassèrent le christianisme, maintenant les chrétiens embrassent — quoi ? — nous n’en savons rien jusqu’à présent, mais selon toute probabilité quelque chose qui ressemblera aussi peu à l’ancien christianisme, que l’ancien paganisme. Est-ce un simple hasard que la France « très chrétienne », soit la première des nations européennes à se montrer non chrétienne et en conséquence anti-chrétienne, parce que : Qui n’est pas avec Moi est contre Moi ?
Il y a un profond malentendu ou un mensonge éhonté à ce qu’un État contemporain trouve nécessaire de se nommer chrétien, de s’appeler du nom du Juif Mort, comme Julien l’Apostat injuria le Seigneur Ressuscité. Et ceux pour qui le Christ est la Vérité devraient se réjouir du démenti donné au mensonge, de la découverte de la vérité au sujet du non-christianisme de l’Europe contemporaine ; devraient être heureux de ce qu’il n’y aura plus de Croix là où la Croix est un sacrilège. Si l’Église catholique s’afflige de sa séparation de l’État, c’est parce qu’elle se considère comme étant plutôt un État qu’une Église et qu’elle révère moins la Vérité contenue en elle que ne le font les ennemis de cette Vérité.
La France, là comme partout sur les voies de l’avenir, la première, mais non la dernière, a montré la véritable et inflexible logique de l’histoire. Où est allée la France, iront tous les autres peuples, tous les États « chrétiens », parce qu’il n’y a pas d’autre chemin pour aller de l’avant et que l’histoire ne retourne jamais en arrière.
Tôt ou tard, l’Europe devra choisir : ou avec le Christ, ou contre le Christ. Alors on abjurera, apostasiera, ainsi que l’a prédit le Sauveur lui-même : quand le Fils de l’homme arrivera, trouvera-t-il la foi sur la terre ? Alors se réalisera la vision de l’Apostat, et au cri de Rome mourant : Tu as vaincu, Galiléen ! — répondra le cri de Rome ressuscitant : Tu es vaincu, Galiléen !
Entre cette évolution géologique graduelle — affaissement du sol religieux sous la culture européenne, dont la conséquence est la séparation de l’Église et de l’État en France — et d’autre part la subite explosion volcanique qui se produit dans la révolution russe, il existe un lien profondément caché, souterrain, mais indissoluble.
La papauté romaine et l’empire russe sont deux essais de théocratie, de politique religieuse, de réalisation de la Cité de Dieu dans la Cité Humaine.
La vieille Russie moscovite reçut sa théocratie, l’autocratie orthodoxe, en héritage de Byzance, la Deuxième Rome, et rêva de devenir la Troisième Rome, la dernière Cité Universelle.
Mais la théocratie occidentale — la papauté, et la théocratie orientale — l’empire russe, sorties de cette même idée confondant l’Église et l’État, suivirent ensuite deux directions opposées. Pour la Deuxième Rome — la puissance papale, il y eut transformation du glaive spirituel en glaive de fer, du royaume des cieux en royaume terrestre. Le Pontife Romain, s’il ne le fut pas, essaya toujours d’être le César Romain, le chef de l’Église et le chef de l’État. Dans la Troisième Rome — l’autocratie byzantine et russe, il y eut une déviation contraire du glaive de fer vers le glaive spirituel, du royaume terrestre vers le royaume des cieux. Idéalement peut-être, le terrestre est absorbé par le divin et l’État par l’Église, mais en réalité, le divin est absorbé par le terrestre et l’Église par l’État. Le souverain devient le chef de l’Église ; le César certainement païen de la Première Rome devient le pontife douteusement chrétien de la Troisième Rome.
La vieille Russie, partie d’un point tout opposé, fut amenée, par cette déviation byzantine, là où arriva l’Europe catholique du Moyen Age — à la lutte de l’empire et de l’Église, des tsars moscovites avec les patriarches — pâle image, renversée comme dans un miroir, mais reflétant exactement le combat des empereurs et des papes. En Occident l’empire romain fut vaincu par la papauté romaine, seulement pendant un moment. En Orient le patriarcat, la papauté russe, fut vaincu pour toujours par l’empire russe.
Pierre le Grand ne rompit pas avec les traditions de Moscou et de Byzance, comme le lui reprochèrent les vieux croyants et les slavophiles, mais il les suivit, ces traditions, en annihilant le patriarcat et se proclamant, sans en prendre le nom, pontife et autocrate, chef de l’Église et de l’État souverain du royaume des cieux et du royaume terrestre.
À moi appartient toute puissance sur terre et dans les cieux — ces paroles du Christ, bases de la véritable Église-Royaume, où le Sauveur est lui-même seul Roi et Pontife, ne pourraient être répétées qu’avec un sacrilège immense par l’autocrate russe et le pontife romain.
Les deux théocraties, par deux chemins différents, sont arrivées au même point : la théocratie occidentale — à la transformation de l’Église en État ; la théocratie orientale — à l’absorption de l’Église par l’État. Dans les deux cas, il y eut même transformation de l’Église, royaume d’amour et de liberté, en État, royaume de haine et de violence.
Pierre le Grand réalisa l’ancienne tradition de l’union de l’Église avec l’État, mais il dut briser l’autre tradition moscovite et byzantine, l’immobilité pétrifiée de l’édifice religieux, la fidélité aux rites et aux règles antiques, la prédominance du principe statique sur le dynamique. Il comprit la nécessité de faire pénétrer la Russie en Europe afin de créer une Troisième Rome, russe et universelle. L’exigence de l’universalité, en effet, est latente dans l’idée de la puissance sans borne du César Romain, de l’Empereur, tel que désirait être Pierre : il suivait en cela, jusqu’au bout, la tradition byzantine de l’Empire romain d’Orient, au profit de l’autocratie russe. Malgré lui, il dut briser la statique orientale par la dynamique occidentale.
Mais pourtant, il fit tout ce qui dépendit de lui pour subordonner cette nouvelle dynamique à l’ancienne statique dans son principe central — l’unité absolue de l’orthodoxie et de l’autocratie — afin d’asservir l’être libre de l’Occident, de prendre en lui les formes sans le contenu, la lumière sans le feu, la chair sans l’âme. Il obtint quelque chose de semblable aux papillons conservés sous un globe de verre, ou au royaume de la princesse endormie : tout être vivant entrant dans ce royaume, s’endort d’un sommeil enchanté, le mouvement devient immobilité. La princesse endormie, c’est la culture européenne ; son tombeau de cristal, c’est l’autocratie orthodoxe.
Mais Pierre, malgré tout, ne fit pas ce qu’il voulut. Le monde est créé de telle sorte que le mouvement y est plus fort que l’immobilité, la dynamique plus forte que la statique : toutes les princesses endormies se réveillent. L’infime levure européenne fit monter la pâte moscovite. L’équilibre fut rompu. La partie ajoutée au bâtiment ne correspondait plus aux fondations et tout le colossal édifice se lézarda. Un schisme se produisit d’abord dans le domaine religieux, puis dans celui de la culture et de la vie sociale. La Russie se divisa en ancienne et en nouvelle, en noblesse et en serfs, en peuple et en intellectuels.
Les dissidents russes, les raskolniks, « gens de l’ancienne foi », furent les premiers révolutionnaires russes, bien qu’ils fissent cette révolution au nom de la réaction. Dans leur élément conscient on trouve des ténèbres, de l’esclavage, de l’immobilité, une statique infinie ; mais dans leur élément inconscient — une lumière éclatante, la puissance de la création religieuse, une dynamique infinie, ne venant pas de l’extérieur, de l’Europe, mais du fond de l’âme russe. L’impossibilité religieuse de l’autocratie orthodoxe, affirmée par les raskolniks, est peut-être fausse au point de vue historique, mais elle est vraie au point de vue mystique. Ils déclarèrent, les premiers, l’autocratie russe — le Royaume de l’Antéchrist. Le raskol et sa fusion avec les bandes cosaques de Pougatschev, c’est la révolution par en bas, la terreur noire. La réforme de Pierre, c’est la révolution par en haut, la terreur blanche. Elle diffère de l’autre au point de vue de l’idée générale, mais non au point de vue du caractère personnel du génie de Pierre, toujours violent, brisant tout dans son élan, anarchique dans le pouvoir absolu — génie qui devint celui de toute la nouvelle Russie.
Ces deux courants opposés, également violents, se réunirent dans un même remous qui fait tourbillonner depuis deux siècles le vaisseau de l’État russe dont le naufrage final est inévitable. L’autocratie orthodoxe se montre dans un équilibre impossible : réaction dans la révolution. Elle est suspendue d’une façon terrible au-dessus d’un abîme et finira par une chute plus terrible encore.
Dans la même mesure que s’est élevé l’édifice, s’est élargie la fente, s’est enfoncé le raskol. De la surface historique, il a pénétré dans la profondeur mystique où surgirent les sectes. Les stoundistes, les molokanes, les doukhobors vont presque jusqu’à la négation absolue et consciente, non seulement de l’autocratie russe, mais de tout gouvernement, de tout principe étatiste qu’ils considèrent comme le royaume de l’Antéchrist — jusqu’à l’anarchie religieuse.
Les sectes russes grandissent toujours et il est impossible de prévoir où elles aboutiront. Mais dès à présent dans quelques-unes de leurs idées mystiques les plus profondes — dans le problème du sexe, comme il se pose chez les khlysty et les skopstsy, dans le problème social, comme il se pose chez les stoundistes et les doukhobors, il y a une force si ce n’est de production, du moins de soif religieuse, telle que le monde n’en a point connu depuis les premiers siècles du christianisme. Toutes les sectes russes peuvent dire d’elles ce que les raskolniks disent d’eux-mêmes : Nous sommes les gens ne possédant pas la Cité du Présent et cherchant la Cité de l’Avenir. La négation de « la Cité du présent », c’est-à-dire de l’État, comme du principe antireligieux, et l’affirmation de la Cité de l’Avenir, c’est-à-dire de l’Église-Royaume, voilà la force propulsive, bien qu’inconsciente de tout le mouvement des sectes et du raskol russes, de cette révolution religieuse qui tôt ou tard fusionnera avec la révolution sociale-politique.
Le mouvement révolutionnaire religieux, commencé en bas dans le peuple avec la réforme de Pierre, a débuté presque au même moment dans ce qu’on appelle en Russie l’intelligence. Mais tout d’abord ces deux flots d’un même courant allèrent isolément. Le mouvement révolutionnaire resta purement politique, ne fut pas populaire et fut dominé par l’esprit de caste. Toute l’histoire de l’autocratie russe au XVIIIe siècle est une série de complots militaires ou de palais, de révolutions entre quatre murs.
Dans la maison des Romanoff, comme dans la maison des Atrides, une malédiction mystérieuse passe de génération en génération. Meurtre sur adultère, du sang sur de la boue — « le cinquième acte d’une tragédie jouée dans une maison de tolérance ». Pierre I tue son fils ; Alexandre I, son père, Catherine II, son époux. Et parmi ces grandes victimes célèbres, les petites, les inconnues — les malheureux avortons de l’autocratie, dans le genre d’Ivan Antonowitch, étranglés comme des souris dans les coins obscurs, dans les cachots de Schlusselbourg. Le billot, la corde, le poison, tels sont les vrais insignes de l’autocratie russe. L’onction de Dieu sur le front des tsars s’est transformée en malédiction, en la marque de Caïn.
Ces révolutions firent naître l’idée d’une constitution, comme seul moyen de sauver la Russie.
La nièce de Pierre I, l’impératrice Anna Ivanowna, approuva bien une constitution. Mais appuyée sur les vieilles traditions moscovites et les nouvelles traditions pétersbourgeoises, elle déchira solennellement la charte et répondit au rêve d’une liberté politique par l’horrible régime de Biron.
Et ainsi de suite, le poids de l’autocratie augmente à chaque concession arrachée, dans le genre de la charte sur la liberté des nobles octroyée par Pierre III, du Nakaz de Catherine II, des indulgences libérales d’Alexandre I. Mais l’idée d’une constitution se fortifie aussi et devient la pensée dominante politique de tous les meilleurs esprits russes du XVIIIe siècle, se répand du cercle de la cour dans les larges couches de la société, tantôt s’enflammant, tantôt couvant sourdement sous la cendre, pour éclater enfin en flamme claire par la révolte des Dékabristes.
Parallèlement et séparément, il se produit un mouvement religieux.
On dit et si ce n’est pas un fait historique, c’est une tradition prophétique, que Pierre I revenu de l’étranger, en 1717, rapporta avec lui les statuts maçonniques et sur ces bases ordonna d’ouvrir ou fonda lui-même la première loge à Cronstadt. En réalité, les premières loges apparurent en Russie après la mort de Pierre I. C’est sous le règne de Catherine II, qu’eut lieu le premier choc de l’autocratie avec la maçonnerie, comme un vaste et dangereux complot.
Nicolas Novikoff, le fondateur de l’industrie russe du livre et de la presse, fonda à Moscou une réunion d’éditeurs. Celle-ci sous les dehors d’une société de bienfaisance était religieuse et liée secrètement avec les maçons et les rose-croix, appelés alors martinistes. La société acquit de l’influence, non seulement à Moscou, mais dans toute la Russie. Novikoff, le premier en Russie, fit connaître une force sociale, indépendante de l’autocratie. La création de cette force fut aux yeux de Catherine un crime d’État.
On lui raconta que trente martinistes avaient tiré au sort lequel d’entre eux devait tuer l’impératrice et qu’un des amis intimes de Novikoff avait été désigné. Cette dénonciation était mensongère. Novikoff dans la suite prouva son innocence d’une façon si péremptoire, que la souveraine ne pouvait guère douter de ses sentiments de loyauté envers elle. L’archevêque de Moscou, Platon, auquel on avait remis Novikoff pour « l’examen dans la loi de Dieu », écrivait à l’impératrice : « Je prie le Dieu tout-puissant que non seulement dans le troupeau humain que Dieu et Toi, Impératrice clémente, vous m’avez confié, mais encore dans le monde entier, les chrétiens soient comme Novikoff. »
Catherine épouvantée par la Révolution française et les bruits qui couraient sur la participation de l’héritier Paul Pétrovitch, son fils et son plus cruel ennemi, dans une conspiration imaginaire, résolut d’anéantir « le nid des martinistes ». Un major de hussards avec un détachement de soldats arrêta Novikoff, faisant irruption chez lui, la nuit et effrayant tellement ses petits enfants qu’ils en eurent une attaque d’épilepsie dont ils ne guérirent jamais. — « Ils se précipitèrent comme s’ils avaient pris une ville. Ils mirent sous garde un vieillard crispé par des douleurs hémorroïdales ; un seul adjoint de maire de village ou un seul policier aurait suffi pour l’arrêter. » — Voilà comme l’on bafoua de cette arrestation à Moscou. La grande femme, l’amie de Voltaire, Catherine, « petite mère », ne rougit pas de condamner sans jugement « un vieillard crispé par des douleurs hémorroïdales », comme un criminel dangereux, à la peine la plus dure et sans merci. « Mais suivant l’impulsion de son humanité naturelle, et désirant lui laisser le temps de se repentir de ses crimes », est-il dit dans le jugement, elle ordonna son internement pendant quinze ans dans la forteresse de Schlusselbourg.
Un paysan, appartenant à un maçon exilé pour l’affaire Novikoff, répondit à cette question : « Pourquoi a-t-on exilé ton maître ? » — « On dit qu’il a cherché un autre Dieu. » — « Et pourquoi ? — répliqua l’autre, aussi un paysan, — y a-t-il quelque chose de meilleur que le Dieu russe ? » Cette naïveté ravit Catherine et elle raconta souvent l’anecdote.
Qu’y a-t-il de meilleur que le Dieu russe ou le tsar russe, car le tsar russe vient du Dieu russe ? Enfin le tsar, vient-il de Dieu ou Dieu du tsar, cela ne pouvait être discuté ni par le paysan naïf, ni même par l’impératrice-philosophe. En tout cas, il était clair pour cette dernière que la recherche « d’un autre Dieu » amènerait en Russie la recherche d’un autre tsar. Et Novikoff, du fond de la forteresse de Schlusselbourg, eut le temps d’y réfléchir.
Il avait tout à fait raison et Catherine entièrement tort. Mais celle qui avait tort, malgré tout avait raison. Avec le flair génial de la toute-puissance, elle sentit le lien dangereux de la révolution religieuse avec la révolution politique. Quelques années après l’affaire de Novikoff, à la lecture d’un livre de Radistchev accusant l’autocratie d’être une absurdité politique, Catherine s’écria : « C’est un martiniste ! » — Son erreur cette fois fut contraire à celle qu’elle avait commise dans le jugement contre Novikoff. Radistchev était un révolutionnaire athée ; Novikoff — un loyal sujet et un mystique. Mais aux yeux de l’autocratie, le mysticisme niant « le Dieu russe » et la révolution niant le tsar russe sont une même religion contraire à celle de l’autocratie orthodoxe.
Cette unité intérieure du mouvement religieux et révolutionnaire en Russie, le petit-fils de Catherine II, l’empereur Alexandre I la rendit plus visible encore par l’exemple de sa propre personnalité.
Le beau début des « jours d’Alexandre » fut l’âge d’or du mysticisme et du libéralisme russe. Comme en l’éblouissement rapide de l’éclair apparut devant la Russie la sainteté religieuse de l’affranchissement politique. Homme sincèrement croyant, torturé par le repentir du parricide involontaire de sa part, et dont il n’était qu’en partie coupable, Alexandre chercha dans la religion un adoucissement à ce tourment et ne le trouvant pas dans l’orthodoxie, devint un mystique. Le premier, sans s’en rendre compte, mais toujours avec sincérité, il sentit que l’onction de Dieu sur le front des tsars était comme une malédiction divine. Le premier, il comprit, non seulement l’absurdité politique, mais le crime religieux de l’autocratie. Dans sa jeunesse, ayant été témoin de la terreur et de l’assassinat de son père Paul, qui fut tué comme l’on tue une bête féroce échappée de sa cage, Alexandre jura de renoncer au pouvoir. — « Lorsque je renoncerai à cette tâche difficile, mon plan consiste en ceci, écrivait l’héritier. J’irai m’établir avec ma femme sur les bords du Rhin où je pourrai vivre tranquillement en simple particulier, mettant mon bonheur dans la société de mes amis et l’étude de la nature. » — Et bien des années après, lorsqu’il fut tsar, dans une conversation avec Mme de Staël, il dit, que « le sort des peuples dans la suite des siècles ne doit pas dépendre de la volonté d’une seule personne, d’un être passager et faible. » — « Mais moi, ajouta-t-il, je n’ai pas encore eu le temps de donner une constitution à la Russie. » — « Votre Majesté est elle-même la meilleure des constitutions », répliqua Mme de Staël. — « S’il en est ainsi, ce n’est qu’un heureux hasard », répondit l’empereur.
Jusqu’à quel point ce ne fut qu’un « heureux hasard », la seconde partie du règne le démontra. La pomme ne tombe pas loin du pommier, selon le proverbe russe. L’antique malédiction des Atrides pèse même sur Alexandre le Béni. La volonté humaine n’a pu vaincre les sorts supérieurs. En montant sur le trône, il entra dans le cercle enchanté et sans issue. Suivant la nécessité métaphysique de l’orthodoxie, il décrivit la courbe du zénith au nadir, de l’affirmation à la négation religieuse de la liberté politique. Ce despotisme bénin, ce knout doublé de ouate ne sembla pas moins horrible que l’ancien knout nu. Pendant la seconde partie du règne, la crosse pastorale de l’archimandrite Photius se réunit aux verges d’Araktchéiev pour déraciner les ivraies mystiques et libérales. Alexandre commença comme Marc-Aurèle et finit comme Tibère. Le soleil, levé si clair, se coucha dans un nuage sanglant. Le Béni mourut au milieu d’une terreur égale à celle qu’il éprouvait lui-même.
Une légende dit que ce n’est pas Alexandre qui mourut à Taganrog, mais un de ses proches ; l’empereur aurait quitté secrètement le palais et voyagé longtemps en Russie, habillé en paysan, inconnu de tous, pour finir son existence comme un saint ermite dans la profondeur des marécages sibériens. Dans cette légende populaire se montre le même sentiment religieux qui fit rêver Alexandre d’une renonciation au trône. Mais la légende est démentie par l’histoire. Le tsar vient de Dieu ; tant qu’il y aura un Dieu russe il y aura un tsar russe.
L’autocratie ne peut pas plus être vaincue par l’orthodoxie que la papauté par le catholicisme. Le pape ne peut renoncer à la papauté, ni le tsar au tsarisme. La papauté et le tsarisme ne sont pas le crime d’un individu, ni d’un peuple, mais un crime universel dont l’expiation doit être universelle.
Le grain semé sous Alexandre dans un libéralisme exsangue devint sous Nicolas I une récolte sanguinaire.
Le mouvement religieux et le mouvement révolutionnaire longtemps désunis fusionnèrent pour la première fois dans la révolte des Dékabristes. Odoéwsky, von-Vizine, le baron Schteingel, les frères Mouraviev et beaucoup d’autres sortirent du mouvement mystique de l’époque précédente. Semblables aux membres des sectes populaires et aux raskolniks, ces gens étaient aussi « ceux qui n’ont pas la Cité du Présent et qui cherchent la Cité de l’Avenir » — une autre cité et un autre tsar, parce qu’aussi un « autre Dieu ».
Il y a dans ce mouvement un principe non religieux. Un homme d’un esprit et d’une force d’âme comme Pestel est un athée. Mais il n’est pas russe : par le sang et par l’âme, c’est un allemand. La négation religieuse de Pestel est théorique et abstraite. Quand il entra dans le mouvement révolutionnaire, il jugea utile d’appeler à l’aide cet élément religieux trop intimement lié en Russie avec le mouvement révolutionnaire. Le Pestel incroyant fut d’accord avec le croyant Ryléiev, qui une fois parla ainsi du livre des frères Mouraviev appelé Catéchisme Orthodoxe : « C’est avec de telles œuvres qu’il est le plus facile d’agir sur l’esprit du peuple. » — Et non pas à l’insu de Pestel, mais avec son approbation, ce Catéchisme non moins authentique dans le vrai sens religieux que celui de Philarète servit d’instrument de propagande au régiment de Tschernigov.
« Est-ce Dieu qui a établi l’autocratie ?
« Dieu dans sa bonté n’a jamais pu établir le mal. Une puissance mauvaise ne peut venir de Dieu.
« Quel gouvernement découle donc de la loi de Dieu ?
« Un gouvernement où il n’y a pas de tsar. Dieu nous a créés tous égaux.
« Dieu aime-t-il les tsars ?
« Non. Ils sont maudits par Dieu comme les oppresseurs du peuple, parce que Dieu aime l’homme. Celui qui désire connaître le jugement de Dieu sur les tsars, n’a qu’à lire le chapitre VIII du premier livre de Samuel : Et ce jour là vous crierez à cause du roi que vous aurez élu, mais le Seigneur ne vous exaucera pas. — Ainsi l’élection des rois est contraire à la loi de Dieu.
« Qu’est-ce que la loi sainte ordonne de faire au peuple et à l’armée russe ?
« De se repentir de son long esclavage, de s’armer contre la tyrannie et l’impiété, de jurer qu’il n’y aura pour tous qu’un seul Roi sur la terre et au ciel — Jésus-Christ. »
En lisant ce passage du Catéchisme, l’empereur Nicolas I écrivit en marge : « Quelle infamie ! »
Il fallut l’accomplissement de ce que les Dékabristes n’avaient osé rêver, l’accomplissement de ce qui se passe sous nos yeux, il fallut que la révolution éclatât, pour que nous comprenions la signification religieuse contenue dans ces pages oubliées et sans action réelle du Catéchisme Orthodoxe ; — pour que nous apercevions que la question religieuse du pouvoir est posée là comme elle ne l’a jamais été dans l’histoire du christianisme. Pour la première fois, la Bonne Nouvelle, l’Évangile du Royaume de Dieu est compris et accepté, non comme une abstraction morte, idéale et inerte, mais comme une réalité vivante et active, comme la base du nouvel ordre religieux social, absolument contraire à tout ordre étatique. À la promesse du Christ qui est venu : À moi appartient toute puissance sur la terre et au ciel — et à celle du Christ qui vient : Vous régnerez sur la terre, — la première et seule réponse dans toute l’étendue du christianisme, c’est ce balbutiement enfantin et prophétique de la révolution russe : Il y aura pour tous un seul Roi sur la terre et au ciel — Jésus-Christ. Dieu a caché cela aux sages et l’a révélé aux enfants.
Le christianisme n’accepte le Royaume de Dieu que dans les cieux et le royaume terrestre est livré au Prince de ce monde en la personne du Pape-César en Occident et du César-Pape en Orient. Mais si le Christ est sur la terre non pas un Roi-Pontife idéal et sans chair, mais bien réel et incarné, si sa parole est vraie : Je suis avec vous jusqu’à la fin des siècles, — alors il ne peut y avoir d’autre Roi, d’autre Pontife, si ce n’est le Christ, restant jusqu’à la fin des siècles avec nous, dans notre chair et notre sang, par le mystère de la Chair et du Sang. Voilà pourquoi toute substitution de la vraie Chair du Christ, de la véritable Image du Christ, en chair humaine, en masque humain — Pape ou César — est un blasphème, un antichristianisme absolu. Qui peut prendre la place du Christ et se substituer à lui, si ce n’est l’Antéchrist ? En ce sens, tout vicaire du Christ, tout pontife et autocrate est « l’imposteur du Christ » — l’Antéchrist.
La conscience religieuse de la révolution russe explique cet effroi prophétique du raskol russe : le tsar c’est l’Antéchrist ; — bien que le tsar soit aussi loin que le pape du véritable Antéchrist : l’un et l’autre ne sont que deux symboles, deux chemins qui mènent au delà de l’histoire, vers la dernière incarnation de la Bête Apocalyptique,
Le Catéchisme Orthodoxe des Dékabristes renverse la base mystique non seulement de l’autocratie, mais de toute puissance étatique quelle qu’elle soit. Il y aura pour tous un seul Roi sur la terre et au ciel, le Christ, — cet espoir des chercheurs russes de la Cité de l’Avenir n’est réalisé ni par la monarchie constitutionnelle, ni par la république bourgeoise dont rêvaient autrefois les révolutionnaires russes, ni même par la république sociale-démocratique dont rêvent les révolutionnaires actuels ; il ne peut être réalisé que par une absence absolue d’État et de pouvoir, par l’affirmation de la puissance de Dieu, du Royaume de Dieu.
Ainsi le premier point de la révolution politique russe donne le dernier terme de la révolution religieuse, non seulement russe, mais universelle.
N’entra-t-il pas dans l’esprit des rédacteurs du Catéchisme Orthodoxe, que leur ouvrage était aussi peu conforme à l’orthodoxie qu’à l’autocratie ? Les princes de l’Église devaient nécessairement se ranger à l’avis de l’empereur : « Quelle infamie ! » Ils s’y rangèrent en effet.
Après la répression de la révolte des Dékabristes, le Saint-Synode fut chargé de composer un Te Deum d’action de grâce sur l’étouffement de l’insurrection. On composa ce Te Deum et il fut célébré solennellement à Pétersbourg, sur la place d’Isaac, à Moscou et dans beaucoup d’autres villes de Russie. Dans la dernière prière on disait :
Nous prions pour que Dieu accepte notre confession et nos actions de grâce, de nous ses indignes serviteurs, car il nous a donné sa protection et sauvé de la révolte furieuse tramée en vue de la destruction de la foi orthodoxe et du trône, et de l’anéantissement de l’empire russe.
Ainsi le tsar proclame que la recherche du Royaume de Dieu est une infamie et l’Église déclare que c’est une révolte.
Si l’un des contemporains put comprendre et traduire dans la langue des sages le balbutiement enfantin des Dékabristes, ce fut certainement Pierre Tchaadaev, l’un des plus profonds penseurs russes, le fondateur de notre philosophie de l’histoire.
Il fut en la plus parfaite communauté d’esprit et personnellement lié, avec les Dékabristes. Il aurait probablement pris part à la révolution, si la principale particularité de sa nature n’eût été la prépondérance de la méditation intérieure sur l’activité extérieure, de l’esprit sur la volonté. Comme cela a presque toujours lieu chez les penseurs abstraits, il y avait chez Tchaadaev une immobilité absolue à l’extérieur et un mouvement infini à l’intérieur. C’était un moine, un grand silencieux et un solitaire de la pensée. Ne prenant pas intérêt ou tout au moins ne laissant jamais voir s’il prenait intérêt à ce que firent les Dékabristes, il devait nécessairement ne pas rester indifférent à ce qu’ils auraient voulu faire. Lui-même voulait davantage.
Avec l’inflexibilité rigide de la dialectique, à laquelle il fut toujours fidèle, il alla jusqu’au bout de sa conscience religieuse et sortit de l’orthodoxie, du christianisme russe pour entrer dans le christianisme universel. S’il avait lu le Catéchisme Orthodoxe des frères Mouravieff, il aurait compris que ce livre n’était conforme ni à l’orthodoxie, ni à l’autocratie. Le premier il comprit que la foi dans le tsar russe et la foi dans « le Dieu russe » sont deux phénomènes d’une même erreur métaphysique, si bien que la négation de l’une entraîne la négation de l’autre. Lui, le premier des « intellectuels » russes, non seulement mit en doute cette naïve vérité populaire : Qu’y a-t-il de meilleur que le Dieu russe ? — non seulement chercha, mais trouva un autre Dieu, un autre Roi.
Adveniat regnum tuum — dans ces trois mots du Pater noster se trouve toute la philosophie, toute la religion de Tchaadaev. Il les répétait sans cesse, terminait par eux tous ses ouvrages et ses lettres, toutes ses actions et ses pensées ; si bien qu’à la fin ces mots devinrent comme le souffle même de sa vie, le battement même de son cœur. Au fond il n’a jamais dit que ces trois mots, mais il les a dits comme personne.
La réalisation du Royaume de Dieu doit avoir lieu non seulement au ciel, mais aussi sur la terre, pendant la vie terrestre de l’humanité, dans la société religieuse, dans l’Église, comme Royaume — voilà selon Tchaadaev « la dernière prédestination du christianisme ». Pour y parvenir, l’Église doit conserver sa liberté vis-à-vis du monde. Or l’Église d’Occident a gardé cette liberté, tandis que l’Église d’Orient l’a perdue en se soumettant à la puissance séculière, en proclamant le chef de l’État, l’autocrate païen — chef de l’Église et pontife. Voilà pourquoi l’Église libre d’Occident pouvait être l’expression de l’idée, cachée dans le christianisme — non seulement du salut personnel, mais aussi du salut social. De ce principe, dont la papauté comme unité universelle est l’expression, sortit l’unité de toute la civilisation d’Occident, l’unité des peuples européens. Asservie par l’État, l’Église d’Orient ne pouvait exprimer que l’idée du salut personnel — principe isolant du monachisme. Voilà pourquoi la force active du christianisme resta ici inerte. La Russie ayant reçu le christianisme de Byzance, suivit la même voie que tout le christianisme monastique d’Orient, exclusivement d’esprit individuel et non social. Et c’est pour ça que la Russie sortit de la famille des peuples européens, de l’unité universelle de la civilisation chrétienne, s’enfonçant dans les ténèbres d’une barbarie primitive, enfantine et sénile à la fois. — « Le défaut de notre doctrine religieuse, (c’est-à-dire de l’orthodoxie), dit Tchaadaev, nous a jetés hors du mouvement universel dans lequel est née et s’est développée l’idée sociale chrétienne et nous a mis au nombre de ces peuplades qui ne devaient subir que très tard l’action complète du christianisme. — Nous ne serons vraiment libres, conclut-il, que du jour où de nos lèvres, à l’insu de notre volonté, s’échappera l’aveu de toutes les fautes de notre passé, où de nos poitrines sortira le cri de repentir et de douleur dont l’écho remplira le monde. »
Ainsi pour Tchaadaev la plus grande de nos fautes est l’orthodoxie.
L’éditeur de ses œuvres posthumes en français (il n’écrivit guère en russe), le jésuite, prince Gagarine, trouve nécessaire d’expliquer que cet auteur ne renia pas le schisme grec et n’entra pas dans le catholicisme.
C’est là le seul point où Tchaadaev ne suit pas son inflexible dialectique. S’il avait eu foi en elle jusqu’au bout, il aurait dû inévitablement déduire qu’il n’y avait pas d’autre salut pour lui-même et pour la Russie que de renoncer à l’orthodoxie et d’embrasser le catholicisme.
Mais la sobriété et la précision de sa pensée, non pas au point de vue logique, mais historique, le préservèrent de cette déduction. S’il n’en eut pas clairement conscience, il sentit tout au moins confusément que la force active du christianisme était tarie en Occident — dans la papauté romaine, comme en Orient — dans le tsarisme russe ; que ces deux essais de théocratie n’ont abouti ni l’un ni l’autre ; que l’idée de papauté comme unité universelle est une idée du passé et non de l’avenir ; que la Rome chrétienne, tout comme la Rome païenne, est un cadavre qui ne ressuscitera pas.
Le véritable désir de Tchaadaev était de libérer la Russie du double esclavage de l’Occident et de l’Orient. Il croyait à la destinée particulière et universelle de la Russie, distincte de celle de l’Europe et de Byzance. Il avait presque conscience que le salut de la Russie n’était pas dans l’orthodoxie, ni dans le catholicisme, mais dans une nouvelle révélation, encore inconnue, des principes religieux sociaux de l’Église comme Royaume de Dieu sur la terre, principes contenus dans la doctrine du Christ, mais non compris par les hommes. Il avait presque conscience que la Russie ne devait pas fuir l’Europe, ni l’imiter, mais l’absorber jusqu’au bout. En ce sens Tchaadaev, ainsi que plus tard Herzen, ayant été extrêmement occidental, fut en même temps slavophile à l’envers, c’est-à-dire slavophile révolutionnaire,
En sortant de l’orthodoxie Tchaadaev n’embrassa pas le catholicisme ; il n’y entra pas consciemment, peut-être y tomba-t-il à son insu. Du tsarisme russe à la papauté romaine, c’est comme dit le proverbe russe — tomber du feu dans la flamme.
Mais la dernière vérité sur Tchaadaev fut qu’il ne pouvait pas plus entrer dans le catholicisme que dans l’orthodoxie. Il sortit des deux Églises — de toutes les limites du christianisme. Lui-même n’osa pas se l’avouer, parce qu’il ne vit pas qu’il y avait quelque chose au delà du christianisme. Pour ne pas rester orphelin, sans église, sans mère, il tendit les mains à une mère étrangère, à une marâtre qui, il le savait bien, ne l’accepterait pas et que lui-même n’accepterait pas.
Un nihilisme infini dans les conceptions historiques, un affranchissement infini, un immense et terrible désert de volonté et de pensée, voilà la base de la révolution religieuse chez Tchaadaev et de la révolution politique chez Herzen. Se livrer aux plus grandes audaces, abolir tout dans un suprême désespoir, afin de tout recommencer, — tel est le rêve éternel qui séduit les Russes. Ce rêve vient-il de notre force ou de notre faiblesse ? Il nous est difficile de le décider, c’est à l’Europe de le faire.
En tout cas Tchaadaev qui a écrit, et il semble même, pensé en français, prié en latin, est tout à fait russe par cette force ou cette faiblesse.
Sa première Lettre sur la philosophie de l’histoire fut traduite du français et parut dans le journal de Moscou, Le Télescope, en 1836, dix années après l’exécution des Dékabristes. Au milieu du silence servile et de l’effroi qui régnait alors, cette publication fit l’effet d’une pierre jetée dans une eau stagnante. Tout s’agita. L’empereur Nicolas s’indigna presque autant de cette lettre que du Catéchisme Orthodoxe. Le journal fut supprimé, le rédacteur exilé, le censeur révoqué, Tchaadaev par ordre supérieur déclaré « fou ». Il lui fut ordonné de ne pas sortir de sa chambre, et à jours fixes un médecin le visita pour faire un rapport aux autorités sur « l’état de ses facultés mentales ».
Le philosophe Schelling trouva Tchaadaev « l’homme le plus spirituel de la Russie » ; l’empereur Nicolas le trouva « fou ». Et cela se comprend : pour le tsar russe le Royaume de Dieu est une « infamie », et la sagesse de Dieu une « folie ». Pour un acte révolutionnaire il condamne à la perte de la vie et, pour une pensée révolutionnaire — à la perte de la raison.
Tchaadaev écrivit l’Apologie d’un fou, dans laquelle avec une politesse blessante, qui lui était particulière, s’excusant et cherchant à écarter de lui tout soupçon de pensée révolutionnaire, il désavoua ses amis les Dékabristes. Mais, de même qu’autrefois Catherine pour Novikoff, Nicolas n’eut pas confiance en Tchaadaev. Et si ce n’est empiriquement, du moins métaphysiquement, Nicolas avait certainement raison. La soumission extérieure de Tchaadaev ressemblait trop à du mépris caché : « À vivre avec les loups, on finit par hurler comme un loup. » Il est possible qu’il condamna sincèrement l’essai révolutionnaire des Dékabristes parce qu’il lui parut prématuré et qu’il ne pouvait comprendre la vérité éternelle de leurs principes, avec les moyens de sa nature, je le répète, trop méditative. Les Dékabristes moururent enfants — Tchaadaev naquit vieillard.
Il ne fit plus rien imprimer en Russie. Ayant à peine commencé à parler, il devint muet pour toujours. Le fondateur de notre théâtre, Griboiédoff, dans sa comédie, Le malheur d’avoir trop d’esprit, a dépeint Tchaadaev dans le personnage de Tchatsky.
Ainsi périt un des plus grands esprits de la Russie, n’ayant presque rien fait, car ce qu’il a fait n’est à peu près rien en comparaison de ce qu’il aurait pu faire. Mais la Russie ne l’oubliera jamais. Ce visage tranquille et pâle comme la mort, avec un doux sourire douloureux, les lèvres serrées, dans un éternel silence, nous regarde toujours comme s’il était vivant, comme s’il était la face de notre plus proche ami ou frère. Il passa comme une ombre lumineuse dans l’ombre noire de notre nuit, ce « chevalier malheureux » de la révolution russe.
Toujours
silencieux, toujours triste,
Il mourut comme un fou,
Et en mourant il répéta certainement son éternelle prière : Adveniat regnum tuum.
Tchaadaev data sa première et dernière œuvre imprimée en Russie : Nécropolis. Non seulement Moscou, la Troisième Rome, où il écrivait alors, mais toute la Russie orthodoxe et autocrate, tout l’empire russe était pour lui — Nécropolis, la Cité des Morts.
Les Âmes Mortes, c’est ainsi que Gogol appela son chef-d’œuvre. Les Âmes Mortes habitent la Cité des Morts. La terreur des âmes mortes est, d’après l’expression de Tchaadaev, « la conséquence logique et inévitable de toute notre histoire », de l’histoire de l’empire et de l’église russe. La négation de la conséquence ne peut pas ne pas être la négation de la cause. Le rire profond de Gogol, bien qu’inconsciemment, est la négation absolue de l’orthodoxie et de l’autocratie. Le rire de Gogol, début de la grande littérature russe, voilà « le cri de repentir » prédit par Tchaadaev, qui, échappé de nos poitrines, remplit de son écho, si ce n’est le monde entier, tout au moins, la Russie entière.
Dans la littérature universelle, il n’y a rien de pareil à ce rire. Il ressemble à la convulsion d’une agonie, au terrible rire de la mort. Comme dans un gigantesque miroir toute la Russie nous a été reflétée ; mais au lieu de visages d’hommes, ce sont « des épouvantails décrépits » qui apparurent ; et l’âme morte de la Russie, l’âme du peuple enfant dans le cadavre de Byzance nous terrifia.
Le rire de Gogol est destructeur et révolutionnaire en même temps que créateur et religieux. La négation de la Cité Morte des humains est l’affirmation de la Cité Vivante de Dieu. Mais dans la négation et l’affirmation, le nouveau sentiment religieux de Gogol est trop inconscient, et la conscience religieuse trop vieille. Il voit ce qu’il faut maudire, mais ce qu’il faut bénir, il ne le voit pas ou ne le voit pas assez.
Or, lorsque la force de l’anathème ne correspond pas à la force de la bénédiction, le poids de l’anathème retombe sur celui qui maudit. C’est ce qu’il advint pour Gogol. Des ombres noires se sont étendues devant lui, parce que derrière lui il y avait une lumière éblouissante ; mais la lumière était en arrière et il ne la voyait pas. Et l’ombre la plus noire, la plus terrible, il la prit pour la sienne, pour son double, pour son diable. Il lui sembla que toute cette ombre, cette épouvante, venait de lui ; qu’en riant il était risible ; qu’en maudissant il était maudit ; — qu’en lui-même était le diable. Et Gogol s’épouvanta.
Le sage Tchaadaev pouvait attendre en répétant les paroles de soumission sans espoir : Adveniat regnum tuum. Mais Gogol ne pouvait attendre : il lui fallait fuir son « diable ». Il n’avait pas de nouvelle conception religieuse, ni l’espoir d’une nouvelle Église. Et dans l’Église morte qui faisait partie du royaume des morts, son âme vivante ne pouvait entrer. Pour y entrer Gogol se fit mourir, comme les raskolniks, les « jeûneurs-suicides » du XVIIIe siècle : renia la littérature, brûla ses œuvres, maudit tout ce qu’il avait béni, bénit tout ce qu’il avait maudit — jusqu’au servage même ; accepta l’autocratie avec l’orthodoxie, l’empire mort avec l’Église morte.
L’autocratie fit périr en Tchaadaev un grand penseur ; en Gogol l’orthodoxie tua un grand artiste. Le sort de Gogol est la démonstration qu’en Russie le nouvel élément religieux non lié à l’élément révolutionnaire conduit infailliblement à l’ancienne Église, qui non seulement se meurt elle-même, mais encore tue tout ce qui est vivant.
L’empereur Nicolas considéra Tchaadaev comme fou parce qu’il avait renié l’orthodoxie et l’autocratie. Les révolutionnaires russes considérèrent comme fou Gogol qui était retourné à l’orthodoxie et à l’autocratie.
Les pressentiments religieux de Gogol se réalisèrent dans la tragédie religieuse de Dostoiewski. En celui-ci l’élément révolutionnaire inconscient forme une antinomie suprême avec la conscience religieuse.
Ce n’est pas en vain qu’il commença la vie par un acte révolutionnaire. Pour sa participation à l’affaire de Pétrachewski, Nicolas I le condamna à mort. Il était déjà sur l’échafaud quand arriva sa grâce. La peine de mort fut commuée en condamnation aux travaux forcés. Dostoiewski commença par où les Dékabristes finirent. Ils allèrent à l’échafaud, il revint de l’échafaud. Puis toute sa vie il essaya de faire disparaître de son front ce stigmate d’anathème politique. Mais cela ne lui a pas réussi et il suffit de regarder attentivement ce visage pour que la marque ineffaçable reparaisse.
Toute sa vie il se repentit, désavoua, maudit la révolution, mais comme les saints maudissent les tentations les plus séduisantes. Et si le « rouge » révolutionnaire devint chez Dostoiewski le « blanc » réactionnaire, c’est toujours le même métal, mais chauffé à blanc. Dans la réaction de Dostoiewski on sent « la révolution à rebours ». Ex ungue leonem. Il a peur, il hait la révolution ; mais il ne peut rien se représenter en dehors de cette révolution qu’il hait. Elle est pour lui la mesure absolue, quoique négative de toutes choses, une catégorie universelle de sa raison. Il ne pense et ne parle que d’elle. Il en délire. Si quelqu’un appela en Russie la révolution comme les magiciens appellent la tempête, ce fut bien Dostoiewski.
Depuis Raskolnikov jusqu’à Ivan Karamasov, tous ses héros préférés sont des révoltés politiques ou religieux, criminels selon les lois humaines et divines et en même temps athées, mais du vrai type russe — athées mystiques — ? non seulement sans Dieu, mais encore contre Dieu. La révolte contre l’ordre humain les mène à la révolte contre l’ordre divin. La haine de la religion, du christianisme, de l’Homme-Dieu, ne se manifeste pas seulement par la négation, mais devient l’affirmation enflammée de l’anti-religion, de l’anti-christianisme. — S’il n’y a pas de Dieu, c’est moi qui suis Dieu, affirme le héros des Démons, le nihiliste Kirilov, le prophète de l’Antéchrist-Nietszche.
« Il faut extirper de l’humanité l’idée de Dieu, dit Ivan Karamasov. — Voilà par quoi il faut commencer. L’homme s’élèvera par son âme à l’orgueil titanique et divin et c’est alors que paraîtra le Dieu-Homme. Pour Dieu il n’y a pas de loi. Où est Dieu, là est la place sainte de Dieu ; où je suis, là est la première place — et tout est permis. »
Or, bien que tous désirent cette « première place », un seul peut la prendre ; bien que tous désirent « tout se permettre », un seul peut y arriver. Rien n’est plus séduisant pour l’homme que la liberté, mais rien ne lui cause plus de tourments. L’homme aime son libre arbitre, mais craint la liberté comme la mort. Celui qui affranchira ses semblables de cette crainte et prendra sur lui le fardeau de la liberté humaine, celui-là sera le vrai Dieu-Homme, l’unique chef de « la troupe des cent millions d’enfants heureux, » le constructeur d’une nouvelle tour de Babel, d’un royaume humain et divin, unique autocrate et pontife, le contraire du Christ — l’Antéchrist. La révolution pour Dostoiewski, c’est l’apparition du « démon sage et redoutable du néant » — du démon de l’orgueil, révolté contre Dieu.
Les Démons, tel est le titre qu’il donna à une de ses œuvres les plus prophétiques, et il y mit deux épigraphes : des vers de Pouchkine sur les diables qui apparurent au poète dans un tourbillon de neige, et le récit de l’Évangile sur ceux qui sortirent du possédé pour entrer dans un troupeau de porcs. Selon l’interprétation de Dostoiewski, la Russie est un possédé guéri par le Christ ; les révolutionnaires sont les porcs enragés se précipitant dans le gouffre.
En réalité certaines scènes terribles de la révolution russe ressemblent aux convulsions du démoniaque. Mais quel est le nom du démon ? Son nom c’est : Légion — nom antique romain et byzantin. Légion, c’est-à-dire l’armée du Divin César, passé ou futur, de l’Homme qui veut être Dieu, du Royaume Humain qui veut remplacer celui de Dieu.
Le démon, sortant de Russie, est l’âme impure du « Saint Empire » romain-byzantin, l’âme de la fusion adultère de l’État et de l’Église, de l’orthodoxie et de l’autocratie. Et certes, ce ne sont pas les chefs de la révolution russe, ces martyrs sans Dieu, ces croisés sans croix, mais bien ceux qui les martyrisent au nom de Dieu, qui les tuent par la croix comme par le glaive, les chefs de la réaction russe, les défenseurs de l’orthodoxie et de l’autocratie, — qui ressemblent au troupeau de porcs possédés se précipitant dans le gouffre.
L’explication donnée par Dostoiewski à sa prophétie est fausse ; mais la prophétie en elle-même est vraie. Personne ne peut guérir la Russie possédée, si ce n’est le Christ. Et les peuples, comme les habitants de Gadarine qui vinrent voir le miracle, trouveront la Russie délivrée, assise aux pieds de Jésus.
Il semble, et Dostoiewski lui-même le pressentait, qu’il faut expliquer la révolution russe au point de vue religieux tout autrement qu’il ne l’a fait. À la fin de sa dernière et magistrale œuvre, Les frères Karamasov, le saint vieillard Zosima, pour exprimer les idées préférées de l’auteur, s’appelle socialiste, sans doute dans le sens des socialistes-révolutionnaires russes. Le criminel d’état, Dostoiewski, apparaît tout à coup dans le saint vieillard comme le lion sous la peau de l’agneau.
« La société chrétienne, dit le vieillard, reste dans l’attente de sa complète transformation de société presque encore païenne (c’est-à-dire, étatiste) en Église universelle et triomphante » (c’est-à-dire, anarchiste, niant l’État).
Mais cette « transformation » graduelle intérieure, cette transfiguration doit finir par un bouleversement extérieur subit, une révolution, car le suprême triomphe de l’Église, Royaume de Dieu sur la terre, provoquera la destruction finale de l’État, du royaume d’abord humain, seulement humain, puis humain et divin à la fois, Royaume du Dieu-Homme.
« L’Église ne peut se réunir à l’État dans un compromis même temporaire. Là, il ne peut y avoir d’accommodement, » conclut le vieillard Zosima.
Cela signifie que le combat final entre l’Église et l’État doit être sans merci — mortel pour l’État, car la puissance de l’Église est l’absolue négation de l’État.
Dostoiewski acheva le tour complet de son développement : il commença par la révolution politique et finit par la révolution religieuse.
Pourquoi emprisonna-t-on à Schlusselbourg Novikoff qui n’avait fait que penser au Royaume de Dieu ? — pourquoi pendit-on les Dékabristes qui, les premiers, allèrent jusqu’à dire : Il y aura pour tous un seul Roi sur la terre et aux cieux, le Christ ? — pourquoi considéra-t-on comme fou Tchaadaev qui répéta toute sa vie : Que ton règne arrive ? — pourquoi Gogol se perdit-il, en fuyant le royaume mort des âmes mortes ?— la réponse à toutes ces questions se trouve dans les dernières paroles prophétiques de Dostoiewski : En vérité l’Église est un Royaume destiné à gouverner, et à la fin du monde doit apparaître comme un Royaume sur toute la terre.
Le Royaume de Dieu, tel est le titre que donne Tolstoï à son ouvrage capital consacré à l’anarchie religieuse.
Lui, le premier, montra quelle force incalculable acquiert la négation de l’État et de l’Église, en devenant religieuse. Il montra la place où se trouve le levier avec lequel on peut ébranler tout l’édifice de l’Église et de l’État. Mais lui-même ne sut pas prendre ce levier dans ses mains.
Pour lui le Royaume de Dieu n’existe qu’en nous, à 1’intérieur de chaque personnalité humaine ; l’affaire du salut est exclusivement interne, individuelle, et non sociale. Il suit cette pente inconsciemment comme tout le christianisme. Au principe mystique de l’Évangile, à la dernière synthèse de l’Esprit et de la Chair, il substitue un rationalisme philosophique superficiel qui rejette tout mysticisme comme superstition, ou bien une métaphysique bouddhiste, profonde, mais non chrétienne — absorption absolue d’un principe par l’autre, de la Chair par l’Esprit. En ce sens, Tolstoï, quelque étrange que cela paraisse, est plus ecclésiastique que l’Église elle-même, plus orthodoxe que l’orthodoxie elle-même, ce qui lui fait perdre une grande partie de sa vérité religieuse.
Tolstoï, n’est-ce pas encore étrange à dire, est un anarchiste, mais non un révolutionnaire. Il nie la révolution comme tout acte extérieur. Rejetant l’État, comme principe social faux, il repousse également le principe social vraiment religieux. Rejetant l’Église fausse, liée à l’État, il repousse, ou plutôt, ne voit pas du tout l’Église vraie.
Une fois sorti de l’orthodoxie, Tolstoï tombe dans ce terrible néant que Tchaadaev a fui dans le catholicisme et Gogol en retournant à l’orthodoxie. Tolstoï prit ce vide pour du plein, ce bouddhisme pour du christianisme.
Il est plus fort dans sa négation que dans son affirmation religieuse : ce qu’il faut renverser, il le renverse, mais ce qu’il faut créer, il ne le crée pas. C’est un titan aveugle qui creuse dans les ténèbres souterraines et ne voit pas lui-même quels blocs il déplace et quels cataclysmes pourraient se produire s’il savait où creuser.
La véritable signification religieuse et révolutionnaire de Tolstoï ne se découvre que par comparaison avec Dostoiewski. Ce sont comme deux moitiés opposées d’un seul et même tout, isolées l’une de l’autre, comme la thèse et l’antithèse dont la synthèse n’est pas encore faite.
Tolstoï prêche l’anarchie, Dostoiewski la théocratie. Mais l’Anarchie sans la Théocratie, la négation sans l’affirmation, ou n’est qu’une abstraction inerte, comme il est arrivé pour Tolstoï, ou mène à la perte définitive de tout ordre social, à la destruction aveugle, au chaos, comme cela peut arriver facilement pour certains chefs avancés de la révolution russe. La Théocratie sans l’Anarchie, l’affirmation sans la négation, ou reste une abstraction inerte, ou mène à la pire de toutes les réactions, au retour à l’autocratie orthodoxe, comme cela est arrivé pour Dostoiewski.
Ce n’est que du choc de ces deux principes opposés — l’Anarchie de Tolstoï et la Théocratie de Dostoiewski que peut jaillir la nouvelle vérité synthétique — le premier éclair de la dernière révélation religieuse, de la dernière action révolutionnaire.
Dostoiewski mourut la veille du 1er mars 1881 avec de terribles pressentiments dans l’âme : « la fin du monde arrive — l’Antéchrist arrive », écrit-il avant sa mort sur son journal — comme s’il chuchotait ces mots dans le délire de l’agonie. En mourant, il semble sentir que l’édifice de l’autocratie orthodoxe est ébranlé, non seulement à l’extérieur, dans la réalité historique russe, mais à l’intérieur, dans sa propre conscience religieuse à lui, Dostoiewski. « L’Église russe est paralysée depuis Pierre le Grand », chuchote-t-il, dans ce même délire de l’agonie, et parlant de la nécessité pour le tsar d’avoir confiance dans le peuple, comme dernier moyen de salut pour la Russie, il ajoute tout à coup, comme s’il ne pouvait plus se taire : « Mais quoi ! il y a si longtemps qu’il n’a pas confiance... »
La réalité répondit à ces visions de Dostoiewski sur la confiance réciproque du tsar et du peuple par le plus terrible et triomphal des régicides. Et presque aussitôt ses prophéties au sujet de la révolution commencèrent à se réaliser, bien que dans un sens tout autre que celui qu’il avait prévu.
Mais exactement ce qu’il pouvait et devait faire à ce moment fatal qui détermina la marche ultérieure de la révolution, sa moitié toujours opposée, Tolstoï le fit pour lui.
Ce dernier écrivit à l’empereur Alexandre III une lettre dans laquelle il priait le tsar de pardonner aux régicides, priait le père de pardonner aux parricides ; rappelait Dieu à l’oint du Seigneur, parlait de l’impression immense que produirait cet acte, non seulement en Russie, mais dans toute l’Europe, dans le monde entier. « Je sens que moi-même je vous serai fidèle comme un chien, si vous faites cela », disait-il, en terminant sa lettre.
Ce fut le dernier appel du futur prédicateur de l’anarchie — à la fausse théocratie.
Tolstoï croyait donc aussi dans la profondeur de son cœur, croyait peut-être non moins que Dostoiewski, en la sainteté de l’autocratie orthodoxe. C’est qu’il y a une terrible séduction pour les Russes dans cette folie : le tsar est l’oint du Seigneur, le tsar est le Christ, car Christ signifie l’Oint du Seigneur.
Tolstoï envoya sa lettre au futur Haut-Procureur du Saint-Synode, Pobédonostseff, un des plus intimes amis du défunt Dostoiewski, pour qu’il la remît à l’empereur. Mais Pobédonostseff refusa de s’en charger et donna pour motif qu’il ne comprenait pas le christianisme comme Tolstoï : le Christ qui a pardonné à ses propres meurtriers n’aurait pas pardonné, selon l’avis de Pobédonostseff, aux meurtriers du tsar. Cela signifie ce qu’a toujours signifié l’autocratie orthodoxe : le tsar russe est un autre Christ.
Malgré tout, la lettre fut remise à Alexandre III par d’autres mains. Le tsar ne répondit rien et fit exécuter les régicides.
Depuis cette époque Tolstoï tourna définitivement à l’anarchie religieuse.
Au même moment un autre ami intime de Dostoiewski, non du côté « droit » comme Pobédonostseff, mais du côté « gauche », Wladimir Soloviev, prononça un discours pour la défense des régicides. Ne connaissant pas la lettre de Tolstoï au tsar, il en répéta la pensée principale.
« Aujourd’hui on juge les régicides et ils seront probablement condamnés à mort. Mais le tsar peut les gracier et, si réellement il sent le lien qui l’attache au peuple, il doit le faire. Le peuple russe ne connaît pas deux vérités. Or, la vérité de Dieu dit : Ne tue pas. Voilà le moment solennel de la justification ou de la condamnation. Que le tsar montre qu’il est avant tout un chrétien. Mais s’il transgresse les commandements de Dieu, s’il entre dans cette voie sanguinaire, alors le peuple russe, le peuple chrétien ne peut plus le suivre. Nous dirons résolument, nous déclarerons à haute voix, que nous sommes sous l’étendard du Christ et que nous servons un seul Dieu, Dieu d’amour. Que le peuple reconnaisse son âme dans notre pensée et sa voix dans notre conscience, alors il nous entendra, nous comprendra et nous suivra. »
« Tout à coup, devant l’estrade, raconte un témoin, se dresse un homme robuste, l’index tendu et il apostrophe l’orateur :
— » C’est toi le premier qu’il faut exécuter, traître ! Toi le premier qu’il faut pendre, infâme !... »
Mais au même moment un cri d’enthousiasme s’éleva de la foule et remplit la salle :
— » Tu es notre prophète, conduis-nous ! »
Soloviev ne devint pas le prophète du peuple russe. Il ne pouvait conduire les autres à l’action, car il n’y put conduire sa propre conscience. S’il avait été conséquent avec lui-même, — après l’exécution des régicides, il aurait renié l’autocratie orthodoxe, et se serait joint à la révolution. Il ne le fit pas. Il douta de l’empire russe, mais continua d’affirmer l’Empire Universel dans un des trois membres de la théocratie : Roi, Prêtre, Prophète. Comme si en réalité le vrai Royaume de Dieu ne se manifestait pas précisément par l’annulation des symboles : ce royaume crée des incarnations en faisant tous les membres de sa société également roi, prêtre et prophète, sous un seul Roi, un seul Prêtre et un seul Prophète — le Christ. En ne réunissant pas la Royauté avec le Sacerdoce dans l’unique Incarnation, dans la même Face du Christ, mais en les séparant en deux symboles, en deux personnalités humaines, le Souverain et le Pontife, Soloviev revient à la fausse théocratie du Moyen Age, à la lutte non encore terminée du glaive spirituel avec le glaive de fer, du pape romain ou du patriarche byzantin avec le César romain ou byzantin — c’est-à-dire qu’il affirme à la fin ce qu’il a nié au début — la fusion sacrilège de l’Église et de l’État. Et quand il rêve de la réunion des Églises, grecque et romaine, ce qui le séduit c’est la réunion de l’autocratie orthodoxe, symbole de l’Empire Universel, avec la papauté romaine, symbole du Sacerdoce Universel, comme si l’on pouvait unir deux masques morts, le Pape et César, dans la face unique et vivante du Christ, seul Roi et Pontife — unir deux mensonges dans une vérité.
Soloviev ne comprit pas assez toute l’impossibilité de faire disparaître l’antinomie de l’État et de l’Église. Il ne comprit pas non plus que le seul et réel chemin vers le Royaume, le pouvoir de Dieu est la destruction de tout pouvoir humain, c’est-à-dire la plus grande de toutes les révolutions.
Soloviev aimait trop les accommodements, les compromis, non seulement dans les choses temporaires, mais aussi dans les choses éternelles. Il condamna la violence et justifia la guerre, la plus mauvaise de toutes les violences, parce qu’elle n’est pas accidentelle et temporaire, mais nécessairement et éternellement contenue dans le principe métaphysique de l’État. : Légion est mon nom — c’est-à-dire guerre et violence. Il est impossible, lorsque l’on n’admet pas le meurtre, d’expliquer pourquoi il est plus juste de tuer des bachibouzouks turcs plutôt que des bachibouzouks russes, pourquoi la croisade est plus sainte contre l’ennemi de l’extérieur que contre l’ennemi de l’intérieur.
Après avoir commencé par la défense des régicides, Soloviev finit par un panégyrique de l’empereur Nicolas I. Tout comme Tolstoï et Dostoiewski, il fut vaincu par la force de séduction religieuse de l’autocratie — séduction irrésistible pour les Russes, mêmes les meilleurs.
Presque toutes les réponses que donne Soloviev sont fausses ou insuffisantes. Mais il pose les questions avec une force prophétique, telle que jamais personne ne les posa dans la métaphysique chrétienne.
Avant tout la question sur la religion, comme salut non personnel seulement, mais aussi social, sur la révélation de la seconde Hypostase, non seulement dans l’unique personnalité humaine, dans l’Homme-Dieu, mais aussi dans l’Être collectif, l’Humanité devenue Dieu — idéal qui se réalise dans toute l’étendue de l’histoire universelle. Puis la question de la transfiguration religieuse du sexe, de l’amour sexuel, question qui n’est pas du tout résolue par le mariage « chrétien » de nom seulement, mais au fond semblable à celui de l’ancien Testament et du paganisme, et encore moins par la suppression du sexe, le célibat « chrétien » de nom seulement, mais en réalité bouddhiste. Et enfin — la question de la personnalité de la résurrection, comme dernière victoire de l’unité transcendante et personnelle sur la dualité empirique et impersonnelle de l’esprit et de la chair.
Soloviev montra que ces trois questions — de la personnalité, mystère d’Un, du sexe, mystère de Deux, et de la société humaine, mystère de Trois, ne peuvent être résolues que par une nouvelle révélation de la Trinité divine dans le Troisième Testament. Il ne vit pas avec assez de clarté la délimitation séparant le Christianisme de l’Apocalypse, le Deuxième Testament du Troisième. Il craignit de dépasser cette limite. Mais il n’y a pas de doute, il y parvint et n’est séparé de nous que par elle. Le premier des « docteurs de l’Église » — car en vérité Soloviev est un grand docteur de l’Église, si ce n’est présente, tout au moins future — il a pressenti que tout le christianisme n’est que le chemin vers une future religion de la Trinité. La révélation de la Trinité qui est devenue dans le christianisme un dogme mort, Soloviev le premier depuis le temps des conciles œcuméniques, essaya d’en faire une révélation vivante, la synthèse du Verbe Humain et Divin, du Verbe qui s’est fait Chair — synthèse qui doit être comme la voûte immense d’un nouveau temple de Sainte Sophie, Sagesse de Dieu.
Dostoiewski mourut la veille du 1er mars, Soloviev la veille de la révolution russe, tous deux avec le même pressentiment terrible. La fin du monde arrive, l’Antéchrist arrive, ces mots que le maître avait dits avant de mourir, l’élève les répéta dans son œuvre la plus grande : L’histoire de l’Antéchrist. Mais ni l’un ni l’autre ne comprit que l’Antéchrist était plus près d’eux qu’ils ne le pensaient, que l’autocratie orthodoxe, cette fausse théocratie, contre laquelle ils luttèrent l’un et l’autre de tout leur élément inconscient et qu’ils n’eurent pas la force de vaincre avec leur conscience religieuse — est un des grands chemins de l’histoire universelle vers le Royaume de la Bête. Et en cela rien ne sépare le terme final du mouvement religieux des « intellectuels » russes, du point de départ du mouvement religieux du peuple russe, de l’effroi prophétique des raskolniks : le tsar russe c’est l’Antéchrist.
Soloviev termine le passé et prépare l’avenir, — l’affranchissement religieux, peut être non seulement russe, mais universel. Or, comme tous les précurseurs, il est la voix qui clame dans le désert.
Les tâtonnements silencieux du prisonnier de Schlusselbourg Novikoff, le balbutiement enfantin des Dékabristes mystiques, la douce prière du fou Tchaadaev, le rire violent de Gogol, les cris furieux du possédé ou prophète Dostoiewski, le murmure souterrain du titan aveugle Tolstoï, la voix qui clame dans le désert de Soloviev — tous répètent une seule et même chose : Que ton règne arrive. Chez tous l’élément inconscient religieux s’unit à l’élément inconscient révolutionnaire. Mais la conscience religieuse et l’action révolutionnaire ne se sont jointes qu’un moment et de suite se séparent de nouveau. La révolution russe s’accomplit hors ou contre la conscience religieuse et cette conscience se développe hors ou contre la révolution. Révolution sans religion ou religion sans révolution ; liberté sans Dieu ou Dieu sans liberté.
Nous sommes à la veille d’unir notre Dieu à notre liberté, d’unir le but du mouvement révolutionnaire avec le but du mouvement religieux russe et universel. Nous sommes à la veille de découvrir une idée unique dans les deux mouvements, l’idée de l’Église — Royaume de Dieu sur la terre :
Que ton règne arrive.
La crainte de l’Antéchrist qu’éprouva Soloviev peu avant sa mort, eut pour cause, non seulement des événements qui le touchèrent personnellement, mais aussi des phénomènes d’ordre général arrivés tant en Europe qu’en Russie.
Son dernier ouvrage philosophique, La justification du bien, est dirigé contre Nietzsche — « l’Antéchrist ». Soloviev non seulement n’abattit pas Nietzsche, mais n’ébranla même pas les vrais principes philosophiques de ce dernier.
L’essence même de la philosophie de Nietzsche n’est pas une affirmation paradoxale du mal satanique et une négation du bien humain ; c’est une affirmation absolument juste, même du point de vue de Soloviev, des hautes valeurs religieuses du Surhomme ou de l’Homme-Dieu selon le mot de Soloviev, valeurs qui se trouvent par delà le bien et le mal humain.
Cette idée de l’Homme-Dieu rapproche infiniment Soloviev de Nietzsche, par Dostoiewski auquel l’un et l’autre viennent se rattacher de deux côtés opposés, l’un de l’extrême droite, l’autre de l’extrême gauche. C’est en vain que Soloviev réplique à la nouvelle religion de Nietzsche par l’ancienne morale. Il n’est pas possible de réfuter une religion quelconque par une morale : ce sont deux ordre incommensurables. La principale question, du reste, n’est pas dans la justification ou la condamnation du bien, mais dans la justification ou la condamnation de Dieu — dans deux théodicées opposées. Nietzsche maudit le Dieu que Soloviev bénit. D’où vient cette divergence entre deux expériences religieuses, également profondes et sincères ? — voilà une question qui certainement ne vint pas à l’esprit de Soloviev. Trop légèrement et même étourdiment il crut réfuter Nietzsche. Celui-ci pouvait lui répondre : c’est un misérable bien, celui qui a besoin de justification — mon bien à moi, ma noblesse, ma valeur la plus haute, mon Surhomme — ne se justifie pas, mais justifie. D’une façon plus profonde et plus subtile que dans cette longue œuvre, Soloviev attaqua Nietzsche dans un article intitulé Le Surhomme, qui parut dans la revue décadente Mir Iskousstva. Ce fut la seule tentative, de courte durée d’ailleurs, qu’il fit pour se rapprocher des décadents. Il se détourna ensuite d’eux et, tout aussi légèrement que pour Nietzsche, pensa avoir eu raison de cette révélation de l’esprit russe, après quelques moqueries superficielles.
Dans l’article de Mir Iskoustsva, il admet que dans l’idée du Surhomme se trouve une certaine vérité religieuse positive ; l’erreur de Nietzsche c’est de découvrir l’Amérique après Colomb, de chercher ce qui est déjà trouvé. En effet, l’apparition du Surhomme, s’est déjà produite : le Surhomme n’est autre que l’Homme-Dieu méconnu — le Christ.
Pourquoi donc Nietzsche méconnaît-il le Christ ? Est-ce par malice ou malentendu ? Pouvait-il ne pas reconnaître son Dionysos Crucifié dans le Christ ? Il le reconnut, en effet, mais devint fou d’effroi. D’où vient cet effroi ? D’où vient cette haine contre le Christ qui poussa Nietzsche à se déclarer « l’Antéchrist » ? Voilà encore une question qui, semble-t-il, ne vint pas à l’esprit de Soloviev.
C’est qu’il aurait dû regarder plus attentivement ce qui se passait à côté de lui, non pas en Europe, mais en Russie, au milieu de ces décadents russes dont il crut se défaire si légèrement ou si étourdiment. Il eût été alors aidé pour répondre à cette question, par une apparition de l’antéchristianisme, non moins grande et certainement plus terrible que Nietzsche — celle de Vassili Rosanov.
Comme Soloviev, Rosanov est sorti de «l’extrême droite », de Dostoiewski. Mais à la fin des fins, après de nombreuses évolutions extérieures et intérieures, il se trouva à l’extrême gauche, plus même que Nietzsche. Dostoiewski aurait été épouvanté de voir ce qu’il avait produit en la personne de Rosanov.
Il commença comme la plus douce brebis du troupeau slavophile. Profondément conservateur, humblement respectueux de toutes les autorités constituées, surtout des trois principes russes intangibles, autocratie, orthodoxie, nationalisme — tel il fut à son début. Il semblait qu’il n’y eût pas d’homme plus appliqué que lui à vivre dans la tradition et à suivre les chemins battus, moins désireux de frayer des voies nouvelles et d’accepter la responsabilité personnelle qu’exige une révolution religieuse. Et cependant s’il est allé jusqu’à des excès de révolte, tels que n’en imaginèrent jamais les révolutionnaires positivistes, ce n’est pas sa faute. Il n’alla pas de lui-même à ces excès — il y fut poussé par d’autres. Il devint révolutionnaire malgré lui. Jusqu’à ce jour Rosanov porte encore aux yeux des naïfs révolutionnaires russes la marque indélébile de la réaction. Ancien collaborateur des Moskovskié Wiédomosti, actuellement collaborateur du Novoié Vremia, lui-même fournit matière à cette accusation, en exprimant parfois des idées révolutionnaires sous une apparence réactionnaire. Son apparence, son extérieur lui ont toujours fait tort.
Dans une nouvelle de Gogol, un malheureux petit employé de Pétersbourg, Akaki Akakievitch, est volé la nuit sur une place publique, et n’ayant pu se faire rendre justice, apparaît après sa mort comme un fantôme terrible.
— En moi, il y a quelque chose d’Akaki Akakievitch, soupira une fois Rosanov, devant un miroir. — Vous ne pouvez vous figurer combien mon apparence mesquine m’a nui dans la vie !
Mesquin, mot de Dostoiewski chez lequel, comme chez Gogol, le terre à terre, le mesquin fait surgir parfois de gigantesques visions apocalyptiques.
Quelle différence, en effet, entre ces deux visages : Soloviev d’une part, à la face d’icône de Jean-Baptiste, et d’autre part Rosanov, à la figure ordinaire d’un monsieur roussâtre à lunettes, petit fonctionnaire ou professeur de collège, fils de pope. Mais à mesure que l’on regarde plus attentivement cette figure, on y découvre un mélange extraordinaire de sagesse mystérieuse, de curiosité hardie, presque impudique, avec une naïveté enfantine et une ruse innocente — le mélange d’Akaki Akakievitch avec le Grand Inquisiteur.
Comment s’est formé ce mélange ? Comment la brebis se changea-t-elle en lion, en ennemi de Dieu ou plus exactement en ennemi du Christ ? Ce n’est pas, en effet, contre Dieu le Père, mais seulement contre le Fils de Dieu, que lutte Rosanov.
Ici la même question se pose que pour Nietzsche, mais plus profonde.
Avant tout il faut comprendre que la lutte de Rosanov contre le Christ n’a pas de précédent dans tout le christianisme. Jusqu’ici les reniements du Christ avaient pour cause, soit le satanisme — pervertissement religieux qui met le Diable à la place de Dieu — soit le rationalisme, révolte de la raison humaine contre la folie de la Croix.
Dans l’apostasie de Rosanov il n’y a rien de pareil. Jamais il ne fut séduit par la science des profondeurs sataniques. Il souffre non de l’excès, mais plutôt du manque de cette science. Le mal ne le tente qu’empiriquement et ce qui métaphysiquement le séduit le plus, c’est le retour au paradis perdu, à l’âge d’or, à cette innocence d’enfant qui ne veut pas le mal parce qu’elle ne le connaît pas. Il ne triomphe pas des éléments ténébreux et sataniques de la vie, même ne les voit-il presque pas : il ferme les yeux, se détourne d’eux comme font les petits enfants lorsqu’ils ont peur. Tout est bon, pas de mal — voilà en quoi il aurait voulu croire. Il ne voit pas son propre « diable mesquin », car il n’y a en lui qu’un diable mesquin et non un « satan magnifique » ; et s’il l’avait vu, il aurait eu peur comme un petit enfant et se serait réfugié auprès du premier « bon Dieu » venu — idole païenne ou icône chrétienne, pourvu que ce soit dans le petit coin familier où brûle la lampe sainte.
— Je suis un homme bon, j’aime le bon Dieu, et je ne puis souffrir toutes vos diableries ! — répondrait Rosanov aux tentations métaphysiques du satanisme. Et cette réponse naïve serait pour lui la plus sage et la plus sincère.
Le rationalisme lui est aussi étranger que le satanisme. Si quelqu’un a compris combien toutes les objections de la raison humaine contre la folie de la croix proviennent d’un malentendu, c’est bien lui, Rosanov. Credo quia absurdum, est-il prêt à s’écrier peut-être par trop facilement. Toutefois s’il renie le Christ, ce n’est pas parce qu’il croit trop à autre chose. Tout comme pour le satanisme, lorsqu’il s’agit du rationalisme, il tombe dans l’excès contraire, pèche plutôt par le manque que par l’excès de tempérance religieuse : quelquefois il sacrifie à la « folie divine » la raison divine, le Logos, qui pourtant doit régner et servir de preuve immuable de la valeur religieuse de cette « folie ». En tout cas, il est impossible de ne pas croire à la sincérité de Rosanov lorsqu’il confesse que pas une fois dans sa vie il n’a lu l’Évangile sans une émotion profonde et vraie, que pour lui rien parmi les œuvres humaines ne peut se comparer à ce livre dont les mots sont comme des éclaircies sur d’autres mondes, un éternel miracle. Jamais un homme n’a parlé comme cet Homme — pas une fois dans sa vie Rosanov n’a douté que l’Homme Jésus fût non seulement un homme, mais qu’en lui était un Être dont la mesure dépasse toute conception humaine. Parlant du Christ ou contre le Christ, jamais il ne perd ce sentiment. Il semble qu’aucun apostat ne se soit rapproché aussi près, aussi corps à corps du Christ que Rosanov ; qu’aucun ne regarda aussi attentivement ce qu’il y avait de surhumain dans le Christ, et ne sentit cette force qui obligea le monde à se prosterner devant le Fils du charpentier comme devant le Fils de Dieu ; qu’aucun des ennemis du Christ n’éprouva autant que Rosanov le charme invincible avec lequel Celui qu’on a élevé sur la croix attira à lui le monde. Il semble même que Rosanov ne puisse résister à ce charme et qu’il va tomber aux pieds du Christ en s’écriant : Seigneur, mon Dieu !
— Écoutez donc, Vassili Vassiliévitch, lui dit-on après quelques-unes de ses furieuses attaques contre le Christ, lesquelles auraient pu paraître des blasphèmes sur d’autres lèvres (Rosanov ne blasphème jamais). — Si vous aviez vu devant vous le Christ vivant vous n’auriez pas osé le regarder en face ?
— Je l’aurais osé, je le jure ! Je lui aurais dit en face ce que je vous dis, s’écria-t-il avec une telle force dans ces mots que son interlocuteur pensa : Qui sait ? il l’aurait fait...
— Je sais, avoua une fois Rosanov dans une conversation très intime, je sais que Dieu m’aimera toujours et ne m’abandonnera jamais, quand bien même j’aurais beaucoup péché et quoi que je fasse...
— Pourquoi donc Dieu vous aime-t-il tant ?
— Parce que je suis un homme simple et bon.
— Et pourtant vous n’aimez pas le Christ ?
— Je ne l’aime pas.
— Pourquoi ?
— Surtout parce qu’il ne me semble ni simple ni bon.
Pour comprendre la force terrible de ces mots, il fallait voir la sainte simplicité avec laquelle ils étaient dits. N’était-ce pas la brebis, la bête à bon Dieu tout à coup transformée en lion, en cette Bête de l’Apocalypse dont il est dit : qui est semblable à cette Bête et qui peut combattre avec elle ?
Quelques circonstances de sa vie amenèrent Rosanov à réfléchir sur les rapports de l’Église orthodoxe, puis de tout le christianisme, puis de l’Évangile, enfin du Christ lui-même — avec le mariage.
Le mariage est un sacrement ; le Christ a béni le mariage — c’est un lieu commun du christianisme semblable à cette inscription officielle que l’on met sur les billets de banque : remboursable en or.
Mais là commencent les doutes les plus profonds de Rosanov, doutes, je le répète, causés non par son peu de foi mais par sa foi en autre chose.
Si réellement le Christ a béni le mariage, pourquoi donc la sainteté suprême du christianisme n’est-elle pas le mariage, mais le célibat ?
À la loi physique d’après laquelle deux corps ne peuvent coexister dans le même espace, correspond la loi métaphysique, d’après laquelle deux saintetés absolues ne peuvent coexister dans une même religion. La sainteté du célibat annihile la sainteté du mariage et inversement. Voilà pourquoi le christianisme, bien qu’acceptant le mariage en parole, glisse insensiblement, lorsqu’il passe aux actes, sur la pente du célibat jusqu’à la suppression absolue du sexe, jusqu’à la castration : il y a des castrats qui se sont opérés eux-mêmes pour mériter le royaume de Dieu. C’est vers la castration que tendent toutes les possibilités et les capacités mystiques du christianisme. Qui peut suivre ma loi qu’il la suive — ce mot est appliqué au célibat avec une certitude si absolue qu’à personne n’est venu l’idée qu’il puisse se rapporter au mariage. La condition séculière, le mariage, c’est le minimum de la sainteté chrétienne ; la condition monastique, le célibat, en est le maximum. Et tout le mouvement du christianisme va de ce minimum à ce maximum, parce qu’il n’existe point d’autre direction possible. — Qui se marie fait bien, qui ne se marie pas fait mieux. — Mais, mieux et pire, moins et plus, n’existent que dans l’ordre empirique ; dans l’ordre métaphysique, absolu, il faut ou une affirmation ou une négation absolue. Cela veut dire que le christianisme n’affirme le mariage que dans l’ordre empirique et le nie dans l’ordre métaphysique.
Après avoir comparé l’Ancien et le Nouveau Testament, Rosanov conclut que dans le premier il y a l’or pur du mariage, et dans le second il n’y a que des billets de banque ; dans le premier l’on fait ce que l’on dit, et dans le second on dit une chose et l’on fait une autre. En tête de la Bible, ce Livre de l’Être, est inscrit le commandement du Père : croissez et multipliez, ainsi que la prophétie relative à la victoire de l’être sur le néant, de Dieu sur Satan par la force de la semence sainte : la semence de la Femme écrasera la tête du Serpent.
L’Ancien Testament comme toutes les antiques religions de l’Orient qui l’ont précédé sont des religions du sexe saint, de la sainte semence. La circoncision qui leur est commune démontre le point physique et en même temps métaphysique de l’union de l’homme avec Dieu, précisément là, dans le sexe.
La négation métaphysique du sexe, l’Immaculée Conception, s’inscrit en tête de l’Évangile, ce Livre du Néant, selon Rosanov. D’après la prophétie du Nouveau Testament, ce n’est pas la Semence de la Femme, mais la Femme sans semence qui écrasera la tête du Serpent. Bienheureux sont les ventres qui n’ont pas enfanté et les mamelles qui n’ont pas nourri — telle est la suprême des Béatitudes de l’Évangile. Le Testament du Père est anéanti par celui du Fils : entre l’Évangile et la Bible s’ouvre un abîme dans lequel s’effondre tout le christianisme.
Pour mettre en évidence combien le christianisme n’accepte que l’apparence idéale et non la réalité du sexe, Rosanov suppose qu’un couple de nouveaux mariés après la célébration du sacrement est resté dans l’église. Il y a passé sa première nuit et accompli ce qui est béni par les mots : Deux sont devenus une seule chair — un seul sang, là où s’est accompli le mystère de la Chair et du Sang. Horreur des horreurs, abomination des abominations ! On ne peut faire une pareille supposition et même y penser sans commettre un sacrilège, sans se représenter un sabbat satanique, une messe noire. La Semence, la plus haute sainteté de l’ancien Testament, devient dans le christianisme la plus grande obscénité.
Ainsi sous les mots se cache une antinomie irréductible entre les sentiments religieux primordiaux et entre les premières préceptions de l’Essence Divine dans les deux Testaments.
Mais si le sexe est le point le plus brûlant, l’affirmation la plus réelle et en même temps la plus mystique de tout être en Dieu, alors la négation du sexe est par contre la plus réelle, la plus mystique négation de tout être — du Monde, de la Terre, de la Chair : Mon royaume n’est pas de ce monde. — N’aimez pas le monde, ni ce qui est dans le monde, car tout y est lubricité de la chair, lubricité des yeux, orgueil de la vie. — Voilà pourquoi toutes les tentatives faites pour renfermer dans le christianisme la chair du monde avec sa croissance et sa floraison — culture, science, art, politique — n’ont jamais abouti à rien. En retournant au monde l’humanité sort naturellement du christianisme, redevient païenne ; et à l’inverse, en retournant au christianisme, elle sort du monde.
L’apparence de l’Évangile est selon Rosanov, tout à fait contraire à son essence réelle.
Au dehors, c’est le Verbe qui se fait Chair ; en dedans c’est la chair qui se fait verbe — spiritualité immatérielle et abstraite ; au dehors c’est la victoire de la vie sur la mort, en dedans c’est la victoire de la mort sur la vie ; au dehors c’est le banquet nuptial du Royaume de Dieu, en dedans c’est le jeûne et le célibat, la castration pour mériter le royaume de Dieu. L’Immaculée Conception, selon Rosanov, infecte les sources mêmes de la Sainte Semence, condamne le monde à la fornication, à la prostitution, à l’infanticide. Dans les mots il y a un amour inconcevable à l’esprit et au cœur humain ; mais dans les faits se réalise cette nouvelle cruauté chrétienne qui fait bouillir le chevreau dans le lait de sa mère. En effet, il est dit dans l’Évangile même, qu’à la fin du monde l’amour se refroidira ; et c’est dans l’Apocalypse qu’apparaît devant le trône de l’Agneau, une mer de verre. Il semble à Rosanov que la prophétie s’accomplit : le monde se fige dans cette « mer de verre », dans cet amour évangélique terrible, abstrait et froid comme de la glace.
La doctrine du Christ est-elle donc altérée par les hommes ? — Non, répond Rosanov, il ne faut pas que la faute du coupable retombe sur la tête de l’innocent. La santé et la bonté de la nature humaine empêchent les hommes de se perdre ainsi qu’il adviendrait fatalement, s’ils suivaient le Christ. Le christianisme n’est admissible qu’autant qu’il s’écarte du Christ. En ce sens, affirme Rosanov, le prêtre est meilleur que l’Église, l’Église — que le christianisme, le christianisme — que l’Évangile, et l’Évangile — que le Christ.
Bienheureux celui qui n’est pas séduit par Moi. — L’humanité devait se laisser séduire par le charme de cet Être unique que le monde entier ne vaut pas, et une fois séduite lui donna tout ce qu’elle avait, se mit à haïr sa propre âme jusqu’à la mort et dans la mort même chanta l’hymne au doux Jésus, Il est si doux certes, qu’en comparaison de cette douceur tout ce qui est de ce monde ne semble qu’amertume. La résurrection du Christ, c’est la mort du monde. Se livrer au Christ, c’est renoncer au monde. En apparence le Fils de Dieu est sacrifié en victime au monde ; mais en réalité le monde est sacrifié au Fils de Dieu. Cela n’est pas dit dans l’Évangile, mais le véritable mystère de toute religion n’est jamais dit dans les livres. Ce n’est pas avec sa doctrine, mais avec un geste silencieux que le Christ attire l’humanité dans le néant — et sur ce geste le monde se précipite.
Si donc le Christ est la négation du monde alors — ou il est en vérité Fils de Dieu, mais alors le Père du monde n’est pas Dieu ; ou le Père du monde est Dieu, mais le Christ est le Fils d’un autre Père.
De là une dernière et horrible déduction que Rosanov n’a pas faite ou tout au moins n’a pas exprimée, mais qu’il est impossible de ne pas faire. Il s’en est abstenu en partie à cause de cette mesquinerie qui existe chez lui non seulement en apparence — de sa timidité ordinaire, de l’habitude de ne jamais sortir des limites permises par la censure russe. Le Grand Inquisiteur se change de nouveau en Akaki Akakiévitch, le lion en agneau ou même en bête à bon Dieu qui au plus petit danger fait le mort et se couche les pattes en l’air.
— Ne tergiversez donc pas, Vassili Vassiliévitch, répondez franchement : d’après vous qu’est le Christ ? — lui demanda-t-on un jour après une longue dispute, vaine comme toujours.
— Comment ne comprenez-vous pas ? — chuchota Rosanov, en se penchant à l’oreille de son interlocuteur et en regardant craintivement de tous côtés. — Il ne faut pas parler de cela... le Christ... mais c’est Lucifer... Seigneur, pardonne mon péché I..
Et il commença à faire hâtivement de petits signes de croix rapides, tout comme dans une cérémonie religieuse de famille lorsque le vieux pope à cheveux blancs élève la Vierge dans ses mains, et Vassili Vassiliévitch, par une vieille habitude populaire, pour recevoir la bénédiction suprême se courbe jusqu’au sol, comme s’il allait passer sous l’icône en se mettant à quatre pattes.
Mais la véritable raison pour laquelle Rosanov ne fait pas cette déduction, ne provient pas de sa timidité, mais de quelque chose de plus profond et de plus religieux. Il sent que s’il fait cette déduction, il se perdra à l’instant, glissera non dans la folie comme Nietzsche, mais dans le bon sens, la platitude banale, le lieu commun, l’ennui, ce terrible ennui métaphysique décrit par Dostoiewski.
Rosanov — niant le Christ — ne vit, ne respire, ne se meut que par cette négation. Il veut le fuir, briser le dernier lien qui le joint à lui ; mais il ne le peut et de nouveau y retourne, s’y attache, le fixe toujours plus attentivement comme s’il attendait quelque chose de lui, comme s’il pensait qu’il y a dans le Christ un mystère indéchiffrable pour lui.
« Toute ma vie Dieu m’a tourmenté », dit un des héros de Dostoiewski. — Toute ma vie le Christ m’a tourmenté, pourrait dire Rosanov. — Chaque fois qu’il est prêt à le renier irrévocablement, au moment suprême il entend l’appel connu et lointain : Saul ! Saul ! pourquoi me persécutes-tu ? Il t’est difficile de regimber contre l’aiguillon.
En sa pensée il « regimbe contre l’aiguillon », nie et hait le Christ, mais en son cœur il est attiré irrésistiblement vers lui et il semble, je le répète, qu’il va tomber à ses pieds en s’écriant : Seigneur, mon Dieu !
Toute parole et tout blasphème prononcés par les hommes contre le Fils de l’homme leur seront pardonnés — cela n’est-il pas dit surtout pour les apostats comme Rosanov ?
Certes, ce qu’il fait, il ne le fait pas en son nom, ni par sa volonté. Il ne fait pas cela lui-même autant que cela se fait en lui. Voilà pourquoi peut-être le châtiment ne retombera pas sur lui, mais sur ceux qui l’ont induit en faute. L’apostasie de Rosanov, conséquence fatale de tout le christianisme, en dévoilant l’antinomie qui ne fut jamais apparente, mais exista toujours entre l’Ancien et le Nouveau Testament, entre l’Hypostase du Fils et du Père, a montré la limite métaphysique qui ne peut être dépassée par le christianisme. Ce n’est pas en son nom, mais au nom du Père que Rosanov se révolte contre le Fils. Autrefois le Père aima ceux qui peut-être au nom du Fils Promis se révoltèrent contre lui comme Job, luttèrent contre lui comme Jacob. Le Fils Venu n’aimera-t-il pas ceux qui se révoltent contre lui et le combattent au nom du Père et peut-être de l’Esprit Promis ?
Ce n’est pas en vain que Soloviev ne découvrit qu’à Rosanov son secret le plus saint et le plus ineffable sur la religion du Saint-Esprit ; et ce n’est pas en vain que Rosanov s’est souvenu et nous a rapporté ces paroles. Lui-même ne les comprenait cependant pas, mais il sentait qu’elles étaient l’expression de ce qu’il y avait de plus profond et de plus mystérieux dans son adversaire.
Rosanov n’appartient à aucune des églises chrétiennes historiques et nationales. Mais peut-être entrera-t-il dans l’Église future, apocalyptique, vraiment une et universelle — Église du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Pourquoi l’Apocalypse est-elle, comme l’avoue lui-même Rosanov, un retour du Nouveau Testament à l’Ancien, de la fin au commencement ? Pourquoi l’Apocalypse est-elle non seulement la révélation de l’Hypostase du Fils, mais aussi celle ; du Père, la plus grande affirmation du Monde, de la Chair, de la Terre ? Pourquoi est-il prédit dans cette révélation non seulement un nouveau ciel, mais une nouvelle terre ? Pourquoi la Future Jérusalem descendra-t-elle du ciel sur la terre ? À toutes ces questions Rosanov ne pourrait rien répondre. Et pourtant il se serait réconcilié avec le Christ en y répondant. Son apostasie n’est pas seulement la fin du passé, mais le commencement de l’avenir.
S’il n’avait pas apostasié, s’il n’avait pas buté sur la borne qui se trouve entre l’Évangile et l’Apocalypse, les autres n’auraient pu dépasser cette borne. S’il n’avait pas entièrement séparé le Père du Fils, les autres n’auraient pu les unir et confesser Un en Trois et Trois en Un.
Le châtiment de Rosanov fut que son immense force religieuse resta sans effet. Il est un apostat pour les amis de l’Église, un fanatique pour les ennemis de celle-ci et simplement un fou pour la masse indifférente.
Les seules personnes en Russie qui l’ont compris et regardé comme un grand et peut-être comme le plus grand des écrivains russes contemporains, ce sont ceux qu’on appelle les décadents.
L’école décadente eut en Russie une portée plus grande qu’ailleurs. Tandis qu’en Europe ce ne fut qu’une manifestation purement esthétique, c’est-à-dire plus ou moins abstraite, en dehors des réalités de la vie, en Russie cette manifestation fut profondément vivante, bien que souterraine, semblable à ces évolutions lentes, affaissements du sol, qui produisent parfois plus d’effet que les tremblements de terre subits.
Les décadents sont les premiers européens russes, gens d’une culture universelle, parvenus aux plus hauts sommets de celle-ci, là d’où se découvrent les horizons de l’avenir ; les premiers ils sont sortis de l’impasse formée de ces deux murs sourds — la soumission servile des occidentaux à l’Europe et la révolte servile des slavophiles contre l’Europe ; les premiers ils conquirent pleine liberté d’esprit vis-à-vis de l’Europe.
Jusqu’ici la Russie n’avait eu que des manifestations isolées de la haute culture, de rares individualités comme Pouchkine, Gogol, Tolstoï, Dostoiewski ; mais il n’y avait aucun milieu, ni tradition. Le flambeau de cette culture passait secrètement de main en main comme le feu des vestales ou la torche des lampadophores dans les mystères. La politique rongeait la culture comme le vent salé ronge les plantes du bord de la mer.
Il se forma une société, sorte d’ordre monastique, pour lutter contre la Bête du tsarisme. Dans la science, l’art, la philosophie, la religion on balaya tout ce qui ne cadrait pas avec le but immédiat de cette lutte. Toute tentative de s’en écarter était jugée comme une trahison. Il y avait deux censures : l’une gouvernementale, réactionnaire, plutôt aveugle et maladroite ; — l’autre révolutionnaire, avec une vue perçante et juste. Toutes deux étaient également impitoyables. La culture russe se trouvait prise entre ces deux feux : il lui était impossible de se mouvoir à droite ou à gauche, mais seulement en arrière dans la vase de la réaction ou en avant dans la gueule de la Bête.
Les décadents russes s’affranchirent du joug de cette double censure. Il est vrai qu’ils achetèrent leur liberté peut-être trop cher. Ils sortirent complètement de la vie sociale pour entrer dans une solitude complète, s’enfoncèrent dans les ténèbres et le silence, descendirent dans le terrible souterrain de Dostoiewski. Ce que ce dernier rêvait pour l’homme du souterrain se réalisa chez les décadents. Le souterrain, c’est la suprême révolte libertaire de l’individu contre l’ordre social et naturel, c’est la non-acceptation du monde.
Mais tout au fond du souterrain, dans l’ombre La plus noire, s’est ouverte une baie inattendue ; elle brillait comme un point lumineux — ouverture sur un ciel nouveau.
Les décadents, les premiers, sont des mystiques spontanés, hors de toute tradition ecclésiastique. Ils sont la première génération de Russes qui cherche le mystère, sans bien savoir encore si ce mystère vient d’en haut ou d’en bas, de Dieu ou du diable ; ils ne le sauront qu’après être sortis de leur souterrain — du vieux mysticisme inconscient pour entrer dans la nouvelle conscience religieuse.
Cette même lutte entre les ténèbres et la lumière, entre Dieu et la Bête, qui est engagée par la révolution russe dans l’ordre social, se manifeste d’une façon élémentaire et inconsciente dans l’ordre individuel — chez les décadents.
Lorsque dans l’académique Messager de l’Europe, Soloviev se moquait des collaborateurs de la première revue décadente russe Mir Iskousstwa comme d’écoliers impertinents, il ne soupçonnait pas la sagesse de cette folie, la force de cette faiblesse : c’est dans la faiblesse que ma force se révèle. Il en fut pour les décadents comme pour les Dékabristes : ce qui était caché aux sages fut dévoilé aux simples d’esprit.
Si maintenant toute la Russie est une forêt d’arbres morts prêts pour l’incendie, les décadents russes en sont les branches les plus sèches et les plus hautes : quand la foudre tombera ils s’enflammeront les premiers et avec eux la forêt entière.
Il vint une fois chez Tolstoï un jeune inconnu. Pendant un long entretien sur les thèmes ordinaires de ces sortes de visites — sur la religion, Dieu, l’Évangile — Tolstoï, grand connaisseur du peuple, prit cet homme pour un sectaire paysan. Or c’était un poète, Alexandre Dobrolioubov. Vingt ans auparavant il était encore collégien, presque un enfant, mais déjà décadent en paroles et en actions, imitateur de Baudelaire et de Poe, empoisonné par tous les venins des paradis artificiels. Puis tout à coup il changea de vie, « fit pénitence», abandonna tout, s’enfuit dans le peuple comme ces collégiens qui, après avoir lu Mayne-Reid ou Cooper, s’enfuient en Amérique ; mais ces derniers reviennent, tandis que lui disparut pour toujours. Il courut sur lui des bruits qui ressemblaient à des légendes ; ils étaient vrais pourtant, mais de cette vérité russe, plus invraisemblable que toutes les légendes. Suivant le commandement de l’Évangile, il abandonna sa famille, sa maison, son bien et voyagea en pauvre, demandant la charité. Il fut novice au monastère Solovietski et voulut prendre le froc. Mais il se convainquit que l’Église orthodoxe n’était pas dans la vérité, la renia et s’enfuit du monastère. Il voyagea de nouveau à pied, parcourut toute la Russie, travailla en journalier chez un paysan, se lia avec des raskolniks, des stoundistes, des molokanes. Pour avoir persuadé à deux cosaques de refuser le serment militaire, il fut arrêté et condamné aux compagnies disciplinaires. À la demande de sa mère, on le fit passer pour aliéné et il fut enfermé dans une maison de fous. Il y resta quelques mois et on dut à la fin le laisser partir parce qu’il était absolument sain d’esprit. Il semble que la police s’était enfin persuadée qu’il n’y avait rien à faire avec lui. Constamment on l’arrête, on le relâche, puis on l’arrête de nouveau. C’est ainsi qu’il voyage, prêchant l’Évangile du Royaume de Dieu.
Qui sait où il est au moment où j’écris sur lui, dans quels abîmes orageux de la mer du peuple ? Réapparaîtra-t-il encore ou a-t-il coulé pour toujours comme une goutte de pluie dans l’océan ? Est-il descendu jusqu’au fond que ne trouble aucune tempête ? Est-il devenu là une perle invisible ?
Un jour d’hiver à Saint-Pétersbourg, par un tourbillon qui balayait la neige dans les rues, et qu’à trois heures il fallait allumer la lampe, tellement il faisait sombre, Dachenka, la vieille servante entra dans ma chambre, sans qu’on l’entendît, comme une souris ou une ombre, et me murmura d’une voix à peine perceptible, semblable au bruissement des feuilles mortes :
— Il y a deux moujiks à la cuisine. Ils vous demandent.
— Quels moujiks ?
— Ils ne sont pas d’ici, ils viennent de loin. Ils ont bonne mine et ne ressemblent pas à des malfaiteurs, chuchota-t-elle.
J’allai à la cuisine et vis deux moujiks inconnus : — l’un petit, lourdaud, extraordinairement laid, ressemblant à un kalmouk ou à un tartar ; l’autre, un jeune homme russe en touloupe, chaussé de bottes de feutre, le visage rouge de froid, bien portant et l’air paisible.
— Tu ne me reconnais pas, frère Dmitri ?
— Non.
— Je suis Alexandre.
— Quel Alexandre ?
— Dans le monde on m’appelait Dobrolioubov.
— Alexandre Mikhaïlovitch ! C’est vous ? Est-ce possible ?…
Il leva sur moi ses yeux aux longs cils, et me regarda attentivement avec un doux sourire. Je n’oublierai jamais ce regard, semblable à celui d’un mort qui ressuscite.
— Et voilà le frère Stefan, dit-il, en me montrant son compagnon.
Celui-ci était un mahométan malgré son nom chrétien. Était-il même baptisé ? En tout cas il avait renié l’orthodoxie et croyait « à la véritable Église du Christ qui viendra bientôt ». Il regardait Dobrolioubov comme un prophète. Ils restèrent à dîner. Ni l’un, ni l’autre ne mangeait de viande et on leur fit une soupe au lait et du gruau.
De temps en temps pendant la conversation, frère Alexandre se tournait tout à coup vers moi et avec son sourire d’enfant me disait :
— Pardonne, frère, je suis fatigué de parler, taisons-nous.
Il s’ensuivait un long silence quelque peu pénible. Il baissait alors ses yeux aux longs cils et son visage simple, comme illuminé par une clarté intérieure, devenait d’une beauté extraordinaire.
Je ne doutais pas que je ne visse devant moi un saint. Comme dans les icônes, un nimbe d’or aurait dû luire sur cette tête penchée, digne de Fra Beato.
Tolstoï parla toujours du renoncement chrétien, mais ne l’accepta jamais ; Dostoiewski au bagne l’accepta malgré lui et toute sa vie se le rappela avec épouvante. Un misérable décadent, celui dont on riait, un faible enfant, accomplit ce qui était au-dessus de la force des titans : c’est dans la faiblesse que ma force se révèle.
Dobrolioubov était chez moi peu avant le 9 janvier 1905, jour où les ouvriers de Saint-Pétersbourg voulurent se rendre en procession au Palais d’Hiver. En automne 1906, au moment de la seconde révolte de Sébastopol, m’arriva un matelot déserteur de la flotte de la mer Noire. Celui-ci effraya Dachenka. À vrai dire, il avait un air sinistre de galérien ; il paraissait capable de tirer un revolver de sa poche et de vous crier : Haut les mains ! — Au fond, il était doux comme un agneau. Il était venu aussi « pour parler » de Dieu auquel il ne croyait d’ailleurs pas : « Au nom de Dieu il a coulé trop de sang humain. Cela ne peut se pardonner ! » — Mais il croyait à l’homme qui deviendra Dieu, au Surhomme. Primitif et ignorant, presque illettré, il ne connaissait Nietzsche que par ouï-dire, mais les décadents russes lui étaient bien connus. Il les aimait comme des amis et des complices et ne se séparait pas d’eux. D’après ses dires la petite société des soldats et des matelots de Sébastopol (la majorité de ceux-ci prit part aux révoltes militaires), fut abonnée aux revues russes, les plus décadentes.
Il était resté longtemps à l’hôpital. Il semblait encore malade. Ses yeux avaient un éclat brûlant, le regard émoussé et lourd comme chez les épileptiques. Il parlait comme dans un délire, précipitamment et sans suite, écorchant les mots étrangers. Il était parfois difficile à comprendre. Mais autant que j’ai pu le comprendre, il lui semblait que les décadents formaient quelque chose dans le genre d’une société secrète ; ils auraient possédé quelque moyen terrible, mais efficace, quelque « secret » ou « magie » — il employa ces mots — pour tout bouleverser d’un seul coup et faire de l’homme un Dieu. Bien que je l’assurasse qu’il n’y avait rien de tel, il ne me crut pas et continua d’être persuadé que nous possédions un secret, mais que nous le taisions.
— C’est bien, vous ne voulez pas le dire...
Et il me regarda avec une expression triste et résignée.
— C’est que l’heure n’est pas encore venue et vous vous cachez du monde. Mais quand elle sonnera, ne m’oubliez pas, appelez-moi ; je viendrai de n’importe où et je ferai tout ce que vous voudrez...
Il parlait avec une résolution si tranquille que certainement il aurait exécuté ce qu’on lui aurait commandé. Je compris combien il est terrible d’exercer un pouvoir auquel on n’a pas droit et je me rappelai ces paroles : Malheur à qui séduit un de ces petits.
De chez moi il alla directement à la police pour se dénoncer comme déserteur et de là en prison. Peu lui importait : il n’avait rien à faire et ne savait où aller. Quelques mois après il m’écrivit de la prison une lettre qui serait un document précieux pour le futur historien de la révolution russe. C’était moitié un délire religieux, moitié une affiche révolutionnaire, et tout ensemble un cri furieux de possédé. On pouvait prévoir d’après cette lettre qu’il finirait mal — deviendrait fou ou se perdrait dans une émeute à main armée.
Alexandre Dobrolioubov et le matelot-déserteur sont deux extrêmes opposés qui se rencontrent, deux pôles d’une même force. Pour l’un le mouvement va de haut en bas, de la haute culture à l’élément populaire ; — pour l’autre, de bas en haut, de l’élément populaire à la culture. Ces deux mouvements se heurteront et de leur choc jaillira l’étincelle qui allumera l’incendie de la forêt d’arbres secs. Ils se rencontrent d’ailleurs déjà sur un seul point : la négation de tout gouvernement — cette anarchie infinie qui semble être l’âme mystérieuse, l’âme nocturne de la révolution russe.
Ma conversation avec le matelot m’en rappela une autre avec les raskolniks et les sectaires dans les forêts de Nijni-Novgorod, derrière la Volga, près du lac Svietly. Là, chaque année, à la nuit de la Saint-Jean, viennent à pied de centaines de verstes, afin de parler de la foi des milliers de ceux qui ont faim et soif de vérité. Selon la tradition se trouve à cet endroit « la ville invisible de Kitej » où « les saints vivront sans mourir, jusqu’au second avènement du Christ. » Celui que Dieu bénit voit dans l’eau transparente du lac la réflexion de la ville avec les innombrables coupoles d’or de ses églises, et il entend le son des cloches. Dans un bois de bouleaux, illuminé par les feux des cierges allumés devant les icônes, dans le calme du crépuscule d’une nuit blanche de juillet, mon compagnon et moi nous étions assis sur l’herbe battue. Une foule étouffante, compacte et pressée, de paysannes et de moujiks nous entourait. Cela sentait le cuir, le goudron, la cire, la sueur humaine et l’humidité de la terre. Nous causions de la fin du monde, du second avènement, de l’Église future, de l’Apocalypse.
— Que signifient donc les sept cornes de la Bête ?
— Qu’est-ce que le nombre 666 ?
Au moment ou j’abordais des abstractions trop mystiques un vieillard austère m’arrêta.
— Assez ! Parlons d’autre chose.
— La prophétie d’Isaïe s’accomplit : le lion se couche à côté de l’agneau, me murmura quelqu’un à l’oreille.
— Où sont les lions ? Hélas, il n’y a ici que des brebis sans pasteur.
— Certes, vous n’êtes pas des lions, mais votre part n’est-elle pas celle au lion ? Quand ce qui est au lion s’unira à ce qui est à l’agneau, alors viendra le Royaume de Dieu... Mais, mon frère, restez donc à vivre avec nous !
Pour la première fois de notre vie, nous sentîmes comment nos pensées les plus secrètes, les plus intimes et personnelles, pouvaient devenir populaires et universelles. Les Russes d’intelligence moyenne, admirateurs de Gorki, pas plus que les Russes européens tels que Maxime Kovalewsky ou Milioukoff ne pourraient rien comprendre à ces idées que de simples paysans comprenaient.
Nous leur apportions la culture universelle, d’Eschyle à Léonard et de Platon à Nietzsche ; celle-ci leur est nécessaire non seulement en idéal, mais aussi en réalité, car il leur faut « de la liberté et de la terre » ; — et la liberté sur la terre est pour eux un ciel nouveau sur une terre nouvelle. Venus de deux côtes opposés du monde nous sommes arrivés à un même point. Quel effort infini et désespéré firent toutes les générations de « l’intelligence » russe pour s’unir au peuple, pour aller à lui. Mais une cloison de verre les séparait et elles se débattirent comme des mouches contre cette cloison. Nous n’avions pas à aller au peuple ; de lui-même il allait, si ce n’est à nous, du moins à notre cause. Il était nous-même, dans notre premier élément religieux ; nous étions lui, dans sa dernière conscience religieuse. Il ne fera rien sans nous (je ne prends pas nous dans le sens de personnes distinctes) ; — nous ne ferons rien sans lui. Comme lui, nous sommes des enfants sans mère, des brebis sans pasteur, des voyageurs sans asile, ne possédant pas la Cité du Présent et cherchant la Cité de l’Avenir.
Le décadentisme qui semble être la mort, le souterrain terrible, l’impasse formée de murs sourds, est en réalité le commencement d’une nouvelle vie, une sortie étroite vers l’obscur ciel étoile de l’âme du peuple.
Là, sous le ciel étoilé, près du lac Svietly, où se trouve « la cité invisible de Kitej », nous avons fait vœu de chercher pour ces chercheurs. Si nous trouvons, nous retournerons à eux pour toujours. Mais s’il ne nous est pas donné de trouver, d’autres chercheront et finiront par accomplir notre vœu.
À Saint-Pétersbourg, dans la rue Chpalerny, près du bâtiment de la prison préventive politique, dans les environs de l’emplacement où se trouvait autrefois le palais du tsarévitch Alexis, fils de Pierre le Grand, au quatrième étage d’une immense maison neuve, se tenaient, il y a environ cinq ans, de curieuses réunions chez Rosanov. Des fenêtres sans rideaux de la salle à manger, on apercevait les lointains neigeux de la Néva, d’un bleu d’étoile, et la chaîne scintillante des réverbères jusqu’à la Vyborska. D’un côté se voyait une Léda de Léonard avec son cygne, une Cybèle aux cent mamelles, une Isis égyptienne — de l’autre côté une lampe verte brûlant sans cesse dans un coin devant une vieille icône. Le soir, à une longue table à thé, sous la suspension intime, s’assemblait une société étrange pour le Pétersbourg d’alors : les vieux amis de l’hôte, des collaborateurs des Moskowskié Viedomosti et du Grajdanine, des professeurs de l’École Supérieure de Théologie, des employés du Saint Synode, des popes, des moines, les hommes les plus réactionnaires, et de vrais gens du souterrain, les décadents anarchistes.
Des discussions sur l’Apocalypse, qui semblaient extraites des Démons ou des Frères Karamazoff, divisaient ces gens en deux camps. Nulle part dans l’Europe actuelle on n’entendit de semblables discussions. C’était la répercussion dans les classes intellectuelles de ce qui se passait au lac Svietly dans la profondeur du peuple.
Quelques-uns des invités de Rosanov eurent l’idée de rendre ces réunions publiques. Il était difficile, presque impossible d’obtenir la permission de fonder une société dans ce but, et à la moindre tentative de tenir une réunion sans l’autorisation du gouvernement, la police interdisait celle-ci.
On autorisa enfin après de longues démarches des réunions qui prirent le nom de Philosophiques-religieuses, ou plutôt on les toléra sous la menace perpétuelle d’une interdiction. Elles se tinrent pendant deux hivers dans la salle de la Société de Géographie, sous la présidence de l’évêque Serge, recteur de l’Académie de Théologie de Saint-Pétersbourg.
Pour la première fois l’église russe se trouvait face à face avec la société séculière, la culture et le monde, non pas pour les forcer à une fusion apparente avec elle, mais pour tenter un rapprochement intime et libre. Pour la première fois furent posées des questions qui n’avaient jamais été soulevées avec autant de conscience aiguë et de souffrance vraie, depuis l’époque de la séparation ascétique du christianisme et du monde : questions agitées par tous les chercheurs russes de la Cité de Dieu, depuis les klisty jusqu’aux décadents, depuis Novikov jusqu’à Soloviev. Les murs de la salle semblaient s’écarter et découvrir des horizons infinis. Cette minuscule assemblée était comme le seuil d’un concile œcuménique. Des discours y furent prononcés qui ressemblaient à des prières et à des prophéties. Il s’y créa une atmosphère de feu où tout paraissait possible, même un prodige : le mur de glace allait fondre et l’union se faire, les enfants allaient trouver leur mère.
Il faut rendre justice aux chefs du clergé russe. Ils allèrent au devant de nous, le cœur ouvert, avec une profonde et sainte humilité, avec le désir de comprendre, d’aider, de sauver l’égaré. Comme individus, ils se montrèrent meilleurs que ne le pensait la société séculière. Cette dernière aussi alla vers eux, le cœur ouvert. Ils auraient dû ne pas répondre et seulement écouter les questions qu’on leur adressait ; ils auraient dû chercher les réponses avec leurs interlocuteurs : l’union se serait alors faite, les enfants seraient retournés à leur mère.
Mais la ligne de démarcation des deux camps était plus profonde qu’il n’avait paru d’abord. Entre eux et nous se creusa un abîme sur lequel il était impossible de jeter un pont. Il fallait voler par-dessus ; mais ni chez nous, ni chez eux n’avaient encore poussé d’ailes. Nous creusâmes les uns vers les autres des tunnels qui pouvaient nous rapprocher, mais non pas nous faire rencontrer, car nous creusions dans deux plans différents. Pour que l’Église répondît, il aurait fallu plus qu’une réforme, mais une révolution ; plus qu’une nouvelle interprétation, mais une nouvelle révélation ; non pas la suite du Second Testament, mais le commencement du Troisième ; non pas le retour au Christ du Premier, mais l’élan vers le Christ du Second Avènement.
Il s’ensuivit un malentendu sans issue. Selon son ancienne habitude, l’Église voyait en nous, les séculiers, des incrédules qu’il fallait « ramener à la foi ». Mais nous, tout au moins certains d’entre nous, n’étions pas moins croyants que tous ces moines et ces prêtres.
Pour nous, la foi était de l’admiration, pour eux, de l’ennui ; pour nous, une profondeur du mysticisme, pour eux, une surface plane du positivisme ; pour nous, un jour de fête, pour eux, un jour de semaine ; pour nous, une chasuble que nous n’osions revêtir, pour eux, une vieille robe de chambre. Les paroles saintes de l’Écriture où nous entendions les voix des sept tonnerres sonnaient chez eux, pour le mieux, comme des textes du catéchisme appris par cœur, pour le pire, comme les osselets d’une machine à calculer ou les marteaux de bois d’un clavier sans corde, Nous voulions que la face du Christ fût comme le soleil resplendissant dans sa force ; eux se contentaient d’une tache noire sous le nimbe d’une vieille icône où l’on ne pouvait plus rien distinguer.
Ils nous approuvaient du reste en tout. Ils étaient prêts à tous les accommodements avec ce monde plongé dans le mal — prêts à pardonner à notre « chair pécheresse ». Ils ne pouvaient comprendre que nous ne voulions pas que l’Église pardonnât à la « chair pécheresse », mais bénisse la chair sainte. Ils étaient mous comme de la ouate, mais cette mollesse enveloppait une pierre ; la pointe aiguë de nos pensées se brisait contre cette pierre, ou s’enfonçait dans cette mollesse comme un couteau dans un oreiller.
L’union de l’Église et du monde ne put se faire, mais fut du moins essayée, ce qui n’avait jamais été fait et ne s’oubliera jamais. Cette tentative a démontré que l’union est impossible dans les limites du Second Testament, dans le cercle de la révélation du christianisme tel quel. La nouvelle conscience religieuse, après avoir passé par l’Église russe, est entrée dans l’Église universelle ; après avoir traversé tout le christianisme historique, elle est entrée dans l’Apocalypse ; après avoir franchi la révélation des deux premières Hypostases du Père et du Fils, elle a touché la révélation de la Troisième — celle de l’Esprit Saint.
Il existait donc en Russie, la veille de la révolution politique russe, une première cause de révolution religieuse. La fin de l’orthodoxie devait devancer celle de l’autocratie,
Par fin de l’orthodoxie je ne veux pas dire la négation de cette religion, mais le terme de son développement. La nouvelle conscience religieuse ne rejette pas la vérité éternelle que le christianisme contient, elle accepte entièrement cette vérité comme révélation du Christ, du Dieu incarné. Seul est rejeté le mensonge de l’orthodoxie et de tout le christianisme historique — l’autocratie, que ce soit l’empire russe ou la papauté romaine, César qui devient Pontife ou Pontife qui devient César : dans les deux cas il y a transformation du Royaume de Dieu en royaume humain, ce reniement de saint Pierre dont le Christ a dit : Loin de moi, satan, car tu ne penses pas à ce qui est divin, mais à ce qui est humain.
Que la fin de l’orthodoxie soit la fin de l’autocratie et inversement, il ne peut y avoir de doute pour celui qui voit le lien indissoluble historique et mystique qui joint l’orthodoxie à l’autocratie comme la papauté au catholicisme : pas d’orthodoxie sans César romain, pas de catholicisme sans Pontife romain.
Le tsar et le pape représentent deux efforts éternellement vains de tout le christianisme, dirigés vers l’unité universelle. Renonçant à rechercher cette unité l’Église renoncerait à sa principale mission : il n’y aura qu’un seul troupeau et un seul Pasteur. Si le roi du royaume universel le tsar n’est pas chef de l’Église d’Orient, alors c’est le patriarche œcuménique qui doit l’être ; mais l’aboutissant du patriarchat comme unité universelle, catholique, c’est encore la papauté.
Dans ces deux essais vains de théocratie, du royaume sacerdotal et du sacerdoce royal, dans ces deux masques humains qui se sont substitués à la face unique et divine du Christ, la vérité est tellement mêlée au mensonge et le Dieu-Homme à l’Homme-Dieu que le christianisme tel qu’il est n’a pas la force nécessaire pour les séparer. Ce n’est certes pas une coïncidence fortuite, je le répète, que se décident en même temps le sort de l’autocratie dans la révolution russe et celui de la papauté dans la séparation de l’Église et de l’État qui a lieu en France actuellement. Ce sont deux moitiés d’une révolution universelle, deux commencements d’une même fin.
L’autocratie, avec ce côté religieux qu’elle a en Russie, n’a jamais existé dans l’Europe occidentale. Là, l’idée religieuse des monarchies est anémiée, affaiblie tout d’abord par l’autocratie spirituelle des papes, puis par la Réforme et enfin par la Révolution. Voilà pourquoi le pouvoir des monarques de l’Europe occidentale a pu être limité par un gouvernement représentatif. L’autocrate russe ne peut limiter son pouvoir, parce que l’origine de ce pouvoir est dans la sainteté absolue, dans « l’onction du Seigneur ». L’oint du Seigneur doit être autocrate ou rien. Une constitution est moins possible en Russie qu’une république. L’autocratie comme royaume du Dieu-Homme est une chimère aussi folle, une utopie aussi irréalisable que le paradis terrestre, le royaume de l’humanité sans Dieu dont rêve l’anarchisme le plus violent et le plus abstrait. De même que le pape, s’il le voulait, ne pourrait rejeter la papauté, le tsar ne peut rejeter l’autocratie. On ne peut pas plier le verre, il faut le briser ; on ne peut limiter l’autocratie, il faut l’abolir.
Jusqu’à présent le mouvement révolutionnaire en Russie n’est actif et conscient que dans la couche très mince de la classe des intellectuels ; mais dans la profondeur du peuple il est obscur et élémentaire. Les masses populaires ne vont pas autant vers la révolution, qu’elles n’y tombent, entraînées par leur pesanteur selon la loi de l’inertie.
Mais quand l’enveloppe politique sera détruite et que le noyau mystique de l’autocratie sera mis à nu, alors se posera cette question à la conscience religieuse du peuple : qu’est-ce donc que l’autocratie en tant qu’onction du Seigneur — une vérité ou un mensonge, une sainteté ou un sacrilège ? — Le dernier jugement sur l’autocratie sera le dernier jugement sur l’orthodoxie.
Actuellement les chefs de la révolution russe ne peuvent répondre au peuple sur cette question religieuse. Pour eux la révolution est hors de la religion. Ils disent : pas de Dieu, avec autant de légèreté que : pas de tsar. Mais le peuple prendra-t-il un parti aussi légèrement et reniera-t-il Dieu pour renier le tsar ?
Tant qu’il restera dans l’Église orthodoxe, le peuple ne peut comprendre que le tsar ne vient pas de Dieu et que l’autocratie, le royaume du Dieu-Homme, est incompatible avec la véritable Église, royaume de l’Homme-Dieu. Pour l’orthodoxie, en effet, la confusion des deux royaumes est une tentation invincible. Supposons que dans l’Église se fasse une séparation, un nouveau raskol : une partie se sépare de l’orthodoxie et se joint à la révolution ; l’autre, privée de son maître séculier, l’autocrate, choisit un maître spirituel, le patriarche. Dans les deux cas l’Église renoncerait également aux vrais principes de l’orthodoxie, La seule différence serait que dans le premier cas elle dévierait dans le protestantisme et, dans le second, dévierait dans le catholicisme. Mais qu’il y ait seulement deux ou trois martyrs pour l’ancienne foi, pour l’autocratie orthodoxe, et en eux se concentrera toute la force vitale de l’Église. Alors celle-ci se lèvera de son lit comme se leva le paralysé de l’Évangile — mais pas au mot du Seigneur. Ce sera le commencement d’une réaction et d’une terreur telle qu’en comparaison toutes les terreurs des « bandes noires » d’aujourd’hui pâliront.
Le peuple en tout cas, va avoir à choisir entre le retour à l’autocratie sous je ne sais quelle forme monstrueuse de papauté réunie au césarisme, de Pougatscheff réuni à Nikon, et le reniement de l’orthodoxie. La révolution sortira alors de son plan actuel social-politique, pour descendre dans la profondeur religieuse qui d’ailleurs contient ce plan social-politique comme la troisième dimension contient la seconde.
On a peine à se représenter quelle force destructive devra acquérir dans les profondeurs du peuple l’ouragan révolutionnaire. Le naufrage de l’Église et de l’Empire russes ne sera-t-il pas la perte de la Russie, la perte du corps mortel de l’État, si ce n’est celle de l’âme immortelle du peuple ? — Et alors ne viendront-ils pas ces jours dont il est dit : si ces jours n’étaient pas abrégés, aucune chair ne serait sauvée ; mais ils seront abrégés pour les élus.
Ces élus existent déjà dans le peuple russe : ce sont ceux qui n’ont pas la Cité du Présent et cherchent la Cité de l’Avenir — les martyrs du mouvement révolutionnaire et du mouvement religieux, Quand ces deux mouvements se réuniront, alors la Russie sortira de l’Église orthodoxe et de l’empire autocrate pour entrer dans l’Église universelle du Pontife Unique, dans le Royaume universel du Roi Unique — le Christ.
Et tout le peuple russe dira avec ces élus : Que ton règne arrive.
(Z. Hippius)
On entend très souvent exprimer cette opinion que le tsarisme est chose sur laquelle il ne vaut déjà plus la peine que l’on raisonne. « Convenez-en, dit-on, car c’est trop clair : l’autocratie russe n’est qu’une forme vieillie de gouvernement, qui doit être remplacée par une autre. Et si ce changement s’effectue chez nous, en Russie, avec tant de peine et de lenteur, c’est seulement à cause que nous sommes, sinon des barbares, du moins un peuple peu cultivé ; la situation géographique de la Russie et ses autres particularités extérieures donnent sans doute aussi à notre révolution son caractère propre ; mais, dans ses grandes lignes, elle ressemble à toutes les révolutions ; l’histoire est là, qui nous enseigne que la vie et le développement de toutes les nations civilisées traversent nécessairement une période de révolution. »
Cette vue simpliste sur l’autocratie russe n’appartient pas seulement aux étrangers, mais bien encore à la majorité des Russes. Même — et c’est ce qu’il y a de plus important, de plus étonnant et peut-être de plus triste — elle n’appartient pas seulement aux spectateurs sympathisant à la révolution, mais aussi à beaucoup de ses acteurs. Ces derniers n’ont pas tous le même idéal : mais quel qu’il soit, — monarchie constitutionnelle ou république démocratique — il n’empêche nullement nos hommes d’avant-garde de tous les partis de se rencontrer dans la même conception du tsarisme qu’ils considèrent comme une forme politique caduque, pourrie par le temps, comme un vêtement de barbare désormais insuffisant.
Qu’il me soit permis, toutefois, d’attirer l’attention sur ce fait que, jusqu’à ce jour, l’autocratie russe n’a changé aucun de ses traits essentiels et qu’aucun parti politique n’a rien vu de son idéal social entrer dans la réalité de la vie. Si nous arrêtons notre pensée sur les transformations extérieures qui peuvent amener à croire que le tsarisme est ruiné, nous verrons bien que ce n’est là qu’une illusion. Nos deux Doumas n’ont été que des fantômes de parlement. Or, tant qu’il existe, le tsarisme n’est pas un fantôme et il existe. Il lui a suffi de souffler sur les deux Doumas-fantômes, pour les faire disparaître, comme disparaît la poussière de la pourpre impériale. Toutes les réformes, toutes les concessions faites ne sont que des semblants de réformes et de concessions, parce que quand l’autocratie donne quelque chose, elle peut toujours et à tout moment le reprendre. Ces concessions ont pourtant leur importance, ou plutôt, elles peuvent avoir de l’importance pour les destinées futures de la Russie ; mais à condition que l’on se rende bien compte qu’elles ne sont que des apparences et non des réalités, qu’elles ne sont nullement le but, mais seulement un moyen pour aujourd’hui d’atteindre le but de demain.
Beaucoup voient bien que le tsarisme demeure entier et vivant. Mais bien peu comprennent que, quelle que soit la gravité des concessions faites par le tsarisme et même s’il nous semblait qu’il va définitivement disparaître demain, nous ne pourrions pas avoir la certitude qu’il ne se relèvera pas après-demain dans son ancienne force. Pour comprendre cet éternel danger, pour entreprendre la véritable lutte définitive et pour savoir se servir, en vue de la victoire, des apparences de libertés du moment présent, il faut comprendre, il faut savoir enfin avec une entière clarté ce qu’est le tsarisme.
Qu’est-ce donc que le tsarisme russe ?
Les peuples d’autres races, qui entourent d’un large anneau la Russie centrale, qui n’ont avec elle que des liens d’ordre politique et économique, mais qui sentent vivement le poids du tsarisme et sont même tout particulièrement révolutionnaires, ces peuples ne peuvent pas facilement comprendre, voir du dedans, ce qu’est le tsarisme. Mais ils peuvent et doivent le savoir ; car eux aussi, s’ils ne luttent pas contre la véritable essence du tsarisme, ne le vaincront pas : on ne peut, en effet, combattre et vaincre que l’ennemi dont on connaît toute la force et dont on voit le visage. Les habitants du centre de la Russie, les Russes — tant ceux de l’ « intelligence » que ceux du peuple — sentent plus ou moins confusément, mais ne savent pas non plus ce qu’est le tsarisme. Par suite de cette ignorance, l’élan révolutionnaire, malgré sa sainteté, sa grandeur et sa vérité, ne peut conduire à une victoire décisive. Partout où il se manifeste, au centre ou sur les frontières, à Moscou ou dans les provinces Baltiques, à Cronstadt ou à Odessa, il est écrasé par l’inébranlable force du tsarisme. Cet élan n’est au fond que le préliminaire du suprême combat.
Nos vieux révolutionnaires ont parfois senti plus profondément le sens et la force du tsarisme que les révolutionnaires de ces derniers temps. Mais, quand le sens mystérieux du tsarisme se révélait trop clairement à ces premiers révolutionnaires ils détournaient la tête avec horreur ; ils ne disposaient pas d’armes suffisantes pour la victoire, et ils ne voulaient pas mentir.
« Je suis parti, parce que je ne peux pas mentir et tromper le peuple », dit Debogorii-Mokriévitch[9]. Il est désespéré de ce qu’il faut contrefaire des documents « portant les aigles impériales », faire sa propagande « au nom du tsar », car, comme il le reconnaît, « on n’aboutit à rien avec le peuple, si on agit autrement ». Telle est la conclusion à laquelle ses amis et lui arrivèrent après la dure expérience de plusieurs années. Il n’est pas douteux que les temps sont changés : les propagandistes actuels ne vont plus dans le peuple « avec les aigles », le paysan d’aujourd’hui est « plus éclairé »... Mais qui dira avec quelque précision jusqu’à quel point et dans quelle mesure est « plus éclairé » notre énigmatique « moujik » et s’il ne s’agit ici que de clartés ?
Bakounine a été, touchant le tsarisme, d’une extrême perspicacité. Mais il était de ces hommes qui passent subitement de la perspicacité à l’aveuglement. Il lui arrivait d’être invraisemblablement aveugle, et par contre aussi invraisemblablement perspicace et profond. Seul, il rompt, avec une surprenante audace, ce lien que personne n’avait jamais osé rompre entre les trois monstres : tsarisme, orthodoxie, nationalisme. Bakounine a parlé du tsarisme comme d’une conception dépassant les limites de l’église orthodoxe et du nationalisme, il l’envisageait comme une conception religieuse, « chrétienne » non cristallisée dans des formes d’une religion positive.
« Le peuple, dit-il, voit dans le tsar la représentation symbolique de l’unité, de la grandeur et de la gloire de la terre russe. Mais ce n’est pas tout : les autres peuples chrétiens, quand ils éprouvent quelque peine, cherchent leur consolation dans les récompenses d’outre-tombe auprès du Tsar Céleste, dans l’autre monde. Le peuple russe est par excellence un peuple réaliste. Ses consolations doivent être de ce monde ; le dieu terrestre est le tsar, figure assez idéale d’ailleurs, bien que sous un corps et des formes humaines enveloppant la plus méchante ironie ». « Le tsar est l’idéal du peuple russe ; c’est une espèce de Christ russe, un père, un nourricier, tout pénétré de l’amour de son peuple et préoccupé de son bien ».
Bakounine a très justement vu, dans l’attitude du peuple russe vis-à-vis du tsar, du fétichisme chrétien. Il a compris que, dans toutes les églises chrétiennes, le Christ demeure un Christ trop céleste ; l’église catholique a dans le pape une partielle incarnation du Christ sur la terre. Quant au peuple russe, « peuple réaliste par excellence », il a pris le tsar pour une incarnation de Dieu. Dans ses rapports avec l’autocratie et dans l’institution du tsarisme, la Russie dépasse de beaucoup les limites de l’orthodoxie, qui ne lui sert que comme compagnon de route ; sur ce point, elle est incontestablement religieuse et « chrétienne », mais nullement la Russie de l’église grecque. Le tsarisme est un produit d’une idée sainte et seule universelle jusqu’à ce jour, de l’idée du « royaume de Dieu sur la terre ». Renan, ce grand et fin psychologue, remarque dans sa « Vie de Jésus » (ch. XVII) : « De nos jours même, les rêves d’organisation idéale de la société, qui ont tant d’analogie, avec les aspirations des sectes primitives, ne sont en un sens que l’épanouissement de la même idée, une des branches de cet arbre immense où germe toute pensée d’avenir, et dont le « royaume de Dieu » sera éternellement la tige et la racine. Toutes les révolutions sociales de l’humanité seront greffées sur ce mot-là. » Nulle part cette idée n’a été conçue d’une manière plus réaliste qu’en Russie, avec l’espoir si naïf de l’incarner dans sa totalité brutale, Mais, faussement interprétée dès le début et dévoyée vers l’ancien paganisme, elle a produit en se développant ce monstre unique de l’autocratie russe. La Russie l’a fait surgir du fond obscur et brûlant de son sentiment religieux. Il importe peu de savoir si les paysans ou simplement les Russes actuels ont conscience d’une telle foi, et s’ils voient dans le tsar ce qu’ils y voyaient quand il fallait les aborder « avec les aigles impériales ». Une seule chose est hors de doute : c’est que le peuple a toujours la même religiosité qu’autrefois. Si l’on admet que la religiosité, au sens le plus large et le plus profond de ce mot, est la condition indispensable et constante de la vie de tous les peuples, de toute l’humanité, de tout être humain, nous devrons reconnaître qu’au fond de la religiosité du peuple russe vit encore l’obscure foi dans le tsarisme.
Aussi, tant que nous nous contenterons de faucher les herbes desséchées sans toucher à leurs racines, et quelle que soit la semence que nous répandrons, nous devons toujours nous attendre à voir pousser les racines intactes et revenir le passé.
C’est donc comme le « Royaume de Dieu » sur la terre que fut établi le tsarisme. C’est cela qu’il s’est senti être et qu’il a fait sien. Il n’a pas commencé par être une puissance terrestre et fini par devenir divin, mais, au contraire, il a commencé par être divin et fini par devenir terrestre. Par là déjà le tsarisme russe se distingue du césarisme : le césar reçoit la couronne divine en devenant empereur. Longtemps les tsars russes furent sacrés sans être empereurs.
Le tsarisme est la fusion de deux principes — empire et sacerdoce — en une seule personne ; incarnation d’un pouvoir illimité parce qu’à la fois divin et humain. D’un côté l’autocrate est suprême-pontife en sa qualité de chef de « l’unique église vraie » ; d’un autre côté il est le maître temporel du monde en sa qualité d’empereur.
Pierre le Grand a seul réalisé avec quelque plénitude cette idée néfaste du tsarisme, car le premier, il s’est proclamé à la fois empereur et suprême pontife en détruisant le patriarchat. Jusqu’à Pierre, les tsars moscovites étaient loin d’être des représentants du tsarisme au vrai sens du mot. Ils ne furent qu’un acheminement vers celui qui devait être leur pleine réalisation historique, vers Pierre. Ils furent trop timides, trop enfermés dans les limites de leur nation, trop étroitement religieux au sens orthodoxe et clérical de ce mot. Fut-il un empereur, le jeune et pieux fils du patriarche Philarète, Michel Fédorovitch ? Il fut bien plutôt un prêtre et il régna moins que ne régna le véritable prêtre, son père Philarète. En ces temps, la fleur terrible du tsarisme éclosait à peine. Et il faut reconnaître que les conditions de la Russie, les particularités du peuple russe et de l’église orthodoxe favorisèrent grandement son épanouissement.
Au sens que nous lui donnons, c’est-à-dire considéré comme un effort vers la réalisation du « Royaume de Dieu sur la terre » par l’incarnation de Dieu en une personne humaine, en le tsar de la terre et du ciel, par la substitution d’un homme à Dieu, le tsarisme est une idée au plus haut degré universelle, parce que sa nature est d’embrasser tout. Elle est la plus grandiose et, par suite, la plus effrayante manifestation du Mensonge Universel. Elle contredit la vérité, non pas seulement dans une de ses parties, mais bien sur toute son étendue.
Déjà l’idée purement impérialiste, césarienne, napoléonienne, quand elle atteint son complet développement, a pour point de mire le monde. Napoléon n’aurait pas été Napoléon, si ses rêves n’étaient allés jusqu’à l’Empire du monde. Le César atteignant par l’impérialisme le sacerdoce, comme un couronnement nécessaire de sa puissance, ne serait pas logique s’il ne rêvait au royaume de l’univers. Inversement le Pape, avant tout prêtre, tend vers le pouvoir temporel et virtuellement il est maître du monde.
Bien plus fort et plus universel encore est, dans son principe, le tsarisme, puissance absolue d’un seul, puissance également céleste et terrestre, puissance sur l’esprit et sur le corps, sur l’homme entier. Cette universelle puissance accordée à un homme entre tous et qui n’est effectivement reconnue que sur son peuple à lui, semble bien, dans son principe, valoir pour la domination de toute l’humanité. Cet homme unique, placé au-dessus de tous les autres, n’est plus un homme, mais un Homme-Dieu.
La définition que je donne de l’idée du tsarisme peut sembler exagérée, si on la compare aux faits et aux formes qu’il a pris dans l’histoire jusqu’à ce jour. Mais l’histoire n’est pas achevée et le débat sur la question de savoir si les idées sont subordonnées à l’histoire ou l’histoire aux idées, n’est pas achevé non plus. Sans doute il s’en faut de beaucoup que Pierre Ier lui-même ait été vraiment une incarnation de l’idée du tsarisme ; mais cela ne démontre nullement que l’humanité soit à l’abri d’incarnations ultérieures de cette effrayante idée. En même temps qu’il affirme son existence, l’homme, de par les lois éternelles de sa nature, aspire vers le bonheur, et non pas seulement vers le bonheur, mais vers le bonheur et la vérité ensemble, vers le paradis réalisé sur la terre, vers l’union du céleste et du terrestre, vers la concordance des besoins de l’âme avec ceux du corps, — vers l’institution du « Royaume de Dieu sur la terre ». De quelques termes que nous nous servions pour définir cette tendance, son essence demeurera la même. Le socialisme, exclusivement considéré comme idée, ne peut par lui-même donner satisfaction à cet aspiration vers le « Royaume de Dieu sur la terre ». Il n’offre que le paradis terrestre. L’homme sait trop bien qu’il ne vit vraiment que quand il sent la terre ferme sous lui et qu’il a le ciel au-dessus ; quand, au contraire, la terre l’enveloppe de tous côtés, c’est qu’il est enseveli, mort. Ceux qui acceptent l’idée socialiste comme un dogme suprême embrassant tout, ayant réponse à tout et conclusion sur tout, sont forcés de mutiler la nature humaine, d’amoindrir l’homme ; les socialistes vraiment conscients n’acceptent pas de cette façon l’idée socialiste ; ils la considèrent comme importante et même primordiale, mais la mettent pourtant à sa place ; aux questions dernières, ils répondent simplement : « nous ne savons pas » et s’interdisent délibérément de discuter sur le côté « céleste » de la vérité humaine.
L’important ici est l’impossibilité d’opposer à l’idée du tsarisme l’idée socialiste, bien que celle-ci soit sainte, vraie et juste et que celle-là soit digne d’être maudite. L’idée socialiste n’est qu’une moitié de vérité, celle du tsarisme est bien un mensonge, mais un mensonge complet. C’est ce dernier caractère qui fait la séduction de cette idée et la rend dangereuse : la force du tsarisme est faite de la perfection de son mensonge. À l’asservissement de tous on ne peut qu’opposer la liberté absolue extérieure et intérieure de tout le monde et de chacun. Si donc la force du tsarisme est dans son idée, il faut lutter contre lui avec une idée aussi puissante et aussi large. Car, même après la réalisation du socialisme, l’humanité pourra toujours revenir au mensonge dans sa plénitude, dans sa perfection qui séduit. En donnant aux hommes un paradis où ils auront la terre sous leurs pieds et au-dessus de leurs têtes, le socialisme n’éteindra pas leur aspiration vers un paradis sous le ciel, vers le « Royaume de Dieu sur la terre ». Il est même plus probable que ce désir viendra toujours empêcher la réalisation du paradis terrestre, de sorte que jamais il ne sera réalisé totalement. La vérité ne peut s’incarner à moitié, être conquise par morceaux ; elle est comme un rayon de lumière, qui, faible ou fort, brille tout entier d’un coup.
Il est remarquable que nulle part ailleurs qu’en Russie, où le tsarisme a trouvé son meilleur terrain pour germer et grandir, la légende de l’Antéchrist n’a été et n’est encore aussi vivante. Elle s’est perpétuée à travers les siècles et a toujours été la chose dont le peuple russe s’est d’abord saisi. C’est comme une foi concrète et vivante, comme le sentiment ou plutôt le pressentiment vrai et angoissant de quelque événement pour la désignation duquel le peuple n’avait pas d’autre mot, de mot plus familier que celui d’» Antéchrist». Tout ce qui semblait contenir l’horreur suprême du plus parfait mensonge, éveillait de suite ce mystérieux sentiment et faisait murmurer le nom mystérieux d’Antéchrist. On chercherait en vain ici l’influence de l’église orthodoxe. Dans les traditions de l’église d’Orient, l’Antéchrist ne joue pas un plus grand rôle que dans celles de l’église d’Occident. Je m’empresse de dire que, sans nier nullement l’influence favorable de l’église grecque sur le développement de l’idée du tsarisme, ni diminuer l’importance du rôle de l’église en Russie, je ne considère pourtant pas le peuple russe et la foi orthodoxe comme si étroitement unis l’un à l’autre qu’il soit impossible de les séparer. Je me rangerais, au contraire, plutôt à l’opinion que, si l’influence de l’orthodoxie sur la religiosité du peuple russe a été profonde, elle n’a été que partielle ; elle a consisté en une accommodation, d’ailleurs très limitée, de l’esprit byzantin aux conditions de la vie russe et à l’âme russe. Le christianisme est entré en elles sans retour et peut-être les a plus profondément et plus vivement pénétrées qu’il n’a fait pour l’âme et la culture occidentales ; mais l’orthodoxie byzantine s’est arrêtée quelque part à la surface de la vie religieuse du peuple russe et son empreinte n’a pas été profonde. C’est encore une question débattue que celle de savoir si le peuple russe est, ou non, religieux ; mais il est hors de doute et bien clair qu’il est faiblement orthodoxe, malgré le grand nombre de ses saints orthodoxes, très caractéristiques pour l’église, mais non pour la masse du peuple. S’ils étaient d’ailleurs typiques, ce serait seulement dans leurs rapports avec le tsarisme. Il est à remarquer aussi que, dans ces derniers temps, on a rencontré, au sein même de l’église, des prêtres ne pouvant bien préciser ce qu’est l’église orthodoxe russe et proposant d’appeler simplement chrétienne l’église orthodoxe. Tout ceci d’ailleurs est une parenthèse ; je voulais simplement dire que j’incline à partager l’opinion, d’apparence paradoxale, que le peuple russe n’a pas encore eu son église, que l’église orthodoxe lui est en bien des points étrangère et qu’elle n’a pas pour lui une importance décisive, surtout dans ces derniers temps. Je considère que cette opinion n’est en rien paradoxale, mais il serait trop long d’en faire la preuve historique.
La légende de l’Antéchrist, qui est sans conteste inséparable du christianisme, a toujours été aussi vivante en Russie, non pas parce que la Russie a grandi sous l’égide de l’église, mais sous celle du tsarisme. C’est que la légende de l’Antéchrist est l’idée même du tsarisme, telle qu’on peut la concevoir dans les rêves les plus éloignés de toute réalité historique. Développé jusqu’à ses extrêmes limites, le tsarisme est le « règne de l’Antéchrist », la pleine réalisation de ce mensonge suprême ; c’est un idéal que Pierre le Grand a été loin de réaliser, et ce n’est pourtant pas sans raison que le peuple voyait en Pierre l’Antéchrist. Il ne manque pas d’explications rationalistes à tout cela : la croyance à l’Antéchrist, dit-on, est une superstition, un effet du manque de culture et de lumières ; Pierre le Grand a reçu ce nom des raskolniks (les vieux croyants), et des orthodoxes les plus audacieux parce qu’il avait foulé l’église aux pieds, etc. Cela est, en effet, exact, mais il y a aussi de suggestives coïncidences. C’est le premier autocrate, c’est le premier Tsar, c’est-à-dire le premier empereur-pontife, que les couches profondes du peuple ont, dans d’inconscients soupirs d’horreur, appelé « Antéchrist », comme si ce en quoi le peuple croyait comme en la vérité suprême, s’était révélé à lui comme un mensonge suprême.
Elles sont parfois grossières, confuses, sauvages, ces légendes russes de l’Antéchrist. Mais en toutes on retrouve la même terreur du faux Maître, de l’Homme-Dieu, de l’homme qui prend la place de Dieu et impose sa seule volonté sur la terre comme au ciel. Nous avons tout un « écrit » sur l’Antéchrist dont l’auteur, Vladimir Soloviev, est un penseur profondément russe, un homme religieux, un chrétien, mais d’une orthodoxie très douteuse. Malgré le cadre fantastique de son récit et les digressions qu’il fait sur sa route, l’auteur a traité son sujet avec un très grand sérieux et, semble-t-il, avec des divinations vraiment prophétiques. Il n’a pas nettement et franchement établi l’identité de l’idée du tsarisme et de celle du « Règne de l’Antéchrist », mais sur bien des points, il n’a pas eu le temps de dire toute sa pensée. Il a en tout cas montré avec une sûreté parfaite l’universalité de l’Antéchrist comme terme dernier du développement de l’idée du Tsar.
Que le socialisme est enfin de compte désarmé contre l’idée d’une personnalité, maîtresse du monde, les socialistes nous le prouvent clairement en parlant de plus en plus souvent du « Surhomme. » Nous le répétons donc : quelque nom que nous donnions à ce sommet de la pyramide du monde, à cet homme supérieur, que nous l’appelions Tsar, Antéchrist ou Surhomme, rien n’est changé au fond de l’affaire. Il importe même peu de savoir si cet être sera ou non réalisé, si l’histoire le connaîtra dans sa dernière incarnation ou s’il n’en sera rien. L’important est qu’il peut être, que son idée est vivante, qu’il en existe des incarnations imparfaites et que toutes les idées partielles, même vraies, sont restées jusqu’ici stériles en face de ce mensonge entier et puissant.
L’histoire du mouvement révolutionnaire russe nous donne de nombreux enseignements. Elle nous apprend d’abord qu’elle est l’histoire d’un mouvement révolutionnaire vraiment russe. La jeunesse intellectuelle russe, qui est à l’origine du mouvement, est, au plus haut degré, nationale. Cela ne vient pas de ce qu’elle se proclame ou se soit jamais proclamée nationaliste, car elle a, au contraire, toujours méprisé le « nationalisme », déshonoré par le contact de l’autocratie et de l’orthodoxie ; cela vient de ce que, dans ses éléments les meilleurs, les plus ardents et les plus révolutionnaires, elle a été elle-même nationale, pleine de fougue et d’abnégation, de sens pratique et aussi d’idéalisme ; elle avait donc beaucoup de traits caractéristiques du peuple russe. Ce n’est pas surprenant puisque les premiers artisans de la révolution ont été presque tous des enfants du peuple. On ne peut guère considérer notre « intelligence » comme une « classe ». Rien de pareil n’existe ailleurs qu’en Russie. Les erreurs de nos révolutionnaires, les insuffisances de notre « intelligence » sont aussi en partie des traits nationaux, des qualités négatives de notre peuple. Ce sont l’absence de mesure, la facilité à passer d’une disposition d’esprit à une autre, la tendance à l’exagération et au fanatisme et une certaine incapacité à se reconnaître au milieu des faits. Bien que russe, ce dernier trait n’est pas fondamental ; il n’est que passager et vient de la jeunesse de ce peuple. La jeunesse révolutionnaire n’a pas perdu la force de l’enthousiasme religieux en devenant l’ « intelligence », en haïssant d’instinct le tsarisme, en maudissant le cléricalisme et en endossant les vêtements bariolés des idées européennes. D’ailleurs, touchant ces idées, nos premiers révolutionnaires ont vite connu la déception. Ils n’avaient ni le temps, ni les moyens de les élaborer à nouveau par un effort de sérieuse réflexion ; ils ne pouvaient pas davantage les appliquer telles quelles : elles n’étaient bonnes ni pour ceux qui en auraient fait l’application, ni pour ceux auxquels on aurait voulu les appliquer.
Quand on suit l’histoire du mouvement révolutionnaire, on voit se préciser peu à peu et grandir incessamment l’opposition tenace de deux courants différents. Déjà peu après 1860, la révolution russe attaque son adversaire, le tsarisme, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, parfois même divise ses forces. Cette division, dont on voit les premières manifestations dans les dissentiments entre Lavroff et Bakounine, va en s’accentuant et se précisant de plus en plus. Ces deux courants, obéissant aux conditions de l’action, tantôt se rapprochaient et se mêlaient pour un moment, tantôt se séparaient de nouveau. On a considéré la situation de la Russie sous un double aspect : ou bien sous l’aspect de sa détestable situation économique ou bien de sa non moins détestable situation politique. Que doit-on mettre au premier plan dans la lutte ? Faut-il faire de la propagande sociale, dont les résultats seront une révolution politique ? Ou bien est-ce une révolution politique qui transformera les conditions économiques ? La nécessité pratique d’une préparation sociale du peuple a poussé la plupart des révolutionnaires à s’occuper surtout de propagande sociale. Aux partisans de la lutte immédiate contre le gouvernement, certains ont fait le reproche d’être des jacobins et de vouloir remplacer de force une puissance par une autre.
Mais, bientôt, beaucoup de ces « socialistes s’étant heurtés aux extraordinaires difficultés de la propagande sociale en Russie, se sont jetés de nouveau dans la lutte politique et même dans la terreur. Certains d’entre eux ont expliqué ce changement d’attitude par un sentiment de vengeance ; la vérité, c’est que la majorité ne savait décidément pas par où commencer, de quel côté se jeter, et se lançait tour à tour dans l’agitation sociale et dans l’action politique.
Quelle que soit leur pratique, tous les révolutionnaires ont considéré et considèrent encore à peu près de la même manière le phénomène du tsarisme : ils y voient une forme de gouvernement purement politique, un absolutisme à la manière européenne. Dans leur lutte contre l’autocratie, ils ont combattu l’idée de gouvernement impérial, qui est, en effet, contenue dans celle du tsarisme, mais qui est loin de l’épuiser. Quant à ceux qui se sont efforcés, par le moyen de la propagande des vérités sociales, de faire comprendre au peuple que sa situation économique est sans issue, ils ne se sont pas non plus clairement rendu compte du lien qui unit la conscience populaire et l’idée du tsarisme, et de la dépendance fatale où se trouvent, par rapport à ce lien, les conditions de la vie du peuple dans son ensemble.
Le cercle vicieux dans lequel notre révolution s’est démenée pendant de longues années n’est pas entièrement brisé, même de nos jours. Grâce aux concessions gouvernementales conquises avec le sang de ses héros, le mouvement révolutionnaire est sorti de l’ombre, s’est compliqué, s’est morcelé, s’est coloré d’innombrables teintes et s’est répandu sur toute la Russie. Il est maintenant plus difficile que jamais de voir clair dans ce mouvement et d’en donner un schème relativement simple. D’accord dans leurs négations, les partis sont divisés sur l’idéal positif ; d’accord sur les programmes, ils sont souvent divisés sur les questions de tactique. Nous nous refusons donc à donner un tableau détaillé de toute cette complication : ce travail excéderait nos forces. Une observation attentive nous permet pourtant de relever les deux traits suivants : c’est d’abord ce qui fait l’unité de tout notre mouvement révolutionnaire, une attitude négatrice par rapport au tsarisme avec la conscience qu’il n’est pas vaincu ; c’est ensuite le fait que la lutte continue de se faire sur deux grands groupes de revendications : revendications politiques contre le gouvernement absolutiste, et revendications sociales contre les conditions économiques. Ces deux courants s’entremêlent de plus en plus et l’espoir de les voir bientôt définitivement confondus devient de plus en plus fondé. Mais il est nécessaire pour cela que, du sein même du mouvement révolutionnaire et de ses ouvriers, à quelque parti qu’ils se rattachent, surgisse le sentiment net du caractère intégral du tsarisme ; il faut comprendre que le tsarisme se maintient grâce à ce caractère ; il faut, en un mot, comprendre ce qu’est le « tsarisme » russe.
Si, en effet, il convient d’obtenir la liberté et la dignité humaine non pas seulement pour les populations de nos frontières, mais aussi pour le peuple de la Russie centrale, de quelle manière faut-il procéder ?
Faut-il soulever ce peuple par une propagande sociale afin qu’en transformant révolutionnairement les conditions économiques de sa vie, il jette bas l’absolutisme ? Ou bien faut-il l’amener à jeter bas d’abord l’absolutisme, afin de rendre possible cette transformation des conditions économiques ?
Pour cela comme pour ceci, il est bien clair que le peuple a également besoin d’acquérir une mentalité nouvelle. Car nous n’entendons parler que de la vraie révolution, c’est-à-dire de la révolution « par en bas ». Tous nos révolutionnaires ont toujours été d’accord que seule la révolution « par en bas » peut mériter le nom de révolution définitive.
La grande masse du peuple ne voit pas encore le caractère illusoire des réformes accordées ou promises ; et c’est le signe que la révolution « par en bas » n’existe pas encore. Peut-être viendra-t-elle demain, mais peut-être aussi ne viendra-t-elle pas. En tout cas, nous ne l’avons pas encore aujourd’hui. Tout ce qui a été donné « par en haut » a bien été donné en réponse à des demandes, à des menaces et à des exigences ; mais cela a pourtant été donné, octroyé ; cela n’a pas été pris avec la conscience d’un droit. Le peuple a accepté ces dons. Or, quand un peuple demande à son gouvernement de lui donner quelque chose et accepte ses dons, c’est qu’il croit encore en lui. Tant que la Russie pense que le tsarisme peut lui faire don de telle ou telle liberté, elle croit au tsarisme. Tant que les paysans rêvent que le tsar peut leur donner de la terre, ils croiront au tsar. Ils croient précisément au tsar autocrate, en sa puissance divine sur terre, sur la terre.
Quant au tsarisme lui-même, il croit encore posséder une telle puissance, bien que son représentant actuel, Nicolas II, semble bien ne pas s’en rendre exactement compte.
Tôt ou tard, les faits mêmes de l’histoire, la réalité même nous amèneront à penser que le tsarisme est plus qu’un absolutisme politique, qu’une forme de gouvernement impérial, agissant par le dehors sur la vie économique de la nation et empêchant le développement de la conscience sociale du peuple.
Le tsarisme enveloppe politique et économie, mais est plus large qu’elles. Le peuple l’a créé de toute son âme et de toute sa chair ; il s’y est mis tout entier ; il y a exprimé toute sa foi, son besoin profond d’un bonheur céleste sur terre. Puisqu’il n’avait pas pu créer la vérité universelle, le peuple créa, en un immense élan intérieur, un mensonge aussi entier et aussi universel.
Dostoïevsky, Vladimir Soloviev, les slavophiles et les révolutionnaires, malgré leurs étonnantes divergences, se sont tous rencontrés dans le même sentiment que leur peuple produira quelque chose d’important, d’unique, et que personne encore n’a révélé. Il est fort possible que ce « peuple théophore », comme l’appelle Dostoïevsky soit en réalité porteur non d’un Dieu, mais d’un Démon. Israël, s’étant éloigné de son Dieu, tomba dans l’idolâtrie peu dangereuse des « veaux d’or ». Ces petits dieux ne lui causèrent que de passagers désagréments. Le peuple russe s’est ingénié à se créer un Dieu incarné, une idole vivante, constamment présente, non faite de la main des hommes, un Dieu à face humaine, un Messie : c’est le tsar autocrate, auquel les prélats de l’église orthodoxe peuvent écrire comme à Pierre le Grand : « Tu es notre Christ incarné »...
Tant que vivra dans le peuple cette idée de l’autocrate, il ne pourra vraiment se développer et transformer radicalement la conscience qu’il a de lui-même. Quant à la preuve que cette idée est vivante, elle nous est donnée par le fait même de l’existence du tsarisme. Les plus simples, les plus lumineuses idées socialistes ne pourront entrer dans l’âme et la chair du peuple, tant que cette âme ne sera pas délivrée du mensonge qui la remplit. Mais si le peuple comprenait toute la profondeur du mensonge antichrétien du tsarisme, il s’en débarrasserait tout de suite. Un peuple assez fort pour créer un tel mensonge est assez fort pour le détruire.
Le révolutionnaire bien connu, Jacques Stéphanovitch, put, en se servant de faux documents impériaux, soulever des milliers d’hommes et, par une tromperie, obtenir des paysans un serment.
Quand l’affaire fut dévoilée, les paysans entrèrent en une fureur sans pareille et ne pardonnèrent jamais à celui qui les avait trompés de les avoir amenés à commettre un mensonge sacrilège. Le peuple russe sent et hait à un degré surprenant toute raillerie des choses saintes. Si, demain, quelqu’un qui comprendrait bien ce qu’est le tsarisme, pouvait, savait et osait révéler au peuple qu’il n’est pas seulement un mensonge politique ou économique, mais qu’il est aussi un mensonge sacrilège, peut-être bien qu’après-demain il ne resterait plus trace du tsarisme. Mais les révolutionnaires n’ont encore jamais eu assez de force de conscience religieuse pour dire à ceux à qui ils faisaient le sacrifice de leur vie : « Votre foi est vaine ! Voyez, ce n’est pas un Dieu que vous adorez, c’est un homme comme vous, plus faible que vous. De la foi au Dieu-fait-homme, vous avez fait la foi en l’Homme-Dieu. Vous avez renié le Christ depuis longtemps ; bien plus : vous avez accueilli l’Antéchrist. Votre vie n’est pas seulement sombre, sale et misérable ; elle est encore sacrilège. Et c’est peut-être parce qu’elle est sacrilège, qu’elle est si sombre et si misérable. »
Mais, diront certains, c’est là une grossière propagande de superstition. Parler au moujik de l’Antéchrist, créer et répandre des légendes, c’est encore pire que l’entraîner à l’aide de faux documents « avec des aigles ». Or, à tous ceux qui refusent de considérer le côté idéal de la question, qui sont loin de sa psychologie réelle et de l’élan de l’âme populaire, je ne propose pas une telle propagande. Elle s’achèverait dans le même insuccès que celle de Stéphanovitch. Il me semble seulement, quand je suis par la pensée l’histoire de notre mouvement révolutionnaire, que, seule, pourrait amener la révolution « par en bas » une propagande d’idées, qui renverserait radicalement l’erreur autocratique et changerait ainsi jusque dans ses profondeurs la psychologie populaire. Cette révolution ne préparerait pas la voie aux idées socialistes, considérées comme la vérité sur la terre et l’organisation sur terre, elle affranchirait seulement ces idées dans l’âme de tout le peuple, car elles y sont déjà vivantes.
Une propagande grossière ! Mais les chefs de beaucoup de partis font une propagande bien plus grossière et même intentionnellement grossière, puisqu’ils ne disent la plupart du temps que les seules choses qu’ils considèrent comme accessibles « aux masses ». Beaucoup d’entre eux ne vont, en effet, dans leurs conceptions, guère plus loin qu’un matérialisme plat et naïf ; quant à ceux qui vont plus loin et qui couvent le rêve du Surhomme, je ne pense pas qu’ils en parlent dans leur propagande sociale et révolutionnaire. « Nous ne parlons, disent-ils, que de ce qui est accessible « aux masses », et non de ce qui nous est accessible à nous. » Malgré la bonne intention, il y a là un danger : celui d’un profond abîme entre les conducteurs et ceux qui les suivent, surtout si les premiers, comme nous l’observons souvent, restent trop loin de la psychologie des seconds et décident arbitrairement de ce que ces derniers peuvent concevoir et de ce qu’ils ne peuvent pas concevoir. Ainsi s’établissent des rapports, peu rassurants et nuisibles, entre ceux « d’en haut » et ceux « d’en bas ». Nous avons tous le sentiment de l’importance de la propagande révolutionnaire en Russie. Et c’est précisément parce que la propagande est chose sainte, nécessaire et juste — qu’il est particulièrement pénible de voir qu’elle est parfois stérile.
Sommes-nous bien sûrs que la révolution « par en bas » est proche, que, grâce à la propagande sociale de ces derniers temps, les paysans ne croient déjà plus que le tsar peut leur donner de la terre ou que leur foi est moins profonde qu’au temps de Stéphanovitch ? De soulèvement populaire contre le tsar (en prenant le mot populaire en un sens très large), il n’y en a pas encore eu un seul. Quant aux émeutes contre les représentants de l’autorité et les propriétaires, il y en a eu de tout temps ; et non seulement elles ne signifient pas la négation de l’autocratie, c’est-à-dire, du tsar, mais, au contraire, signifient leur affirmation.
« Notre peuple, dit Bakounine, hait profondément et passionnément le gouvernement ; il hait tous ses représentants, sous quelque forme qu’ils s’offrent à lui ». — « Fait remarquable ! le peuple russe n’a pas perdu sa foi au tsar. De ces malheurs, il en accuse n’importe qui, les propriétaires, les fonctionnaires, les prêtres, mais jamais le tsar. » Bakounine dit avec insistance qu’il faut compter avec ce « fait indiscutable et extrêmement significatif ». Le peuple est entièrement convaincu que « le tsar lui aurait donné depuis longtemps tout ce dont il a besoin, la terre et la liberté » et que cet âge d’or viendra bientôt. Avec une finesse et une précision rares, Bakounine ajoute : « L’attachement du peuple au tsar n’est pas celui de sujets ou de serfs, c’est un attachement religieux. La religion du peuple n’est pas céleste, mais terrestre : elle est le besoin, l’exigence de satisfactions sur terre. »
Je le répète, les idées sociales élevées sur une base purement matérialiste, ne peuvent pas chasser et remplacer l’idée si profondément enracinée du tsarisme, parce que celle-ci n’est pas seulement terrestre, mais aussi céleste, qu’elle est une idée religieuse, en prenant ce mot au sens où il désigne l’union du terrestre et du « céleste », de la vie intérieure et de la vie extérieure. L’idée du tsarisme, quoique tout à fait fausse, est néanmoins supérieure à une conception purement matérialiste. Le socialisme est juste et vrai, tant qu’il a trait à l’organisation de la terre. Mais si, pour cette très juste organisation de la terre, le peuple russe doit renoncer à jamais à organiser sa vie sous le ciel, il sera toujours prêt, tant qu’il restera ce qu’il est, à préférer son rêve, même obscur et mensonger, du Royaume de Dieu sur la terre.
On ne peut lui enlever ce rêve qu’en détruisant le peuple même. Ce rêve peut perdre de sa vivacité et de sa précision, sans pourtant disparaître ; car il est le rêve de toute l’humanité depuis l’occident jusqu’à l’orient, jusqu’au « Céleste Empire » chinois. En lui-même, non seulement il n’est pas un mensonge, mais peut-être est-il l’unique vérité intégrale qui nous soit révélée. En le détruisant, nous détruirions probablement le mouvement du monde, l’histoire, la vie.
C’est avec une manifestation mensongère et effrayante de cette sainte tendance, avec le tsarisme russe que lutte maintenant d’instinct la force réveillée d’une vie naissante : la révolution russe. Mais les lutteurs pour la vie se dressent encore d’instinct et sans une entière conscience. La nouvelle vérité lutte contre l’ancien mensonge ; mais la vérité nouvelle ne sait pas encore son propre nom, tandis que l’ancien mensonge sait comment il s’appelle. C’est seulement quand la vérité opposera au mensonge un autre nom, le vrai nom, qu’elle pourra le terrasser.
Pour vaincre le tsarisme la révolution russe, la Russie nouvelle, doit lui opposer une idée non moins profonde, non moins universelle que l’idée de son ennemi.
La révolution russe doit prendre une nouvelle voie, consciente et ayant valeur universelle. Et nous croyons fermement qu’elle le fera, parce que nous avons tous foi en la Russie et en la sainte vérité de notre révolution.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en décembre 2008 et sur le site de la Bibliothèque le 27 septembre 2012.
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[1] Il ne faut pas oublier que ceci se passe à la fin du XVIIe siècle, presque au même moment où l’église gallicane publiait sa déclaration.
[2] Le commencement du chapitre LXII est pris dans le règlement ecclésiastique de Pierre le Grand et la dernière phrase dans la loi régissant la succession au trône du 5 avril 1797.
[3] Un auteur fort autorisé de l’histoire de l’Église russe, P.-V. Snamenski dit : « Dans les lettres à Voltaire, Catherine II s’appelle chef de l’Église grecque, en ce sens que le pouvoir de l’Église doit se soumettre à son autorité d’une manière absolue ». « Pravosl. Sobessednik », février 1875, p. 99-100.
[4] Ces notes ont été données à la bibliothèque par Pobiédonostsev.
[5] 5 juin 1906, un mois avant la dissolution de la première Douma.
[6] Voici comment un des anciens interprètes des canons, Théodore Balsomon, expliquait au XIIe siècle le pouvoir de l’empereur : « Au XIXe ch. des Antiquités de Joseph Flavius se trouve la signature impériale suivante : « Tibère Claude, Germanicus, évêque suprême, consul, investi, pour la seconde fois, du pouvoir des tribuns. » Et comme l’empereur régnant est aussi l’oint de Dieu grâce à l’onction qu’il reçoit à son sacre et que le Christ notre Dieu est aussi un évêque, l’empereur est orné des qualités d’un évêque. » [Ad. can. 69, conc. Trull. I. Cité par le professeur Ostrooumoff. V. les protocoles des séances de la commission établie pour l’élaboration des questions soumises à l’examen du Concile. « Tserkovnya wiedom ». 1906, N. 22, p. 1820.]
[7] Pendant un moment, peu de temps après le 17 octobre, le monastère de Souzedal et la forteresse de Schlusselbourg ont mis leurs détenus en liberté. Le public put même visiter Schlusselbourg. Mais avec l'avènement du ministère libéral de M. Stolypine les exécutions recommencèrent à Schlusselbourg, tandis qu’à Souzedal on préparait des demeures pour les prêtres qui s’étaient prononcés contre la peine de mort.
[8] Pour le moment la force des choses rend les constitutionnalistes-démocrates de plus en plus réactionnaires. Ils se sont nettement prononcés contre la révolution, du reste sans avoir conquis les sympathies du gouvernement. Leur rôle est devenu assez insignifiant ; ce sont les partis extrêmes qui sont en lutte réelle.
[9] Révolutionnaire des années 1870-1880.