LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE SERBE

 

Laza Lazarević

(Лаза К. Лазаревић)

1851 – 1891

 

 

 

 

AU PUITS

(На бунару)

 

 

 

1881

 

 

 

 

 


Traduction de Milan V. Georgevitch, parue dans La Nouvelle Revue, année 15, tome 82, 1893.

 


 

SCÈNES DE LA VIE SERBE

AU PUITS[1]

 

 

 

Le vent soufflait. Sur les sillons des champs flottaient, comme de blancs fantômes, d’immenses flocons de brouillard ; ils se traînaient du côté où les poussait le vent et, en de tout petits cristaux blancs, s’attachaient à votre barbe et à vos moustaches et au poil du cheval. C’est bien comme je le dis : si ce ne sont pas des mouches, c’est du givre. Les pieds vous gèlent, vos yeux pleurent. Déjà même l’eau-de-vie ne parvient plus à échauffer le cœur, et vous vous retournez avec impatience pour apercevoir enfin un toit et un hôte hospitalier.

Quant à moi, ma foi, je sais où aller. Je vais chez Mathias Djénaditch.

Voilà sa maison. Elle se reconnaît au prunier, planté devant, et auquel on voit, jour et nuit, pendue une tchoutoura[2] d’eau-de-vie double. En goûte qui passe ! Voilà comme l’entend Mathias. Et quiconque entre chez lui est reçu à bras ouverts.

Mais je préfère ne pas raconter, il faut voir, vous dis-je. Quelle maison que cette ancienne zadrouga[3], toute une armée ! Allez-y seulement un soir. Si l’on compte sur votre visite, une des brus ira à votre rencontre jusque sur la route, un flambeau à la main. Une autre vous attendra dans la prunelaie, la troisième sera devant la maison, la quatrième chassera les chiens, la cinquième s’occupera à la cuisine, la sixième dans la chambre où l’on vous conduira ; une vraie noce ! Et chez eux tout est gaîté, modestie, contentement. Que Dieu vous garde d’une querelle avec un des leurs, car ils comptent six soldats ayant fait leur congé et un septième en ce moment sous les drapeaux, à Belgrade.

Ils n’ont pas besoin de la moba[4] ; à quoi bon, avec tant de bras disponibles ? Ils ont trois charrues qui travaillent sans répit et quand les marchands font leur tournée pour acheter les cochons, la ceinture de Mathias prend de belles dimensions.

Je connaissais leur Arsène quand il était encore garçon. Il tirait de sa ceinture ses dvoïnitsés et flûtait toute la sainte journée près de la maison de Bourmazovitch. C’est que Bourmazovitch a une fille et une fameuse ! Si vous passiez à cheval devant elle, comme on dit chez nous, et qu’elle vous jetât un seul regard, la tête vous tournerait que vous tiendriez à peine en selle.

Mais Arsène s’était habitué à ces yeux-là et ne les craignait plus. Il se hissait sur une planche de la clôture, s’appuyait du coude sur une autre, et, le visage dans le creux de sa main, il faisait la causette avec la jeune fille.

— J’ai vraiment peur, disait-il, d’en parler au père ; et, quant au grand-père, pour rien au monde je n’oserais lui en souffler mot, quand même on viendrait me dire que je ne t’épouserai jamais.

Anoka ne rougit pas alors autant que l’exigeaient les convenances. De dessous ses paupières, elle lui jeta un regard malin, fit un mouvement de côté et, dissimulant sa colère, lui répondit :

— C’est bien, ne parle pas. J’épouserai Philippe Maritchitch.

— Qui ça ? Crois-tu que je te donnerai jamais à un autre ? Je ne lui laisserais pas un lambeau de chair sur les os, à celui qui oserait seulement te toucher du bout du doigt.

Anoka, en enfant gâtée, frappa la terre du pied, se redressa de toute sa hauteur, releva la tête et les yeux à demi-clos :

— Tiens ! lui dit-elle. Alors je devrais filer des cheveux gris ! Tu es bon, toi !

Mais Arsène ne l’entendait plus. Il la baisa sur la gorge, lui saisit la main et l’attira à lui, vers la clôture. Elle se défendit bien un peu, mais se rapprocha de plus en plus ; un feu mystérieux l’embrasa quand elle sentit sa taille serrée par une main d’homme.

Elle eût été bonne fille si seulement Bourmazovitch ne l’avait pas tant gâtée. Mais comment aurait-il fait ? Au moment du choléra, il avait perdu tant de monde dans sa maison. C’est pourquoi il gardait Anoka comme on conserve une goutte d’eau dans le creux de la main. Il ne faut pas gâter un enfant ni céder à tous ses caprices, quand même ce serait le seul enfant du monde entier. Mais pas du tout !

Ce soir-là, Arsène rentra tout pensif à la maison. Contrairement à son habitude, il pénétra d’abord dans le cellier, et, à l’aide d’une pipette, tira d’un tonneau et absorba une large rasade ; et pourtant, il n’était pas buveur. Puis il s’assit sur une bâche et resta tout seul dans l’obscurité à regarder l’animation de la cour. Par la porte ouverte de la cuisine, on entendait le feu pétiller ; la flamme rouge léchait la marmite et la crémaillère. Arsène lui-même commençait à avoir chaud et s’étonnait que la chaleur de cette flamme, là-bas, dans la cuisine, vînt jusqu’à lui. Des ombres noires d’hommes et de chiens traversaient de temps à autre la cour, en passant devant le feu. On entendait le piétinement des chevaux dans l’écurie ; devant le hangar, on dételait les bœufs avec lesquels Nénad était à l’instant arrivé, revenant de la ville. Puis c’était une poule qui tombait du mûrier servant de perchoir et, battant de l’aile, retournait se nicher près de ses compagnes. Parfois des mots sonnaient clairement dans le silence du soir. Une souris s’était déjà aventurée à ronger la bûche sur laquelle Arsène était assis.

La tête commença à lui tourner. Il entendit d’abord comment le cœur lui battait au-dessous du sein gauche : il en fut comme effrayé. Puis, tout d’un coup, il partit d’un éclat de rire comme un fou, sans cause, sans rime ni raison. Ensuite il se mit à pleurer, sans savoir davantage pourquoi. Au milieu de son rire, comme à travers ses larmes, Anoka lui apparaissait dans une ombre indécise, lui étreignant et arrachant le cœur de façon si étrange qu’il croyait en mourir à l’instant. Il s’appuya sur le tonneau de vin, dans lequel il avait puisé un instant auparavant, et s’imagina entrer en agonie, mais une agonie douce, comme si Anoka l’embrassait et que le fougueux cheval d’Ostoïtch l’emportât au loin. Ainsi il advient à quiconque se grise pour la première fois.

À peine venait-il de s’endormir que Vélinka, un flambeau à la main, entra sous le hangar pour y chercher quelque objet. Elle fit un soubresaut en voyant Arsène sur la bûche, près du tonneau, la pipette à la main. Elle s’approcha de lui craintivement et lui toucha l’épaule :

— Mon bijou[5] !

Arsène ouvrit des yeux injectés de sang.

— Tu es gris, mon bonhomme !

Ces mots lui firent comprendre son état. Il dit presque gaiement :

— Je suis gris !

— Et pourquoi cela, mon bon ?

— C’est que je veux tuer Philippe Maritchitch !

Il brandit la pipette au-dessus de la tête, la jeta par terre où elle se brisa, et se mit à rire. Vélinka rit aussi.

— Et pourquoi, mon trésor ? Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce Philippe ?

— Il veut épouser Anoka.

— Eh bien ? Qu’il l’épouse !

— Mais je ne le permets pas.

Il fit un petit mouvement en avant et voulut se lever, mais ses épaules étaient en si agréable contact avec le tonneau qu’il retomba, malgré lui, dans sa première position.

Vélinka se tordait de rire.

— Et pourquoi, mon trésor ? Est-ce que toi, tu veux l’épouser ?

— Mais naturellement.

À peine eut-il dit cela qu’il se sentit gêné. Se tournant vers le baril, il se mit à pleurer et à dire à travers ses larmes :

— Eh bien, oui ! Mon frère s’est bien marié, lui. Je veux me marier aussi, moi... oui, oui !

Il voulut confirmer sa résolution par un coup de poing sur son genou, mais sa main, sans demander la permission, s’abattit sur la bûche. Pour la punir, il la porta à sa bouche et la mordit.

Vélinka riait de plus en plus fort.

— Oh ! le pauvre enfant ! Mais tu l’épouseras, mon trésor, ne t’inquiète pas ! J’en parlerai ce soir au père qui le dira à grand-mère, et grand-mère aura bientôt arrangé la chose avec grand-père, et comme il faut. Allons, que je t’emmène coucher, que grand-père ne te voie pas dans un pareil état, pauvre malheureux ! Viens dormir et ne t’inquiète pas : nous te trouverons une femme... ce sera Anoka, si tu veux.

— Mais oui, je le veux !

Et la jeune femme conduisit son ivrogne de beau-frère à travers l’obscurité jusqu’à sa chambrette. Elle l’enveloppa dans sa couverture et s’en alla à la cuisine conter à ses belles-sœurs ce qui venait d’arriver.

Mais la nouvelle ne fit plaisir à aucune. Elles s’égayèrent bien de l’aventure, elles aussi, mais d’un rire qui ne venait pas du cœur.

— Elle n’est pas faite pour notre maison.

— C’est une coquette.

— La coquetterie passe encore ! Mais ce qu’elle est gâtée, mon Dieu !

— Elle mettrait la discorde entre nous !

Mathias Djénaditch est un homme bien vieux. On voit sur son front la cicatrice d’une blessure qu’il a reçue dans le retranchement de Haïdouk-Veillko[6]. Non seulement sa famille, mais aussi tout le village l’appelle diédo (grand-père).

Il a perdu sa femme depuis longtemps, à l’époque où on fuyait les Turcs. Son frère aîné, en mourant, lui a laissé une belle-sœur qui partage avec lui l’autorité patriarcale, elle s’appelle Radoïka. À table, elle s’assied à la droite du grand-père et il ne se fait rien de quelque importance dans la maison sans qu’elle donne son avis ou que le grand-père lui demande au moins conseil. Elle comprend très bien sa position et n’en abuse pas. Le grand-père lui demande par exemple :

— Que penses-tu, belle-sœur, du bois de Maritchitch ? Allons-nous le louer ?

— Comme tu voudras, frère, c’est à toi, l’homme, de décider.

Elle baise la main au grand-père, et tous les autres, hommes et femmes, ce qui n’est pourtant pas l’habitude dans notre village, lui baisent la main, à elle.

Outre Mathias et Radoïka, le conseil de famille comprend encore un autre membre : c’est Blagoïé, le fils aîné du grand-père et le père d’Arsène. C’est à eux trois uniquement qu’on s’adresse pour tout ce qui regarde la maison ; tous les autres leur obéissent aveuglément. Si Mathias est sorti pour payer les impôts, que Radoïka soit partie pour l’église et que Blagoïé soigne le bétail, c’est alors dans la maison comme dans une école d’où le maître est absent. Tout le monde est d’accord, tout le monde est joyeux et aimable et c’est à qui profitera le mieux de l’occasion pour bien plaisanter et rire. Mais dès que l’un des trois personnages apparaît, de suite revient l’ordre, le sérieux et l’obéissance. Il leur arrive parfois de s’éloigner avec intention, pour que les enfants s’amusent et que les hommes fument à leur aise.

Le grand-père était... était... comment vous dirai-je ? Vous le savez bien, un vieillard, c’est presque un enfant. Il éclate quelquefois pour la moindre bagatelle, il gronde, tempête, crie et, ma foi, va même jusqu’à frapper. Une autre fois, il est raou comme du coton ; il appelle les enfants pour les caresser et leur donne à chacun un sou ; puis un rien l’attriste. Il dit, par exemple :

— Voilà, je suis resté comme un arbre desséché sur la montagne !

Puis il se met à pleurer.

Jeunesse — folie, vieillesse — faiblesse[7] !

Le lendemain de la débauche d’Arsène, Blagoïé, tout soucieux, vint à Radoïka :

— Tante, notre Arsène, sauf le respect que je te dois, s’est épris de la fille de Bourmazovitch.

— Arsène ? Celui que nous avons proclamé garçon[8] cet été ?

— Celui-là même.

— De la fille de Bourmazovitch, dis-tu ?

— Oui.

— D’Anoka ?

— Oui, d’Anoka.

— Elle n’est pas faite pour notre maison.

— C’est ce que je trouve aussi. Mais lui, sauf le respect que je te dois, il est fou d’elle. Vélinka m’a raconté qu’il s’est mal conduit hier.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Ne va pas le dire au grand-père, je t’en prie !

— Dieu m’en garde !

— Voilà. Vélinka me dit qu’il s’est grisé et qu’il criait contre Philippe Maritchitch, disant qu’il allait le tuer parce que... ce Philippe, tu sais... fréquente aussi là-bas.

— Tiens, tiens !

La vieille femme devint pensive. Enfin, elle dit :

— Je vais en parler au grand-père pour voir ce qu’il en pense.

— Seulement, je t’en prie, pas un mot de ce qu’il a fait.

— Naturellement.

Le grand-père, quand Radoïka lui eut tout raconté, se mit à réfléchir, à réfléchir. Enfin, il branla la tête :

— Tu sais, belle-sœur, c’est toujours comme ça. J’ai entendu dire aux anciens qu’il ne faut pas empêcher les enfants dans de pareilles affaires. Nous avons, grâce à Dieu, une grande maison. Nous sommes bien quatre-vingts, si je ne me trompe.

— Ma foi oui, et plus.

— Oui, grâce à Dieu. Et si le bon Dieu le veut, Anoka fera comme nos autres enfants.

— Espérons-le !

Quelques jours après, Anoka disait à une amie : « Je le savais bien ! Il faut que tout marche à ma volonté. Tu irais dans neuf villages et plus, avant de trouver une fille comme moi. » Puis elle tira de son sein un petit miroir pour se friser les cheveux.

Entrée dans la maison des Djénaditch, elle resta malheureusement l’enfant gâtée qu’elle avait été chez son père.

Elle savait tout mieux que les autres. Il fallait toujours qu’elle eût raison.

Elle ne voulait pas faire ce qu’on lui ordonnait. Elle disait : « Je n’ai jamais fait cela chez mon père. Pourquoi pétrir le pain pour toute une armée ? Un pain me suffit à moi et à mon Arsène. »

Aucune des femmes n’osait dire mot. Elles se plaignaient bien parfois à leurs maris, mais qui aurait osé porter l’affaire devant Radoïka et le grand-père ?

Longtemps elles la supportèrent, dissimulant leurs ennuis. Elles faisaient toute sa besogne et se pliaient à ses caprices. Il y avait quelque chose d’impératif, de tyrannique dans l’attitude d’Anoka, qui semblait commander l’obéissance. Peut-être était-ce aussi sa beauté qui en imposait tant aux autres femmes de la maison. Les belles-sœurs la critiquaient bien entre elles, mais elles prenaient sa cause et la défendaient devant les vieux et les étrangers. Et Dieu sait jusqu’à quel point serait allée leur patience silencieuse ! Mais Anoka ne comptait pas encore six mois de présence dans leur maison qu’elle se mit chaque jour, de plus en plus, à faire le diable à quatre. Elle se permettait même certaines choses qu’il n’est pas convenable de raconter, par exemple, ce qu’elle répondit quand on l’appela pour aider à planter des choux, ou quand une de ses belles-sœurs la pria de lui garder son enfant. À la fin, elle voulut s’habiller autrement et mieux que les autres. Le pauvre Arsène lui expliqua que c’était le grand-père et Radoïka qui achetaient les vêtements à tous, et que, pour rien au monde, il n’oserait demander au grand-père d’acheter à elle toute seule un nouveau corsage en velours ; mais elle lui répondit que c’était avec lui, Arsène, et non avec le grand-père qu’elle s’était mariée, et qu’elle irait demander à son propre père de lui acheter le corsage, puisque son mari était si pauvre hère et si peureux, au point de n’oser acheter à sa femme même une aiguille, sans la permission du vieux bonhomme ! Arsène eut le cœur serré ce jour-là. Si seulement elle ne l’avait pas regardé avec de pareils yeux, il lui aurait fait entendre raison.

Il lui arrivait parfois de porter la main à sa ceinture, saisir sa pipe, ou d’empoigner un bâton pour la battre ; mais dès qu’elle le regardait en face et relevait la tête, il restait les bras ballants comme devant un évêque.

Elle continua à se rendre de plus en plus insupportable et à faire tout ce qui pouvait être désagréable aux autres. Elle laissait les chiens pénétrer dans la cuisine et y vider les casseroles pleines de viande. Quand elle descendait à la cave tirer du vin, elle fermait si négligemment le robinet que le tonneau se vidait. Elle laissait brûler le pain et il fallait le jeter aux cochons. Elle portait en semaine ses vêtements du dimanche. Quant aux enfants, elle ne s’en souciait pas le moins du monde ; ce fut à cause d’elle qu’un enfant de Iovanka tomba dans la chaux vive. Il n’était pas une seule de ses belles-sœurs à qui elle ne donnât un sobriquet. Elle appelait Radoïka « la sorcière » et le grand-père « la peste ». C’était chaque jour une nouvelle lubie, une nouvelle insolence ; et, au moindre reproche, elle menaçait de suite de retourner chez son père.

Les femmes ne pouvaient plus la supporter. Le jour où vint son tour de tenir la maison en ordre, elle se rendit à la foire. Ses compagnes se réunirent alors en catimini.

— Ma foi, mes amies, je ne sais quel péché nous avons commis pour endurer cela ?

— Moi non plus.

— C’est une vraie calamité !

— Dieu seul peut nous venir en aide.

— Cela ne peut pas durer comme cela. Non, certes !

— Parlons-en à la tante, elle le dira au grand-père.

— Alors, dis-le, toi, Séléna !

— Et pourquoi moi ?

— N’a-t-elle pas dit que tu lui avais volé son bracelet ?

— Mais elle t’a bien dit, à toi, que ton mari était un sauvage !

— N’a-t-elle pas dit aussi à Miriana qu’elle mourait de faim avant son mariage.

— Et à Vélinka qu’elle a mis au inonde un bâtard.

Et malgré tout, les jeunes femmes n’auraient probablement pas eu le courage de parler de cela à Radoïka, si cette dernière n’avait pas tout vu et entendu depuis longtemps déjà, et si Arsène lui-même n’était pas allé se plaindre au grand-père, le lendemain du jour où Anoka déchira son corsage tout neuf, en passant près du bûcher.

Arsène était un homme paisible. Dès l’enfance, il avait appris à obéir, et rien de plus. Il n’aurait même pas su vendre du bois, si on ne lui avait pas dit, à la maison, ce qu’il fallait demander, et à quel prix il pouvait consentir.

Le grand-père, quand Arsène alla le trouver, était seul dans sa chambre. Incapable de faire autre chose, il épluchait des noix.

Arsène enleva son bonnet et s’avança pour lui baiser la main.

Le visage du vieillard s’assombrit. Il ne leva pas la tête, ne tendit pas la main à son petit-fils, et lui dit seulement d’un ton sec :

— Bonjour.

— Grand-père, je t’en prie, je... il n’y a pas... c’est déshonorer notre nom !

Le grand-père le regarda, les sourcils froncés.

— Je... continua Arsène, il n’y a pas... ne te fâche pas !

Le grand-père releva tout à fait la tête. Il jeta loin de lui le sac de noix d’un geste de colère et sa bouche édentée laissa tomber ces mots irrités :

— Je sais tout. Tu n’es donc pas un homme, sacrebleu ! C’est toi qui as déniché cette... cette...

Il se tut un moment.

— Cette... une pareille... Tu veux donc chasser tout mon monde de la maison ?

Arsène, le pauvre diable, resta bouche bée en voyant que le grand-père savait tout. Sa voix se fit plus faible.

— Grand-père, je t’en prie, je ne sais comment m’y prendre ! Pardonne-moi !

Il voulut lui baiser la main.  Le grand-père retira sa main.

— Va-t’en, ne viens pas me souiller la main ! Tu n’es pas un homme.

Arsène tourna la tête vers le mur et, se cachant les yeux avec la manche de sa veste :

— Fais de moi et d’elle, dit-il, ce que tu voudras ! Tue-moi, et elle, chasse-la ! Que Dieu te pardonne ! Seulement ne me repousse pas, je t’en supplie par le Dieu vivant !

À ces mots, la barbe du grand-père eut comme un frisson. Le vieillard voulut dissimuler son émotion. Il se redressa orgueilleusement et leva la tête vers le plafond en l’inclinant un peu sur l’épaule.

— Écoute, mon enfant, c’est toi qui l’as choisie. T’ai-je dit : « épouse-la » ou « Ne l’épouse pas » ?

— Non, Dieu me garde de dire cela ! Je suis le seul coupable.

La barbe du grand-père eut un nouveau frisson. Il se raidit plus encore pour prendre un air important.

— Et c’est moi, maintenant, qui dois réparer tes fautes.

— Oui, Dieu et toi !

— C’est que je ne sais comment m’y prendre.

Si Radoïka avait été là, elle aurait remarqué, dans les yeux à demi clos du vieillard, un éclair de ruse enfantine qui laissait voir que le bonhomme avait confiance en lui-même, quoi qu’il dît.

— Fais comme Dieu t’inspirera ! dit Arsène.

— Et... toi... elle... comment dirai-je... tu la trouves vraiment insupportable ?

Arsène se troubla... Il aurait voulu ne pas répondre ; mais le grand-père le fixait obstinément, les yeux dans les yeux.

— Elle est querelleuse.

— Je sais, je sais. Mais je te demande : Lui portes-tu de l’intérêt ?

Nouveau silence d’Arsène. Il aurait bien voulu éluder la réponse ; mais le grand-père, également silencieux, attachait sur lui un regard obstiné.

— Sans doute, dit Arsène, Bourmazovitch l’a trop gâtée. Tu sais, il n’avait qu’elle !

Le grand-père simula un geste d’impatience :

— Veux-tu répondre à ce que je te demande ? Je te demande : Dis-moi, aimes-tu Anoka ? Voilà ce que je veux savoir.

Arsène baissa la tête, mit le nez dans le creux de sa main, secoua les épaules de droite et de gauche et, tout honteux, répondit avec effort :

— Je ne sais pas.

— Mais il faut que tu le saches, parce que je jugerai, d’après cela, ce que j’ai à faire, pour que tu sois content et que tu ne viennes plus te plaindre !

— Moi ? Me plaindre ? Jamais !

— Bon. Maintenant, va-t’en ; je vais réfléchir. Quiconque sait voir eût tout de suite pu remarquer, sur le visage du grand-père, qu’il avait déjà décidé ce qu’il devait faire, et qu’il était content de son projet.

Le soir de ce même jour les hommes vinrent prendre place à table, chacun d’après son rang, comme d’ordinaire. Sauf Radoïka, pas une seule femme n’était assise à la table. Au village, les femmes mangent à part, tandis que deux ou trois d’entre elles servent les hommes.

C’était justement le tour de service pour Anoka.

Pendant que ses deux compagnes apportaient, enlevaient les plats et versaient à boire, elle s’était adossée à la porte et se grattait le nez.

Le grand-père ne la regarda même pas. Tout le monde se taisait. Le cœur de Radoïka battait fort, bien fort. Et dire qu’Anoka ne se doutait de rien !

Le souper fini, les hommes firent le signe de croix et attendirent que le grand-père se levât pour se retirer eux aussi.

Le vieillard repoussa son morceau de pain, sa cuiller et sa fourchette, et remit son couteau dans la gaine. Il s’appuya des coudes sur la table, regarda tout autour de lui et arrêta son regard sur Anoka.

Celle-ci eut un frisson. Elle laissa tomber ses mains, se redressa et voulut sortir.

— Attends, toi, ma fille ! s’écria le grand-père d’une voix extraordinairement claire.

Tout le monde sursauta.

Le grand-père continua de la même voix :

— Toi, mon enfant... toi, j’ai entendu dire de toi... tu n’es pas contente du tout de ma maison, ni de mon monde !

Qui a jamais vu une femme répondre ? Anoka elle-même garda le silence, mais elle se serra la cuisse, de sa main crispée, si fort que ses ongles s’enfoncèrent dans la chair.

Le grand-père, le visage toujours calme, et sur le même ton, continua :

— Je ne l’entends pas ainsi, de mon vivant du moins. Je ne permettrai pas que, dans ma maison, un de mes enfants mène une vie de galérien. On m’a dit que ces femmes (et sa barbe montra la cuisine)... que ces femmes te cherchent querelle et sont méchantes pour toi. Mais c’est moi qui suis le maître ici !

Anoka remarqua, sur le visage ridé du grand-père, une expression méchante. Et pour la première fois elle éprouva, outre la haine, un sentiment de crainte.

— Elles sont toujours à te taquiner. Elles veulent toutes que tu t’éreintes pour elles, et que tu fasses leur besogne. Comme si tu sortais d’une maison de pauvres gens !

Il se montrait si maladroitement aimable et tendre, qu’Anoka sentit ses cheveux se dresser sur sa tête.

— Mais je ne veux pas de cela ! Je suis vieux et faible, et il m’est difficile de contenter tant de monde. Et maintenant je ne veux plus, je...

Il avait les yeux durs, les lèvres frémissantes. D’une voix enrouée et terrible, il cria :

— Vous tous, — toi, Radoïka, écoute aussi, et toi, Blagoïé, et vous tous les autres, — je vous ordonne à tous, à vous et à vos femmes d’obéir en tout à celle-là (et il désigna Anoka d’une main tremblante comme un roseau) ; je veux qu’elle ne fasse absolument rien dans la maison, pour ne pas salir ses mains de dame. Je ne veux même pas qu’elle aille tirer le vin à la cave. Dieu écrase quiconque lui désobéira ou l’offensera !

Il se releva brusquement. Pauvre vieillard ! Majestueux et pourtant ridicule et triste en même temps ! En sortant, il tremblait comme de la gelée sur un plat.

Tous les autres firent le signe de croix, se levèrent, passèrent devant Anoka sans lui dire mot, s’écartant de peur de la toucher.

Une fureur terrible, épouvantable s’empara d’Anoka.

Affolée de rage, elle courut à la cuisine vers les femmes.

— Avez-vous entendu, vous autres ?

Être femme et ne pas entendre !

— Je veux qu’on dresse mon lit au-dessous du tilleul. Qu’on m’apporte le matelas du grand-père, l’oreiller de Radoïka, la couverture de Blagoïé ; et toi, Pétria, qui as ton frère en prison, tu vas déloger les poules du tilleul. Je veux que tu restes toute la nuit debout près de moi. Et quiconque ne m’obéira pas, « que Dieu l’écrase » ! Hé, vous autres, avez-vous entendu ?

Mon Dieu ! L’homme est, parfois, vraiment pire que la bête.

Personne ne dit mot. Ils étaient tous comme paralysés par la crainte, et surtout par ces mots du grand-père : « Que Dieu l’écrase ! »

Arsène s’était enfui là-bas, dans la grange, entre les gerbes, et voulut y dormir, mais en vain : le sommeil n’est pas une couverture dont vous pouvez vous envelopper la tête à votre gré.

Et on dressa le lit à Anoka.

Oui, mais il n’est pas aussi facile de s’endormir qu’elle le pensait.

Elle se sentit alors isolée, toute seule, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Et cela sans un toit au-dessus la tête, sur un cheval fougueux sans brides, dans un bateau privé de son gouvernail et ballotté par le vent. La fureur de son propre cœur se tournait contre elle-même, et il n’y avait là personne pour la protéger. Il lui semblait que le monde était bouleversé et qu’elle s’y trouvait la tête en bas.

Mais elle ne cédait pas, la méchante !

— Comment ? Tu sommeilles, ver de terre, quand je t’ordonne de veiller ? Veux-tu que Dieu t’écrase ? dit-elle à Pétria.

Il faisait chaud sous les rayons de la lune comme en plein midi. Tout reposait et dormait, pour se réveiller bientôt, tandis qu’Anoka sentait quelque chose comme la mort s’emparer de plus en plus de son cœur.

Cela ne pouvait pas durer ainsi, mais que faire ? Retourner à la maison paternelle ; mais que dire ? « Le grand-père a commandé à tout le monde de m’obéir. » Non, il ne fallait pas y songer.

Il se faisait de plus en plus tard. La nuit serait bientôt passée enfin, le jour viendrait et le soleil resplendirait ; mais elle, la malheureuse, que deviendrait-elle ? Se montrer plus méchante encore, était-ce possible ? Se réconcilier, comment ? S’humilier ? Jamais !

Ses pensées s’entre-croisaient comme les fils d’un tapis, puis s’éclaircissaient, devenaient nettes, ne la laissant pas dormir ; mais la fatigue triomphe et des passions, et de l’amour, et de la haine, et de la faim et de la soif. Toute une montagne pesait sur ses paupières, et pourtant elle ne pouvait fermer les yeux ; le temps lui semblait si long et si insupportable, et elle se sentait si mal à son aise, qu’elle aurait voulu à tout prix bouleverser le monde d’un revers de main, puis se mettre la tête sous une meule pour s’endormir, fût-ce du sommeil de la mort. Mais le grand-père ne pouvait commander au sommeil, qui ne craignait pas sa malédiction.

Anoka se souleva. Elle vit au-dessus d’elle l’image sombre de Pétria.

Tout à coup quelque chose se rompit dans sa poitrine. La fibre chrétienne vibra dans son cœur, avec un éclat infini.

— Pétria, fit-elle, va te coucher.

Pétria ne dit rien et voulut s’éloigner.

— Pétria !

Pétria s’arrêta stupéfaite, comme plantée en terre. Ô Dieu, quelle douceur ! Quelles pensées ! D’où viennent-elles, où vont-elles ?

— Pétria, ma sœur, pardonne-moi !

Le cœur de la femme s’attendrit, trembla et déborda !

— Anoka, mon âme, que Dieu te pardonne !

— Pétria, ma sœur...

Elle la prit par la main, la fit asseoir près d’elle, l’embrassa, et toutes les deux se mirent à pleurer.

Comme elles gémissaient doucement comme des nouveau-nés !

Tout faisait silence, on n’entendait rien sous la voûte céleste ; seules les deux femmes s’étreignaient, s’embrassant et pleurant. Anoka baisait Pétria où elle pouvait, et Pétria lui rendait ses baisers au front et à la gorge. La lune elle-même semblait avoir écarquillé les yeux à ce spectacle.

— Pétria, mon cœur, je vais mourir. C’est toi qui me baigneras, sœur. Tu me mettras assez de menthe. Tu mordras une pomme et la mettras dans mon cercueil[9]. Il n’y a que toi au monde qui m’aimes.

— Tais-toi, petite folle, comment, on ne t’aime pas ? Mais tout le monde t’aime.

— Non, non, je le sais bien.

— Comment le saurais-tu, ma joie, jusqu’ici tu ne nous as jamais dit un seul mot ! Je mourrais avant de permettre qu’on te dise une seule injure.

Nouveaux gémissements et nouveaux baisers.

— Et le grand-père ?

— Le grand-père, mon âme, est un bon vieux. Va seulement à lui, comme cela, toute seule, et tu verras !

— Bon, j’irai ! Adieu, mon cœur, et si je... viens à mourir... Pétria lui mit la main sur la bouche.

Anoka retira la main de Pétria et l’amena autour de son cou.

— Si je meurs, quand tu parleras de moi, oublie le mal que je t’ai fait ! Et maintenant va, je t’en prie !

— Je ne te quitterai pas de toute ma vie.

— Mais je t’en prie, comme on prie le bon Dieu.

— Et toi, où iras-tu ?

— Laisse-moi ! Je suis si heureuse ! Laisse-moi, au nom de Dieu et de ton enfant, laisse-moi ! Tu ne peux t imaginer comme je me trouve bien !

Pétria se retira derrière sa chambre à coucher, pour voir ce que ferait Anoka. Mais il faisait encore nuit et elle ne put voir comment Anoka allait à la chambre du grand-père et s’asseyait sur le seuil de la porte.

Le grand-père, lui non plus, n’avait pas fermé l’œil de toute la nuit.

Les coqs commencèrent à chanter, annonçant un nouveau jour et une nouvelle vie. Jamais leur chant n’avait paru aussi mélodieux à Anoka.

Le grand-père se souleva. Il rejeta sa couverture, fit le signe de croix, s’assit sur son lit, les jambes croisées, et resta seul dans l’obscurité, ruminant toutes sortes de pensées.

D’autres coqs répondirent aux premiers.

Le grand-père se leva et voulut aller au puits.

Sur le seuil de la porte, à travers l’aube, il aperçut une forme humaine.

— Qui est là ?

— C’est moi, Anoka, grand-père ! Je veux mourir ! Pardonne-moi si tu peux !

Le grand-père sursauta et faillit tomber à la renverse.

— Mon enfant, se tuer est un grand péché. Ne pèche pas devant moi. Vois-tu cette chevelure ? La brebis n’est pas plus blanche.

Anoka saisit la manche de la veste que le grand-père avait endossée, et la baisa.

— Je suis bien coupable envers toi ; j’ai mis la discorde dans ta maison. Au nom de Dieu, pardonne-moi !

Rien de plus facile que de faire pleurer un vieillard. Le grand-père fondit en larmes. Il lui saisit la tête de ses deux mains et l’embrassa.

— Viens ici, lui dit-il.

Elle le suivit dans sa chambre.

— Assieds-toi là !

Elle s’assit sur une banquette, le grand-père sur le lit.

— Épluche-moi un peu ces noix.

Elle éplucha les noix.

Le grand-père, tout content, la regardait faire.

Tous les deux gardaient le silence, mais leur cœur battait et le jour entrait de plus en plus dans la chambre.

— Maintenant, viens par ici.

Elle le suivit à l’écurie, et donna à manger et à boire à tous les chevaux, comme il le lui ordonna. Elle n’eut peur d’aucun, pas même du cheval de Blagoïé, qui a une tache blanche sur le nez, et qui mord et rue.

— Maintenant, viens par ici.

Il l’emmena à la porcherie. Elle cassa neuf citrouilles et les jeta aux cochons.

Les gens de la maison s’étaient réveillés et levés et les suivaient tous deux craintivement, les yeux écarquillés, se gardant bien de se laisser voir. Arsène était tellement stupéfait et troublé qu’il avait escaladé le noyer, et s’était caché dans le feuillage pour regarder pareil miracle, qu’on n’avait jamais vu.

Le grand-père s’était rajeuni. Il dansait presque en marchant.

— Viens au puits.

Ils s’en allèrent au puits.

— Tire de l’eau !

— Verse !

Anoka lui versa de l’eau avec une gourde, et le grand-père employa tout le contenu du seau à se laver le visage et la tête.

— Essuie-moi !

Anoka lui dénoua les cheveux et se mit à les sécher. Il était facile d’essuyer l’eau, mais les yeux du vieillard étaient faibles et ses larmes coulaient sans cesse.

Le grand-père aperçut quelques-uns de ses gens dans la cour.

— Venez ici, vous autres ! Pourquoi ne vous lavez-vous pas ? Vous voyez, Anoka attend pour vous verser de l’eau.

Son visage exprimait une sorte de dignité enfantine.

— Venez tous, tous ! Elle vous servira à tous, la pauvre enfant ! Et si elle disait à quelqu’un : « Verse-moi de l’eau ! » tout le monde se récrierait contre elle.

Les hommes et les femmes, craintifs, s’approchèrent du puits ; et comme s’ils eussent appartenu au grand monde, chacun dit à la jeune femme, après s’être débarbouillé : Merci !

Le visage d’Arsène s’éclaira. Il vint au puits, lui aussi, écarta les jambes, se pencha en avant et tendit les mains :

— Allons !

Elle se mit à lui verser de l’eau.

Arsène était au septième ciel.

— Mais comment diable verses-tu ? Toute l’eau me coule sur les manches.

— Attends, attends.

Et de la main gauche elle lui releva ses manches, tandis que de la droite elle continua à verser l’eau.

— À la bonne heure ! Merci !

Pétria, inondée de larmes, courait d’une belle-sœur à l’autre et leur chuchotait quelque chose à l’oreille, en brandissant les bras et en se frappant la poitrine.

Le grand-père, tout chancelant, rentra dans sa chambre. Il ouvrit son coffre et en retira un collier en vieux écus à têtes d’aigles. Il fourra le collier avec une serviette dans sa veste et retourna au puits. Tous avaient fait leurs ablutions, et c’était Anoka qui, à tous, avait versé de l’eau.

Une solennité mystérieuse planait sur ce spectacle et chacun croyait entendre quelque chose comme « la voix de Dieu sur les eaux ». Il ne manquait qu’un coup d’obusier[10] pour que tout le monde se signât.

Le grand-père promena son regard sur tout le monde avec un air de naïve dignité. Le pauvre, pauvre vieux !

— Et il n’y a donc personne pour lui verser de l’eau, à elle, dit-il ? Tout le monde courut à la gourde.

— Oui, à présent que je l’ai dit, vous voilà tous ! Eh bien, c’est moi qui vais lui verser de l’eau ! Allons, mon enfant, débarbouille-toi !

Je ne saurais vous dire ce qui tremblait le plus : des mains du vieillard ou du cœur d’Anoka.

Il l’essuya avec sa serviette, et lui attacha le collier autour du cou.

— C’est toujours d’elle qu’il s’agit, la pauvre enfant, prononça-t-il. Mais je vous le répète, retenez bien ce que je vous ai dit hier soir : « Que Dieu écrase quiconque l’offensera ! »

Gens ! En vérité, le ciel lui-même parfois sourit et se réjouit. Le bipède le regarde, lève vers lui ses mains et le soleil le pique au-dessous du sein gauche ; et alors son âme, planant comme un encens invisible, atteint jusqu’à la coupole céleste. Oui, certes !

 


_______

 

Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé en décembre 2010.

 

* * *

 

Les livres que donne la Bibliothèque sont libres de droits d'auteur. Ils peuvent être repris et réutilisés, à des fins personnelles et non commerciales, en conservant la mention de la « Bibliothèque russe et slave » comme origine.

 

Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Lazarévitch, né le mai 1851, mort le 29 décembre 1890, est le meilleur romancier serbe. Il n’a écrit que huit nouvelles, mais chacune d’elles est un chef-d’œuvre, dont nous sommes, nous autres Serbes, très fiers et (à mon avis du moins) à juste titre. Les lecteurs français pourront en juger par la nouvelle que voici. (Note du trad.)

[2] On appelle tchoutoura une gourde en bois dont se servent les paysans du Balkao. (Note du trad.)

[3] La zadrouga est l’association de plusieurs familles ayant un ascendant commun. Ses membres sont placés sous les ordres de l’aîné mâle de l’association qui commande et administre. (Note du trad.)

[4] Les chefs de zadrouga, aux époques des travaux agricoles urgents, tels que moissons, vendanges, etc., réclament le concours des jeunes paysans du voisinage. Ce concours, dit moba (corvée), leur est accordé gratuitement, à la charge de nourrir les travailleurs. (Note du trad.)

[5] Même dans la langue usuelle, les Serbes emploient comme appellatifs affectueux des termes tels que: mon bijou, mon âme, mon cœur, ma joie, ma maison, etc. (Note du trad.)

[6] Haïdouk-Veillko est un des plus grands et plus populaires héros de la première révolution serbe de ce siècle (1804-1813). (Note du trad.)

[7] Proverbe serbe : mladost, loudost, starost, slabost. (Note du trad.)

[8] Dans la plupart des cas, les jeunes paysans serbes commencent à compter quand ils ont atteint la seizième année, et alors, dans une fête de famille (ou une réunion publique), on les « proclame garçons ». Dès lors, ils ont le droit de fréquenter les réunions que tiennent les paysans, dimanches et fêtes, et dans lesquelles on chante et l’on danse (chaque paysan a son amie — sa bien-aimée — qui, le plus souvent, devient sa femme. (Note du trad.)

[9] Coutumes de funérailles qui datent du temps où les Serbes étaient encore païens et qu’ils ont conservées dans la religion chrétienne. (Note du trad.)

[10] Dans les villages serbes, le coup d’obusier (ou de fusil) annonce le commencement des fêtes. (Note du trad.)