LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Vladimir Maïakovski
(Маяковский Владимир Владимирович)
1893 – 1930
À SERGUÉI IESSÉNINE
(Сергею Есенину)
1926
Traduction d’Alice Orane, 1942.
Ce texte est publié avec l’accord des héritiers d’Alice Orane ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.
Vous êtes,
comme on dit,
parti pour l’autre monde[1].
Le vide...
Vous cinglez vers le ciel
d’étoiles pailleté.
Plus d’à-comptes,
de bière blonde.
Régime sec.
Sérénité.
Non, Iessénine,
je n’ai pas le cœur à rire.
La douleur,
dans ma gorge,
est un caillot compact.
Je vous vois,
d’une hésitante main de cire,
secouant
de vos propres os le sac.
Il suffit !
Laissez donc !
Cette fois,
vous forcez trop la dose !
Étendre
sur vos joues
une mortelle craie ?
Vous qui saviez pourtant
faire des choses
que nul autre au monde
ne saurait !
Le pourquoi ?
D’aucuns disent : Manque de tact.
La faute en est,
tout bien pesé,
à l’absence de contact[2]
et aux boissons alcoolisées.
Il vous fallait, dit-on,
troquer la bohème
contre la classe :
des rixes
vous auriez ainsi
perdu le goût.
Mais la classe
se dessoiffe-t-elle
avec du kvass ?
La classe est un peu là
pour boire un coup !
Si la revue littéraire
« Sur la brèche »[3]
vous avait tenu
en lisière,
vous en auriez tiré
un avantage insigne.
Votre production journalière
eût été de cent lignes,
fastidieuses et longues
comme chez Doronine[4].
Pour moi,
advienne cette extravagance,
il y a beau temps
que vous vous seriez détruit.
Car, à tout prendre,
mieux vaut mourir d’intempérance
que d’ennui !
À nous donner la clé du mystère
sont impuissants
le nœud coulant et le canif.
Qu’il se fût trouvé
de l’encre
à l’hôtel d’Angleterre,
pour vous ouvrir les veines
vous auriez manqué de motif.
La vague d’imitation
monte et s’étend,
rapide.
Toute une escouade
— ou presque —
vient de se pendre.
Pourquoi multiplier
le nombre des suicides ?
Encourageons plutôt
la production de l’encre !
Silencieuse à jamais
restera cette lèvre exsangue.
Importunes
sont
les conclusions d’experts.
Notre peuple,
créateur de langue,
pleure aujourd’hui
un riboteur,
maître du vers.
Et l’on apporte
le fatras littéraire,
des dernières obsèques
reliefs accommodés.
Pour honorer du poète
le tertre funéraire,
devait-on pas trouver
plus nobles procédés ?
Votre statue n’est pas encore coulée,
— où sont
le son du bronze
et le vernis du granit ? —
que déjà l’on voit s’accumuler
l’ordure
des dédicaces et des souvenirs.
Votre nom
est torché
dans les petits mouchoirs
de batiste.
Vos poèmes —
vocalisés par Sobinov[5].
L’artiste,
sous un bouleau chétif, expire :
« O mon ami,
plus un mot,
plus un soupi-i-ir. »[6]
Ah ! leur parler sans sourdine,
à ces Léonide Lohengrin !
Les interpeller
en leur montrant les dents :
— Je vous défends
de saliver le vers !
Et puis,
sous des sifflets stridents,
les envoyer promener
au diable vauvert !
Pour que détalent
les mazettes,
enflant les voiles
de leurs vestons,
pour que Kogan[7]
fonce en tempête,
lardant torses
et bedons !
L’ordure est à ce jour
encore épaisse.
Grande est la tâche,
montrons-nous diligents.
La vie est à refaire,
et le temps presse ;
le vie refaite,
dédions-lui nos chants.
Cette époque est dure
pour la plume :
oui, mais, dites-moi,
les estropiés et les contus,
qui donc, parmi les grands,
avait coutume
de choisir les sentiers
faciles et battus ?
Le Verbe
est capitaine
de la force humaine.
En avant !
et que le temps
éclate en boulets de feu !
Vers les jours passés
le vent qui se déchaîne
emportera
la seule étoupe des cheveux.
Pour les jouissances
notre planète
est encore un piètre asile.
Notre mot d’ordre :
arrachons la joie
au temps futur !
Dans cette vie
mourir est trop facile. —
Refaire la vie
est bien autrement dur.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 septembre 2016.
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[1] Le poète Serguéi Essénine s’est suicidé dans la nuit du 27 au 28 décembre 1925, dans une chambre de l’Hôtel d’Angleterre, à Léningrad. La veille, il s’était ouvert les veines pour écrire avec son sang sa poésie « Au revoir, mon ami, au revoir », dont les deux derniers vers (que nous citons dans la traduction de Charles Dobzynski) :
Mourir n’est pas nouveau dans cette vie,
Mais vivre, assurément n’est pas plus neuf
ont été paraphrasés par Maïakovski à la fin du présent poème.
[2] « ... l’absence de contact » : il s’agit du contact de la ville avec la campagne, slogan qui exprimait, au lendemain de la Révolution, l’idée de l’alliance de la classe ouvrière et de la paysannerie. Ce terme, employé ici par Maïakovski, lui sert à caractériser certains critiques, qui appliquaient sans discernement la terminologie politique aux phénomènes de la vie littéraire.
[3] Sur la brèche (en russe Na Postou), organe théorique du mouvement littéraire prolétarien. Les écrivains et critiques groupés autour de cette revue prétendaient diriger le processus littéraire et donnaient dans le sociologisme vulgaire en prêchant une conception dogmatique de l’art.
[4] Ivan Doronine (1900-1978), poète soviétique, auteur du poème Laboureur-troctoriste, long de 4000 lignes, que Maïakovski a vivement critiqué dans son article « Comment faire les vers ».
[5] Léonide Sobinov (1872-1934), célèbre ténor russe, Artiste du Peuple de la R.S.F.S.R., dont l’un des meilleurs rôles fut celui de Lohengrin dans l’opéra du même nom de Richard Wagner.
[6] « O mon ami, plus un mot, plus un soupir », citation d’une romance que Sobinov chanta à la soirée commémorative de Essénine, qui eut lieu au Théâtre d’Art de Moscou, le 18 janvier 1926, et dont l’ambiance, de l’aveu même de Maïakovski, lui avait laissé « une impression accablante ».
[7] Piotr Kogan, (1872-1932), historien de la littérature et critique soviétique qui, après la mort de Essénine, lui consacra un article que Maïakovski qualifiait de « dithyrambique et inutile ».