LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Dmitri Mamine-Sibiriak
(Мамин-Сибиряк Дмитрий Наркисович)
1852 – 1912
LA CONFESSION
(Исповедь)
1894
Traduction de R. Candiani parue dans la Revue des Revues, vol. 13, 1895.
TABLE
Au mois de décembre dernier parut, dans la revue russe Mir Boji, une nouvelle de Mamine-Sibiriak, d’une adorable originalité. L’auteur a su, dans quelques pages d’un récit saisissant, discuter le problème le plus inquiétant, le problème de la mort. Sa Confession (Ispovied) sortait tellement de l’ordinaire, que j’ai cru nécessaire de relever dans la Revue des Revues (1er Janvier 1895) son étrange beauté.
Quel ne fut pas notre agréable étonnement à la lecture du Maître et Serviteur de Tolstoï ! Les deux auteurs se sont en réalité attaqués presque en même temps au même sujet, à l’aide des mêmes moyens et sont arrivés à la même conclusion. Le Maître et serviteur, qui a paru trois mois après la nouvelle de Sibiriak, exclut toute pensée d’imitation de la part de ce dernier. La signature de Tolstoï qui accompagne son œuvre met hors de doute son originalité absolue.
Donc, un hasard des plus extraordinaires a fait naître à distance, et à l’insu des deux auteurs, deux œuvres analogues comme tendances et moyens d’exécution. Quel puissant argument en faveur de la théorie des idées qui flottent en l’air et réagissent de la même façon, sur les cerveaux les plus dissemblables ! Il en est de même des inventions qu’on invente en même temps aux deux bouts du monde et des œuvres d’art dont l’analogie fait crier quelquefois au vol et au plagiat.
Mais à côté de cette curieuse coïncidence qui frappera l’imagination des lettrés, les deux nouvelles forment deux petits chefs-d’œuvre, chacune dans son genre. Ce qui les distingue surtout, c’est le tempérament des deux créateurs. Le récit de Tolstoï est tranquille comme la vie d’un homme qui, après avoir beaucoup souffert et beaucoup réfléchi, s’est réconcilié avec les travers de notre existence. Chez Mamine-Sibiriak, le tempérament déborde, la logique mystérieuse de la mort le remplit de terreur et d’épouvante. Son récit devient brusque, nerveux, passionnant et rappelle la marche d’un homme qui court à grands pas vers le gouffre, vers l’inconnu...
Nos lecteurs comprendront le plaisir que nous éprouvons à pouvoir leur offrir en même temps les deux œuvres, et en présence de ce régal rare, nous excuseront d’avoir consacré à notre feuilleton plus de place que de coutume.
Puisque nous sommes en plein pays des coïncidences, signalons-en encore une et non moins bizarre. La mort, qui a inspiré Tolstoï et Mamine a, l’année dernière, donné également naissance à un chef-d’œuvre polonais. C’est la Mort (Smierc) de J. Dabrowski, l’objet d’attendrissement de tout un peuple et l’enthousiasme de tous les critique polonais. La mort de Wassily, Nikita, Semen Avdeïtch et Ivan Dourack a couvert de ses ailes un étudiant en médecine. Il observe avec une lucidité complète sa vie s’en allant sous forme d’une phtisie violente, et regarde en face le néant de l’existence. La nouvelle Smierc paraîtra également dans la Revue des Revues, et cette trilogie macabre ne manquera pas de nous révéler un curieux coin de l’âme slave.
Le temps était beau. il n’y avait que dix degrés de froid et il tombait seulement quelques fins flocons. C’est le temps qu’il fait durant presque tout le mois de décembre. Devant le magasin stationnait une voiture de voyage attelée de deux chevaux.
— Eh bien, Ivan Dourak ? fit Golokhvatov, le marchand d’or, en sortant sur le perron dans une grande pelisse.
Ivan Dourak, un vieux tout maigriot, couvert d’un bien maigre manteau, s’approcha en se redressant de toute sa taille et clignotant falotement des paupières.
— Semen Avdeïtch, me voici, marmotta-t-il, je n’ai plus qu’à partir de ce côté, juste à l’opposé de vous.
— C’est absurde. À ton aise, d’ailleurs. Nous aurions été de retour vers minuit, et alors je t’aurais renvoyé chez toi avec mes chevaux. Comprends-tu ? Et puis Marfa Andreïevna nous fera des pelmen à s’en lécher les doigts. Enfin songe comme je m’ennuierais à faire cette route tout seul !
— C’est que ma pelisse, Semen Avdeïtch...
— Qu’importe ! Regarde donc la voiture, l’archiprêtre n’en a pas une pareille.
Ivan Dourak se consulta. D’un côté, il avait envie de rentrer chez lui, — rien que cinq verstes à parcourir, — et de l’autre, comment offenser Semen Avdeïtch, dont tout dépendait ? Car bien sûr Semen Avdeïtch serait très offensé d’un refus, et alors il ne donnerait pas la somme promise. Le vieux pensa avec un serrement de cœur à sa petite maison, dans le village de Razstanna, à son monde qui l’attendait avec impatience... Non, décidément, il n’y avait rien à y faire, il fallait céder.
— Je vais avec vous, Semen Avdeïtch, dit-il. Ce n’est pas mon chemin, mais tant pis, je veux vous être agréable.
— Enfin ! grommela l’autre. Quant à avoir chaud, sois tranquille !
Et il jetait sur son équipage le coup d’œil du maître.
Lorsqu’ils furent installés dans la voiture, Ivan Dourak était tout collé dans un coin. Il était gros, Semen Avdeïtch, et à lui seul il occupait plus de la moitié de la banquette.
— C’est étroit, soupira le bonhomme.
— Nigaud, il n’en fera que plus chaud.
Sur le perron, la femme de Golokhvatov, une dame jeune encore, et un vieillard, le principal commis de la maison, assistaient au départ, et il y avait des visages d’enfants collés aux vitres d’une fenêtre voisine.
— Allons, Abdoulka, fit le marchand.
Le cocher kirghiz battit des mains, rassembla les rênes, et la voiture s’ébranla.
Les vastes steppes où sont disséminées, dans le gouvernement d’Orenbourg, les usines de l’or, présentent en hiver un tableau fort triste. Aussi loin que peut porter la vue, tout est mort. La blanche plaine vous communique une langueur invincible. Les rares hameaux que l'on rencontre sont ensevelis sous la neige, et les routes toutes bouleversées par les tourmentes. Les gens du pays, et les touristes avec eux, trouvent pourtant de la beauté à cette immensité déserte et immobile.
Ivan Dourak s’énervait maintenant, commençant à étouffer dans la voiture.
— Patience, disait Golokhvatov. Trois heures seulement, et puis les pelmen[1] de Marfa Andreïevna, et l’eau-de-vie, et la zakouska[2] !
Ivan Dourak passait pour un indigent digne d’intérêt. Quinze ans auparavant, il avait été riche et entouré de la considération générale. Mais le sort est inconstant ; dans l’industrie de l’or en particulier, on devient riche en très peu de temps, et en très peu de temps aussi on tombe à la ruine. Il en était arrivé de la sorte pour Ivan Dourak. La gêne l’avait pris, et bientôt après la misère. Et celui qui avait été l’opulent Ivan Nikititch Legakhov n’était plus à présent qu’un parasite, redevable de sa subsistance seulement aux aumônes des marchands d’or, aumônes chèrement payées, car Ivan Dourak, c’est-à-dire Ivan l’Imbécile, servait de bouffon et de souffre-douleurs à ses protecteurs. Il avait fini par s’habituer à la moquerie d’autrui et au rôle qu’on lui faisait jouer, il s’était réconcilié avec son sort, comme tous les êtres dégradés.
En ce moment, il pensait quel coquin était, par exemple, ce Golokhvatov, qui ne perdait jamais une occasion de l’humilier devant sa valetaille.
La voiture glisse comme sur du beurre. De temps en temps, Abdoulka jette un cri à l’attelage. Ivan Dourak se cale dans son coin, clôt les yeux, et songe à son passé. Comme cette existence était heureuse ! Aurait-il jamais pu imaginer qu’elle dût être suivie d’années si pitoyables !... Enfin, Dieu l’a voulu... C’est égal, s’il fut lui-même l’artisan de son désastre, son prochain y est bien aussi pour quelque chose.
Il s’endormit. Combien de temps il sommeilla, il n’aurait su le dire. Ce fut une halte qui l’éveilla.
— Qu’y a-t-il, Abdoulka ?
— Eh ! c’est le diable qui s’amuse.
— Hein ? un chasse-neige ?
Les deux voyageurs furent désengourdis du coup.
La steppe avait complètement changé d’aspect. Le froid était devenu pénétrant, et la neige ne tombait plus. La plaine entière frissonnait sous des souffles rapides autant que la foudre, et qui rasaient le sol en soulevant devant eux des lames de fine poussière blanche.
— Tu dois te tromper, s’écria Golokhvatov en examinant le ciel trouble.
— C’est le diable, répéta avec conviction le Kirghiz, le grand diable.
Comme pour confirmer ces paroles, un violent coup de vent passa, dont gémit toute l’étendue de la steppe. Les ténèbres allaient s’épaississant, et il semblait que quelque chose d’indicible fût suspendu dans l’atmosphère, tout prêt à s’abattre, terrible. Une neige menue et sèche vous assaillait de toutes parts, cinglant la peau du visage ainsi qu’une pluie de verre pilé.
Ivan Dourak se pelotonnait dans sa pauvre pelisse.
— Il y a de quoi geler, murmurait-il.
— Abdoulka, espèce de brigand, vociférait Golokhvatov, tu as perdu ta route !
— Quelle route ? Il y a longtemps qu’elle est perdue, la route.
Les voyageurs tressaillirent d’épouvante. Plus de chemin, et la tourmente, — c’était la mort.
Le marchand descendit, tourna autour de la voiture enfoncée dans la neige, examina les chevaux épuisés, et sa colère tomba. Que faire ? se demandait-il découragé. De quel côté chercher à retrouver la route ? La nuit était dense, et pas une étoile ne se montrait au ciel sombre.
— Que faire ? reprit-il a haute voix.
— Aller de l’avant, hasarde timidement Ivan Dourak.
— Idiot ! hurla le marchand. Aller, comment ? et de l’avant, vers où ? vers le diable ?... Tiens, vois-tu, Abdoulka, je te tuerai !... et on m’acquittera.
Les éclats de cette nouvelle rage furent interrompus par le hurlement d’un chien égaré qui avait jusque-là suivi la voiture, et qui maintenant s’était assis, piteux et geignant, grelottant de toute sa peau, une patte de devant levée.
— Ah, toi, attends !
Et Golokhvatov bondit.
— Laissez cette bête, dit Ivan Dourak. Peut-être allons-nous geler avec elle.
Le marchand, dans la neige jusqu’aux genoux, s’approcha des chevaux et les tapota sur l’encolure. Décidément ils n’en pouvaient plus. Et d’eux seuls dépendait le salut commun...
Pourtant il fallait faire quelque chose, une tentative désespérée, et les trois hommes se mirent à l’œuvre. La neige fut refoulée en monceaux de part et d’autre, afin que l’équipage pût démarrer. Puis, comme il n’était plus possible d’aller en voiture, le Kirghiz passa devant, suivi de Golokhvatov qui tirait l’attelage par la bride. Le triste cortège était fermé par Ivan Dourak, qui marchait avec peine, s’enlisant à chaque pas jusqu’à mi-jambe.
Le vent faisait rage au point que l’on ne savait plus au juste si l’on respirait. Les yeux vous cuisaient, quasi aveuglés. Un froid terrible paralysait les mouvements. Ivan Dourak se laissa bientôt tomber sur la neige.
— Semen Avdeïtch, murmura-t-il, me voici à bout de forces.
Le chien s’assit auprès de lui.
Le vent emporta les paroles du malheureux. Déjà la voiture disparaissait dans la tourmente. Le vieillard, accroupi dans la glaciale poussière, se sentait faiblir d’instant en instant.
— Seigneur, aie pitié de moi ! commença-t-il à prier tout haut.
Golokhvatov se souvint de lui à temps et, retournant sur ses pas, l’eut vite retrouvé.
— Ivan Nikititch, que fais-tu donc là ?
— Je me meurs, répondit humblement le bonhomme. Toi, tu es jeune. il faut que tu vives. Laisse-moi ici, je ne veux pas vous encombrer davantage.
Le marchand le souleva vigoureusement et le traîna jusqu’à la voiture.
— S’il y a à mourir, nous mourrons ensemble, murmura-t-il, suffoqué par l’émotion.
L’équipage ne bougeait plus. Abdoulka s’était assis par terre. Une fois le vieux poussé sous la capote, Golokhvatov allongea une taloche au Kirghiz pour le faire relever et rejoignit l’attelage. Un des chevaux avait perdu pied, et la neige était devenue si profonde, qu’il s’y enfouissait comme on se noie.
Le maître frotta une allumette, et la petite lueur tremblotante lui montra que l’œil de la bête était trouble et immobile.
Tout était fini... la neige les allait engloutir.
— Abdoulka, vite, dételle.
Le Khirghiz, de ses doigts engourdis, obéit péniblement.
— Le cheval est perdu, fit-il apathique.
— Une fois dételés, peut-être pourront-ils tous deux arriver jusqu’à la maison.
— Perdu, répéta le cocher sur le même ton.
Les deux bêtes se soulevèrent, et Golokhvatov les chassa d’auprès de la voiture, espérant que leur instinct les pousserait à rentrer d’eux-mêmes et porter ainsi la triste nouvelle. Mais elles revinrent s’abriter du vent derrière la capote.
Une grande pitié étreignit au cœur le marchand... les chevaux aussi voulaient geler avec eux.
Le Kirghiz s’était de nouveau accroupi, et à tout moment il disparaissait dans les tourbillons du chasse neige. À deux pas on ne distinguait plus rien. Golokhvatov sentait une somnolence irrésistible l’envahir. Le moindre mouvement était douloureux à crier. Les jambes se dérobaient.
Il gagna la voiture qui, en un quart d’heure, s’était enfoncée de moitié.
— Ivan...
— Me voici, répondit le vieux, qui priait.
— Que ferons-nous d’Abdoulka ? Il va geler la où il est, et sa pelisse est si légère, et le vent mord si dur !.. Abdoulka, viens, à trois nous aurons plus chaud.
Ivan Dourak se taisait. La voiture était trop exiguë pour les contenir tous trois. Le Kirghiz du reste refusait d’y pénétrer. Mais le maître l’alla chercher de force.
— Canaille, tu gèlerais là, en pleine neige !
— Le grand diable s’amuse, murmura l’autre de son ton tranquille, et déjà, sous l’action du froid, sa langue devenait pâteuse.
Ce déplacement suscita une protestation de la part du chien, qui demeurait de la sorte tout seul sur le chemin. Il hurla contre l’injustice humaine.
Il faisait noir dans la voiture. Entre deux rafales, on entendait les chevaux piaffer et s’ébrouer, en frottant leur tête contre la capote par laquelle ils avaient en vain espéré être protégés.
Golokhvatov eut pitié du chien. Si on le faisait entrer ? On aurait un peu plus chaud.
— C’est impossible, s’écria Ivan Dourak. Déjà ce maudit Kirghiz m’écrase les pieds.
Longtemps ils furent sans mot dire. De temps en temps, le marchand frottait une allumette et jetait un coup d’œil par la lucarne ménagée dans la portière. La neige atteignait maintenant cette petite fenêtre. Le chien accourait à la lueur clignotante et geignait à fendre l’âme.
— J’étouffe, fit enfin Ivan Dourak, ma tête s’égare.
— Pourtant, Ivan, observa Golokhvatov, nous ne pouvons envoyer Abdoulka à une mort certaine. Lui aussi a une âme.
— Eh bien, c’est moi qui sortirai. J’aime mieux geler qu’étouffer.
C’est qu’en effet il n’y avait plus moyen de respirer dans la voiture. dont la neige avait bouché les moindres ouvertures. Au moment où Ivan Dourak s’apprêtait à passer au dehors, le Kirghiz déclara que c’était lui qui sortirait.
— Mon père a fini comme ça dans la neige... Reste, toi. Abdoulka sait ce qu’il a à faire.
Il n’y avait plus à reculer, un des trois devait se dévouer à geler le premier. La portière fut entr’ouverte. Il fallut au Kirghiz se glisser ainsi qu’en une cheminée. Le chien vint à lui avec un jappement de joie, sûr à présent de ne pas périr solitaire.
Dans la voiture, l’ombre est sépulcrale. Tout autour la tourmente mugit, tel un passage immense d’oiseaux. Ce qu’on distingue du ciel et de la terre est confondu comme dans de fabuleux tourbillons d’ailes.
Golokhvatov pense à son cocher, qui agonise là tout près.
Ivan Dourak attend la mort en priant. À un certain moment, il tressaille, ayant entendu à son côté des sanglots pareils à ceux d’un enfant.
— Semen Avdeïtch, ma colombe, il ne faut pas perdre courage.
Les sanglots redoublent.
— Semen Avdeïtch, le désespoir est un péché.
— Je ne crains pas ma fin, mais, ah ! qu’il est affreux de trépasser chargé du poids de ses péchés !... Ivan, je t’ai souvent offensé,... bien souvent... Pardonne-moi !
— Dieu te pardonnera... Mais toi aussi, pardonne-moi !
Le silence retomba entre eux. Au-dessus de la capote à présent, et non plus autour, l’ouragan grondait et piaulait. Parfois on eût cru que luttaient dans l’espace des nuées de monstres affamés.
Les sanglots avaient cessé. Golokhvatov, calmé, dit :
— Ivan Nikititch, tu es un vieillard, reçois ma confession.
— Comment le pourrais-je ? Je ne suis pas pope.
— On peut tout dans les cas extrêmes. Tu connais les rites de l’Église... Je ne veux pas mourir en état de péché. Oui, tout jeune que je sois encore, j’ai tant péché !
Ivan Dourak toussa pour raffermir sa voix et solennellement prononça :
— Seigneur, purifie-moi, sois clément au pécheur que je suis.
Puis il ajouta :
— Découvre-toi, serf du Seigneur, Semen Avdeïtch.
L’autre obéit. La main déjà glaciale du vieux se posa sur sa jeune tête, et une voix chevrotante récita la première prière.
Golokhvatov pleurait. À son tour, sur l’ordre d’Ivan, il dit le Credo, et ensuite commença une véritable confession.
— Serf du Seigneur, Semen Avdeïtch. Souviens-toi que tu parles à Dieu et non à moi.
Presque à chaque question le repenti répondait :
— Oui, j’ai péché par là...
— Ne te rappelles-tu pas maintenant, demanda enfin le vieux, quelques péchés particuliers ?
— J’ai péché en tout... J’ai jalousé plus puissant que moi, j’ai offensé les faibles, et mon sort ne me semblait jamais assez favorisé. Il me fallait toujours davantage que je n’avais, et encore davantage ; pour m’assouvir, je ne pensais qu’aux moyens de m’emparer de tout le bien d’autrui. Je ferai pénitence sur mes vieux ans, me disais-je. Dieu n’a pas voulu que j’atteignisse cet âge... Et maintenant, ma pauvre tante Katerina Stepanovna va rester avec ses enfants sur les bras, car je l’ai trompée, et n’ai pris nul soin d’assurer l’existence des petits, — pas plus que je ne me souciais du salut de mon âme à moi. Je te répète que j’ai été avide de toutes les formes du péché.
— Dieu te pardonnera.
— Je n’ai pas eu pitié des orphelins, j’ai pris l’héritage des deux nièces confiées à ma tutelle... J’ai séduit dans la steppe maintes jeunes kirghizes, et ensuite je les ai laissées périr de faim et de froid.
— Dieu te pardonnera...
Golokhvatov sentit que le dernier sommeil s’abattait sur lui. Il lui semblait maintenant que ce n’était plus le chasse-neige qui hurlait là-haut, mais bien des cris de femmes, d’hommes, d’enfants, la plainte de tous les êtres qu’il avait ruinés, déshonorés, martyrisés.
— Dieu t’absoudra de tout péché, Semen Avdeïtch, serf du Seigneur, prononça une fois encore la voix grave d’Ivan Dourak...
Trois jours après, quand eut cessé enfin la tourmente, on retrouva l’équipage en son caveau de neige. Hommes et bêtes avaient gelé, ils étaient morts, comme ils avaient vécu, côte à côte.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 18 avril 2013.
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