LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Anatole Leroy-Beaulieu

1842 – 1912

 

 

 

 

LA FRANCE, LA RUSSIE ET L’EUROPE

 

 

 

 

1888

 

 

 

 

 

Paris, Calmann-Lévy, 1888.

 

 

 

 


TABLE

 

 

AVANT-PROPOS

LA FRANCE ET LA RUSSIE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

KATKOF

I

II

III

 


 

AVANT-PROPOS

 

L’auteur de ces pages a été un des premiers à tourner l’attention de la France vers la Russie.

Étudier la Russie lui semblait, après 1871, une manière de servir la France. Dans toutes ses études, il a montré, pour le peuple russe et pour le génie slave, une sympathie qui n’a eu d’autre limite que le souci de la vérité.

En 1877-1878, durant la dernière guerre d’Orient, il a été presque seul en France à défendre la politique de l’empereur Alexandre II[1]. La presse française était alors presque unanime à suspecter les intentions de la chancellerie pétersbourgeoise et à mettre en doute la bonne foi du tsar émancipateur. On refusait de reconnaître qu’en prenant les armes pour les Bulgares et les chrétiens d’Orient, les Russes combattaient pour la civilisation et pour la liberté.

Tout a bien changé depuis Plevna et San-Stefano. Là où, dix ans plus tôt, l’on se faisait un devoir de dénoncer les ambitions moscovites, on n’a plus, pour la Russie, que des complaisances et des adulations.

Il en a été de la politique comme de la littérature. Du dédain ou de l’indifférence, on est passé à l’engouement. On dirait notre mobilité française incapable de mesure. Non content d’admirer les chefs-d’œuvre de Léon Tolstoï et de Dostoïevsky, on s’est épris de leurs défauts, et on les a donnés en modèles. Devant le roman russe, on s’est plu à rabaisser notre art national et à nier même la notion de l’art. Ces œuvres touffues, d’une si forte et si libre venue, on les a vantées moins pour leur vigoureuse végétation que pour leurs broussailles.

En littérature, de pareils engouements sont après tout peu dangereux ; ils se corrigent par leurs excès mêmes. Il en est autrement en politique. Là tout est grave. C’est un domaine où un Français n’a le droit de s’exalter qu’à bon escient.

« Si les Français s’échauffent trop, nous saurons bien leur administrer une douche, » disait un diplomate russe. — Il ne convient pas, nous semble-t-il, d’attendre que nos amis du Nord jugent opportun de nous réfrigérer. Mieux vaut, pendant qu’il en est temps encore, nous rappeler nous-mêmes au sang-froid.

C’est ce que nous avons prétendu faire dans ces pages, et par là, nous croyons avoir servi l’intérêt de la France, et aussi l’intérêt de la Russie. À l’une et à l’autre nous n’avons ménagé ni la vérité ni les vérités. Nous savons que près des peuples, comme près des princes, ce n’est pas le moyen de plaire ; mais peu nous importe d’être agréable. La première qualité d’un écrivain politique nous a toujours semblé l’indépendance.

La France doit, plus que jamais, se garder des chimères, des coups de tête ou de cœur. À une heure où, sur la foi de lointains sourires, elle semblait prête à se laisser compromettre dans une périlleuse aventure, nous n’avons pas hésité à lui jeter un avertissement.

Telle est l’origine d’un récent article de la Revue des Deux Mondes qui a fait quelque bruit en Europe[2]. Si cet article a paru sans signature, ce n’est pas que l’auteur en voulût décliner la responsabilité. C’est qu’il était plus conforme à son dessein que cet appel à la raison publique eût quelque chose d’impersonnel. Ne pas signer est parfois le meilleur moyen d’être lu et d’être cru. Le lecteur le plus sceptique et le plus blasé a souvent encore le goût, ou mieux la superstition du mystère. L’anonymat a sur lui le prestige de l’inconnu.

Cet article de la Revue des Deux Mondes, nous le redonnons ici avec quelques développements qui dépassaient le cadre de la Revue. On y retrouvera la même franchise, et aussi la même répugnance pour les illusions dont aiment à se repaître de soi-disant patriotes.

L’illusion est un mets indigeste : ne l’avons-nous donc pas appris à nos dépens ?

 

Paris, mai 1888.

 

 


LA FRANCE ET LA RUSSIE

 

L’Europe compte cinq puissances continentales : trois d’entre elles ont formé une alliance qui ne saurait viser que les deux autres. À l’alliance des trois, les deux puissances tenues à l’écart doivent-elles opposer une alliance à deux ?

C’est là tout le problème de la politique du jour. Il n’y en a jamais eu de plus simple, au moins en apparence. La solution semble énoncée dans la donnée ; elle est cependant moins aisée qu’elle n’en a l’air. Pour ne point faire fausse route, il faut chercher la valeur et la relation des deux termes du problème, le facteur russe et le facteur français. Ce dernier peut sembler suffisamment connu en France ; mais c’est là une erreur, car ce qui importe ici, c’est moins l’opinion qu’a la France d’elle-même que l’opinion qu’en ont les autres.

 

I

 

La France vue du dehors. — Le personnel gouvernemental. — Le manque de direction et d’esprit de suite. — Du rôle de la présidence. — Le parti révolutionnaire et la dernière élection présidentielle.

 

 

Quel spectacle offre-t-elle à l’étranger, cette France qui a si longtemps gardé le privilège d’attirer l’attention du monde ? Ce qui frappe avant tout, il faut le dire, c’est la petite taille et la petite voix des personnages qui se meuvent sur cette scène retentissante. Quelque opinion qu’on ait de la pièce, les premiers rôles semblent tenus par des doublures. On est surpris de voir à quels minces résultats aboutit cet immense appareil électoral qui semblerait devoir porter à leur suprême puissance toutes les forces de la nation.

Est-ce, comme le disent ses détracteurs d’Allemagne, d’Angleterre, d’Italie, comme le répètent à Paris même tant de désenchantés ou de pessimistes, que cette vieille terre de France est un sol épuisé ? À qui le faire croire, alors que, dans toutes les branches de l’art et de la science, la France donne tant de marques de vitalité ? Depuis 1870, il y a, chez elle, un renouveau dans tous les domaines, et notamment dans les sciences morales, économiques, historiques, dans les sciences qui touchent à la politique. Pourquoi la politique fait-elle exception ? Cela semble tenir au régime. Le propre des démocraties serait-il de remettre le gouvernement aux mains de la médiocrité ? À ce point de vue, l’expérience de la France républicaine est affligeante ; et ceux qu’elle inquiète le plus, en Europe, sont les démocrates, qui avaient salué avec le plus de confiance l’aurore de la troisième République.

On dirait que le suffrage universel, tel qu’il se pratique en France, a pour objet une sélection à rebours. Une assemblée étonnante à cet égard, c’est le quatrième pouvoir de l’État, celui qui commence à intimider les trois autres, le conseil municipal de Paris. L’étranger y cherche en vain un nom connu du dehors. C’est comme si l’on s’était ingénié à exclure toutes les illustrations de la grande ville ; cela ressemble à une gageure.

Au Parlement, au Sénat en particulier, le niveau intellectuel est sans doute plus élevé, grâce surtout aux ruraux ; mais là même que de brasseurs d’affaires ou de tribuns d’estaminet pour un homme public ! Les hommes les plus en vue dans les diverses spécialités de la politique, législation, finances, affaires étrangères, semblent frappés d’ostracisme. On se défie des gens qui savent. La porte des Chambres leur est fermée, ou, s’ils viennent à la forcer, c’est pour jouer, devant l’incrédulité d’un parterre gouailleur, le rôle ingrat de Cassandre.

Et cet abaissement du personnel gouvernemental n’est pas propre au monde parlementaire. Administration, diplomatie, magistrature, tous les services publics ont été ravalés et énervés par des épurations successives qui, sous prétexte de loyalisme républicain, ont presque partout remplacé les hommes capables par des hommes agréables.

Il restait l’armée, la force et l’honneur de la France. Jusqu’à ces derniers temps, elle était demeurée indemne du virus politique ; mais voici que le radicalisme s’ingénie à le lui inoculer. Pour être acclamé grand homme de guerre, il suffit de se faire le courtisan des radicaux. Près d’eux, l’expulsion d’un prince vaut Arcole et Rivoli. Pour la popularité d’un général français, des chansons de cafés-concerts font autant que des batailles. Un chef de corps entre-t-il en lutte avec le Parlement, le suffrage universel s’empresse de le porter sur le pavois. Pour aspirer à la dictature, il n’est plus besoin des victoires d’un Bonaparte ; il semble qu’il suffise d’une belle barbe et d’un beau cheval.

 

Tel est l’attristant spectacle que présente à l’Europe la France des dernières années. On dirait qu’elle s’est appliquée à justifier les cyniques prédictions du prince de Bismarck lors du procès d’Arnim. Ce procès, qui s’en souvient ? Jamais la brutale franchise du chancelier ne s’était si crûment donné cours. M. de Bismarck n’avait pas craint de prévenir les Français que le meilleur gouvernement pour les intérêts allemands, c’était la république. Il ne leur avait pas caché qu’il comptait sur elle pour isoler la France au dehors et la débiliter au-dedans : Les Français étaient avertis. Il dépendait d’eux de faire mentir les prophéties de l’oracle de Varzin. Les républicains n’avaient guère, pour cela, qu’à suivre les traditions de M. Thiers. Leur premier souci devait être de rassurer les intérêts conservateurs au-dedans, aussi bien qu’au dehors. Pour ne pas remplir les espérances mises sur elle par le prince de Bismarck, il fallait que la République montrât à l’Europe une France unie, économe, inspirant confiance à l’étranger comme à ses enfants. Est-ce là le programme qu’ont adopté les républicains au pouvoir ? Cette seule question semble une ironie.

Voilà une dizaine d’années que la République travaille à une tout autre besogne, comme si elle avait pris à tâche d’offrir à l’Europe une France désunie, appauvrie, déconsidérée. Le pays ne lui paraissant pas assez divisé par la politique, elle s’est précipitée dans les querelles religieuses, et elle s’obstine à n’en point sortir. Elle a fait de l’école un engin de guerre, et, comme si la foi en Dieu affaiblissait les peuples, elle cherche hypocritement à déchristianiser les masses. L’exemple de M. de Bismarck, revenu du Kulturkampf, est perdu pour les ministres de la troisième République ; le chancelier est libre d’aller à Canossa, les démocrates français sont de trop grands politiques pour l’y suivre. Alors que l’empire d’Allemagne prend soin de faire sa paix avec le saint-siège, ils veulent retirer du Vatican l’ambassadeur de France.

Au point de vue matériel, le parti dominant n’a guère été plus sage. Comme si la France était trop riche, ou comme si elle n’avait pas à songer aux éventualités de l’avenir, la République a éclipsé toutes les monarchies par l’énormité et l’imprévoyance de ses dépenses. Nous ne parlons pas ici de la politique coloniale. Les hommes qui croient le rôle de la France à jamais fini peuvent seuls s’étonner que ses regards osent encore s’étendre au-delà des mers. Ce qu’il est difficile de ne pas remarquer, c’est le décousu de la plupart de ses entreprises coloniales, l’insuffisance des moyens, l’incohérence des procédés, le vague des solutions. On retrouve là le manque de direction et d’esprit de suite qui caractérise toute la politique française.

Quoi qu’il en soit, si l’Europe ne doit pas lui cacher le globe, la France ne saurait se désintéresser de l’Europe. Elle a des voisins qui la condamnent à un perpétuel qui-vive. Mieux que l’Allemagne de M. de Bismarck, c’est elle qui peut dire que « les brochets l’empêchent de devenir une carpe[3] ». Elle a beau souhaiter la paix, il est naturel qu’elle se réserve de mettre à profit les crises qui peuvent se produite, les alliances qui peuvent s’offrir, les conflits que l’avenir ne saurait manquer de provoquer. Mais comment s’y prépare-t-elle ? A-t-elle seulement une politique ? Peut-elle même en avoir une ?

 

Pour être en mesure de négocier et de traiter avec d’autres États, il faut, dans un gouvernement, un organe permanent, un pouvoir sur lequel on puisse compter en tout temps, au moins une tradition respectée de tous. Où, dans la France actuelle, trouver rien de semblable ?

Est-ce à la Chambre des députés ? Les majorités y varient à chaque trimestre, et pas un député sur dix n’a quelque notion de l’Europe ; cela semble inutile à un législateur français.

Est-ce au Sénat ? les hommes compétents y sont moins rares, mais les affaires étrangères ne sont pas dévolues au Sénat français comme, à Washington, au Sénat américain.

Est-ce au quai d’Orsay ? Combien de ministres l’ont traversé depuis dix ans ? Les huissiers n’ont pu en retenir les noms. La direction des affaires extérieures était hier aux mains d’un homme de sens et de sang-froid ; combien de temps l’a-t-il gardée ? quatorze ou quinze mois, et cela a paru un long règne ministériel. À M. Flourens a succédé M. Goblet. Quel député présidera, dans six mois, à la diplomatie française ? Pour les affaires étrangères, toute compétence semble oiseuse. À M. de Bismarck, la République opposa le premier avocat venu. On dirait que le suffrage universel ou le scrutin de la Chambre confère à ses élus une grâce d’en haut qui les rend aptes à tout. Les ministres des divers cabinets peuvent prétendre à tous les portefeuilles ; pour se mettre d’accord, il semble qu’ils tirent entre eux les ministères au sort.

Les défiances politiques excluent du quai d’Orsay les hommes qui ont pratiqué les cabinets ou les cours de l’Europe. Connaître une cour serait seul un motif de suspicion. Ce qu’il y a de plus grave, c’est que cela est encore moins la faute des hommes que la faute du régime. C’est la conséquence d’un système où tous les intérêts du pays sont abandonnés aux caprices d’une Chambre ignorante et aux hasards de majorités qui n’admettent qu’une règle : les considérations électorales.

Du vivant de M. Gambetta, il y avait au moins, à la commission du budget ou à la présidence de la Chambre, une influence dominante. Pour être peu constitutionnelle, la dictature occulte du tribun de Cahors n’en avait pas moins l’avantage de donner une sorte de continuité aux cabinets renversés par les jeux du Parlement. Les envoyés des puissances pouvaient encore trouver à qui parler. Aujourd’hui, rien de pareil.

Il y a bien la présidence de la République. On aurait pu croire qu’au milieu de cette incessante mobilité, l’Élysée représenterait l’esprit de suite, indispensable aux relations entre gouvernements. C’était là, semble-t-il, la mission de la présidence. Chacun sait que ce n’est pas ainsi, qu’elle a été entendue. S’il est une chose dont, durant son règne de neuf ans, M. Grévy s’est abstenu, c’est la politique étrangère. Pour lui, le monde semblait finir aux montagnes du Jura. M. Grévy a été remplacé ; peut-on dire que la situation ait changé avec le changement de président ?

Parmi les candidats à la suprême magistrature, il y avait un homme capable peut-être de donner à la politique française une impulsion personnelle ; on l’a écarté. On tenait à ce qu’aucune direction ne pût venir de l’Élysée. Si la présidence de la République est encore quelque chose, on paraît ne pas vouloir que le président soit quelqu’un. Au chef de l’État, il est interdit d’avoir une politique.

L’espèce de révolution parlementaire de décembre 1887 est peu faite pour rassurer les amis de la France. Certes, c’est une belle chose qu’une élection présidentielle en une après-midi. Le mérite, il est vrai, en revient à Versailles et à la constitution de 1875, qui a imaginé de faire nommer le président, sans délai, par les Chambres réunies, non au palais Bourbon, mais hors de Paris. Si courte qu’elle ait été, il était temps que la crise finît. Parte et la France sont, durant quelques jours, demeurés sans gouvernement : vingt-quatre heures, quarante-huit heures de plus et tout devenait possible. Pour facile qu’ait été la transmission des pouvoirs, elle n’en a pas moins laissé apercevoir le défaut du mécanisme gouvernemental. L’Europe croyait le président élu pour sept ans, placé au-dessus du mauvais vouloir des Chambres, et voilà que, pour le renverser, il a suffi d’une mise en demeure du Parlement. En visant l’homme, les Chambres ont inconsciemment touché l’institution. Le Luxembourg et le Palais-Bourbon ont appris aux factions comment on se débarrasse d’un Président, Croit-on M. Carnot sûr d’achever ses sept ans ?

 

Ce n’est pas tout ; cette crise a découvert à l’étranger deux plaies dont il se figurait la République indemne ou guérie ; la corruption administrative et l’agitation révolutionnaire.

Jusqu’ici, à travers toutes ses révolutions, la France avait gardé la réputation d’un pays intègre, trop administré peut-être, mais administré honnêtement. C’était sa force, en même temps que sa gloire. Aujourd’hui, la vieille renommée de l’administration française est atteinte ; elle n’a pas résisté aux faiblesses de l’Élysée, aux complaisances ou aux complicités de la Chambre. Tandis qu’à Paris le scandale était tel, depuis des années, que, dans les ministères, plus rien n’étonnait ; au dehors, comme en province, le soupçon n’eût osé monter jusqu’au gendre du chef de l’État. On se demande aujourd’hui si c’est bien le même homme que la Chambre s’obstinait à nommer président de la commission du budget et rapporteur général du budget. Pour l’étranger, c’est comme un charme de rompu. Cette longue indifférence des pouvoirs publies pour les questions d’honorabilité pavait un symptôme grave. On y a vu une marque d’affaissement du sens moral. « L’âge de la bégueulerie est passé », s’écriait M. Gambetta, parlant des femmes de ses ministres. L’âge de la respectabilité est passé, feraient dire nombre de politiciens de la troisième République.

Grâce à Dieu, il reste encore en France des hommes probes, à commencer par M. le président de la République ; mais le fait seul de nommer un président pour sa réputation d’intégrité n’a-t-il pas quelque chose d’inquiétant ? Le Seigneur disait à Abraham qu’il épargnerait Sodome, s’il y trouvait dix justes[4]. On dirait que le Congrès de Versailles a cru tout sauver parce qu’il en a trouvé un. La commission d’enquête nommée par la Chambre ne semble pas avoir fait grande besogne[5]. Police et magistrature paraissent avoir moins de souci de découvrir les coupables que de dégager les personnages compromis. À travers les voiles timidement soulevés par la justice, pour les laisser discrètement retomber, on entrevoit une corruption qui gagne de proche en proche. Cela n’est pas une force pour un pays.

Ce mal rongeur, qui dévore lentement les chairs d’un peuple, n’est pas le seul dont la France se montre atteinte. Les derniers évènements en ont dévoilé un autre, sinon plus dangereux, du moins plus rapide ; nous voulons parler de l’agitation révolutionnaire. Aucun État n’en est aujourd’hui indemne : la monarchie n’en préserve pas plus que la république. Ce qui est particulier à la France, ce qu’a révélé la crise présidentielle, c’est « l’action des éléments révolutionnaires sur le gouvernement. On a vu entrer en scène un nouveau pouvoir qui, pour n’être pas occulte, n’en est pas plus constitutionnel. La rue a reconquis une place dans la politique française. Elle n’avait pu maintenir son favori au ministère de la guerre ; elle a pris sa revanche avec l’élection du président. Si elle n’a pas imposé de candidat, elle a imposé son veto.

Le comité central révolutionnaire s’est reformé. Pendant trois jours[6], il a couvert Paris de ses affiches rouges, sans que la police osât y porter la main. Elle est moins timide avec les manifestes des exilés. Le conseil municipal a pu impunément annoncer une insurrection, si le nouveau président n’était pas de son goût. La nuit qui a précédé l’élection, la Commune de 1871 » le hideux revenant, a fait une apparition à l’Hôtel-de-Ville. Pour avoir raison de la représentation nationale, il a suffi du spectre de l’émeute : devant lui s’est évanouie la candidature antipathique à l’Intransigeant et à la Lanterne.

Ce qu’il a pu faire pour une élection à la présidence, le parti révolutionnaire peut se le permettre pour une crise ministérielle. La Chambre saurait-elle mieux résister lorsque, ne pouvant se réfugier à Versailles, elle entendrait, du palais Bourbon, le grondement du flot populaire sur les quais ou la place de la Concorde ? Quand, un jour de congrès, en pleine paix, le gouvernement étant sur ses gardes et les troupes sous les armes, les manifestations de la rue ont un tel ascendant, l’étranger se demande ce qu’il adviendrait en temps de guerre, alors que Paris serait dégarni de troupes, ou que tout le peuple serait armé. Faudrait-il, à la première rumeur de défaite, voir le drapeau rouge hissé sur Notre-Dame et la France en guerre civile ?

L’étranger se méprend, nous dira-t-on ; il n’a pas compris les évènements de décembre. Ce que de loin il prend pour une marque de faiblesse est un signe de force. Ce n’est pas la crainte de l’émeute, c’est le besoin d’union qui a inspiré l’élection de M. Carnot. Elle est sortie d’un élan spontané, comme en suscite notre patriotisme en toutes les grandes occasions. L’attitude des Chambres, lors de la démission de M. Grévy, montre que les Français savent au besoin faire abstraction de leurs querelles. Ils sauraient bien, en cas de guerre, le faire voir à l’ennemi.

Soit ; le caractère français a de ces brusques mouvements qui déconcertent les étrangers. Sa générosité native offre autant de ressources que de périls. M. Carnot a dû son élection à une heure d’enthousiasme et au besoin d’union. Cela a été un beau coup de théâtre ; mais cela a duré aussi peu. La concentration faite sur le nom du président n’a pu se faire sur celui de ses ministres. Réussirait-elle à s’accomplir autour de M. Floquet ou de M. Clemenceau, qu’on peut se demander si l’autorité de la France au dehors en serait accrue.

Qu’est-ce, en effet, que cette concentration tant prônée, sinon l’union d’une moitié de la nation contre l’autre ? Car, au-dessous de la France républicaine et libre penseuse, il reste une France conservatrice, une France religieuse, et cette autre France, nous ne sachons pas que la politique de concentration songe à lui faire une place. Loin de là, c’est pour lui courir sus qu’on invite les républicains à s’entendre. Le premier article de tout traité d’alliance des groupes de gauche, c’est, comme l’a déclaré M. Clemenceau, la reprise des hostilités contre l’ennemi commun. Sous un nom de paix se dissimule une politique belliqueuse. Des deux Frances qui se disputent, en les déroutant trop souvent, les sympathies de l’Europe, l’une doit traquer l’autre sans lui accorder de quartier. Une guerre civile, patente ou latente, voilà le dernier mot de la concentration. Après cela, comment s’étonner que le pays se détache du parlementarisme et que le suffrage universel fasse bon visage aux candidats à la dictature ?

 

II

 

La politique de concentration. — Doit-elle tourner à l’accroissement des forces de la France ? — À qui doit profiter la concentration républicaine ? — Le radicalisme et la politique extérieure. — Le radicalisme et les finances de la France. — Le radicalisme et l’armée française.

 

 

L’union de tous les groupes républicains tournerait-elle au moins à l’accroissement des forces matérielles de la France ? L’étranger se permet d’en douter.

Sur quoi se fera la concentration, alors qu’elle ne pourra plus se faire uniquement sur les personnes et les amours-propres ? Sur quoi s’est-elle déjà parfois opérée, grâce aux compromissions de ministères hybrides ? Sûr de prétendues réformes, sur ce qu’on appelle pompeusement les grandes réformes démocratiques. Et que sont ces réformes, qui doivent enfin donner à la France « la vraie République » ? Autant de coups portés à l’organisme social, financier, administratif, militaire de la France. Au lieu de consolider la machine gouvernementale, elles auraient pour premier effet d’en détendre les ressorts, d’en relâcher les rouages. Tandis que les jacobins de 1793 avaient au moins le mérite de ramasser dans leurs mains toutes les forces du pays, pour les lancer contre la coalition, les radicaux de 1888 semblent n’avoir d’autre souci que d’énerver la puissance publique et de démanteler l’État. N’est-ce pas là le sens de l’autonomie parisienne ?

Or, c’est bien au radicalisme que doit profiter toute concentration ; aussi ne cesse-t-il de la réclamer. C’est le pavillon sous lequel il compte faire passer sa marchandise. L’avènement des radicaux et de la vraie République amènera un nouveau personnel gouvernemental et une nouvelle politique.

Pour le personnel, c’est le pouvoir remis à des mains de moins en moins compétentes et de plus en plus besoigneuses, passant « des nouvelles couches » aux couches en formation. Pour la politique, c’est la France traitée comme une grenouille ou un lapin de laboratoire, abandonnée, entre les mains d’opérateurs inhabiles, aux recettes des empiriques et aux expériences des utopistes.

Quelle politique extérieure pourrait avoir un pareil gouvernement ? Quelle impression ferait-il en Europe ? Certains politiciens semblent s’imaginer qu’un pays peut tout se permettre chez lui, sans que sa position au dehors en soit affectée. C’est là une erreur enfantine. Un État ne peut ébranler ses institutions, ruiner ses ressources, affaiblir son gouvernement, sans se discréditer à l’étranger. Les conquêtes du radicalisme ne froissent pas seulement les susceptibilités de douairière de la vieille Europe, elles inquiètent les cabinets et enlèvent la confiance des hommes d’État.

« Nous autres souverains, disait un jour le roi Victor-Emmanuel à un des ambassadeurs de la République, nous sommes monarchistes. » C’est là, soit dit en passant, un des motifs de l’alliance de l’Italie avec les empires voisins. Ce qui est vrai du Quirinal l’est encore davantage de la Hofburg et du palais d’Hiver. À plus forte raison est-on enclin au conservatisme dans les cours étrangères. Tout l’esprit des Français ne saurait empêcher que, princes et ministres, les hommes qui dirigent les affaires européennes aient généralement des préjugés conservateurs ; qu’ils aient peu de confiance dans l’extrême démocratie ; qu’à leurs yeux, les idées révolutionnaires soient un débilitant et le radicalisme un dissolvant.

On paraît croire en France que, si les gouvernements étrangers ne font pas bon visage au radicalisme, c’est uniquement parce qu’ils en craignent la propagande. Quand nous aurions une politique radicale, disent nombre de Français, ce serait pour l’intérieur ; nous n’aurions garde d’en faire un article d’exportation. Nous serions, à Paris, les protégés des révolutionnaires et les instruments des socialistes, sans être au dehors les fauteurs du républicanisme ni les patrons du nihilisme. Notre dynamite, nous saurions la mettre sous clef ; quand elle ferait explosion, les voisins n’auraient pas à en redouter les éclats : nous sauterions tout seuls.

Les Français qui raisonnent ainsi ne songent qu’aux ennemis de la France ou aux indifférents. Ils oublient les peuples ou les gouvernements qui portent encore Intérêt à la puissance française. Si les étrangers appréhendent l’avènement du radicalisme, ce n’est pas uniquement qu’ils aient peur des théories radicales, c’est aussi qu’ils n’y croient pas. De ce qu’on craint l’infection de la fièvre révolutionnaire, il ne suit point qu’on la regarde comme bénigne pour le malade qui risque de l’apporter aux autres. Parce qu’elle est contagieuse, elle n’en semble pas moins dangereuse. Si l’on se flattait de s’en isoler entièrement, c’est un mal que, avec M. de Bismarck, l’on verrait sans peine à ses ennemis. Personne n’aurait l’idée de le souhaiter à ses amis.

 

Le radicalisme, il est vrai, n’est pas encore le maître incontesté de la France. Ce n’est que le dauphin de la République. Il n’est pas défendu d’espérer que, au lieu de s’abandonner à lui, le pays, par un mouvement brusque, se dérobe à son étreinte. La situation actuelle, avec ses ambiguïtés et ses incertitudes, avec ses compromissions et ses contradictions, peut se prolonger quelques années ; et, dans notre Europe en armes, c’est beaucoup de gagner deux ou trois ans. Le malheur est que, pour énerver le pays, le radicalisme n’a pas besoin de régner en souverain absolu.

Grâce à la complicité de faux modérés, la politique de glissade, en honneur depuis dix ans, à déjà permis bien des destructions ou des mutilations. Les ressources d’un État, au point de vue de sa puissance, consistent en deux choses surtout, les finances et l’armée. C’est grâce à une ancienne supériorité, à ce double égard, que la France a joué un tel rôle dans le monde. Or l’armée et les finances, voilà précisément ce qui est le plus menacé, ou mieux, le plus entamé par le radicalisme.

Pour les finances, le mal est déjà grand. Les ressources de la France étaient considérables. On le savait partout ; cela seul lui valait, dans le monde, la considération, qui s’attache à la richesse. L’aisance avec laquelle M. Thiers a payé à M. de Bismarck ses cinq milliards a émerveillé l’Europe, mais elle a ébloui la République. Ce pays si riche, ses gouvernants semblent avoir pris à tâche de le ruiner. À l’étranger, où l’intérêt électoral ne trouble pas l’arithmétique, chacun sait ce que leurs représentants s’efforcent encore de dissimuler aux Français : la France, depuis une dizaine d’années, s’est habituée à dépenser, en outre de ses ressources ordinaires, au moins 500 millions par an, de façon que, en pleine paix, l’administration des vrais républicains lui a coûté aussi cher que l’indemnité prussienne.

La présidence de l’économe M. Grévy a été une ère d’imprévoyantes prodigalités. On a gouverné comme si la France était une île au milieu de l’Océan, sans voisins à surveiller, sans guerres à redouter. Tandis que Berlin avait soin de grossir son trésor de guerre, tandis que le prince de Bismarck n’épargnait rien pour fortifier les finances du nouvel empire, la République engageait de toute façon l’avenir, accumulant les emprunts publics et déguisés, gaspillant inconsciemment les ressources de ses conversions de rente, s’appropriant les fonds des caisses d’épargne, recourant à tous les expédients des fils de famille en détresse. Il lui faut aujourd’hui créer des taxes nouvelles, et déjà la France a le plus lourd budget du globe.

C’est là, pour elle, dans les compétitions de la paix ou de la guerre, une évidente faiblesse. On songe à ces courses où les chevaux qui ont gagné des prix sont astreints à porter une surcharge. Il en est ainsi de la France vis-à-vis de ses concurrents. Avant que le signal du départ n’ait été donné, elle a eu la présomption de se mettre elle-même dans des conditions d’infériorité. Les ressources qu’il lui fallait épargner pour les jours de péril, ses gouvernants les ont prodiguées en places inutiles et en chemins de fer électoraux.

On reconnaît le mal aujourd’hui ; on sent qu’il est urgent de refaire les finances de la France ; mais qui s’en chargera ? Est-ce le radicalisme, qui fait profession de promettre la diminution des impôts ? On sait, hélas ! ce que valent en finances les théories radicales ! Pour elles, le capital est un gibier à traquer, un animal nuisible à pourchasser en toute saison, au risque de le détruire ou de le faire émigrer. Un gouvernement radical est forcément un gouvernement cher. Il est cher, pour ainsi dire, par définition. La vocation du radical, c’est de faire du neuf ; il se plaît à démolir pour reconstruire sur un plan nouveau ; et, en politique, tout comme ailleurs, rien de plus dispendieux que la manie de la truelle.

En est-il de l’armée comme des finances ? Pas encore, heureusement ; mais le jour approche où l’armée française va être soumise, elle aussi, aux expériences démocratiques. Le radicalisme a déjà remporté en elle une victoire. Sous prétexte d’égalité, il a fait adopter une bonne partie de son programme.

La France a aujourd’hui une armée nombreuse, exercée, bien équipée, des officiers pleins d’entrain, des soldats qui, en dépit des mœurs politiques, semblent avoir conservé la discipline. Cette armée, le pays a le droit d’en être fier. À l’Allemagne, les Français n’ont peut-être à envier que son état-major et sa tradition. La loi militaire votée par l’Assemblée nationale a, dans son ensemble, donné des résultats excellents. Et voici que cette loi, au lieu d’en corriger les défectuosités de détail, on la sacrifie à la réclame électorale. Est-ce ainsi que procède le Reichstag de Berlin ? C’est peut-être la première fois qu’on a vu discuter une loi militaire, en mettant au second plan les considérations militaires. Cette armée, dont elle peut avoir besoin avant trois mois, la République la refait et la défait, comme un enfant ses bataillons de soldats de plomb.

Les Français croient-ils par hasard que, si le prince de Bismarck avait la chance de posséder le service de cinq ans, il s’en laisserait priver, pour le plaisir de molester son vieil antagoniste Windthorst, ou de faire porter le mousquet aux séminaristes ? La nouvelle loi, qui semble imaginée pour débiliter l’armée et décapiter intellectuellement la nation, cette loi, aussi funeste aux intérêts militaires qu’aux intérêts civils, est, pour l’état moral de la France, un indice alarmant[7]. On a dit que les individus étaient seuls enclins à la manie du suicide. En présence de telles aberrations, on se demande si les peuples n’en sont pas eux-mêmes parfois atteints. Voici un pays guetté par la haine ou l’envie de ses voisins, qui, pour bouleverser ses institutions militaires, choisit l’heure où l’Europe en armes semble faire la répétition des guerres de demain. Ce n’est cependant pas sur le champ de bataille, en face des canons ennemis, qu’un général disloque ses régiments.

 

III

 

Causes de l’isolement de la France. — Variations de la politique française depuis 1871. — Rapprochement de la France et de la Russie. — Comment l’idée d’une alliance franco-russe n’est pas nouvelle. — Pourquoi jusqu’ici cette alliance n’a-t-elle pu s’effectuer ? — De l’annexion de l’Alsace-Lorraine au point de vue russe. — L’alliance des trois empires et l’alliance française à Pétersbourg.

 

 

Après cela, comment s’étonner qu’avec ses ressources de tout genre, la France soit demeurée isolée ? Les défiances qu’elle eût dû s’appliquer à dissiper, elle semble s’être amusée à les provoquer. Pour se faire des amis dans l’Europe monarchique, la France avait d’autant plus besoin de sagesse qu’elle était en république. Elle l’a oublié.

Ce qui écartait d’elle, c’était peut-être moins la forme de son gouvernement que la mobilité dont cette forme de gouvernement a fait preuve chez elle. Ce défaut inspirait d’autant plus de réserve qu’il renforçait en quelque sorte la mobilité gauloise, qui, pour la plupart des étrangers, reste, à tort sans doute, le trait dominant du caractère français. Comment lier partie avec la France, alors qu’on la voyait changer tous les ans de ministère et de direction politique ?

Car, ce n’étaient pas seulement les hôtes du quai d’Orsay qui changeaient de nom et de figure, c’était la politique française elle-même qui variait, s’orientant un jour d’un côté, un jour de l’autre, sans étoiles pour la diriger. Que de tâtonnements en tous sens et de velléités discordantes dans cette politique, depuis une quinzaine d’années ! On y chercherait en vain quelque esprit de suite, si ce n’est le désir de la paix, la crainte des complications, c’est-à-dire tout le contraire de ce que Berlin reproche à la France.

Au début, la France se recueille ; elle cherche timidement à plaire à tous, à se faire partout des amis. Elle n’a pas perdu tout espoir dans l’Autriche, qui lui a faussé compagnie en 1870 ; elle compte encore sur l’amitié de la nation sœur délivrée à Magenta et à Solférino. Elle ne désespère point de gagner à la fois les bonnes grâces, de la Russie et de l’Angleterre. Elle est même assez heureuse, ou assez habile, pour s’assurer leur appui simultané, en 1875 ; à l’une des heures critiques de sa récente histoire.

À peine a-t-elle repris des forces qu’elle tente discrètement de détacher le tsar de l’alliance des trois empires.

Les premières coquetteries de la République avec la Russie remontent à l’époque lointaine où les conservateurs étaient encore au pouvoir. Il s’est trouvé, après le Seize-Mai, des républicains pour en faire un grief au duc Decazes.

Sous le règne occulte de M. Gambetta, les préférences françaises reviennent à l’Angleterre. On n’a pas oublié les déjeuners de l’ex-dictateur avec le prince de Galles. Un peu plus tard, on essayait d’un rapprochement direct avec Berlin. Les ennemis de M. Jules Ferry n’ont pas manqué de lui en faire un crime. Depuis quelques mois enfin, sous la pression des menaces d’outre-Rhin, l’opinion populaire s’est prononcée impétueusement pour l’alliance russe, se flattant de la provoquer à force de la célébrer, se persuadant qu’elle était faite à force de le dire.

L’alliance russe était, il faut le reconnaître, la seule qui demeurât ouverte à la France. L’Autriche-Hongrie s’était réconciliée avec son vainqueur de 1866 ; elle avait, en Bosnie et en Herzégovine, touché le prix de sa résignation. L’Italie, l’État de l’Europe qui a le plus grandi depuis un tiers de siècle, gardait rancune à ses anciens libérateurs d’avoir devancé, sur les ruines de Carthage, les descendants des Scipions. L’Angleterre, jalouse par tradition de toute influence française, dominée à son insu par le vieux préjugé protestant et les souvenirs presque archéologiques de Waterloo, l’Angleterre savait mauvais gré à la France de ne pas se montrer satisfaite d’avoir été évincée de l’Égypte.

Restait la Russie, humiliée de ses laborieuses victoires de 1877-1878, craignant d’avoir joué dans les Balkans à qui perd gagne, ayant peine à pardonner le traité de Berlin à l’honnête courtier de Friedrichsruhe. La Russie n’était guère moins suspecte ni moins isolée que la France ; entre les deux isolées, quoi de plus naturel qu’un rapprochement ? Dans les deux pays, la triple alliance devait suggérer une contre-alliance franco-russe.

 

Ce n’est pas la première fois que pareille idée a fait son apparition dans la politique européenne. L’alliance de la France et de la Russie est déjà un vieux rêve ; il date de près de deux siècles. On y avait songé dès la fin du règne de Louis XIV.

Pourquoi ne s’est-elle jamais nouée, cette alliance, en apparence tout indiquée, entre deux États qui ne se touchent point et deux peuples attirés l’un vers l’autre par une mystérieuse affinité de caractères ? À cela il faut quelque raison persistante, car l’histoire n’est pas un jeu de hasard.

Il y a d’abord les préventions des hommes d’État, l’influence allemande longtemps omnipotente à Pétersbourg, les défiances et la présomption de la France, qui n’a jamais fait grand cas de l’alliance russe qu’après l’avoir laissée échapper. Il y a plus ; il y a, depuis un siècle, la différence des institutions, plus encore la divergence de l’orientation politique.

Les deux puissances représentaient dans le monde quelque chose de fort différent. Elles étaient aux deux pôles opposés de l’Europe moderne. Elles personnifiaient, aux yeux des peuples, des principes contraires.

Il est des amitiés difficiles à concilier avec certains rôles, et toutes deux étaient entichées de leur personnage. Pour la France issue de 1789, la Russie était l’incarnation du despotisme ; pour la Russie autocratique, la France demeurait le missionnaire de la Révolution. Cela est tellement vrai que, si les deux pays ont jamais été près de conclure une alliance, c’est lorsqu’il y avait le moins de contraste entre leurs gouvernements, c’est sous le premier ou le second empire, c’est à la veille du coup d’État de Charles X.

Entre la France et la Russie, il y a eu, au xixe siècle, comme au xviiie, un autre obstacle, une barrière vivante, la Pologne.

Pour aller à la Russie, il fallait que la France passât par-dessus le corps de la Pologne. Le pouvait-elle ? Ses préférences polonaises étaient-elles pur sentimentalisme, comme Paris et Pétersbourg affectent parfois de le croire ? Non, assurément. Avant les partages, elles tenaient à la tradition et à l’esprit de la politique, française ; depuis les partages, elles tenaient à l’âme même de la France, ou mieux des deux Frances si bizarrement emboîtées l’une dans l’autre, la fille aînée de l’Église et la mère de la Révolution. Pour ne pas entendre le cri de douleur de la Pologne, il eût fallu une autre France que celle du milieu du siècle.

En cherchant à retarder la chute de la République lithuano-polonaise, l’ancienne monarchie était fidèle à la politique de ses grands hommes, à la politique d’équilibre. Le dépècement de la Pologne renversait, au détriment de la France, ce qu’on appelait « la balance de l’Europe ». Ses trois rivales continentales s’agrandissaient simultanément, sans lui rien donner en compensation, si bien qu’on pourrait dire que la décadence de la puissance française date de la suppression de l’État polonais. Aussi la France en a-t-elle longtemps rêvé le relèvement. Lorsqu’elle commença à en douter, ses principes politiques lui défendaient d’en désespérer et, à cette époque, elle était esclave de ses principes. L’esprit de la Révolution avait, après 1815 et 1830, pris une forme nouvelle ; il poussait les Français, en Pologne comme en Italie, à opposer à la sainte alliance les nationalités opprimées, et au droit des rois le droit des peuples. Pour que la France pût passer par-dessus le cadavre de la Pologne, il fallait que la Pologne lui parût bien morte, ou que, mutilée elle-même, la France se sentit, à son tour, menée a dans son existence nationale.

 

« En prenant l’Alsace-Lorraine, Bismarck travaille pour nous, disait un diplomate russe ; Strasbourg et Metz à l’Allemagne, c’est, pour la prochaine guerre, la France à notre dévotion. » Ce Russe n’avait pas tort, à son point de vue de Russe. Permettre à l’Allemand d’amputer la France de deux provinces, c’était un moyen de la jeter, tôt ou tard, dans les bras de la Russie. Le tort du reste de l’Europe est de ne l’avoir pas compris. Cela explique, en partie, les toasts portés par le tsar, en 1870, au roi Guillaume. En félicitant le vainqueur de Sedan, Alexandre II croyait pouvoir se montrer bon neveu, sans cesser d’être bon patriote.

Son voyage à Paris en 1867, le coup de pistolet de Bérézowski, le « Vive la Pologne, monsieur ! » du palais de Justice, étaient peu faits pour l’ériger en sauveur de la France. Impériale ou républicaine, il ne lui déplaisait pas qu’elle fût humiliée, cette orgueilleuse France qui lui avait refusé la révision du traité de Paris. Aussi, loin d’intervenir en sa faveur, le tsar Alexandre II s’employa-t-il à l’isoler, en interdisant toute intervention à l’Autriche.

Peut-être eût-il été plus prévoyant de ne pas laisser démanteler la frontière française, Alexandre Ier ne l’avait pas permis en 1815 ; mais, en 1815, Alexandre Ier était un des vainqueurs de Napoléon, et s’il se piquait d’être magnanime envers les vaincus, l’ami du duc de Richelieu avait de quoi payer ses alliés de Prusse ailleurs. Il faut bien reconnaître que, pour les Russes, ce que « l’Année terrible » a eu de plus grave, ce n’est pas la mutilation de la France, c’est la résurrection de l’empire germanique, au profit des anciens clients des Romanof-Holstein, les Hohenzollern, qui passaient empereurs à leur tour.

La grande vaincue de 1871 était politiquement peu sympathique. L’empereur Alexandre II et le prince Gortchakof l’abandonnèrent avec d’autant moins de scrupules que, en la sacrifiant, ils se croyaient sûrs de la garder à leur disposition. En cas de difficultés avec le nouvel empire allemand, ils savaient avoir, sur ses derrières, un auxiliaire auquel ils n’auraient qu’à faire signe. La France était devenue un atout dans le jeu de la Russie. Ce qu’on pouvait prévoir, dès 1871, devait se manifester le jour où il plairait à Pétersbourg.

Pourquoi la Russie aurait-elle fait des avances ? Elle n’en avait pas besoin, tant qu’elle avait de bons rapports avec ses voisins de la Baltique. La République française restait pour elle un en-cas ; mais elle préférait s’en passer. Cette pauvre France continuait à inspirer peu de sympathies au palais d’Hiver. Pour lui avoir laissé enlever deux provinces, on n’entendait point cependant la laisser détruire. On le vit bien, en 1875, lorsque l’état-major de Berlin eut des velléités d’écraser la France, avant qu’elle n’eût eu le loisir de reconstituer ses forces[8]. En attendant, à l’amitié de la République française, Alexandre II préférait celle des deux empires, ses voisins. Cela était plus sûr, puis cela avait meilleure façon ; pour un tsar, des empereurs étaient des alliés d’un meilleur monde. L’autre alliance avait quelque chose d’une mésalliance.

Les déceptions de la guerre turco-russe et du congrès de Berlin vinrent changer les dispositions de Pétersbourg. Après les complaisances qu’ils lui avaient témoignées en 1871, l’empereur Alexandre II et le prince Gortchakof avaient mieux espéré de leur ami de Berlin. La Russie se retira de l’alliance des trois empires, sans chercher à lui substituer une autre combinaison. Comme après Sébastopol, elle se recueillit. Les conspirations nihilistes l’occupaient d’autres soucis. Pétersbourg regardait Paris avec défiance, il l’accusait de prêter asile aux instigateurs des complots de la Néva. Il lui savait mauvais gré de l’affaire Hartmann. Pour effacer ces impressions, il fallait à la Russie de nouveaux déboires. Les affaires de Bulgarie vinrent à point pour cela. L’irritation contre l’Allemagne et l’Autriche amena les Russes à regarder vers l’Ouest, s’il y avait toujours une France.

La reprise des provocations allemandes, à l’égard de la République, ne pouvait manquer d’éveiller l’attention de la Russie. On sentait, à Pétersbourg, qu’abandonner la France à ses ennemis, c’était exposer la Russie à se trouver, à son tour, seule en face de la triple alliance. Ainsi s’établit peu à peu, par le fait même de l’Allemagne, entre ses voisins de l’Est et ses voisins de l’Ouest, la conscience d’une sorte de solidarité.

Les slavophiles de Moscou, les patriotes qui redoutent la prépondérance germanique et voient, dans le nouvel empire, un obstacle aux destinées de la Russie, s’éprirent pour la France d’un goût subit. Ses plus ardents contempteurs, tels que Katkof, ceux qui avaient le plus raillé la légèreté française et le plus maudit les idées françaises, oublièrent leurs longs dédains pour ne plus voir dans la France qu’une alliée éventuelle.

La même évolution s’opérait, pour des raisons analogues, aux bords de la Seine. Radicaux et intransigeants s’inclinaient, avec une vénération de néophytes, devant l’autocratie tsarienne. M. Déroulède, l’apôtre de la revanche, faisait un pèlerinage aux bords de la Moskva. M. Floquet et M. Lockroy mêlaient leurs larmes aux pleurs du général Boulanger sur la tombe de Katkof, le grand pourfendeur des révolutionnaires. En France comme en Russie, c’était, des deux côtés, une passion réciproque, où chacun des deux pays, s’étonnant des froideurs anciennes, cherchait à les faire oublier.

De ce rapprochement spontané des deux peuples peut-il sortir une alliance des deux gouvernements ? Telle est la question !

 

IV

 

Démonstrations de sympathies réciproques des Français et des Russes. — Comment, à cet égard, l’on fait plus d’un côté que de l’autre. — Les intérêts des deux pays sont-ils partout identiques ? — La France et la Russie en Orient. — De l’appui que peut se prêter la diplomatie des deux États. — La question bulgare et la question d’Égypte.

 

 

Une alliance politique ne se fait pas seulement de sympathies réciproques ou d’antipathies communes. Il y faut autre chose ; il faut, pour une alliance effective, une entente en vue d’intérêts déterminés, avec un but défini.

Une chose à remarquer d’abord, c’est que les sympathies des deux pays peuvent passer par-dessus la discordance de leurs principes politiques, mais qu’elles ne l’effacent point. À Paris, on tient peu de compte de ce fait. Les démocrates français se montrent bons princes vis-à-vis de l’autocratie ; ils crient sans scrupules : « Vive le tsar ! » Ils ont si bien oublié leurs incartades anciennes qu’ils les prennent pour une légende. Ils sont plus russophiles qu’ils n’ont jamais été polonophiles.

Pétersbourg est plus réservé. L’ambassadeur du tsar a fait trois ans la sourde oreille aux avances de M. Floquet, et le jour où M. de Mohrenheim a daigné s’asseoir à la table de l’ancien président de la Chambré a été salué comme un triomphe pour la République. À Paris, on acclame volontiers le Boje tsaria khrani[9] ; je ne sache pas que les régiments russes aient encore joué la Marseillaise à Moscou.

Ce ne sont là, sans doute, que de petits faits ; mais ce sont des indices qu’il serait peut-être imprudent de négliger. La France s’apprête à célébrer le Centenaire de 1789 ; déjà la tour Eiffel, la maigre Babel, dresse sur le Champ de Mars son squelette de fer. La Russie n’entend pas prendre part à l’Exposition universelle. Si elle laisse ses marchands ou ses artistes y expédier quelques échantillons, il est douteux qu’elle encourage ses jeunes gens à faire un pèlerinage aux lieux saints de la Révolution. Entre la République française et la Russie officielle, il reste donc toujours une barrière morale ; il ne faudrait pas qu’elle se relevât jusqu’à devenir malaisée à franchir.

Un autre fait, en grande partie connexe, frappe l’observateur. À travers ces démonstrations réciproques d’amitié, l’on fait plus d’un côté que de l’autre. L’on fait peut-être trop d’un côté. On a un peu oublié à Paris qu’un des moyens d’attirer à soi, c’est de se faire désirer. Certains Français, dans leur engouement pour le Nord, ont l’air de vouloir jeter la France à la tête de la Russie. On en a vu demander à la presse russe, ou aux représentants du tsar, leur avis sur les candidats à la présidence ou aux ministères. Pour un peu, l’on ferait jouer à l’ambassadeur d’Alexandre III près de la République française le rôle de Repnine et des ambassadeurs de Catherine II à Varsovie, à la veille des partages de la République polonaise. Sont-ce là des façons dignes d’un pays comme la France ? Et est-ce de cette manière qu’on peut en faire estimer l’amitié ?

À cette vieille France de Louis XIV et de Napoléon, certains démocrates ont l’air de chercher moins un allié qu’un patron. Sous prétexte de la relever, ils tendent ingénument à la ravaler au rang d’une Serbie ou d’un Monténégro. Ce n’est pas ainsi qu’une grande nation conclut ses alliances, et la France n’est pas encore une assez, mince puissance pour être la cliente de personne.

De même, nombre de Français, croyant rendre l’alliance plus, facile, affectent de ne voir à la Russie et à la France que des intérêts communs. Les Russes, jaloux de s’assurer un appui en Occident, ne manquent pas de les y encourager. Les deux pays, entend-on répéter, ont les mêmes adversaires, sur mer comme sur terre. N’étant nulle part en contact, ils ne peuvent se heurter.

Cet aphorisme, en train de devenir banal, ne manque pas de vérité. Mais les intérêts territoriaux ne sont pas tout dans la politique. Les États modernes ont des intérêts ou des ambitions si complexes qu’il est souvent malaisé de les délimiter, et, en dehors même des intérêts, ils ont, parfois des traditions dont ils ne sont pas libres de faire fi.

Si la France et la Russie ont l’avantage de ne se toucher nulle part, il est une région où leurs sphères d’influence confinent l’une à l’autre. Cette région, c’est l’Orient. La France y a longtemps tenu le premier rang ; grâce à ses écoles et à sa langue, elle ne l’a pas encore entièrement perdu. Quand la Russie et la France ont été en guerre, c’est le Levant qui leur a mis les armes à la main. L’une et l’autre, il est vrai, s’étonnent aujourd’hui de s’être rencontrées sur les champs de Crimée. Elles sont d’accord pour regretter la sanglante méprise de Sébastopol. C’est une faute qu’aucune des deux n’irait recommencer. Il serait cependant erroné de n’y voir qu’un accident, ou une fantaisie napoléonienne, sans antécédent historique.

La Russie et la France ont eu beau montrer plus d’une fois à l’Orient, en Grèce, en Syrie, au Monténégro, qu’elles savaient s’entendre, il n’en subsiste pas moins, entre les deux puissances, une sorte de rivalité historique, tour à tour avouée ou latente, que le silence ne saurait supprimer.

Toutes deux ont joué, dans cet Orient, un rôle inégalement profitable, mais presque également considérable. Sur cette vieille terre, où tant de nations se réveillent au toucher de l’Occident, toutes deux ont leur clientèle séculaire, et ni l’une ni l’autre n’y saurait renoncer sans se diminuer. Moscou, « la troisième Rome »[10], a, depuis la chute de Byzance, la clientèle orthodoxe qu’elle dispute à l’hellénisme renaissant et aux instincts d’indépendance du Bulgare. La France, héritière de la première Rome, a le patronage des catholiques, legs lointain des croisades, qu’aucun de ses gouvernements n’a répudié, et auquel s’est ajouté, pour la France moderne, une autre clientèle, celle des Orientaux de toute race et de toute religion, jaloux de s’initier à la civilisation libérale de l’Occident.

Les deux puissances s’attribuent, il est vrai, une mission bien différente. L’une, satisfaite de répandre ses idées et sa langue, mettant son orgueil à être l’éducatrice des nouveaux venus à la culture européenne, ne convoite qu’une influence morale. L’autre, apercevant dans les mirages de l’Orient la coupole de Sainte-Sophie, écoute au loin le murmure des flots du Bosphore ; agitée de vastes et vagues ambitions, suivant sa fortune sans bien savoir jusqu’où sa fortune la portera, elle parait aspirer à la domination politique.

Une des choses qui tiennent le plus au cœur des Russes, c’est cette mission historique de la Russie en Orient, sans qu’ils semblent toujours en apercevoir les limites ou les conditions. Se borne-t-elle à émanciper les peuples chrétiens, à ressusciter les nationalités ensevelies, depuis des siècles, sous la domination musulmane, il n’y a rien là que de conforme aux intérêts ou aux traditions de la France, à ce que, elle aussi, a longtemps appelé sa mission historique. Est-ce insuffisant pour la Russie, veut-elle établir sur l’Orient son hégémonie politique et religieuse, prétend-elle asseoir sa domination sur les deux rives du Bosphore, ou réduire la Turquie et les jeunes États issus des démembrements de l’empire turc à n’être que des vassaux du tsar, cela ne cadre plus ni avec les traditions, ni avec les intérêts moraux ou matériels de la France.

Il faut, dira-t-on, délimiter la sphère d’action des deux puissances. L’Orient est assez grand pour qu’il y ait part à plusieurs. Ne peut-on abandonner à l’ascendant de la Russie la péninsule des Balkans ? ne peut-on lui laisser le champ libre sur le Bosphore et sur les Dardanelles, sans fermer à l’action française les rivages du fond de la Méditerranée ?

Un tel partage d’influence est malheureusement chimérique. La puissance qui détiendra Constantinople dominera tout l’Orient, surtout si cette puissance est la Russie, qui tient déjà l’Asie-Mineure par l’autre extrémité, menaçant les plateaux de l’Arménie et les sources de l’Euphrate. Reste la Syrie ; mais la Syrie ne saurait longtemps être isolée de l’Asie-Mineure, qui la domine, comme elle-même domine l’Égypte.

Eh bien ! s’écrieront des Français qui n’ont jamais foulé le sol du Levant, que nous importe après tout ce lointain Orient ? Pour la Russie, l’Orient est une question vitale ; pour nous, ce n’est qu’une affaire de sentiment. Laissons-lui l’Orient. Que ses popes aillent chanter la messe slavonne sous la coupole d’or de Sainte-Sophie ! que le tsar se bâtisse un palais à la pointe du Sérail et que Constantinople devienne sa troisième capitale ! Si les Balkans ne lui suffisent point, que la Russie s’étende à son gré sur l’Asie Mineure. Que nous importent, après tout, la Roumanie, la Bulgarie, la Serbie, l’Arménie, l’Anatolie ? Que nous font Constantinople et les détroits ? Que nous veulent même le Liban et les Lieux-Saints ? Il ferait beau voir la Syrie, et ses jésuites ou ses lazaristes, se mettre en travers de l’alliance russe !

Il y a des patriotes qui sacrifieraient avec joie à la Russie tous les débris de l’ancienne grandeur française dans le monde. — C’est avec de pareils raisonnements qu’un peuple perd, en une heure d’engouement, l’héritage de dix siècles d’efforts.

Renoncer à sa situation traditionnelle en Orient, ce ne serait rien moins, pour la France, qu’abdiquer définitivement le rang de grande puissance. Sa clientèle catholique abandonnée, les écoles de ses Pères et de ses Frères fermées, c’est la langue française évincée de ces rivages où elle semblait appelée à régner en reine, comme autrefois le grec sous les successeurs d’Alexandre. Il n’y aurait qu’à dissoudre les Sociétés telles que « l’Alliance française », à supprimer les subventions du ministère des affaires étrangères aux établissements d’Orient, à engager les maronites et les catholiques de tout rite à choisir un autre patronage. La place désertée par la France ne resterait pas longtemps vacante. Le jour où elle aurait quitté les côtes du Levant, n’y laissant que les ossements de ses croisés sous leurs églises en ruines, il se trouverait d’autres puissances pour se substituer à elle, et se partager cette clientèle catholique, dont certains démocrates font si bon marché. L’Autriche s’en est déjà emparée sur l’Adriatique ; l’Italie serait heureuse de recueillir le reste et de devenir, à son tour, la grande puissance catholique.

 

La Russie n’a garde, il est vrai, de demander à la France une pareille immolation. La succession de « l’homme malade » n’est pas encore ouverte, et tant que Stamboul reste aux mains de celui que Metternich appelait « le sublime portier des détroits », l’Orient est assez grand pour deux. Le champ reste ouvert à la concurrence des diverses puissances. Français et Russes peuvent exercer leur influence côte à côté et, au besoin, se liguer contre leurs communs compétiteurs.

Pour qu’une alliance se noue entre deux pays, il n’est, du reste, nullement nécessaire que leurs intérêts soient partout identiques ; il suffit qu’ils ne soient pas inconciliables, et que l’un des alliés ne prétende pas imposer tous les sacrifices à l’autre. Une bonne alliance ne doit pas ressembler à celle de l’homme et du cheval, elle doit se faire sur un pied dualité. Les services doivent être, réciproques et les avantages communs.

C’est précisément, semble-t-il, le cas de la France et de la Russie, durant ces derniers temps. Animées d’un mutuel respect pour les intérêts l’une de l’autre, ne se sont-elles pas réciproquement soutenues, dans les deux questions qui tenaient le plus à cœur à leur diplomatie, en Égypte et en Bulgarie ? Aux bords du Mil, le gouvernement de Pétersbourg appuie l’action française. Sur le Balkan, la France a secondé les vues de la Russie. Les deux gouvernements se sont aidés à réparer les bévues de leur politique.

En Égypte, la France, docile aux conseils de M. Clemenceau, avait eu la simplicité de s’évincer elle-même au profit de l’Angleterre. La Russie devait concourir à empêcher le khédive de se métamorphoser en rajah indien.

À Sophia, les agents du tsar n’avaient pas su ménager l’amour-propre de leurs clients slaves ; les Bulgares, las du rôle de frères cadets, avaient, eux aussi, voulu far da se. Le prince de Battenberg ayant abdiqué, la France n’avait aucune raison d’appuyer à Sophia un candidat désagréable à Gatchina. Pour ne pas reconnaître le prince Ferdinand, la République n’avait nul besoin de se rappeler que c’était un petit-fils de Louis-Philippe. On sait au quai d’Orsay, aussi bien qu’au palais d’Hiver, que les princes d’Orléans n’ont rien à voir dans ce qu’il a plu à la presse bismarckienne d’appeler « une intrigue orléaniste ». S’il eût écouté ses oncles et cousins de France, le châtelain d’Ebenthal n’eût pas quitté la Hongrie. En passant le Danube, il a tout simplement imité le Hohenzollern qui, il y a quelque vingt ans, acceptait, malgré la diplomatie, le trône de Roumanie, et qui, depuis, a devant Plevna conquis le grade de roi. Le prince Ferdinand a agi en Cobourg et non en Orléans. Il est allé en Bulgarie, comme autrefois ses parents d’Allemagne en Angleterre, en Belgique, en Portugal. « Je suis cadet d’une famille d’archicadets, il faut que je me fasse une carrière, » disait-il à des amis. Il l’a fait avec crânerie, à ses risques et périls. C’est un Cobourg qui, pour monter sur un trône, n’a pas pris comme marchepied le lit d’une reine.

Rapproche-t-on l’affaire de Bulgarie de celle d’Égypte, on trouve qu’elles sont loin d’être analogues. Dans le concours discret qu’ont pu s’y prêter l’une à l’autre la France et la Russie, il y a une différence. Lorsque la France réclame la neutralité du canal de Suez et l’évacuation de l’Égypte par les Anglais, ce n’est pas un intérêt exclusivement français, c’est un intérêt général, un intérêt européen que la France défend, car la France a renoncé, en Égypte, à toute position privilégiée.

En peut-on dire autant des Russes en Bulgarie ? Cela est malaisé. Ce sont des intérêts exclusivement russes que sert la Russie dans le Balkan[11]. Tandis que la liberté de l’Égypte et la libre navigation du détroit de Suez ne sauraient être indifférentes au cabinet de Pétersbourg, il importe peu à la France qu’un Cobourg règne ou ne règne pas à Sophia.

On pourrait même se demander si le meilleur moyen de décider les Anglais à quitter les bords du Nil est de ramener les Russes en Bulgarie. Une occupation du Balkan par les habits verts ne risquerait-elle pas de fournir aux habits rouges un prétexte de demeurer en Égypte ? Jusque dans cet échange de services en apparence réciproques, il y a ainsi une sorte d’inégalité. Il ne faudrait pas qu’une entente franco-russe fût pratiquée de façon que les deux parties n’en retirassent point le même bénéfice.

En Bulgarie, il ne s’agit pas d’intérêts proprement français. Il en pourrait être autrement en d’autres contrées. La politique de la Russie peut la mettre aux prises avec des États dont l’existence importe manifestement à la France. Tel est, nous semble-t-il, le cas de l’Autriche-Hongrie. Un des faits qu’il convient de ne jamais perdre de vue, c’est l’antagonisme de Pétersbourg et de Vienne, de Moscou, et de Pesth. Cela vaut la peine de s’y arrêter, car c’est là aujourd’hui le nœud de la politique européenne.

 

V

 

La Russie est-elle l’adversaire naturel de l’Allemagne ? — Le Slave et le Teuton. — Leur duel est-il prochain ? — Comment aujourd’hui les Russes visent plutôt Vienne que Berlin. — Le panslavisme et l’Autriche-Hongrie. — La France peut-elle souhaiter la destruction de l’Autriche ? — De l’intérêt, pour la France, que l’Autriche reste une grande puissance et une puissance de l’Europe centrale.

 

 

On se représente vulgairement, en France, la Russie comme l’ennemie née de l’Allemagne. Le Slave et le Teuton apparaissent comme deux adversaires historiques, prédestinés à une lutte fatale. Ce n’est pas là assurément une pure fantasmagorie. Le slavisme russe et le germanisme prussien auront peine à ne pas se heurter, mais leur choc peut tarder longtemps.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il y a entre eux des antipathies de caractère et des rivalités d’intérêts ou d’ambitions. La malveillance méprisante de l’Allemand pour le Slave, la défiance jalouse du Russe pour le Niémets[12] ne sont pas nouvelles, et elles n’ont pas empêché, entre Pétersbourg et Berlin, une des plus longues et des plus solides alliances de l’histoire. S’il est des cabinets qui se laissent mener par les sympathies ou les aversions populaires, ce n’est encore ni sur la Sprée, ni sur la Neva.

Le duel des champions du slavisme et du germanisme, une chose peut le reculer à une époque éloignée ; c’est, pour tous deux, la grandeur des risques et l’incertitude des chances.

L’enjeu d’une semblable partie serait si gros que Russes et Allemands hésiteront avant de jeter les dés. Les deux empires peuvent l’un et l’autre trouver avantage à gagner du temps. Avant de pousser plus loin leurs frontières, tous deux ont encore, en dedans de leur territoire, des assimilations à effectuer. Aussi apportent-ils la même hâte, l’un à russifier ses Oukraines germaniques[13], l’autre à germaniser ses Marches slaves, comme s’ils craignaient également d’être interrompus dans cette tâche. Tandis que la Prusse expulse impitoyablement de ses provinces orientales les Polonais ou les juifs sujets de l’empire voisin, la Russie édicté, contre les étrangers, des lois draconiennes pour opposer une digue à l’élément allemand qui déborde sur ses provinces occidentales[14].

Toujours est-il que, aujourd’hui, l’antagonisme est plutôt entre la Russie et l’Autriche qu’entre la Russie et l’Allemagne. Si la Russie est sortie de l’alliance des trois empires, c’est qu’à Berlin, au Congrès de 1878, et depuis, dans les affaires bulgares, les intérêts russes lui ont semblé sacrifiés aux intérêts autrichiens.

La Russie a-t-elle, en Europe, des visées d’agrandissement, ce n’est certes pas du côté de la Prusse. Quels territoires peut-elle convoiter sur la Baltique ? — Les bouches du Niémen ou de la Vistule ? Bien peu de Russes y songent. — Les provinces polonaises de la Prusse ? Les Polonais se montrent si réfractaires à l’assimilation russe que les Russes trouvent d’ordinaire que le tsar a assez de sujets polonais. Il est bon de se rappeler qu’à Moscou, on a, plus d’une fois, conseillé de céder à la Prusse toute la Pologne à l’ouest de la Vistule, afin d’obtenir en échange l’appui de Berlin en Orient[15].

L’Allemagne est-elle en suspicion à Pétersbourg, ce n’est point que la Russie ait une frontière à redresser aux : dépens de la Prusse ; — les Russes auraient plutôt à craindre de voir les Allemands revendiquer, au nom des Porte-Glaives, la Courlande et la Livonie ; — c’est que la Russie voit dans son voisin de la Baltique un obstacle à ses vues dans une autre direction. Que Berlin renonce une bonne fois à se mettre en travers des destinées de la Russie, et nombre de patriotes moscovites auront peu de scrupules à s’entendre avec le Prussien.

 

La route de Constantinople passe par Vienne et la route de Vienne passe par Berlin. — C’est là, pour beaucoup de Russes, un axiome de géographie politique. Pour eux, le compétiteur de l’aigle tsarienne, héritée des Paléologues de Byzance, ce n’est pas le jeune, aiglon des Hohenzollern, c’est la vieille aigle bicéphale des Habsbourg, dont une tête regarde l’Orient. Le rival du grand empire slave, c’est cet empire à demi slave, qui, de l’Adriatique au-delà des Carpathes et de la Moldau à la Narenta, enserre tant de tribus slavonnes. Et, de fait, si la chimère du panslavisme prend jamais corps, ce ne peut être que sur les ruines de l’Autriche-Hongrie. Pour permettre « aux ruisseaux slaves de se jeter dans la mer russe », il faut renverser ce barrage qui en détourne le cours.

L’empire des Habsbourg reste-t-il un État dualiste, germano-magyar, c’est l’oppresseur historique des frères slaves que Moscou est appelée à délivrer. Tente-t-il de se transformer en fédération, donnant à chaque individualité nationale une égale liberté, c’est un concurrent qui menace d’usurper, vis-à-vis des Slaves de l’Ouest et du Sud, la mission dévolue de droit divin à la sainte Russie.

Laissons les vastes rêves du panslavisme. Il est, à Moscou, des patriotes qui se contenteraient, au moins provisoirement, du « panrussisme » ; et ce dernier ne peut encore triompher que par une amputation de l’Autriche. On ne laisse pas oublier, dans les gymnases russes, que la Galicie, la Galicie orientale surtout, l’ancienne principauté de Galitch, la Russie rouge des Rurikovitch, n’est qu’une province échappée au sceptre du tsar de toutes les Russies[16]. Les Ruthènes de l’Autriche ne sont que des Petits-Russiens qui doivent rentrer au giron de la patrie commune, et la frontière russe devra être portée aux Carpathes, si même elle ne déborde sur les comitats ruthènes de la Hongrie, sur ce que les ethnographes dit Nord appellent « la Russie montagneuse ».

Il n’est pas d’un Russe, le mot : « Si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Aux yeux de la plupart, la monarchie des Habsbourg n’est qu’une création artificielle, une marqueterie de peuples destinée, tôt ou tard, à se désagréger. Pour la détruire, plus d’un Russe ne répugnerait pas à s’entendre avec le nouvel empire de l’Ouest, car, avant d’en venir aux mains, les deux rivaux, qui convoitent l’hégémonie de l’Europe, peuvent encore s’agrandir simultanément aux dépens d’autrui.

Un historien français[17] a dit qu’un jour les puissances copartageantes de la Pologne pourraient bien trouver matière à partage dans l’une d’entre elles. La difficulté pour les héritiers de Catherine et de Frédéric, ce serait de faire le lot des deux larrons. Puis, avant de procéder au démembrement de l’Autriche-Hongrie, il y a encore, pour les amateurs de la grande politique, une autre Pologne en Turquie.

Quelque lointain et incertain que semble l’accomplissement de pareilles prophéties, les oublier serait, pour la France, d’une souveraine imprudence. S’il est un pays intéressé à l’existence de l’Autriche, c’est la France. Le jour où la monarchie austro-hongroise viendrait à disparaître ou à être réduite aux pays de la couronne de saint Étienne, c’en serait fait de la puissance française.

Devant une Allemagne agrandie des provinces allemandes ou semi-allemandes de l’Autriche, la France tiendrait moins de place en Europe que n’en tient aujourd’hui l’Espagne, car, entre elle et l’empire germanique, la France n’aurait pas de Pyrénées.

L’Autriche est la clef de voûte de l’équilibre européen. Pour quiconque envisage l’ensemble de la politique continentale, le premier intérêt de la France est le maintien de l’Autriche, sinon exactement dans ses limites actuelles, du moins dans son cadre historique. L’une ne saurait demeurer grande puissance qu’autant que l’autre le demeure.

Quand, dans une guerre générale, l’Autriche-Hongrie et la France devraient se ranger en deux camps opposés, elles ne sauraient ni se faire une guerre à fond, ni souhaiter la ruine l’une de l’autre. Avant, comme depuis la Révolution, sous les Bourbons comme sous les Bonapartes, la politique française n’a déjà porté que trop de coups à la maison d’Autriche. En aidant à la dépouiller de la Silésie, en l’écartant de la Bavière, en contribuant à l’expulser de l’Allemagne, la France n’a fait que travailler pour le roi de Prusse.

 

Pourquoi l’Autriche-Hongrie est-elle aujourd’hui l’alliée, l’alliée inquiète et nerveuse de l’Allemagne ?

Cette alliance, qui a été le chef-d’œuvre du prince de Bismarck, ne tient qu’à une chose, aux craintes inspirées par la Russie à Vienne et à Pesth. Le spectre du panslavisme est l’épouvantail à l’aide duquel le chancelier tient l’ancienne rivale de la Prusse dans la dépendance de Berlin.

En même temps, le grand tentateur de Friedrichsruhe montre de loin à la Hofburg les flots bleus des mers du Sud étincelant à la lumière crue de l’Orient. Il ne déplairait pas au Hohenzollern de pousser les Habsbourg vers le Balkan et la mer Égée, pour hériter un jour de leurs vieilles provinces, sans être obligé de faire une part au Romanof.

Tout autres sont les vœux de la France. Si elle ne peut désirer l’amoindrissement de l’Autriche, elle ne saurait souhaiter que l’axe historique de la puissance autrichienne se déplace vers l’Orient. Il faut, pour elle, que l’Autriche-Hongrie demeure un État de l’Europe centrale, afin que l’Europe centrale, de la mer du Nord à la Leitha et de la Baltique à l’Adriatique, ne soit pas abandonnée tout entière à l’Allemagne. Sur ce point, l’intérêt de la France est d’accord avec celui de la Russie, car la Russie ne saurait non plus voir de bon œil la descente de l’Autriche vers le Sud-Est.

De même, à l’inverse de Berlin, la France aurait tout à gagner à un rapprochement durable de l’Autriche et de la Russie. Certes, c’est là chose difficile ; mais, quand ce serait un rêve, ce devrait être le rêve de la diplomatie française.

S’il y a des panslavistes à Moscou, tous les Russes sont loin de l’être. La chancellerie impériale ne leur est point inféodée ; le testament de Pierre le Grand est un apocryphe qui n’a d’autorité qu’en Occident[18]. Entre la Russie et l’Autriche, le plus grand obstacle n’est peut-être ni à Vienne ni à Pétersbourg, mais là même où l’on fait mine de travailler à les concilier, à Berlin. S’il n’y avait un chancelier intéressé à fomenter leurs défiances, un rapprochement ne serait pas impossible. Il suffirait que, au palais d’Hiver et à la Hofburg, prévalussent les idées pacifiques, ou mieux les idées pratiques.

En se faisant des concessions réciproques, en délimitant leur sphère d’influence en Orient, les deux empires rivaux apprendraient à vivre en paix, côte à côte. Si la Russie n’a d’autre ambition que le développement normal de ses congénères slaves, si les Russes ne convoitent, sur le bas Danube et sur le Balkan, qu’un ascendant moral, une pareille entente n’a rien de chimérique.

Le jour où l’Autriche, rassurée du côté de la Galicie et du bas Danube, marcherait d’accord avec la Russie, l’hégémonie prussienne aurait pris fin. Ce jour-là, notre pauvre Europe pourrait enfin respirer. Elle serait libre de renoncer aux armements qui la ruinent, et ne se verrait plus contrainte de s’imposer elle-même des charges financières et militaires, qui la mettent hors d’état de supporter la concurrence de l’Amérique et des pays d’outre-mer.

En attendant, pendant que Paris a les yeux sur Berlin, il se pourrait que Pétersbourg ne visât que Vienne. Il ne faudrait pas que la Russie se servit de la France pour isoler l’Autriche en immobilisant l’Allemagne, sauf, après la victoire, à donner au Hohenzollern une part des dépouilles du Habsbourg.

Si, pour le malheur de l’Europe, une intervention russe sur les Balkans devait amener un conflit entre la Russie et l’Autriche-Hongrie, qu’on se représente ce que serait, durant un pareil duel, le tête-à-tête de l’Allemagne et de la France, demeurées sur le terrain comme les témoins du combat. N’y a-t-il pas là, pour nous Français, un motif d’extrême réserve ?

 

VI

 

Situation intérieure de l’empire russe. — Sa force et ses faiblesses. — L’empereur Alexandre III. — L’autocratie et le « nihilisme ». — Les finances et le cours forcé. — L’administration et la vénalité.

 

 

Il en est un autre. C’est la situation intérieure et la constitution politique de la Russie, son régime financier et son système militaire, ses difficultés de mobilisation, en un mot toutes les conditions d’existence de ce lourd colosse russe.

Quel empire que cette énorme Russie ! Assise sur deux parties du monde, elle semble faite pour dominer le vieux continent. Tout, chez elle, est hors de proportion avec ce Lilliput politique qu’on appelle encore l’Europe, Vis-à-vis des peuples de l’Occident, c’est le géant de la fable ; les plus grands empires militaires ne viennent pas à la ceinture de ce Titan.

Elle est pareille, cette Russie, à l’aigle à deux têtes de son écusson impérial, à cette aigle qui étend une serre vers l’Europe et l’autre vers l’Asie, menaçant du bec l’Orient à la fois et l’Occident. Qui mesurera l’envergure de ses ailes le jour où elles seront entièrement déployées, et qui saurait dire jusqu’à quels rivages s’étendra leur ombre ?

Un jour peut venir où, pour tenir tête à cet ancien vassal des Khans tatars, ce ne sera pas trop d’une ligue du reste de l’Europe et de l’Asie. Déjà, c’est sa grandeur qui lui vaut tant de défiances ; c’est elle qui, en tant de langues, fait dénoncer toute alliance avec lui comme une trahison envers l’Europe et envers la civilisation.

Le reproche serait peut-être juste, si le colosse avait toute sa force ; mais il ne l’a pas. Il a beau compter 115 millions d’habitants et gagner chaque année de douze à quinze cent mille âmes, sa croissance est loin d’être achevée. Il est à peine dans l’adolescence. Sa taille même est pour lui une fatigue. La grandeur des géants est parfois une faiblesse. Leurs membres sont souvent disproportionnés, leur corps manque de souplesse, leur marche est pesante ; ils sont lents à se mouvoir et à se retourner. Telle est encore la Russie de cette fin de siècle. Elle ne serait pas sûre de venir à bout d’adversaires plus petits et plus agiles.

Cette Russie, à en juger par leurs démonstrations sur la tombe de Katkof, les Français ne semblent guère mieux la connaître qu’au temps de Custine[19]. Ce n’est pourtant plus la faute de leurs écrivains. Nous sommes plusieurs en France qui, depuis une quinzaine d’années, avons entrepris d’arracher à cette mystérieuse Russie le voile d’orientale qui nous en cachait la face[20]. L’histoire, la littérature, les institutions politiques et religieuses du Slave russe, nous les avons étudiées avec une ardente curiosité, nous attachant passionnément à saisir les traits de son caractère et de son génie national. Le gros public n’en continue pas moins à se forger une Russie de convention, il exalte ce qui est russe comme il le honnissait jadis, presque aussi ignorant dans son engouement du jour que dans ses dédains d’autrefois. La grande différence, c’est que le préjugé s’est retourné.

Elle a, elle aussi, cette lointaine Russie, ses plaies, ses faiblesses politiques et militaires. Si nous n’avons pas craint de laisser voir celles de la France, ce n’est pas pour dissimuler les siennes.

 

À Pétersbourg, ce n’est ni la direction ni l’unité de vues qui font défaut. Il y a un homme, sorte de dieu terrestre, plus puissant que les césars de Rome ou les khalifes d’Orient, qui seul peut tout. La Russie, comme un globe inerte, tient tout entière dans la paume de sa main. Il sait qu’il suffit d’un mot de sa bouche pour que, « des rocs glacés de la Finlande à la brûlante Colchide, des tours branlantes du Kremlin à la muraille de la Chine immobile[21] », ses peuples s’inclinent et adorent, que ce soit paix ou guerre.

Cet homme, ce tsar, investi de l’omnipotence qui fait les Néron et les Héliogabale, est un honnête homme et un homme d’honneur. Il est courageux, il est simple, il est patriote, il est dévoué à ses devoirs d’autocrate. Il a de la droiture, de la volonté, de la sagacité. Il a montré une qualité rare chez les tout-puissants, l’empire de soi-même. L’échec de sa politique en Bulgarie ne l’a point entraîné à un coup de tête. Il sait attendre, il a de la patience, ce qui, pour les forts, est le comble de la sagesse. Un pareil prince, si sa loyale parole était engagée, serait un allié sûr. Mais cet autocrate n’est qu’un homme, et il est dangereux de faire reposer toute une politique sur une vie humaine, surtout sur la vie d’un empereur russe.

Pour déranger les plus savantes combinaisons de la diplomatie, il suffirait d’une petite bombe grosse comme une orange. Que serait une minorité, ou le règne d’un tsar de dix-neuf ans, dans un pays où le souverain est tout ? Quel contrecoup les difficultés du dedans auraient-elles sur les relations du dehors ? Quand l’empire n’en serait pas, pour plusieurs années, condamné à l’impuissance, quelle politique l’emporterait dans les conseils du nouveau maître ?

Impossible de le prévoir. Il n’est, à la cour de Pétersbourg, ni tradition ni influence dominante ; je me trompe, il y a bien une tradition, mais elle est en faveur de l’alliance prussienne, en faveur de l’accord des empereurs, de la politique dite conservatrice ; et, en cas de catastrophe, la famille impériale serait violemment tentée d’y revenir.

Certes, ce terrible aléa peut être conjuré. Le Dieu qui a gardé le tsar doit continuer à le couvrir de sa protection ; si le ciel écoute les prières des moujiks, une légion d’anges veille nuit et jour autour du fils d’Alexandre II. Il en a besoin, car, si sa police a, jusqu’ici, déjoué tous les complots, il s’en reforme sans cesse, jusque dans l’armée, parmi les officiers. Il n’y a guère qu’un an, en mars 1887, dans la Grande Morskaïa, on jetait, devant le traîneau de l’empereur, des bombes strychninées. Il n’y a pas six mois qu’une commission militaire jugeait un nouveau groupe de conspirateurs. Jamais le mot « despotisme tempéré par l’assassinat » n’a été plus de saison.

Et cela ne semble pas près de prendre fin. C’est la conséquence de tout le régime russe. Les complots sont l’accompagnement naturel du système autocratique. Ils risquent de durer tant que, sous le sceptre paternel des tsars, on n’admettra d’autre moyen d’opposition que la dynamite et la nitroglycérine.

Pour sortir de l’ère des conspirations, il faudrait tout un ensemble de réformes politiques et économiques que le gouvernement impérial n’ose aborder, et qu’il ne saurait plus entreprendre sans s’exposer à d’autres périls[22]. Beaucoup des mesures prises par les conseillers d’Alexandre III paraissent plus propres à envenimer le mal qu’à le guérir. En limitant le nombre des élèves des collèges et des universités, en fermant les portes du haut enseignement à des milliers de jeunes gens, ils viennent encore de renforcer l’armée des mécontents, parmi lesquels se recrutent les volontaires du « nihilisme[23] ».

Entre la Russie autocratique et la France républicaine, il y a, au milieu de tant de contrastes, une ressemblance ; c’est que, dans les deux pays, en tout calcul politique, il est un facteur, qu’on ne saurait oublier : l’imprévu.

Mais laissons cette sinistre perspective. Ce n’est pas, nous voulons le croire, à l’heure où, sur toutes les frontières européennes, résonne sourdement le pas de troupes en marche, qu’un bras russe se lèverait sur le tsar russe. Avec son gouvernement omnipotent et ramassé dans une seule main, la Russie a d’autres faiblesses, financières, administratives, militaires même.

 

Est-il nécessaire d’insister sur ses finances ? Les ressorts en sont tendus à l’excès. Le peuple russe est, relativement à sa richesse, ou mieux à sa pauvreté, le peuple le plus taxé du globe. L’empereur Alexandre III, dans le louable dessein de soulager les classes populaires, a supprimé la capitation et réduit les impôts directs. Pour cela, il a fallu remanier tout, le système d’impôts. Le budget s’en est ressenti. Celui de 1887 prévoyait un déficit de près de 40 millions de roubles ; celui de 1888 n’a pu être mis en équilibre, sur le papier, qu’au moyen de problématiques économies sur l’armée. Nous ne disons pas que les finances russes sont en détresse. Loin de là ; pour les rétablir, il suffit de quelques réformes et d’un peu de sagesse[24] ; mais, ce qu’il leur faut surtout, ce dont elles ne sauraient se passer, c’est la paix.

N’oublions pas que la Russie est au régime du papier-monnaie, et que le rouble de 4 francs est aujourd’hui à 2fr, 10. Il a suffi de la crainte d’un conflit pour lui faire perdre, en quelques mois, 25 0/0. Le lendemain d’une déclaration de guerre, le rouble-argent, ainsi qu’on l’appelle encore officiellement, comme par ironie, ne vaudrait pas 1fr, 50, peut-être pas 1fr, 25, et l’empire a au dehors une dette considérable payable en or.

Le rouble à près de 2 francs, c’est là un conseiller qui invite à la paix. Il est vrai que, de nos jours, l’argent n’est plus forcément le nerf de la guerre. On peut se battre avec du papier, mais au risque de faire banqueroute. La Russie qui, depuis plusieurs générations, a mis son honneur à satisfaire ses créanciers, perdrait, en six mois, le fruit d’efforts séculaires. Son budget, construit avec des assignats, ressemble à un palais de glace construit avec des blocs de la Néva : il fondrait au premier dégel.

Que dire de son administration ? Chacun en connaît le vice invétéré, la corruption. C’est proprement le mal russe.

Il y a une quinzaine d’années, comme je partais pour Moscou, — c’était ma première visite aux États du tsar, — le directeur de la Revue des Deux Mondes, M. François Buloz, me disait dans son rude langage :

Allez voir si la Russie n’est pas une planche pourrie.

Hélas ! le directeur du Vestnik Evropy ou de la Rousskaïa Mysl pourrait aujourd’hui faire à ses rédacteurs en voyage même recommandation pour la France.

En Russie comme en France, la pourriture n’est heureusement qu’à l’écorce, le cœur du bois est sain. Mais l’administration impériale, le tchinovnisme, sont toujours rongés par cette gangrène[25]. Il semble que le mal soit incurable. Tous les services publics en sont atteints et affaiblis, à commencer par les finances, à finir par l’armée.

 

VII

 

Ce qui a vaincu la Russie en Crimée. — De l’armée russe. — Le soldat. — Les services accessoires. — La mobilisation. — Force de résistance de l’empire russe. — Sa force offensive est-elle au niveau de sa force défensive ? — Conséquences pour un allié d’Occident.

 

 

« Ce n’est pas la France qui nous a battus en Crimée, disait un officier russe, c’est notre administration. » Le mot a été répété sous Plevna. On n’a pas oublié les scandales de la dernière guerre turco-russe. Des procès ont mis au jour les révoltantes pratiques de l’intendance et des fournisseurs militaires. Il faut leur attribuer une bonne part des mécomptes de la double campagne de Bulgarie.

L’empereur Alexandre III est l’ennemi juré du péculat. Sans merci pour les malversations et les mains vénales, profondément honnête et ne sachant tolérer la malhonnêteté autour de lui, inaccessible aux séductions féminines si puissantes sur son père, joignant, à l’inverse de ce dernier, les vertus de l’homme privé aux généreuses aspirations du prince, incapable de toute faiblesse pour des favoris ou des favorites, scrupuleusement économe des deniers de l’État et tout plein de la sainteté de sa mission, Alexandre III semblait, personnellement, plus capable qu’aucun de ses prédécesseurs de déraciner les abus dont, ni son père, ni son grand-père n’avaient pu purger le sol de la Russie ; mais que peut un homme, si résolu et si austère qu’il soit, dans un État de plus de vingt millions de kilomètres carrés ? Un pareil empire n’est pas de ces domaines où l’œil du maître peut tout voir et suffire à tout.

Isolé dans une gloire, au sommet de la pyramide bureaucratique, l’empereur ne peut atteindre la foule des concussionnaires. Alexandre III a eu beau faire des exemples jusque parmi les généraux et les colonels, les abus se reproduisent là où l’œil impérial ne peut descendre, dans la ligne surtout. Récemment encore, on découvrait qu’en tel et tel régiment, hommes et chevaux ne recevaient pas la nourriture qui leur était allouée. Qu’une grande guerre éclate, rien ne garantit que, avec les mêmes désordres, les troupes impériales n’éprouveront pas les mêmes déboires que dans la dernière guerre d’Orient.

C’est grand dommage, car, autrement, la Russie serait la première puissance militaire du globe.

En fait de soldats, elle a le nombre et elle a la qualité. S’il venait à mobiliser toutes ses armées, le tsar n’alignerait pas moins de cinq ou six millions d’hommes, et quels hommes[26] ! Le soldat russe n’a peut-être pas d’égal. Il joint la solidité de l’Allemand à l’élan du Français ; il a la sobriété de l’Espagnol et la résignation du Turc. C’est, à la fois, le mieux discipliné, le plus endurant et le plus ingénieux, le plus « débrouillard ». Avec l’admirable habileté de main du Russe, il est à volonté charpentier, terrassier, forgeron, toujours prêt à tous les métiers, de la guerre comme de la paix.

À ces fantassins capables de toutes les transformations, ajoutez une cavalerie infatigable et innombrable, des sotnias de Cosaques, ces Centaures de la steppe, de quoi inonder en quelques jours des centaines de verstes. Il est vrai que les frontières boisées et marécageuses de la Russie d’Europe se prêtent peut-être moins qu’on ne l’imagine au déploiement de la cavalerie.

Les généraux russes valent-ils leurs soldats ? Beaucoup ont fait leurs preuves en Bulgarie. Ils sont instruits, exercés, hardis. Les officiers ont confiance et inspirent confiance. On ne saurait dire toutefois que l’état-major russe ait la même cohésion, la même science ou la même expérience que l’état-major allemand. À valeur égale, avec la même unité dans le commandement, il aurait encore une double infériorité : les services administratifs, les moyens de concentration.

Or, en cas de guerre européenne, ce dernier point, pour des alliés éventuels surtout, est d’importance capitale.

On sait, à vingt-quatre heures près, ce qu’il faut de temps, à l’Allemagne ou à la France, pour mobiliser un million d’hommes. Avec la Russie, on l’ignore. C’est l’x de ce redoutable problème, et sans cet x, impossible de calculer la valeur du concours des Russes.

Combien de temps exige leur mobilisation ? Faut-il compter par jours, par semaines, par mois ? Combien de centaines de mille hommes pourraient-ils réunir en première ligne ? Combien en seconde ?

Encore une fois, personne ne le sait. Une seule chose est certaine, — les Russes le confessaient eux-mêmes, dans les articles de l’Invalide russe, en réponse aux inquiétudes de Vienne : — la mobilisation de la Russie serait incomparablement plus lente que celle de ses voisins[27].

Et comment en serait-il autrement ? Avec des distances infiniment plus grandes, elle a beaucoup moins de chemins de fer, et ses chemins de fer sont moins bien orientés, moins bien outillés, moins bien desservis. La plupart n’ont qu’une seule voie ; presque aucun ne possède de quai d’embarquement pour les troupes. Que de désavantages dans ce seul fait matériel ! et comme on comprend que, pour les compenser, le gouvernement impérial ait cru nécessaire de masser quelques divisions sur ses frontières[28] !

C’est surtout pour ses alliés que cette infériorité de la Russie risquerait d’avoir des conséquences désastreuses. La vaste Russie peut, sans se troubler, recevoir l’ennemi chez elle ; elle sait qu’il lui serait difficile d’en sortir ; mais que ferait, pendant ce temps, un allié d’Occident ? La plus vulgaire prudence lui conseillerait de n’entrer en ligne qu’après les Russes, lorsque les troupes du tsar auraient effectué leur mobilisation ; mais les adversaires de la Russie laisseraient-ils ses alliés libres de choisir leur moment ?

C’en serait assez pour que, dans une alliance franco-russe, les périls ne fussent pas également partagés entre les deux puissances. Dans une pareille partie, ce serait assurément la France qui mettrait le plus au jeu, et cela au point de vue militaire, non moins qu’au point de vue politique.

La Russie pourrait prendre son temps. Quand l’ennemi franchirait ses frontières, il aurait peine à entamer ses chairs vives. Le colosse a le cuir épais, ou mieux, il a, pour se couvrir, une large ceinture de provinces à demi étrangères, polonaises, lithuaniennes, lettones où les blessures de la guerre lui seraient peu sensibles. En France, au contraire, l’ennemi peut, à la première bataille être en pleine Champagne, à la seconde sous les forts de Paris.

L’inégalité est manifeste et elle est rehaussée encore par le succès différent de toute invasion dans les deux pays.

Jusqu’à présent, l’envahisseur a toujours échoué en Russie et presque toujours triomphé en France. Il semble que, pour se défaire de ses ennemis, l’empire du Nord n’ait qu’à les attirer dans ses profondeurs ; ils s’y engloutissent. Je ne sais s’il en serait aujourd’hui d’une armée allemande comme des Suédois de Charles XII et de la grande armée de Napoléon. Peut-être les chemins de fer ont-ils enlevé à la Russie de l’invulnérabilité que lui assuraient les distances. Avec un chemin de fer, Napoléon se fût peut-être maintenu à Moscou. La Russie n’en garde pas moins quelque chose d’insaisissable.

Elle est en quelque sorte inorganique ; elle n’a point de cœur ni de cerveau où lui porter un coup mortel. Pas de ville, pas, de capitale où l’ennemi soit sûr de conquérir la paix, et l’on ne peut faire campagne à perpétuité sous un pareil ciel. À défaut d’autres généraux, la Russie aura toujours « le général Hiver ». Alors même que les armées du tsar seraient partout battues, le vainqueur aurait peine à recueillir le fruit de ses victoires. Jusqu’où lui faudrait-il s’enfoncer pour traiter ?

Cette force de résistance qu’elle tient de ses dimensions, de son climat, de sa structure encore élémentaire, la Russie n’en saurait faire profiter ses alliés ; elle lui est propre, elle ne peut se communiquer. Le tsar pourrait continuer la lutte aux bords du Volga ou du Don, que ses alliés d’Occident seraient depuis, longtemps réduits à merci.

Car les millions de soldats enrégimentés sous les aigles tsariennes ne doivent pas faire illusion : la force de la Russie est surtout défensive. Son avantage, ce qui, avant un siècle, la mettra hors de pair, c’est sa masse ; mais cette masse même, qui fait sa supériorité pour une guerre défensive, est un obstacle pour l’offensive.

Les faits l’ont montré, il y a dix ans. Prenons la dernière grande guerre à laquelle ait participé la Russie. Que de temps et d’efforts lui a demandé le transport de deux armées en Bulgarie et en Arménie ! Pour venir à bout des Turcs, il lui a fallu deux campagnes ; sans les Roumains, il lui en eût peut-être fallu trois.

L’état-major russe a mis à profit ces dix ans ; mais une guerre avec l’Allemagne et l’Autriche serait autre chose qu’un duel avec la Turquie, sans compter qu’une alliance formelle de la France et de la Russie risquerait fort de resserrer la triple alliance et de lui gagner le concours des flottes anglaises. Les défiances contre la politique russe sont grandes dans tous les cabinets. De Stockholm à Rome et à Madrid, on trouve que la Russie couvre assez de place sur la carte d’Europe.

La triple alliance pourrait entraîner à sa suite la Turquie, la Roumanie et les petits États d’Orient. Certes, la France et la Russie, bien commandées, seraient de taille à tenir tête à une coalition du reste de l’Europe ; mais c’est la France qui, par sa situation, porterait le poids de la lutte ; c’est la France qui serait la plus exposée, étant la plus vulnérable.

Il lui faudrait faire face à l’ennemi sur toutes ses frontières à la fois, sur terre et sur mer, en Europe et en Afrique, sans être sûre que sa lointaine alliée ait le temps ou le moyen de lui prêter secours. Aussi pourrait-on dire que, au point de vue militaire, les avantages d’une alliance franco-russe seraient surtout pour la Russie, les périls surtout pour la France.

 

VIII

 

Comment, en cas d’alliance franco-russe, la situation des deux pays ne serait pas égale. — Pourquoi la Russie n’a pas besoin de prendre d’engagements. — Comment un rapprochement entre Saint-Pétersbourg et Berlin est toujours possible. — Dans la guerre, comme dans la paix, le tsar aurait des avantages que n’aurait pas la République française.

 

 

À bien peser les risques, il en est de même au point de vue politique. Si précieuse qu’elle fût pour la France, l’alliance russe n’irait pas sans dangers graves. Elle lui aliénerait ce qui lui reste de sympathies en Occident, au sud des Alpes comme au nord de la Manche. Elle aurait, nom l’avons dit, l’inconvénient de resserrer la triple alliance, dont le but ou le prétexte est précisément de contrebalancer une combinaison franco-russe.

D’autre part, la situation internationale de la France et de la Russie n’est nullement la même. Les périls diplomatiques, tout comme les périls militaires, seraient surtout pour la France. Entre les deux pays, il est manifeste que les bonnes chances et les mauvaises seraient inégalement partagées.

La seule perspective d’une alliance française est une force pour la Russie ; c’est un épouvantail dont sa politique peut se servir sans prendre d’engagements. Pour s’en assurer le bénéfice, elle n’a pas besoin de se lier les mains. La politique russe est, en effet, autrement libre que celle de la France. On se dit à Pétersbourg que le jour où il plairait au tsar d’entrer en guerre avec l’Allemagne, les chassepots, ou les Lebel, partiraient tout seuls. On se flatte qu’en annexant Metz et Strasbourg, Bismarck et Moltke ont fait de l’armée française une aile de l’armée russe.

Or, la réciproque n’est pas vraie, et c’est ce qui fait l’infériorité de la France. Pour employer une métaphore bismarckienne : il serait présomptueux aux Français de dire que la Russie est une carte dans le jeu de la France ; il l’est beaucoup moins aux Russes de regarder la France comme une carte dans leur jeu, et une carte qu’ils peuvent jouer à volonté[29]. À quoi bon alors prendre des engagements ?

À l’inverse de la France, la Russie restaurait maîtresse de se retourner. Elle garde des combinaisons et des alliances de rechange. Tant qu’une guerre ne les a pas mis aux prises, il n’y a rien d’irréparable entre Pétersbourg et Berlin. Les polémiques de presse ne lient pas plus le tsar russe que le chancelier germanique. Selon le mot de M. de Bismarck, la presse, dans les deux États, n’est que « de l’encre d’imprimerie sur du papier ». Pour couper court à la campagne anti-allemande des feuilles moscovites, il suffit d’un avis officieux de la censure. Une rencontre de l’empereur Alexandre III et de son impérial cousin, une visite de M, de Giers à M. de Bismarck, c’en est assez pour rapprocher les deux gouvernements[30].

Rien ne défend à la Russie de revenir à l’Allemagne ou à l’alliance des trois empires, le jour où sa politique aura tiré du spectre de l’alliance française tout ce qu’elle en attendait. Pour cela, il lui suffirait peut-être d’une satisfaction d’amour-propre en Bulgarie. Déjà, les relations de Pétersbourg et de Berlin sont devenues manifestement plus bienveillantes, chaque fois que, ayant ou depuis la mort de l’empereur Guillaume, la politique allemande a paru s’employer au profit de la politique russe, à Constantinople ou à Sophia. La Russie semble n’avoir d’yeux que pour la Bulgarie et pour l’Orient. Il ne faudrait pas que, selon là railleuse image d’un homme d’État anglais, la France eût l’air de jouer, pour l’empire du Nord, « le rôle du chien lâché par le chasseur pour rabattre le gibier devant lui[31] ».

Qu’il consente ou non à se rapprocher de Berlin, le tsar est maître de choisir sa politique et son heure. Il n’a pas à craindre de ne plus pouvoir revenir sur ses pas ; il est sûr d’être toujours bien accueilli de ses collègues de la Sprée et du Danube. On voit que, entre la Russie et la France, il n’y a pas de parité.

Tandis que l’une garde sa liberté[32], il ne faudrait pas que l’autre aliénât la sienne. Pendant que la Russie a diverses voies devant elle, se réservant de suivre celle qui lui convient, il ne serait pas bon que-la France, se fermant toute issue, s’engageât témérairement dans une impasse, où elle peut se trouver isolée. En s’avançant à l’aveugle sur la foi de platoniques sympathies, qu’elle prenne garde qu’on lui faussa compagnie.

Bien plus, alors même que la Russie se lierait par un Imité formel, cette sorte d’inégalité persisterait jusque dans une guerre faite en commun. Victorieux ou vaincu, le tsar russe aurait pour la paix d’autres facilités que la République française. Entre empereurs, il est toujours plus aisé de traiter. Qu’on se rappelle Villafranca ; une entrevue d’une heure suffit pour arrêter les préliminaires de la paix. S’il fallait que les deux alliés vinssent à succomber sous la coalition du reste de l’Europe, les vainqueurs pourraient être plus durs pour l’un que pour l’autre. Une guerre malheureuse risquerait fort de se terminer par une réconciliation des trois empires et une nouvelle sainte-alliance contre la Révolution, personnifiée par la Commune de Paris.

 

IX

 

Conclusion. — Où doit tendre toute entente entre la France et la Russie. — Comment l’une et l’autre ont besoin de la paix. — Qui pourrait provoquer la guerre ?

 

 

Telle est la situation ; aucune ne saurait commander plus de prudence.

Est-ce à dire que la France et la Russie n’ont point intérêt à se rapprocher ? Nullement. En face de la triple alliance, leur rapprochement est naturel, inévitable. La triple alliance les y invite, elle les y contraint. Mais toute entente entre Paris et Pétersbourg doit avoir en vue la paix et non la guerre. Pour cela, il n’est besoin ni de traité, ni d’alliance. Si ce n’est pas ce que rêvent certains brouillons, c’est assurément de cette façon que le comprennent les deux gouvernements.

À tous les deux, la paix est presque également nécessaire. En France, pas de doute que l’immense majorité de la nation est pacifique[33]. C’est le seul point sur lequel le suffrage universel se montré unanime. De l’anarchiste au royaliste, la paix est une des figures obligées de tous les programmes électoraux, ce qui n’est pas indifférent dans un État où les pouvoirs publics n’ont de règle que l’intérêt électoral.

Opportunistes ou radicaux, les hommes qui se passent de main en main le gouvernement de la France, doivent tenir doublement à la paix, une fois comme Français, une fois comme républicains. Comme Français, ils sentent qu’une guerre pourrait être la fin de la puissance française. Comme républicains, ils savent qu’heureuse ou malheureuse, la guerre serait la fin de la République, ou, ce qui les touché autant, la fin du parti républicain.

Pour la Russie, les risques ne seraient guère moindres. Certes, elle n’a pas, comme la France, à craindre pour son existence, mais la défaite pourrait lui coûter une révolution. Ce qu’elle jouerait sur le champ de bataille, ce ne seraient pas seulement les conquêtes d’Alexandre Ier et de Catherine II, ce serait tout son développement matériel et intellectuel.

C’est là, il est vrai, un enjeu dont bien des Russes font bon marché. Par là même qu’elle est pauvre et arriérée, la Russie peut supporter un degré de misère et de souffrance intolérable pour des pays à civilisation plus raffinée. Son patriotisme a gardé une sorte de fanatisme religieux ; il inspira à son peuple un esprit de sacrifice dont, latin ou germanique, l’Occident n’est peut-être plus capable. Si grande que soit l’endurance de l’homme russe, il n’est pas sûr toutefois que les calamités inséparables d’une grande guerre n’arrachent point de murmures à la nation, et qu’une diminution de son maigre bien-être ne provoque point, dans certaines classes, une recrudescence des passions nihilistes. Les empiriques conseillent, pour combattre l’inflammation révolutionnaire, la guerre comme un exutoire : Alexandre III n’a pas oublié comment cette recette a réussi au libérateur des Bulgares.

Il n’y a aujourd’hui que deux hommes en Europe qui puissent déchaîner la guerre : le tsar russe et le chancelier germanique. Tous deux se défendent d’aucun mauvais dessein, et quelque suspecte que soit la bonne foi de l’un, rien ne prouvé qu’il ne soit pas sincère. Il n’est plus à l’âge où l’on aime à jouer sa fortune. Il est sujet et non souverain, il est diplomate et non général ; pour d’autres fronts seraient les lauriers des batailles.

À l’inverse de ceux qui l’ont précédé à l’hégémonie de l’Europe, il semble peu curieux de tenter le destin. Il a pris modèle sur Frédéric et non sur Napoléon. S’il ne redoute pas la guerre, il n’ose ou ne peut la déclarer. Comme il le disait à son Reichstag[34], il faut qu’un autre mette le feu aux poudres. Qui s’en chargerait ? Serait-ce le tsar ?

Alexandre III est un homme pacifique, d’humeur peu militaire. Il a fait la guerre et il ne l’aime point ; il en a, en Bulgarie, vu de trop près les horreurs. Sa conscience de chrétien et d’autocrate y répugne. Il a, depuis deux ans, dans les mécomptes mêmes de sa politique, donné trop de marqués de prudence et d’amour de la paix pour qu’on le soupçonne de vouloir, tout à coup, précipiter l’Europe dans la plus effroyable des guerres qu’ait encore vues le monde civilisé. S’il n’est pas fâché de tenir ses voisins sur le qui-vive, c’est pour les payer des déconvenues qu’ils lui ont infligées et leur faire sentir le prix de son amitié. Si à cœur que lui tienne la fastidieuse affaire de Bulgarie, il sait que Sophia n’est pas l’Europe, et que la Russie engagée en Orient, c’est l’Allemagne libre en Occident.

 

Vous oubliez, dira-t-on, le changement de règne survenu à Berlin. L’empereur Guillaume, le victorieux nonagénaire, repose au mausolée de Charlottenbourg, et à l’empereur Frédéric, le pacifique, peut succéder un prince jeune, belliqueux, ambitieux de s’illustrer à son tour, un vrai Hohenzollern, ne partageant pas l’indifférence de son père pour « l’éclat des grandes actions qui procurent la gloire[35] ». À son armée, un nouveau Guillaume pourrait offrir, comme don de joyeux avènement, de nouvelles batailles.

Cela est possible, et le jour où la maladie aura fait tomber la couronne impériale de la tête de Frédéric III, les sentinelles des Vosges feront bien de se tenir sur leurs gardes. Nous ne sommes plus cependant aux temps où, pour renverser toute la politique, il suffisait d’une mutation sur un trône. Les intérêts nationaux survivent aux princes, et les besoins des peuples sont plus forts que les penchants des souverains. Un empereur ne tient pas toujours toutes les promesses ou les menaces d’un prince héritier. Le voudrait-il que, le plus souvent, il n’en, serait pas le maître. Quelques prérogatives que lui confère la tradition ou la constitution, il est obligé de compter avec les hommes et avec les choses. Hommes et choses sont plus puissants, qu’un empereur, si omnipotent qu’on le suppose. Cela est surtout vrai de l’Allemagne actuelle.

Si c’est l’épée des Hohenzollern qui a tracé les frontières du nouvel empire, leur épée ne l’a pas fait toute seule. L’homme qui en a tenu la poignée ou dirigé la pointe, l’inspirateur de leur politique est encore vivant, et, tant qu’il aura la force de conduire la diplomatie allemande, l’empereur, son maître, aura peine à se passer des conseils d’un pareil serviteur. Quand les intrigues de cour ou les fatigues de l’âge lui feraient résigner quelques-unes de ses multiples fonctions, le chancelier septuagénaire garderait la direction des affaires extérieures de l’empire.

Quelle que soit sa prédilection pour Varzin ou pour Friedrichsruhe, il reviendra toujours à la Friedrichstrasse ; et, tant qu’il présidera à la politique allemande, il préférera les solutions diplomatiques aux solutions militaires. La guerre restera pour lui un épouvantail à l’aide duquel il continuera à dominer l’Allemagne et l’Europe. Il se peut que nous ayons ce singulier spectacle : le chancelier de fer regardé, en France même, comme le gardien de la paix. Peut-être verra-t-on un jour les Bourses de l’Europe baisser sur les bulletins des médecins du prince de Bismarck.

Une chose annulerait assurément les penchants pacifiques du chancelier et de l’Allemagne, c’est une apparence de provocation de la part d’une autre puissance, de la part de la France surtout. L’Allemagne de M. de Bismarck supportera beaucoup de la Russie, autant du moins qu’elle peut le faire sans sacrifier ouvertement les intérêts de ses alliés d’Autriche-Hongrie.

La force des armes prussiennes que M. de Moltke à si durement fait sentir aux voisins du Sud et de l’Ouest, il est manifeste que M. de Bismarck ne se soucie point de l’essayer sur les dusses. Il n’a pas les mêmes appréhensions vis-à-vis de la France ; il connaît le chemin de Paris et il croit que, aujourd’hui tout comme en 1870, l’Europe abandonnerait la France à elle-même. Le jour où les influences belliqueuses lui paraîtraient l’emporter au-delà des Vosges, l’Allemagne ne laisserait pas aux Français le loisir de prendre leur temps. C’est là, aujourd’hui, le principal danger pour la paix. La France ne doit pas l’oublier. Quelque nouvelle métamorphose que lui réserve l’inconstance démocratique ou l’impéritie de ses gouvernants, la France doit se garder de tout semblant de défi vis-à-vis du dehors. Ce ne serait pas seulement s’exposer à la guerre, ce serait, en mettant l’opinion de l’Europe : contre soi, s’exposer à combattre seule contre la Prusse et la triple alliance.

Tout au contraire, si le chancelier du un nouvel empereur venaient à se lasser de la paix, sans que la France leur eût fourni aucun prétexte de guerre, l’Allemagne, en marchant contre nous, risquerait fort de n’être pas suivie de ses alliés.

Pour l’Autriche-Hongrie, aucun doute ; son alliance avec l’Allemagne est purement défensive ; toute velléité d’attaque est étrangère à Vienne comme à Pesth.

En Italie même, les partisans de la guerre sont moins nombreux qu’on n’est porté à se le figurer en France. Ce que l’Italie est allée chercher à Berlin, c’est une garantie contre les chimériques desseins prêtés, par son imagination méridionale, à ses voisins de France. Quelques rancunes ou quelques malentendus que les dernières années aient jetés entre les deux grandes nations latines, on sent, au-delà comme en deçà des Alpes, tout ce qu’aurait d’impie et de funeste aux intérêts permanents des deux pays une lutte entre les deux alliés de 1889.

Le jour où l’Allemagne voudrait entreprendre, contre la France, une guerre agressive, l’Allemagne aurait toute chance de marcher seule, et une pareille guerre, l’Allemagne s’y engagera d’autant moins volontiers, qu’elle ignore ce que pourrait faire la Russie pendant que les Allemands batailleraient contre nous.

Pourquoi l’Europe partirait-elle en guerre ? La triple alliance est-elle, comme l’affirmait M. de Bismarck, après M. Tisza et M. Crispi, une ligue de paix, la paix est solide ; car, si elle est arc-boutée d’un côté par la triple alliance, elle l’est de l’autre par la France et la Russie, et mieux vaut qu’il n’y ait pas dans un sens une poussée plus forte que dans l’autre. Si une paix aussi laborieusement maintenue, à l’aide d’une sorte d’équilibre des forces, parait précaire, c’est, hélas ! la seule que puisse de longtemps connaître la nouvelle Europe.

 

 

 


LA RUSSIE ET L’ANGLETERRE

 

Les questions qui peuvent mettre aux prises les puissances de l’Europe ne sont pas toujours des questions européennes.

Il en est ainsi notamment de la Russie et de l’Angleterre. C’est l’Asie qui a fait d’elles deux rivales ; mais, pour avoir son principe au fond de l’Asie, la rivalité du grand Empire continental et du grand Empire maritime n’en intéresse pas moins l’Europe. C’est un des facteurs de sa politique et non l’un des moindres.

L’Angleterre et la Russie doivent-elles être ennemies ou peuvent-elles être alliées ? Est-on, dans une guerre générale, sûr de les trouver en face l’une de l’autre, ou peut-on espérer les voir dans le même camp ?

Il y a trois ans à peine, en 1885, des ruisseaux qui se perdent dans les sables sans avoir la force d’atteindre une des mers intérieures de l’Asie centrale, de maigres oasis au nom ignoré de la plupart des cartes européennes ont failli provoquer une guerre entre le tsar russe et l’impératrice des Indes. Depuis lors est intervenu un arrangement. Quelle est la valeur de cette convention et quelles garanties offre-t-elle à la paix ? Quels sont, pour les deux États, les intérêts en jeu et de quelle façon peuvent-ils être conciliés ? Quelles seraient, en cas de conflit, les ressources et les chances des deux belligérants ? Voilà ce que nous voudrions examiner ici, car, sans cela, l’on ne saurait comprendre ni la politique de l’Angleterre, ni la politique de la Russie, ni, par suite, la politique générale de l’Europe.

 

I

 

Des rivalités coloniales. — Importance des questions coloniales pour l’Europe moderne. — La Russie et l’Angleterre sont également deux puissances colonisatrices. — De la rencontre du Russe et de l’Anglais en Asie. — Comment, en 1885, les deux États rivaux ont été près d’un conflit.

 

 

Il y a longtemps qu’on l’a dit, l’Europe est devenue trop petite ; à l’étroit chez elle, elle déborde de plus en plus sur les quatre parties du monde. Aujourd’hui, c’est la Terre elle-même, dont nous faisons si facilement le tour, qui semble trop bornée pour nos voyageurs et nos savants, pour nos ambitions commerciales ou politiques. À la façon dont les peuples civilisés s’approprient le globe, se répandant à l’envi sur les deux hémisphères, s’assujettissant les peuples barbares et les terres encore vacantes, nous regretterons bientôt de n’avoir pas, à notre portée, d’autres planètes où transporter nos produits et nos compétitions.

Une force d’expansion sans pareille, depuis le siècle de Colomb et de Gama, pousse l’Europe à étendre son empire, dans toutes les directions à la fois, sur le vieux continent et l’Océanie notamment, le nouveau monde étant déjà aux mains de fils de l’Europe qui bientôt s’y trouveront eux-mêmes à l’étroit. Jeunes ou vieux, continentaux ou maritimes, les États civilisés rivalisent de hâte dans cette conquête de notre humble univers par l’homme blanc. En dépit de la nature et du climat qui semblent repousser l’Européen des régions tropicales, malgré de trop nombreuses déceptions militaires et financières, c’est à qui occupera le plus de contrées demeurées libres de maître, de même que, dans nos villes et autour de nos capitales, on se dispute les terrains vides, certain que l’avenir ne saurait manquer de leur donner du prix.

L’on ne se contente plus, comme aux trois derniers siècles, d’occuper des points maritimes, des stations commerciales sur les côtes du Pacifique ou de l’Atlantique, on convoite les oasis et jusqu’aux sables du désert, comme autrefois les archipels des mers. On pénètre les continents de même que les océans ; on se les distribue d’avance dans des congrès. Les diplomates rédigent des protocoles sur le centre de l’Afrique, hier encore inconnu, et, pendant qu’ils négocient touchant les plateaux de l’Asie, les officiers en dressent des cartes stratégiques.

Faut-il se plaindre ou se féliciter de cette fièvre coloniale qui a saisi la plupart des États, grands et petits ? C’est là, en réalité, une question oiseuse : les peuples et les gouvernements ne se la posent d’habitude qu’après coup, et chacun la résout suivant son tempérament et ses intérêts du moment. Quand, pour les peuples qui s’y laissent prendre, la politique coloniale ne serait qu’un mirage décevant, il en est ainsi de la plupart des ambitions individuelles ou nationales. Le désir de croître, de grandir, d’acquérir n’est-il pas, le plus souvent, pour les peuples comme pour les individus, une sorte de duperie de la nature ?

Ce qui profitera le plus de ce grand mouvement d’expansion contemporaine, ce sont peut-être les intérêts moraux, car, au point de vue matériel, au point de vue économique, le gain est parfois douteux et le plus souvent fort lent, tandis qu’au point de vue intellectuel, il y a toujours avantage, pour une nation comme pour un homme, à élargir ses horizons. En agrandissant le cercle de ses intérêts, elle agrandit le cercle de ses idées.

Quant au point de vue politique et social, s’il est vrai qu’un accroissement de territoire n’est pas toujours un accroissement de force, s’il est évident que l’extension même du territoire, dans les pays d’outremer surtout, impose des charges nouvelles, on ne saurait nier qu’elle stimule l’énergie des peuples et réveille des sociétés assoupies ou engourdies.

Un des mérites qu’on peut attribuer au récent engouement pour la politique coloniale, c’est d’avoir servi de diversion aux ambitions et aux rancunes des peuples de l’Europe. Si mal combinées, si grossièrement conduites qu’aient été chez nous, par exemple, ces récentes entreprises d’outre-mer, elles ont contribué, durant les dix dernières années, au maintien de la paix européenne. À cet égard, les peuples de l’Europe avaient tout avantage à détourner leurs yeux et leurs convoitises de notre étroit continent, où leurs revendications nationales sont condamnées à se heurter, pour les reporter en Asie, en Afrique, en Océanie, sur les vastes espaces où il semble encore y avoir place pour l’activité politique ou commerciale des différentes nations. Les embarras même suscités, aux uns et aux autres, par la politique coloniale ont été, en un sens, un gage de paix, car ils laissaient les mains moins libres pour des aventures autrement périlleuses.

 

Par malheur, il n’en sera peut-être pas longtemps ainsi. À force de s’étendre en tous sens, à force d’arrondir leurs possessions exotiques, les peuples européens se trouveront, de plus en plus, en contact les uns avec les autres, et le contact mène au conflit. Les nations européennes seront exposées à s’entrechoquer aux extrémités du globe. Témoin, il y a peu d’années encore, l’Allemagne et l’Espagne pour les îlots des Carolines.

Comme au Moyen Âge, en Europe même, elles auront, dans l’autre hémisphère, des possessions mutuellement enchevêtrées, des enclaves réciproques, qui pourront mettra leur esprit pacifique à de redoutables épreuves. L’aire de la politique européenne embrassera le monde entier, et maintenir la paix, dans ce champ agrandi, sera pour la diplomatie une laborieuse besogne.

L’exemple de l’Angleterre et de la Russie le montre déjà.

L’expérience nous a, dès longtemps, appris qu’en matière coloniale, le plus sûr est d’opérer isolément, dans les contrées écartées, sans voisin, c’est-à-dire sans rival civilisé. Cela est l’incontestable avantage des îles. Mais voici que chacun étendant sa sphère d’action, on finit par se joindre, par se toucher partout. Les déserts, mêmes ne mettent plus à l’abri des voisinages incommodes. C’est ce qu’éprouve en ce moment l’Angleterre.

Lorsque Clive et Waren Hastings jetaient dans l’Inde les fondements d’un empire plus vaste que celui du Grand-Mogol, ils ne prévoyaient pas qu’en remontant le Gange et l’Indus, leurs successeurs risqueraient de se heurter aux Moscovites, partis des bords du Don et du Volga. Voici déjà près d’un demi-siècle qu’est annoncée cette merveilleuse rencontre des hommes du Nord de l’Europe au centre de l’Asie, et ceux qui ont été les premiers à la prédire ont été traités de rêveurs. Aujourd’hui la rencontre, pacifique ou guerrière, est devenue inévitable. S’ils ne se touchent pas encore matériellement, les deux empires rivaux se touchent moralement. Leurs sphères d’action confinent l’une à l’autre.

C’est là un fait d’autant plus digne d’attention que ce qui entre aujourd’hui en contact, ce ne sont pas seulement les deux plus grands empires du globe, mais deux systèmes de colonisation, aussi bien que deux systèmes de gouvernement.

Comme colonisateur, le Russe rappelle les anciens Romains, et ne le cède point à l’Anglais. Anglais et Russe sont, sous ce rapport, les deux premiers peuples du monde. Ils diffèrent par leur méthode ; l’un, procédant par la colonisation maritime, le long des côtes, à l’aide de ses vaisseaux et de ses marchands ; l’autre, par la colonisation terrestre, agricole ou militaire, à l’aide de ses moujiks ou de ses cosaques[36]. Toute l’histoire de la Russie n’est que l’histoire du peuplement et de la colonisation du vague domaine des Sarmates et des Scythes. Le flot moscovite, le flot slave, grossi de ruisseaux turco-finnois, qui menace de battre la haute ceinture montagneuse de l’Inde, est en réalité descendu des sources du Volga et du Dniéper, il y a déjà sept ou huit cents ans, se déversant lentement sur les plaines du l’Europe orientale, avant de déborder sur tout le Nord et le centre de l’Asie[37].

Où s’arrêtera ce mouvement d’expansion près de dix fois séculaire, qui va s’accélérant de la vitesse acquise ? C’est ce que se demandent avec anxiété les maîtres de l’Inde. Voici une cinquantaine d’années, que, de Bombay à Calcutta, ils sont aux aguets, pistant l’oreille au pas lointain des sotnias cosaques sur les steppes de l’Asie. La vigilance des Anglo-Indiens semble-t-elle s’endormir, il se trouve à Londres, parfois même à l’étranger, des sentinelles, comme le Hongrois Vambéry, pour les réveiller de leur incurie et leur signaler le péril qui s’approche.

Longtemps les Anglais avaient espéré que les obstacles, jetés par la nature ou par l’homme sur le chemin de leurs rivaux arrêteraient la course des Russes. Ils avaient compté sur les cimes neigeuses du Caucase et sur l’indomptable énergie du Tcherkesse. Ils avaient mis leur confiance dans les sables, tour à tour brûlants et glacés, de l’Oust-Ourt et des Kara-Koum, et dans le fanatisme de Khiva et de Bokhara. Ils avaient cru impossible au soldat russe de franchir les steppes desséchées du désert transcaspien, impossible à l’officier russe de discipliner les hordes de pillards turkmènes.

Et toutes ces barrières sont tombées une à une devant les envahisseurs. Le Caucase pacifié est devenu, pour la puissance russe, une nouvelle base d’opérations d’où elle menace à la fois l’Asie-Mineure et le Bosphore, les plateaux de l’Arménie avec les sources de l’Euphrate, la Perse et l’Afghanistan. Khiva, à la ceinture de sables, que n’avaient jamais pu forcer les troupes impériales ; Bokhara, le foyer classique du fanatisme musulman, sont aujourd’hui des vassaux du tsar. Merv, l’inaccessible oasis du désert, est aux mains du cosaque ; et les Turkmènes, enrôlés sous les aigles orthodoxes, n’attendent qu’un signal de leurs nouveaux maîtres pour fondre sur Hérat et les routes de l’Inde.

La marche des Russes, à la fin du règne d’Alexandre II et au commencement du règne d’Alexandre III, a été si rapide qu’on se demandait, à Calcutta et à Londres, si le moment de faire front à l’invasion du Nord n’était pas arrivé. Entre les récentes conquêtes des Russes et les États de l’impératrice des Indes, il ne restait plus que l’Afghanistan. Encore les frontières afghanes avaient-elles été violées par les avant-postes russes.

Depuis que les cipayes anglo-indiens et les cosaques marchent inconsciemment à la rencontre les uns des autres, jamais peut-être le conflit, entre les deux États rivaux, n’avait semblé plus prochain. S’il a été écarté, en 1885, l’Asie et l’Europe le doivent à la sagesse des deux peuples et à la prudence des deux gouvernements.

 

II

 

Situation et vues des deux gouvernements en 1885. — En quoi, vis-à-vis de l’Inde, la politique de M. Gladstone et des libéraux diffère de celle de lord Beaconsfield et des tories. — La politique impériale et l’importance de l’Inde pour l’Angleterre. — Comment la politique anglaise est malgré elle dominée par le souci de l’Inde.

 

 

Des deux côtés on était pacifique ; les deux pays désiraient presque également la paix, et, chose rare parmi les hommes appelés au gouvernement de grands empires, dans les deux États, les hommes au pouvoir se seraient fait scrupule de recourir à la guerre sans avoir épuisé tous les moyens de la conjurer. Si la guerre a été évitée, on le doit autant à leur conscience qu’à leur sagesse. Avec d’autres souverains, avec d’autres ministres, il n’en eût peut-être pas fallu autant pour faire éclater un conflit.

À Pétersbourg régnait un tsar honnête homme, de goûts bourgeois, d’humeur paisible, exempt de toute infatuation et de toute présomption ; un prince, naturellement frappé des mécomptes du dernier règne, et assombri par l’horrible fin de son père, en ayant conservé une répulsion pour tout changement, une méfiance de toute liberté, qui neutralisent trop souvent ses meilleures intentions ; reculant par timidité, par modestie, par défiance de lui-même et des autres, par lassitude enfin, devant les réformes administratives et politiques dont la Russie ne saurait indéfiniment se passer ; mais, en même temps, un prince droit, consciencieusement et ardemment dévoué à la Russie et au bien public, loyalement soucieux du bonheur du peuple et, avant tout, du pauvre peuple sur lequel, en Russie plus qu’ailleurs, retombent toutes les charges de l’État ; autocrate sentant le poids de sa toute-puissance et en portant sérieusement la responsabilité, condamné par sa politique intérieure à renouveler le règne de Nicolas, mais ayant le large cœur d’Alexandre II, incapable, en tout cas, de chercher aux difficultés du dedans le dangereux dérivatif d’une guerre au dehors.

Au-dessous de l’empereur Alexandre III, le ministère des affaires étrangères était conduit par un diplomate prudent, simple et modeste comme son maître, d’une intelligence pondérée, d’un esprit vraiment européen et moderne, ayant pleinement conscience de ses devoirs envers la Russie et envers la civilisation, sentant ce que coûterait, à l’une et à l’autre, une nouvelle grande guerre, si peu d’années après la double campagne de Bulgarie, comprenant que, pour le vaste empire, aujourd’hui non moins qu’après le traité de Paris, le repos et le recueillement sont encore la plus féconde des politiques. En dehors des hommes qui avaient officiellement la direction des affaires, on pouvait bien signaler, dans l’armée ou dans la presse, des influences belliqueuses ; mais le plus populaire des généraux russes, Skobélef, était mort, et si le gouvernement impérial s’est parfois, comme en 1878, laissé entraîner par le sentiment national, il est assez maître, chez lui, pour savoir refréner les ardeurs guerrières de ses officiers.

 

Était-ce des bords de la Tamise que pouvait venir la provocation à un conflit ? Personne assurément n’eût eu pareille idée sous un ministère Gladstone. Jamais l’Angleterre n’avait possédé de gouvernement plus désireux d’éviter toute complication extérieure. Bien plus, jamais le Royaume-Uni n’avait connu de cabinet mieux disposé pour la Russie. Ce n’était pas seulement M. Gladstone, le ministre qui avait érigé la paix en système après l’avoir prêchée en apôtre, c’étaient lord Granville et lord Hartington, tous deux implacables adversaires de la politique impériale de Disraeli ; c’était lord Derby, qui avait abandonné le ministère Beaconsfield et le parti tory par répulsion pour leurs procédés hautains et leurs tendances agressives ; c’étaient M. Chamberlain et M. J. Morley, les représentants des nouvelles couches de la démocratie grandissante, l’un et l’autre plus préoccupés de remodeler à neuf la vieille Angleterre que d’agrandir ou de fortifier ses dépendances lointaines.

Qui eût osé prédire, lors de l’avènement du cabinet libéral, que ce ministère, élu avant tout au nom de la paix et des intérêts pacifiques, se trouverait, en moins de cinq ans, à la veille d’une grande guerre avec la Russie ? De toutes les épreuves traversées par M. Gladstone, tant de fois condamné à se démentir, celle-là fut sans doute l’une des plus pénibles, comme des moins prévues.

Qu’on se rappelle la politique anglaise et la lutte des partis, durant les quinze dernières années. Quel était l’enjeu du long duel de M. Gladstone et de feu Disraeli, devenu lord Beaconsfield ? C’était, avant tout, la direction à donner à la politique extérieure et à la politique coloniale de la Grande-Bretagne. Ce qui l’avait emporté, avec M. Gladstone, en 1880, c’était la politique de paix, la politique de recueillement intérieur. À quoi les libéraux devaient-ils leur triomphe ? À une réaction de l’esprit public contre « l’impérialisme » de lord Beaconsfield, qui avait simultanément guerroyé dans les gorges de l’Afghanistan et dans les jungles des Zoulous, aux défiances de la nation pour les fastueuses audaces et les soudains coups de théâtre de l’homme qui, en 1878, avait fait passer les Dardanelles aux cuirassés anglais et appelé en Europe des cipayes de l’Inde, pour les opposer aux Russes campés sous les murs de Stamboul.

À une politique avant tout préoccupée du dehors, du prestige du nom anglais et de la grandeur britannique ; à la politique vraiment impériale, toute d’éclat et de hardiesse du petit juif, drapé en lord anglais, en qui semblait revivre l’âme hautaine de Chatam, avait succédé, avec M. Gladstone, une politique mi-bourgeoise, mi-démocratique, toute pratique et positive, moins soucieuse de la puissance et du renom du peuple anglais que de ses intérêts, de sa fortune, de son bien-être, ayant moins de sollicitude pour l’immense empire, dispersé dans les quatre parties du monde, que pour les trois petits royaumes abrités par la mer à une extrémité de l’Europe.

Le suffrage populaire, déjà grossi dans les bourgs par l’avant-dernière réforme électorale, avait déclaré que l’Angleterre n’était pas assez riche pour payer les conquêtes exotiques de lord Beaconsfield. Sans bien s’en rendre compte, le household suffrage reprochait à Disraeli et aux tories, rajeunis par l’ingénieux sémite, d’avoir trop négligé la brumeuse île natale pour le radieux héritage du Grand-Mogol. Il ne lui pardonnait point d’avoir paru sacrifier le positif à l’idéal, le solide au brillant, la vieille Angleterre à ses dépendances extra-européennes, le Royaume-Uni à l’Empire, la Grande-Bretagne à la Greater-Britain.

Aussi, l’ambition avérée de M. Gladstone et de ses amis était-elle de « liquider », dans les deux hémisphères, les entreprises de leurs prédécesseurs, de se débarrasser, au plus vite, des multiples affaires entamées par eux en Europe, en Asie, en Afrique, pour se consacrer tout entiers au vieux sol britannique, à la pacification de l’île sœur, au land-bill irlandais et, par-dessus tout, à la réforme électorale.

Tel était manifestement l’intime désir de M. Gladstone et de tous ses collègues, whigs ou radicaux. Par malheur, l’évènement devait montrer que, en pareille matière, la volonté était insuffisante. Le cabinet libéral n’a pu tenir toutes ses promesses. En dépit des efforts de M. Gladstone et de lord Granville, l’Angleterre n’a pas réussi à se dégager de la politique coloniale. Ils ont eu beau carguer les voiles de l’orgueilleux vaisseau britannique, ils n’ont pu jeter l’ancre dans les eaux tranquilles où ils s’étaient flattés de l’amarrer. S’il est demeuré fidèle à ses principes, M. Gladstone n’a pas toujours été le maître de les appliquer. Sur plus d’un point, en plus d’une contrée, il n’a pu se dérober aux annexions, aux occupations, aux expéditions militaires qu’il avait si hautement condamnées sur les bancs de l’opposition. N’est-ce pas lui qui, malgré lui, a débarqué les soldats de la reine aux bords du Nil et les a poussés jusque dans les sables du Soudan ? Le plus souvent, ses répugnances intimes n’ont servi qu’à prolonger ses hésitations. Ses scrupules n’ont fait que l’incliner à des demi-mesures qui lui ont valu de durs échecs.

La raison de ces contradictions, entre le programme et la conduite du cabinet libéral, n’était pas seulement dans le caractère du premier ministre, esprit complexe, essentiellement anglais, préoccupé à la fois des intérêts positifs et des droits abstraits, mêlant les aspirations du philanthrope aux calculs du financier et du chef de parti. La raison de ces contradictions était non moins dans les faits qui dominent la politique anglaise.

L’Angleterre, quoi qu’en aient dit libéraux ou radicaux, n’est pas maîtresse de s’émanciper, à son gré, de la politique impériale. Elle est, en quelque sorte, captive de ses immenses colonies ; elle est, en particulier, la prisonnière de l’Inde. On peut, dans un autre sens, appliquer à cette dernière le Grœcia capta du poète. L’Angleterre est, d’une certaine façon, possédée par ses multiples possessions ; elle est tenue par elles, autant qu’elle les tient. Elle est, dans une certaine mesure, l’esclave de ses conquêtes, la sujette de ses sujets.

Cela, encore une fois, est surtout vrai de l’Inde, qui ne peut se gouverner ni se défendre seule. Si robuste, si vigoureusement constitué qu’il soit, un État n’est pas impunément le maître d’un pays vingt fois plus vaste et dix fois plus peuplé. Vingt-cinq ou trente millions d’Européens, relégués dans une île lointaine, ne sauraient, sans troubles ni soucis, régir deux cent cinquante millions d’Asiatiques, comme un berger mène son troupeau. De pareils empires se paient. Une telle domination devient une servitude.

L’Angleterre a beau s’en défendre, l’Inde, tant qu’elle demeurera une vice-royauté britannique, sera sa principale préoccupation. L’Inde dominera toute sa politique. Bien que plus d’un insulaire commence à en faire fi, quoique beaucoup se demandent quels sont les bénéfices réels d’un tel empire asiatique, et qu’en réalité, l’Indoustan puisse n’être nécessaire ni à la grandeur ni à la richesse de la métropole, l’Angleterre ne saurait abandonner le somptueux empire de lord Clive et de Warren Hastings, comme elle a spontanément évacué la citadelle de Corfou et les riantes collines des îles Ioniennes.

 

Une des grandes divergences entre M. Gladstone et lord Beaconsfield, deux des hommes d’État les plus différents que Westminster ait jamais vu se disputer le pouvoir, c’est que l’un reconnaissait hautement cette dépendance et que l’autre s’efforçait de la nier, tous deux, du reste, comme il arrive d’habitude dans les luttes de partis, outrant leur opinion en sens inverse.

Lorsqu’au grand scandale des libéraux, en apparence effarouchés par le fantôme du césarisme, le vieux Beaconsfield faisait ceindre à la reine Victoria, déjà presque sexagénaire, la couronne d’Aureng-Zeb, ce n’était pas seulement pour rehausser, aux yeux des Indous, le prestige de la domination britannique, ou pour flatter l’amour-propre de la famille royale en la mettant, quant aux titres, de niveau avec les grandes cours du continent. En faisant proclamer Sa Très Gracieuse Majesté impératrice des Indes, Beaconsfield sanctionnait un fait, l’importance capitale de l’Indoustan dans les États britanniques.

On sait que, dans sa jeunesse, cet israélite baptisé, qui tenait de ses origines juives le goût inné de l’Orient et des pompes orientales, s’était un jour amusé à représenter la reine, les ministres et le Parlement, faisant, du haut de leurs trois-ponts, de solennels adieux à l’Angleterre, pour aller porter sur le Gange le centre de la domination britannique.

Le voyage rêvé par le romancier politique était un symbole des destinées ou de la situation de l’Angleterre moderne. La cour n’a point abandonné les tours massives de Windsor, le Parlement n’a pas quitté le hall gothique de Westminster pour les féeriques palais arabes d’Agra ou de Delhi ; mais l’image lointaine de l’Inde flotte, malgré tout, au ciel anglais. Les épais brouillards de la Tamise ne sauraient longtemps la cacher. Les hommes d’État britanniques sont contraints d’habiter, en pensée, les vallées du Pendjab et de gravir les blanches cimes de l’Himalaya, pour surveiller les orages qui s’amassent derrière les monts. L’Inde et la route de l’Inde, tel est, qu’ils le veuillent ou non, le constant souci de leur politique. C’est lui qui les a naguère fait camper en Égypte et remonter au-delà des cataractes, comme autrefois il les avait conduits au Cap et à Maurice. C’est lui qui a longtemps érigé l’Angleterre en défenseur attitré de la Turquie, et qui, en 1883, a failli lui faire jouer l’existence de cet empire qu’elle a tant contribué à faire durer.

Cette importance capitale de l’Inde dans la politique anglaise, cette dépendance où l’Indoustan tient son altière souveraine, M. Gladstone a eu le tort de se refuser à la reconnaître. Non content de la nier, il traitait « d’humiliante » et de « honteuse » la doctrine qui proclamait l’Angleterre solidaire de sa grande conquête.

« Je n’admets, en aucune façon, aucune dépendance de ce genre, déclarait-il emphatiquement, non dans l’entraînement d’un discours public, mais dans une étude écrite à loisir[38]. Je prétends que nous ayons, à la vérité, un grand devoir vis-à-vis des Indes, mais que nous n’y avons aucun intérêt, sauf celui du bien-être de l’Inde elle-même et de ce que ce bien-être entraîne avec lui… L’Inde, continuait-il, n’ajoute pas, mais enlève à notre force militaire. La racine, la vigueur, la substance de notre nation résident dans le territoire strictement limité des Îles-Britanniques, et sont, sauf dans des détails presque insignifiants, indépendantes de toute sorte de domination politique en dehors de ces îles. Cette domination ajoute à notre renommée : en partie par suite de sa grandeur morale et sociale, en partie parce que les étrangers partagent les superstitions, qui règnent encore parmi nous, et pensent que le principal secret de notre force réside dans la vaste étendue et le grand nombre de nos territoires éparpillés. »

Il y a, sans doute, une part de vérité dans ces assertions de l’adversaire de Beaconsfield ; mais il y a aussi, pour l’Inde notamment, une exagération si manifeste, que, dans la même étude, M. Gladstone en venait à confesser lui-même ce dont il s’indignait dans la bouche des tories[39].

Tout en se révoltant avec une sorte de fierté insulaire contre la superstition des Anglais ou des étrangers qui font dépendre de l’Inde la grandeur de l’Angleterre, M. Gladstone était contraint d’admettre que l’Angleterre n’était pas libre de rompre son mariage avec son « partner » oriental. Ainsi concluent, du reste, la plupart des Anglais les plus disposés à faire fi de la grande péninsule asiatique.

Lorsque, dans l’opposition, M. Gladstone avouait l’impossibilité actuelle, pour l’Angleterre, d’abandonner l’Inde, il était en désaccord avec les conservateurs sur les moyens de la conserver. À ses yeux, — et sur ce point, le grand libéral philanthrope nous semble avoir raison pour l’avenir, si ce n’est encore pour le présent ; — à ses yeux, le maintien de la domination anglaise aux Indes n’est pas une simple question militaire que la force seule puisse trancher, mais une question morale dont la solution définitive dépend, avant tout, du consentement des deux cent cinquante millions d’Indous et des sentiments que l’Angleterre leur saura inspirer.

Quant aux périls du dehors, quant à la crainte d’une invasion russe dans les plaines de l’Inde, M. Gladstone, dans ses écrits ou dans ses discours, la traitait d’absurde et de ridicule. En vain les alarmistes lui montraient-ils les soldats du tsar s’avançant pas à pas dans les steppes du Turkestan. « Je ne redoute point l’extension de la Russie en Asie, répondait l’impétueux orateur du Midlothian[40] ; ce sont là pour moi des craintes de vieilles femmes. — Je ne crois pas l’empereur de Russie capable d’une politique agressive[41]. »

 

À part l’optimisme qui, chose rare chez les vieillards, est demeuré l’un des traits de sa riche nature, M. Gladstone a, depuis des années, rejeté les préventions et les antipathies de la plupart de ses concitoyens contre le colosse du Nord. Moitié par sentiment religieux et par conscience chrétienne, moitié par philanthropie, par amour des faibles et sincère intérêt pour les nationalités opprimées, l’ancien collègue de Palmerston a cru à la sincérité des Russes dans la dernière guerre d’Orient. Sans craindre de passer pour naïf, il a vu dans les cosaques des vengeurs de la foi chrétienne et des champions de l’humanité ; il a salué, dans les Gourko et les Skobelef, les émancipateurs des Slaves asservis. Il était devenu philoslave, comme il avait toujours été philhellène.

Bien mieux, alors que toutes les sympathies de son gouvernement étaient pour la Sublime-Porte, M. Gladstone s’était fait l’auxiliaire des armées du tsar. Il leur avait apporté le secours d’une parole qui valait bien un des petits corps d’armée que l’Angleterre a tant de peine à mettre sur pied. C’est alors que, dans son indignation contre les massacres de Bulgarie, il stigmatisait les Turcs du nom bizarre de « spécimen anti-humain de l’humanité[42]. » Non seulement, il dénonçait à l’Europe civilisée les assassins des Bulgares du Transbalkan, mais il se faisait, dans la presse anglaise, le collaborateur des slavophiles, d’autres diraient des panslavistes de Moscou. Il entreprenait de faire comprendre au public anglais les idées russes, le point de vue russe, dans la question d’Orient, et, pour les éclairer, il se chargeait de présenter à ses compatriotes les études orientales des dames moscovites en séjour à Londres[43].

On comprend après cela qu’un pair d’Angleterre et, qui pis est, un pair libéral, le duc de Sutherland, si je ne me trompe, ait été jusqu’à dire, à Saint-James’s Hall : « La Russie est habile dans le choix de ses agents ; le principal en Angleterre est M. Gladstone. »

On comprend mieux encore la joie de la Gazette de Moscou lors du triomphe des libéraux et de l’avènement au pouvoir de cet ami désintéressé. Ce qui, jusqu’alors, avait toujours semblé la plus irréalisable des chimères, l’alliance anglo-russe, cessa, pour quelques mois, de paraître une utopie. S’il n’y eut pas alliance (les principes mêmes de M. Gladstone, son désir de se renfermer dans les affaires intérieures de l’Angleterre, sa prédilection bien connue pour la politique de non-intervention, le disposaient mal à n’importe quelle alliance), il y eut au moins entente, pour la question orientale notamment. La Tsernagore[44], par exemple, s’étonna de trouver un appui aussi ferme dans la main anglaise que dans la main russe.

Personne, en ces beaux jours, n’eût imaginé que M. Gladstone dût, trois ou quatre ans plus tard, menacer les libérateurs de la Bulgarie de leur faire éprouver la portée des canons Armstrong et la valeur des ci-payes de l’Inde. Personne non plus ne saurait se figurer qu’un homme aussi sincère, aussi habitué à s’incliner pour écouter sa conscience, ait pu s’abandonner à un langage belliqueux pour relever le crédit ébranlé du cabinet libéral et faire oublier, aux Anglais ou aux étrangers, ses récents échecs et ses prochaines faiblesses. Quand il parlait le langage de la guerre, M. Gladstone était prêt à la faire. Ses discours mêmes portaient la marque de sa résolution intérieure ; mais, en même temps, il était décidé à ne faire la guerre que s’il y était moralement contraint.

Or, à Saint-Pétersbourg non moins peut-être qu’à Londres, le souverain, les ministres étaient sincèrement désireux de conserver la paix. Avec de pareilles dispositions de part et d’autre, il eût été triste d’en venir aux armes, et pourtant il n’a fallu rien de moins que cette bonne volonté réciproque pour prévenir un conflit.

Les ennemis de M. Gladstone accusent son imprévoyance, sa pusillanimité, sa naïve confiance dans les assurances moscovites. Ils disaient déjà, en 1885, que, si les troupes du tsar n’avaient pas craint d’autant s’avancer vers les frontières de l’Inde, c’était grâce aux encouragements du tribun du Midlothian[45]. Nous ne savons ce qu’en pense M. Gladstone, mais, s’il a eu, pour la Russie, des complaisances et des crédulités, peut-être a-t-il, pour son pays, le droit de s’en féliciter, car ses sympathies slaves n’ont pas été entièrement payées d’ingratitude. Elles lui ont certainement valu des concessions de forme, sinon de fond, qu’un gouvernement aussi altier que celui du tsar n’eût probablement pas faites à des adversaires déclarés. Comme ils ont ratifié l’arrangement négocié par le cabinet libéral, lord Salisbury et les tories, tout en se plaignant d’avoir les mains liées par les engagements du cabinet précédent, ont bien été obligés d’en trouver les conditions acceptables ; sauf à chercher, en Bulgarie, une revanche pour l’orgueil britannique.

Un mérite, en tout cas, que peut revendiquer M. Gladstone, c’est d’avoir maintenu la paix. Il peut se dire que, avec un autre ministère, le conflit aurait probablement éclaté ; et, s’il est une chose dont le vieil homme d’État soit disposé à se faire gloire, c’est assurément d’avoir épargné à l’Europe et à l’Asie une guerre dont nul, en somme, ne pouvait prévoir les proportions. Lorsque, suivant une intention maintes fois annoncée, il quittera les affaires publiques pour consacrer ses derniers jours à la grande affaire du chrétien, le « grand old man », en examinant devant Dieu sa carrière politique de plus de cinquante années, se réjouira peut-être non moins de cette guerre évitée, fût-ce au prix d’un sacrifice d’amour propre, que du disestablishment de l’Église d’Irlande, du land-bill de 1881, ou de la récente réforme électorale.

 

III

 

La marche des Russes dans le Turkestan. — Quel est leur principal objectif dans l’Asie centrale. — Comment la Russie cherche dans ses nouvelles conquêtes un moyen d’atteindre l’Angleterre. — Pourquoi les Russes ont changé dans ces régions de base d’opérations. — Le chemin de fer transcaspien. — Inoccupation de Merv.

 

 

Ce qui a conduit l’Angleterre de M. Gladstone au bord d’une rupture avec la Russie, c’est, on le sait, la marche des Russes vers Hérat et les frontières de l’Afghanistan, c’est-à-dire vers les frontières de l’Inde.

L’avance des Russes en Asie n’est pas un fait nouveau. Nous ne voulons pas faire ici l’histoire de la conquête du Turkestan, il nous suffira d’en marquer les principales étapes. Ce qui nous intéresse surtout, ce sont les causes, ce sont les procédés et le but final de cette longue marche des Russes à travers les steppes et les dunes de sables de l’Aral et de la Caspienne.

En s’enfonçant dans ces déserts inhospitaliers, les Russes cédaient, avant tout, à la secrète impulsion qui pousse un État civilisé, en contact avec des pays sauvages ou à demi barbares, à les faire entrer dans sa sphère d’action, à se les subordonner, à se les assujettir, sous une forme ou sous une autre. C’est là une sorte de loi historique, une sorte de loi physique, pour ne pas dire, en empruntant le jargon à la mode, de loi biologique. Dans la sphère politique, comme dans toute la nature vivante, quoi de plus fréquent, hélas ! et de plus naturel que l’absorption des faibles par les forts ? Les organismes inférieurs sont voués à être la proie des organismes supérieurs.

Est-ce à dire qu’en annexant successivement à leurs vastes possessions les steppes de l’ancien Iaxarte et de l’ancien Oxus, les Russes aient cédé en aveugles à une sorte de fatalité ? Non, assurément ; on est trop éclairé, on est trop réfléchi à Pétersbourg et a Moscou pour être l’agent inconscient des nécessités physiques ou des lois historiques. Dans leur lente descente vers le cœur de l’Asie, ces hommes du Nord n’obéissaient pas seulement à une sorte d’attraction géographique. La preuve en est la patience, l’habileté, la persévérance qu’ils ont apportées dans leur conquête. À l’impulsion première de la nature s’ajoutaient, chez eux, des vues politiques, des desseins combinés, qui, petit à petit, ont pris plus de netteté et de consistance.

La conquête du Turkestan n’a guère demandé aux Russes qu’un tiers de siècle. Durant la première moitié de cette période, ils ont, semble-t-il, été surtout conduits par les impulsions instinctives, tant il y a eu d’imprévu et de décousu dans leur marche en avant. C’est ainsi que, des steppes kirghizes, les soldats du tsar se sont ouvert une voie jusqu’au Sir-Daria, l’ancien Iaxarte, puis jusqu’à l’Amou-Daria, l’ancien Oxus. C’est ainsi, en s’abandonnant aux hasards de l’inspiration et aux caprices de leurs officiers, qu’ils sont entrés à Tachkent et ont planté, à Samarkand, l’aigle impériale sur le tombeau de Tamerlan. Depuis douze ou quinze ans, au contraire, leurs expéditions ont été manifestement menées par une politique consciente d’elle-même, suivant des vues arrêtées et un plan concerté, repris et perfectionné à chaque échec, comme à chaque pas en avant.

Quel était le but de cette politique, ou mieux, quel en était le principal objet, car les États, plus encore que les individus, ont souvent, dans loin conduite, plusieurs mobiles à la fois ?

Était-ce uniquement de pacifier les steppes de l’Asie et d’assurer le libre transit des caravanes ? de mettre fin aux alamanes ou incursions des rôdeurs du désert ? d’affranchir les Iraniens, captifs des bandits turkmènes ? Tout cela, les Russes l’ont fait, et la civilisation et l’humanité leur en doivent une gratitude que notre Europe leur mesure peut-être avec trop de parcimonie. Aucun peuple, pas même les Anglais dans l’Inde, n’a mieux justifié son droit à gouverner les Asiatiques. Personne ne dira cependant que cette œuvre de paix et de philanthropie ait été l’unique raison de la laborieuse conquête de Khiva et de Merv.

Était-ce d’étendre le commerce national ; de procurer aux nouvelles manufacture, de Moscou des débouchés au-delà des sables, comme d’autres peuples industriels en cherchent au-delà des mers ? Était-ce encore d’acquérir des terres pour de nouveaux colons et de nouvelles cultures ? d’ouvrir au moujik les fertiles oasis des anciens khanats et les riches vallées des contreforts du Pamir ? Si peu dense que nous semble sa population européenne, si riche de champs labourables que nous apparaisse de loin l’empire autocratique, ses communes de paysans se sentent déjà à l’étroit sur le sol à demi épuisé du mir[46] ; il leur faut sans cesse des terres nouvelles pour leurs essaims d’émigrants. Aujourd’hui, comme sous la dynastie de Rurik, le Grand-Russe poursuit en silence, à travers les steppes des nomades finno-turcs, sa colonisation essentiellement continentale et paysanne.

Si jalouse que soit la Russie d’assurer de nouvelles terres à son prolifique moujik, si pressée qu’elle se montre d’étendre ses relations commerciales en Asie, le désir de vendre les colonnades moscovites aux Uzbeks et aux Turkmènes, ou de faire cultiver le coton, par des mains orthodoxes, au pied des monts historiques de la Sogdiane et de la Bactriane, l’envie même, fort légitime, de s’emparer un jour d’une partie du transit de l’Inde, ne sont pas les seuls aimants qui aient peu à peu attiré les Russes vers les lointains sommets du Paropamise et de l’Indou-Kouch.

L’époque à laquelle les troupes impériales se sont, le plus résolument, lancées dans l’Asie centrale, la date même des différentes étapes de leur conquête, indiqueraient seules à quelle pensée patiente et à quelles lointaines visées obéissait le cabinet de Saint-Pétersbourg.

C’est après la guerre de Crimée et la pacification du Caucase que les Russes se sont mis en route vers les rives classiques de l’Iaxarte et de l’Oxus. C’est après la guerre de Bulgarie et le congrès de Berlin qu’ils ont repris leur marche en avant vers le Paropamise, avec une décision et un esprit de suite dont leurs expéditions avaient souvent manqué jusque-là. Repoussé de l’Europe et de l’Asie-Mineure, le vaste empire moscovite, toujours en quête d’expansion, semblait se rejeter de l’Occident vers l’Orient, des rivages européens, prohibés a ses troupes, vers les mystérieuses contrées de l’Asie centrale, où ni flotte ni armée européenne ne pouvait suivre ses soldats.

Il semblait, au premier abord, que la politique russe fût heureuse de trouver, dans ces régions écartées, un champ libre où les généraux et les diplomates de l’Occident ne pussent la contrecarrer. Peut-être fut-ce là, au début, une des perspectives qui attirèrent les armes du tsar vers le Turkestan ; mais, en s’enfonçant dans ce Touran inhospitalier, la politique russe y découvrit bientôt un tout autre objectif. Elle se réjouit de s’y pouvoir frayer un chemin jusqu’à ses vieux rivaux d’Europe, jusqu’à la jalouse puissance qu’elle avait plus d’une fois rencontrée sur sa route, dans les défilés du Balkan et sur les méandres du Bosphore.

La guerre de Crimée, et plus encore le traité de Berlin, avaient laissé à la Russie contre les Anglais des rancunes vivaces. Moscou s’irritait de toujours retrouver devant elle la main de la défiante Albion, sans pouvoir elle-même l’atteindre nulle part. Ne sachant comment troubler, dans sa quiétude insulaire, la patrie de Palmerston et de Beaconsfield, les Russes se sont ingéniés à découvrir une prise sur leur insaisissable rivale.

Le plus grand ennemi de l’Angleterre, Napoléon, leur avait, dès longtemps, signalé par quelle route on pouvait atteindre les Anglais dans les vallées de l’Inde. Ces leçons, prématurées au temps de Paul Ier, revinrent à la mémoire d’Alexandre II et du prince Gortchakof. Ne pouvant joindre l’Angleterre sur la Manche, dans son île bruineuse, ils cherchèrent à s’en rapprocher en Asie. Puissance insulaire, inattaquable aux armées du tsar en Europe, la Grande-Bretagne n’est-elle pas devenue, du fait de l’Inde, puissance continentale en Asie ? Par là même, en sortant de son élément natal, la reine des mers a perdu de sa légendaire invulnérabilité. Les Russes ont traversé des déserts, en apparence infranchissables, et toute l’épaisseur d’un continent, pour devenir les voisins des Anglais ; non qu’ils aspirent à les supplanter dans l’Inde, mais pour les obliger, par leur voisinage, à compter avec eux, pour leur faire sentir que la Russie savait où rendre les coups que l’Angleterre pourrait être tentée de lui porter en Europe[47].

Que, dans les salons ou dans les casernes, quelques exaltés s’amusent à discuter des plans d’invasion de l’Indoustan, c’est, au dire même de cet enfant terrible de Skobélef, moins pour conquérir l’Inde que pour frapper la souveraine de l’Inde. Les Anglais avaient souvent répété que c’était leur empire d’Asie qu’ils défendaient à Constantinople. Les diplomates et les officiers russes n’ont eu qu’à retourner, à leur profit, cette maxime de la politique anglaise. C’est l’Europe et le Bosphore que la plupart avaient en vue en marchant vers l’Indou-Kouch. Les clefs des détroits sont dans les steppes de l’Asie, disait Skobélef ; c’est dans l’Afghanistan et, au besoin, dans la vallée de l’Indus qu’il faut les aller chercher.

En d’autres termes, les états-majors de Tiflis et de Tachkent ont, tout comme la chancellerie de Pétersbourg, découvert que le chemin du Bosphore passait par l’Afghanistan. N’est-ce point par l’Asie, en tout cas, que la Russie a le plus de chances d’arriver à la mer libre ?

 

Les idées des Russes n’avaient pas encore pris corps que les convoitises moscovites étaient bruyamment dénoncées par les officiers de l’armée anglo-indienne. Les soldats du tsar avaient à peine construit leurs premiers forts sur les rives du Syr-Daria, que déjà les alarmistes de Londres et de Calcutta conjuraient l’Angleterre de mettre une barrière aux envahissements des cosaques, Le Foreign Office, stimulé par les Rawlinson, les Frere, les Himley, les Mac-Gregor, interrogeait de temps en temps le prince Gortchakof sur la marche des troupes russes vers l’Afghanistan et les Indes[48].

Aux indiscrètes questions des Anglais, le chancelier de l’empire répondait avec d’autant plus de désinvolture que les plans de la chancellerie étaient moins arrêtés, que le gouvernement impérial s’en rempilait davantage à l’initiative de ses généraux, prêt à les désavouer devant l’étranger, sauf à se retrancher derrière le fait accompli pour garder leurs conquêtes. L’avance des Russes se fit longtemps ainsi, sous le couvert des protestations pacifiques et des déclarations rassurantes de la diplomatie impériale, qui, à chaque nouveau pas, exprimait ses regrets de voir la Russie contrainte à de nouvelles annexions.

Cette tactique devenait de plus en plus difficile, à mesure que les troupes du tsar blanc pénétraient plus avant dans les steppes turcomanes, et que les vagues desseins du gouvernement de Pétersbourg se précisaient davantage. Une chose surtout ne pouvait manquer d’aiguillonner les appréhensions des Anglo-Indiens en accusant les vues des Russes, c’est le changement de base d’opérations des troupes impériales.

La conquête du Turkestan avait commencé par le nord, par la steppe des Kirghiz, les envahisseurs parlant d’Orenbourg et du pied de l’Oural pour descendre, à travers le désert, au-delà des rives orientales du lac d’Aral, sur les vallées de l’Iaxarte et de l’Oxus. Une fois établis à Tachkent et à Samarkand, maîtres, du Khokand et suzerains de Bokhara, les Russes, ainsi parvenus aux frontières de l’Afghanistan, cherchèrent, à l’ouest, une route plus facile et plus ouverte. Cette route nouvelle, ils la trouvèrent dans les steppes transcaspiennes, le long de l’Atrek et de la frontière persane, que le shah de Perse ne refusa pas de leur laisser délimiter à leur convenance. De ce côté, le Caucase leur offrait une base d’opérations, à la fois plus rapprochée et plus commode, qui leur permettait de substituer, pour une bonne partie du trajet, la voie de mer à la voie du désert.

La Caspienne, bien que les rives méridionales en relèvent de la Perse, est, depuis longtemps déjà, un véritable lac russe, auquel on accède directement de l’intérieur de l’empire, au nord, par le Volga, à l’ouest, par le Caucase, aujourd’hui entièrement pacifié et relié à Moscou par un chemin de fer qu’interrompt seul le défilé du Dariel. De la Transcaucasie, où séjourne en tout temps une nombreuse armée, à la Transcaspie, le passage est aisé et rapide. De Tiflis, ou mieux de Poti ou de Batoum, sur la mer Noire, à Bakou, sur la Caspienne, il n’y a guère que vingt-quatre heures de chemin de fer. De Bakou à la baie de Krasnovodsk, la vapeur ne demande pas vingt heures pour la traversée de la Caspienne. De la baie de Krasnovodsk, enfin, d’un point appelé Mihkaïlovsk ou de l’île d’Ouzoun-Ada, les Russes, ont eu soin de jeter, à travers les sables jusque-là déserts, un chemin de fer qui a permis à leurs troupes de pénétrer au cœur de solitudes réputées inaccessibles.

Ce chemin de fer, dont ils prolongeaient les rails à mesure qu’avançaient leurs soldats, fait le plus grand honneur à la prévoyante hardiesse de leurs chefs. Sous l’infatigable direction d’un officier d’initiative, le général Annenkof, les Russes ont su achever en Asie ce que, jusqu’ici, nous avons inutilement rêvé en Afrique. La locomotive a franchi l’Oxus et siffle à Samarkand.

Grâce à ce railway improvisé et à leur changement de base d’opérations, les Russes ont mis les frontières de l’Afghanistan à quelques jours de leurs arsenaux du Midi. Ils pourront bientôt se vanter d’avoir supprimé le désert, comme ils peuvent déjà dire que, pour eux, il n’y a plus de Caucase.

Avec cette nouvelle route, la Russie a, pour ainsi dire, pris le Turkestan à revers. De la Caspienne, sas troupes cheminent tout droit dans la direction de Hérat et de la vallée de l’inclus.

L’occupation de Krasnovodsk remonte à 1869. Quelques années plus tard, en 1873, après une campagne où eussent échoué des troupes moins endurantes, les Russes atteignaient Khiva, l’île verdoyante, qui se croyait inexpugnable dans sa mer de sables. L’orgueil de Khiva brisé et leur flanc gauche ainsi assuré, les soldats du tsar, appuyés, sur leur flanc droit, à la Perse qui les fournissait de vivres et de mulets, étaient libres de pousser vers l’est.

Entre le sud de la Caspienne et l’Afghanistan, régnaient les Tekkés, les plus turbulents comme les plus guerriers des Turcomans. Pour soumettre ces écumeurs de la steppe, terreur de leurs voisins de Khiva et de Perse, il fallut, de 1877 à 1881, plusieurs campagnes. Les Russes ne se laissèrent décourager ni par les difficultés ni par les insuccès inhérents à cette sorte d’entreprises. Contre ces Tekkés, il fallut envoyer l’élite des troupes du Caucase de retour de la conquête de Kars, avec le chef le plus populaire des armées russes, Skobélef. On sait au prix de quels efforts le héros de Plevna battit, en 1880, la principale tribu de ces Turkmènes, les Tekkés de l’Akhal, prenant d’assaut, en janvier 1881, leur repaire, la forteresse de Ghéok-Tépé[49]. La chute de Ghéok-Tépé, dont les grossières murailles avaient, trois ans plus tôt, arrêté le général Lazaref, fut décisive.

Par un de ces revirements propres aux populations primitives, les Tekkés qui, la veille encore, opposaient aux envahisseurs une résistance acharnée, vinrent, leurs chefs en tête, jurer fidélité au souverain de leurs vainqueurs. Habitués à triompher de leurs voisins, ils reconnaissaient qu’ils avaient trouvé leurs maîtres.

La générosité des Russes acheva ce qu’avait commencé l’épée de Skobélef. Au prestige de leurs armes les nouveaux seigneurs de l’Akhal eurent soin d’ajouter, selon leur coutume, les séductions de la civilisation et la fascination des pompes de la cour impériale. Des Tekkés, appelés au couronnement du tsar Alexandre III, revinrent célébrer, dans leurs kibitkas de feutre, les splendeurs du sacre du tsar blanc et les merveilles de la puissance russe. Les Tekkés de l’Est, profitant de la leçon infligée à leurs frères de l’Ouest, coururent d’eux-mêmes se soumettre à un maître réputé aussi généreux qu’invincible.

Ghéok-Tépé n’est guère qu’à moitié route de la Caspienne à Merv et aux frontières de l’Afghanistan. On eût cru d’avance que, pour entrer dans Merv, il aurait fallu aux Russes de nouveaux combats et une campagne laborieuse. Il n’en fut rien. Merv, la grande oasis des Tekkés de l’Ouest, l’Alger de ces pirates du désert, n’a rien dit pas l’approche des canons russes. En dépit des efforts d’un certain Siakh-Pousch et des agents anglo-indiens, la majorité des habitants, renonçant aux alamanes et au pillage des vallées du Khorassan, résolut de se soumettre aux Russes.

L’oasis turkmène renouvela, à dix siècles de distance, la légende de la vieille Novgorod appelant Rurik et les Varègues à rétablir la paix dans ses murs[50]. Pour complaire au général Komarof et se rendre dignes de devenir les sujets du tsar, les khans et les notables de Merv mirent d’eux-mêmes en liberté leurs esclaves persans. — Les Russes eurent ainsi le rare honneur d’abolir l’esclavage à Merv axant d’y être entrés.

L’occupation de l’oasis eut lieu sans coup férir ; quelques pillards, quelques alamanntchiks incorrigibles avaient seuls osé tenter de s’opposer à la marche des soldats du tsar blanc[51]. C’est ainsi qu’est, presque spontanément, tombée aux mains des Russes, en 1884, cette Merv, tant de fois signalée, chez nos voisins d’outre-Manche, comme la première clef de la route des Indes, Merv, dont le nom avait tant irrité les nerfs des Anglo-Indiens que, en Angleterre, on avait fini par railler leur « mervosité » (mervousness).

Les Russes ne s’arrêtaient même pas à une oasis dont ils semblaient si loin encore, à l’avènement d’Alexandre III. La même année 1884, les Turcomans Sarykhs imitaient l’exemple des Tekkés de Merv, et les soldats du général Komarof s’établissaient dans le vieux Surakhs, sur l’Héri-Roud[52], aux limites de la Perse et de l’Afghanistan.

Merv prise, les Tekkés et les Saryks soumis, les khans de Khiva et de Bokhara devenus vassaux de l’ancien vassal de khan de la Horde d’or, la conquête du Turkestan était achevée. Un nouvel empire, grand comme trois ou quatre fois l’Allemagne, était réuni aux Russies d’Europe et d’Asie. Et cet empire, personne, en dehors des khans indigènes et des nomades de la steppe, ne l’avait disputé aux héritiers de Pierre le Grand. La Perse, heureuse d’être délivrée des ruineuses incursions du Turkmène, leur avait aplani le chemin de la conquête de son éternel ennemi, le Touran.

L’Angleterre elle-même n’avait opposé à la marche des Russes que des négociations de chancelleries. Tout l’effort de sa diplomatie était de marquer une limite au flot montant de la puissance moscovite. Le jour semblait venu où la souveraine de l’Inde se sentirait obligée de diront l’empire du Nord : « Tu n’iras pas plus loin. »

 

IV

 

Attitude des Anglais en face des annexions de la Russie. — Comment il était devenu malaisé de maintenir une zone neutre entre l’Inde et les possessions russes. — Les Anglais et l’Afghanistan —. Négociai ions entre Londres et Pétersbourg pour la délimitation des frontières afghanes. — Difficulté de la question. — Envoi d’une commission anglo-russe sur les lieux. Ce qui faillit faire rompre les négociations.

 

 

Durant une vingtaine d’années, on s’était bercé à Londres de l’espoir de maintenir, entre l’empire indien et les possessions russes, une double barrière, une zone neutre, composée de l’Afghanistan au sud et du Turkestan indépendant au nord. Les annexions incessantes des Russes démontrèrent bien vite que, s’il devait rester entre les deux empires une zone nature, « un tampon », cette zone ne pouvait avoir d’autre épaisseur que l’Afghanistan.

Quelques Anglais, voyant le Turkestan tomber, morceau par morceau, aux mains des Russes, eussent voulu imiter les procédés de leurs rivaux. Au lieu de les attendre aux portes de l’Inde, ils eussent préféré marcher hardiment à leur rencontre, en faisant eux-mêmes, dans l’Afghanistan, ce que les Russes faisaient dans le Turkestan.

Bien des raisons politiques et militaires s’opposaient à l’adoption d’une pareille tactique. Installer la domination anglaise dans l’Afghanistan, c’était aiguillonner le zèle des Russes, les pousser à hâter leur marche, s’exposer peut-être à voir les cosaques devancer les Anglais à Hérat. Reporter les lignes de défense de l’Inde à Caboul et surtout à Hérat, c’était s’éloigner à la fois des vallées de l’Indoustan et de la mer, la double base d’opérations des Anglais. Puis, si divisées, si incohérentes que soient, dans leur vie de clans, les tribus afghanes, elles ont une autre force de résistance que les Uzbeks et les Turkmènes du Turkestan, pareils, dans leur éparpillement national, aux sables de leurs déserts.

Les Anglais ont, depuis un demi-siècle, eu plusieurs occasions d’apprécier les difficultés de la conquête de l’Afghanistan, ce pays où, selon le mot de lord Wellington, « les petites armées sont anéanties et les grandes meurent de faim ». Les deux dernières campagnes menées jusqu’à Caboul, sous le ministère Beaconsfield, n’étaient pas faites pour engager le Foreign Office à se charger du gouvernement de cette turbulente féodalité afghane.

Lord Beaconsfield lui-même s’était, par le traité de Gandamak (mai 1870), contenté d’assurer à l’Inde ce qu’il appelait « ses frontières scientifiques », avec la possession des passes de Khodjah, de Païvar et de Khaïber, d’où les Anglais dominaient la route de Caboul. En même temps, les Anglo-Indiens occupaient Quettah, au nord du Belouchistan, qui était entièrement soumis à leur influence, et leurs ingénieurs n’avaient qu’à projeter un chemin de fer jusqu’à Quettah, pour placer la seconde des capitales de l’Afghanistan, Kandahar, dans la dépendance des maîtres de l’Inde.

Par le même traité, lord Beaconsfield avait, il est vrai, imposé à l’émir de Caboul la présence d’un agent anglais qui devait lui servir de conseiller et de mentor pour les relations de l’Afghanistan avec les pays voisins. À cet égard, le traité de Gandamak plaçait les Afghans sous une sorte de protectorat britannique. Les évènements devaient, bientôt montrer combien, même sous cette forme adoucie, les Afghans répugnaient à toute domination étrangère.

Quelques mois à peine après la signature du traité de Gandamak, en septembre 1879, alors que lord Beaconsfield et lord Salisbury se glorifiaient d’avoir définitivement établi à Caboul la suprématie britannique, le résident anglais, sir Louis Cavagnari, était massacré avec sa suite. L’émir qui avait traité avec le vice-roi de l’Inde, Yacoub-Khan, était renversé par une insurrection. Le général Roberts se voyait contraint de recommencer une nouvelle campagne. Rentré à Caboul, il était bientôt menacé d’y être cerné. Durant quelques jours, on redouta, à Westminster, un désastre analogue à celui de 1840. On était réduit à se féliciter que, en évacuant Caboul, le commandant britannique eût pu échapper à une capitulation. Si, quelques semaines plus tard le général Roberts rentrait dans la capitale de l’Afghanistan, c’était pour l’abandonner bientôt, après avoir reconnu comme émir l’élu des chefs afghans, Ahd-ur-Rahman, l’ancien pensionné des Russes à Samarkand.

On n’a pas oublié quelle part ces sanglants mécomptes eurent à la chute du cabinet anglais, en avril 1880. L’Afghanistan avait été le Tonkin des tories. M. Gladstone et lord Granville se gardèrent de rétablir à Caboul le résident britannique, installé par Beaconsfield. Ils jugèrent qu’avec une population aussi belliqueuse, dans un pays aussi difficile à gouverner, le plus prudent était de mettre le drapeau anglais à l’abri des émeutes de Caboul et de l’humeur variable des feudataires afghans. Au lieu de chercher à faire de l’Afghanistan un vassal de l’empire indien, ils s’attachèrent à s’en faire un ami, ce qui était peut-être plus habile, quoique ce ne fût pas beaucoup plus sûr. En retirant les troupes anglaises de Caboul et même de Kandahar, malgré les protestations de Beaconsfield, ils eurent soin d’assurer à l’émir aujourd’hui encore régnant, Abd-ur-Rhaman, une subvention régulière de roupies indiennes. Avec les princes orientaux, c’est là, on le sait, le procédé le plus simple comme le plus économique, et, sur ce terrain, l’empereur de toutes les Russies ne saurait guère lutter avec la riche Albion.

En même temps, M. Gladstone abandonnait Quettah ou renonçait à la construction d’une voie ferrée de l’Inde à cette ville. C’était peut-être là montrer moins de prévoyance. Aux yeux des Asiatiques, l’Angleterre paraissait bien pressée de sortir de l’Afghanistan et de toutes les places si chèrement conquises. On ne pouvait manquer, dans les bazars de Caboul et de Hérat, comme dans les mosquées de Lahore et de Delhi, de mettre en parallèle la conduite des Russes dans le Turkestan avec celle des Anglais dans l’Afghanistan. L’évacuation de Caboul et de Kandahar par les troupes du général Roberts concordait presque avec la prise de Ghéok-Tépé par Skobélef et l’installation de la domination russe dans l’Akhal. Si, en abandonnant les capitales afghanes, le cabinet anglais s’était flatté d’enlever aux Russes un prétexte de pousser jusqu’à Merv, ses calculs étaient bien vite déçus par les lieutenants du tsar.

Pour retirer leurs troupes des États de l’émir de Caboul, les Anglais ne renonçaient pas du reste à exercer dans l’Afghanistan une action prépondérante. Sur ce point, l’opinion n’aurait pas permis à M. Gladstone et à lord Granville de professer d’autres sentiments que lord Beaconsfield et lord Salisbury. Moins ils conservaient l’espoir d’arrêter la marche des Russes dans le Turkestan, et plus les ministres de la reine Victoria devaient se montrer jaloux de maintenir les plateaux afghans en dehors de la sphère d’action de la Russie.

L’envoi d’une ambassade russe à Caboul avait été l’occasion de la guerre anglo-afghane de 1878. Aux yeux des Anglo-Indiens, l’Afghanistan est, pour les frontières de l’Inde, une sorte de zone militaire où ils ne peuvent laisser prendre pied à aucun rival. Aussi, quels que soient leurs rapports avec l’émir, de Caboul, se regardent-ils comme chargés de veiller à la sécurité et à l’intégrité de ses frontières. Ils en sont devenus les gardiens intéressés, et cela semble si naturel que le gouvernement russe ne s’en est jamais offusqué. Jamais sur ce point il n’a fermé l’oreille aux propositions du Foreign Office.

 

Les Anglais n’ont eu garde d’attendre l’arrivée des patrouilles russes sur les pentes du Paropamise pour négocier avec les nouveaux voisins de l’émir. Les libéraux, alors déjà partisans déclarés de la politique de paix, ont dès longtemps cherché des garanties de sécurité dans une entente directe de Londres et de Pétersbourg.

En 1872 M. Gladstone étant déjà le chef du cabinet anglais, et lord Granville dirigeant le Foreign Office, les deux gouvernements étaient tombés d’accord pour fixer, d’une manière plus précise, les frontières de l’Afghanistan, ce qui manifestement revenait, pour tous deux, à délimiter la sphère d’action de l’Angleterre et de la Russie. De cet accord sortit le mémorandum de 1873, demeuré le point de départ des négociations de 1885.

Dans ce document, le prince Gortchakof et lord Granville s’entendaient pour reconnaître le Haut-Oxus (Amou-Daria) comme limite des domaines du khan de Bokhara et de l’émir de Caboul. Vers l’ouest, malheureusement, entre la Boukharie et la Perse, ni fleuve ni chaîne de montagnes ne s’offrait à marquer, aux Afghans, une frontière naturelle. Il se rencontrait bien encore des cours d’eau, tels que le Murghab et le Héri-Roud ; mais ces rivières, descendant des collines de l’Afghanistan, coulent presque tout droit au nord vers les plaines sablonneuses du Turkestan. Elles ne pouvaient, par suite, servir de limites entre les deux pays.

L’arrangement Gortchakof-Granville devait fatalement se ressentir de cette difficulté. Il fut rédigé avec un certain vague, expliqué par l’insuffisance des cartes, par l’inexactitude des connaissances européennes sur ces régions de l’Asie, et peut-être aussi par les secrets calculs des deux parties, la Russie redoutant de trop se lier les mains pour l’avenir et le cabinet anglais craignant, par des arrangements trop précis, de prêter le flanc aux attaques de l’opposition.

L’accord de février 1873 reconnaissait à l’Afghanistan ses frontières antérieures et spécialement la possession des « dépendances de Hérat », mais sans définir explicitement ce qu’on entendait par ces dépendances. De ce manque de précision devaient, tôt ou tard, surgir des difficultés assez graves pour exposer les deux empires à une rupture.

Si défectueux que fût l’arrangement anglo-russe de 1873, la frontière afghane, entre le Haut-Oxus, à l’est, et la vallée de l’Héri-Roud, à l’ouest, n’a, durant une douzaine d’années, soulevé aucune contestation. Il en eût sans doute été longtemps de même sans la conquête de l’Akhal par Skobélef et l’entrée des Russes à Merv. À mesure qu’ils avançaient vers le sud, à mesure qu’ils annexaient les oasis des derniers Turcomans demeurés indépendants, les généraux russes et la diplomatie pétersbourgeoise se sentaient plus intéressés à définir nettement les frontières de l’État à demi barbare dont ils allaient faire le voisin immédiat de l’empereur Alexandre III. Naturellement aussi, plus ils se rapprochaient de ces régions, hier encore imparfaitement connues, et plus les Russes devaient tondre à repousser les Afghans vers le sud, au profit des tribus turcomanes, devenues sujettes ou vassales du tsar.

La tâche, entreprise d’un commun accord par les deux empires rivaux, était en réalité mal aisée ; elle avait, depuis des siècles, donné lieu à bien des querelles armées. Au fond, on pourrait dire qu’il ne s’agissait de rien moins que de délimiter les deux vieux ennemis légendaires, Iran et Touran, la région des plateaux ou des collines et la région des steppes qui, depuis la plus haute antiquité, dès l’âge des anciens Perses et des Scythes, ont tant de fois cherché à empiéter l’une sur l’autre.

Les Russes sont de grands géographes, comme il sied à un peuple qui couvre une si notable partie de notre petit globe, et partout l’amour de la géographie fomente les ambitions coloniales. Les Russes s’entendent à merveille à tirer parti des études des voyageurs, nationaux ou étrangers. Le gouvernement impérial, dédaignant les ingrates toundras de la Sibérie, a, depuis une quinzaine d’années, réservé tous ses encouragements aux expéditions scientifiques dans l’Asie centrale et le territoire transcaspien. Pétersbourg et Moscou ont ainsi appris, de leurs savants explorateurs, que la nature avait marqué les limites du Turkestan bien plus au Sud qu’on ne l’imaginait naguère. On découvrit que les pentes septentrionales des plateaux de l’Iran, entre la Boukharie et la Perse, jusqu’à la rive afghane du Haut-Oxus et aux petits khanats vassaux de Caboul, appartenaient géographiquement à la région aralo-caspienne et n’en pouvaient demeurer isolés. On s’aperçut qu’en dépit de la variété et de l’hostilité de ses diverses populations, toute la vaste steppe constituait « un organisme » qu’il était aussi périlleux que cruel de mutiler.

À ces raisons physiques, fournies par les découvertes des géographes, vinrent s’ajouter des arguments économiques, politiques, ethnographiques. Pour assurer la paix des vallées turkmènes et la sécurité des oasis du Turkestan méridional, ne faut-il pas être maître des collines qui les dominent et des cours d’eau qui les arrosent ? Pour que les nomades de la steppe, rendus par la domination russe à la vie paisible et pastorale, puissent vivre sans recourir, comme par le passé, au pillage de leurs voisins, ne faut-il pas leur donner des pâturages pour leurs troupeaux ?

Non contents de réclamer, pour leur nouvel empire, une frontière naturelle, et, pour leurs nouveaux sujets, une frontière équitable, les géographes russes mettaient en avant des considérations de sentiment et d’ordre moral qui étonneraient chez des adeptes moins convaincus de toutes les idées occidentales.

S’il est une chose qu’on ne se serait pas attendu à rencontrer au cœur de l’Asie, dans ces pays à populations si hétérogènes, c’est, semble-t-il, le principe de nationalité, employé au profit des prétentions d’un empire qui règne sur vingt races et cent peuples divers[53].

Et pourtant, ce principe national auquel l’Europe doit tant de remaniements, les Russes, en hommes au courant de toutes les théories et de toutes les aspirations modernes, n’ont pas manqué de le faire valoir en faveur des Turcomans, Tekkés ou Saryks, les dernières des innombrables tribus rassemblées sous les larges ailes de l’aigle moscovite.

Les Turkmènes de la rive droite du Haut-Oxus étant passés, avec Bokhara, sous le protectorat de la Russie, il a paru, à leurs protecteurs, que les Turcomans de la rive gauche devaient avoir droit aux mêmes avantages. Les Saryks de Merv étant volontairement outrés dans la grande communauté slavo-tatare, ne semblait-il pas juste que les Saryks de Penjdeh fussent admis à rejoindre leurs frères de Merv ?

La science contemporaine a ainsi reconnu au tsar, dans l’Asie-centrale, une mission que la Russie ne soupçonnait pas elle-même, il y a quelques années : la mission d’effectuer l’unité politique de la région aralo-caspienne en général et de la steppe turcomane en particulier, a la grande satisfaction du sentiment national des Usbeks et des Tekkés.

Qu’on ne s’y trompe pas, si singulière, si naïve ou cynique que puisse nous paraître une semblable prétention, la domination russe en peut, un jour, tirer une force nouvelle. Ces considérations ethnographiques et géographiques ont, en tout cas, convaincu des Russes, de tendances bien diverses, de l’inéluctable nécessité d’étendre vers le sud les nouvelles frontières asiatiques de l’empire.

Sur ce point, le prince Kropotkine, le géographe « nihiliste », s’est trouvé d’accord avec M. Katkof, le principal instigateur de la politique rétrograde[54]. Tous deux, à cet égard, ont fait valoir des arguments analogues. « Le Turkestan afghan doit rejoindre le Turkestan russe », écrivait, non sans une patriotique tristesse pour les monstrueux accroissements de son énorme patrie, Kropotkine, alors détenu à la maison centrale de Clairvaux. Grâce au général Komarof, cette prédiction a semblé un moment près de s’accomplir, et il est permis de douter que des mémorandums ou des accords diplomatiques du genre de ceux de 1873 et de 1885 en arrêtent longtemps la réalisation[55].

Si différents que soient les deux pays, on se demande, en présence de telles tendances, si l’Afghanistan, dont certains Anglais rêvaient de faire une Belgique ou une Suisse asiatique, ne finira point par avoir le sort de la Pologne. Les États de l’émir de Caboul ne pourraient-ils, eux aussi, être rognés et découpés par ses puissants voisins, sous prétexte de troubles intérieurs, de rectifications de frontières et de revendications nationales : avec cette différence qu’au lieu de trois copartageants, il n’y en aurait que deux, — si encore les hésitations ou les scrupules de l’un ne laissaient toute la proie à l’autre ?

L’exemple de la Pologne et de l’Autriche de Marie-Thérèse prouve, il est vrai, qu’en matière de partage, un gouvernement peut à contrecœur se résigner à des nécessités politiques, qu’il est le premier à déplorer. Il est vrai, d’autre part, que l’Angleterre n’a cessé de proclamer, vis-à-vis de la Russie, le double principe de l’indépendance et de l’intégrité de l’Afghanistan ; mais on connaît d’autres États musulmans, dont la diplomatie avait en des traités solennels, maintes fois consacré l’indépendance et l’intégrité, et qui n’en ont pas moins été démembrés à plusieurs reprises, parfois par leurs protecteurs mêmes. Un fait déjà évident, c’est que, malgré la vaillance indisciplinée de ses habitants, l’Afghanistan, tout comme la Turquie, n’a pas de meilleures garanties que les jalousies de ses grands voisins.

 

Bien que le gouvernement de Pétersbourg n’ait pas pris à son compte les savantes théories des explorateurs russes sur les fatalités géographiques ou les convenances ethnographiques, ses vues, à ce sujet, semblaient assez peu rassurantes pour que le cabinet anglais fût peu pressé de revenir sur une question en apparence vidée en 1873, afin de préciser l’entente Gortchakof-Granville. Aussi, lorsque, en 1882, M. de Giers exprima le désir que la frontière septentrionale de l’Afghanistan, de Khoja-Saleh aux limites de la Perse, fût « formellement et définitivement fixée[56] », l’Angleterre, qui semblait la plus intéressée à cette délimitation, montra peu d’empressement.

Peut-être le cabinet libéral, alors de même qu’en 1873 à la tête des affaires, redoutait-il de compromettre sa situation parlementaire en souscrivant officiellement à d’inévitables concessions. Il préféra s’en tenir à la méthode de procrastination habituelle à tous ceux qui redoutent des embarras ou des périls, sans avoir le courage de les affronter. Or, en politique, tout comme dans la vie privée, c’est là, le plus souvent, un sûr moyen d’accroître les difficultés devant lesquelles on recule. L’entrée des Russes à Merv ne pouvait permettre à M. Gladstone et à lord Granville de toujours différer ; ils se fussent exposés à laisser le tracé de la frontière à l’épée des généraux du tsar.

Les négociations sur cette délicate question furent reprises au printemps de 1884. Les deux gouvernements tombèrent d’accord de faire étudier la frontière afghane et de la faire délimiter sur le terrain.

Pour cette mission, à laquelle il désirait donner un grand apparat, le cabinet britannique fit choix du général sir Peter Lumsden. Le gouvernement russe, qui avait d’abord désigné un simple colonel, dut, pour ne pas froisser les Anglais, lui substituer le général Zélénoï. Les deux missions avaient rendez-vous, pour le mois d’octobre 1884, à Sarakhs, sur le point de rencontre des frontières de la Perse, du Turkestan et de l’Afghanistan.

Pendant que les mandataires du tsar et de l’impératrice des Indes se mettaient en route, la presse des deux États entamait une polémique sut la convention de 1873 et sur les limites assignées à l’Afghanistan par la nature et par l’histoire. Il devenait chaque jour plus manifeste que, entre les deux pays et les deux gouvernements, il y avait des divergences de points de vue que l’étude du terrain par les hommes du métier ne pouvait trancher. Avant d’en venir à la délimitation sur place, il semblait naturel de résoudre les questions de principe, et de réserver aux deux cabinets le soin d’arrêter les grandes lignes du tracé de la frontière, sauf à laisser les commissions techniques en fixer les détails.

Tel est le point de vue auquel revint bientôt le gouvernement de Saint-Pétersbourg : au lieu de se hâter d’envoyer le général Zélénoï à Sarakhs, comme on en était d’abord convenu, pour le mois d’octobre, il suspendit le voyage de cet officier, lui enjoignant d’attendre des ordres à Tiflis, pendant que la mission anglaise se mettait en route pour l’Afghanistan. Le général Lumsden se trouva ainsi arriver seul, sur la frontière afghane, à l’époque fixée. Si la Russie avait raison pour le fond, lorsqu’elle voulait régler d’abord, par voie diplomatique, les questions de principe, elle se donnait tort dans la forme. L’absence du général Zélénoï à un rendez-vous, accepté plusieurs mois d’avance, semblait un procédé peu fait pour faciliter les rapports des deux nations et des deux missions. Tout en retardant l’arrivée de son commissaire à Sarakhs, la Russie, il est vrai, envoyait à Londres un des rares voyageurs connaissant le territoire en litige, M. P. Lessar, qui, mieux que personne, était capable d’éclairer le Foreign Office sur la nécessité d’une entente préalable entre les deux cabinets.

L’Angleterre, du reste, malgré la ponctualité de son représentant à Sarakhs, n’était pas, de son côté, exempte de tout reproche. Le général Lumsden, venu par la Perse, avait, à son arrivée au rendez-vous, rejoint une escorte de plus d’un millier de soldats anglo-indiens, et, à la façon orientale, cette escorte était elle-même accompagnée d’une suite non moins nombreuse. C’était toute une petite armée dont le général britannique venait prendre le commandement en Afghanistan. Les hommes d’État de Londres et de Calcutta avaient sans doute vu là un moyen de rehausser, aux yeux des Afghans et des Turcomans, le prestige du nom anglais.

En réalité, c’était plutôt le compromettre, car c’était le jouer dans des complications dont il lui devait être malaisé de sortir intact. Cet appareil guerrier, trop considérable pour une simple escorte, trop réduit pour une démonstration militaire, révélait une politique hésitante, désireuse d’en imposer aux autres comme à elle-même.

Il y avait là, en dépit de l’opposition des apparences, quelque chose d’analogue à la mission de l’héroïque Gordon au Soudan. En Afghanistan, comme à Khartoum, l’honneur de l’Angleterre risquait d’être subitement engagé dans une guerre qu’elle désirait éviter.

L’arrivée de cette fastueuse expédition anglaise devait avoir pour premier effet de sur exciter les espérances et les prétentions les Afghans : elle devait les pousser à des résolutions dont le gouvernement britannique aurait peine à décliner la responsabilité. Le général Lumsden était exposé à se trouer entraîné dans des conflits, toujours possibles entre des avant-gardes campées à peu de distance. Ses instructions lui défendaient-elles d’y prendre part, il risquait d’être, avec ses cavaliers, le témoin inutile et impuissant de la défaite des protégés du vice-roi des Indes.

C’est un peu, on ne l’a pas oublié, ce qui est arrivé, et il n’en pouvait guère être autrement. Si le gouvernement de Saint-Pétersbourg s’était décidé à envoyer son représentant, le général Zélénoï, en villégiature à Tiflis, la Russie avait, sur la frontière afghane, d’autres généraux venus, non en négociateurs, mais en chefs de troupes, chargés de veiller à la sûreté de leurs hommes et de leur pays. À la tête des soldats du tsar, était un officier renommé pour sa prudence, n’ayant rien, assure-t-on, de la téméraire initiative des Tchernaïef et des Skobélef. En dépit de son tempérament et de ses instructions, le général Komarof ne pouvait entièrement échapper aux vieilles tentations et aux constantes fatalités des commandants russes dans l’Asie centrale.

De tous les pays du globe, le Turkestan est peut-être celui où les troupes ont le plus de peine à rester immobiles l’arme au bras. Pendant que sir Peter Lumsden attendait son collègue russe, les patrouilles du général Komarof occupaient Poul-i-Katoun, à 50 milles environ au sud de Sarakhs, et de là, elles poussaient jusqu’aux défilés de Zulficar, sur la route d’Hérat. Les Afghans, on ne doit pas le perdre de vue, n’étaient pas en reste avec eux ; les Russes pouvaient se défendre en disant qu’ils ne faisaient qu’imiter les clients de l’Angleterre. L’émir de Caboul n’avait pas attendu les mouvements en avant du général Komarof pour envoyer une garnison chez les Saryks de Penjdeh, craignant, s’il ne prenait les devants, d’y trouver les Russes installés avant lui.

En attendant les travaux des commissions de délimitation, les deux parties occupaient ainsi les principaux points stratégiques du territoire contesté, chacune s’efforçant de faire valoir, à son profit, le plus puissant argument de nos jours, les faits accomplis.

Cette manière de procéder semblait aux Anglais fort naturelle de la part de l’émir Abd-ur-Rahman, regardé par eux comme le légitime souverain de l’oasis de Penjdeh et des points occupés par ses troupes. Il en était tout autrement, à leurs yeux, de la marche des Russes sur Zulficar. Ils y voyaient une provocation qu’ils ne pouvaient tolérer en silence. Lord Granville s’en plaignit vivement à Saint-Pétersbourg. Le cabinet russe répondit que les officiers avaient obéi à des nécessités militaires ; mais que dorénavant ils auraient l’ordre de ne pas pousser plus loin, à la condition que les Afghans se renfermassent également dans les positions qu’ils occupaient. C’est ce que l’on appela l’arrangement du 16 mars (1885).

Le gouvernement russe, en s’engageant pour l’avenir, avait eu soin de se réserver le cas de circonstance imprévue et de force majeure. Ce cas, comme il était facile de le prévoir, ne tardait pas de se présenter. Le général Komarof, se sentant gêné par le voisinage des patrouilles afghanes, les somma d’évacuer Penjdeh. Les Afghans n’ayant pas obéi, il les en délogea par la force. Le général russe eut beau rentrer bientôt après dans ses cantonnements, en arrière de Penjdeh, les Anglais virent dans cet incident une provocation, en même temps qu’un manque de foi. Durant une ou deux semaines, la guerre sembla inévitable, d’autant que les explications du général Lumsden, témoin de la collision, étaient en flagrante contradiction avec celles du général Komarof.

Pour sortir de cette épineuse difficulté, il fallut aux deux gouvernements beaucoup de sang-froid et beaucoup de bonne volonté. On sait comment ils s’entendirent pour accepter un arbitrage qui n’eut pas lieu de s’exercer. Entre temps, on finit par comprendre, à Londres comme à Pétersbourg, qu’au lieu de se borner à négocier sur les causes de l’incident de Penjdeh, il valait mieux examiner d’abord le fond de la question et le tracé même de la frontière. L’Angleterre se décidait ainsi à adopter la marche proposée par M. de Giers, laquelle était la seule naturelle et la seule efficace.

On se mit à débattre, de cabinet à cabinet, le tracé général de la frontière ; et, comme les deux gouvernements étaient sincères dans leur désir d’éviter une rupture, ils étaient près de s’entendre lorsque la chute du cabinet Gladstone interrompit les négociations. Elles furent bientôt reprises, sur les mêmes bases, par le ministère Salisbury. Ni de Londres, ni de Pétersbourg, il n’était survenu aucun de ces incidents irritants, aucune de ces provocations calculées, qui, à certaines heures, on l’a bien vu en 1870, suffisent à précipiter un conflit.

 

V

 

Que pourrait être une guerre entre les Russes et les Anglais ? — Par où l’Angleterre pourrait-elle atteindre la Russie ? — La Baltique, la mer Noire. — Du rôle de la Turquie dans un pareil conflit. — La neutralité des détroits. — Le canal de Suez.

 

 

Des deux côtés, tout en désirant vivement conserver la paix, on s’était activement préparé à la guerre, du côté de l’Angleterre surtout, la Russie étant dès longtemps prête aux rencontres asiatiques. Des deux côtés, on avait pesé ses forces et celles de l’adversaire, on avait calculé les chances de succès, les complications possibles, les alliances à espérer, les hostilités à redouter.

Les esprits à vue quelque peu étendue s’étaient aperçus, à Pétersbourg comme à Londres, que les perspectives ouvertes par une pareille guerre étaient aussi vastes que confuses, et que, si les belligérants étaient certains d’en supporter les charges, ils n’étaient nullement sûrs d’en recueillir les bénéfices.

La première difficulté était de s’atteindre, et cette difficulté, qui calmait l’impatience des prudents, était une des choses qui excitaient l’ardeur belliqueuse des chauvins de Moscou et des jingoes britanniques. La Russie continentale et l’Angleterre insulaire se croyaient presque également inaccessibles à l’ennemi. Chacune, se sentant maîtresse de son élément, se flattait d’échapper aux coups de l’autre. Comment « la baleine » pouvait-elle descendre à terre, ou « l’éléphant » la joindre à la nage ?

Comme le casus belli était soulevé par l’Angleterre, comme c’était elle qui se prétendait obligée d’en appeler à l’ultima ratio pour arrêter les envahissements des Russes, c’était à elle, en réalité, de chercher où frapper la Russie. L’Asie centrale avait beau être la cause ou l’enjeu de la lutte, les Anglais ne pouvaient songer à vider le conflit dans les montagnes afghanes ou les steppes turcomanes. De ce côté, une victoire des Russes risquait d’ébranler l’empire anglo-indien, sans que les succès de l’armée anglo-indienne pussent jamais affecter assez la Russie pour la contraindre à la paix.

En Europe, les flottes anglaises pouvaient faire des démonstrations sur la Baltique, mais presque rien de plus. Les canons des cuirassés britanniques pouvaient à peine entamer l’épais épiderme du colosse russe. Cronstadt, avec ses forts blindés, mettait, mieux encore qu’au temps de la guerre de Crimée, Pétersbourg hors d’atteinte. Quant aux côtes livoniennes ou finlandaises, le bombardement de ports habités par des Allemands, des Suédois, des Lettes, des Finnois, ne saurait être bien sensible aux Russes de l’intérieur. La vieille Russie slave ne touche pas la mer Baltique ; les coups portés à des provinces sujettes, pour lesquelles Moscou montre moins d’affection que de défiance, ne sont pas faits pour la réduire.

Ses intérêts matériels n’en souffriraient même pas beaucoup plus que son cœur russe. Le blocus de ses côtes, déjà bloquées la moitié de l’année par les glaces, ne saurait détruire son commerce. Ses blés et ses lins trouveraient des débouchés dans les ports de la Prusse orientale. Il en serait tout autrement si la Russie entrait en guerre avec les empires voisins. Son commerce extérieur en serait manifestement ruiné, les voies terrestres et maritimes lui étant fermées à la fois[57].

Hors d’état de frapper la Russie au nord, la Grande-Bretagne pouvait-elle l’atteindre au sud ? On s’en était flatté à Westminster, sur les bancs des conservateurs comme sur ceux des libéraux. On avait rêvé de recommencer, sur les rives de la mer Noire, une nouvelle guerre d’Orient. Si, pour une pareille entreprise, l’armée anglaise était numériquement trop faible et trop dispersée, ne pouvait-on, comme en 1854-1855, lui découvrir des alliés ?

Depuis deux ou trois siècles, l’Angleterre n’a pas fait une guerre continentale sans alliances ; à défaut de ses anciens auxiliaires, à défaut de l’Autriche de Wagram ou de la France de Sébastopol, n’avait-on pas la Turquie, bien diminuée, il est vrai, depuis les beaux jours d’Omer-Pacha, mais possédant toujours une nombreuse et belliqueuse armée ? Alors que la Porte, réduite à ses propres forces, avait seule tenu en échec, durant deux campagnes, toutes les Russies, que n’eût point fait la Turquie avec un contingent anglais, avec les flottes et l’argent de la Grande-Bretagne, sans compter les cipayes de l’Inde que, à l’instar de Beaconsfield, le War Office était libre de faire débarquer sur les classiques rivages de la Méditerranée ? Et, en effet, avec les quatre ou cinq cent mille hommes qu’eût pu encore lever le séraskiérat, l’Angleterre aurait contraint la Russie, à peine remise de Plevna, à une nouvelle grande guerre.

Il n’y a donc pas à s’étonner des négociations entamées, en 1885, entre Londres et Constantinople, pour une alliance éventuelle. Cruelle ironie de la politique, surtout vis-à-vis des philanthropes tels que M. Gladstone, — l’orateur du Midlothian, railleur des Bulgarian Atrocities, l’homme qui avait publiquement qualifié le Turc de « spécimen anti-humain de l’humanité », courtisait, à cinq ou six ans de distance, les pachas de la Porte et le sultan-khalife, leur rappelant la vieille amitié de l’Angleterre. Heureusement pour la paix de l’Europe, ces propositions d’alliance étaient faites par un ministre connu pour son antipathie contre les vrais croyants, par un homme dont le nom avait été maudit dans les mosquées de Stamboul, comme celui d’un ennemi de l’Islam. Si, au lieu de l’avocat des Bulgares et du promoteur de la démonstration de Dulcigno, le tentateur eût été l’insinuant Beaconsfield ou son élève Salisbury, l’hôte indolent d’Ildiz-Kiosk eût peut-être plus facilement prêté l’oreille au serpent britannique.

L’Angleterre ne manquait pas de moyens de séduction vis-à-vis de la Porte. Nous ne parlons pas ici des vulgaires arguments sonnants, si longtemps d’usage sur la Corne-d’Or. L’agent britannique avait une prise facile sur l’orgueil ottoman et sur le zèle musulman. Il n’avait pas seulement à faire vibrer les rancunes des défenseurs de Plevna contre le Moskal, à leur rappeler le peu de souci des vainqueurs pour les obligations de Berlin, à leur montrer les forteresses de la Bulgarie encore debout et Batoum transformé en place de guerre, malgré les engagements de 1878. Les négociateurs anglais pouvaient offrir à la Porte autre chose que de vagues mirages de revanche. Grâce aux colonels égyptiens et à la folie d’Arabi, ils pouvaient lui offrir un pays qui a toujours été l’objet des ambitions de Byzance, l’Égypte.

On sait quelle a été, dans les premières années, la politique favorite du sultan Abdul-Hamid ; c’est ce qu’on a nommé le panislamisme. À travers les démembrements de la monarchie ottomane, le sultan avait entrevu un moyen de rétablir la puissance de la famille d’Othman, en relevant le prestige du khalifat, usurpé par ses prédécesseurs. Si l’empire des Turcs est en décadence, on n’en saurait dire autant de l’islamisme, partout plus fervent et plus vivant que jamais. Aussi comprend-on la tendance de Hamid à faire prédominer de nouveau, dans sa propre personne, le chef des croyants sur le prince temporel. C’était, à ses yeux, le meilleur moyen de fortifier le dernier.

Avec de pareilles vues, l’Afrique, le massif continent que l’islam est en train de conquérir, et en Afrique, l’Égypte qui en est la clef, devaient particulièrement attirer l’attention et l’ambition du sultan. Les Anglais, campés au Caire, pouvaient offrir à Hamid de lui céder la place en Égypte et au Soudan. Flattant les anciens rêves du patron des Senoussi, des Khouans et des marabouts, ils pouvaient même lui représenter qu’en combattant le tsar orthodoxe, à côté de l’impératrice des Indes et de l’émir de Caboul, le khalife agirait en digne chef des croyants et en défenseur de l’islam contre les ennemis traditionnels du prophète.

Sous M. Gladstone, comme plus tard sous lord Salisbury, l’Égypte et le Soudan ont fait les principaux frais des négociations entre l’Anglais et le Turc. LE sultan voudrait rentrer en Égypte en souverain, ce qu’il ne dépend pas de l’Angleterre seule de lui accorder. L’Europe, il est vrai, ne ferait peut-être pas au débarquement des troupes ottomanes, à Damiette ou à Alexandrie, les mêmes objections qu’il y a dix ou vingt ans. Dès lors que les bords du Mil semblent hors d’état de se passer d’un surveillant étranger, le Turc serait encore le meilleur gendarme, celui qui, au dehors, inspirerait le moins de défiance, celui qui, au-dedans, aurait le plus d’autorité morale. Le gardien des détroits pourrait aussi bien garder l’isthme et le canal, pourvu qu’il se contentât d’y monter la garde ; car l’Europe ne saurait ni lui abandonner l’administration de l’Égypte, ni lui en sacrifier les institutions internationales.

La rentrée des Turcs au Caire séduirait assez la Porte pour qu’elle se résignât à de pareilles conditions ; mais, alors même que l’Angleterre lui en eût fait l’offre, le sultan pouvait-il acheter le droit d’occuper l’Égypte au prix d’une grande guerre, dont l’issue finale n’était que trop facile à prévoir ?

Quel serait, dans une nouvelle guerre d’Orient, l’enjeu de la Porte devenue le « partner » de l’Angleterre ? Une défaite serait, après l’entier épuisement de l’empire, l’anéantissement de la domination ottomane en Europe, sans préjudice d’un nouveau recul du croissant en Asie-Mineure. Une victoire serait, tout au plus, la reprise de Kars ou de Batoum ; car, en Europe, la Turquie se trouve dans cette situation, que toute défaite menace de détruire les restes de sa domination, et qu’aucun succès militaire ne lui saurait rendre les provinces qui lui ont été enlevées. Par cela seul, toute guerre est devenue, pour la Porte, une partie inégale où, les chances de gain étant pour ses adversaires, elle n’a guère que des chances de perte. Le sultan lui-même semble le comprendre : de là sa réserve en face de la révolte de la Roumélie orientale, et ses longues répugnances à intervenir sur le Balkan, chez ses vassaux bulgares.

Pour affronter un conflit avec la Russie, il eût fallu que la Turquie fût, comme au milieu du siècle, assurée de la bonne volonté des puissances continentales : de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, de l’Italie. Or, la Porte ne se sentait sûre ni de Berlin, ni de Vienne, ni de Rome. Si, de tous côtés, on lui témoignait de l’intérêt, la Turquie n’avait pas oublié que, aux bonds de la Sprée, habitait un courtier politique qui avait déjà conclu de savants marchés, aux dépens du sultan. Elle n’ignorait pas que grands et petits surveillaient sa succession, et, qu’en cas de guerre, elle pourrait voir tel de ses voisins marcher inopinément sur Salonique, et loi autre débarquer à Tripoli.

Tout compte fait, la Porte a été bien inspirée, pour elle-même, comme pour l’Europe, en repoussant les avances britanniques. L’Angleterre, la première, lui en devrait savoir gré : car, oubliant l’axiome classique : Quieta non movere, le cabinet de Saint-James allait, en poussant la Turquie, rouvrir toute la question d’Orient et précipiter, au profit de puissances rivales, la dissolution de l’empire turc. C’eût été un singulier spectacle que de voir des mains anglaises sacrifier ce qui reste de l’empire ottoman à l’intégrité des frontières afghanes. Une alliance anglo-turque eût fort ressemblé à l’immolation de la Turquie sur l’autel des intérêts anglo-indiens.

 

La coopération de la Porte écartée, était-il impossible à l’Angleterre, réduite à ses propres forces, d’atteindre la Russie par la mer Noire ? S’il ne lui était plus permis de renouveler les stériles exploits de Sébastopol, lui était-il interdit de bombarder Odessa et Batoum, ou d’essayer de couper les lignes de communication des Russes au sud du Caucase ?

À cela, il est vrai, il y a un obstacle connu de tous, la neutralité des détroits ; mais cette neutralité, sanctionnée par les traités, cette interdiction du passage aux navires de guerre, beaucoup d’Anglais affectent de croire qu’elle a été uniquement établie contre les ambitions russes. À les entendre, la Porte, « le sublime portier des détroits, » reste libre d’ouvrir le passage à qui lui plaît. D’autres, moins préoccupés du droit des gens et des conventions diplomatiques, déclarent cyniquement que, en cas de guerre avec la Russie, l’Angleterre, n’ayant pas le choix des routes et ne prenant conseil que de ses intérêts, forcerait les Dardanelles : les canons des cuirassés anglais, braqués sur les pavillons de marbre de Ildiz-Kiosk, sauraient bien décider le sultan à leur ouvrir le Bosphore. C’est ainsi que, avant même d’être déclarée, une guerre entre la Russie et l’Angleterre eût soulevé, de nouveau, la question d’Orient et mis en cause les décisions les plus essentielles des grands congrès internationaux.

À s’en tenir à la question de droit, les traités nous semblent formels. Les détroits sont fermés aux vaisseaux de guerre de toutes les puissances ; la Porte n’est pas libre de les ouvrir à l’un ou à l’autre des belligérants. Le traité de Paris, renouvelé à cet égard à Londres en 1871, à Berlin en 1878, stipule purement et simplement la clôture des détroits.

Il est vrai qu’au Congrès de Berlin, en 1878, lord Salisbury a, en homme prévoyant, essayé d’insinuer l’opinion que la Porte demeurait maîtresse d’ouvrir à ses amis les Dardanelles et le Bosphore. Le second plénipotentiaire anglais avait demandé l’insertion, aux protocoles du Congrès, d’une déclaration portant « que les obligations de Sa Majesté Britannique, concernant les détroits, se bornaient à un engagement envers le Sultan de respecter, à cet égard, les déterminations indépendantes de Sa Majesté, conformes à l’esprit des traités existants[58]. » Une pareille prétention était trop en désaccord avec l’esprit et la lettre des traités précédents pour être sanctionnée de l’aréopage européen. Si, afin de ne pas soulever de difficultés sur un point où le Congrès de Berlin ne faisait que confirmer les traités existants, les plénipotentiaires des autres puissances ne protestèrent pas contre la subtile interprétation britannique, l’un des représentants de la Russie, le comte Schouvalof, eut soin, à la séance suivante, de faire insérer une contre-déclaration, affirmant le caractère européen des stipulations relatives à la clôture des détroits et l’obligation, pour toutes les parties contractantes, de s’y soumettre en toutes circonstances[59].

En dépit des affirmations de la presse anglaise, il est manifeste que tel est le sens des conventions européennes. Entendue autrement, la clôture des détroits aurait, pour la Russie, un caractère d’hostilité qu’aucun gouvernement ne saurait admettre. Il n’y aurait plus, à son égard, de réciprocité : la sortie de la mer Noire serait interdite à ses vaisseaux de guerre, tandis que l’entrée en demeurerait ouverte aux vaisseaux de ses ennemis. Cela est d’autant moins admissible que le traité de Paris avait neutralisé la mer Noire elle-même : si la convention de Londres a, en 1871, abrogé la neutralité de la mer Noire, elle a maintenu les anciennes pour les détroits qui y donnent accès. Ce n’est pas assurément pour servir la Russie que la clôture des détroits a été érigée en principe européen ; mais, comme il arrive souvent en politique, les évènements devaient démontrer aux Russes qu’ils pouvaient parfois être les plus intéressés au respect des stipulations suggérées a la diplomatie par ses défiances contre leur gouvernement. C’est encore là une application du sic ros non vobis, dont l’histoire fournit tant d’exemples.

A-t-elle jamais conçu des doutes sur ses obligations, la Porte a bien vite compris qu’il était de son intérêt, comme de son devoir, d’observer scrupuleusement les stipulations de Paris et de Berlin, sans s’arroger la périlleuse faculté de tenir à volonté les détroits ouverts ou fermés. Les ambassadeurs d’Allemagne, d’Autriche-Hongrie, de France même, n’ont pas négligé de rappeler au sultan et à ses ministres que la Turquie était tenue d’assurer, vis-à-vis de tous, la neutralité des Dardanelles, aussi bien que celle du Bosphore ; et cette attitude des puissances n’avait, de notre part du moins, rien d’hostile à la Grande-Bretagne. Quant au chancelier de l’empire allemand, quelques visées qu’on soit d’ailleurs tenté de lui prêter, on ne saurait nier qu’en donnant à M. de Radowitz l’ordre d’agir, dans ce sens, auprès d’Abdul-Hamid, M. de Bismarck n’ait réellement servi la cause de la paix, dont il aime à se représenter comme le défenseur attitré.

Les traités ont beau lui fermer l’entrée de la mer Noire, l’Angleterre restait, il est vrai, maîtresse de passer par-dessus les traités. L’amirauté pouvait forcer le passage que la Turquie, d’accord avec l’Europe, prétendait lui interdire. La guerre eût éclaté et elle eût duré, que le cabinet britannique eût pu recourir à cette mesure extrême. En face de certaines éventualités, les clauses les plus claires des actes les plus solennels pèsent peu. Le droit des gens est encore de mince autorité devant la raison d’État.

La polémique anglo-russe nous a déjà donné un avant-goût de la facilité avec laquelle les États prétendus civilisés s’affranchissent, en cas de besoin, des engagements les plus formels. Nous avons entendu, sans même que l’Europe s’en montrât surprise ni scandalisée, la presse russe, et aussi la presse anglaise, pousser simultanément au rétablissement de la course, en dépit de la signature apposée au bas du traité de Paris par les plénipotentiaires du tsar et de la reine Victoria. C’est ce que, par euphémisme diplomatique, on appelle dénoncer un traité.

Quant aux détroits, c’eût été, en vérité, un singulier spectacle que de voir l’Angleterre, faire violence à la Porte, et, au besoin, bombarder Stamboul et Galata, comme autrefois Copenhague et naguère Alexandrie, au risque d’ameuter contre elle toute l’Europe ou de hâter, de ses propres mains, la chute de cet empire turc dont le maintien a été, depuis un siècle, l’un des points cardinaux de sa politique.

Pauvre Turquie, ainsi exposée à pâtir du duel des deux empires chrétiens pour la suprématie de l’Asie centrale ! Fidèle à ses engagements envers l’Europe, elle était menacée, par les Anglais, d’être traitée comme l’alliée de leurs ennemis. Ouvrait-elle les portes de la mer Noire aux flottes britanniques, elle était sûre d’être traitée, par les Russes, en complice des Anglais. Si elle se contentait d’opposer aux vaisseaux anglais une résistance apparente, elle risquait de voir les Russes la déclarer responsable de l’entrée des Anglais dans la mer Noire et diriger sur elle, en Asie ou en Europe, les coups qu’ils ne pouvaient rendre directement à l’Angleterre. Un conflit entre l’aigle moscovite et le léopard britannique aurait beau être provoqué par la possession des Indes, l’empire turc risquerait fort d’en être la première victime. Difficile lui serait la neutralité, et quelque parti que prit la Porte, aucun des deux belligérants ne saurait la protéger contre les coups de l’autre.

 

La question du passage des détroits n’est pas la seule qu’aient soulevée les menaces de guerre entre l’Angleterre et la Russie. Il en est une autre qui s’y rattache de près et en forme comme le pendant. Nous voulons parler de la traversée de l’isthme de Suez. Entre le double canal naturel qui, à travers les plus riants paysages du vieil Orient, réunit l’Euxin à la mer Égée, et l’aride détroit artificiel, creusé, pour l’ingrate Angleterre, par nos ingénieurs et nos petits capitalistes dans les sables du désert, il y a bien des analogies et aussi bien des dissemblances. La principale analogie, c’est que tous deux ont une importance internationale, et que, à ce titre, l’un et l’autre doivent relever des conventions diplomatiques. Là, au point de vue politique, s’arrêtent les similitudes.

On emploie d’ordinaire, à propos du canal de M. de Lesseps, les mêmes termes que pour les détroits dont la Porte a la garde. On dit que le canal, comme les Dardanelles ou le Bosphore, doit être neutralisé. Cela est vrai en un sens, mais encore faut-il s’entendre sur la portée des mots. La neutralité que notre diplomatie réclame pour le canal de Suez est fort différente de la neutralité des détroits, telle qu’elle a été établie par les traités. L’une est en quelque sorte au rebours de l’autre. Tandis que le passage de la Méditerranée à la mer Noire, et vice versa, doit demeurer fermé à toutes les flottes des belligérants, le passage de Port-Saïd à Suez doit, même en temps de guerre, rester ouvert aux vaisseaux de toutes les puissances. La situation de ces deux grandes voies navigables est ainsi absolument inverse. L’une demeure interdite aux flottes de guerre, l’autre doit leur demeurer accessible en tout temps. Cette opposition s’explique par la différence des intérêts engagés.

Les Russes et les Anglais sont les seuls qui, pour des vues particulières, aient parfois manifesté le désir d’appliquer, aux détroits et au canal, le même régime. C’est là encore un trait digne de remarque. Tandis que la presse anglaise soutenait que l’ouverture des Dardanelles et du Bosphore dépendait des caprices du sultan, certains Russes, le grand meneur de l’opinion moscovite, M. Katkof à leur tête, prétendaient que le canal de Suez devait être assimilé aux détroits et, comme ces derniers, demeurer, en cas de guerre, fermé aux navires des belligérants.

Une seule puissance, la Russie, pourrait trouver son compte à cette clôture du canal. Cela suffirait pour que, de Suez à Port-Saïd, les autres États entendissent la neutralisation d’une toute autre manière. Les prétentions de la Gazette de Moscou, justifiées pour les détroits, sont manifestement insoutenables pour l’œuvre de M. de Lesseps. L’isthme de Suez est la grande route de l’Europe aux Indes et à l’extrême Orient ; il importe à toutes les puissances qui ont des possessions dans l’océan Indien que cette voie leur reste ouverte en tout temps. Renoncer à y faire passer leurs flottes et leurs troupes, ce serait presque renoncer à leurs colonies. C’est ce que tout le monde a compris, et le gouvernement de Pétersbourg comme les autres. La commission internationale, réunie à Paris en 1885, a été unanime pour proclamer en principe le libre passage du canal maritime par tous et en tout temps. Si le canal doit être neutralisé, c’est en ce sens que les hostilités doivent être suspendues entre ses berges, comme à son entrée et à sa sortie[60].

Cette neutralité sui generis est évidemment plus difficile à définir et, surtout, plus difficile à faire observer que la neutralité établie, par les traités, pour les Dardanelles et le Bosphore. Quelques précautions que prenne la diplomatie, il sera toujours malaisé à certains États, à la Russie notamment, de profiter du canal en cas de guerre avec l’Angleterre, d’autant que, pour être effectif, « le libre passage » devrait être étendu à tout le long couloir de la mer Rouge, dont les maîtres d’Aden et de Périm détiennent la clef[61]. Aussi, de même que les Anglais n’auraient pas grand scrupule à violer la neutralité des détroits, il se pourrait qu’en certaines circonstances, la Russie cherchât à fermer le passage aux vaisseaux anglais. Si, ce que le xxe siècle verra peut-être un jour, les maigres chevaux cosaques, partis de Kars et du Transcaucase, venaient, après avoir traversé le plateau de l’Arménie, à descendre par les défilés du Taurus en Syrie, et à pousser, sur les traces d’Alexandre le Grand, jusqu’à l’isthme, les navires anglais risqueraient fort de réclamer en vain le libre passage du canal. L’Orient, de tout temps la patrie des longues chevauchées, a eu de plus grandes surprises. Qu’elle s’établisse à demeure en Égypte, l’Angleterre pourra, en cas de guerre, donner aux Russes la tentation de l’y aller chercher.

 

VI

 

Quels alliés pourrait enrôler l’Angleterre en cas de conflit avec la Russie. — L’Allemagne ? — L’Autriche-Hongrie ? — L’Italie ? — La Chine ? — D’une alliance anglo-chinoise. — Comment le point faible de l’empire russe est sur le Pacifique. — Du rôle des colonies anglaises. — Quel sciait, pour les deux rivaux, l’enjeu d’une guerre ?

 

 

En dehors de ces lointaines perspectives et de ces hypothèses prématurées, une guerre entre l’Angleterre et la Russie soulèverait bien des questions, du Sund au Gange et de Suez à la mer de Corée. Elle risquerait fort de ne pas demeurer cantonnée sur les arides plateaux de l’Afghanistan, et d’ébranler à la fois l’Europe et l’extrême Orient. Les lettrés du Tsong-Li-Yamen s’en pourraient autant préoccuper que les chancelleries occidentales ; car, en Asie, de même qu’en Europe, il serait malaisé à la diplomatie de limiter l’arène du combat.

Ce n’est point que le Russe ou l’Anglais soit certain de trouver des alliés en Europe. Le temps est loin où la France se fût crue suffisamment payée d’une guerre par l’expulsion des Anglais hors de l’Inde. Si jamais les Français doivent combattre à côté des Russes, ce ne sera point pour aplanir aux aigles du tsar la voie de l’Indus et du Gange. À l’Allemagne, comme à l’Autriche-Hongrie, la Russie ne saurait demander que la neutralité, et cette neutralité, le cabinet de Pétersbourg n’y pourrait compter qu’autant que sa politique n’exciterait pas trop de défiances sur le Balkan. Ni à Berlin, ni même à Vienne ou à Pesth, l’on ne prendrait les armes pour conserver au front de la reine Victoria la couronne d’Aureng-Zeb. Si l’Inde et l’Asie centrale étaient seules en cause, l’Angleterre risquerait fort d’être réduite à ses propres ressources.

Elle s’en est aperçue en 1885. Elle s’était fait illusion quand elle se croyait assurée des sympathies, si ce n’est du concours, des deux empires d’Allemagne et d’Autriche. Pour ramener à sa patrie la bonne volonté de l’irascible chancelier germanique, lord Granville s’est en vain, dans la Chambre des lords, offert en victime expiatoire, sacrifiant sa réputation et sa dignité aux intérêts d’une entente anglo-allemande. Le châtelain de Friedrichsruhe a refusé de s’employer à Saint-Pétersbourg en faveur de la politique anglaise. La chute de M. Gladstone, de ce leader du libéralisme, pour lequel le chancelier semble éprouver une antipathie de tempérament, ne paraît pas avoir beaucoup modifié les dispositions de Berlin et de Vienne. Ce que redoute l’Allemagne, aussi bien que l’Autriche, ce n’est pas le progrès de la domination russe en Asie. Depuis que, elle aussi, s’est accordé le luxe d’une politique coloniale, l’Allemagne ne craindrait point de voir diminuer la prépotence des Anglais sur les mers du Sud. Quant à l’Europe, le restaurateur de l’empire germanique a, le premier peut-être dans l’histoire, su mettre à profit les involontaires leçons de ses prédécesseurs à l’hégémonie européenne. À l’inverse de Louis XIV et de Napoléon, au lieu de pousser toujours sa fortune, il a su y mettre lui-même une borne, et ce n’est point là le moindre trait de son génie.

S’il ourdit encore de vastes plans, une guerre entre l’Angleterre et la Russie n’eût pas été pour lui déplaire : jamais il n’aurait eu les mains plus libres ; et l’usage qu’il eût fait de cette liberté, ni la Russie, ni l’Angleterre n’auraient peut-être eu à s’en féliciter.

Il n’est, en dehors de la Porte, qu’une puissance dont l’Angleterre ait pu un moment escompter le concours, et cette puissance se fût bien gardée de marcher seule, à côté de ses amis de la Grande-Bretagne, contre la Russie. On sent que nous voulons parler de l’Italie, qui, n’ayant pas recueilli de l’alliance austro-allemande tous les bénéfices qu’elle en attendait, s’était décidée à faire des avances à l’alliance britannique.

L’Italie a jadis trouvé trop d’avantage à se mêler aux querelles d’autrui pour avoir oublié le jeu de Cavour en Crimée. Il est vrai que le rôle de modeste satellite, accepté par le Piémont en 1854, ne saurait convenir à la péninsule devenue grande puissance ; mais, des souvenirs du siège de Sébastopol, il lui est resté une leçon : c’est qu’en politique les chemins détournés sont parfois les meilleurs.

Comme l’Allemagne, avant l’Allemagne même, la nouvelle Italie s’est, elle aussi, laissé prendre par la fièvre coloniale. À cela, rien que de naturel et de légitime, quoique les déboires d’autrui eussent pu avertir nos voisins d’outremonts des mécomptes qui les attendaient. C’est vers l’Afrique, on le sait, qu’ils ont jeté leur dévolu ; et, ne pouvant débarquer directement à Tripoli ou en Égypte, les diplomates de la Consulta ont cru un moment découvrir les clefs de la Méditerranée dans la mer Rouge. De là, — M. Mancini nous en avait naguère avertis du haut de la tribune, — l’expédition de Massaouah. En agissant d’accord avec l’Angleterre, en lui apportant, sur les côtes du golfe Arabique et sur la lisière du Soudan, un concours matériel ou moral, l’Italie pouvait se flatter de se glisser, à la suite des Anglais, en Égypte et d’y prendre, à côté d’eux, une influence dominante.

La mort de Gordon et la chute de Khartoum ont, pour un temps du moins, trompé ces espérances. Les Anglais seraient entrés en guerre avec les Russes qu’ils auraient peut-être demandé aux bersaglieri de les relever de leur faction, sur la mer Rouge et le Haut-Nil, afin de laisser aux habits rouges les mains libres ailleurs. Cela, il est vrai, eût pu provoquer des difficultés de la part d’autres puissances. Les Italiens mêmes semblent déjà moins portés pour ces vagues plans d’action commune dont le mystère semblait leur sourire trois ans plus tôt. M. Mancini a payé de son portefeuille le rapide désenchantement d’un pays qui lui eût reproché de n’avoir rien tenté. Il est tombé victime de la politique coloniale, qui semble destinée à trancher bien des existences ministérielles. Alors même que la Consulta reprendrait les négociations avec le Foreign Office, pour une action commune au Soudan, personne, au sud des Alpes, ne songerait à faire campagne à côté des Anglais, sur la mer Noire ou en Asie-Mineure, à moins que les Allemands ou les Autrichiens ne fussent de la partie. À suivre seul l’étendard britannique, il y aurait trop de risques à courir ; et si les hommes d’État italiens sont généralement enclins à l’alliance anglaise, ils n’entendent point que, selon une comparaison célèbre, l’alliance de leur pays avec la Grande-Bretagne ressemble à celle du cheval et de l’homme.

Tories ou libéraux, les ministres qui dirigeaient la politique anglaise n’auraient pu enrôler, contre la Russie, ni Berlin, ni Vienne, ni Rome. À défaut de l’Europe, ils auraient pu, il est vrai, chercher des alliés en Asie, jusque dans l’extrême Orient. Le concours effectif que peut leur refuser la Turquie, certains hommes d’État anglais espèrent l’obtenir des empires asiatiques, du Japon, de la Chine surtout. Une guerre éclaterait entre la Russie et l’Angleterre, que c’est sur le Pacifique que se porteraient probablement les efforts de la diplomatie et des armes britanniques. Au Japon, le cabinet de Saint-James pourrait promettre la grande île de Sakhaline que les Russes ont, depuis une dizaine d’années, transformée en bagne. À la Chine, il pourrait offrir le bassin de l’Amour et toutes les vastes contrées autrefois arrachées à l’incurie ou à l’ignorance chinoise par l’habileté du général Mouravief-Amoursky[62].

Aujourd’hui, après les leçons que lui ont infligées les Français au Tonkin, le Tsong-Li-Yamen hésiterait sans doute à entrer en lutte avec l’empire voisin. Il ne sera peut-être pas toujours aussi timide. Un temps peut venir où, docile aux suggestions anglaises, la politique chinoise qui n’oublie rien, qui n’abandonne jamais aucun de ses droits, osera revendiquer au tsar russe les anciennes provinces des Fils du Ciel. Le conflit du Russe et de l’Anglais n’est pas le seul qui menace l’Asie. Le siècle prochain peut être témoin d’un autre choc non moins formidable, celui de l’énorme empire slave et de l’innombrable fourmilière chinoise. Et le jour où les Célestes se seraient approprié les inventions mécaniques des « barbares de l’Ouest », le jour où la Chine aurait un réseau de chemins de fer, avec une armée et une flotte à l’européenne, la domination russe sur les rives de l’Amour et de l’Oussouri deviendrait singulièrement précaire. Au lieu de s’étendre sur les rivages tempérés de la Corée, elle risquerait fort d’être rejetée sur les côtes glacées du Kamchatka.

Heureusement pour la Sibérie, le Chinois ne se hâte point. Les ingénieurs russes, qui ont fait des miracles dans l’Asie centrale, auront peut-être le temps de pousser leurs rails jusqu’à l’Amour et au Pacifique, avant que les Célestes ne soient en mesure de les leur disputer[63].

L’alliance chinoise n’en reste pas moins une des ressources de la politique anglaise. Aussi ne néglige-t-elle rien pour la préparer. En cas de nécessité, le cabinet de Saint-James irait jusqu’à l’acheter au moyen de concessions dans la Haute-Birmanie ou sur les frontières du Thibet.

Le concours des Célestes viendrait-il à leur faire défaut, que les Anglais ne désespéreraient point d’atteindre la Russie dans la Sibérie orientale. Ils se flattent d’avoir découvert, à cette extrémité du continent, le point faible du colosse moscovite. Le nouveau port des Russes sur le Grand-Océan, Vladivostok, la ville au nom orgueilleux qui se promet l’empire de l’Orient[64], deviendrait, pour les Anglais, un autre Sébastopol.

Pour porter la guerre sur les côtes russes du Pacifique, ils pourraient se servir de leur Transcontinental canadien, qui relie aujourd’hui les deux Océans. L’Amérique anglaise fournirait une base d’opérations contre l’Asie russe[65]. La mer étant interdite aux flottes du tsar, et ses troupes ayant à traverser toute l’épaisseur de l’Asie, l’avantage sur le littoral pourrait être facilement aux Anglais, même réduits à leurs propres forces. Il est vrai que ce ne serait probablement pas sur les plages désertes de la Mandchourie russe que se déciderait le sort de la guerre. Vladivostok a beau sembler le point vulnérable de l’empire du Nord, il serait malaisé à ses ennemis, quoi qu’en pense sir Charles Dilke, de lui porter là un coup mortel. Pour que cette diversion frappât gravement la Russie, il faudrait que les Chinois entrassent en ligne et franchissent l’Amour. Pendant que les Russes essayeraient de pénétrer dans l’Inde, ils courraient alors le risque de perdre les plus belles contrées de la Russie d’Asie.

En dehors de l’étranger, l’Angleterre pourrait recruter des auxiliaires au sein même de l’empire britannique, parmi ses feudataires de l’Inde ou dans ses grandes colonies des deux hémisphères. Hindous ou musulmans, les princes indigènes de la vaste péninsule asiatique gouvernent encore, sous la suzeraineté de la reine-impératrice, cinquante millions de sujets. Ils entretiennent des armées, pour la plupart équipées à l’européenne, dont l’effectif total monte, assure-t-on, à 350 000 hommes. C’est là une force qui ne serait pas à dédaigner. Il est vrai que, à part même la valeur de ces troupes indigènes, leur fidélité ne serait peut-être pas à toute épreuve. Les rajahs ont beau rivaliser de « loyalisme » envers l’impératrice des Indes, leurs troupes inspirent à certains Anglais plus d’inquiétude que de confiance. Quelques spécialistes ont été jusqu’à conseiller à la métropole de réduire, sinon de supprimer toutes les armées de ses feudataires.

Il n’en est point de même des grandes colonies anglaises, de l’Australie et du Canada notamment. Pour s’administrer en républiques indépendantes, elles n’ont point abdiqué tout patriotisme britannique. Elles tiennent encore au prestige du drapeau et du nom anglais. Si elles doivent jamais, comme les États-Unis, rompre les liens légers qui les rattachent à leurs compatriotes du « vieux pays », ce moment semble encore éloigné. Les volontaires qu’elles avaient spontanément offert au War Office, pour le Soudan, les colonies les lui fourniraient, en plus grand nombre, pour l’Indoustan. Comme l’Australie est relativement voisine de l’Inde, il se peut qu’au xxe siècle, lorsque la population australienne aura doublé ou triplé, un pareil concours ne soit pas à dédaigner. Mais d’ici là, alors même que les Anglais arriveraient à donner plus de cohésion aux fragments épars de l’empire britannique, si « loyaux » pour la vieille patrie que se montrent leurs concitoyens des antipodes, les colonies ne sauraient offrir à la métropole de secours susceptibles d’influer sur les résultats de la lutte.

 

La guerre eût éclaté, dans l’été de 1885, que l’Angleterre eût été réduite à ses propres forces. Cela seul était, pour elle, une raison d’être prudente. Ce n’est pas que la Grande-Bretagne soit aussi impuissante, au point de vue militaire, qu’on l’imagine parfois sur le continent. Dans l’Inde même, elle a une armée disciplinée, numériquement supérieure à toutes les troupes que la Russie pourra de longtemps transporter au-delà des sables du Turkestan. Le point incertain, c’est la solidité de cette armée anglo-indienne, en majorité composée de « natifs », en face de troupes aguerries, comme celles du tsar. Une guerre seule pourrait montrer ce que valent ces cipayes, dont lord Beaconsfield n’avait pas craint, en 1878, de menacer les armées russes. L’épreuve n’a pas été faite, et, pour un gouvernement sage, elle n’est pas à faire. L’incertitude en pareille matière suffirait à conseiller d’éviter tout conflit, à moins d’y être moralement contraint.

Une autre considération milite non moins en faveur de la politique de paix, c’est que, dans un conflit, la balance des risques et des chances serait, pour les Anglais, fort inégale. Les Russes et eux ne mettraient point à cette guerre le même enjeu. Les Anglais joueraient la domination des Indes ; et, en cas de victoire, ils n’auraient d’autre avantage que de reculer de quelques milles les avant-postes des Russes dans l’Asie centrale, et de retarder de quelques années leur marche sur le Sud.

La partie serait-elle beaucoup plus belle pour les Russes ? Il le semble au premier abord ; en réalité, c’est là une vue superficielle. De ce que l’Angleterre aurait beaucoup à risquer, il ne s’ensuit nullement que la Russie aurait beaucoup à gagner. Pour l’une comme pour l’autre, les chances de bénéfice nous semblent manifestement hors de proportion avec les chances de perte.

L’enjeu de la Russie ne serait assurément pas l’Asie centrale, d’où les Anglais auraient bien du mal à la chasser et qu’elle serait toujours sûre de reconquérir ; ce ne serait pas non plus la Sibérie orientale, à moins que les Chinois ne vinssent lui arracher les rives de l’Amour ; l’enjeu de la Russie serait moins militaire et politique qu’économique. Une chose, chez elle, souffrirait assurément de la guerre, et c’est précisément ce qui lui importe le plus, la fortune publique et privée. Si, en hommes, elle a des ressources inépuisables, la Russie est aussi pauvre d’argent que riche de soldats ; et une guerre avec l’Angleterre, en Asie, lui coûterait plus de millions de roubles que de régiments. L’infériorité du grand empire du Nord, vis-à-vis des États de l’Occident et vis-à-vis de la jeune Amérique, provient de l’infériorité de ses capitaux. Une guerre fatalement longue et dispendieuse, avec un État aussi opulent et aussi opiniâtre que l’Angleterre, accroîtrait encore cette infériorité. Le développement normal de l’empire en pourrait être retardé pour plus d’un quart de siècle.

Certains esprits mettent en doute l’utilité pratique des acquisitions lointaines, convoitas aujourd’hui par tant de pays. S’il est un État pour lequel on puisse se poser cette question, c’est assurément l’empire russe. Ce n’est pas de territoires, ce n’est pas de provinces nouvelles qu’il a besoin, c’est bien plutôt de nouvelles ressources, de nouveaux capitaux. Au lieu de l’enrichir, les conquêtes l’appauvrissent. Le Turkestan, qui lui a beaucoup coûté à soumettre, lui coûte non moins à administrer. Toute augmentation de ses vastes domaines asiatiques sera pour la Russie, longtemps encore, une charge sans compensation. Elle n’est pas assez opulente pour se permettre raisonnablement le luxe d’annexions dispendieuses. Stuart Mill disait que, pour un pays vieux et riche, il n’y a pas de meilleur placement que la fondation de colonies. Ce n’est manifestement pas le cas de la Russie. Les capitaux lui manquent déjà pour mettre en valeur ses immenses possessions asiatiques. Elle ne saurait les étendre indéfiniment, sans se mettre hors d’état de les exploiter ; car nous ne sommes plus au temps où les gouvernements et les peuples se leurraient de s’emparer aux Indes d’inépuisables trésors.

On peut juger de ce qu’une grande guerre coûterait à la Russie, par ce qu’a coûté à son crédit la seule appréhension de la guerre, en 1883 et en 1887. Le cours du rouble, le cours même des fonds russes en a reçu un coup dont il a peine à se relever. Certes, une guerre avec l’Angleterre seule n’exposerait pas la Russie aux mêmes périls, politiques et économiques, qu’une guerre avec l’Allemagne et l’Autriche, jointes à l’Italie. Elle pourrait cependant avoir, pour la richesse et le crédit de la Russie, des conséquences désastreuses. Une campagne dans l’Afghanistan ne suffirait point à faire plier l’orgueil britannique, et des années d’hostilités condamneraient presque certainement le tsar à l’humiliation d’une banqueroute.

On dira qu’un pays encore primitif et pour ainsi dire barbare, tel que la Russie, a une tout autre capacité d’endurance que nos vieux États d’Occident à civilisation plus raffinée. Cela est vrai, et nous en avons déjà fait la remarque. Par là même qu’elle est plus pauvre et qu’elle est arriérée, la Russie peut supporter un degré de misère et de souffrances intolérable pour des États plus cultivés et plus exigeants en bien-être. Mais quand elle résisterait à une pareille épreuve, quand elle s’immolerait joyeusement à un patriotisme aveugle, sans même sentir toute l’étendue de son sacrifice, cela ne l’empêcherait pas d’en être affectée, dans son développement moral et matériel. Ce qui, chez elle, serait victime d’une guerre, ce serait tout bonnement la civilisation, inséparable du développement économique.

 

VII

 

Que pourrait gagner la Russie dans une guerre avec l’Angleterre ? — L’Afghanistan ? — L’Inde ? — De la lutte pour la domination de l’Asie. — L’homme jaune et l’homme blanc. — Le voisinage des Russes mettrait-il la domination anglaise en péril ? — Conditions du maintien de l’empire anglo-indien. — Par où la Russie peut-elle arriver à la mer libre ?

 

 

Supposons, ce que beaucoup croient tôt ou tard inévitable, un choc entre les deux rivaux. Au point de vue territorial même, à ce point de vue grossier auquel particuliers et hommes d’État sont trop enclins à se borner, une guerre avec l’Angleterre, voire une guerre victorieuse, saurait difficilement rapporter à la Russie des avantages, équivalents à ses efforts. Quel serait, pour elle, le résultat du triomphe de l’aigle à deux têtes sur le léopard britannique ? La conquête de l’Afghanistan ? Mais cela seul serait une tâche de longue haleine, aussi ingrate que coûteuse. Les Afghans une fois soumis et disciplinés, quel profit en tirerait l’empire ?

Quant à la conquête de l’Inde par les troupes du tsar, c’est là encore une hypothèse trop peu sérieuse pour nous y arrêter. Réussiraient-ils à franchir les monts Soliman et à passer l’Indus, quand les Cosaques et les Turkmènes, devenus les soldats du tsar, feraient boire les chevaux des steppes dans les eaux sacrées du Gange, les Russes ne sauraient, aujourd’hui, s’établir à demeure à Calcutta et à Bombay. Tout ce qu’ils peuvent rêver, c’est d’exciter une révolte contre les Anglais et d’aider à les chasser. D’ici à longtemps, ils ne seront pas en état de prendre leur place. La grande péninsule asiatique est un pays trop maritime pour qu’une puissance essentiellement continentale, comme la Russie, y puisse rogner en paix à rencontre des flottes britanniques.

Quand un peuple fait une grande guerre, il exige que le prix de sa victoire soit en rapport de ses efforts et de ses sacrifices. Or, ce prix qu’elle ne saurait trouver dans l’Indoustan, la Russie risquerait d’être tentée de le chercher ailleurs. Ce que les diplomates et les stratégistes russes convoitent sur le Paropamise et l’Indou-Kouch, c’est moins, nous l’avons dit, les clefs de l’Inde ou de l’océan Indien que celles de la Méditerranée. Vainqueurs dans l’Afghanistan, ils seraient exposés à la tentation de se payer de leurs victoires sur la mer Noire ou le Bosphore.

Pour beaucoup de Russes, l’Angleterre ressemble au dragon qui garde les pommes du jardin des Hespérides. Le dragon réduit à l’impuissance, ils auraient peine à ne pas étendre la main sur les pommes d’or, au risque de se heurter à des gardiens non moins vigilants. Les comités slaves, exaltés par la lutte contre l’ennemi héréditaire, presseraient le tsar d’exécuter le programme national, de compléter l’œuvre inachevée de San-Stefano. Avec tous les matériaux inflammables accumulés entre le Danube et la mer Égée, il serait difficile qu’une guerre entre la Russie et l’Angleterre demeurât sans contrecoup sur les Balkans. L’Europe risquerait fort de voir, dans les préoccupations de la diplomatie, le Rhodope succéder au Paropamise, et le Vardar et la Maritza supplanter l’Héri-Roud et le Murghab.

La Russie aurait beau triompher des Anglais en Afghanistan, elle ne serait pas plus qu’en 1854, ou en 1878, maîtresse de disposer à son gré du sort de ses protégés d’Europe. Ses victoires asiatiques ne feraient qu’exciter les prétentions de ses sujets ou de ses clients, sans lui donner plus de moyens de les satisfaire. Son gouvernement serait exposé à être débordé par les aspirations nationales, ce qui n’est pas bon pour un autocrate. Le Congrès de Berlin a montré qu’il est des questions que, même victorieux, le tsar ne peut prétendre régler seul. Si, en 1885, elle avait eu l’imprudence de s’engager, en Asie, dans une longue guerre, la Russie eût couru le risque de voir les problèmes, qui lui tiennent le plus à cœur, tranchés par d’autres, sans elle et contre elle.

Aussi, en dépit de la supériorité apparente de ses forces, la Russie n’a-t-elle cessé, durant ces délicates et fastidieuses négociations, de poursuivre sincèrement une solution pacifique. Si le gouvernement du tsar a demandé au cabinet anglais des concessions, il en a consenti de son côté. On sait comment a été réglé l’épineux différend des frontières afghanes. Les territoires contestés entre les nouveaux sujets de la Russie et les clients de la Grande-Bretagne ont été inégalement partagés. Les Russes ont gardé la plupart des points occupés par le général Komarof. En revanche, les plénipotentiaires du tsar ont reconnu, à l’émir de l’Afghanistan, la suzeraineté des petits khanats du Haut-Oxus que lui déniaient les géographes, comme les ethnographes de Moscou.

Au point de vue militaire, cet arrangement semble surtout favorable aux Russes qui dominent la route de Hérat. Pour les diplomates, le point important est peut-être moins le tracé de la frontière nouvelle que la délimitation même d’une frontière, d’une extrémité à l’autre des confins du Turkestan et de l’Afghanistan. Cela seul est un gain, pour l’Angleterre, en même temps qu’une garantie de paix. Le litige qui a failli mettre le Russe et l’Anglais aux prises paraît définitivement réglé. En Asie, plus qu’ailleurs, il faut malheureusement compter avec l’imprévu. Les cabinets de Londres et de Pétersbourg ont eu beau fixer sur les cartes les incertaines frontières des Turkmènes et des Afghans, leurs remuants clients de l’Asie peuvent ne pas toujours respecter les protocoles de la diplomatie, et, par leurs incursions réciproques, susciter de nouvelles querelles.

Le principal péril pour l’avenir est peut-être dans la situation intérieure de l’Afghanistan, incapable de constituer un État durable et compact. Le premier intérêt de l’Angleterre, c’est que l’Afghanistan, qu’elle ne peut occuper, reste aux mains d’un chef assez fort pour ne pas se laisser transformer, comme l’émir de Bokhara, en vassal des Russes. Tel est aujourd’hui l’émir Abd-ur-Rahman ; mais le trône d’Abd-ur-Rahman est peu solide.

L’émir a contre lui l’instinct d’indépendance des tribus qu’il a prétendu assujettir à un maître et à une règle. Il a, dans sa propre famille, des concurrents qui, un jour ou l’autre, peuvent le supplanter, comme lui-même a supplanté son prédécesseur. Il gouverne depuis près d’une dizaine d’années, ce qui, pour un émir afghan, est un long règne. Lui mort ou détrôné, l’Afghanistan risque fort de retomber dans l’anarchie qui semble son lot naturel. Dans les guerres civiles des tribus, entre les prétendants qui se disputeront l’héritage d’Abd-ur-Rahman, il y aura presque fatalement un candidat russe et un candidat anglais. Il faudra beaucoup de sagesse, aux gouverneurs du Turkestan et aux vice-rois de l’Inde, pour ne pas se laisser engager dans les querelles des clans afghans. L’indépendance de l’Afghanistan a beau sembler moins assurée avec la Russie qu’avec l’Angleterre, la Russie, suivant la remarque d’un connaisseur des choses d’Orient[66], a un grand avantage sur sa rivale. À l’Afghan, les lieutenants du tsar peuvent offrir en perspective, lointaine ou prochaine, le pillage de l’Inde, la proie traditionnelle dont ses chants nationaux exaltent les richesses. Que pourrait lui offrir en échange l’Angleterre ? Le pillage des steppes du Turkestan ? Il est manifeste que, dans une pareille enchère, les Anglais seraient forcément battus.

Si la délimitation des frontières afghanes a écarté la guerre, les deux empires n’en demeurent pas moins sous la menace d’un conflit. Le traité signé, la frontière des Afghans délimitée d’un commun accord, Russes et Anglais continuent, chacun de leur côté, à se préparer pour la lutte devant laquelle ils ont reculé. De part et d’autre, ils travaillent à l’accroissement de leurs moyens d’action, ils fortifient leur base d’opérations, ils construisent des chemins de fer qui rapprochent leurs armées du futur champ de bataille.

 

Est-ce à dire que le conflit, aujourd’hui ajourné, éclatera fatalement plus tard ?

Si l’on ne considérait que l’intérêt bien entendu des deux États, nous dirions non ; car, dans quinze ou vingt ans, comme à l’heure actuelle, les risques d’un conflit l’emporteront, pour tous les deux, sur les avantages d’une victoire. De ce que des États ont tout profit à demeurer en paix, il ne s’ensuit pas, hélas ! nous le savons par expérience, qu’ils ne recourront pas aux armes.

Il faut compter, en pareil cas, avec les préjugés, avec les passions, avec les entraînements nationaux, non moins fréquents et plus irréfléchis encore que les entraînements de cabinets. Autocratique ou représentatif, quel que soit son régime gouvernemental, demander, à un peuple ou à un État, d’agir toujours conformément à ses vrais intérêts, ce serait montrer une exigence singulière.

Les mots ont toujours eu une prise facile sur l’imagination de cette reine évaporée, partout plus ou moins souveraine aujourd’hui, qu’on appelle l’opinion publique. Pour faire couler des torrents de sang, il suffit, le plus souvent, d’une banalité, aussi creuse que sonore. L’écho politique répète ainsi, d’un continent à l’autre, que la Russie et l’Angleterre se disputent la domination de l’Asie. À force de l’entendre dire, les deux pays finiront peut-être par se le persuader.

En réalité, c’est là une conception enfantine ou surannée, une réminiscence des temps classiques, pour lesquels l’Asie finissait au Pamir ou au Gange. L’Asie moderne est trop vaste, elle est trop complexe, trop coupée par les montagnes et les déserts, pour obéir à un seul maître. Son sort, en tout cas, ne se déciderait pas aujourd’hui, comme au temps des anciens Perses, sur les plateaux de l’Iran.

Si jamais l’Asie devait appartenir à un dominateur unique, la Russie et l’Angleterre ne seraient pas seules à s’en disputer l’empire. Elles risqueraient de rencontrer au moins un concurrent, la Chine, qui sera peut-être, avant un demi-siècle, une des grandes puissances du globe. Qui sait si l’homme jaune aux yeux obliques, le Céleste, armé de toutes les inventions modernes, ne viendra pas un jour disputer à l’homme blanc, Slave ou Saxon, l’empire de l’Asie avec l’hégémonie de l’ancien monde ? Une époque peut venir, à une échéance moins éloignée qu’on ne l’imagine, où notre vieille Europe s’estimera heureuse, d’avoir, entre elle et les multitudes de Chinois aux pommettes saillantes, toute l’épaisseur d’une vaste et populeuse Russie. Sans l’empire boréal, les Mongols pourraient, comme au xiiie siècle, surgir à l’improviste aux frontières de l’Europe divisée.

En attendant, pas plus pour l’Asie que pour l’Europe, elle aussi menacée par certains prophètes de la conquête moscovite, l’ère d’une domination unique n’est proche. La plus vieille et la plus vaste des cinq, parties du monde est, aujourd’hui encore, assez grande pour que Russes et Anglais puissent y tenir ensemble, et d’autres encore à côté d’eux.

L’Inde, ou mieux l’Indoustan, la mystique fleur de lotus des brahmanes, est, à elle seule, un monde dont, en dépit des invasions musulmanes, le sort ne dépend pas nécessairement de la possession des arides collines de l’Afghanistan. Autant vaudrait dire que l’Italie ne saurait avoir de sécurité qu’en s’annexant les cantons allemands de la Suisse et tout le Tyrol.

L’Inde a, dans sa ceinture de montagnes, une magnifique frontière qu’il semble aisé, à la science moderne, de rendre inexpugnable. Du côté du nord-ouest, le seul exposé aux invasions, elle a pour rempart les monts Solimans, dont les ingénieurs britanniques pourront fortifier les passes. Derrière cette muraille naturelle, le large fossé de l’Indus lui assure une seconde ligne de défense, qu’une puissance maritime, telle que l’Angleterre, peut facilement renforcer avec une flottille à vapeur et des torpilles[67].

Pour protéger son empire indien, la Grande-Bretagne n’a qu’à se retrancher dans ce que lord Beaconsfield appelait ses frontières scientifiques. Dominant le Béloutchistan et maître de Quettah, le gouvernement anglo-indien peut pousser ses railways jusqu’à Candahar et fermer les routes qui viennent de Hérat. Appuyés sur une frontière également fortifiée par l’art et par la nature, avec toutes les ressources de l’Inde à leur portée, les Anglais auraient, sur les Russes, obligés pour les atteindre de traverser l’Afghanistan et de soumettre les Afghans, le triple avantage des positions, des distances et d’un ravitaillement aisé. Les jingoes vont répétant qu’un choc étant inévitable, il ne faut pas laisser les Russes arriver aux portes de l’Inde. Au point de vue stratégique, le contraire semblerait plus vrai. Les Russes seraient moins difficiles à repousser de près que de loin.

Diplomates et militaires, les hommes les plus sensés commencent à comprendre à Calcutta, de même qu’à Londres, l’inanité, pour ne pas dire les périls, de l’ancienne politique de zone neutre et d’État tampon. Ils commencent à sentir que l’Afghanistan, allié toujours turbulent et incertain, est bien moins nécessaire à la défense de l’Inde que la protection britannique à la domination de l’émir de Caboul.

Par malheur, le préjugé opposé a si longtemps prévalu que le gouvernement anglais en est demeuré en quelque sorte prisonnier, et que la politique anglaise en peut devenir victime. Les Anglais ont, vis-à-vis de l’émir de Caboul, des engagements dont ils ne peuvent s’affranchir à volonté. Tel est peut-être le principal péril de l’avenir. L’Angleterre a dû obtenir à l’émir Abd-ur-Rhaman des frontières équitables, et ces frontières aujourd’hui fixées, on lui demandera, au nom de son honneur et de son prestige, de les maintenir envers et contre tous.

S’engager à une pareille tâche, en faveur d’un semblable pays, serait, de la part du Foreign Office, une souveraine imprudence. Les Russes ne sont pas seuls à menacer l’intégrité de l’Afghanistan. L’émir de Caboul a, dans ses peuples de races diverses, des sujets enclins à la révolte qui peuvent spontanément appeler d’autres maîtres. Il trouve toujours, parmi ses propres parents, des compétiteurs prêts à lui disputer le trône et à morceler, à leur profit, ses domaines. L’Afghanistan, dont la protection anglaise a fait une sorte d’État unitaire, n’est guère en somme qu’une expression géographique et ses frontières, de tout temps mobiles, auront peine à demeurer longtemps arrêtées. Si l’Angleterre s’en portait garante, la paix de l’Asie et de l’Europe dépendrait des émeutes de Hérat et de Caboul. Mieux vaudrait, pour les Anglais, laisser les Russes et l’émir s’entendre, sauf, au cas où les cosaques s’installeraient à Hérat ou à Balk, à occuper, de leur côté, les positions qui leur sembleraient nécessaires à la sécurité de leur empire.

 

Le danger, pour l’Inde britannique, ce n’est pas seulement, dira-t-on, les armées de la Russie, ce serait le voisinage des Russes. Le contact, plus ou moins immédiat, des deux empires fomenterait, parmi les musulmans et les Hindous, une agitation incessante. Du jour où régnerait à ses portes une grande puissance militaire, l’Inde pourrait devenir plus exigeante et moins facile à gouverner. Ses regards se fixeraient vers l’Occident, d’où les mécontents attendraient un libérateur.

Il y a, sans doute, une part de vérité dans ces appréhensions ; mais, pour que le voisinage des Russes constituât un péril sérieux, il faudrait que les bases de la domination anglaise fussent peu solides. C’est aux vice-rois de l’Inde à faire que la comparaison entre l’administration russe et le régime britannique ne tourne pas au détriment de ce dernier. C’est à eux de rattacher les Hindous à la métropole, de leur prouver que leur intérêt national, si un tel mot n’était prématuré pour un pareil pays, est de ne pas rompre avec l’Angleterre.

Que les Russes en deviennent ou non les voisins, la durée de l’empire anglo-indien dépendra, tôt ou tard, des sentiments et de la loyauté de ses habitants. La question de l’Inde, a dit un jour M. Gladstone, est avant tout une question morale. C’est là une vérité que les Anglais ne doivent pas oublier. La force et l’intelligence suffisent à créer de pareils empires ; elles ne suffisent point à les faire durer. Toute conquête est caduque, à moins que le conquérant ne finisse par conquérir le cœur et l’esprit. Là est, pour les Anglais, le grand problème de l’Inde.

La difficulté est que, selon une remarque de M. Seeley[68], la domination britannique tend elle-même à éveiller dans l’Inde les forces qui peuvent la renverser. Sur cette terre assujettie, depuis des siècles, au joug de la force, les Anglais sèment de leurs mains les idées de liberté et d’indépendance. En répandant des notions nouvelles, ils donnent à leurs sujets des aspirations et des besoins nouveaux, de même que, en unissant l’immense péninsule sous la même souveraineté, en renversant ou en ébranlant les antiques barrières de races, de religions, de castes, ils travaillent inconsciemment à fomenter un sentiment de solidarité, ou un sentiment national, inconnu jusqu’ici. Leur œuvre de civilisation risque de tourner contre leur domination.

Pour peu que le souffle de l’Europe pénètre l’Hindou et le Musulman, il deviendra malaisé, à leurs maîtres européens, de les traiter à l’asiatique. Quand elle résisterait aux insurrections du dedans, ou aux menaces du dehors, la suprématie anglaise ne saurait se perpétuer qu’en se transformant. C’est l’éternelle histoire du maître qui, par ses leçons, se rend lui-même inutile à son élève. En dépit de son sang âryen, l’Hindou est, il est vrai, tellement imbu du vieil esprit de l’Asie, qu’une pareille évolution peut demander encore de longues années. D’un autre côté, l’Inde a été coupée, par la nature et par l’histoire, en tant de peuples différents et de tribus hostiles que, au lieu de se fondre en une grande nation, pour former une individualité puissante, elle peut n’être, elle aussi, pour des siècles encore, qu’une expression géographique.

Quant aux Russes, si l’Angleterre semblait renoncer à les arrêter, peut-être précipiteraient-ils leur marche en avant ; mais, plus ils descendraient vers le Sud, plus ils s’éloigneraient de leur base d’opérations. En tout cas, ils ne peuvent s’être enfoncés si loin, à travers les déserts du vieux continent, sans chercher, dans ces régions asiatiques, de nouvelles routes maritimes et de nouvelles voies terrestres.

Tôt ou tard, ils voudront reprendre les plans préconisés par M. de Lesseps et rattacher leurs chemins de fer, encore incomplets, au réseau de l’Indoustan. Les sables et les montagnes de l’Asie centrale leur opposeront peut-être moins de difficultés que les incurables défiances de l’Angleterre. Les Anglais auront beau y sembler les premiers intéressés, ils feront probablement, à un transcontinental asiatique et à la jonction des voies ferrées de l’Europe et de l’Inde, la même opposition qu’au percement de l’isthme de Suez, ou au creusement du tunnel sous-marin. Dans l’Inde, comme dans leur île, il est à craindre que le dernier mot de leur politique ne soit, pour longtemps, l’isolement, et que ce peuple, si jaloux de se répandre chez les autres, ne cherche, du côté de la terre, à entourer sa grande possession asiatique d’une sorte de muraille de Chine.

La Russie moderne, dans sa marche en Asie, de même que l’ancienne Moscovie, dans sa double poussée séculaire vers la Baltique et la mer Noire, semble poursuivre instinctivement un objectif inconscient, la mer, la mer libre. Quand cela serait, ce n’est point par l’Inde, avec ses frontières hérissées de montagnes, ce n’est même point par l’Afghanistan et les déserts du Béloutchistan, qu’il est le plus aisé, au grand empire du Nord, d’atteindre les mers du Sud. Quand il voudra un débouché sur l’océan Indien, il devra plutôt le chercher au midi du Caucase et de la Caspienne, sur le golfe Persique. S’il ne peut attendre que l’alliance de la Turquie, ou la dissolution de l’empire ottoman, lui permette d’y accéder par la vallée de l’Euphrate ou du Tigre, il peut y parvenir par la Perse. Il n’aurait pour cela qu’à s’entendre avec le gouvernement de Téhéran, qui ne s’opposerait pas à la construction, sur son territoire, d’une ligne internationale. Les plateaux de l’Iran ne résisteraient pas, plus que les Alpes, à l’art des ingénieurs, et, si coûteuse qu’elle fût, une semblable entreprise serait encore moins dispendieuse que la conquête de l’Afghanistan et des rives de l’Indus.

Par cette voie, il est vrai, la Russie n’atteindrait l’Océan que dans un bassin fermé et sur des plages soumises à l’ascendant britannique. Cela est certain ; mais, dans quelque direction qu’il essaie de percer jusqu’aux mers du Sud, le grand empire boréal s’y heurtera longtemps à la prépondérance anglaise. De la Corée aux Dardanelles, en Asie comme en Europe, sur l’océan Indien et sur le Pacifique, plus encore que sur la Méditerranée, la Russie, dans tous les ports qu’elle peut rêver de s’ouvrir, retrouvera en face d’elle le pavillon anglais et les stations anglaises.

C’est là l’inévitable conséquence de l’extension simultanée des deux empires rivaux, l’un sur le continent, l’autre sur les mers. Leur énorme expansion même les condamne à de gênantes rencontres. Ils n’y sont pas, du reste, les seuls exposés. À mesure que l’Europe s’empare du globe, les puissances européennes multiplient involontairement entre elles les points de contact. Maritime ou continental, tout État qui ambitionne des possessions lointaines doit se résigner aux voisinages incommodes, de même qu’aux rivalités commerciales ; car notre planète est, à la fois, trop petite pour que les colonies des diverses puissances ne s’y touchent pas, et trop grande pour qu’une seule nation y règne en souveraine.

 

VIII

 

L’Angleterre et la Russie peuvent-elles devenir alliées ? — Pourquoi il leur est malaisé de conclure une alliance effective. — L’Angleterre a-t-elle intérêt à détourner les ambitions russes de la Haute-Asie vers les Balkans et le Bosphore ? — De la possibilité d’une alliance anglo-franco-russe. — Raisons qui s’opposent à toute combinaison de ce genre. — Comment l’Angleterre est portée à considérer la France et la Russie comme ses deux rivales naturelles.

 

 

Depuis que l’Europe est contrainte d’envisager l’éventualité d’une guerre générale, on s’est demandé si la Russie et l’Angleterre ne pouvaient pas oublier leur vieil antagonisme pour devenir amies et alliées.

Cette question a été soulevée à la fois, durant les dernières années, à Moscou et à Londres. En France on a été plus loin. Certaines feuilles parisiennes ont prôné une alliance anglo-franco-russe, s’imaginant que, à la triple alliance de l’Europe centrale, il était naturel d’opposer l’alliance des trois puissances demeurées indépendantes de Berlin.

Nous voudrions examiner ce qu’ont de pratique ou de chimérique de pareilles combinaisons. Avant de rechercher s’il est possible de nouer, une alliance anglo-franco-russe voir une alliance entre la Russie et l’Angleterre.

Que serait une alliance anglo-russe ? Quels en seraient les motifs et quel en serait l’objet ? Quels avantages y pourrait trouver chacune des deux puissances ?

Si l’Angleterre n’avait que des intérêts maritimes et la Russie que des intérêts continentaux, facile serait l’entente de « la baleine et de l’éléphant ». Ils n’auraient, pour rester amis, qu’à demeurer chacun sur son élément. L’Anglo-Saxon et le Slave russe leurraient, comme deux dieux, se partager le globe, l’un prenant la mer, avec ses îles, l’autre la terre. La difficulté est que l’Angleterre est devenue en Asie une puissance continentale, et qu’en Europe, comme en Asie, la Russie a des ambitions maritimes.

Si les deux puissances veulent contracter un pacte, on ne voit pas trop ce qu’elles peuvent s’offrir l’une à l’autre, en dehors du statu quo. Or, si le statu quo suffit à l’une, il n’est pas certain que l’autre s’en contente. Que pourrait demander la Russie aux Anglais, en dehors de sa liberté d’action dans les Balkans et sur la mer Noire où le Bosphore ? Que pourrait offrir la Russie aux Anglais, en dehors du maintien de leur domination aux Indes et si l’on veut, du maintien de leur occupation en Égypte ? À poser ainsi la question, on voit ce que concéderait l’Angleterre, on aperçoit moins ce qu’elle recevrait.

Pour l’Angleterre, ou mieux pour la souveraine de l’Inde, le seul fait de détourner les ambitions et les forces de la Russie, du Paropamise et de l’Indou-Kouch, vers les Balkans et vers l’Europe, semble, il est vrai, un avantage. Quand, après une crue subite, la Loire ou le Pô menacent de déborder par-dessus leurs digues, il suffit, pour sauver les villages et les cultures d’une rive, que la levée de l’autre bord soit rompue par les eaux. L’Angleterre ne peut plus guère garder l’espoir de contenir le torrent de la puissance russe en Europe à la fois et en Asie. Au lieu de laisser monter dans le Turkestan le flot qui menace d’emporter le barrage afghan et d’inonder les plaines de l’Inde, n’a-t-elle pas intérêt à le voir s’écouler sur la Turquie et l’Orient de l’Europe ?

Pour la Grande-Bretagne, le meilleur moyen de sauver l’Inde, c’est peut-être de sacrifier la Turquie.

Bien, mieux, si, dans l’Inde, les Russes ne peuvent offrir aux Anglais que le maintien de leur souveraineté, en Turquie et dans les dépendances de l’empire ottoman, ils peuvent lui accorder des compensations. Rien ne défend au tsar d’abandonner à l’impératrice des Indes une part de l’héritage de « l’homme malade ». Que Londres laisse à Pétersbourg toute liberté sur la mer Noire et sur le fleuve salé qui sépare l’Asie-Mineure de l’Europe, et Pétersbourg reconnaîtra à Londres toute liberté sur le Nil et sur le Bosphore artificiel ouvert par M. de Lesseps. À chacune des deux puissances les détroits qui l’intéressent. Pourquoi l’Angleterre, assagie par l’expérience, n’accepterait-elle pas aujourd’hui les propositions faites autrefois par l’empereur Nicolas à sir Hamilton Seymour ? Car, dans tout projet de ce genre, le lot de l’Angleterre est toujours l’Égypte, et cela seul suffirait pour qu’une pareille combinaison ne pût être vue de bon œil en France.

L’Angleterre et la Russie ne peuvent guère, en effet, conclure d’alliance que pour le partage de l’empire turc. D’où il ressort qu’une telle alliance ne saurait être un gage de paix ni une garantie d’équilibre. Arriveraient-ils à se mettre d’accord pour le dépècement de la Pologne musulmane, que les deux cabinets ne seraient pas libres d’en disposer entièrement à leur gré. Il leur faudrait désintéresser les ambitions rivales. Y parviendraient-ils que tout partage de l’Orient entre le Russe et l’Anglais serait manifestement inégal. Il ne saurait en être des débris de l’empire ottoman comme de l’ancienne Pologne où les puissances copartageantes étaient libres de tailler en plein drap, découpant les territoires à volonté, les mesurant et les pesant de façon que les lots fussent sensiblement égaux en étendue, en richesse, en population. Qu’elles s’annexent directement des provinces turques, ou qu’elles se contentent de les placer sous leur protectorat, la Russie et l’Angleterre ne sauraient s’accorder des avantages équivalents. Il y aura toujours un plateau de la balance plus lourd que l’autre. Le lot des Anglais serait non seulement moindre, mais il serait moins sûr.

Alors même que les Russes renonceraient à l’hégémonie des Balkans et au protectorat de l’Asie-Mineure, quand ils se contenteraient d’être, par eux-mêmes ou par le sultan devenu leur vassal, les maîtres des détroits, les Russes seraient encore les bons marchands de tout marché de ce genre. Et cela, non seulement parce que les Anglais ont déjà la haute main en Égypte, mais parce qu’une fois les Russes maîtres de Constantinople, les Anglais ne sauraient jouir de ce que leur laisseraient les Russes qu’autant que les Russes le leur permettraient.

Il est de toute évidence que Constantinople et son double détroit ont aujourd’hui, pour la puissance britannique, moins de valeur que le canal creusé pour les Anglais, malgré l’Angleterre, par les capitalistes français. Cela est incontestable ; mais l’établissement des Russes sur le Bosphore et les Dardanelles serait une menace pour les Anglais en Égypte et pour leurs communications avec les Indes par la vallée de l’Euphrate ou par la mer Rouge[69]. Les Russes à Constantinople, c’est en effet les Russes, tôt ou tard, maîtres de l’Asie-Mineure qu’ils menacent déjà par le Caucase et les plateaux de l’Arménie, et les maîtres de l’Asie-Mineure domineront fatalement la Syrie et l’Égypte.

Toute entente de l’Angleterre avec la Russie pour un partage de l’Orient ne saurait concéder aux Anglais que des avantages précaires. Loin d’assurer, par là, leurs communications avec l’Inde, ils risqueraient de les voir couper et de n’avoir plus de libre que la vieille route du Cap.

Il ne faut pas oublier, non plus, que la domination de l’Angleterre aux Indes repose, avant tout, sur le prestige de la métropole ; et ce prestige, l’abandon de Constantinople aux Russes risquerait de le compromettre. L’Angleterre a, dans sa grande possession asiatique, cinquante millions de sujets mahométans et, par là seul, l’indépendance du Commandeur des croyants ne lui saurait être indifférente.

Assurément, il est des Anglais qui seraient heureux d’un rapprochement durable avec la Russie. Pour gagner l’amitié du tsar, beaucoup seraient disposés à faire des concessions à la politique russe. Telle est, on le sait, la pensée du jeune chef du torysme démocratique, lord Randolph Churchill. Dès 1877-1878, ce cadet des Marlborough a combattu la politique extérieure des chefs de son parti, les Beaconsfield et les Salisbury. D’accord avec M. Gladstone et la plupart des radicaux, lord Randolph Churchill fait bon marché de la politique traditionnelle de l’Angleterre. Le rôle de défenseur attitré de la Turquie leur paraît trop ingrat et trop périlleux pour qu’ils n’en soient pas las.

Les sympathies de la grande majorité du peuple anglais en Orient se sont, du reste, déplacées. Du Turc elles ont passé aux Grecs, aux Roumains, aux Bulgares. Ces jeunes nationalités, tories et libéraux seraient également désireux de les voir libres et fortes. C’est sur elles qu’ils mettent leurs espérances dans l’Europe orientale. En face de l’écroulement de la vieille muraille ottomane, il ne leur déplairait pas de construire avec ces jeunes États un nouveau rempart entre la Russie et le Bosphore. Leur rêve serait que des Roumains, des Serbes, des Grecs, des Bulgares, des Albanais, il se formât une confédération capable de défendre l’indépendance des Balkans. La seule différence entre les vieux tories et les libéraux ou lord Randolph, c’est que les uns seraient prêts à appuyer la Turquie et les petits États des Balkans de leur diplomatie, si ce n’est de leurs armes, tandis que les autres croient plus prudent de ne pas intervenir officiellement dans les querelles orientales.

Comme M. de Bismarck disait, avec plus ou moins de sincérité, que la Bulgarie ne valait pas les os d’un grenadier poméranien, nombre d’Anglais diraient volontiers que les Balkans, sinon le Bosphore, ne valent pas un highlander écossais. Les Anglais ont toujours été peu disposés à se battre pour autrui ; ils le sont aujourd’hui moins que jamais. Ils sont, plus qu’à aucune époque, avares du sang et de l’argent britanniques. Cela est une des conséquences de l’avènement de la démocratie. Les nouveaux venus à la vie politique ont peine à se résigner aux sacrifices nécessaires pour maintenir à l’Angleterre le rang de grande puissance. Ils marchandent les dépenses militaires et se refusent à la conscription. Plutôt que de s’y soumettre, la grande majorité du peuple préférerait perdre son empire asiatique.

Aussi est-il devenu douteux que l’Angleterre entre en lutte avec la Russie pour les Balkans, ou même pour le Bosphore. Le cabinet de Saint-James ne s’opposerait par la force à la marche des Russes que s’il était sûr d’être soutenu par des puissances continentales. Il leur prêterait volontiers alors l’appui de ses flottes. En dehors de là, les Anglais ne se soucieraient point de compromettre l’Inde en allant attaquer la Russie en Europe ; mais ils ne se soucieraient pas davantage d’aplanir aux Russes la domination des Balkans et l’accès de la Méditerranée.

De ce que beaucoup d’Anglais semblent renoncer à leur barrer le chemin par les armes, il ne suit nullement qu’ils soient prêts à seconder les progrès des Russes. Loin de là. Ce que préconisent la plupart des adversaires de la politique impériale de lord Beaconsfield, c’est moins une alliance avec les Russes que la politique de non-intervention chère aux libéraux d’outre-Manche. S’ils cherchaient à s’entendre avec la Russie, ce ne serait pas pour faire campagne à côté d’elle, ce serait pour éviter la guerre. La répugnance pour tout conflit armé, l’horreur de la guerre, pénètre de plus en plus toutes les classes de la société anglaise. Pour déterminer le vieux lion britannique à recourir à l’ultima ratio, il faudrait que les intérêts anglais ne pussent être sauvés autrement.

S’imaginer que l’Angleterre puisse jamais aider les Russes à établir leur domination ou leur hégémonie sur le Bosphore, c’est méconnaître toutes les conditions de la politique anglaise. En dehors de toute autre considération, les Anglais ont, contre l’extension de la puissance russe, un argument tout-puissant dans la Cité, ce que sir Charles Dilke appelle l’argument des gros sous[70].

Tout pays annexé ou inféodé à l’empire russe est fermé au commerce britannique par des droits protecteurs, souvent prohibitifs. Ce que l’Angleterre défend, en Asie ou en Europe, contre les envahissements de la Russie, ce n’est pas seulement sa puissance, c’est son commerce. Entre les deux pays, il y a concurrence industrielle et jalousie de marchands autant que rivalité politique. À chaque nouvelle étape des lances cosaques dans l’Asie Centrale ou dans l’Asie-Mineure, ce qui avance, ce ne sont pas seulement les soldats du tsar et les popes orthodoxes, ce sont les cotonnades de Moscou devant lesquelles reculent celles de Manchester.

Le cabinet de Pétersbourg pourrait, dira-t-on, donner des garanties aux Anglais pour les rassurer sur les intérêts de leur commerce et de leur marine. Le cabinet russe le pourrait assurément, mais les Anglais auraient aussi peu de confiance en ses engagements qu’en ses promesses. Ils peuvent, à cet égard, alléguer des précédents, et, tout récemment encore, l’exempté de Batoum, le meilleur port de la mer Noire. Pour faire tomber l’opposition de lord Beaconsfield à l’annexion de Batoum, les plénipotentiaires russes avaient déclaré au Congrès de Berlin que l’intention de leur auguste maître était d’ériger Batoum en port franc[71]. Cette déclaration, inscrite au traité, semblait impliquer que le nouveau port russe resterait un port ouvert. Or, quelques années à peine après en avoir pris possession, la Russie y élevait des fortifications et ses ingénieurs militaires étaient bientôt suivis de ses douaniers. La franchise du port de Batoum a été supprimée en 1886. La presse de Pétersbourg et de Moscou a eu beau soutenir que les représentants du tsar à Berlin n’avaient pas pris d’engagement ferme, ce procédé n’en a pas moins choqué les susceptibilités anglaises et diminué la valeur de la parole russe. Le jour où les troupes du tsar descendraient jusqu’à la Méditerranée ou monteraient la garde sur la Corne-d’Or, les Anglais savent quel traitement attend leurs navires et leurs marchandises à l’ombre de l’aigle moscovite. Aussi, tout bons chrétiens qu’ils soient, ne sont-ils pas pressés de voir la croix russe à huit branches remplacer, sur la coupole d’Agia Sophia, le croissant ottoman.

 

Si, en Russie et en Angleterre, on a parfois songé à une entente, voire à une alliance anglo-russe, la France est, croyons-nous, le seul pays où l’on ait jamais rêvé une alliance anglo-franco-russe.

Pour sentir tout ce qu’il y a d’irréalisable dans une pareille conception, il suffit de lire la presse anglaise ou d’assister à Westminster aux débats du Parlement anglais. Il n’y a, en Europe et dans notre continent, que deux États dont l’Angleterre s’imagine avoir quelque chose à redouter. Ces deux États sont précisément la France et la Russie.

Depuis des générations, Anglais et Écossais se sont habitués à regarder la Russie et la France sinon comme les ennemies, du moins comme les rivales naturelles de la Grande-Bretagne. C’est sur le Français et le Russe que se concentrent toutes les défiances, toutes les antipathies, et souvent aussi tous les préjugés des Grands-Bretons, et peut-être plus encore sur le Français que sur le Russe.

C’est la Russie, et la Russie seule, que l’Angleterre redoute pour son empire asiatique. C’est la France, et la France presque seule, qu’elle craint pour sa sécurité insulaire et pour sa suprématie maritime et coloniale.

Pour mesurer les défiances vraiment surannées de l’Angleterre à notre égard, il suffit de se rappeler les appréhensions suscitées chez elle par la construction d’un tunnel sous-marin ou d’un pont sur la Manche. Que le pont s’élève ou que le tunnel se creuse, et nombre d’Anglais ne se croiront en sécurité que s’ils en tiennent les deux extrémités. Ils voudront redevenir maîtres de Calais.

Entre la France et l’Angleterre, il n’y a jamais eu qu’une alliance effective, scellée sur les champs de bataille, c’était contre la Russie. De même, si l’Angleterre a jamais joint ses armes aux armes russes, c’était toujours contre la France. Il semble qu’elle ne puisse être l’alliée de l’un des deux pays que pour combattre l’autre.

Sous l’empereur Napoléon III, comme sous le roi Louis-Philippe, la France a fait bien des sacrifices à l’alliance anglaise. Elle n’est jamais parvenue à conquérir la confiance britannique. C’est là un malheur pour l’Europe et pour la civilisation ; mais il s’écoulera encore bien des années avant que la France ait triomphé des préventions insulaires. Vis-à-vis de la France, ce peuple, d’habitude flegmatique, a des nerfs d’une irritabilité singulière. Il craint tout et soupçonne tout.

Les défiances et les antipathies de l’Anglais pour le Français ne tiennent pas seulement aux longues luttes des deux pays, à leur rivalité commerciale et politique, elles tiennent au tempérament, à la religion, à l’éducation des deux peuples.

Pour la plupart des Anglais, la France, catholique ou libre penseuse, est un pays corrompu dont les mauvais exemples risquent de pervertir la moralité britannique.

C’est un pays turbulent, en mouvement perpétuel, au dehors comme au-dedans, qui menace l’Europe de bouleversements incessants. C’est un pays ambitieux qui convoite toutes les hégémonies à la fois et qui veut partout primer la Grande-Bretagne.

Les Anglais ont eu beau s’emparer de la plupart de nos colonies, s’installer à notre place au Canada, à l’île de France, aux Indes, ils ne nous pardonnent point de leur avoir disputé l’Amérique ou l’Asie, et d’oser nous dédommager de nos pertes anciennes en étendant la main sur des contrées dédaignées de leurs colons. En dépit des énormes acquisitions de l’Allemagne en Afrique et en Océanie, c’est toujours la France que les Anglais se plaignent de rencontrer sur leur chemin. C’est la France qu’ils redoutent de voir leur succéder en Égypte ; c’est elle que leurs missionnaires dénoncent à Madagascar : elle encore que leurs colons d’Australie accusent de troubler les eaux du Pacifique, aux Nouvelles-Hébrides et à la Nouvelle-Calédonie. Il n’est pas jusqu’au Tonquin qui n’excite les jalousies anglaises, parce que le fleuve Rouge peut nous ouvrir l’accès de la Chine méridionale.

Certes, nous sommes loin de croire que cette mauvaise volonté des Anglais doive les entraîner à un conflit avec nous. Pour que les deux pays demeurent en paix, il suffit de leur part d’un peu de sagesse. Mais la paix est tout ce que la France peut espérer de l’Angleterre, surtout en cas de choc avec l’Allemagne et la triple alliance.

Il n’y a pas à se le dissimuler, les trois puissances contre lesquelles certains nouvellistes voudraient enrôler l’Angleterre à côté de la France et de la Russie, sont précisément les trois États pour lesquels les Anglais ont le plus de sympathies, avec lesquels ils se croient le plus d’intérêts communs.

Les Anglais ont été presque unanimes à se réjouir de la résurrection de l’empire d’Allemagne. Cela avait, pour eux, le grand mérite de mettre fin à la prépotence française. Puis, à l’inverse du sentiment qu’ils éprouvent pour les Français, les Anglais ont pour les Allemands des sympathies de race, de religion, de tempérament.

Après douze siècles, ils sont encore prêts à regarder l’Allemagne comme leur mère patrie. Le Saxon est fier des victoires du Teuton ; elles lui paraissent rejaillir sur toute la race germanique. L’Allemagne a beau témoigner peu d’égards à la Grande-Bretagne, et M. de Bismarck railler publiquement ses institutions, les Anglais ne leur en gardent pas rancune. Ils affectent de ne redouter les ambitions allemandes ni en Europe, ni sur le globe. La Prusse viendrait à mettre la main sur la Hollande ou sur la Belgique, que l’Angleterre s’y résignerait assez aisément, ne fût-ce que pour la satisfaction de frustrer les convoitises françaises.

L’amitié à demi sentimentale que l’Angleterre porte à l’Allemagne, la politique la lui inspire pour les deux alliés de Berlin. En tous deux, les Anglais voient des auxiliaires éventuels sur qui l’Angleterre peut se décharger de besognes qu’elle ne pourrait achever seule.

Ils comptent sur l’Autriche vis-à-vis de la Russie, sur l’Italie vis-à-vis de la France. Depuis que les Habsbourg ont accordé à leurs peuples la liberté politique et religieuse, la philanthropie britannique n’a plus de grief contre l’Autriche. C’est un État dont la Grande-Bretagne n’a rien à craindre et dont elle peut beaucoup espérer.

Il en est de même de l’Italie.

L’Angleterre voit dans le jeune royaume ce qu’elle a toujours cherché sur le continent, un soldat disposé à se mettre à son service. Les complaisances de l’Italie pour l’Angleterre, en Égypte, ne sont pas faites pour décourager ces sympathies. Tant que l’Italie semblera entendre « l’équilibre de la Méditerranée » au profit de l’Angleterre, le Foreign Office sera prêt à se mettre d’accord avec la Consulta pour le maintien de cet équilibre. S’il n’existe pas, à cet égard, de traité formel entre la Grande-Bretagne et la Péninsule, il est peu douteux qu’il y a une entente entre les deux gouvernements. En cas de guerre, il ne faudrait pas s’étonner de voir les flottes anglaises se charger de la protection des côtes italiennes.

Telle est la vérité ; et il ne sert de rien d’y fermer les yeux. La France peut encore moins compter sur l’Angleterre qu’en 1870. Vienne une grande guerre, et nous devrons nous estimer heureux si les Anglais gardent vis-à-vis de nous une neutralité impartiale.

 

 


KATKOF

 

La Russie a, dans ces dernières années, perdu plusieurs de ses grands écrivains. La mort de Dostoïevsky, celle de Tourguénef, celle d’Aksakof même ont été des évènements littéraires ; la mort de Katkof a été un évènement politique[72].

Jamais un simple particulier, à plus forte raison un simple écrivain, n’avait tenu une telle place dans l’empire autocratique. Depuis la soudaine disparition de Skobélef, — un Boulanger qui avait gagné des batailles, — Katkof était l’homme le plus populaire ou le plus connu de l’empire. Seul, en Russie, il était une force vivante, personnelle, ayant son principe en elle-même et non dans la faveur du maître.

La puissance de ce journaliste dans un État absolu, où la presse manquait de toute garantie, était une sorte d’anomalie que l’étranger avait peine à comprendre. Cette domination tenait pourtant, en partie, au régime : Katkof était seul, ou, du moins, il était seul libre. Lui mort, la Gazette de Moscou risque de déchoir de sa royauté ; elle est heureuse si elle ne meurt pas du même coup que son directeur, comme naguère la Rous d’Aksakof.

Katkof en avait fait l’organe des revendications nationales et des confuses aspirations du peuple. À cette nation officiellement muette, à ce peuple souvent inconscient de ses propres besoins et de ses propres passions, il avait donné une voix ; bien plus, il avait donné une conscience. En lui la Russie populaire, celle du marchand, sinon du moujik, s’entendait parler et elle se reconnaissait et s’applaudissait elle-même.

Dans ce pays où les classes cultivées, « l’intelligence » comme on dit là-bas, et le peuple forment deux nations superposées presque étrangères l’une à l’autre, Katkof était presque le seul homme dont la voix pénétrât jusqu’aux couches profondes, jusqu’à la « Russie russe ». C’est qu’il faisait vibrer en elle les idées simples, les sentiments élémentaires qui seuls ont prise sur ces masses obscures : l’amour du tsar et de la terre russe, l’amour de l’orthodoxie et des frères orthodoxes, la haine de l’infidèle et de l’étranger. Lui mort, le cor sonore qu’il faisait résonner jusqu’aux extrémités des forêts et des steppes risque de rester muet ; aucune poitrine russe ne semble de force à souffler dedans.

 

I

 

L’homme et l’écrivain. — Katkof et les slavophiles. — Le patriote. — Ce que Katkof défendait dans l’autocratie.

 

 

J’ai connu Katkof à Moscou. C’était un homme aux traits fins, aux manières distinguées, à l’air froid, à l’abord réservé. Tout en lui dénotait l’homme civilisé, l’homme cultivé ; c’était, en effet, un esprit d’une haute culture. Ce Moscovite, passionné pour tout ce qui était national, n’avait rien d’un Oriental et pas davantage d’un barbare. Ce n’est point lui qui, à l’instar de certains de ses contemporains, eût jamais éprouvé le besoin d’arborer, dans les rues de la vieille capitale, l’ancien costume moscovite. Il n’avait jamais été des contempteurs aveugles de « l’Occident pourri ». Par son éducation, par ses goûts, par toute sa personne, cet intraitable défenseur du slavisme était un Occidental, un véritable Européen.

Il a toujours, du reste, été moins Slave que Russe et plus Russe que Moscovite. Tout en faisant aux influences et aux idées européennes une guerre sans merci, tout en poursuivant, sur le terrain économique et politique, l’isolement de la Russie, comme s’il eût voulu l’entourer d’une double muraille de Chine, Katkof avait conservé l’intelligence et le goût des arts et des littératures de l’Europe. Le patriote russe n’avait pu entièrement dépouiller l’ancien étudiant des Universités allemandes. Dans le journaliste revivait parfois le philosophe mort jeune.

Une marque de l’ampleur native et de la sincérité de ce génie passionné, c’est que, chez lui, les antipathies politiques ne déteignaient pas sur les lettres ou sur l’art. Chose singulière, les préférences littéraires de ce vieil adversaire de la puissance britannique étaient tout anglaises ; cet anglophobe n’était pas exempt d’anglomanie. Il avait été longtemps admirateur enthousiaste de la constitution anglaise ; à travers son exclusivisme national, il était demeuré fidèle aux romans anglais. Sa Revue moscovite, le Rousskii Vestnik, en était toujours pleine.

Katkof personnifiait ce que l’étranger appelait le parti national. Il était bien, en effet, national avant tout ; ce mot résumait sa politique et expliquait son ascendant. Katkof n’en différait pas moins des « slavophiles », avec lesquels on le confondait souvent en Occident. Le directeur de la Gazette de Moscou ne faisait en réalité partie d’aucun groupe ; il était trop personnel, trop absolu, trop exclusif pour cela. Il ne relevait d’aucune école. Depuis la mort de son ami Léontief, il était seul, et cette solitude ne lui pesait point. Il ressemblait à ces arbres qui ne laissent rien pousser à leur ombre. Le système autocratique qu’il défendait dans l’État, il le pratiquait, autour de lui, dans son journal. Il n’avait pas de disciples, à peine avait-il des collaborateurs ; il n’avait guère à la Gazette de Moscou que des commis. Pour la rédaction de sa feuille quotidienne, il s’est, durant trente ans, imposé un travail surhumain ; il en est mort.

À l’inverse de son grand émule, le chef des néo-slavophiles, Ivan Aksakof, Katkof n’avait rien d’un pontife ni d’un voyant. C’était plutôt une sorte de tribun, dont la voix stridente s’inspirait des passions nationales et non de formules politiques un de théories abstraites. Au fond, c’était un esprit positif, peu soucieux des doctrines, s’en servant au lieu de les servir. S’il faisait souvent campagne avec les slavophiles, c’est que les slavophiles et lui marchaient au même but, à la grandeur de la Russie par raffermissement de l’autocratie.

Katkof avait la tête libre de toutes les fumées mystiques, de même qu’il était étranger à tout fanatisme religieux. Il en donna la preuve lors des émeutes des antisémites. Malgré son peu de goût pour les juifs, un de ces corps étrangers qu’il souffrait de sentir dans les chairs de la Russie, Katkof comprit qu’un grand État ne pouvait impunément mettre hors la loi toute une race et une religion. Ce que protestants ou catholiques lui reprochaient comme un fanatisme orthodoxe n’était, chez lui, qu’une sorte de fanatisme national.

Alors même que, par la langue et par la religion, il travaillait à russifier cette large zone d’Oukraïnes multicolores qui s’étend des rocs granitiques de la Finlande aux steppes de la mer Noire et au pic de l’Ararat, Katkof ne se croyait pas tenu de propager les nuageuses théories de ses alliés slavophiles sur la supériorité de la civilisation slave et de l’homme russe. Ce qui lui importait, c’était l’État russe, sa force, sa grandeur. Ce dans quoi il avait foi, c’était la puissance d’expansion de la Russie ; c’était l’immense force latente en réserve dans ses masses incultes ; c’était sa mission historique en Europe et en Asie, et, pour tout dire, son hégémonie future sur le vieux continent.

De même, Katkof ne s’amusait point aux subtiles spéculations des Aksakof sur la nature providentielle du tsarisme et l’union intime du pouvoir autocratique et de la liberté[73]. S’il préconisait le maintien de l’autocratie, ce n’était pas qu’il fût dupe de la formule slavophile ; « Un peuple libre sous un tsar autocrate » ; — c’était tout bonnement que, à ses yeux, l’autocratie, qui avait fait la Russie, demeurait une condition de la grandeur russe. Pour lui, la mission des patriotes était de préserver intacte l’autorité tsarienne en face des forces révolutionnaires qui minent les États de l’Occident. Maintenir le pouvoir autocratique, c’était, au-dedans, consolider l’unité de l’empire ; c’était, au dehors, lui assurer une supériorité organique sur les puissances débilitées par un libéralisme énervant ou ébranlées par les aveugles convulsions de la démocratie.

Chez Katkof, du reste, pas plus que chez les slavophiles, la dévotion à l’autocratie n’entraînait le servilisme. Vis-à-vis du souverain omnipotent, le sujet fidèle gardait un droit, le droit de dire la vérité. Esprit éminemment indépendant, Katkof en usait largement, alors même qu’il en contestait l’usage aux autres. Ce défenseur attitré du pouvoir n’eut jamais rien d’un officieux ; il ne prenait le mot de personne. Loin de là, à plus d’une époque, la Gazette de Moscou fut un embarras pour les ministres, si ce n’est pour le tsar. Le système de Katkof était d’agir sur le pouvoir par le peuple, par l’opinion. S’il n’y réussit pas toujours, il y parvint plus d’une fois, imposant aux ministres ses vues et ses idées, sans jamais peut-être se préoccuper des leurs.

 

II

 

Brusque évolution de Katkof en 1863. — Comment l’insurrection de Pologne lui fit abdiquer son libéralisme. — Il devient l’adversaire acharné de la révolution. — Ses campagnes contre l’étranger. — Katkof et la guerre de Bulgarie.

 

 

C’est l’insurrection de Pologne de 1863 qui révéla à Katkof le prix de l’autocratie ; c’est elle qui, en quelques semaines, établit son autorité pour un quart de siècle. Il avait quarante-cinq ans. La Russie était à l’une de ces heures où les peuples désorientés sentent tout à coup le besoin d’une voix qui les rassure et d’une main qui les dirige. Au colosse pris d’inquiétude et comme d’effarement, Katkof rendit, avec le sentiment de sa force, la confiance en lui-même. Le pays était partagé, le gouvernement était hésitant, sans unité, sans direction. Katkof, d’un geste résolu, leur indiqua le chemin à prendre et les y poussa avec une vigueur presque brutale.

Il est difficile aujourd’hui de comprendre l’impression produite à Moscou par l’apparition de bandes armées en Pologne, jointe aux platoniques menaces de la diplomatie. Pour s’en rendre compte, il faut se représenter la Russie au lendemain de l’émancipation des serfs, surprise en pleine transformation sociale par une rébellion tenace que l’Europe, conservatrice ou démocratique, était presque unanime à encourager. Il faut se représenter la Russie isolée, encore meurtrie des batailles de Grimée, en butte aux « Notes comminatoires » de la France, de l’Angleterre, de l’Autriche, sans autre appui que le cabinet de Berlin (Katkof lui en a su longtemps gré). On redoutait un nouveau 1812.

Il faut se rappeler que, au-dedans, fermentaient déjà les idées révolutionnaires ; que les étudiants des deux capitales se donnaient le plaisir de tumultueuses démonstrations ; que l’on commençait à prononcer le nom de nihilisme ; que l’émigration russe, avec Herzen et Bakounine, exerçait de Londres, sur les classes cultivées, une domination presque incontestée ; que les révolutionnaires russes du dehors liaient Ouvertement partie avec les insurges de la Vistule, tandis que les cercles libéraux ou les salons aristocratiques de Saint-Pétersbourg dissimulaient peu leur sympathie pour les infortunés Polonais[74].

L’ardente imagination de Katkof vit la Russie en proie simultanément à l’invasion et à la révolution. En face du péril qu’il évoquait devant lui, il invita le pays à se ressaisir, à se ramasser sur lui-même, à dire adieu aux rêves de liberté et aux utopies généreuses, pour se rattacher aux traditions historiques qui avaient fait sa force. Donnant le premier l’exemple, il abjura bruyamment le libéralisme sur l’autel du patriotisme. Il cria sus à la Pologne, sus à l’étranger, sus à la révolution ; et ce cri, il ne cessa de le répéter durant vingt-cinq ans, dénonçant avec une infatigable énergie les périls intérieure ou extérieurs, ne se lassant pas de pousser le cri d’alarme et se faisant un devoir de remuer sans cesse les passions nationales.

En 1863, la Russie, brusquement retournée, le suivit. Ce fut la première campagne et la plus brillante victoire de Katkof. La veille encore, l’ascendant de Herzen et de l’émigration était tout-puissant. Au règne de la Cloche de Londres succéda soudainement le règne de Gazette de Moscou. Dans ce pays mobile, prompt à tous les engouements, la dictature de l’opinion passa des réfugiés socialistes d’outre-Manche au nouveau zélateur de l’absolutisme moscovite.

Les pouvoirs d’opinion sont sujets si des alternatives de force et de faiblesse. Ce sont des flambeaux qui ne sauraient toujours briller d’un égal éclat ; ils ressemblent à des phares à feux intermittents. Il n’en pouvait être autrement de l’autorité de Katkof. Sa voix n’eut pas toujours le même écho ; elle n’avait toute sa résonance qu’aux jours d’orages et aux heures d’anxiété publique.

La Russie officielle ne s’inspirait pas toujours des avis qui lui venaient de Moscou ; mais Katkof ne se décourageait point. Il savait attendre son moment ; il avait conquis le droit de tout dire, et il en usait envers et contre tous, indifférent aux haines qu’il soulevait autour de lui. Peu lui importaient les règlements sur la presse ou les convenances des gouvernants du jour. Une fois, vers le milieu du règne d’Alexandre II, le ministre de l’intérieur eut l’audace de suspendre la Gazette de Moscou. La Gazette de Moscou n’en parut pas moins ; le journaliste eut raison du ministre. En dépit des apparences, c’est un de ces phénomènes qu’on ne saurait guère voir qu’en pays autocratique[75].

Katkof était surtout un écrivain de combat. C’était un grand polémiste, et, comme tous les généraux heureux à la guerre, il aimait à guerroyer. Il affectionnait surtout l’offensive. Il lui fallait toujours faire campagne ; c’était tantôt contre l’Angleterre, tantôt contre la Porte, tantôt contre l’Autriche-Hongrie, plus récemment contre l’Allemagne ; c’était, un jour, contre le libre échange ; un autre, contre les adversaires des études classiques ; un autre, contre les réformes administratives ou judiciaires, et, tous les jours, contre la révolution et les révolutionnaires.

Si ces guerres de plume n’aboutirent pas toujours à des conflits armés, c’est elles qui ont entraîné la Russie à la dernière guerre d’Orient. Les cercles officiels et la diplomatie impériale étaient tout à la paix ; le beau monde de Pétersbourg raillait le naïf enthousiasme des Moscovites « pour les frères slaves ». Katkof, en cela aidé par les comités d’Aksakof, remua le peuple, — et Pétersbourg dut suivre Moscou.

En allant à la délivrance des Bulgares, il croyait bien, de même que son ami Tcherkasky, mort au pied du Balkan, reprendre l’œuvre de 1863 en Pologne. À ses yeux, ces deux tâches, en apparence opposées se complétaient l’une l’autre. En émancipant les Slaves du Sud, comme en écrasant les Polonais insurgés, la Russie ne faisait que remplir sa mission historique de chef et de tutrice des Slaves. Pour lui, il n’y avait de vrais Slaves que ceux qui acceptaient la direction russe ; suivre les inspirations du latinisme ou du germanisme n’était qu’une trahison de la cause commune. Il devait bientôt le rappeler aux Bulgares.

Quand il prenait une cause en main, Katkof n’entendait pas qu’on la raillât. Le comte Léon Tolstoï en fit l’épreuve à propos des Slaves du Sud. Le Rousskii Vestnik de Katkof était en train de publier Anna Karénine de Tolstoï. L’admiration était générale, le dénouement était attendu avec une impatience doublée par les retards apportés à l’apparition de la fin du roman ; l’impérieux directeur du Rousskii Vestnik refusa d’en imprimer les dernières pages. Il y avait découvert quelques phrases à demi sceptiques sur l’héroïsme des volontaires russes en Serbie. Tel était l’homme.

 

III

 

Katkof et le « nihilisme ». — Comment il en rend l’étranger responsable. — Ses procédés pour combattre les idées révolutionnaires. — Katkof et les Universités. — En quel sens Katkof était un ami de la France.

 

 

Le directeur de la Gazette de Moscou ne recouvra toute son autorité qu’à la fin du règne d’Alexandre II et surtout au commencement du règne d’Alexandre III. Le « nihilisme » lui rendit son ancien ascendant sur le pays, et plus encore sur le gouvernement. Les évènements eurent beau démentir son système et montrer l’insuffisance des remèdes ordonnés par lui, la Russie fut soumise au rigoureux traitement prescrit par Katkof.

Il s’était longtemps fait illusion sur la nature ou sur le siège du mal. Son patriotisme ne voulait pas reconnaître que la Russie en portât le germe en elle-même. Lors des premières conspirations « nihilistes », comme une douzaine d’années plus tôt, lors de l’attentat de Karakozof, la Gazette de Moscou s’obstinait à soutenir que des mains russes n’avaient pu attenter à la vie de l’oint du Seigneur. Un tel sacrilège lui paraissait inadmissible. Pour elle, les bombes des conspirateurs étaient d’importation occidentale.

Une des causes de son succès, c’était son art à découvrir, à tous les maux de la Russie, une origine étrangère et un bouc émissaire étranger, au dehors ou au-dedans. Pour Katkof, les auteurs des attentats contre le tsar libérateur furent longtemps des Polonais, des juifs, des agents des puissances rivales de la Russie. Avec une intrépidité de paradoxe qui, près d’un public comme le sien, était une force, il allait jusqu’à faire le bilan de ce que les complots des Jéliabof et des Sophie Pérovsky coûtaient aux fonds secrets des gouvernements de l’Occident[76].

Ce n’était pas seulement, de la part de Katkof, besoin de se tromper lui-même ou d’écarter des yeux de la sainte Russie la troublante vision d’un tsar orthodoxe immolé par des mains russes. Pour lui, la sauvage recrudescence de l’agitation révolutionnaire était une déception cruelle, un désaveu infligé par les faits aux doctrines qui lui étaient le plus chères.

L’esprit révolutionnaire qu’il poursuivait depuis 1863, Katkof s’était flatté de le dompter au moyen d’une discipline scolaire. En dépit de sa confiance habituelle dans la force, il sentait que, pour arracher la jeunesse instruite, « l’intelligence », aux séductions radicales, la méthode répressive, si impitoyable qu’elle pût être, resterait impuissante. Il avait recommandé une méthode préventive et, cette méthode, il avait eu la joie de la voir appliquée dans les collèges et les Universités de l’empire. C’était tout simplement les études classiques, autrement dit l’étude des langues mortes.

On reconnaît ici l’élève de l’Occident et l’ancien professeur de philosophie. À ses yeux, l’esprit révolutionnaire de la jeunesse provenait avant tout des penchants positivistes, utilitaires, matérialistes de renseignement. À l’étude des sciences physiques et naturelles, il fallait opposer, comme contrepoids, la discipline classique, les vieilles humanités de l’Occident. Katkof y voyait une sorte de gymnastique et comme d’entraînement idéaliste. C’est pour cela que, durant vingt ans, il n’épargna rien pour soumettre aux Grecs et aux Latins les jeunes Scythes, pour la plupart rebelles à pareil joug.

Ce fut une de ses idées dominantes, la seule peut-être sur laquelle il ne varia jamais ; elle peut sembler outrée ou ingénue, elle n’était certainement pas d’un esprit vulgaire. En tout cas, comme le ministère de l’instruction publique était le domaine où Katkof garda, en tout temps, le plus d’influence, le classicisme, grâce à lui et à son ami le comte Tolstoï, triompha de toutes les répugnances sarmates. Les lettres antiques, traitées en suspectes par Nicolas, rentrèrent en faveur sous Alexandre II. Cicéron, Démosthène, Tite-Live, la veille encore mutilés comme républicains ou proscrits comme complices des révolutions, furent appelés à soutenir l’ordre établi. Athènes et Rome se virent invitées à dresser à l’autocrate des sujets dociles.

Pour étouffer le « nihilisme », il ne suffisait pas de restaurer les lettres antiques et de modifier les programmes scolaires. Les illusions de Katkof n’étaient jamais allées jusque-là. Dans sa lutte avec les instincts révolutionnaires, il finit par préconiser des procédés peut-être plus pratiques, peut-être aussi moins inoffensifs.

Après avoir fait renouveler les programmes universitaires, il s’en prit aux privilèges mêmes des Universités. Il fit restreindre les droits des professeurs en même temps que les libertés des étudiants. C’est une des choses qui provoquèrent contre lui le plus de colères. De la part d’un ancien professeur d’Université, de tels coups à l’Alma Mater semblaient une sorte de trahison.

Il ne s’en tint pas là, on le sait. Non content de faire rejeter par Alexandre III les mesures libérales projetées par Alexandre II, sous le ministère de Loris Mélikof, non content d’avoir fait écarter du nouveau souverain tous les conseillers suspects de velléités libérales, Katkof avait entrepris, une campagne contre les principales réformes du dernier règne. Administration, justice, enseignement, il voulait tout remanier dans un sens autoritaire.

Cela explique comment, à l’heure où la Russie en deuil lui décernait une sorte d’apothéose, plus d’une voix protesta par son silence. La vérité est que, si Katkof était l’homme le plus populaire de la Russie, il en était peut-être aussi le plus haï. Il s’en était aperçu, il y a quelques années, lors des fêtes en l’honneur de Pouchkine. Au banquet qui réunissait à Moscou les assises de la littérature russe, il se trouva des convives pour refuser de s’asseoir à côté de Katkof ; Tourguénef repoussa la main que lui tendait le directeur de la Gazette de Moscou.

 

La France a perdu dans le patriote moscovite un ami, un ami tardif, il est vrai, un ami intéressé sans doute ; mais, en politique, ce sont peut-être les plus sûrs. Je ne dirai pas qu’il aima la France : Katkof n’aimait que la Russie. Ses préférences n’avaient jamais été pour nous. Son éducation avait été toute germanique ; il avait longtemps été germanophile, et il serait mort dix ans plus tôt, qu’il eût été inscrit dans l’histoire comme un ami de l’Allemagne.

À l’époque même où il était libéral, son libéralisme était de teinte anglaise et non française. Ce n’est pas lui qui eût engagé la Russie à fêter l’anniversaire de 1789 en participant à notre Exposition. Il se défiait de nous, de notre esprit, de notre instabilité, de notre faculté de propagande, de nos défauts et de nos qualités. À vrai dire, des deux Frances rivales qui se disputent en les déroutant trop souvent les sympathies de l’étranger, il trouvait l’une trop catholique et l’autre trop démocratique. Pour se rapprocher de nous, il lui avait fallu passer par-dessus des préventions de tempérament ou de système. S’il l’a fait, c’est qu’il sentait qu’une France était indispensable à l’Europe, et qu’une Europe était encore nécessaire à la Russie.

 

 

 

 

 


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Texte corrigé par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 9 juillet 2015.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Voyez : les Réformes de la Turquie, la politique russe et le panslavisme et aussi les Préliminaires de la guerre turco-russe. (Revue des Deux Mondes du 1er décembre 1876 et du 1er mai 1877.)

[2] Voyez la Revue du 15 février 1888.

[3] « Les brochets nous empêchent de devenir des carpes. » Mot du prince de Bismarck, dans son discours au Reichstag du 6 février 1888.

[4] Genèse, XVIII.

[5] On n’en sait pas moins à l’étranger que les journaux de M. Wilson ne sont pas les seules feuilles républicaines dont les bailleurs de fonds aient été payés avec des croix de la Légion d’honneur. Voyez, par exemple ; Sir Charles W. Dilke. L’Europe en 1887 (Quantin, édit. française, p. 70).

[6] Au commencement de décembre 1887, durant la crise présidentielle.

[7] Il s’agit ici de la loi discutée à la Chambre des députés en 1886 et 1887.

[8] Les lettres publiées par le général Le Flô, alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, laissent peu de doute à cet égard.

[9] Ô Dieu ! garde le tsar ! hymne national russe.

[10] Titre conféré à Moscou, lors de l’érection du patriarcat moscovite, à la fin du xvie siècle.

[11] Le gouvernement russe, en refusant de reconnaître le choix du Sobranié bulgare, peut s’appuyer sur un article du traité de Berlin ; mais il est à remarquer que plusieurs autres articles de ce même traité de Berlin restent inexécutés, sans que personne en réclame l’exécution. Ainsi, notamment, des réformes promises aux provinces européennes de la Turquie et « aux contrées habitées par les Arméniens ». (Articles 23 et 61 du traité.)

[12] Niémets, Allemand en russe.

[13] Oukraïny, frontières en russe. On peut comparer les procédés de russification de la Russie dans ses provinces baltiques aux procédés de germanisation de la Prusse dans ses provinces polonaises. Quoique le fond de la population des provinces baltiques ne soit pas allemand, c’est à l’élément allemand, à la noblesse, à la bourgeoisie, au clergé que s’attaque surtout l’administration, Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. 1er, liv. II, chap. IV (2e éd.).

[14] Ainsi des lois récentes interdisent aux étrangers de posséder des immeubles dans les provinces occidentales de l’empire.

[15] Ce conseil a été ainsi donné par la Gazette de Moscou, de feu Katkof.

[16] Voyez l’Histoire de la Russie de M. Alfred Rambaud, ch. VII.

[17] M. Albert Sorel, la Question d’Orient au dix-huitième siècle.

[18] Le prétendu testament de Pierre le Grand semble avoir été forgé sous Napoléon 1er, dans l’intérêt de sa politique, afin d’exciter contre la Russie les défiances de l’Europe.

[19] L’auteur de la Russie en 1839.

[20] Je dois citer, en première ligne, MM. Eugène Melchior de Vogüé, Alfred Rambaud, Louis Léger.

[21] ............. Ot Permi de Tavridi,

Ot finskikh khladaikh skal do plamennoï Kolkhidi, etc.(Vers de Pouchkine.)

[22] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. II, liv. VI, ch. III et IV, p. 578 et 598. Hachette, 1886.

[23] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. II, liv. VI, ch. p. 526.

[24] Nous sommes heureux d’apprendre que les recettes, dans l’année 1887, ont dépassé notablement les provisions.

[25] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. II, liv. II, ch. III, de la p. 101 à la p. 121 (2e éd.).

[26] L’effectif de paix, en y comprenant les Cosaques enrégimentés régulièrement, atteint près de 900 000 hommes, soit un chiffre égal, sinon supérieur aux armées réunies de l’Allemagne et de l’Autriche sur le pied de paix.

[27] Les articles de l’Invalide russe (décembre 1887, janvier 1888) n’ont fait que constater un fait connu de tous. Sur ce point, quoi qu’en aient dit certains journaux allemands ou autrichiens, on ne saurait sérieusement contester la véracité de la feuille militaire de Saint-Pétersbourg.

[28] Certains spécialistes disent que, en cas de conflit, la Russie aurait l’avance sur les deux empires voisins, durant les huit ou dix premiers jours, sauf à être en retard sur eux, durant les sept ou huit semaines suivantes. Quand cela serait exact, ce ne serait que la confirmation de ce que nous venons de remarquer. Pour n’être pas entièrement prise au dépourvu, la Russie a concentré d’avance une armée en Pologne ; mais on ne sait quelle est la force de cette armée, et il est douteux qu’elle puisse sérieusement entraver la mobilisation des empires voisins, du moins de l’Allemagne, dont la frontière est couverte par des places fortes et munie de nombreuses voies ferrées.

[29] M. de Bismarck, avec sa terrible franchise, ne craignait pas de le constater dans son discours du 6 février 1888 : « Je vais si loin dans ma confiance que, d’après ma conviction, si même, par suite d’une explosion en France, — que personne ne peut prévoir et que le gouvernement français actuel ne désire certainement pas, — nous nous trouvions impliqués dans une guerre avec la France, une attaque de la Russie ne s’ensuivrait pas forcément. Je crois plutôt l’inverse. Si nous étions engagés dans une guerre avec la Russie, aucun gouvernement français, malgré toute la bonne volonté qu’il pût y apporter, ne serait en état d’empêcher la France de prendre part à la guerre. »

[30] Discours au Reichstag du 6 février 1888.

[31] Sir Charles W. Dilke, l’Europe en 1887.

[32] Les feuilles russes les plus hostiles à l’Allemagne, telles que la Gazette de Moscou et le Novoié Vremia, n’ont elles-mêmes cessé d’engager le gouvernement russe à conserver sa liberté d’action. Voyez, par exemple le Novoié Vremia du 8/20 février 1888.

[33] Les suffrages recueillis par M. le général Boulanger ne prouvent nullement le contraire. Ouvriers ou paysans, la plupart des Français qui lui donnent leurs voix s’imaginent affermir la paix, en nommant l’homme le plus propre, dans leur opinion, à tenir l’Allemagne en respect.

[34] Discours du 6 février 1888.

[35] Manifeste de l’empereur Frédéric III (mars 1888).

[36] Depuis l’ouverture du canal de Suez et le développement de la navigation à vapeur, la Russie se sert, elle aussi, pour la colonisation, de la voie maritime. C’est ainsi que ses déportés pour l’île Sakhaline sont aujourd’hui embarqués à Odessa.

[37] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier, liv. Ier, ch. III, p. 43-50.

[38] The Nineteenth Century, août 1877.

[39] « Cette domination nous impose les devoirs les plus pesants et les plus solennels, devoirs qui ne sont nulle part plus pesants et plus solennels qu’aux Indes. Nous avons librement épousé la fortune de ce pays et nous sommes tenus par l’honneur de ne jamais demander le divorce. Tout en protestant donc contre ce qu’il y a de déshonorant dans la doctrine qui s’attache à faire dépendre l’Angleterre des Indes, je suis cependant d’accord avec ceux qui partagent cette idée, en ce sens que je reconnais pleinement que nous sommes tenus de considérer le maintien de notre puissance aux Indes, dans les circonstances actuelles, comme une nécessité capitale de l’honneur national. » (The Nineteenth Century, août 1877.)

[40] Midlothian, on le sait, est le nom du comté d’Écosse où est situé Édimbourg, et que représentait alors M. Gladstone au Parlement.

[41] « I have no fear myself of the territorial extension of Russia in Asia. I think this fear no better than old women’s. — I do not believe that the Emperor of Russia is a man of aggressive policy. » (Troisième discours du Midlothian, 1880.)

[42] Voy. sa célèbre brochure : Bulgarian Atrocities.

[43] C’est ce qu’il a fait notamment pour O. K *** l’ingénieux auteur de Russia and England, madame Olga de Novikof, née Kiréef, — qu’on a parfois représentée alors comme l’Égérie de M. Gladstone.

[44] Montagne noire, nom slave du pays que nous appelons du nom italien de Montenegro.

[45] Voy., par exemple, la National Review, organe des conservateurs (mai 1885).

[46] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier, liv, VI, ch. V et VI.

[47] L’intention du gouvernement russe est exprimée, avec autant de clarté que de discrétion, dans une biographie anonyme du prince Gortchakof, sortie du ministère des affaires étrangères, et publiée par le Journal de Saint-Pétersbourg (13 mars 1883). « La guerre de Crimée, lit-on dans ce document d’origine officieuse, avait malheureusement prouvé, d’abord, que la Russie ne pouvait plus compter sur les bons rapports qu’elle avait entretenus, depuis un siècle, avec l’Angleterre, et ensuite, qu’elle était absolument désarmée vis-à-vis de cette puissance dont les flottes pouvaient la menacer partout, tandis que sa politique pouvait recruter des alliances militaires sur le continent. Une grande nation ne pouvait pas rester indéfiniment dans une pareille position. Il était indispensable d’intéresser matériellement l’Angleterre à apprécier et à ménager l’amitié de la Russie. Une forte position ou Asie centrale pouvait atteindre ce résultat. »

[48] C’est à l’année 1869 que remontent les premières négociations du gouvernement britannique et de la chancellerie russe pour déterminer la position réciproque des deux puissances et les frontières de leurs clients dans l’Asie centrale. Voyez le recueil de pièces diplomatiques publié par le ministère des affaires étrangères de Russie, sous le titre : Délimitation afghane : Négociations entre la Russie et la Grande-Bretagne, 1872-1885. (Saint-Pétersbourg, 1886.)

[49] Voy. l’ouvrage de M. H. Moser : À travers l’Asie centrale, le pays des Turcomans.

[50] Voy. la Chronique dite de Nestor, traduction de M. Louis Léger.

[51] Sur la prise de Merv et sur les Turcomans du Sud-Ouest, voyez, dans le Bulletin de la Société russe de géographie (1885, t. XXI), l’étude du savant voyageur, P. Lessar.

[52] Le cours d’eau qui descend Hérat.

[53] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier, liv. II, ch. I.

[54] Voyez dans le Nineteenth Century, de mai 1835, l’étude du prince Kropotkine intitulée the Coming War.

[55] Dans sa Nouvelle Géographie Universelle, Élisée Reclus, qui, on le sait, a eu pour auxiliaires Kropotkine et d’autres savants russes, n’a pas attendu l’occupation de toute cette zone par les troupes du tsar pour l’annexer au grand empire boréal. C’est ainsi que M. Reclus a fait figurer dans l’Asie russe la plupart des points contestés entre les Afghans et le Turkestan, et jusqu’aux petits khanats du Haut-Oxus que le mémorandum de 1873, confirmé depuis par l’arrangement anglo-russe de 1885, reconnaît explicitement comme parties intégrantes des États de l’émir de Caboul. — Parmi les écrivains russes je citerai, entre autres, M. Vénioukof, Rossia i Vostok, p. 223-229.

[56] Dépêche de sir Ed. Thornton, ambassadeur de la reine près du tsar, à lord Granville, 29 avril 1882.

[57] Nous ne nous arrêterons pas aux projets de neutralisation de la Baltique, mis en avant par quelques Allemands ou Scandinaves. Aujourd’hui, comme en 1801, l’Angleterre se laisserait difficilement fermer le Sund.

[58] Déclaration insérée dans le dix-huitième protocole. Lord Salisbury, le 7 mai 1885, à la Chambre des lords, a eu soin de rappeler et de renouveler ces réserves.

[59] Cette contre-déclaration, présentée le 12 juillet, portait que « le principe de la clôture des détroits est un principe européen et que les stipulations conclues à cet égard en 1841,1856 et 1871, confirmées actuellement par le traité de Berlin, sont obligatoires de la part de toutes les puissances, conformément à l’esprit et à la lettre des traités existants, non seulement vis-à-vis du sultan, mais encore vis-à-vis de toutes les puissances signataires de ces transactions ».

[60] C’est ainsi, on le sait, que l’a entendu la convention signée entre la France et l’Angleterre en 1887, convention non encore ratifiée par la Porte.

[61] Ou au moins à la branche nord-ouest de la mer Rouge, au golfe de Suez, de la sortie du canal à la pointe de la presqu’île du mont Sinaï. Voyez : les Négociations relatives au canal de Suez, par M. le baron d’Avril. (Revue d’histoire diplomatique, n° à 1888, p. 169.)

[62] Traité d’Aïgoun en 1858.

[63] Au point de vue de la colonisation, le Chinois tend déjà à devancer le Russe. L’immigration chinoise commence à déborder de la Mongolie et de la Mandchourie sur le sud-est de la Sibérie.

[64] La dominatrice de l’Orient, tel est le sens du nom de Vladivostok.

[65] Voyez notamment sir Charles Dilke : l’Europe en 1887 p. 317. En préconisant cette ligne d’attaque, l’ancien collègue de M. Gladstone regrette que l’Angleterre ait évacué Port-Hamilton.

[66] M. James Darmstetter, Lettres de l’Inde. (Journal des Débats, 1887.)

[67] Voyez, dans le Nineteenth Century (mai 1885), une étude du major-général sir Henry Green, intitulée the Great Wall of India.

[68] Seeley, The Expansion of England.

[69] C’est ce que montre notamment sir Ch. Dilke : L’Europe en 1887, p. 161 et 162.

[70] L’Europe en 1887, p. 137.

[71] « Sa Majesté l’Empereur de Russie déclare que son intention est d’ériger Batoum en port franc, essentiellement commercial. » (Art. 34 du traité de Berlin.)

[72] Cette étude, écrite lors de la mort de Katkof, a paru dans le Journal des Débats (6 août 1887).

[73] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. II, liv. VI, ch. IV.

[74] Nous avons dépeint ailleurs cette curieuse époque, voyez : Un Homme d’État russe (Nicolas Milutine), d’après sa correspondance inédite, étude sur la Russie et la Pologne sous le règne d’Alexandre II. (Hachette, 1885.)

[75] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier, liv. V, ch. IV.

[76] Voy. l’Empire des Tsars et les Russes, t. II, liv. VI, ch. II, p. 570-572 (2e éd.).