LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Ossip Mandelstam

(Мандельштам Осип Эмильевич)

1891 – 1938

 

 

 

 

1er JANVIER 1924

(1 января 1924)

 

 

 

1924

 

 

 

 

 


Traduction d’Hélène Iswolsky parue dans Commerce, n°6, 1925.

Ce texte est publié avec l’accord des héritiers d’Hélène Iswolsky ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 


 

 

 

 

 

Celui qui a baisé le front meurtri du temps

Avec la tendresse des fils

Se rappellera plus tard le temps qui s’endormit

Dans la couche profonde de blé sous la fenêtre.

 

Celui qui a soulevé les douloureuses paupières du siècle, —

Deux grosses pommes dormantes —

Entendra à jamais hurler les torrents

Des temps mensongers et sourds.

 

Deux pommes dormantes du siècle tyrannique,

Et une belle bouche d’argile !

Mais en mourant, il collera ses lèvres

Sur la main du fils vieillissant.

 

Chaque jour affaiblit le souffle de la vie,

Encore un peu, et, certes, on fera taire

La simple chanson, plainte d’argile,

Et on scellera cette bouche avec du plomb.

 

O vie d’argile, ô agonie du siècle !

Je le crains, seul te comprendra

Celui qui porte l’impuissant sourire

De l’homme qui s’est perdu lui-même.

 

Quelle douleur de chercher la parole perdue,

De soulever les paupières malades

Et de cueillir, le sang plein de chaux,

Les simples nocturnes au nom d’une autre tribu.

 

Un siècle. La couche de chaux dans le sang du fils malade

Durcit. Moscou dort comme un bahut de bois.

Ah, comment fuir le siècle tyrannique !

La neige sent la pomme comme jadis.

 

Je voudrais fuir mon seuil,

Mais où aller ? la rue est sombre,

Ma conscience est devant moi toute blanche

Comme le sel qu’on jette sur la route.

 

Dans les ruelles, les impasses, les carrefours étroits

Le traîneau glisse au petit bonheur,

Et, voyageur médiocre, enveloppé de fourrure de poisson,

Je ramène en vain sur moi la couverture.

 

La rue s’enfuit, puis une autre,

Le traîneau gelé craque comme de la pomme,

Je n’arrive pas à agrafer cette boucle

Qui sans cesse glisse entre mes doigts.

 

Avec quels grincements, quelle rumeur de ferraille,

La nuit d’hiver passe dans les rues de Moscou !

Elle frappe la terre comme du poisson gelé, et jaillit en vapeur

Des maisons de thé roses — écaille d’argent.

 

Moscou, de nouveau Moscou ! Je lui dis : — Bonjour !

Pardonne-moi, à présent le malheur n’est pas grand.

À la mode ancienne, j’accepte pour frères

Le froid cruel, la justice de brochet.

 

Les framboises des pharmaciens flamboient sur la neige.

Une Underwood a crépité au loin ;

Un dos de fiacre... un demi-pied de neige,

Que te faut-il de plus ? On ne te tuera point.

 

Le bel hiver ! Le ciel caprin

S’éparpille en étoiles et flamboie comme du lait,

Le vieux pelage se frotte comme du crin

Au traîneau qui résonne, durci par la gelée.

 

Et les ruelles, enfumées de pétrole

Avalent neige, framboise et glace,

Pour elles tout évoque la sonatine soviétique

Et rappelle l’année dix-neuf cent vingt.

 

Livrerai-je à la médisance effrontée

(De nouveau la gelée sent la pomme)

Les serments magnifiques au quatrième état,

Et les promesses grosses jusqu’aux larmes ?

 

Qui tueras-tu encore ? et qui glorifieras-tu ?

Quel mensonge inventeras-tu ?

Cartilage d’Underwood ! Vite arrache le clavier,

Tu y trouveras une arête de brochet.

 

Alors la chaux se dissoudra dans le sang

Du fils malade. Un rire bienheureux jaillira.

Mais la simple sonatine des machines à écrire

N’est que l’ombre de ces puissantes sonates.

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 3 décembre 2011.

 

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