LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE SERBE —
Laza Lazarević
(Лаза К. Лазаревић)
1851 – 1891
LA PREMIÈRE FOIS À MATINES
AVEC MON PÈRE
(Први пут с оцем на jутрење)
1879
Traduction de G. de Krivochapkine parue dans La Patrie serbe, II, 1918.
— J’avais alors à peine neuf ans. Je ne me souviens pas exactement en détail de tout ce qui s’était passé et je ne vous raconterai que ce que j’ai retenu. Ma sœur, plus âgée que moi, s’en rappelle également ; par contre, mon plus jeune frère ne se souvient absolument de rien. Je ne fus pas assez fou pour le lui dire.
Devenu adulte, j’interrogeai ma mère, qui me raconta bien des choses à ce sujet. Mon père, naturellement, ne m’en souffla jamais mot.
Il s’habillait — il s’agit de mon père — à la turque, cela va sans dire. On dirait que je le vois encore s’habiller. Il portait un gilet de velours rouge bordé de plusieurs galons d’or superposés et, par-dessus, une veste en drap vert. Derrière sa sangle, chamarrée d’or, étaient passés une badine à pomme d’ivoire et un poignard à gaine d’argent et à poignée d’ivoire. Une ceinture à crépine, tombant sur le côté gauche, recouvrait la sangle. Son pantalon était orné d’une ganse de soie et de passementerie. De vaste houseaux lui descendaient à mi-jambe et il portait des bas blancs et des souliers plats. Un fez tunisien, légèrement incliné sur l’oreille gauche, lui servait de coiffure. Il tenait à la main un chibouk d’ébène à bout d’ambre, et à droite, dans la ceinture, se trouvait une blague à tabac, brodée d’or et de fausses perles. Un véritable élégant !
Son caractère était étrange, quoique, il est vrai, ce fut mon père, mais puisque je me suis mis à raconter, il ne s’agit pas de dissimuler. Il était extrêmement sombre, ne faisait que commander et, si on n’exécutait pas ce qu’il avait dit une fois pour toutes, on n’avait plus qu’à se sauver où l’on pouvait ; violent, il entendait que tout se fît à sa guise ; bref, personne ne devait avoir l’audace de le contredire. Lorsqu’il était bien en colère, il blasphémait l’alleluia. Il ne vous donnait jamais qu’une seule gifle, mais, mon vieux, dès qu’il vous avait frappé, on était par terre ! Il se fâchait facilement ; alors il se renfrognait, mordait sa lèvre inférieure, tortillait sa moustache de droite en la redressant, ses sourcils se rejoignaient sur le front et ses yeux noirs luisaient ! Malheur si, en ce moment, on était venu lui dire que je ne savais pas « ma leçon ». Je ne sais pas pourquoi j’avais tellement peur, il aurait pu me gifler une fois, et puis après ? Mais ses yeux me faisaient frissonner et, quand il les dirigeait sur vous comme un jet de fronde, on se mettait à trembler comme une brindille, sans rime ni raison.
Il ne riait jamais, du moins pas comme les autres. Je me souviens qu’un jour il tenait mon petit frère sur ses genoux. Il lui avait donné sa montre pour le faire jouer. Ne voilà-t-il pas que mon Djokica insiste pour la lui fourrer dans la bouche en criant comme un possédé, parce qu’il ne voulait pas l’ouvrir. Ma sœur et moi, nous mourions de rire et la chose parut drôle également à mon père, car il entr’ouvrit plusieurs fois la bouche du côté gauche et sa peau se plissa autour de l’œil gauche. C’était là un fait extrêmement rare et sa manière de rire devant une telle chose, qui aurait démantibulé la mâchoire à d’autres, au point qu’on les aurait entendus de l’auberge de Tetreb.
Je me souviens encore du jour où mourut mon oncle, frère et associé de papa, que celui-ci chérissait fortement. Ma tante, ma mère, mes parents, nous autres enfants fîmes entendre des sanglots, des gémissements, des pleurs, des lamentations, et tous, nous poussions des cris ! Mais papa ne broncha pas ; il ne versa même pas une larme, il ne poussa même pas un « oh » de douleur. Seulement, en sortant de la maison, sa lèvre inférieure s’agitait nerveusement et il frissonnait. Pâle comme un linge, il alla s’accoter contre le portail, mais il ne souffla mot.
Même dût-il risquer sa tête, il ne cédait jamais sur ce qu’il avait dit, s’en fût-il même voulu de la chose dans son for intérieur. Je me souviens du jour où il congédia son commis Proka. Je voyais bien qu’il s’en voulait, qu’il avait pitié de lui, mais qu’il ne céderait pas. Il aimait ce Proka plus que tous ses autres commis. Je me rappelle qu’il ne l’avait frappé qu’une seule fois, parce qu’ayant tiré de l’eau-de-vie, celui-ci avait mal fermé le robinet de la barrique et qu’ainsi il avait laissé fuir presque la valeur d’un baril. Autrement, il ne l’aurait jamais touché du doigt. Il lui confiait tout, l’envoyant au village encaisser le prix de ce qui avait été vendu à crédit et pour d’autres choses. Or, savez-vous pourquoi il le renvoya ? Sans aucune raison !... Il l’avait vu jouant aux sous !... Attendez-vous à être bien plus étonné tout à l’heure !
C’était vers la Saint-Georges. Proka venait d’entrer dans la boutique pour faire renouveler son livret. Papa sortit de sa poche 90 groschen et lui dit : « Tiens, voilà ton compte ! Je n’ai plus besoin de toi ; va chercher où tu pourrais bien jouer aux sous ! » Proka, portant son fez à ses yeux, se mit à supplier tout en répandant une vraie pluie de larmes. Je voyais bien que mon père en était touché, mais croyez-vous qu’il céda ? À Dieu ne plaise ! Il se contenta de tirer de sa poche un ducat de plus, qu’il lui donna en disant : « Tiens et file ! » Proka s’en alla et mon père se repentit en lui-même d’avoir chassé sans raison le plus utile de ses commis.
Il ne plaisantait jamais, pas plus avec nous, ses enfants, qu’avec ma mère ou avec qui que ce soit. Il se comportait d’une drôle de façon avec ma mère.
On ne peut pas dire qu’il était, ce qu’à Dieu ne plaise, comme certains hommes qui frappent leur femme et font d’autres actes du même genre ; mais avec ma mère il était toujours froid, bourru, pire qu’un étranger, voilà ce qu’il était. Tandis, mon vieux, que ma pauvre mère, bonne comme une sainte, le couvait des yeux, comme une autruche ses œufs. Lorsqu’il la brusquait et que ses larmes la suffoquaient, elle devait les cacher non seulement à nous, mais à lui-même. Il ne sortait jamais avec elle nulle part et elle n’osait même pas ouvrir la bouche pour lui demander de l’emmener n’importe où.
Il ne tolérait pas qu’elle se mêlât de sa boutique ou de ses affaires.
Un jour elle lui dit :
— Mitar, pourquoi ne donnerais-tu pas l’eau-de-vie à Stanoje ? Il y en aura bientôt de la nouvelle, où la logeras-tu alors ?
À cela il lui répondit en criant :
— Aurais-tu faim ou te manquerait-il quelque chose ? L’argent est entre tes mains, s’il te fait faute, tu n’as qu’à le dire ! Mais ne te mêle pas de mes affaires !
Ma mère baissa la tête et se tut.
De même, il parlait peu avec le monde. Sa bande d’amis se réunissait au café et ce n’est qu’avec eux qu’il disait quelques mots. Il estimait extrêmement son compère Ilija, seul homme qui eût avec lui son franc-parler et que mon père redoutât un peu, en quelque sorte.
On voyait, il faut en convenir, qu’il nous aimait, nous ses enfants et notre mère, mais il nous tenait très sévèrement. Je ne me souviens pas d’avoir jamais reçu de lui la moindre marque de tendresse. Il est vrai que, la nuit, il nous rebordait quand nous étions découverts et qu’il ne nous permettait pas de nous pencher sur le puits ou de grimper sur le mûrier ; mais qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? Les autres pères en font autant, mais en outre ils achètent à leurs enfants des sucreries, du papier doré et des balles en caoutchouc, qui rebondissent jusqu’à la cime des peupliers.
Il n’allait à l’église que le jour de Saint-Georges ; par contre, tous les soirs au café. Nous soupions, puis il mettait son chibouk sous l’aisselle gauche, sa blague à tabac dans la ceinture et le voilà parti ! En été, il revenait à neuf heures, même plus tôt en hiver, quoique, parfois, minuit était sonné sans qu’il fût rentré.
Cela tourmentait ma pauvre mère et ma sœur ; quant à moi, en ce temps-là, je ne comprenais encore rien à la bombance. Elles ne s’endormaient jamais avant son retour, fût-il même revenu au petit jour. Assises dans leurs lits, elles n’osaient pas allumer la bougie. Il se mettait en colère, voyez-vous, quand il en voyait brûler une. Un jour qu’il rentrait tard à la maison, je l’entendis grommeler :
— Que signifie cette bougie à pareille heure ?
— C’est pour que tu y voies clair en te déshabillant, Mitar, dit ma mère.
— Crois-tu donc que je ne sais pas allumer une bougie ou qu’apparemment je sois trop gris pour pouvoir la trouver ?
— Mais non, Mitar, insinua ma mère, mais je pensais...
— Que pensais-tu ? Tu voulais probablement faire croire aux voisins qu’il y avait un mort dans la maison !
Un mort ! Croyez-vous qu’il y songeât sérieusement ? Il ne se souciait guère des voisins. Mais il ne voulait pas que ma mère s’occupât de ses sorties et de ses rentrées et, dans sa rage, il ne savait pas par quoi commencer. Il aurait voulu voir ma mère dormir et, si le sommeil la fuyait, qu’il puisse lui, au moins, bambocher sans se tracasser. Cela le tourmentait, c’était visible.
Il buvait très peu et pas autre chose que du vin. Quand il avait à goûter l’eau-de-vie qu’il achetait, il la recrachait aussitôt en faisant la grimace.
Il ne tenait pas non plus, Dieu sait combien, au café... « Que faisait-il donc toute la nuit dans les cabarets », me demanderez-vous ?
C’est un malheur, voilà ce que c’est ! Mais il me semble que s’il eût bu sérieusement, ce n’eût été que moitié mal. Mais... vous allez voir !
C’est même cela qui abrégea de moitié l’existence de ma mère. Parfois elle pleurait et suffoquait, mais elle ne se plaignait à personne.
Un jour il revint très tard au logis... Il ne se passa rien !... Le lendemain, rien non plus... Ne voilà-t-il pas, mon vieux, que ma mère s’aperçoit qu’il n’a plus de montre ! Saisie, la pauvre femme lui demande : « Où est donc ta montre, Mitar ? »
Il fronça les sourcils et, détournant les yeux :
— Je l’ai envoyée à Belgrade pour la faire réparer, répliqua-t-il.
— Mais elle marchait bien, Mitar.
— Il me semble que je ne suis ni borgne, ni fou, et il est probable que je sais si une montre marche ou si elle ne marche pas !
Que pouvait faire ma mère ? Elle se tut. Plus tard, elle dit à ma sœur en se lamentant : « C’est bien dur pour moi ! Il laissera aller tout ce que nous possédons et, pour mes vieux jours, j’aurai à laver les chemises des autres ! »
Une autre fois, il était dix heures ou environ, le voilà qui arrive du café.
Un bonnet d’astrakan incliné sur l’oreille, une chaîne d’or, épaisse d’un doigt, lui barrant la poitrine, un pistolet d’argent, incrusté d’or et de pierres précieuses, passé dans la ceinture ; il entra et, à voir sa peau se plissant autour de son œil gauche, il semblait qu’il était d’assez bonne humeur.
Étant entré, il tira sa montre de la ceinture, comme s’il voulait voir l’heure qu’il était.
— Te voilà donc revenu ?... dit ma mère s’éveillant en sursaut, ta montre est-elle réparée ?
— Elle est réparée, dit-il.
— Et quelle est cette chaîne ?
— C’est une chaîne, comme toutes les chaînes, répliqua-t-il d’une certaine voix douce, sans crier.
— Je sais bien, dit ma mère, mais d’où l’as-tu ?
— Je l’ai achetée !
— Et ce bonnet ? Seul Mica le trésorier avait le pareil.
— Je l’ai acheté aussi !
— Il te l’a donc vendu ?
— Il l’a vendu !
— Et quel..... ?
Mais là, mon père fixa ma mère d’une certaine façon. Elle se tut.
Il commença à se déshabiller. Je risquai un œil hors de ma couverture.
Il sortit de sa poche un paquet gros comme le poing et le lança sur la table, où il résonna : rien que des ducats, mon vieux !
— Tiens, dit-il, garde cela ! Puis, il se rendit à la cuisine.
Ma mère prit le papier entre deux doigts, pour ainsi dire, comme elle aurait fait pour enlever un lange sale.
— Que vais-je faire de cet argent ? dit-elle à ma sœur. Il est maudit !... Il est diabolique ! Le diable le reprendra de même qu’il l’a procuré !...
Comme vous le voyez, il n’y a là ni vie, ni bonheur !
Ainsi donc, ma mère était malheureuse, et nous tous, malheureux auprès d’elle.
Autrefois, à ce que me disait ma mère, c’était un tout autre homme et je me rappelle, comme dans un rêve, que, lorsque j’étais tout petit, il me prenait souvent sur ses genoux, qu’il m’avait fabriqué un flûteau d’un morceau de sureau et qu’il m’emmenait avec lui en voiture dans les prés. « Mais, me dit ma mère, depuis qu’il se mit à fréquenter le trésorier Mica, Krsta qui demeure dans la rue Makevie, Albert le pharmacien et quelques autres encore, tout alla sens dessus dessous et marcha de travers. »
Il devint grognon. Il ne tolérait aucune question, répliquant aussitôt :
« Occupe-toi de tes affaires ! » ou bien : « Tu n’as donc pas d’autres soucis ? »
Il n’était bon à rien, je l’ai déjà dit, et il se rendait compte lui-même que ce qu’il faisait n’était pas bien. Mais celui, dont Dieu nous préserve, qui s’était emparé de lui ne le lâchait pas.
Pourtant, quoique ce soit risible à dire, c’était tout de même un brave homme. Eh oui, pardieu ! Mais...
Un jour il revint, à un certain moment, à la maison. Il n’était pas seul ! Ma mère en était étonnée. Il passa avec quelqu’un près du portail et ils chuchotaient quelque chose entre eux. Ils allèrent dans la cour. Puis après, nous entendîmes le piétinement et le hennissement d’un cheval. Je ne savais pas ce que c’était.
Lorsqu’il entra ensuite, je me mis à ronfler et ma sœur fit semblant de dormir. Il souhaita le bonsoir et se tut. Il se taisait, ma mère faisait de même, quant à moi, j’attendais.
Alors, ma mère se mit à dire d’une voix étranglée :
— Il a emmené le cheval noir !
— Il l’a emmené, répliqua-t-il.
Ils se turent de nouveau. Seule, ma mère se mouchait parfois et j’eus la sensation qu’elle pleurait.
— Mitar, pour l’amour de Dieu, au nom de nos enfants que voici, cesse, mon vieux, de faire commerce avec le diable. Celui qui se commet avec lui se damne dans ce monde et dans l’autre. Tiens, c’est comme Jovan, ce joueur de cartes, regarde donc ! Un homme de son importance, qui est tombé aujourd’hui au point de ramasser les noix de galle d’autrui et d’acheter dans les villages des peaux pour les Juifs. Est-ce que, pour l’amour de Dieu, tu n’as pas pitié de moi qui, sur mes vieux jours, aurais à chercher ma croûte de pain chez les autres et de nos enfants que voici, qui auraient à servir des étrangers ?.... Puis, elle se mit à sangloter.
— Qu’est-ce qui te prend de m’adjurer au nom des enfants et à me pleurer de mon vivant ? Qu’as-tu à pleurnicher pour une rosse ? Ce n’est pas elle qui m’a acquis, c’est moi qui l’ai achetée ! Demain, si tu veux, j’en achèterai dix.
Ma mère pleurant encore plus fort :
— Je sais, mon vieux Mitar, dit-elle avec indulgence, mais tes ennemis t’enlèveront tout. Laisse donc, mon vieux, ces misérables cartes maudites. Rappelle-toi que c’est sur notre dos et à la sueur de notre sang que nous avons pu élever ce toit sur notre tête, se peut-il que quelques fesse-mathieux me chassent de mon bien ?.....
— Mais, qui te chasse ?
— Personne ne me chasse, mon vieux, mais j’en serai expulsée, si tu continues à agir ainsi. C’est là un métier maudit de Dieu !
— Mais ne t’ai-je pas dit cent fois de ne pas me faire de sermons et de ne pas pleurnicher sans nécessité ! Selon toute apparence, aucune corneille ne m’a vidé le crâne, pour que j’aie besoin de ma femme comme tutrice !
Elle se tut, la noble âme. Sa gorge était serrée. Elle n’avait plus de larmes.
Elles coulaient à travers sa poitrine, tombaient sur son cœur et s’y pétrifiaient.
Les jours se suivaient et il continuait tout comme par le passé. Souvent, il rapportait des rouleaux d’argent, qu’il reperdait de même qu’il les avait gagnés. Souvent il rentrait sans bagues, sans montre et sans sa ceinture chamarrée d’or.
Par contre, d’autres fois il rapportait deux, trois montres et plusieurs bagues. Un jour ce fut une paire de botte, une pelisse ; une autre fois, une selle de cheval, puis encore une douzaine de cuillers d’argent ; un jour même, un baril plein de réglisse et d’autres babioles de toute espèce. Un beau soir enfin, il ramena un cheval noir, celui-là même qui nous avait appartenu.
Le lendemain, il lui acheta de nouveaux harnais : la fausse martingale flottait au-dessous des genoux de l’animal et des franges lui battaient les mâchoires. Il l’attela à la voiture, condamna la porte de la boutique par une chaise et, en route à travers la ville ! Les cailloux volaient sous les pieds de la bête.
Nous nous étions déjà faits à tout, seule ma mère pleurait et était soucieuse. Comment ne l’eût-elle pas été la malheureuse ? La maison de commerce était abandonnée. Il renvoyait ses commis l’un après l’autre. Tout marchait comme dans une maison sans chance, et l’argent coulait comme de la pluie.
Ses compagnons, vrai Dieu, commencèrent à venir chez nous. Ils s’enfermaient dans la grande salle et y allumaient plusieurs bougies ; le ducat sonnait, le tabac se fumait, la carte glissait et notre domestique Stojan ne cessait de leur faire du café (le lendemain il montrait plusieurs ducats, qu’il avait reçus comme pourboires). Or, notre mère se tenait avec nous dans la seconde pièce ; ses yeux étaient rouges, sa figure pâle, ses mains sèches et elle répétait à chaque instant : « Mon Dieu, sois avec nous ! »[1]
Ainsi donc, il s’était complètement détaché de la maison. Il ne faisait que se taire. Jamais il ne fixait ma mère en face. Il ne nous caressait pas, nous autres enfants, et sans qu’il nous adressât des paroles brutales, il était loin de nous en dire d’aimables. Tout le monde fuyait la maison. Seulement, il nous donnait autant de sous que nous en voulions. Si je voulais m’acheter des crayons d’ardoise, il me donnait de quoi en acheter tout un paquet. Comme comestibles, il achetait tout ce qu’il y avait de mieux dans la ville. Mes habits étaient les plus beaux de toute l’école. Mais, pourtant, un je ne sais quoi me faisait bien souffrir quand je contemplais ma mère et ma sœur : elles avaient manifestement vieilli, elles étaient pâles, tristes, graves. Elles n’allaient nulle part, pour ainsi dire, à peine chez quelques-uns aux slavas[2]. Les femmes nous visitaient peu également, il ne venait que des hommes et encore presque tous n’étaient que des « débauchés » et des « propres à rien », comme les appelait ma mère. La boutique ne travaillait presque plus. « Est-ce que moi, disait mon père, je vais m’amuser à débiter pour vingt sous d’indigo à un rustre ? C’est bon pour les Juifs ! » Ma mère n’osait plus rien articuler. Elle raconta qu’un jour il lui avait dit :
— Si tu entends, comprends ce que je vais te dire : si une seule fois tu me dis encore un seul mot de cela, je me trouverai une maison et je déménagerai, alors ici tu sermonneras qui tu voudras ! Retiens bien cela !
Elle se tut, la malheureuse, comme si on l’avait douchée. Son cœur se serra, elle s’étiolait de jour en jour et ne cessait d’implorer Dieu : « Mon Dieu, disait-elle, ne m’abandonne pas ! »
Et puis, vous voyez probablement ce qui va résulter de tout ceci !
Un soir, ils arrivèrent tous. Un certain Pero Zelenbac vint aussi avec eux, c’était quelque marchand de cochons qui, disait-il, « travaillait avec Pesth ». Sa moustache était cirée, une raie partageait ses cheveux par derrière et il laissait retomber ses boucles jusque sur les joues. Il était gras de visage, corpulent et, coiffé d’un certain petit chapeau incliné sur l’oreille, il portait une chaîne d’or au gilet, semblable à celle que papa avait eue jadis. Au doigt, il avait une certaine bague ; elle brillait, mon vieux, au point qu’on ne pouvait la contempler. Il se dandinait en marchant, il parlait d’une voix de basse enrouée et on se troublait complètement devant ces yeux petits et d’un vert de bile, qui vous inspiraient une certaine crainte, comme lorsqu’on regarde un chat-huant.
Ils étaient arrivés, dis-je. Aussitôt, Stojan est auprès de l’âtre, où il fait bouillir du café !
On allume quatre bougies. La fumée s’envole du tabac, comme d’une cheminée. Ils boivent du café et se taisent comme des Turcs ; seule, la carte glisse et l’on entend le ducat qui résonne.
Ce fut là une nuit terrible !
Nous nous étions enfermés avec mère dans la seconde pièce. Elle ne pleurait plus. Ma sœur non plus. Les traits tirés, les yeux enfoncés, elles regardaient devant elles avec une affreuse épouvante. Ce qui s’était passé à la mort de mon oncle n’était rien auprès de cela.
Mon père entra plusieurs fois dans notre chambre. Il était tout en nage. Il avait déboutonné son gilet, dégrafé sa chemise et l’on voyait les gros poils de sa poitrine. Il était aussi renfrogné qu’un Turc.
— Donne encore, dit-il à ma mère.
Elle avait le cœur serré. Silencieuse, telle une pierre, elle ouvrit le coffre, lui versa par poignées de l’argent, qu’il noua dans un mouchoir.
Il regardait de côté et d’autre d’un air effaré, il piétinait sur place, comme moi, lorsque des amis m’attendaient dehors et que j’étais là, à espérer que ma sœur m’ait coupé du pain. Il prit l’argent, détourna la tête puis, en sortant, grommela en lui-même : « Plus que ça ! »
Ensuite, on aurait dit qu’il s’enfuyait de la pièce.
Mais tout en disant : « plus que ça, plus que ça », il me semble qu’il entra à cinq reprises dans notre chambre, ce qui dura environ jusqu’à trois heures du matin.
— Donne ! dit-il à ma mère et son visage était terreux.
Ma mère alla au coffre, ses jambes flageolaient, elle chancelait.
Enfoui sous ma couverture, je vis alors comment mon père était secoué, malgré sa haute taille, et comment il se retenait au poêle.
— Plus vite ! dit-il à ma mère en s’impatientant des bras et des jambes.
Ma mère lui tendit l’argent.
— Donne tout ! dit-il.
— Ce sont les dix derniers ducats ! proféra-t-elle. Mais ce n’était plus là une voix, ni un murmure, c’était quelque chose comme un râle.
Il rassembla cet argent et se précipita tout droit hors de la chambre.
Ma mère s’affaissa auprès du coffre et perdit connaissance. Ma sœur poussa des cris. Je sautai à bas de mon lit. Djokica fit de même. Nous nous assîmes sur le plancher auprès d’elle et nous nous mîmes à lui baiser la main en criant : « Maman, maman !... »
Elle posa sa main sur ma tête et marmonna quelque chose. Puis, elle se leva, alluma un rat de cave et la veilleuse devant Saint Georges.
— Venez, enfants, priez Dieu qu’il nous délivre du malheur ! dit-elle. Sa voix résonnait comme une cloche et ses yeux étaient radieux comme l’étoile du berger, qui brille au ciel.
Nous nous précipitâmes à sa suite devant l’icone et tous, nous nous agenouillâmes ; quant à Djokica[3], s’étant mis à genoux devant mère, le visage tourné de son côté, il se signait et récitait, le pauvret, la moitié de son Pater, qu’il avait déjà appris. Puis il se signait de nouveau, baisait la main de mère et se remettait à la contempler. Deux jets de larmes coulaient des yeux de celle-ci. Ses regards étaient dirigés vers le saint et vers le ciel. Là-haut se trouvait quelque chose qu’elle voyait, là était son Dieu qu’elle contemplait et qui la regardait aussi. Et alors il se répandit sur son visage une certaine expression de béatitude, un certain rayonnement et il me sembla que Dieu la caressait de la main et que le saint lui souriait et que le dragon expirait sous sa lance. Ensuite mes yeux furent éblouis et je tombais face à terre sur le bord des vêtements de ma mère et sur son bras gauche, dont elle me retint, puis je fis pour la centième fois cette prière : « Mon Dieu, tu vois ma mère ! Mon Dieu, je t’implore en faveur de papa ! » Et ensuite, j’ajoutai, je ne sais pourquoi : « Mon Dieu, tue ce Zelenbac ! »
Nous priâmes ainsi longtemps.
Puis ma mère se leva, grimpa sur une chaise et baisa l’image de Saint Georges. Ma sœur fit de même, ensuite elle nous souleva, Djokica et moi, afin que nous puissions la baiser également. Puis ma mère prit la touffe de basilic desséché[4], qui se trouvait derrière l’icone, et la fiole d’eau bénite le jour de l’Épiphanie, pendue sous l’image ; elle trempa le basilic dans cette eau et, tout en marmonnant quelque chose, fit, à l’aide de cette touffe, un signe de croix dans la chambre. Alors, ayant ouvert doucement la porte, elle s’achemina sur la pointe des pieds vers la grande salle, sur la porte de laquelle elle traça un signe de croix à l’aide de sa touffe.
Ah ! que je me sentis léger alors, que je me sentis heureux, on aurait dit que je venais de prendre un bain. Pourquoi donc aujourd’hui ne peut-il plus pour moi en être de même ?
À peine mère eut-elle fait le signe de croix sur la porte de la grande salle qu’un tumulte s’éleva à l’intérieur. On ne pouvait rien discerner, sauf qu’une fois on entendit Zelenbac clamer de toutes ses forces :
— Qui donc pourrait me contraindre à continuer le jeu ? Où donc est-il, celui-là ?
Ensuite, il se produisit de nouveau un bruit confus et une vive altercation.
Nous entendîmes alors la porte s’ouvrir, puis un murmure, des pas...
Mais papa n’entra pas dans la chambre. Nous l’attendîmes en vain. Le jour commençait à poindre, nous dormions, Djokica et moi, et il n’était pas encore venu.
* * *
Lorsque je me réveillai, le soleil était déjà haut. Je me sentais atrocement fatigué, mais je ne pouvais plus fermer l’œil. Je me levai.
Tout semblait en quelque sorte solennel, mais douloureux. Dehors, c’est le calme, un frais rayon tombe de la fenêtre ouverte et, devant l’icone, une petite flamme tremblote encore dans la veilleuse. Ma mère et ma sœur sont pâles comme des linges, leurs yeux sont humides, leurs visages semblent être de cire ; faisant craquer leurs doigts, elles marchent sur la pointe des pieds sans souffler mot, se contentant de marmonner quelques paroles de piété. Elles ne nous apportent pas notre déjeuner, elles ne nous demandent pas si nous avons faim, ma mère ne m’envoie pas à l’école !
Qu’est-ce donc ? me demandai-je. Y aurait-il un mort dans la maison ou est-ce feu mon oncle qui est revenu et qu’il va falloir enterrer de nouveau ?
Puis je me sentis glacé de peur en me rappelant ce qui s’était passé la nuit et je murmurai machinalement : « Mon Dieu, tu sais ce que je t’ai demandé pour papa ! » Et encore : « Mon Dieu, tue donc ce Zelenbac ! »
Sans penser à rien, je m’habillai et je sortis de la chambre. Puis je me dirigeai involontairement vers la porte de la grande pièce, mais je reculai aussitôt, car je sentis ma mère me saisir le bras.
Je me retournai, mais elle ne me dit rien, se contentant de mettre un doigt sur la bouche ; elle me conduisit jusqu’à la porte de la maison et m’y laissa. Puis elle rentra dans la chambre, et moi, je me tins sur la porte. Je la suivis des yeux et ne sus que penser. Je me glissai alors de nouveau sur la pointe des pieds vers la grande pièce et me mis à regarder par le trou de la serrure.
Je regardai attentivement. La table est au milieu de la pièce. Des chaises sont dispersées auprès, deux ou trois sont déplacées. À terre traînent un millier de cartes, des cigares piétinés ou intacts, une tasse à café brisée et sous une carte brille un ducat. D’un côté le tapis de la table est à moitié enlevé. Sur la table sont éparpillées des cartes à jouer, des tasses renversées, pleines de bribes et de cendres de tabac. Il s’y trouve encore plusieurs soucoupes vides, dans l’une d’elles on a secoué le culot d’une pipe. En outre, on voit quatre chandeliers vides, dans l’un d’eux seul flambe le gros papier qui y entourait la bougie et dont la fumée noire monte pour s’écraser au plafond.
Sur une chaise près de la table, tournant le dos à la porte, mon père se trouvait assis. Les coudes sur la table, le front dans les mains, il ne bougeait pas.
J’observai longtemps ainsi, mais lui restait immobile. Je ne voyais que ses flancs qui se contractaient et se gonflaient. J’étais étonné et je pensais à quelque sombre événement. Il me semblait, par exemple, je ne sais vraiment pas pourquoi, qu’il était mort, puis j’étais surpris qu’un mort respirât. Ensuite, il me sembla que son bras vigoureux était en carton, qu’il ne pouvait plus s’en servir pour frapper et d’autres images semblables qui me venaient à l’esprit.
Dieu sait jusques à quand j’aurais continué à guetter ainsi, si la main de ma mère ne m’eut effleuré de nouveau. Elle ne me dit rien, de ses deux yeux elle me montra seulement le chemin de la porte.
Quant à moi, je ne sais pourquoi, j’enlevai aussitôt ma casquette, je lui baisai la main et je sortis de la maison.
Ce jour-là était un samedi.
Lorsque je sortis dans la rue, tout le monde suivait sa vie habituelle et s’occupait de ses affaires. Des paysans vigoureux amenaient je ne sais quoi sur la place du marché, des marchands examinaient des sacs et palpaient des agneaux. Le nouveau garde criait et déterminait l’endroit où chacun devait remiser sa charrette. Des enfants volaient des cerises. Sretan le greffier allait par la ville avec le tambour et lisait qu’il était interdit de lâcher les cochons dans les rues. Trivko exposait des quartiers d’agneau en criant : « Allons les rôtis ! » et Josa l’ivrogne barbotait dans une mare.
— Et quoi donc, votre boutique est fermée, me demanda Ignace le fourreur, qui vint à passer en ce moment.
— Oui, lui dis-je.
— Mais Mitar n’est pas malade ?
— Non, répondis-je.
— Il est probablement allé quelque part ?
— Au village, répliquai-je et je me sauvai dans la cour.
Voilà qu’arrivèrent ensuite deux « témoins ou garçons d’honneur », comme on les appelait, c’est à dire des camarades à moi, que le maître envoyait savoir pourquoi je n’étais pas venu à l’école.
Je ne me souviens guère en ce moment qu’il me fallait y aller.
Je pris mes livres et un morceau de pain et je regardai ma mère et les témoins.
— Dites au maître, enfants, que Misa n’a pas pu venir plus tôt, qu’il a été occupé.
Oh, cette main ! Puissé-je la baiser à satiété, quand elle sera endormie, quand elle ne me verra pas.
Ce qui se passa dans notre maison pendant que j’étais à l’école, je l’ignore... c’est-à-dire je le sais car, lorsque je revins, je retrouvai tout tel que je l’avais laissé : ma mère et ma sœur étaient assises les mains posées sur les genoux ; le dîner ne cuisait pas, elles passaient sur la pointe des pieds auprès de la grande pièce et ne faisaient que soupirer, de même qu’elles l’avaient fait lorsque mourut mon oncle ! Djokica attachait dans la cour une cafetière à la queue de la chatte et s’amusait à la voir courir. Les commis cousaient des blouses dans leur logement, tandis que Stojan s’était enfoui dans le foin et y ronflait comme s’il eût été minuit.
Mon père était toujours assis comme avant ; il ne bougeait pas. Son manteau fourré, enserrant ses larges épaules, baillait autour de la taille par suite de sa respiration puissante.
Vêpres étaient sonnées depuis longtemps déjà.
Le jour est à son déclin et dans notre âme règne ce même néant, dont on ne voit la fin nulle part ; seuls les nuages se rassemblent de plus en plus épais ! Tout devient plus insupportable, plus terrible et plus désespérant. Retourne-toi, mon Dieu, du bon côté !
J’étais assis sur le seuil, devant la maison. Je tenais à la main quelque livre d’école, mais je ne lisais pas. Je voyais à la fenêtre le pâle visage de ma mère, appuyé sur sa petite main sèche. Les oreilles me bourdonnaient. Je ne pouvais penser à rien.
Tout à coup la serrure grinça, ma mère disparut de la fenêtre. Je ne pouvais penser à rien.
La porte de la grande pièce s’était ouverte. Il se tenait sur le seuil, lui, mon père !
Son fez, légèrement enfoncé, laissait voir ses cheveux qui retombaient sur son vaste front. Sa moustache s’était affaissée, son visage s’était assombri et avait vieilli. Mais ces yeux, ces yeux ! Pas la moindre ressemblance avec ses yeux d’autrefois ! Ils avaient tout simplement coulé, ils étaient rentrés dans la tête ; recouverts à moitié par les paupières, ils se mouvaient lentement, ils regardaient sans assurance et sans expression, ils ne cherchaient rien, ils ne songeaient à rien. Il y avait en eux quelque chose de vide, ressemblant à une lorgnette dont les verres auraient été brisés. Sur ses lèvres, se jouait un sourire triste et gracieux, jamais cela ne s’était vu précédemment. C’est cet air qu’avait mon oncle, lorsque, avant de mourir, il demandait à communier.
Il traversa lentement le corridor, ouvrit la porte de notre chambre, y passa la tête, puis la traversa rapidement sans dire un mot. Ayant fermé la porte sur lui, il sortit dans la rue et se dirigea lentement vers la maison de son compère Ilija.
Thomas, fils de ce dernier, me conta plus tard que mon père et le sien s’étaient enfermés dans une chambre, qu’ils y avaient longuement parlé de quelque sujet à voix basse, qu’on leur avait apporté ensuite du papier et de l’encre, qu’ils avaient écrit quelque chose, qu’ils y avaient apposé des cachets et ainsi de suite. Mais ce que c’était, il ne le savait pas et nul ne le saura jamais.
Vers neuf heures et demie nous étions tous au lit, ma mère seule se tenait assise les mains sur les genoux et contemplait la bougie d’un regard sans expression. À ce moment la porte de la cour grinça. Ma mère souffla vivement la bougie et se mit au lit.
Mon cœur battait sous ma couverture, comme si quelqu’un m’eut frappé la poitrine à coups de marteau.
La porte s’ouvrit et mon père entra. Il tourna une ou deux fois dans la chambre puis, sans allumer la bougie, il se déshabilla et se coucha. Je l’entendis longtemps encore se retourner dans son lit et je m’endormis.
Je ne sais pas depuis combien de temps je dormais ainsi quand je sentis quelque chose de mouillé sur mon front. J’ouvris les yeux et je regardais : la lune dans son plein contemplait directement la chambre et ses rayons, tels des fils d’araignée, tombaient sur le visage de mère.
Ses yeux étaient clos, sa figure celle d’une personne gravement malade et son sein se soulevait agité.
Au-dessus d’elle se tenait mon père. Il la fixait obstinément et ne bougeait pas.
Peu après, il s’approcha de notre lit. Il ne faisait que nous contempler, que regarder ma sœur. Il alla de nouveau se poster au milieu de la chambre, qu’il embrassa encore du regard et murmura :
— Ils dorment ! — Mais il tressaillit au murmure de sa voix et on aurait dit qu’il s’était pétrifié au milieu de la pièce. Il resta longtemps ainsi sans bouger ; je remarquai seulement que ses yeux se voilaient de temps à autre en nous regardant, tantôt nous, tantôt ma mère.
Mais nous ne bronchions pas !
Alors il alla sur la pointe des pieds au portemanteau, mais sans nous quitter des yeux ; il décrocha avec soin son pistolet d’argent, le mit sous sa pelisse, enfonça son fez sur les yeux puis, marchant rapidement et à grands pas, il sortit dehors.
Mais à peine la porte se fut-elle refermée que ma mère se dressa dans son lit. À sa suite, ma sœur se leva aussi. On aurait dit des esprits !
Ma mère se leva rapidement, mais avec précaution, et se dirigea vers la porte ; ma sœur la suivit.
— Reste auprès des enfants ! — murmura ma mère, puis elle sortit.
Je sautai et me dirigeai vers la porte. Ma sœur me saisit le bras, mais je me dégageai de son étreinte et lui dis :
— Reste auprès des enfants.
Lorsque je fus dehors, je courus à la palissade puis, en la longeant et me cachant sous les cerisiers, je gagnai le puits, derrière lequel je me blottis.
La nuit était divinement belle ! Le ciel était clair, la lune brillait, l’air était plein de fraîcheur, rien ne bougeait nulle part. Je vis alors mon père se pencher sur la fenêtre de la chambre des commis, puis continuer son chemin. Enfin il s’arrêta sous le toit du hangar et tira son pistolet.
Mais, à ce même moment, ma mère, sortie je ne sais d’où, se trouva à côté de lui.
Le pauvre homme fut glacé de terreur. Il la fixa et resta bouche bée.
— Mitar, mon vieux, ô mon Seigneur et maître, quelle intention as-tu donc ?
Mon père tressaillit. Planté comme un cierge, il contemplait ma mère d’un regard vide et, d’une voix de cloche fêlée :
— Va-t-en, Marica, laisse moi..., dit-il. Je suis perdu !
— Comment, perdu, seigneur, que Dieu t’assiste ! Que dis-tu là ?
— J’ai tout livré ! dit-il en écartant les bras.
— Mais, mon vieux, puisque c’est toi qui l’avais acquis !
Mon père recula d’un pas et resta penaud devant ma mère.
— Oui, mais tout, dit-il, tout, tout !
— Et quand ce serait ! dit ma mère.
— Et le cheval aussi ! répliqua-t-il.
— Une rosse ! dit ma mère.
— Et le pré !
— Une lande !
Il se rapprocha de ma mère. Il la regardait dans le blanc des yeux, comme s’il voulait la brûler. Mais elle était là comme une sainte du bon Dieu.
— Et la maison aussi ! dit-il en écarquillant les yeux.
— Et quand ce serait ! dit ma mère, puisque toi, tu es resté sain et sauf ?
— Marica !
— Mitar !
— Que dis-tu là, Marica ?
— Je dis que Dieu te prête vie, ainsi qu’à nos enfants. Ce n’est ni la maison, ni le pré qui nous nourrissaient, mais bien toi, notre pourvoyeur ! Nous ne souffrirons jamais de la faim, tant que tu seras parmi nous !
Mon père sembla légèrement ému puis, mettant sa main sur l’épaule de ma mère :
— Marica ! commença-t-il, est-ce que tu ?... Sa voix s’étrangla.
De sa manche, il se couvrit les yeux et se tut.
Ma mère lui prit la main :
— Lorsque nous nous mariâmes, dit-elle, nous n’avions rien, sauf une couverture, une..., et deux ou trois baquets ou auges, alors qu’aujourd’hui, grâce à Dieu, la maison est pleine.
Je vis couler une goutte, qui brilla au clair de la lune en se frayant un chemin sous la manche de mon père.
— Mais as-tu donc oublié que le grenier est plein de noix de galle ?
— Il en est plein ! dit mon père d’une voix douce comme de la soie, puis il retira sa manche de ses yeux et abaissa le bras.
— Et que fait là ce vil ducat ? Qu’est-ce que cet argent qui traîne ?
— Prends-le pour ton commerce !
— Nous le mettrons en blé !
— Sommes-nous donc des gens trop âgés ? Grâce à Dieu, nous nous portons bien et nos enfants sont en bonne santé. Nous prierons le bon Dieu et, au travail !
— Comme d’honnêtes gens que nous sommes !
— Tu n’es pas un sot, comme certains. Je ne donnerais pas tes bras pour toute la fortune de Paranos et d’autres de sa taille !
— Puis nous acquérerons une maison de nouveau !
— Nous élèverons nos enfants dans la bonne voie, dit ma mère.
— Afin qu’ils ne me maudissent pas après ma mort... Que de temps je ne les ai vus !
— Viens les voir ! dit ma mère, puis elle le conduisit par la main comme un enfant.
Or, en trois enjambées, je fus déjà dans la chambre. Je ne fis que chuchoter à ma sœur : « couche-toi » et je rabattis la couverture sur ma tête. Tous deux ils franchissaient le seuil juste comme à l’église les cloches sonnaient la première messe. Elles résonnent fortement dans la nuit et l’âme chrétienne en tressaille. Tel un lit de branches sèches, leur son atténue la douleur et le chagrin, brise les liens de la vanité et l’âme contrite converse avec le ciel...
— Lève-toi, fils, et allons à l’église !...
* * *
Étant allé à Belgrade l’année passée pour acheter des marchandises, je vis, à Topcider, Pero Zelenbac en costume de forçat. — Il cassait des pierres !
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 16 mai 2017.
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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.
[1] Chez les orthodoxes, on tutoie Dieu.
[2] Coutume qui voit les familles serbes, qui chacune possède son propre saint patron, organiser tous les ans une grande fête en l’honneur de celui-ci, le jour de sa fête calendaire. (Note de la BRS)
[3] Diminutif de Georges, correspondant à Georget.
[4] Dans les pays serbes, la touffe de basilic bénie à l’Épiphanie remplit le rôle du buis des Rameaux en France.