LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE - ÉTUDES

 

 

Vladimir Ilitch Lénine

(Ленин Владимир Ильич)

1870 – 1924

 

 

 

 

LÉON TOLSTOY,

MIROIR DE LA RÉVOLUTION RUSSE

(Лев Толстой, как зеркало Русской Революции)

 

 

 

 

1908

 

 

 

 

 


Traduction parue dans Europe, n° 133, 1934.

 

 

 


 

[Publié en 1908, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de Tolstoy.]

 

 

 

Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel, d’accoler le nom du grand artiste à la Révolution, qu’il n’a pas comprise et dont il s’est avec évidence détourné. On ne peut pas nommer miroir d’un phénomène ce qui ne le reflète pas exactement. Mais notre Révolution[1] est un phénomène extrêmement compliqué ; dans la masse de ses participants et de ses réalisateurs, étaient beaucoup d’éléments sociaux qui, non plus que Tolstoy, ne comprenaient pas ce qui se passait, qui se détournaient, comme lui, des vraies tâches historiques, posées par le développement des événements. Et si nous avons affaire à un véritablement grand artiste, il a dû refléter dans ses œuvres au moins certains des côtés essentiels de la Révolution.

La presse russe légale, remplie d’articles, de lettres et de notices à propos du quatre-vingtième anniversaire de Tolstoy, s’intéresse moins qu’à tout autre chose à l’analyse de ses œuvres, du point de vue de la Révolution russe et de ses forces motrices. Toute cette presse est jusqu’à la nausée pleine d’hypocrisie, d’une double hypocrisie : hypocrisie d’État, et hypocrisie libérale. La première est la grossière hypocrisie des écrivassiers vénaux, qui avaient hier ordre de persécuter Tolstoy, et qui aujourd’hui ont ordre de rechercher en lui le patriote et de garder les convenances devant l’Europe.

Que ces écrivassiers soient payés pour leurs écrits, tout le monde le sait, et ils ne sont en état de tromper personne. Beaucoup plus raffinée, et pour cette cause beaucoup plus nuisible et plus dangereuse est l’hypocrisie libérale. Si l’on écoutait les « Balalaïkines[2] » de la « Bielch[3] », — leur sympathie pour Tolstoy est la plus complète et la plus chaude. En fait, ces déclamations pesées et ces phrases redondantes sur « le grand chercheur de Dieu » ne sont que fausseté, car le libéral russe n’a ni foi dans le Dieu de Tolstoy, ni sympathie pour la critique de Tolstoy contre le régime existant[4]. Le libéral russe tâche de lier partie avec un nom populaire, pour multiplier son petit capital politique, pour jouer le rôle de chef de l’opposition pan-nationale ; il tâche d’étouffer sous le tonnerre fracassant de ses phrases le besoin d’une réponse directe et claire à la question : — « D’où viennent les criantes contradictions de la Tolstovschina[5] ? Quelles faiblesses et quelles défectuosités de notre Révolution reflètent-elles ? »

Les contradictions dans les œuvres, les opinions, les doctrines, dans l’école de Tolstoy, sont éclatantes. D’une part, un artiste de génie, qui non seulement a peint des tableaux incomparables de la vie russe, mais qui a donné à la littérature mondiale des œuvres de premier ordre. D’autre part, un propriétaire terrien, faisant « le simple en Christ[6] ». D’une part, une protestation remarquablement énergique, directe et sincère, contre l’hypocrisie et la fausseté sociales ; de l’autre, un « tolstoyen », c’est-à-dire ce petit faibliot hystérique et usé, dénommé « l’intellectuel russe », qui se frappe la poitrine en public, et dit :

— « Je suis un méchant, je suis un vilain, mais je m’occupe de mon autoperfectionnement moral ; je ne mange plus de viande, et je me nourris maintenant de côtelettes de riz. »

D’une part, une critique impitoyable de l’exploitation capitaliste, la dénonciation des violences de l’État, des comédies des tribunaux et du gouvernement, le dénoncement de toute la profondeur des contradictions entre l’accroissement des richesses, les conquêtes de la civilisation, et l’accroissement de la misère, de la sauvagerie et des tourments des masses travailleuses ; — d’autre part, « l’innocent », qui prêche la non-résistance au mal par la violence. D’une part, le réalisme le plus rationaliste, l’arrachement de tous les masques ; d’autre part, la prédication d’une des choses les plus ignobles qui soient au monde, à savoir la religion, la tendance à remplacer les popes-fonctionnaires d’État par les popes de conviction, c’est-à-dire la culture de la popovschina[7] la plus raffinée et, pour cela même, la plus dégoûtante. En vérité :

« Tu es misérable, et tu es abondante,

Tu es puissante, et tu es sans force,

Mère Russie ![8] »

Il est évident qu’avec de pareilles contradictions, Tolstoy ne pouvait absolument pas comprendre le mouvement ouvrier et son rôle dans la lutte pour le socialisme, ni la Révolution russe. Mais les contradictions dans les opinions et les doctrines de Tolstoy ne sont pas un hasard ; elles sont l’expression des conditions contradictoires dans lesquelles était placée la vie russe, au dernier tiers du xixe siècle. La campagne patriarcale qui, hier seulement, s’était libérée du droit de servage, avait été littéralement livrée au pillage par le capital et par le fisc. Les anciens principes de l’économie paysanne et de la vie paysanne, qui s’étaient maintenus durant des siècles, furent démolis avec une rapidité incroyable. Et il faut évaluer les contradictions dans les opinions de Tolstoy, non du point de vue du mouvement ouvrier contemporain et du socialisme moderne — (une telle évaluation, naturellement, est indispensable aussi, mais elle ne suffit pas) — mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme en marche, contre la ruine des masses dépouillées de terres — protestation suscitée par la campagne patriarcale. Tolstoy est ridicule en tant que prophète qui aurait découvert de nouvelles recettes pour le salut de l’humanité ; — et c’est pourquoi sont pitoyables les « tolstoyens » étrangers et russes, qui ont voulu transformer en dogme le côté justement le plus faible de sa doctrine. Tolstoy est grand, en qualité de porte-voix des idées et des états d’âme qui se sont formés chez les millions de paysans russes, au moment de l’arrivée de la Révolution bourgeoise en Russie. Tolstoy est original, car ses idées, nuisibles en bloc, expriment justement en leur ensemble les particularités de notre Révolution, en tant que révolution bourgeoise paysanne. De ce point de vue, les contradictions dans les idées de Tolstoy sont un véritable miroir des conditions contradictoires dans lesquelles était placée l’activité historique de la paysannerie dans notre révolution. D’un côté, les siècles d’oppression du servage et des dizaines d’années de ruine graduelle après la « Réforme[9] » avaient amassé des montagnes de haine, de rage et de décision désespérée. Le désir de balayer jusqu’aux fondations et l’Église d’État et les propriétaires terriens et le gouvernement des propriétaires terriens, d’anéantir toutes les anciennes formes et coutumes de propriété terrienne, de nettoyer la terre de ses parasites, de créer à la place de l’État de police et de classe une communauté de petits paysans libres et égaux, — ce désir traverse comme un fil rouge toute l’action historique des paysans dans notre Révolution, et il est indubitable que le contenu idéologique des écrits de Tolstoy correspond beaucoup plus à ce désir paysan qu’à « l’anarchisme chrétien[10] », comme on apprécie parfois le « système » de ses idées.

D’un autre côté, la paysannerie, en tendant à de nouvelles formes de communauté, était fort inconsciente de ce que pourraient être ces nouvelles formes, et par quelle lutte il faut conquérir la liberté, quels chefs elle devrait avoir dans cette lutte, quels sont les sentiments de la bourgeoisie et de l’intelligentsia bourgeoise pour les intérêts de la révolution paysanne, pourquoi est nécessaire le renversement par la violence du pouvoir tsariste afin d’anéantir le droit de propriété des seigneurs terriens ; la paysannerie avait sur tout cela des idées patriarcales, une mentalité d’« innocents » de villages.

Toute la vie passée de la paysannerie lui avait enseigné à haïr le barine et le fonctionnaire d’État ; mais elle ne lui avait pas enseigné et n’avait pu lui enseigner où chercher des réponses à toutes ces questions. Dans notre Révolution, la mineure partie de la paysannerie a effectivement lutté, en s’organisant de quelque façon pour cela ; et une partie encore plus petite se leva, les armes à la main, pour détruire ses ennemis, les serviteurs du tsar et les défenseurs des seigneurs terriens. La plus grande partie de la paysannerie pleura et pria, raisonna et rêva, écrivit des requêtes et envoya des « délégués » — tout à fait dans l’esprit de Léon Nikolaevitch Tolstoy ! Et comme il arrive toujours dans des cas pareils, la renonciation tolstoyenne à la politique, son refus de la politique, son absence d’intérêt et de compréhension pour la politique, ont fait qu’une minorité seulement suivit le prolétariat conscient et révolutionnaire, et que la majorité fut la proie de ces intellectuels bourgeois serviles et sans principes, qui, sous le nom de « cadets[11] » couraient des assemblées des « troudovikis[12] » à l’antichambre de Stolypine, — qui mendiaient, marchandaient, conciliaient, promettaient de concilier, — jusqu’à ce qu’ils furent chassés d’un coup de botte ! Les idées de Tolstoy sont le miroir de la faiblesse, de la mollesse de chair de la campagne patriarcale et de la lâcheté innée du moujiichok aisé.

Prenez les insurrections de soldats de 1905-1906. La composition sociale de ces lutteurs de notre Révolution est intermédiaire entre la paysannerie et le prolétariat. Ce dernier est en minorité ; c’est pourquoi le mouvement dans les troupes ne montre même pas de loin cet esprit de cohésion, cette conscience de parti, que manifesta le prolétariat qui, comme au signal d’un coup de baguette, devint social-démocrate. Au reste, il n’y a pas d’opinion plus erronée que celle qui attribue l’échec des insurrections de soldats à l’absence de dirigeants parmi les officiers. Au contraire, le progrès gigantesque de la Révolution depuis les temps de la « Narodnaya Volia[13] » s’est manifesté justement dans le fait que c’est « la petite bête de somme ignorante[14] » qui s’est emparée des fusils, cette « petite bête de somme ignorante », dont l’indépendance a tellement effrayé les seigneurs terriens libéraux et les officiers libéraux. Le soldat était plein de sympathie pour la cause paysanne ; ses yeux s’allumaient au seul mot de « terre ». Plus d’une fois, le pouvoir passa dans les troupes aux mains de la masse des soldats ; mais il n’y eut presque pas d’utilisation décidée de ce pouvoir ; les soldats hésitaient ; deux jours après, parfois quelques heures, après avoir tué des chefs haïs, ils libéraient les autres : ils entraient en pourparlers avec le pouvoir, et ensuite se laissaient fusiller, fouetter, s’attelaient de nouveau au joug, — tout à fait dans l’esprit de Léon Nikolaevitch Tolstoy !

Tolstoy a reflété la haine née des souffrances, le désir enfin mûr d’un meilleur avenir, le désir de se libérer du passé, — et la non-maturité des rêvasseries, le manque d’éducation politique, la mollesse de chair révolutionnaire. Les conditions historico-économiques expliquent et la nécessité du surgissement de la lutte révolutionnaire des masses, et leur manque de préparation pour cette lutte, leur non-résistance tolstoyenne au mal, qui fut la plus sérieuse des causes de défaite de la première campagne révolutionnaire.

On dit que les armées battues apprennent bien. Certes, la comparaison des classes révolutionnaires à des armées n’est juste que dans un sens très limité. À chaque heure, le développement du capitalisme modifie et rend plus aiguës les conditions qui poussaient à la lutte démocratico-révolutionnaire les millions de paysans, unis par la haine contre les seigneurs terriens qui les avaient tenus en servage et contre leur gouvernement. Dans la paysannerie même, l’accroissement des échanges, de la domination du marché et du pouvoir de l’argent, chasse de plus en plus les anciennes mœurs patriarcales et l’idéologie philosophico-patriarcale. Mais il y a une conquête des premières années de la Révolution et des premières défaites dans la lutte révolutionnaire des masses, qui est indubitable : c’est le coup mortel porté à l’ancienne mollesse et à la faiblesse des masses. Les lignes de démarcation sont devenues plus tranchées. Les classes et les partis se sont délimités. Sous le marteau des leçons de Stolypine, et grâce à l’agitation obstinée et organisée des social-démocrates révolutionnaires, non seulement le prolétariat socialiste, mais aussi les masses démocratiques de la paysannerie donneront inévitablement des militants de plus en plus aguerris, de moins en moins capables de tomber dans notre péché historique de tolstovschina.

LÉnine.

 

 

 

Cet article a été inclus dans les Œuvres choisies de Lénine, comme exemple de la logique avec laquelle Lénine appliquait la dialectique matérialiste à l’un des phénomènes les plus complexes de la vie sociale : — à la littérature.

Cet article eut pour point de départ la scandaleuse exploitation du quatre-vingtième anniversaire de Tolstoy par la presse d’État et la presse libérale en Russie. Elles faisaient de Tolstoy le prophète social et politique du peuple russe. Tandis que jusqu’alors toute la presse réactionnaire avait poursuivi Tolstoy comme un critique dangereux du régime existant et un athée, brusquement, après la révolution de 1905, elle se mit à le louer, pour sa pureté morale et son intégrité. Les libéraux célébrèrent la doctrine de Tolstoy, qui exclut toute Révolution : car la Révolution est une violence.

Par le plus étrange des paradoxes, le génie artistique de Tolstoy était laissé au second plan par ses panégyristes bourgeois et officiels ; et c’était le plus faible de son idéologie qu’ils mettaient au pinacle, pour s’en servir contre les menaces d’une nouvelle Révolution.

Tout au contraire, c’est l’œuvre d’art que Lénine aime et admire dans Tolstoy ; et il veut en faire le bien commun du peuple russe :

« Tolstoy artiste, a-t-il écrit dans son autre article de 1910, n’est connu que d’une insignifiante minorité en Russie. Pour rendre ses grands ouvrages réellement accessibles à tous, il faut une lutte, une âpre lutte contre l’ordre social qui condamne des dizaines de milliers d’êtres humains aux ténèbres, à l’abrutissement, aux travaux forcés et à la misère, il faut une Révolution socialiste... Les grandes œuvres littéraires de Tolstoy seront pour toujours lues et appréciées des masses, quand celles-ci se seront créé des conditions humaines de vie, en brisant le joug de l’oligarchie et du capitalisme... »

 

Romain Rolland.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 14 janvier 2015.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] La première Révolution de 1905.

[2] Surnom que donne Lénine à ces écrivains bavards qui sont comme des joueurs de balalaïkas.

[3] Revue libérale du parti des cadets.

[4] Plus précisément, Lénine a écrit, dans un autre article sur Tolstoy (16-29 novembre 1910, publié en trad. française dans le Bulletin Communiste du 23 octobre 1925) :

« Les journaux libéraux ne peuvent pas exprimer ouvertement leur appréciation vraie des idées de Tolstoy sur l’État, l’Église, la propriété terrienne, te capitalisme, et sur le libéralisme bourgeois : parce que sa manière intrépide, ouverte, impitoyablement âpre de poser les questions les plus douloureuses de notre époque porte un coup aux phrases stéréotypées, aux mensonges évasifs et « civilisés » de notre presse libérale et libérale-populiste... Les libéraux mettent au premier plan, que Tolstoy est « une grande conscience »... C’est une échappatoire aux questions concrètes de la démocratie et du socialisme, que Tolstoy a posées. C’est une mise en avant de tout ce qui exprime les préjugés de Tolstoy, et non sa raison,son homélie d’autoperfectionnement moral, et non sa protestation impétueuse contre toute domination de classe... »

[5] La doctrine et la secte de Tolstoy, dans le sens péjoratif.

[6] Comme les « innocents » de village, que le peuple considère comme des saints.

[7] Cléricalisme, pouvoir des popes, au sens péjoratif.

[8] Vers du poème de Nekrassov : « Ceux pour qui la vie est bonne en Russie. »

[9] L’abolition du servage.

[10] Sur le système idéologique de L. Tolstoy, en tant qu’« anarchisme chrétien », beaucoup de littérateurs et de philosophes ont écrit, dans la période de 1905-1910. Notamment, le publiciste menchevik Nevidomsky dans son article « La mort de Léon Tolstoy » : — « L’idée de la conscience amène logiquement Tolstoy à la doctrine de la non-résistance au mal, à la négation de toute violence,puis, à la négation du pouvoir, de l’État. Et voici que sa doctrine se transforme en un anarchisme chrétien, paysan et passif. »

[11] Parti constitutionnel-démocrate (K. D.).

[12] Parti des industriels avisés qui voulaient organiser le travail (troud-travail), mais à leur profit.

[13] Ancien parti (« Liberté du Peuple »), d’où sont sortis les social-révolutionnaires.

[14] Sobriquet dont on affublait l’homme du peuple.