LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Adolphe Lazareff
(Лазарев Адольф Маркович)
1873 – 1944
L’ENTREPRISE PHILOSOPHIQUE
DE JULES LEQUIER
(Философский замысел Жюля Лекье)
1938
Article paru dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger, n° 126, 1938.
C’est grâce à la fidèle amitié de Charles Renouvier, comme on le sait, que le nom de Lequier en tant que philosophe n’a pas sombré dans l’oubli. Sans l’intervention de Renouvier, les manuscrits de Lequier où il avait esquissé sa philosophie, n’auraient même jamais vu le jour probablement. Mais si Renouvier a conféré à la pensée philosophique de Lequier une existence posthume, il fut aussi cause, certes involontairement, de l’ombre dans laquelle cette existence resta confinée. Voici en effet ce qui arriva : les œuvres philosophiques de Renouvier constituent toute une bibliothèque, tandis que Lequier n’a laissé après lui que des fragments, des ébauches, souvent même uniquement des notes sur le programme de ses futurs travaux ; et plus Renouvier insistait sur ce dont il était redevable à Lequier, l’appelant même ouvertement son maître, plus il soulignait ce qui lui paraissait particulièrement important chez Lequier et ce qu’il s’était assimilé, plus l’impression se renforçait que la doctrine de Renouvier reproduisait la pensée de Lequier, sinon intégralement, du moins dans ce qu’elle avait d’essentiel et que l’on pouvait mieux la saisir chez Renouvier que dans les pages laissées par Lequier. Car dans les écrits de Renouvier cette pensée nous est présentée non plus sous une forme fragmentaire mais développée, poussée jusqu’à ses dernières conséquences. Lorsqu’on se tournait vers Lequier, ce n’était donc pas tant pour l’étudier lui-même que par intérêt pour Renouvier, pour les sources de sa pensée. Et l’on était tout naturellement enclin à comprendre la pensée de Lequier à travers la doctrine de Renouvier. Aussi Lequier trouvait-il place non pas tant dans la philosophie française que dans la genèse de la philosophie de Renouvier.
Or, si l’intérêt qu’elle porte au problème de la liberté caractérise indubitablement la pensée philosophique française (et plus peut-être que parfois on ne le suppose), dans l’histoire de cette pensée Lequier occupe sa place à lui où personne (et Renouvier lui-même) ne peut le remplacer. Ce qui situe ainsi Lequier, ce n’est pas tant ce qu’il est parvenu à accomplir que ce qu’il a voulu entreprendre, ce qui se trouvait virtuellement contenu dans sa façon même d’envisager les problèmes. Et puis, il y a encore ceci : au cours de ces années où l’idéalisme allemand qui prétendait être une philosophie de la liberté commençait à s’introduire dans la pensée philosophique française et s’imposait aux esprits par sa puissance dialectique et sa profondeur, un jeune élève de l’École Polytechnique que personne ne connaissait en dehors de quelques amis, esquissait dans un coin perdu de la Bretagne certaines idées sur la liberté et la nécessité, sur l’éternité et sur le temps, sur l’homme et sur Dieu, qui orientaient la pensée philosophique française sur des voies toutes différentes de celles où l’entraînait l’idéalisme allemand. Et quand Lequier (car c’était lui) affirmait que « la liberté de l’homme comme celle de Dieu, suppose et implique un arbitraire absolu », cette assertion était non seulement très éloignée de la conciliation dialectique de la liberté et de la nécessité dans l’idéalisme allemand, mais elle était peut-être aussi inacceptable pour les adversaires de la philosophie hégélienne que pour ses partisans. Il n’est donc pas étonnant que trente ans après la publication des fragments de Jules Lequier, Gabriel Séailles ait pu intituler l’article qu’il lui consacrait : Jules Lequier. Un philosophe inconnu. Certains cependant étaient suffisamment perspicaces pour s’intéresser à Lequier pour lui-même. Ainsi L. Dugas ne se contenta pas de publier des fragments inédits de Lequier et de les commenter, mais il revint maintes fois à lui ; en particulier, dans la Notice biographique qui précède la nouvelle édition des fragments publiés naguère par Renouvier, L. Dugas nous donne bien plus que ne le promet le titre modeste de son étude : ce n’est pas seulement une biographie mais un exposé pénétrant « de la vie, de l’œuvre et du génie de Lequier », qui tend à saisir la pensée même du philosophe.
Mais les travaux de Séailles, de Dugas et de quelques autres paraissaient d’ordinaire dans des revues que le cours du temps emportait comme la plupart des publications périodiques. Il n’y avait pas de livres sur la philosophie de Lequier, aucune monographie, et en tout cas, pour le grand public qui s’intéresse à la philosophie, Lequier était toujours « le philosophe inconnu ». Mais l’important ouvrage de M. Grenier, extrêmement détaillé et sous bien des rapports remarquable, vient maintenant combler enfin cette lacune ; peut-être même réussira-t-il à éveiller un intérêt particulier pour la philosophie de Lequier[1]. Il est curieux de remarquer que M. Grenier distingue chez Lequier une anticipation de l’intuition bergsonienne de la durée, ainsi que certaines idées se rapprochant du courant de la conscience de James et d’autres idées encore qui montrent que Lequier était en avance sur son temps. Mais l’importance de l’ouvrage de M. Grenier ne consiste pas dans ces « trouvailles ». L’auteur s’attache en effet à rétablir la pensée de Lequier dans son intégrité et il y parvient dans une perspective toute différente de celle de Renouvier. Il reproche à Renouvier de ne pas avoir fait la part assez grande à la théologie de Lequier, aussi bien dans l’interprétation qu’il donne de ses idées que dans le choix même des textes publiés. M. Grenier va même plus loin : il indique que Renouvier a passé sous silence autant qu’il lui était possible la théologie de Lequier, considérant celle-ci comme la faiblesse d’un grand esprit. Or, en réalité « on ne peut même séparer ses idées philosophiques de ses idées théologiques[2] ». Et à la suite de B. Jacob qui affirmait, d’une façon générale il est vrai, « que c’est de la religion qu’il (Lequier) est allé à la philosophie », M. Grenier développe cette idée qu’il faut chercher dans les croyances religieuses de Lequier la clef des problèmes qui l’occupaient et même que « tout converge dans la pensée de Lequier vers une philosophie chrétienne[3] ». Et en effet, s’il ne s’agit pas de la théologie de Lequier mais de ses croyances religieuses (et c’est d’ailleurs l’expression qu’emploie aussi M. Grenier), il est hors de doute que M. Grenier a très justement souligné le défaut fondamental de l’interprétation que donne Renouvier de la pensée de Lequier. Indifférent, pour ne pas dire hostile au catholicisme de Lequier, Renouvier s’efforçait de libérer autant que possible la pensée de Lequier des liens qui l’attachaient à ses croyances religieuses et de la présenter comme une « philosophie de la liberté » se suffisant à elle-même. Mais si l’erreur de l’interprétation de Renouvier, ainsi que le montre M. Grenier, consiste en ce que Renouvier a présenté la philosophie de Lequier uniquement comme une « philosophie de la liberté », on peut se demander d’autre part si Renouvier n’a pas péché à la fois et par excès et par défaut, car en isolant la philosophie de Lequier de sa foi religieuse il s’est trouvé dans l’impossibilité de saisir la pleine signification de cette philosophie en tant même que philosophie de la liberté.
Du reste, bien des années plus tard, quand s’acheva la « période héroïque » pour ainsi dire de l’activité philosophique de Renouvier, quand les inquiétudes et les problèmes qui semblaient surmontés levèrent de nouveau la tête, quand la philosophie de Renouvier lui-même, dite « dernière philosophie », s’orienta de plus en plus vers la problématique religieuse, Renouvier se rendit compte qu’il y avait dans l’attitude religieuse de Lequier autre chose encore que le souci de concilier la philosophie et le dogme catholique. Voici ce qu’en 1890 Renouvier écrivait au biographe de Lequier, M. Hémon : « Pour comprendre son idée de Dieu par rapport à la prescience, il faut se représenter la personnalité de Dieu dans le sens simple et naturel. Il croyait que Dieu, quand nous faisons des actes libres, en a la perception et peut même être ému en conséquence. Nous en sommes venus aujourd’hui à nous dissimuler que c’est cela, cela seul (rien de Hegel) qui est la foi en Dieu[4]. » Ici Renouvier entrevit quelque chose qui appartenait à l’ « atmosphère » authentique de la pensée de Lequier. Dans cette atmosphère toute la philosophie de la liberté de Lequier aurait pu dès le début se présenter à lui sous une forme plus large, plus radicale, et alors (à l’avantage ou au préjudice de son propre développement philosophique) il ne se serait pas arrêté à mi-chemin dans son interprétation des idées de Lequier.
La tâche que se propose Lequier est la même, semble-t-il, que celle que se proposait Descartes : « la recherche de la première vérité ». Et il peut paraître au début que Lequier est subjugué par la méthode de Descartes. Mais bientôt une idée s’empare de Lequier qui fait éclater de l’intérieur la méthode de Descartes, pour ne pas dire toute méthode. Devant Descartes se dressait l’idée d’une vérité évidente qui pût faire taire tous les doutes et sur laquelle il fût possible d’élever de nouveau l’édifice du savoir. Mais Lequier rejette l’évidence en tant que critère de la vérité, non seulement parce que l’évidence peut être trompeuse, mais parce que psychologiquement l’acquisition de la vérité n’est pas une constatation passive de l’évidence par notre intelligence, mais un processus où intervient la volonté. Ce sont là certes des idées de Lequier que Renouvier développera plus tard dans ses Essais. Mais la lutte de Lequier contre les évidences visait plus loin, et c’est ici que Renouvier, en dépit de sa condamnation de la « métaphysique évidentiste », ne pouvait se résoudre à suivre Lequier. Et quand il lui arrivait d’employer les formules les plus radicales de Lequier, il n’en extrayait pas tout leur sens.
Lequier ne pouvait accepter l’évidence parce que derrière l’évidence, derrière le clare et distincte de Descartes, il entrevoyait la Nécessité[5]. Que l’être soit pénétré de « lumière naturelle » et d’« intelligibilité », c’était pour Lequier admettre qu’il est pénétré de Nécessité ; or, tout l’élan de sa pensée philosophique naquit dès le début d’une « révolte de l’être entier » contre la Nécessité. Se trouvant fondée sur l’évidence, la première vérité amène avec elle non la liberté mais la Nécessité. « Il semble que l’on cherche à affirmer quelque chose qui contraigne d’affirmer », dit-il de ceux qui veulent se baser sur l’évidence ; et il ajoute : « or c’est un acte de la liberté qui affirme la liberté[6] ». Renouvier a interprété cette affirmation dans l’esprit des « postulats de la raison pratique » de Kant. Parti à la recherche de la « première vérité », Lequier ne pouvait rien trouver qui fût évident par lui-même et il eut recours à une « affirmation morale » faute de mieux. « Dans l’impuissance de rien démontrer, dit Renouvier, il reste une grande ressource : c’est d’affirmer la liberté à titre de postulatum, et cela non pas seulement pour la morale, mais encore pour la connaissance elle-même qui ne peut s’en passer[7]. » Or Lequier, au contraire, ne veut ni preuves, ni évidences. Il ne veut rien de ce qui contraint et la postulation de la liberté a chez lui un tout autre sens que chez Renouvier, ou bien chez Kant tel que le comprenait ou s’efforçait de le compléter Renouvier.
Lequier avait conscience qu’il avait à dire quelque chose de tout à fait nouveau, « quelque chose à quoi nul ne pensa ». On peut diversement apprécier son entreprise philosophique, on peut différer d’avis sur la façon dont il essaya de la réaliser, mais dans son contenu il y avait autre chose qu’une « affirmation morale ».
Comment naquit en lui l’idée de cette entreprise ? On peut s’en rendre compte d’après un fragment de Lequier. Lui qui n’était jamais satisfait de ses ébauches, ce fragment il voulut en répandre des copies manuscrites parmi ses amis. Il s’agit de la Feuille de Charmille où il raconte ce qui lui arriva un jour au temps de son adolescence. Ce fragment, il est vrai, est le produit d’une élaboration et d’une stylisation plus tardive ; mais selon le témoignage de Renouvier, on ne peut douter que nous avons là « le récit véridique d’une vive impression d’enfance de l’auteur[8] ». Un jour d’été dans le jardin de son père, le jeune Lequier en communion avec la nature jouissait de la conscience de sa liberté qu’il ressentait jusque dans la moindre chose, jusque dans ce fait qu’il pouvait arracher une feuille d’un arbre ou ne pas l’arracher. Il avait déjà étendu la main quand un petit oiseau effrayé par son geste s’envola du feuillage et devint aussitôt la proie d’un épervier qui se trouvait non loin de là. L’adolescent fut épouvanté des conséquences de son geste. Et aussitôt la mort de l’oiseau et ce geste, en lui-même si insignifiant mais qui avait causé cette mort, tout en lui et autour de lui apparut à Lequier comme les anneaux d’une chaîne unique, implacable, inévitable, et rempli d’horreur il regarda la Nécessité en face. Voici les dernières lignes de ce fragment :
« ... Une seule, une seule idée, partout réverbérée, un seul soleil aux rayons uniformes : Cela que j’ai fait était nécessaire. Ceci que je pense est nécessaire. L’absolue nécessité pour quoi que ce soit d’être à l’instant et de la manière qu’il est, avec cette conséquence formidable : le bien et le mal confondus, égaux, fruits nés de la même sève sur la même tige. À cette idée qui révolta tout mon être, je poussai un cri de détresse et d’effroi : la feuille s’échappa de mes mains, et comme si j’eusse touché l’arbre de la science, je baissai la tête en pleurant.
« Soudain je la relevai. Ressaisissant la foi en ma liberté par ma liberté même, sans raisonnement, sans hésitation... je venais de me dire, dans la sécurité d’une certitude superbe : Cela n’est pas, je suis libre[9]. »
C’est ainsi que l’alternative de la liberté et de la nécessité, devenue le thème fondamental de sa philosophie, naquit de la souffrance précoce de son âme.
Ce fragment qui selon le plan de Lequier devait servir d’introduction à son ouvrage, contient en effet in nuce certains moments essentiels de sa philosophie de la liberté.
Et pourtant, si étrange que cela paraisse, ce partisan de la liberté a laissé nombre de fragments où il défend la cause de la Nécessité avec une énergie dont, selon Renouvier, on ne trouverait pas d’exemples parmi les plus ardents déterministes. Renouvier parle ouvertement du « plaidoyer terrible » de Lequier en faveur de la thèse de la nécessité. Et en effet, Lequier nous frappe parfois par la sorte de passion cruelle qu’il met à forcer les partisans de la liberté dans leurs derniers retranchements.
À ce sujet, M. Grenier fait la remarque suivante : « On en arrive même à se demander si dans son for intérieur Lequier a vraiment cru au libre arbitre[10]. » Bien entendu, M. Grenier répond à cette question par l’affirmative ; mais le fait même qu’il l’a posée témoigne de l’intuition très juste d’une certaine tension antinomique au sein même de la pensée philosophique de Lequier.
Quelle est cette antinomie et d’où provient cette tension ? Il existe une certaine analogie extérieure entre le développement dramatique de la recherche d’une « première vérité » chez Descartes et cette même recherche chez Lequier, une analogie, du reste, qui souligne encore davantage une différence profonde, essentielle. Descartes étend ses doutes jusqu’à l’extrême limite, mais c’est précisément du doute le plus radical et qui menace de tout engloutir, que naît pour Descartes sa première évidence. De même chez Lequier : sa première vérité, l’affirmation de la liberté naît de l’idée de Nécessité poussée jusqu’à son complet développement. Mais alors que le drame intellectuel de Descartes se noue et se dénoue, si l’apparence ne nous trompe pas, sur le seul plan intellectuel, chez Lequier, cet « éternel inquiet », selon l’expression de Grenier, les questions sont posées par sa propre existence à lui, Lequier ; plus même : elles se posent à son existence. Parlant de ce qu’était la liberté pour Lequier, Renouvier dit : « Il se la rendait vivante et pratique, jusqu’à en être possédé, jusqu’au tragique[11]. » Il en était ainsi, évidemment, parce que le problème de la liberté avait surgi du tragique de la propre existence de Lequier. Si l’on applique à Lequier la formule de Heidegger concernant l’interrogation métaphysique, si on l’applique à la façon de Kierkegaard (qui d’ailleurs inspira sans doute cette formule à Heidegger), l’on pourrait dire de l’interrogation philosophique de Lequier : ici « celui-là même qui interroge est inclus dans la question, autrement dit, mis en question ».
Sans parler déjà de cet événement qui donna le premier choc à sa pensée philosophique et que Lequier rapporte dans La Feuille de Charmille, nombre de choses parmi celles que nous savons de sa vie, de sa pensée, présentent certains indices d’une telle interrogation. Ainsi cette anomalie dont parle M. Grenier, « anomalie qui aurait fait de l’ouvrage de Lequier quelque chose de vraiment exceptionnel dans l’histoire de la philosophie[12] ». En effet, d’après le plan qu’avait esquissé Lequier, le septième livre de son ouvrage philosophique devait être intitulé : Épisode. Dinan. C’était le récit d’un événement personnel, intime, de la plus terrible de ses épreuves.
Ce qui pour les médecins avait été un dérangement mental, lequel avait nécessité un séjour de quelque temps à la maison d’aliénés de Dinan, Lequier comptait l’utiliser dans son ouvrage à l’égal d’autres matériaux, d’autres sources de sa pensée philosophique. « Ceux de ses amis, raconte Renouvier, qui ont reçu ses confidences... se seraient attendus à trouver dans ce livre une composition probablement unique dans toutes les littératures[13]. »
Lequier a connu sans doute comme bien peu le pouvoir de l’idée de nécessité sous sa forme la plus nue, la plus brutale. Saisi d’horreur, il continuait cependant de fixer le visage de pierre, il ne détournait pas les yeux, il ne s’efforçait pas de voiler cette idée dans sa conscience ; au contraire, il la laissait se manifester dans toute son ampleur, car ce furent précisément la conscience tendue au maximum de la Nécessité, l’horreur et le désespoir produits par cette conscience, qui amenèrent Lequier à la découverte de la première vérité, de la vérité de la liberté. Aussi bien dans La Feuille de Charmille que dans d’autres notes de jeunesse il parle du « cri de désespoir », du « cri de détresse » comme d’une étape de sa route. C’est précisément quand rien ne vient adoucir et masquer le visage de la nécessité, quand l’âme au comble de l’horreur frémit devant lui, c’est alors que soudain naît la conscience que le pouvoir de la nécessité n’appartient pas à quelque chose de réel mais à un fantôme. D’où vient donc ce fantôme et à quoi tient son pouvoir ?
La réponse de Lequier est véritablement extraordinaire : « la Nécessité est une sorte de fantôme que ma raison se crée à elle-même[14] ». Et encore : « Non, cela (la nécessité) n’est pas vrai, il y a quelque erreur monstrueuse que je ne peux saisir. Non, ce n’est pas le sentiment seul qui proteste contre les résultats de la raison. Non, ce n’est pas ce néant avec les apparences de la vie qui m’a été donné[15]. »
Reconnaître la Nécessité ce n’est pas se réveiller pour l’âme ; au contraire : « Et ceux-là qui rêvent qu’ils sont éveillés sont ceux qui déjà, autant qu’il est en eux, abdiquant la personnalité pour se livrer au courant des choses et des influences de la nature extérieure, se soutiennent à eux-mêmes que s’abandonner ainsi, c’est être éveillés, et que reconnaître l’empire de la nécessité, s’y soumettant par là autant que possible, est la science du vrai dans le vrai[16]. »
Et voici enfin la pensée qui se présente à la conscience de Lequier dès La Feuille de Charmille et à laquelle il revient plus tard : le pouvoir qu’exerce l’idée de nécessité sur notre conscience est le résultat du péché originel, du fait d’avoir goûté aux fruits de l’arbre de la connaissance. Dans la conscience telle qu’elle était avant la chute, l’idée de nécessité, son pouvoir n’existait pas. Et la liberté en tant uniquement que liberté de choisir entre le bien, et le mal fut le résultat de l’antique tentation : « ... C’est pour avoir même douté de sa liberté... qu’il (l’homme) a violé la défense de Dieu[17]. » Dans un fragment postérieur, Cantique à la conscience où « la Vierge et la Conscience, c’est-à-dire la conscience avant la chute, se symbolisent mutuellement l’une l’autre[18] », Lequier s’écrie : « Malheur à l’homme qui réfléchit quand vous avez parlé ! Le serpent de la pensée lui rapporte sur sa langue fourchue le double avant-goût du bien ou du mal. Compare, lui dit-il, connais pour choisir. Ô, Vierge ! écrasez de votre pied la tête du serpent[19]. »
Si l’idée de Nécessité est un fantôme terrible, un néant ayant pris l’aspect de la réalité, plus encore, si elle est le fruit de la chute, il ne peut y avoir de synthèse de la nécessité et de la liberté, soit à la façon de la philosophie de Hegel et de Schelling, soit à la façon des théologiens du Moyen Âge ; il ne peut y avoir ici de moyen terme. On ne conclut pas un accord avec le péché.
Pour Lequier la liberté est puissance, création de rien : « Sit qu’elle soit, et elle est[20]. »
Renouvier se sert des mêmes formules, semble-t-il ; mais en réalité il hésite. Il cherche de toutes les façons à accorder la liberté avec « l’ordre et les lois du monde » qui « subsistent concurremment avec celle-ci (la liberté) et l’enveloppent, l’enserrent de toutes parts[21] ». Il est vrai que Renouvier ajoute : « sans l’affecter quant à son essence[22] ». Et bien entendu, il voit dans la liberté « le pouvoir de produire un phénomène instantané, nouveau », quelque chose « sans liaison nécessaire totale avec un certain ordre éternel des choses » ; mais en même temps il fait une réserve : « mais non pas, il est vrai, sans précédent, sans racine, sans raison[23] ». Or Lequier semble vouloir écarter d’avance tout compromis, toute solution moyenne, car sans crainte de ce terme odieux, l’arbitraire, il déclare : la liberté est « le pouvoir d’agir arbitrairement... le pouvoir de créer arbitrairement... de me déterminer arbitrairement, c’est-à-dire sans raison[24]... ». Et afin de ne laisser aucun doute sur ce qu’il pense des « précédents », « racines » et « raisons », Lequier affirme : « Si je me trouvais une seconde fois dans des circonstances identiques je pourrais la seconde fois me déterminer autrement que la première[25]. »
Mais la divergence entre Renouvier et Lequier était en réalité plus profonde encore ; l’essentiel de cette divergence ne réside pas en effet dans la question de savoir jusqu’à quel point le libre arbitre est la liberté d’indifférence et moins encore dans la forme scolaire de cette question. Ce qui était étranger à Renouvier, c’était la signification que revêtait la liberté pour Lequier en tant que première vérité, en tant que premier commencement. Renouvier se rendait lui-même compte où résidait la difficulté qui l’empêchait de pénétrer dans la pensée de Lequier : « J’ai eu besoin, écrit-il à M. Jacob, de bien des centaines de discussions familières avec lui partout, en chambre, dans la rue, au théâtre, à la campagne, et pendant des années pour arriver à comprendre... que je n’avais pas encore compris ni vraiment posé une question... vous devinez laquelle[26]. »
Dans son ouvrage déjà cité, l’abbé Foucher extrait d’une autre lettre de Renouvier, fort intéressante (au Dr Le Gai La Salle, 1891), les lignes suivantes où à son avis Renouvier nomme cette question. Renouvier dit qu’il faut « sentir les terribles difficultés du Commencer quelque chose assez pour comprendre le martyre de la pensée de Lequier[27] ». Pour Lequier la liberté est la première vérité et « cette vérité, ôtée de sa place qui est en effet la première, est impossible à retrouver[28] ». Et voici un exemple de la démarche de ses pensées : « Une vérité, ai-je dit, qui rende compte de soi, rendant compte de soi, elle commence à soi, commençant à soi, c’est donc l’idée même de commencement qui la commence[29]. » Il est difficile de se figurer quelque chose qui soit plus à l’opposé de la pensée de Descartes que cette entreprise d’une audace inouïe qui vise à fonder la première vérité non sur une certaine connexion impersonnelle, éternelle, inaltérable (connexion des choses ou des idées), mais sur la liberté conçue comme création tirée du non-être, sur un fiat. De là vient cette formule de Lequier si souvent citée, la formule de la science, où Lequier désigne par le terme « science » non pas la science au sens étroit du mot mais en général la connaissance, la vérité, la croyance (et science, connaissance ou croyance, tous mots identiques quant à la signification », dit-il à un autre endroit)[30]. Voici sa formule : « Faire, non pas DEVENIR, mais faire et, en faisant, se faire[31]. »
Pour Lequier ce terme « devenir », dans son opposition au terme « faire », concentre en lui comme une sorte de symbole tout ce qui s’oppose à la liberté : la contrainte de l’évidence chez Descartes, la dialectique de Hegel, son panthéisme (la formule du panthéisme chez Hegel, d’après Lequier : « Dieu devient »), en général, le panthéisme qui pour Lequier « est au fond de l’idéalisme comme au fond du matérialisme. Exemple : Schelling, Fichte qui arrivent à une sorte de panthéisme[32] ». Et au contraire, dans l’idée du « faire » qui « ne se conçoit pas sans l’idée d’une personne qui possède le pouvoir de faire,[33] » il introduit le fiat de la liberté.
L’idée du « faire » rend visible le lien qui relie la doctrine de la liberté de Lequier à ses croyances religieuses. « Liberté de Dieu, type de la liberté de l’homme. Création. Arbitraire[34] », ainsi s’exprime Lequier dans une de ses brèves notes. Mais il revient à ce thème plus d’une fois. La liberté est avant tout pour Lequier cette puissance que Dieu, dans l’acte de création, a concédée à l’homme de sa propre puissance divine, de son arbitraire divin. Dieu est le créateur d’êtres libres, c’est-à-dire d’êtres capables de créer dans leurs actes de volonté, capables donc en faisant de se faire en partie. « La science, dit Lequier employant évidemment ce mot dans le même sens large, commence à soi... Dans cette science Dieu est Faire faire[35]. »
C’est ici qu’est le vrai centre de la philosophie de Lequier et M. Grenier résume on ne peut mieux l’essence de celle-ci lorsqu’il dit : « La philosophie de Lequier n’est qu’une prise au sérieux du mot créer... Lequier n’hésite pas à écrire ce mot qui peut-être résume à lui seul sa philosophie scientifique et sa philosophie religieuse[36]. » Cet enracinement de la philosophie de la liberté de Lequier dans l’idée religieuse de création, Renouvier ne l’a pas remarqué. Ou, pour mieux dire, il ne pouvait accepter ce lien. Au cours de cette période en effet, où il se rapprocha intellectuellement de Lequier et pendant de longues années plus tard, jusqu’à la publication de son Esquisse d’une classification systématique des doctrines philosophiques (1886) qui marque un tournant de sa pensée philosophique, Renouvier rejette l’idée biblique de la création comme « arbitraire » et « fantastique[37] ». Et ayant en vue visiblement Lequier, il parle des difficultés qu’il y a à penser la liberté comme une chose créée par Dieu et souligne qu’il est particulièrement impossible d’admettre un acte créateur qui créerait des êtres capables de créer (« la création de la création[38] »). Bref, là où Lequier est d’accord avec le Livre de la révélation, Renouvier n’accepte ni la création, ni la révélation biblique, et longtemps encore demeure fidèle à la « religion philosophique » de ses premières œuvres.
On comprend que la complexité qu’introduisait le christianisme dans la philosophie de Lequier était pour Renouvier quelque chose d’étranger à cette philosophie et qui lui était imposé de l’extérieur. Il n’y voyait qu’un effort de Lequier, effort condamné à l’échec, pour adapter les dogmes de sa foi catholique à une doctrine philosophique qui s’était développée en dehors de cette foi. Il est en effet hors de doute que dans son interprétation des dogmes chrétiens Lequier va souvent à l’encontre de la théologie catholique, ne fût-ce que lorsqu’il enseigne que Dieu a voulu limiter sa prescience des actes de volonté de l’homme et sa puissance divine pour laisser le champ libre à la liberté humaine ; aux yeux de la théologie catholique une telle doctrine ne pouvait être qu’hérétique, semble- t-il. Mais, ainsi que le montre M. Grenier, Lequier pouvait très sincèrement se figurer qu’il jetait les bases d’une certaine « philosophie chrétienne » (ou catholique, comme préfère le dire Grenier). Car pour Lequier, sa première vérité, la vérité de la liberté, était la vérité fondamentale du catholicisme même. On peut évidemment douter de la légitimité de l’idée même de « philosophie chrétienne », mais en tout cas il ne s’agissait pas pour Lequier de l’adaptation a parte post des dogmes à la philosophie. Sa pensée se proposait une tâche plus vaste, plus audacieuse : pleinement conscient il voulait que sa philosophie prît son point de départ dans la foi religieuse ; par là tout désaccord et toute adaptation ultérieure se trouvaient en quelque sorte exclus à l’avance. Cela ne veut pas dire que le désaccord intérieur, la lutte des contraires aient été étrangers à Lequier, mais la source de ses contradictions se trouvait dans un plan plus profond que celui qu’occupent les formules théologiques et philosophiques. Lui-même nomme la force qui s’opposait en lui tant à sa foi religieuse qu’à sa philosophie de la liberté, lorsqu’il note dans ses cahiers cet aveu : « cette croyance en la liberté je voudrais la ressaisir au prix du sacrifice de ma raison même[39] ». Mais le martyre de sa pensée provenait précisément de ce qu’en réalité il ne pouvait se révolter d’un cœur léger contre la raison, il ne pouvait se débarrasser de celle-ci en faisant appel au sentiment, au volontarisme, etc. Car il se rendait trop bien compte (beaucoup mieux que certains adversaires et « contempteurs de la raison ») du pouvoir de la raison. « ... J’avoue que me décider pour la croyance (si elle est répudiée par l’intelligence) me paraît un triste parti et une bien humiliante misère[40]. » Cette phrase se trouve aussi dans ses notes. Et quand le courage de lutter l’abandonne, il aspire à la paix, il cherche à se réconcilier avec la raison. Selon son expression dirigée visiblement contre la pensée bien connue de Pascal, « il serait mieux que ma raison et mon cœur eussent raison ensemble[41] ».
Et alors, sa première vérité est prête à se serrer pour faire place à des vérités d’un tout autre ordre, alors le mot d’ « arbitraire » l’effraye, alors sa vie religieuse avec ses flux et ses reflux et à laquelle les élans mystiques n’étaient pas étrangers se renferme dans les formules théologiques et sa théologie essaye de s’allier avec la ratio.
Certaines pages de sa Recherche de la première vérité sont véritablement pénibles pour le lecteur à cause du dédoublement de la pensée qui s’efforce continuellement de s’échapper des limites qu’elle ne cesse elle-même de se poser. On a parlé du furor dialecticus de Lequier. Mais il y avait là quelque chose de plus tragique. Dans, un de ses fragments il fait parler ainsi la Nécessité s’adressant à l’homme : « Esclave obéissant ou rebelle, tu ne cesses jamais d’être mon esclave, tu m’obéis en te révoltant et je te tiens perpétuellement ou irrité ou satisfait sous ma loi[42]. » Et de même que la révolte contre la Nécessité se trouve être tout de même un acte de soumission à la Nécessité, n’est-ce pas ainsi que dans l’œuvre philosophique de Lequier les formules mêmes où s’exprimait sa lutte contre la raison se retournaient souvent — et il s’en rendait bien compte — en témoignages de son obéissance à la raison ?
Et il ne s’agit pas seulement d’une simple comparaison. Car pour Lequier, derrière la raison se dessine, transparaît la Nécessité, « ... une lumière terrible, inévitable... une idée terrible, irrésistible inonde encore de clarté mon intelligence, occupant à la fois toute la région et toutes les issues de la pensée[43] ». Et c’est pourquoi la conquête de la liberté se trouvait liée pour lui au sacrifice de la raison.
Mais écartelé entre des aspirations opposées, livré à des luttes continuelles pour trouver une expression, ne fût-ce que relativement adéquate, à cette idée à laquelle « nul ne pensa », jamais satisfait de ce qu’il écrit, toujours obligé de recommencer à nouveau, n’achevant presque jamais ce qui était commencé, donc peu productif, Lequier sur un autre plan, dans les profondeurs de son existence, dans le déroulement même de sa destinée personnelle laisse entrevoir la façon particulière dont il perçoit la vie et le monde, son attitude à leur égard, ce en quoi consiste son « cas », ce cas qui donna naissance à son problème et nourrit son entreprise philosophique.
M. Dugas, qui disposait, semble-t-il, de tous les matériaux concernant la vie de Lequier et sa personnalité, formule ses impressions de la façon suivante : « Il n’y a point à ses yeux de fatalités qui comptent. Le cours des événements n’est rien, ne prouve rien, on peut toujours le rompre, refuser de le reconnaître et y opposer sa volonté. » ... « Il ne connaît pas d’obstacles, continue M. Dugas. En trouve-t-il d’insurmontables ? il a un recours suprême : l’appel à Dieu et au miracle[44]. » « C’est la forme de son génie, dit encore M. Dugas, de tenter l’impossible[45]. » Mais, en un certain sens, c’est en cela également que consiste essentiellement son élan philosophique, et Lequier s’efforce ici de conférer une expression dans le domaine de la pensée à ce qui est inséparable de sa propre existence, à ce qui a marqué sa mort même, ainsi que nous le verrons.
Très significative en particulier est l’histoire de son amour pour Mlle Deszille. Ce roman qui n’aboutit pas au mariage dura des années, jusqu’à la mort de Lequier. Ils étaient encore enfants et jouaient ensemble quand l’amour germa en eux. Mais les « années d’étude » de Lequier à Paris, puis l’ivresse que lui procurait au début son activité philosophique, affaiblirent quelque peu ses sentiments. Lorsque survinrent cependant les premiers échecs et les déceptions, lorsque les ombres s’accumulèrent autour de lui et qu’apparut la menace de la solitude, il s’attacha à son amour avec l’exclusivité de l’homme qui y voit son suprême refuge. À en juger d’après les fragments de leur correspondance parvenus jusqu’à nous, Mlle Deszille aimait Lequier et celui-ci était en droit de la considérer comme sa fiancée, mais l’instabilité de sa situation et surtout son dérangement mental qui nécessita un séjour dans la maison d’aliénés à Dinan, incitèrent les parents de la jeune fille à s’opposer par tous les moyens à son mariage avec Lequier et à agir sur elle en conséquence. De plus, au cours des dernières années quelque chose, semble-t-il, se produisit qui éloigna la jeune fille de Lequier. S’il faut en croire en effet certains renseignements, Lequier s’était rendu coupable d’un acte moralement répréhensible. Il se peut d’ailleurs qu’il n’y eût nulle faute de sa part (les circonstances de toute cette histoire demeurent obscures), mais il était condamné au silence ; on ne sait pour quelles raisons (pour ne pas porter atteinte à l’honneur d’une certaine personne, paraît-il, ou pour ne pas offenser Mlle Deszille elle-même), il ne pouvait s’expliquer avec sa fiancée, lui dire ce qui eût pu servir à sa justification. Lequier sentait que des obstacles s’accumulaient entre eux, qu’il se trouvait devant des impossibilités insurmontables, et cependant, il ne pouvait admettre que sa fiancée l’abandonnât. Il laisse échapper ce cri : « Eh bien, je ne le crois pas. Je crois aux retours inouïs, aux compensations miraculeuses. Après tout, il y a les coups de Dieu. J’attends les coups de Dieu[46]. »
Quand les parents de Mlle Deszille moururent, Lequier lui écrivit, la suppliant de lui laisser au moins quelque espoir. Par l’entremise de l’un des membres de sa famille elle répondit par un refus définitif. Lequier sombra dans un atroce désespoir. Il était hors de lui, il pleurait, il maudissait. Et quelques jours plus tard se produisit cet événement dont Louis Prat dira : « C’est un suicide et ce n’est pas un suicide, de même que sa folie est et n’est pas une folie[47]. » Excellent nageur (il se baignait même en hiver), il se déshabilla sur le rivage, près de sa maison, se jeta à l’eau et se mit à nager vers la pleine mer. L’unique témoin du départ de Lequier ne vit plus bientôt qu’un point noir au milieu des vagues ; alors il entendit soudain le cri de Lequier et il lui sembla percevoir dans ce cri le nom de celle que Lequier aimait tant. Puis Lequier disparut. Se référant à Renouvier, L. Prat suppose que Lequier eut recours au moyen suprême : il voulut tenter Dieu : il nagera tant qu’il en aura la force et si Dieu veut le sauver, si lui, Lequier, est effectivement un génie, s’il a vraiment une mission à accomplir, Dieu ne permettra pas qu’il périsse. L’opinion de Renouvier a évidemment un grand poids, mais il semble que l’état d’esprit de Lequier devait être quelque peu différent en cet instant (si l’on peut encore se permettre de lire dans l’âme d’autrui en de tels moments). Ce qu’il voulait, ce n’était pas tenter Dieu mais lancer à la Nécessité un terrible, un suprême défi. Le Moloch de la nécessité lui avait tout enlevé : les moyens matériels d’existence, la possibilité de travailler à son œuvre et, enfin, cet être qui seul était capable de lui donner de nouvelles forces et de le sauver de la solitude. Certes, la situation où il se trouvait ne dépendait pas uniquement de l’enchaînement des choses extérieures, il en était fautif lui aussi en partie, mais Lequier savait que sa faute, ses erreurs étaient elles aussi le produit de la Nécessité, de cette « nécessité intérieure » qui apparaissait à Hegel et à Schelling (Lequier l’avait lu chez Willm) comme la « liberté » authentique. Et alors, à la limite du désespoir l’idée surgit en Lequier d’activer encore la flamme qui consume sa vie, de laisser encore, davantage le champ libre à la fureur de la Nécessité, de lui livrer l’unique chose dont il dispose encore, semble-t-il : sa vie, et de porter ainsi l’horreur jusqu’à ses dernières limites. Qui sait ? Une telle tension ne fera-t-elle pas exploser la Nécessité de l’intérieur, laissant apparaître qu’elle n’est qu’un « fantôme », qu’un « néant » ? C’est ainsi qu’un cauchemar souvent provoque notre réveil par le poids même de son épouvante. Quand au temps de son adolescence Lequier frémit pour la première fois devant le visage de la Nécessité, son horreur même et son désespoir lui firent soudain prendre conscience que la Nécessité n’est pas la vérité : « cela n’est pas, je suis libre ». Et plus tard encore il notait, juxtaposant les deux extrêmes : « Cri de désespoir et de triomphe. » De même, née du désespoir l’idée jaillit en lui peut-être de tenter l’impossible, de lancer un défi à la Nécessité, de rejeter la Nécessité, d’en appeler à Dieu, d’attendre des « retours inouïs », des « compensations miraculeuses », des « coups de Dieu ».
Un vieil ami de Lequier, le Dr Lassalle supposait qu’au cours des dernières semaines qui précédèrent sa mort, Lequier se trouvait au seuil d’un dérangement mental semblable à celui qu’il avait déjà subi autrefois. Cependant, le Dr Lassalle lui non plus ne croyait pas que Lequier eût voulu se tuer. Si Lequier sentit ce jour-là l’approche de la maladie, ne pourrait-on appliquer à son état d’esprit ce que dit Louis Prat sur la façon dont Lequier utilisa sa première crise comme une sorte d’ « expérience » : « On serait tenté de dire qu’il philosophe avec sa folie[48]. »
À propos de Lequier on évoque parfois Pascal : « Un nouveau Pascal tout fait de géométrie et de passion » (Beurrier). Mais on songe aussi à un autre philosophe dont le nom a déjà été prononcé ici : Kierkegaard. Kierkegaard était le contemporain de Lequier, né un an plus tôt il mourut avant lui. Bien entendu, il n’y eut, il ne pouvait y avoir aucun contact intellectuel entre les deux penseurs : l’un ne publia rien de son vivant, l’autre écrivait en danois, langue que ne connaissait évidemment pas Lequier. Et d’ailleurs, à l’époque où se formait la pensée philosophique de Lequier, Kierkegaard était sans doute ignoré en dehors des frontières de sa patrie. Et il faut encore ajouter à cela qu’il ne s’agit pas d’une ressemblance entre deux pensées philosophiques prises chacune dans leur ensemble. Mais on ne peut manquer d’être frappé à quel point se rapprochent parfois leurs voies et coïncident certaines de leurs idées ; et il leur arrive même d’employer des expressions identiques.
Tout comme pour Kierkegaard, pour Lequier la route qui mène à la philosophie passe par le désespoir. Si pour Kierkegaard « croire contre la raison est un martyre », se « décider pour la croyance... répudiée par l’intelligence » était pour Lequier « une bien humiliante misère ». De même que Kierkegaard abandonnant la philosophie spéculative et Hegel s’était tourné vers la Bible, Lequier ne pouvait accepter la philosophie spéculative (« logique quand elle conduit au panthéisme[49] »), repoussait Hegel (« ce sophiste qui avait tant de mépris pour les enfants de huit ans qu’il trouvait les dogmes de l’Église assez bons pour eux[50] ») et puisait son inspiration philosophique dans le Livre de la révélation. Et comme pour Kierkegaard l’angoisse devant le Néant était liée au péché originel, le pouvoir de l’idée de nécessité, le pouvoir du Néant ayant pris l’apparence de la vie et de la réalité, était lié pour Lequier aux fruits de l’arbre de la science.
Et voici encore quelques concordances de pensée, déterminées, semble-t-il, par une certaine analogie entre le destin personnel de Kierkegaard et celui de Lequier ; les deux philosophes furent en effet frappés dans ce qui leur était le plus cher. Ayant perdu sa fiancée, Régine Olsen, écrasé par une force étrangère, obscure, qui n’a même pas de nom, à moins qu’on ne l’appelle le Néant, Kierkegaard se révolte contre l’insurmontable et crie vers Dieu ; car « à Dieu tout est possible » ; et il attend que sa fiancée lui soit rendue, que l’impossible se réalise, il attend la « répétition ». De même Lequier ayant perdu sa fiancée, en appelle à Dieu et attend des « retours inouïs ».
Mais au delà de ces concordances et des ressemblances partielles, au delà aussi de tout ce par quoi ils diffèrent l’un de l’autre, on perçoit ce qui apparente et rapproche ces deux âmes solitaires qui ne se connaissaient pas : aussi bien pour l’un que pour l’autre, la philosophie n’est pas l’œuvre d’une intelligence et d’une spéculation se situant en dehors ou bien même au-dessus de la vie, mais elle plonge ses racines dans les profondeurs de leur expérience vitale, expérience particulière à chacun d’eux. Leurs destinées personnelles se trouvent engagées dans les problèmes philosophiques qu’ils se posent l’un et l’autre et leur activité philosophique est liée au risque, au danger, à la crainte. Lequier dit que certains cherchent la vérité « à peu près comme quelqu’un qui aurait ouï parler de ce trouble que l’on éprouve à marcher au bord d’un abîme, et qui pour en faire l’expérience marcherait dans une grande route en supposant un précipice à ses côtés : il manquerait quelque chose à son expérience : le précipice et le vertige[51] ».
Tous deux, Kierkegaard et Lequier, connaissaient le vertige et le précipice. On parle beaucoup actuellement de Kierkegaard et de sa philosophie « existentielle ». Ce que Kierkegaard a exprimé avec une ampleur et une énergie extraordinaires dans toute une série d’ouvrages se succédant à un rythme précipité et qui jaillissaient de lui comme la lave brûlante d’un cratère, Lequier ne put l’esquisser que dans des fragments parfois étincelants et inspirés, parfois obscurs et balbutiants, n’ayant souvent ni commencement, ni conclusion, véritables éclats d’une grande vie brisée. Mais à travers ce qui lui fut donné de dire, nous devinons qu’il cherchait ce que voulait également Kierkegaard : la philosophie existentielle.
Lequier vécut et mourut seul, et même son ami le plus proche fut loin de le comprendre. Si l’on excepte Renouvier dont M. Grenier dit, il est vrai, qu’il « était redevable de presque tout à Lequier », l’influence de Lequier n’a pas été directe ; de cette influence les témoignages nous manquent en tout cas. Lequier, dit M. Grenier, fut un « précurseur » et non un « promoteur ». Mais le fait même qu’un Lequier ait apparu dans la philosophie française à une époque où grandissait le prestige de la spéculation allemande, ce fait même révèle certaines possibilités du génie français qui n’ont pas encore été jusqu’ici appréciées à leur juste valeur, semble-t-il.
Notre exposé ne s’accorde pas sur tous les points avec les conclusions auxquelles aboutit M. Grenier : un accord complet n’est pas toujours possible, il est douteux même qu’il soit obligatoire lorsqu’il s’agit de décrire une personne, surtout une personne aussi complexe, présentant des aspects aussi opposés que Jules Lequier. Il faut dire d’ailleurs, que l’ouvrage de M. Grenier est complexe lui aussi, pareil en quelque sorte à un cristal à multiples facettes, comme l’être extraordinaire qu’il étudie. Et l’on y distingue une image de Lequier qui diffère par certains de ses traits de celle que fixent les conclusions de l’ouvrage, et de la part de l’auteur, d’autres intuitions que celles que finalement il nous propose. Ce « polyréalisme », si l’on peut s’exprimer ainsi, dans la description de l’être spirituel de Lequier confère au livre une valeur toute particulière. M. Grenier ne se met pas en avant, il ne nous cache pas Jules Lequier et nous laisse toute latitude de l’atteindre directement. Après Renouvier, un tel ouvrage est le plus beau des monuments que l’on puisse élever à la mémoire du « philosophe inconnu ».
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 28 janvier 2015.
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[1] Jean Grenier, La Philosophie de Jules Lequier. Paris, Société : d’édition Les Belles Lettres, 1936. Cité : Grenier. M. Grenier a publié également, dans un volume à part, des fragments encore inédits de Lequier, groupés systématiquement : Jules Lequier, La Liberté. Paris, J. Vrin, 1936. Cité : Liberté.
[2] Grenier, p. 17.
[3] Ibid., p. 23.
[4] Ibid., p. 311.
[5] Dans son très intéressant ouvrage La Jeunesse de Renouvier et sa première philosophie (Paris, Vrin, 1927), l’abbé Louis Foucher consacre tout un chapitre fort important à l’étude de l’influence de Lequier sur Renouvier (pp. 84-111), et il décèle les vrais motifs philosophiques qui ont incité Lequier à s’éloigner de Descartes dans la question de l’évidence comme critère de la vérité (p. 97).
[6] Jules Lequier, La Recherche d’une première vérité (Paris, Armand Colin, 1924, p. 138). Cité : Recherche.
[7] Recherche, p. 134.
[8] Essais de critique générale. Deuxième Essai, t. II, p. 128. Cité : Essai II.
[9] Recherche, p. 75.
[10] Grenier, p. 55.
[11] Ibid., p. 34.
[12] Grenier, p. 20.
[13] Ibid.
[14] Extrait des fragments publiés par M. Dugas dans la Revue de métaphysique et de morale, janvier 1922, p. 64, 66. Cité : R. M. M., 1922, janvier.
[15] R. M. M., 1922, janvier p. 65.
[16] Recherche, p. 138.
[17] Liberté, p. 122.
[18] Recherche, p 413.
[19] Recherche, p. 415.
[20] Liberté, p. 133.
[21] Essai II, t. II, p. 85.
[22] R. Miéville ( La Philosophie de M. Renouvier et le problème de la connaissance religieuse. Lausanne, 1922, p. 157) avait déjà indiqué à propos de la conception de la liberté chez Renouvier que « cette collaboration du libre arbitre et de la loi mathématique » était incompréhensible.
[23] M. Brunschvicg saisit bien mieux que Renouvier l’essence véritable de la doctrine de la liberté de Lequier quand il dit, en la critiquant il est vrai, qu’à la base de cette doctrine « l’autonomie rationnelle de Socrate fut sacrifiée à l’indéterminisme cosmique d’Épicure ». Revue de métaphysique et de morale, 1920, p. 289. L’Orientation du rationalisme.
[24] Liberté, p. 134 et 135 ; Recherche, p. 112.
[25] Recherche, p. 113.
[26] Grenier, p. 305.
[27] La Jeunesse de Renouvier, p. 97.
[28] Liberté, p. 97.
[29] Recherche, p. 108.
[30] Liberté, p. 45.
[31] Recherche, p. 143.
Pour établir « à quel point la liberté et la vérité sont liées » il arrivait parfois à Renouvier d’avoir recours à des formules qui ont tout à fait la même résonance que chez Lequier. Critiquant Renouvier, certains donc lui attribuaient l’idée que la liberté crée la vérité. Mais les auteurs (G. Séailles, Hamelin et d’autres) qui avaient étudié les doctrines de Renouvier dans leur ensemble pouvaient aisément défendre Renouvier contre une telle interprétation, car en réalité Renouvier ne change en rien la question de la nature de la vérité en tant que telle : il ne défend l’efficacité et l’importance de la volonté humaine, sa liberté que dans l’acquisition même de la vérité. Séailles dit que pour Renouvier « la liberté ne fait pas la vérité, elle préside à sa recherche ». (La Philosophie de Charles Renouvier. Paris, Alcan, 1905, p. 242.) Et voici comment Hamelin formule la pensée de Renouvier : « C’est de faire la vérité en nous qu’il s’agit... ce n’est pas de faire la vérité en soi. » (Le Système de Renouvier. Paris, Vrin, 1907, p. 281.)
[32] Liberté, p. 90.
[33] Liberté, p. 144.
[34] Recherche, p. 143.
[35] L. Dugas, Jules Lequier. Analyse de l’acte libre. (Revue de métaphysique et de morale, juillet 1922, p. 310.)
[36] Grenier, p. 210 et 51.
[37] Essai I, t. II, p. 344.
[38] Ibid., II, t. II, p. 104.
[39] Grenier, p. 15.
[40] R. M. M., janvier 1922, p. 67.
[41] Recherche, p. 96.
[42] Liberté, p. 84.
[43] Ibid., p. 83 et Recherche, p. 73.
[44] Recherche, p. 35-36.
[45] Ibid., p. 47.
[46] Recherche, p. 35.
[47] Ibid., p. 39.
[48] Recherche, p. 49.
[49] Recherche, p. 49.
[50] Liberté, p. 75.
[51] Recherche, p. 94.