LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Mikhaïl Lermontov

(Лермонтов Михаил Юрьевич)

1814 — 1841

 

 

 

 

LE CHANT DU TSAR IVAN VASSILJEVITCH, DE SON JEUNE GARDE DU CORPS ET DU HARDI MARCHAND KALACHNIKOV

(Песня про царя Ивана Васильевича,молодого опричника и удалого купца Калашникова)

 

 

 

1838

 

 

 

 

 


Traduction de Saint-René Taillandier, parue dans  « Le Poète du Caucase, Michel Lermontof », Revue des Deux Mondes, nouvelle période, 2ème série, tome 9, 1855.

 

 

 

 

 


TABLE

 

I.

II.

III.

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

« Ô tsar terrible, Ivan Vassiljevitch ! c’est toi que chante mon poème aux accens sonores, toi et ton favori, ton garde du corps Kiribéjevitch, et le hardi marchand Kalachnikov. Je l’ai composé dans le goût du vieux temps, je l’ai chanté sur la guzli retentissante, je l’ai chanté souvent, souvent encore je le répète pour la récréation et la joie du peuple orthodoxe. Le boyard Matvei Romodanovski m’a donné pour récompense une coupe d’hydromel écumant, et la boyarine au blanc visage m’a offert sur un plat d’argent un mouchoir neuf brodé de soie. Pendant trois jours et trois nuits, ils m’ont traité comme leur hôte, et toujours ils aimaient à m’entendre recommencer mon chant.

 

I.

« Le rouge soleil ne brille plus dans le ciel, aux prises avec les nuages sombres. Voyez ! à la table du festin est assis, sa couronne d’or au front, le tsar terrible, Ivan Vassiljevitch. Muets et droits derrière lui se tiennent les Stolniki ; en face sont tous les boyards et tous les princes ; à ses côtés, la cohorte des gardes. Le tsar se livre à la bonne chère pour glorifier le Seigneur Dieu et se mettre lui-même en joie. Il sourit avec clémence, il fait venir le doux vin des contrées d’outre-mer et ordonne qu’on en remplisse sa coupe d’or ; on en verse aussi à ses gardes, et tous boivent à la gloire du tsar.

« Un seul des gardes, un hardi compagnon à l’humeur turbulente, ne trempe pas ses lèvres dans sa coupe d’or. Silencieux, il regarde la terre d’un air sombre ; silencieux, il incline la tête sur sa large poitrine gonflée de pensées amères. Le tsar fronce ses noirs sourcils et fixe sur lui son regard perçant, comme l’autour du haut des nues fascine la jeune tourterelle aux ailes bleuâtres ; mais le jeune garde ne relève pas la tête, et le tsar, murmurant une parole menaçante, fixe toujours des yeux plus terribles sur l’audacieux compagnon.

« — Toi, notre fidèle serviteur Kiribéjevitch, quelles mauvaises pensées caches-tu au fond de ton cœur ? Es-tu jaloux de la gloire de ton maître ? Es-tu mécontent de ton service d’honneur ? Les fêtes et les joies du tsar te déplaisent, Kiribéjevitch ; tu es pourtant de la race des Skuratov, et tu as été élevé dans la maison des Maljutin.

« Kiribéjevitch s’incline profondément et répond ainsi au tsar : — Toi, notre maître Ivan Vassiljevitch, ne sois pas irrité contre ton indigne esclave ! Le doux vin d’outre-mer ne convient pas à un cœur que brûle la souffrance ; le doux vin ne saurait calmer les pensées amères. Si je t’ai offensé, que ta volonté s’accomplisse : ordonne qu’on me châtie, ordonne qu’on me tranche la tête ; elle pèse d’un poids accablant sur mes épaules, et elle s’incline devant toi jusqu’à la terre humide.

« Ivan Vassiljevitch lui dit : — Qui te rend donc si triste, hardi compagnon ? Est-ce ton caftan de velours qui n’est pas assez fin ? est-ce ta casquette de zibeline qui n’est pas assez belle ? Manques-tu d’argent ? Ta bourse est-elle vide ? Ton épée d’acier est-elle ébréchée ? Est-il arrivé malheur à ton cheval, ou bien as-tu reçu quelque blessure aux luttes de la Mosqua ?

« — Non, dit Kiribéjevitch secouant sa tête chevelue, non, ce ne sont pas les luttes de la Mosqua qui causent ma douleur ; je n’ai pas de dettes, je n’ai pas besoin d’argent, mon vaillant cheval de la steppe se porte bien, mon épée brille comme une glace transparente, et aux jours de fête, grâce à tes dons, ô tsar, je ne suis pas plus mal vêtu qu’un autre. Mais écoute, écoute ce qui me rend triste :

« Fièrement assis sur mon cheval rapide, j’allais aux bords de la Mosqua, j’allais aux courses où rivalisent d’ardeur les pieds rapides des chevaux ; une ceinture de soie serrait mon riche caftan, et j’avais sur la tête ma casquette de velours garnie de zibeline noire. Devant les portes des maisons se tenaient maintes jolies filles, les joues colorées d’un sang jeune et frais, toutes joyeuses et folâtres, et jetant des éclats de rire sonores. Une seule, une seule d’entre elles ne babille pas gaiement avec ses compagnes ; elle reste enveloppée dans son voile aux raies bigarrées.

« Dans toute la sainte Russie, notre mère, on chercherait en vain une beauté qui lui soit comparable. Quand elle marche, elle semble portée par les eaux ; on croirait voir nager un cygne. Son regard est doux comme le regard de la colombe. Sa voix est pure comme le chant du rossignol. Ses joues brillent, fraîches et roses, comme les clartés du matin dans le ciel de Dieu. Sa longue chevelure se déploie en tresses d’or gracieusement attachées avec des rubans clairs, elle se déroule sur son cou, sur ses épaules, et caresse sa blanche poitrine arrondie... C’est la fille d’un marchand ; elle s’appelle Alona Dimitrevna.

« Quand je la vois, je ne suis plus moi-même. Mes bras vigoureux pendent languissans à mes côtés, mon regard perçant se trouble, et je suis tout honteux, ô tsar orthodoxe ! je suis tout épouvanté de sentir tomber ainsi mes forces et mon courage. Je n’ai plus de goût pour rien, ni pour mon cheval de la steppe, mon beau cheval aux pieds rapides, ni pour les vêtemens de velours, ni pour l’or et l’argent. Avec qui partager mon or et mon argent ? Devant qui faire briller mon audace ? devant qui me pavaner avec mon caftan de velours ?

« Laisse-moi m’enfuir au loin, là-bas, dans le pays des steppes, pour y vivre à la façon des Cosaques. Là, bientôt ma tête, où mugit l’orage, ornera la lance d’un musulman ; là, mon vaillant cheval, et mon épée tranchante, et aussi ma selle circassienne, seront la proie du Tartare. Le vautour dévorera mes yeux, la pluie lavera mes os, et mon corps privé de sépulture livrera sa poussière à tous les vents...

« Ivan Vassiljevitch lui répond en souriant : — Ton mal, mon loyal serviteur, ton mal et ta tristesse peuvent aisément se guérir. Prends mon anneau où brille un rubis, prends aussi ce collier d’ambre ; cherche ensuite une courtière de mariage qui soit fine et adroite, et envoie ce précieux cadeau de noces à ta chère Alona Dimitrevna. Si l’offre lui agrée, les noces auront lieu bientôt ; si elle refuse, sache en prendre ton parti.

« — Ô tsar orthodoxe, Ivan Vassiljevitch ! ton esclave a eu recours à la ruse, il t’a fait un faux rapport, il ne t’a pas dit toute la vérité ! Il ne t’a pas dit que cette femme si belle a été unie à un homme dans l’église de Dieu, qu’elle a été unie à un jeune marchand selon notre loi chrétienne...

« Enfans, chantez avec nous ! La guzli fait retentir des sons purs ; accompagnez en chantant les cordes de la guzli ! Chantez pour le divertissement du bon boyard, chantez pour remercier la boyarine au blanc visage.

 

II.

« Devant l’étalage de sa boutique, un jeune marchand est assis, un jeune et brave garçon, Stephan Paramonovitch ; son nom de famille est Kalachnikov. Il étend avec soin des étoffes de soie, il adresse aux passans des paroles engageantes, ou bien avec un fin sourire il compte l’argent qu’il a gagné. La journée est mauvaise pour le marchand ; maint riche boyard a passé devant lui, et nul n’est entré dans la boutique.

« Déjà la cloche de la prière du soir a cessé de retentir ; les lueurs rouges du couchant s’assombrissent derrière le Kremlin, les nuages courent précipitamment dans le ciel, et le vent commence à fouetter les airs avec des flocons de neige. Peu à peu le bazar devient désert. Stephan Paramonovitch ferme la boutique avec une porte de chêne garnie d’une bonne serrure allemande, et, pensif, il prend le chemin de sa maison : il pense à sa jeune femme qui l’attend au foyer, de l’autre côté de la Mosqua.

« Il entre, et tout d’abord il s’étonne de ne pas voir sa femme bien-aimée ; la table de chêne n’est pas encore servie ; c’est à peine si la lampe qui va mourir jette une dernière lueur devant les saintes images. Il appelle la vieille gouvernante.

« — Dis, parle, Jérémejevna, qu’est-elle devenue ? Où se cache-t-elle à cette heure de nuit ? Où est Alona Dimitrevna ? Mes chers petits enfans ont-ils déjà pris le thé ? Sont-ils fatigués de leurs jeux et les a-t-on déjà mis au lit ?

« — Ô toi, maître, Stephan Paramonovitch ! il s’est passé aujourd’hui des choses étranges. Alona Dimitrevna est sortie pour la prière du soir. Déjà le pope est de retour avec sa jeune épouse ; ils ont allumé les lumières dans leur maison, ils ont commencé le repas ; mais ta femme, jusqu’à présent, n’est pas encore revenue de l’église. Les enfans ne sont pas au lit, ils n’ont pas été jouer ; ils pleurent, ils pleurent, les pauvres petits, et demandent à voir leur mère.

« Des pensées furieuses assiègent le front du jeune marchand Kalachnikov ; il se met à la fenêtre, il regarde dans la rue, mais la rue est tout enveloppée des voiles sombres de la nuit. Une couche blanche s’épaissit sur le sol, et le bruit des pas se perd dans la neige.

« Écoutez ! Quel est ce bruit au seuil de la maison ? On dirait qu’on ouvre une porte. Le jeune homme entend le frôlement d’un pas léger, d’un pas qui semble fuir ; il prête l’oreille ; il guette dans l’ombre... Oh ! par le Dieu saint ! voilà que sa jeune femme est devant lui toute tremblante, oui, toute tremblante, toute pâle, la tête nue, les cheveux épars ; ses tresses d’or sont dénouées ; au lieu des ornemens, des flocons de neige y pendent ; ses yeux hagards expriment la folie, des paroles inintelligibles tombent de ses lèvres.

« — Que faisais-tu si tard, femme ? De quel bazar, de quel marché viens-tu pour que ta chevelure soit ainsi défaite, et tes vêtemens froissés et déchirés ? Es-tu allée souper en ville ? es-tu allée chercher une intrigue avec quelque riche et joli fils de boyard ? Est-ce pour cela que tu t’es unie à moi, comme la compagne de ma vie, devant la sainte image de la mère de Dieu ? est-ce pour cela que nous avons échangé les anneaux d’or ? Attends ; je vais t’enfermer dans un cachot sombre avec une porte de chêne garnie de fer ; tu ne verras plus jamais la clarté du ciel, tu ne pourras plus déshonorer mon nom.

« Dès qu’elle entend ces mots, la pauvre femme tremble et frissonne de tout son corps, comme tremble sur l’arbre la feuille d’automne au souffle de l’ouragan. Des larmes, des larmes amères coulent de ses yeux, et elle se jette aux pieds de son mari.

« — Ô toi, mon seigneur ! toi, mon brillant soleil ! écoute-moi paisiblement, ou bien tue-moi tout de suite. Tes paroles me sont comme un glaive tranchant, et elles m’arrachent le cœur. Je ne crains pas le martyre de la mort, je ne crains pas non plus les méchans propos, je ne crains que la perte de ton amour.

« Je revenais de la prière du soir par la rue tortueuse et solitaire ; tout à coup j’entends un bruit de pas, je me retourne... Un homme s’élance sur moi ! Paralysée par la terreur, je sens mes pieds fléchir et je ne puis que m’envelopper dans mon voile de soie ; mais lui, saisissant avec force ma main frémissante, il murmure doucement ces mots à mon oreille :

« — Pourquoi donc t’effrayer ainsi, ma belle enfant ? Je ne suis pas un assassin, je ne suis pas un voleur de nuit ; je suis un serviteur du tsar, du tsar Ivan le Terrible ; mon nom est Kiribéjevitch, et je descends de la race illustre des Maljutin.

« À ces mots mon épouvante s’accroît encore, ma tête est en feu et je sens les tourbillonnemens du vertige. Lui cependant il me couvre de baisers, de caresses, et continue sur le même ton :

« — Dis-moi, belle enfant, ce que tu veux avoir ; dis, ô ma douce colombe, ô belle enfant bien-aimée ! Veux-tu de l’or ? veux-tu un collier de perles ? veux-tu des pierres précieuses ou des étoffes de velours brodées de fleurs ? Tu seras parée comme une tsarine, à faire l’admiration et l’envie de toutes les femmes ; mais, oh ! ne me laisse pas mourir de désespoir. Aime-moi, enfant, aime-moi, embrasse-moi, ne fût-ce qu’une fois seulement, la première fois et la dernière !

« Et il m’embrasse, et il me caresse de nouveau... je sens encore mes joues qui brûlent... il m’étreint avec rage, il m’étreint toujours plus fort entre ses bras et me couvre de ses baisers infâmes. Tout à l’entour, derrière leurs fenêtres, les voisines commençaient leurs propos menteurs et nous montraient du doigt en ricanant.

« Je parvins enfin à m’arracher de ses bras, et je m’élançai de toutes mes forces vers la maison, mais en m’échappant je laissai aux mains du voleur le mouchoir de soie que tu m’as donné, ainsi que mon voile moscovite. Voilà comme j’ai été outragée par l’insolent, moi, ta femme fidèle et dévouée. Et les méchantes voisines qui m’ont vue ! ô Dieu ! je suis pour jamais déshonorée !... Oh ! ne m’abandonne pas, n’abandonne pas ta loyale épouse aux propos et aux mépris des méchans ! qui donc, si ce n’est toi, qui donc me viendra en aide ? Orpheline, je suis seule dans le monde immense. Mon vieux père est couché depuis longtemps dans la tombe humide ; ma mère dort à ses côtés ; l’aîné de mes frères, tu le sais, a disparu dans les contrées lointaines, et le plus jeune est encore un enfant qui ne saurait se passer de mes soins.

« Ainsi se lamentait Alona Dimitrevna, et elle versait des larmes amères.

« Stephan Paramonovitch envoie chercher ses deux jeunes frères. Les deux jeunes frères arrivent, ils saluent Stephan et s’adressent à lui en ces termes : — Parle, qu’y a-t-il ? t’est-il arrivé un malheur, pour que tu nous fasses quérir si tard au milieu de la nuit orageuse ?

« — Oui, frères, un ; malheur m’est arrivé, à moi et à toute ma famille. L’honneur de notre maison a été souillé par un serviteur du tsar, par Kiribéjevitch... Oui, il m’est arrivé un malheur que ne peut supporter mon âme, un malheur qui pèse trop lourdement sur mon cœur accablé. Demain, lorsque commenceront les luttes solennelles de la Mosqua en présence du tsar, je lutterai avec le garde du corps Kiribéjevitch... Ce sera une lutte terrible, une lutte à mort. S’il me tue, ne renoncez pas à la vengeance ; invoquez la Vierge très sainte. Vous êtes plus jeunes, plus vigoureux que moi, et moins de péchés pèsent sur vous ; Dieu sera votre force et votre salut.

« Les frères lui répondent : — De quelque côté que souffle le vent sous la voûte du ciel, les nuages obéissans le suivent, et quand l’aigle appelle les aiglons au festin des champs de bataille, tous les aiglons prennent leur vol avec l’aigle. Tu es notre frère aîné, tu es notre second père ; fais ce qui te semblera juste, décide toi-même, décide tout seul ; nous t’obéirons fidèlement, nous ne t’abandonnerons pas ! »

 

III.

« Au-dessus de Moscou à la tête d’or, au-dessus des blanches pierres du Kremlin, derrière les forêts lointaines et les cimes bleues des montagnes, — dorant déjà les toits blancs des maisons et divisant les nuages humides et sombres, — flamboie la lumière de l’Aurore. Elle peigne en souriant sa chevelure d’or, elle lave son visage dans la blanche neige, et pareille à une belle jeune fille qui se contemple dans un miroir, elle jette à la terre du haut des cieux un regard de complaisance. Dis, ô belle Aurore, quel désir t’a éveillée ce matin ? à quelle scène joyeuse es-tu venue assister ?

« Déjà les hardis lutteurs moscovites sont en marche vers la ville, déjà ils se rassemblent sur la glace épaisse qui couvre la Mosqua, et déjà s’approche le tsar terrible, le tsar orthodoxe, avec ses boyards et ses gardes. Il fait déployer une chaîne d’argent ornée d’or, avec laquelle on entoure un espace libre de vingt-cinq sashèn[1] destiné aux lutteurs. Puis Ivan Vassiljevitch ordonne de lire la proclamation à haute voix : « — Allons ! au combat, hardis compagnons ! Pour divertir notre père, le tsar terrible, allons, entrez dans l’arène ! Celui de vous qui sera vainqueur recevra une récompense du tsar ; celui qui sera vaincu, notre Seigneur Dieu lui pardonnera ! »

« Aussitôt le bardi Kiribéjevitch s’avance ; il s’incline jusqu’à la ceinture devant le tsar, puis il enlève de ses larges épaules sa pelisse de velours, met son poing droit sur sa hanche, ôte de sa main gauche sa casquette richement ornée et attend ainsi qu’un adversaire se présente. Trois fois la proclamation retentit, mais les lutteurs ont beau se désigner, s’exciter silencieusement les uns les autres, aucun d’eux ne relève le défi. Tous sont là, immobiles et muets.

« Le garde du corps va et vient dans l’arène et fait honte aux lutteurs assemblés : — Eh bien ! que faites-vous là ? Avez-vous peur ? N’y a-t-il personne qui ose affronter mon poing pour le divertissement du tsar orthodoxe ?...

« Tout à coup la foule s’entr’ouvre, et Stephan Paramonovitch s’élance, Stephan, le jeune marchand, le hardi compagnon dont le nom de famille est Kalachnikov. Il s’incline profondément devant le tsar terrible, puis devant le blanc Kremlin et les saintes églises, puis enfin devant toute l’assemblée du peuple moscovite. Une flamme sauvage éclate dans son œil d’aigle ; il regarde fixement le garde du corps, se pose fièrement en face de lui, met ses rudes gants de lutteur, dégage ses épaules robustes et caresse les boucles de sa barbe frisée.

« Alors Kiribéjevitch lui parle ainsi : — Dis-moi d’abord, hardi compagnon, de quelle race tu es et comment l’on t’appelle, afin que l’on sache à qui préparer le service des morts, et afin que je connaisse par son nom celui que j’aurai vaincu.

« Et Stephan Paramonovitch lui répond : — Je m’appelle de mon nom Stephan Kalachnikov, je suis né de parens honnêtes, et j’ai toujours vécu selon la loi de Dieu. Je n’ai jamais outragé la femme de mon voisin, je ne me suis jamais glissé comme un voleur dans l’ombre de la nuit, je n’ai jamais eu peur de la lumière du jour... Tu as dit vrai : pour l’un de nous deux on célébrera le service des morts, et pas plus tard que demain, et l’un de nous deux se félicitera de sa victoire avec ses hardis compagnons attablés au festin joyeux... Mais ce n’est pas le moment de railler, ce n’est pas l’heure des sarcasmes et des injures ; je suis venu à toi, fils de païen, pour un combat à mort.

« Lorsque Kiribéjevitch entendit ces paroles, son visage devint pâle comme la neige, ses yeux étincelans s’assombrirent, un frisson glacial parcourut tout son corps, et la parole mourut sur ses lèvres entr’ouvertes.

« Silencieux, les deux lutteurs s’approchent, et le terrible combat, combat chevaleresque commence.

« Kiribéjevitch lève la main le premier ; il porte un coup à Kalachnikov et l’atteint en pleine poitrine. La vaillante poitrine retentit, et Stephan chancelle en arrière. Il portait sur son cœur une croix de métal ornée des saintes reliques de Kiev ; la croix, tordue sous le coup, entra profondément dans la chair et le sang coula à flots épais. — Tant pis pour le vaincu ! se disait à lui-même Stephan Paramonovitch, je combattrai aussi longtemps que j’aurai quelque vigueur dans le bras. — Alors il se redresse, il se recueille, et, ramassant toute sa force, il fait tomber un coup, comme un poids formidable, sur l’épaule gauche de son ennemi. Le jeune garde du corps exhala un léger gémissement, puis il trébucha et tomba mort ; il tomba mort sur la blanche neige, comme tombe en craquant le jeune pin dans la forêt, lorsque la cognée l’a coupé à la racine, et que la résine coule du tronc renversé.

« À cette vue, Ivan Vassiljevitch est irrité ; il frappe du pied le sol avec colère, il ordonne qu’on saisisse le hardi compagnon, le jeune marchand Kalachnikov, et qu’on l’amène en sa présence.

« Le tsar orthodoxe lui parle ainsi : — Réponds et dis la vérité ; est-ce de dessein prémédité, est-ce seulement par hasard que ton bras a tué mon vaillant garde Kiribéjevitch ?

« — Je te l’avouerai loyalement, ô tsar orthodoxe, c’est de dessein prémédité que je l’ai tué ; mais pourquoi, mais pour quel outrage reçu, — cela, je ne te le dirai pas : je ne puis le dire qu’à Dieu seul. Fais-moi mourir ; fais détacher de mon corps ma tête innocente sur la place du supplice, seulement n’abandonne pas mes pauvres petits enfans, n’abandonne pas ma jeune femme, qui n’a pas commis de faute, et ne retire pas ta grâce à mes frères...

« — Tu as bien fait, hardi compagnon, lutteur de la Mosqua, jeune fils de marchand, tu as bien fait de me répondre selon la vérité et selon ton devoir. Je paierai sur ma cassette une pension annuelle à ta jeune femme et à tes enfans ; dès ce jour, j’octroie à tes frères le droit de commerce libre dans tout le vaste pays des Russes, je les affranchis des impôts et des douanes, mais toi, jeune fils de marchand, tu iras sur la place du supplice, tu monteras sur le haut échafaud pour livrer au repos éternel ta tête qu’agitent les orages. Je ferai aiguiser une lourde hache, j’ordonnerai au bourreau de revêtir son costume, la grande cloche sonnera, et tous les habitans de Moscou sauront que toi aussi tu as eu part à ma grâce.

« La place est comme une mer où s’agitent les flots de la foule tumultueuse ; la grande cloche fait retentir des accens lugubres et annonce au loin la tragique nouvelle. À l’endroit du supplice, sur le haut échafaud, avec sa chemise rouge et son tablier clair, armé de sa grande hache au tranchant bien aiguisé, va et vient joyeusement le valet du bourreau ; il attend sa proie, il attend le fils de marchand, tandis que le jeune lutteur, le jeune fils de marchand dit adieu à ses frères.

« — Allons, frères, ô chers amis, embrassons-nous, embrassons-nous pour la dernière fois, pour la dernière séparation ici-bas. Saluez de ma part Alona Dimitrevna ; aidez-la à calmer sa douleur, et qu’elle ne parle pas de ma mort à mes enfans ! Saluez aussi notre chère maison paternelle, saluez tous mes braves amis, et priez dans l’église de Dieu pour le salut de mon âme pécheresse.

« Et ils firent mourir Stephan Paramonovitch d’une mort cruelle et infamante. Sa tête sanglante, détachée du tronc, roula sur le haut échafaud.

« On l’ensevelit au-delà de la Mosqua, en plein champ, à l’endroit d’où partent trois routes, l’une vers Tula, l’autre vers Rjasan, la troisième vers Wladimir, et avec la terre humide ils lui élevèrent un tombeau où ils plantèrent une croix d’érable. Aujourd’hui les vents hurlent et gémissent sur la tombe que ne décore aucun nom. Beaucoup de braves gens passent auprès du monument lugubre ; quand c’est un vieillard, il fait un signe de croix ; quand c’est un jeune garçon, il y jette un regard de fierté ; quand c’est une jeune fille, son œil devient humide ; quand c’est un chanteur, il chante un chant mélancolique.

« Allons, chanteurs, jeune et vaillante race, encore, encore un chant ! Si le commencement était bon, que la fin soit bonne aussi ! Avant de terminer le poème, rendons hommage à qui hommage est dû : gloire donc au magnanime boyard, gloire à la belle boyarine, et gloire à tout le peuple orthodoxe ! »

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur Wikisource en février 2009 et sur le site de la Bibliothèque le 12 mai 2011.

 

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[1] Sashèn, l’aune de Russie.