LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Dmitri Mamine-Sibiriak

(Мамин-Сибиряк Дмитрий Наркисович)

1852 — 1912

 

 

 

 

LA FIN DES ENFANTS

CONTE

(Последние огоньки)

 

 

 

1897

 

 

 

 

 


Traduction anonyme abrégée parue dans La Revue, volume 37, 1901.

 

 

 


Dans la forêt, les violettes, odorantes et tendres, fleurirent. Dans les vallées abritées du vent par les montagnes, les roses s’épanouirent, le rossignol chanta. La grande fête attendue avec impatience par tous les habitants de l’Archipel commença.

Dès le soir encore, une fusée partit de la plus grande des îles. Les autres répondirent à ce signal et toute une pluie lumineuse tomba dans la mer, s’éteignant au contact du bleu froid de l’eau.

Dans le temple de la Paix, la grande prêtresse Méone surveillait les derniers préparatifs pour la solennité de demain. Les couples heureux, couronnés de fleurs, qui viendront là dès l’aube, trouveront le temple décoré de draperies luxueuses et éclatantes et tout resplendissant de lumières.

La vieille Méone — elle avait près de cent ans — pensait tristement que c’était là probablement la dernière fête qu’elle présiderait avec Proto, et elle n’était pas gaie, cette fête, non. Dans sa jeunesse, ces nuits étaient autrement animées. Les montagnes environnantes étaient pleines d’une vie nocturne et charmante. D’énormes bûchers allumés çà et là servaient de points de ralliement aux jeunes gens qui, en vertu d’une tradition sacrée, cueillaient des fleurs dans la nuit. On les voyait de loin grâce aux torches qu’ils avaient dans leurs mains et qui glissaient silencieusement dans les ténèbres, comme des milliers d’étoiles terrestres. Et c’étaient partout des chants, des rires, des exclamations gaies et heureuses.

Cette nuit, les feux étaient très peu nombreux, et de chants et de rires, il n’y en avait pas du tout. La fête s’annonçait morne et c’était ainsi depuis quelque temps déjà. La population des îles ne voulait point procréer, les jeunes gens avaient l’horreur de l’amour.

Justement, Méone qui se rendait du temple dans ses appartements, vit dans une des galeries une jeune fille, la plus belle de l’Archipel, qui se tenait près d’une fenêtre et regardait les montagnes d’un air indifférent.

— Comment, Léa, tu n’es pas sortie ? demanda la prêtresse étonnée.

— Mais non...

— Toutes tes amies sont là-bas, elles sont heureuses...

Léa ne répondit rien.

— Tu as dix-huit ans, mon enfant, comment se fait-il que tu n’aies point l’envie d’aller voir seulement comment les autres s’amusent ?

— Mais, grand’mère, cela ne m’intéresse pas.

— Personne ne t’intéresse ?

— Personne.

— Tu veux rester fille...

— Tu l’es bien restée, toi.

— Oh ! moi, ce n’est pas la même chose. Jeune, je savais aimer, et j’ai aimé.

— Je ne sais pas ce que aimer veut dire, grand’mère. C’est pour moi un mot vide de sens ou plutôt, si tu veux, un mot mystique et fatal qui me fait, quand j’y songe, je ne sais quelle peine...

Méone, en effet, avait su aimer, et ce n’est pas par sa faute qu’elle resta fille.   Quatre-vingts ans  plus tôt, alors qu’elle n’en avait que dix-sept, elle était venue cueillir ces fleurs de nuit qu’on appelait à l’Archipel le bonheur. Mais lui, son élu, ne vint pas. Il l’avait oubliée pour ses livres, pour ses astres. Puis quand il vint, ce fut trop tard, car le soleil se levait. Les violettes avaient fleuri, les roses s’étaient épanouies, le rossignol avait chanté pour d’autres. La pauvre Méone se voua, par dépit, à la religion, c’est-à-dire à la chasteté. L’année suivante Proto fit bien attention pour descendre à temps de son observatoire, et il vint les mains pleines de gerbes magnifiques de bonheur, mais, à son tour, il ne trouva pas Méone. Alors il s’adonna entièrement à la Méditation.

Cette nuit-ci, dans sa tour, Proto observait les étoiles d’un œil distrait. Lui aussi, en regardant les feux isolés qui erraient dans les montagnes, hochait sa blanche tête centenaire et pensait tristement que c’était là la fin de la vie, non seulement de sa propre vie à lui, mais de celle de toute la population des îles qui s’éteindrait bientôt comme ces dernières lumières dans les montagnes.

De sa propre vie, Proto s’en souciait peu. Il avait vécu une existence si remplie qu’il lui semblait être beaucoup, beaucoup plus vieux que son âge. N’avait-il pas vu, deux mille ans auparavant, le croulement de la civilisation européenne ? N’avait-il pas vu ces États transformés en camps militaires ? N’avait-il pas suivi la marche de cette idée, devenue à un certain moment, l’idée maîtresse de l’évolution sociale, qui poussait chacun à supprimer son frère et à s’emparer de ses biens ? Comme, plus tôt, au nom de la religion de l’amour, on brûlait les hommes, de même, au nom de la civilisation, plus tard, on exterminait des peuples entiers qu’on disait sauvages. La science, la sainte science collaborait à cette destruction mutuelle et attisait le feu des combats. Puis, lorsque la navigation aérienne fut définitivement établie, loin d’abolir, comme l’avait prétendu la science, les frontières ethnographiques, les intérêts contradictoires de nations et toute rivalité de race, cette invention fameuse ne fit qu’allumer sur la terre un gigantesque incendie. Toute l’Europe était en feu. Depuis longtemps déjà l’esclavage nouveau, un esclavage raffiné, empoisonnait, par une action subtile et perverse, l’atmosphère sociale. Un jour, il aboutit finalement, à une série d’effroyables catastrophes. Les races romaines, anglo-saxonnes et slaves tendirent toutes leurs forces vers une haine réciproque implacable, et la cruelle civilisation s’effondra d’elle-même sous le poids de sa propre cruauté.

Les barbares jaunes ne firent que lui donner le coup de grâce. Et encore ce coup ne fût-il que l’aboutissant extrême de toute la politique européenne. Car, pendant plusieurs siècles, l’Europe initia les jaunes à l’art de l’extermination, tant et si bien qu’un jour ceux-ci essayèrent leurs forces sur l’Europe elle-même. Et ce coup d’essai fut un coup de maître. Un torrent se précipita sur le vieux monde, un torrent de barbares armés admirablement de la science moderne. La navigation aérienne, ils en profitèrent pour transformer l’Europe en un désert. Quand tout fut fini et qu’il n’y eut plus personne pour lutter, les milliardaires américains achetèrent aux conquérants le brasier sanglant qui avait été l’Europe, et qui devint bientôt un immense parc de chasse, rempli de gibier fauve ou généreux, et où les milliardaires d’Amérique venaient se reposer après leurs occupations de bêtes carnassières.

C’est à cette époque de chute de la vieille Europe, que l’Archipel fut peuplé. Ceux qui, de tous les coins du continent, avaient pu se sauver, se rassemblèrent sur ces îles. Les jaunes eurent vite découvert leur refuge et ils voulurent détruire jusqu’au dernier de leurs ennemis, mais leur grand chef, un vieillard blanc et apparemment calme, leur dit :

— Laissez... Ils auront un autre châtiment pour les maux qu’ils nous ont faits. Ils verront la disparition graduelle de leur race, ils s’éteindront conscients de leur mort irrévocable, impuissants de retremper leurs forces vitales, de renouveler leur sève... C’est ce supplice, le plus terrible entre tous, que je leur réserve.

Les paroles du vieux général jaune se réalisèrent. Les hommes de couleur ne voulurent jamais avoir rien de commun avec les blancs, et l’Archipel devint comme une retraite de pestiférés. Et les blancs commencèrent à disparaître peu, à peu, comme si le génie de la vie les eût quittés à jamais. La fête de cette nuit était une preuve éclatante de cette irrémédiable disparition. Les chefs de l’Archipel (le gouvernement des îles était théocratique) se dépensaient en efforts pour raffermir la vitalité du peuple. Depuis environ cent ans, une prime était allouée à la mère pour chaque enfant, et une rente viagère au père. Une femme avait eu deux enfants : on lui érigea un monument devant le temple de la Paix. Pour fortifier la race, on soumettait les jeunes gens qui ont atteint l’âge de mariage à un examen minutieux et sévère. Seuls, les jeunes hommes et les jeunes filles qui n’avaient aucun défaut physique, lequel pourrait être dangereux ou nuisible pour leur procréation, avaient le droit de se marier. On leur délivrait, à cet effet, des certificats spéciaux. Les mariages se faisaient au printemps, car on était convaincu que seules les unions contractées au printemps étaient heureuses. Plus tard, on transforma cette époque de mariages en une fête nationale pour laquelle se rassemblaient, sur l’île de la Paix, tous les habitants de l’Archipel. Et malgré tout cela, la vie y diminuait toujours, insensiblement, ainsi qu’une eau qui s’évapore. Les blancs, à cause des crimes de leurs ancêtres, semblaient porter dans leurs veines et dans leurs nerfs, l’invincible malédiction d’autres races jadis massacrées.

C’est à cela que réfléchissait le vieux Proto en regardant les quelques petites lumières qui erraient dans les montagnes. Et il se disait, avec une angoisse aiguë, qu’une goutte de sang jaune pourrait abolir cette malédiction. « Une goutte de sang jaune, oh ! si nous pouvions en avoir une petite goutte seulement », pensa-t-il.

Cependant, sur l’immense place devant le temple de la Paix, la fête battait son plein. Mais la foule, malgré son nombre et ses habits neufs et multicolores, ne paraissait pas très égayée. Sur l’estrade d’honneur étaient assises les mères et leurs enfants. Hélas ! elles étaient peu nombreuses, et leurs enfants semblaient être de petits vieillards, tellement ils étaient graves, lents, sérieux et tranquilles. Point de rires argentins auprès des mères, point d’animation dans les yeux enfantins. En vain la musique jouait, en vain défilaient les processions en chantant, pas une figure d’enfant ne sourit.

Sur une des estrades élevées se tenait un groupe de jeunes filles ayant à leur tête Léa. Elles regardaient, comme tout le monde, du côté des montagnes d’où devaient paraître les couples heureux.

— Les voilà ! s’écria l’une d’elles. Regardez, comme ils sont nombreux ! Cela ne te donne pas l’envie de te marier, Léa ?

— Moi ? Mais pas du tout !

Toutes éclatèrent d’un rire gai.

— Elles doivent, tout de même, avoir joliment de courage, les malheureuses qui se sont décidées à se marier.

— Ce sont à coup sûr des désespérées ou des folles que rien n’effraie, pas même les douleurs de la maternité, sans parler de la perte de la beauté.

— Rien que la pensée de ce qui les attend me donne le frisson, à moi.

La procession des jeunes gens descendit la montagne et déboucha sur l’avenue menant au temple. Les musiques et les chœurs attaquèrent un air joyeux. Chacun des assistants tenait dans la main des fleurs qu’il se préparait à jeter aux nouveaux mariés. Tout à coup les musiques, les chants, les exclamations se turent dans un arrêt inattendu et brusque. Les bras levés pour jeter les fleurs tombèrent d’eux-mêmes, et les fleurs furent piétinées par la foule gagnée d’une stupeur soudaine. Dans la procession, marchaient de jeunes hommes seuls, le pas traînant, la tête basse. Quand ils eurent disparu dans le temple de la Paix, les jeunes filles, en haut, applaudirent discrètement et poussèrent de petits bravos narquois. La foule, alors, les regarda, déjà furieuse, mais encore incertaine de ce qu’elle allait faire.

— Les misérables ! crièrent les uns. Et les autres :

— Il faut faire une loi obligeant tout le monde à se marier...

— Et punissant de la peine capitale les réfractaires.

— Il serait bon de commencer par là, tout de suite.

En ce moment apparut Proto à la tête des jeunes hommes qui n’avaient pas trouvé de femmes, et en leur montrant les jeunes filles :

— Voilà les coupables ! s’écria-t-il. Quel malheur qu’il n’y ait pas ici de jaunes : ceux-là vous montreraient ce qu’il y a à faire quand une fille refuse l’amour. Eh ! bien, qu’attendez-vous ?

Et comme les jeunes hommes, descendants mous d’ancêtres féroces, restaient indécis, Proto, le bras toujours tendu vers les jeunes filles, son front de parchemin rouge de colère violente, s’écria encore :

— Qu’attendez-vous ? Il faut que votre race vive en dépit de tout ! Montez-moi, et tout de suite, ces marches, saisissez à bras-le-corps ces filles, emportez-les, et faites triompher l’amour ! Il faut que notre race vive !...

Mais soudain l’énergie du vieux savant s’éteignit, et il se tut. C’est qu’il vit, à la porte du temple, Méone, attirée par les clameurs. Il se rappela qu’elle, non plus, ne s’était pas mariée et que lui-même n’avait voulu d’autre maîtresse que la Philosophie. Et il comprit que rien ne pouvait contrecarrer l’arrêt sans appel du destin. Il devint mortellement pâle et eut un geste de lassitude et de résignation.

Ceux qui étaient près de lui furent déroutés par ce changement brusque de l’attitude de Proto. Mais, au pied de l’estrade où se tenaient les jeunes filles la foule clamait toujours. Alors, d’en haut, ironiques et tranquilles, les jeunes filles lui jetèrent, au lieu de fleurs rouges de sève féconde, de larges feuilles de fougère. Et la fougère était l’emblème du célibat et de la stérilité, c’est-à-dire du néant.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 24 février 2013.

 

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