LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE SLOVAQUE —
Martin Kukučín
1860 – 1928
QUAND L’ONCLE
DE KHOKHOLOV MOURRA...
(Keď báčik z Chochoľova umrie...)
1890
Traduction de Janko Cádra parue dans la Semaine littéraire, vol. 30, 1922.
Un écrivain slovaque : Martin Kukučín.
L’Europe suit avec un vif intérêt les progrès et le développement ininterrompu de la Tchécoslovaquie, celui qui, de tous les États affranchis par la guerre, a pris, à tous égards, le plus rapide et le plus réjouissant essor.
Des écrivains slovaques, il n’en est pas qui, aussi bien que Martin Kukučín (Matej Bencúr de son vrai nom) nous fasse connaître les mœurs et les gens de ce peuple essentiellement paysan.
Né à Jasanova en 1860, Kukučín fréquentait le lycée de Velca Revuca, lorsque, en 1874, le gouvernement magyar fit fermer toutes les écoles slovaques. Le jeune homme dut continuer ses études en Hongrie. Il fréquente l’École normale, passe son baccalauréat, puis revient comme instituteur dans son village natal. Quelques années après il est à Prague, où il fait, à l’Université, des études de médecine.
En 1894, Kukučín se fixe comme médecin en Dalmatie, d’où il part, en 1907, pour l’Amérique. Il est actuellement médecin au Brésil, mais rentrera prochainement dans sa patrie libérée, qui s’apprête à lui faire une réception enthousiaste.
Martin Kukučín, considéré en Slovaquie comme le continuateur direct de Hurban-Vajansky, le doyen de la littérature moderne slovaque, a publié de nombreux récits, plusieurs volumes de nouvelles, un roman : La Maison sur la colline, un drame : Komasacia. Il a rompu avec les traditions romantiques des écrivains de sa génération. Ses peintures de la vie du peuple rappellent à bien des égards les grands écrivains russes, comme nos lecteurs pourront s’en rendre compte par la nouvelle que la Semaine vient de faire traduire à leur intention.
André Trava, fermier à Kameniany, a planté là les travaux des champs et fait du commerce. Son fils continuera à s’occuper de la ferme, tandis que lui se livre à la spéculation. Il serait assez difficile d’énumérer toutes les choses dont il trafique. De même qu’un bourgeois change de vêtements selon la saison et la mode, André Trava varie ces articles selon les circonstances. Il n’y a denrée ni produit manufacturé que son activité n’ait porté au marché. Et ce qui est particulier et ce qui témoigne de ses talents, c’est qu’il sait toujours le moment opportun où lâcher ceci pour cela de façon à n’en avoir que profit.
Il va de soi qu’il n’est pas souvent à la maison : tout au plus les jours de fêtes, grandes ou petites, les dimanches et, çà et là, un ou deux jours de repos ; à cela près toujours en voiture, en chemin de fer et sur les champs de foire. C’est surtout les foires qu’il fréquente, non pas seulement celles des environs immédiats, mais encore celles de contrées éloignées. Rien d’étonnant à ce qu’à trente lieues à la ronde tout enfant le connaisse. Mais lui — comme tous les gens affairés — connaît peu de monde à fond et souvent pas même de nom ; en revanche il traite chacun en vieille connaissance, et il lui arrive de donner le change ; car il s’y entend en costumes et en dialectes et sait aussitôt à qui il a à faire, de quel village, de quel métier l’on est. Alors il mène la conversation en conséquence.
— Dieu vous garde, André, s’entend-il appeler par un homme en chemise noire et graisseuse.
Au salut, André reconnaît aussitôt un Valaque (un pâtre), avant même de se rappeler où il l’a vu et si même il a pu lui avoir parlé déjà.
— Dieu t’entende, Diouro ! Comment vas-tu ? — et c’est au petit bonheur qu’il l’affuble de ce nom.
— Comme ci comme ça... Tiens !... vous me connaissez donc encore ? s’épanouit le Valaque. — J’étais bien sûr que vous m’aviez oublié depuis l’année passée... Depuis que je vous ai vendu cette laine — vous savez ? — nous ne nous sommes plus rencontrés.
— Comment ne pas te connaître, Diouritchko ! Aussi bien que mon propre frère ! — et, souriant, il lui tend la main.
— Tiens, tiens !... comme vous me connaissez, vrai... s’étonne le Valaque toujours épanoui. Mais, vous savez, je m’appelle Micho et pas Diouro !...
— Là là ! que le diable emporte cette tête ! — et, de sa paume large, il se frappe le front. — Bien sûr que Micho ! Ça me revient à l’instant...
— Vous m’avez confondu avec notre batchia[1], c’est lui le Diouro.
— C’est ça... J’y suis, j’y suis.
— Et ne viendriez-vous pas chercher de la laine ? J’en ai de nouveau une centaine de livres. Vous passez souvent en voiture près du chalet de Mitochine... Je vous vois souvent depuis la pâture. Il n’y a qu’à sauter à terre, faire trente pas dans la forêt et vous y êtes. Venez donc !
— Si vous ne me surfaites pas..., car vous êtes tous des...
— Eh bien ! Nous rabattrons, vous ajouterez... et j’espère que nous n’en viendrons pas aux cheveux.
— Ce serait du joli de nous brouiller ! Je viendrai un jour... Salue seulement le batchia, Michitchko.
Ainsi d’eux-mêmes venaient les gens à André quand ils voulaient vendre et avaient besoin d’argent. Il savait fort bien tirer parti de cette circonstance. Lorsqu’on lui offrait quelque chose, André ne montrait jamais beaucoup d’empressement à l’acheter. Il s’excusait plutôt de ce que la chose n’aurait maintenant point de débit, qu’elle se gardait mal en magasin, bref il trouvait toujours une difficulté quelconque pour laquelle il ne valait pas la peine d’acheter. Mais à la longue tout de même il se laissait fléchir, et finissait par y passer en manière de « complaisance pour un vieil ami. » Les gens le louaient de sa bonté et se louaient d’être en affaires avec lui, car il n’était pas avare.
Et André courait les foires et s’enrichissait.
De toutes ses connaissances de marché, celle dont il garde le mieux le souvenir, c’est de M. Adouche Domanitzki.
Il le voyait depuis des années à chaque foire, mais sans l’approcher et sans même savoir son nom. D’ailleurs à quoi bon entrer en relations, puisqu’il n’y avait aucune chance d’affaires entre eux. Mais, comme dit la chanson, « ce qui leur était destiné, ils ne l’ont pas évité ». Et ils ont joliment lié connaissance.
C’était à la Saint-André de l’an passé, à la foire de Podhradié. André vendait sur la place du drap de Valachie. Dès le matin il avait aperçu M. Adouche circuler sous les auvents des baraques et examiner les pelisses, les bonnets et toutes les fourrures. Il allait d’une tente à l’autre comme un surveillant de foire qui aurait voulu inspecter chaque marchand. Il essayait des pelisses bien fourrées, tantôt de loup, tantôt d’agneau turc, mais n’en achetait aucune. Probablement n’arrivait-il pas à s’entendre avec le patron. L’après-midi il n’était plus seul, mais en compagnie de jeunes gens bien portants, gais, et que M. Adouche dépassait encore pour l’entrain. Un petit chapeau rond, orné d’un plumet de coq de bruyère, était posé sur l’oreille recouverte de cheveux bien lissés. La moustache fièrement relevée, les yeux brillants, la bouche souriante — bref M. Adouche n’avait pas son pareil dans toute la foire.
Ils s’arrêtèrent sous une tente aux pains d’épices, et M. Adouche de choisir un monceau de massepain, trois cœurs à miroir avec du clinquant sur l’image, toute une cohorte de hussards à brandebourgs — en sucre, bien entendu, — deux vierges, deux berceaux avec des poupons, sept enfants — et d’autres produits analogues de l’art du miel. Le marchand s’empressait autour de lui, car il n’avait eu pareille aubaine de toute la journée. Mais tout à coup M. Adouche se mit à marchander. Le bonhomme ne voulait pas rabattre du prix au boisseau ; alors M. Adouche se fâcha : il n’acheta que les deux berceaux et les sept enfants et quitta avec ses amis la tente du marchand désappointé. André les vit, en s’éloignant, se donner des coups de coude et faire des gorges chaudes sur le compte du boutiquier.
Après la foire, les baraques démontées et étendues avec les estères et les coffres de marchandises non vendues, la ville commençait à s’apaiser. Les marchands étaient les uns partis, d’autres réfugiés dans les auberges et les restaurants. André Trava entra à l’auberge communale, arroser les peines de la journée.
Il aperçut à une table M. Adouche avec ses amis, plus nombreux encore que devant la boutique aux pains d’épices. André resta au milieu de la pièce, tira sa pipe de bois et, secouant les cendres à terre, inspecta cette étrange compagnie. M. Adouche n’avait plus son petit chapeau sur la tête —, il s’était assis dessus, lui-même ou l’un de ses amis. La chemise froissée, la cravate poussée jusqu’à l’oreille droite ; les cheveux dépeignés, chaque mèche tirant de son côté.
— ... Telle est ma Diane, criait M. Adouche en frappant sur la table. L’an passé elle a saisi le sanglier par l’oreille — il pesait plus de trois cents kilos — et elle me l’a amené sur la colline... Il marchait comme un enfant, tant elle l’avait maîtrisé. Il voyait bien comme je le visais de ma carabine ; il savait ce qui allait lui arriver —, et il se tenait à vingt pas devant moi, droit comme une bougie : quelle chienne !
— Voyons, Adouche, ne blague pas, — intervint son voisin. Un sanglier ne se laisse pas tenir comme un enfant.
— Eh bien, celui-là se laissait faire — affirmait M. Adouche en se frappant la poitrine. — Car il ne pouvait pas bouger... Diane le...
— À moins qu’il ait été empaillé... Un sanglier donne un coup de boutoir et ta Diane ne souffle plus mot. Pourquoi aurait-il des défenses ? Raconte tes histoires à des fous et pas à...
— Eh bien, elle le tenait, puisque je le dis ! — M. Adouche frappait sur la table et ses veines se gonflaient aux tempes. — Je l’ai tué... je l’ai atteint droit au flanc... D’ailleurs la peau est sur le traîneau...
— Ne mens pas comme un tsigane... Tu n’as pas même de traîneau !
— Moi ? Tu n’en as jamais vu un pareil... Les patins en fer, les flancs vernis, il est à huit personnes...
La compagnie éclata de rire. André ne put se retenir non plus. Il souriait tranquillement et, perspicace, observait M. Adouche.
— Et qu’as-tu à rire, toi ? Espèce de gueux ! l’interpelle M. Adouche. Qui es-tu, toi ? Es-tu gentilhomme ? Va-t’en derrière le poêle !
Trava haussa une épaule, se détourna de M. Adouche et s’approcha du débit où, derrière une cloison de lattes, se bousculait toute la famille Meyer occupée à servir la clientèle.
— Un fou ! dit Trava en souriant à l’aubergiste.
Meyer eut un sourire vague, ne voulant ni affirmer ni contredire : il estimait également Trava et Adouche. Trava était un ancien client qui dépensait peu, mais souvent. Adouche était un nouveau client, mais qui dépensait beaucoup. Trava s’attabla avec sa bouteille et continua d’observer la compagnie de la table voisine.
M. Adouche pendant ce temps avait oublié Trava et l’endroit où il l’avait envoyé, et parlait d’autre chose.
— Ils sont comme des belettes ! Quant à la taille on dirait qu’on les a faits au moule. Pommelés sur les flancs et les cuisses — c’est un miroitement pour les yeux. Et quelle sagesse ! Tu claques de la langue et les voilà partis ! Ils trouvent leur chemin même sans œillères... Et pour les monter, c’est l’éclair. Ils tirent tout ce dont on les charge. Leur pas est sûr. Ils passent les gués avec la voiture comme avec une plume et même si le Vagh passait par dessus leur tête. En voilà des chevaux !
— Et où les as-tu achetés ?
— À Dounaïetz, cet été. Race de Pologne !
— Combien les as-tu payés ?
— Devine... Devineras-tu ?
— Eh ! que sais-je !
— Quatre cents... Quatre cents tout ronds, comme passés à la radoire !
Ses voisins hochaient la tête en manière d’acquiescement. Et André écoutait et observait tout ce qui se passait. Il s’intéressait surtout à M. Adouche. Il apprit qu’il s’appelait Adouche Domanitzky, de Domanitzé, et qu’il était un grand fermier, ce qui d’ailleurs ressortait de ses récits.
La compagnie finit par se disperser. Les gens des deux villages voisins étaient pressés de rentrer. À la fin il ne resta avec M. Adouche qu’un seul de ses amis, et celui-ci même était déjà comme sur des épines.
— Adouchko, viens ! Il fera nuit et tu ne trouveras plus ton chemin.
— Moi ?... Mes chevaux ne trouveraient pas le chemin ? Je leur lâcherai la bride, je leur banderai les yeux et ils le trouveront. Peppo, buvons encore !
Et de son verre il choqua celui de son voisin, dont le contenu se renversa sur le beau pantalon des dimanches. M. Adouche éclata de rire :
— Bravo ! bravo ! nous aurons un baptême ! Ma foi... j’espère au moins que tu m’y inviteras.
— Baptême ? Chez moi ? Ah ! frère... j’en suis déjà à l’après-midi... Chez moi tous ces orages sont passés depuis longtemps... J’ai un fils depuis deux ans au militaire, dans l’artillerie, et il est déjà caporal. Ce n’est plus moi qui entretiendrai les prêtres... Mais toi, jeune, bien portant, frais... À la maison une jolie jeune femme...
M. Adouche regardait son ami dans les yeux et buvait ses paroles.
— Hé ! hé ! fit-il enfin. Elle est jolie, ma Jofka, oui jolie, et que je sois le plus gros des imbéciles si ce n’est pas vrai... Aussi je ne m’en défends pas, si Dieu l’accorde... J’ai déjà un garçonnet, le petit Adouche... et je ne dis pas non pour la suite non plus...
Et comme pour confirmer ses paroles, il vida son verre jusqu’au fond.
— Et chez moi m’attend, oui, m’attend ma Jofka...
Et il fixa la porte, comme si celle qui l’attendait à la maison s’y tenait.
— Voyons, viens, elle sera en souci de toi, qu’il te soit arrivé quelque chose, que tu aies versé... Viens, il sera dix heures avant que tu sois rentré.
M. Adouche ne bougeait ni ne répondait, et ne faisait qu’opiner de la tête.
— Oui, je vais, je vais, fit-il enfin, mais sans bouger.
L’ami le prit sous les bras pour l’entraîner, mais n’y parvint pas, M. Adouche se laissant aller de tout son poids.
— Ne viens-tu pas ?
— Je vais... mais... nous en boirons encore une.
— Pas moi. Viens !
— Je ne vais pas ! Va toi-même.
M. Adouche regarda son ami prêt à s’en aller. Lorsqu’il le vit, le bonnet sur la tête et la pelisse sur les épaules, il lui cria :
— Attends... je vais aussi.
— Alors j’attends.
— Et ceci, nous le laisserions ici ? Et il souleva une bouteille de vin encore à moitié pleine. Tiens... rien qu’une gorgée !
— Je n’en veux plus..., il fait nuit !
— Même la nuit il trouvera son chemin en bas le gosier... Viens donc ! Il lui versait à la fois dans le verre et à côté... Viens, bois ça...
Il regarda, mais il n’y avait plus d’ami dans la pièce.
— Ladre ! pingre ! lui cria-t-il. Et il but lui-même le verre.
Il regarda dans la pièce, cherchant quelqu’un qui se prêtât à la circonstance. Apercevant Trava, il se leva et d’un pas incertain s’approcha de lui. Lorsqu’il voulut s’arrêter devant lui il chancela. Cela devait lui faire plaisir, car il sourit.
— Je ne suis pas ivre, fit-il à André en s’asseyant à côté de lui. J’en supporte énormément. Chez mon oncle je bois de tout et en quantité.
— Et qui est cet oncle ?
— Le doyen de Khokholov.
— Lui ? je le connais bien, celui-là ! répondit André tout à coup très grave.
Les paroles de André lui avaient fait grande impression.
— Tu le connais ? Et comment ?
— Cet automne, je lui ai acheté cinq voitures de choux... Il est vrai que j’y ai perdu...
— Un richard... un formidable richard... cousu d’argent... C’est le propre frère de ma mère... Il aime à me voir. Il m’a aussi fait cadeau de chevaux.
— Ceux de Dounaïetz ?
— Lesquels ? Ceux-ci sont de lui, et non de Dounaïetz ! Des bêtes de trait... et tout harnachées... Prends, m’a-t-il dit, ce sera un souvenir pour toi.
André regardait M. Adouche avec plus de respect encore.
— Un souvenir pareil, ça vaut la peine. Si à moi quelqu’un...
— Et tu le connais ? Ses choux sont gigantesques ! Mais attends... il nous faut boire un coup.
Et il le prit par le cou pour l’amener à sa table. Ils s’assirent et M. Adouche l’embrassa comme pain bénit.
— Il a cent cinquante boisseaux de semailles... De l’orge comme de la grenaille...
— Au printemps, je lui en ai acheté plus de cinquante mesures... C’était de bel orge.
— Tu es marchand d’orge ?
André acquiesça et M. Adouche réfléchit un instant.
— Écoute, j’en ai plus de cent mesures au grenier... Elle est triée, un pigeon ne la trierait pas mieux... Et l’avoine ! Quelle avoine ! Avoine de Sibérie ! L’oncle m’en a donné trente mesures pour les semailles. Je te la vendrai.
André écoutait Adouche et son cœur sautait de joie : plus de cent mesures d’orge et peut-être autant d’avoine, — combinait-il ; un homme chaud de vin, ça vaut la peine de marchander avec lui ; mais il tut son dessein.
— Oui, d’habitude j’achète... de l’orge... Mais rien qu’au printemps, lorsqu’il en faut pour les semailles et avant la nouvelle récolte, lorsque les bahuts à farine sont vides... En hiver on a tort de vouloir faire des affaires en blé.
— On a tort ? Que diable ! achète seulement, je donne bon marché...
Ce mot fit plaisir à André. Mais sa figure se fit plutôt pensive.
— Où est-ce que je la remiserais ? Je n’ai pas un grenier suffisant...
— N’importe où, sous un toit !
— Il y a des souris cette année, il y en a des légions ; elles vont me la mettre en semoule..., autant de perdu.
— Et à quoi servent les trappes ?
— Le grain se resserrera et ses qualités partiront à la gelée ; au printemps on ne trouvera plus dans les tas que les gousses.
— Si elle se resserre, n’y a-t-il pas assez d’eau partout ? Tu l’arroseras !
— Le feu éclatera, on brûlera, et après, va, pauvre moi ! À qui demander le dédommagement...
— Au diable l’incendie ! Quelle idée ! Comme si c’était si facile ! Nous te défendrons ! Achète seulement.
— Et mieux vaut l’argent !
André se frappa la poitrine où, dans la poche de son bisquain, il avait un formidable portefeuille bourré de billets de banque.
M. Adouche commençait déjà à perdre patience de discuter plus avant cette affaire ; mais le mot « argent » lui redonna le courage d’insister encore.
— Achète donc ! Je vais te le donner à bon prix, à moitié prix —, à 42 ! Ce n’est qu’à toi seul ; n’en dis rien à personne et surtout devant l’oncle... pst !
— Je n’ai pas même autant d’argent, — s’excusa André.
M. Adouche le regarda avec mépris, retira le bras dont il lui entourait le cou et, s’asseyant un peu à l’écart, détourna la tête.
— M. Adouche ! fit André un moment après, tout doux, effrayé de manquer ce bel achat. À combien la donnez-vous ?
— Puisque tu mendies, n’achète pas. Elle n’est pas à vendre !
Et M. Adouche le repoussa.
— Moi, mendier ? Et ceci c’est du léché, ça !
Il ouvrait devant lui le portefeuille, où les billets de banque étaient serrés comme des jeux de cartes dans un vieux livre. Nous avons encore de quoi faire.
— À 42 ! fit M. Adouche.
— Vous aviez dit 32 !
— Alors bon, trente-deux... Je ne reprends pas ma parole. Cent mesures d’orges à trente-deux ; voici ma main.
André n’était pas si pressé. Il marchanda jusqu’à ce qu’il eût fait baisser encore d’au moins quatre sous par mesure. On appela l’aubergiste et on lui expliqua l’affaire. André déposa devant lui dix florins d’arrhes pour Adouche.
— Et quand faut-il venir la chercher ?
— Dès demain, fit M. Adouche. Du vin, du vin dans cette bouteille, nous allons arroser le marché !
— Bon ! accepta André. Alors demain. Mais je n’ai point de char ni de chevaux, fit-il d’un air soucieux, voulant battre le fer pendant qu’il était chaud.
— C’est moi qui vous le ferai mener. J’ai des chevaux plein l’écurie ; je ne demanderai rien pour ça, car mes chevaux...
— Bien sûr que c’est vous, acquiesça André, c’est bien ainsi que j’entendais l’affaire dès le début.
Et là-dessus ils arrosèrent le marché comme il convenait ; ce fut vrai bain.
André Trava ne put pas aller, comme il l’avait promis, à Domanitzé le lendemain. Des affaires l’avaient cloué à la maison. Noël approchait, les foires devenaient de plus en plus fréquentes, et les gens avaient de moins en moins d’argent de trop : tout le monde voulait vendre et André achetait. Au commencement cela l’ennuya de n’avoir pas tenu parole ; puis il se rassura. Le jour de la Saint-Thomas il irait à la foire à Saint-Thomas, qui est assez rapproché de Domanitzé, et il lui serait facile, après la foire, de faire un saut chez M. Adouche et de conclure le marché. Les arrhes étant données, peu importe à l’orge où elle est déposée ; du moins est-elle plus à l’abri du feu, au cas où le bon Dieu s’aviserait de permettre un malheur ici ou là.
Et en effet, à la foire de Saint-Thomas, cherchant des yeux M. Adouche, il l’aperçut dès le matin rôdant parmi les boutiques. Mais au lieu de ses camarades, une jeune dame l’accompagnait qui, bien qu’encapuchonnée, avait l’air gaie et gentille. Elle tournait son joli visage à fossettes, fouetté par le froid, continuellement vers M. Adouche. Bref, il était évident qu’ils étaient mariés, et même de jeunes mariés : André savait bien que des vieux, déjà habitués l’un à l’autre, se comporteraient devant le monde de tout autre façon.
André voulut se rappeler à la mémoire de M. Adouche et lui annoncer son arrivée soit pour le soir, soit pour le lendemain matin, mais il ne le revit qu’à la tombée de la nuit, au moment où il montait avec sa femme en voiture. Les chevaux de l’attelage n’étaient guère de Dounaïetz à quatre billets de cent — ; il n’y avait non plus pas trace d’aucun pommelage sur leur dos ou leurs cuisses... Ils n’avaient l’air non plus de ceux de l’oncle de Khokholov ; un riche doyen n’irait pas donner de pareilles haridelles, fût-ce à un tsigane, encore moins au fils de sa sœur. Sur le siège ne monta pas un cocher à dolman couvert de brandebourgs, coiffé d’un chapeau à larges rubans pendants jusque sur le dos, mais un tout simple villageois dans une halène blanche, c’est-à-dire râpée, et dont la trame apparaissait, et portant des jambarts enfilés dans les penailles de ses pieds. Avec cela, il fauchait d’une jambe, qu’il s’était sans doute cassée quelque part, oubliant de se la faire remettre.
Il en fallut du temps avant que cet attelage se mît en route. D’abord l’homme s’agita sur le siège ; il secouait les rênes en faisant tournoyer le fouet au-dessus des chevaux indifférents. Peu après, à son exemple, les coursiers firent un mouvement, tendirent la tête, la voiture s’ébranla et s’arrêta aussitôt. Monsieur et Madame firent une révérence comme pour louer l’effort des chevaux et du cocher. Le villageois reprit son manège et le tout s’ébranla enfin pour de bon. Le cabriolet allait coquettement, mais tant soit peu de travers ; l’arrière semblait glisser et dansait étrangement. Le cœur d’André se serra d’un mauvais pressentiment. Cet attelage, ces sièges au cuir déchiré d’où sortait le foin du capitonnage, ces ressorts cassés en deux endroits et rattachés avec des ficelles, ce panier troué couvert de boue, ces roues étrangement dansantes... Bref, tout ce qu’il voyait lui causait une appréhension mystérieuse.
— Où donc ces gens-là prendraient-ils cent mesures d’orge ? lui chuchotait continuellement une voie intérieure. — Et s’il n’avait rien du tout ? S’il t’avait dupé et se moquait de toi comme d’un fou ?
André n’avait plus aucune paix. Il s’acheta la moitié d’une saucisse et entra à l’auberge ; mais cette saucisse semblait n’avoir pas de bout et croître dans son assiette : il était comme rassasié avant de l’avoir finie. Son inquiétude, un peu plus tard, s’apaisa un peu, quand il eut réussi à vendre à très bon prix six beaux cochons à engraisser. Il commanda à boire et ses idées prirent aussitôt une autre direction.
— Mais suis-je donc fou ? se disait-il. — Doit-il donc porter son orge avec lui ? Tout le monde n’est pas si fou que de trahir sa richesse ! Et qui dirait de moi, sans me connaître, que j’ai six billets de cent dans mon manteau ? Quoi ! six cents florins — et encore sept petits papiers de dix par-dessus !... J’ai fait une bonne foire. Le gel a repris, les cochons ont augmenté et ils m’ont engraissé de soixante-dix florins.
Ainsi André, devant le vin, calculait ses gains et pensait aux plaisirs qu’il ferait aux siens à Noël.
Quand il sortit de l’auberge, l’obscurité s’était déjà bien faite ; le vent sifflait dans les rues et lui chassait au visage une neige grenue. André enfonça son bonnet sur ses oreilles, s’assit dans sa petite voiture et prit le chemin de Domanitzé. En arrivant au village, il faisait nuit pour de bon. Il n’y avait que quelques maisons éclairées. André se gênait de descendre, de nuit, dans une maison seigneuriale et il heurta à l’une de ces fenêtres.
Une femme à demi vêtue quitta son rouet, arrangea un peu son bonnet et se risqua à la fenêtre, effrayée qu’on voulût entrer si près de minuit. Mais reprenant courage, elle s’écria :
— Qui est là ?
— Je suis Trava[2] de Kaméniany. Ne me donneriez-vous pas à coucher ?
— Et quand même tu serais du trèfle... Tu aurais dû chercher ton gîte à la tombée du jour et non pas à minuit ! De braves gens ne rôdent pas la nuit ; la nuit a son pouvoir ; ce n’est que des...
— Mais je reviens de la foire.
— Eh, tu devais la quitter plus tôt, ivrogne !
— Mais je suis Trava de Kaméniany, le marchand... Vous ne me connaissez donc plus, ma chère Catherine ?
La femme s’éloigna de la fenêtre et de la chambre revint à Trava le bruit étouffé d’une conversation.
Certainement elle prenait conseil de quelqu’un. André attendait patiemment. La porte de la chambre grinça. Sous le mur un pas léger retentit. Le portillon s’entr’ouvrit et devant André se trouvait Catherine, mais déjà en bisquain.
— Alors, venez... Je ne vous ferais pas entrer, mais puisqu’on se connaît... Vous avez ici votre voiture et des chevaux !
— La voiture peut rester dans la cour et nous trouverons bien un coin d’écurie,... fit cordialement Trava. Vous ne me chasseriez pas, à cette heure, comme — peste de comparaison — un chien dans ce chasse-neige.
Et André, voulant la flatter, passa son bras autour de sa ceinture.
— Vous êtes froid comme un glaçon, fit-elle en le repoussant.
André se réchauffait.
— Et sous votre bisquain il fait chaud, comme... comme...
Et à la place de la comparaison il enfonça sa main gelée sous la fourrure.
— Quel drôle es-tu ? répartit-elle, le frappant sur la main en riant. Va-t’en !
Son rire réchauffait l’âme inquiète d’André. La femme ouvrait la porte cochère et André entra avec sa charrette dans la cour. Avant d’avoir fini de dételer, ils avaient si bien lié connaissance que la femme lui aidait à ôter le harnais. En entrant dans l’écurie André demanda :
— Et êtes-vous, Catherine, veuve ou mariée ?
— Mais puisque vous me connaissez, vous saurez bien ce que je suis.
André sentit la riposte. Il ne la connaissait point, ne l’avait peut-être jamais vue. Mais selon son habitude il jouait à la connaissance et la baptisait du premier nom qui lui venait à l’esprit. Par hasard il avait réussi et c’est ce qui lui valut l’hospitalité. Évidemment il se garda bien d’avouer sa tactique.
— Lorsque je vous ai vue la dernière fois vous aviez un mari, mais je ne sais si, depuis...
— Il n’est pas mort... Oh ! il vit mon gaillard poussif, il vit... ; la mauvaise plante ne périra jamais, répondit Catherine en riant de nouveau.
André se laissait aller à des pensées...
— Ma foi, et moi, qui croyais que vous étiez veuve... Je suis veuf moi, et vous, si vous étiez veuve... vous savez..., ça irait... comme quand le laboureur marie deux champs contigus.
Et il serra Catherine contre lui pour montrer comment il se représentait les choses.
— Allons !... vous êtes un fameux bavard !
— Eh ! Comment ne pas l’être ! Je rôde assez par le monde.
Elle l’emmena dans la chambre où il eut l’impression d’un bain d’eau chaude. Sa figure, fouettée par le vent et la neige brûlait. Sous un petit âtre le feu était en train de s’éteindre. Deux ou trois nœuds de bois seuls y somnolaient, éclairant légèrement la chambre, une bien petite chambre. Au mur du côté route pendaient de petites images pieuses encadrées de papier doré. Au plafond une étagère avec des assiettes et des pots. Le long du mur des bancs ; dans un coin une table, dans un autre un lit ; dans le troisième le grand four, encore chaud, sur lequel séchait le bois pour qu’on ait demain de quoi « éclairer ».
Tout d’un coup le lit grinça comme si on y avait roulé des quintaux. Et il en sortit des soupirs profonds et lourds, suivis d’un bâillement qui se développa sur toute l’étendue de la gamme.
— Étire-toi seulement comme un chien au soleil, brusqua la maîtresse de maison à celui qui s’était levé sur son céans.
C’était un haut gaillard, large d’épaules, dont les pieds dépassaient de beaucoup le bois du lit. Sa figure saine, rouge comme une betterave, ruisselait de sueur. Des longs cheveux ébouriffés, la tête en désordre comme l’intérieur d’un hangar.
— Eh ! comme je me suis rendormi ! se félicitait-il, en faisant claquer sa langue desséchée et en bâillant. Je n’ai voulu que m’étendre, ne croyant le faire que le temps d’un Notre Père, et me voici... On est tellement tiré de tous les côtés toute la journée...
— On n’attend que le moment de se jeter dans son lit, enchérissait André ! Il y a tant à faire !...
— Eh ! pas tant que ça, fit entendre la maîtresse de maison. Qu’avez-vous, vous autres hommes ? Quand vous avez fini de battre le blé, vous ne songez plus qu’à dormir... Mais nous !...
— Quant à moi, je dors...
— Et la laine se filera toute seule ?
— Peu m’importe ta laine !...
— Tu ferais mieux de te lever... Est-ce dans cet état, tout habillé, que tu veux dormir ?... Eh ! bas donc, cagnard, n’as-tu pas honte ?
L’homme souriait et c’est aussi avec un rire étouffé que sa femme le taquinait. On voit tout de suite quand les gens sont encore jeunes ; ils s’occupent l’un de l’autre ; ils ne se disputent encore que par plaisanterie, comme des jeunes.
— Ma foi, je ne vais pas avoir honte... Honte ou pas honte, on doit prendre son compte de sommeil... Soyez le bienvenu chez nous, asseyez-vous et réchauffez-vous, car il fait froid dehors.
Et, posant les pieds à terre, il s’assit au bord du lit.
— Vous venez de la foire ? Que vendiez-vous ? Valait-elle la peine ?...
— Couci couça... ce n’est plus comme jadis ! soupirait André, qui n’aimait pas, devant autrui, se montrer content. De l’argent, les gens n’en ont guère ; et ce qu’il y a de certain c’est que ce sont les juifs qui le tiennent.
— Hé ! à qui le dites-vous ? s’écria le compère... Si j’étais le maître, si je pouvais ce que je ne peux pas..., il y a assez de papier dans le monde, j’en ferais faire de l’argent, j’en donnerais à chacun... Tiens, prends autant que tu en veux. Cela irait tout de suite mieux, croyez-moi !
— On t’y placera, toi, ne crains rien ! le brusqua encore sa femme. — Aurais-tu des billets de cent plein la huche et plein le seau du puits... encore tous couleraient par ton malheureux gosier, et c’est toujours le juif qui finirait par les ravoir... Je sais bien : celui qui conduit bien son ménage celui-là a ce qu’il lui faut, tandis qu’à toi dix monnaies ne te suffiraient pas, quand même on en frapperait dans la pièce à côté...
— Ne papote pas, fillette... Tu ne sais pas ce que tu dis. T’ai-je donc bu tes champs... Tenez, comme cela s’entend à chicaner !
Et avec de pareil discours, le temps passa jusqu’au moment de se coucher. Pour André on étala à terre une gerbe de paille ; la femme lui donna son propre oreiller ; il se couvrit d’une grande pelisse et il s’y trouva comme dans du duvet.
Un ronflement général annonçait peu après que, dans la chaumière, tout dormait.
Il serait vain de vouloir expliquer les rêves de notre voyageur. Certains tiennent à leurs rêves ; mais nous savons que le rêve n’est qu’un rêve : il arrive comme un papillon d’un pays inconnu et disparaît lorsque la réalité lui souffle dessus. C’est assez de savoir que, dans son rêve, André oublia qu’il avait eu froid à Saint-Thomas, qu’il était arrivé non sans peine à Domanitzé, et qu’il avait eu quelque difficulté à trouver un gîte. Il ne garda dans la mémoire que la patronne Catherine, qui alimenta ses rêves de toute la nuit. Il lui semblait que, décidément, elle était veuve et qu’elle ferait une madame Trava bien réussie. Puisque son fils et sa belle-fille l’empêchaient... et d’autres bêtises. Juste il venait de rêver qu’il la demandait en mariage, à quoi elle montrait de la bonne volonté, lorsque tout à coup il poussa un cri de douleur. Il n’était pas sûr de dormir, ni de ce qui lui arrivait ; il sentait seulement que le pied, au-dessus de la cheville, lui faisait très mal.
Il se réveilla, se frotta les yeux. Partout de l’obscurité comme dans une corne ; il s’y habitue et voit que quelque chose à quatre pattes essaie de lui grimper dessus. Il a bien distingué les vêtements blancs de ce voyageur nocturne... « Si c’était donc elle ! »
Il ne respirait plus. Tout à coup il sentit une paume dure sur sa figure, qui la lui couvrait tout entière. Des doigts grossiers tâtonnaient ça et là comme pour se convaincre que dans la figure il y a un nez, des yeux, une bouche et des oreilles. La Catherine ne peut pas avoir une main aussi formidable et dure. Il bougea et demanda à voix basse :
— Qui es-tu ?
— C’est moi... J’ai voulu aller dans la cour et je n’arrive pas à trouver mon chemin... Quel endormi !... Mais n’ai-je pas marché sur vous ?
— Non, répondit André, à qui son pied faisait toujours mal.
Du lit vint la voix de la femme qui justement se réveillait :
— Qui est-ce qui revient là-bas ?
— Mais je vous dis que c’est moi, répondit le mari. Il doit bien être deux heures et demie. On a sifflé deux heures depuis longtemps... Il faut se bouger.
— Cela t’est facile de réveiller les autres, puisque le soir tu t’es reposé sur les deux flancs. Pourquoi réveilles-tu le voyageur ?
— Mais je me suis empêtré ici... J’ai oublié qu’il était là, et j’ai trébuché sur lui.
Le patron passa enfin dans la cuisine. André sentit l’air froid envahir la chambre et une buée glacée lui tomber sur la figure. Il se blottit sous sa pelisse, mécontent. Chez lui, quand il n’avait aucun voyage en perspective, il s’arrangeait à pouvoir dormir jusqu’à l’aube. Ici il fallait se lever, car les gens de la maison trébucheraient sur lui s’il continuait à rester couché là. Voilà la maîtresse qui se lève probablement déjà. On l’entend froisser quelque chose. Sans doute elle s’habille. André voudrait lui dire quelque gentillesse, mais il entend son chuchotement : elle dit sa prière du matin. Alors il se tait sous sa pelisse.
La patronne déblaie le foyer. Sous les cendres brillent encore quelques tisons. Elle les rassemble en un petit tas, souffle dessus et bientôt les bûchettes sèches pétillent et jettent leur lumière dans la pièce.
André sort la tête de sous sa pelisse.
— Déranger ainsi toute la maison ! Il ne vous accorde pas même ce sommeil ! Et si c’était encore l’heure, mais à minuit, grognait la maîtresse en allant à la fenêtre d’où cependant il n’y avait aucune vue sur la rue.
Les vitres étaient gelées, comme si on les avait couvertes de zinc. Avec son haleine elle fit fondre une feuille de la plante que le gel nocturne avait dessinée sur la vitre et regarda dans la rue tranquille. Partout l’obscurité.
— Minuit, dis-je ! On ne voit pas une seule fenêtre éclairée. Il n’y a que ce fou de dévidoir-là qui ne connaisse ni jour ni nuit.
André comprend que ce dévidoir ne peut être que le patron.
Il allait la consoler par quelque parole et prendre le parti du maître lorsqu’il entendit dehors sa voix :
— Allez, brr !... Allez, brr !
— Que nous amène-t-il de nouveau ? grommela la maîtresse en courant ouvrir.
De la cour venait un bêlement de mouton.
— Allons, ma petite... allons, allons ! disait le maître gentiment déjà dans la cuisine.
Et aussitôt après résonnait sur la terre battue le heurt rythmé du petit sabot de la brebis. Le maître entra dans la chambre en portant dans ses bras un petit agneau, noir comme une taupe.
— Je pensais bien hier soir que nous aurions baptême... C’est heureux que je me sois réveillé. J’ai entendu celle-là bêler. Ah ! ah ! me dis-je, nous avons une mère.
Et, se tournant vers André :
— Chaque année elle nous donne un petit et chaque fois aussi noir que ça. Il gisait, le pauvret, près de la porte et le froid soufflait dessus... Si je n’étais pas arrivé, il aurait été gelé au matin.
Et le patron réjoui posa l’agnelet sur le four.
— Dieu veuille que tu deviennes aussi grand que ce four !
— Tu peux l’y poser cent fois, il ne croîtra jamais autant, se fâcha la maîtresse déjà tout à fait ramadouée.
— L’usage c’est l’usage. Pour l’y mettre, le four ne croulera pas. Apporte du sel et répands-en sur lui.
La paysanne couvrit l’agneau de sel et son mari le posa à terre. Il titubait sur ses petites pattes comme sur des échasses, et tous ses mouvements étaient d’une extrême maladresse. La mère s’approcha de lui et, sans se soucier des spectateurs, se mit à le lécher ; André, ne voulant pas lier camaraderie plus intime avec la brebis, fit mine de se lever.
— Dormez seulement, reposez-vous encore. La brebis n’ira pas près de vous. Je lui jetterai une bottille de foin... Que feriez-vous une fois levé ?
André ne se fit pas prier et s’étendit sur son grabat. Il fixa les yeux au plafond, compta les poutres. Sur celle du milieu il lut l’inscription : Maison construite par Matthieu Gouragne A.-D., 1829. Il se rappelle comment la veille à Saint-Thomas, il vendait ses cochons gras au boucher, le profit qu’il en avait eu. L’argent qu’il a sur lui et celui qui se trouve dans sa petite armoire ; ce qu’il a en billets de prêts, en bonnes hypothèques sur terres ; combien il en a en marchandises et cela en marchandises les plus diverses ; combien de boisseaux cela ferait s’il changeait tout cela en kreutzers ou en sous. Ou bien combien il pourrait acheter d’agneaux, et, s’il les gardait tous pendant trois ans, quel troupeau cela finirait par faire : la cour serait pleine de brebis et le village, le district même pleins d’agneaux... Tous les gens seraient des brebis... et il les tondrait au printemps et en automne... Partout il n’y aurait que de la laine... Le chemin de fer emporterait toute cette laine en Sibérie... Brr ! Le chemin de fer roule... Il roule par-dessus sa tête...
André sursaute et soupire, effrayé. Le chemin de fer, la laine, les brebis, tout a disparu... Ce n’est que le bruit qui persiste... Le patron est assis derrière sa tête et peigne la laine... Le fracas des peignes envahit la chambre à faire trembler les vitres.
— Vous avez rêvé quelque chose, fit le patron. Vous venez de soupirer.
Le regard d’André découvre la fenêtre où apparaissent les premiers clignotements du jour. S’il n’y avait pas eu du feu dans l’âtre ce gentil salut de lumière matinale aurait pénétré dans la chambre. André se décida à se lever.
— Qu’avez-vous à vous tant presser ? demanda l’hôte.
— J’ai oublié mon cheval, il faut le soigner.
— Ne vous en souciez pas, dit le paysan avec un sourire prévenant. Il est déjà pourvu.
André éprouva une vive reconnaissance pour ce brave homme qui commençait à lui plaire. Un moment après il était habillé. Le jour lui remit à l’esprit ce qui l’attendait à Domanitzé. Il demanda au patron :
— Qui est-ce, cet Adouche ?
— Adouche ? répétait le paysan. Vous allez chez Adouche ? Il habite au haut du village, au manoir. Vous l’avez vu à la foire, car il n’en perd pas une.
— Et de quoi fait-il trafic ?
— De rien, mais c’est son plaisir de rôder au milieu des gens, ne fût-ce que pour acheter deux sous de clous de girolle ou un déci de vinaigre. Il faut qu’il aille à la foire, quand même on lui couperait les pieds jusqu’aux genoux. Ça lui coûte force argent, mais à ces gens-là, qu’importe.
— Est-il riche ?
— S’il voulait se ranger, il a une jolie propriété ; le grand-père et le père étaient de bons fermiers. Ils en ont raflé aux paysans des champs et des prés, ceux-là !... Et, par ce fait, ils lui ont laissé un grand bien. Mais lui ne tient pas de la race ; il perdra tout, car il économise à rebours. Il verse, comme on dit, de la cuve dans l’entonnoir. Eh ! il pourrait s’ensevelir sous de l’argent ! Son propre oncle a la riche cure de Khokholov. Adouche attend beaucoup de lui quand il mourra... Vous savez, un grand seigneur avec une ceinture rouge... D’ailleurs il lui aide déjà maintenant, et joliment ! Sans lui — et il se pencha vers André en baissant la voix — ça irait de travers au manoir... On n’aurait pas de quoi y faire un roux pour les choux, ni de quoi les saler — encore moins de quoi y mettre du lard. Mais cet oncle envoie de tout au monde,... on n’a pas idée. L’autre jour encore il leur a envoyé un cochon gras à point.
— Et a-t-il une récolte quelconque ? fit André pour arriver à son affaire.
— Il avait quelque chose, mais guère... Si on ensemençait tous les champs, alors oui... mais comme ça...
— En laisse-t-il en friche ?
— Les champs les moins bons, il les laisse en friche, pour la pâture. Les meilleurs, les paysans les prennent à moitié prix. Il a peu ensemencé, il n’avait pas de grain. Ce que son oncle lui a envoyé d’avoine de là-bas, il l’a donné aux chevaux, car on était à court de fourrage.
— A-t-il beaucoup rentré d’orge ?
— Je n’ai pas regardé dans sa grange, dit l’hôte en souriant, mais ma grange à moi, je ne la donnerais pas pour dix comme la sienne. Une partie de l’orge s’est vendue sur pied, une autre en gerbes... et ce qu’on a rentré, ça ne doit pas faire gros.
André était atterré. Ses pressentiments de tantôt étaient donc fondés. Il avoua au paysan le but de sa venue à Domanitzé. Celui-ci ne fut pas le moins du monde étonné.
— J’ai su tout de suite, rien qu’à la façon dont vous m’en avez parlé, que vous vous étiez laissé prendre... Vous n’êtes pas le premier... Il touche des arrhes de qui il peut... Il vend même ce qu’il n’a pas. Peu lui importe, à celui-là ! Pourvu qu’il ait de l’argent dans la main, le moyen de le rendre ne le tourmente pas.
— Quant à moi..., il me rendra mes arrhes et encore en double ; j’ai des témoins...
— Il reconnaîtra tout de suite sa dette, il ne niera pas, soyez-en sûr !
— Il faudra qu’il me dédommage de mes peines et qu’il me paie ma honte, car je ne me laisse pas duper, moi !
Et l’on voyait qu’il était résolu à engager la lutte pour ses dix florins, non seulement, avec M. Adouche, mais, au besoin, avec le monde entier.
— Et vous allez lui faire un procès ? Où ? Chez le maire ? Celui-ci a déjà dix fois maudit Adouche et les arrhes, dix fois je vous dis !... Il ne veut même plus en entendre parler. Et vous n’êtes pas seulement d’ici ! Qui est-ce qui prendra votre parti ?
André était vexé, furieux contre lui-même et en voulait à l’humanité entière de s’être laissé prendre. Mais l’hôtesse venait juste de poser sur la table un plat de pommes de terre recouvertes d’excellente choucroute grasse à point. On voyait que ce plat de fête avait été préparé exprès pour l’étranger. À la surface rougeoyaient des croûtons rôtis à point... La bouche d’André se remplit de salive. Et tous ces croûtons, Catherine les poussa justement devant lui, tellement elle voulait lui faire honneur. André était grand amateur de ce plat, qui est vraiment bon et s’appelle houiava. Il s’attabla et mangea avec un tel appétit que la blessure de son cœur se referma, au moins pour le temps que son estomac fut occupé. Il oublia Adouche et toutes les misères de ce monde. Il regardait dans le plat et, par ci par là, la jeune et fraîche patronne... ce qui le rassérénait. Quoi de meilleur qu’un bon plat et la vue de la jeunesse ?
En sortant de table, André poussa un profond soupir et prit le chemin du manoir.
Le village qu’il traversait s’étendait sur les bords d’un ruisseau. Ces bords variaient comme le temps d’avril. La volonté des habitants, ni celle de l’ingénieur cantonal n’y étaient pour rien, mais uniquement les caprices du ruisseau. Lorsqu’il a fait provision d’eau dans la montagne, il envahit le village tout entier. Il charrie du gravier, des rochers, de la terre, de petits sapins, des branchages, quoi, tout ce qu’il rencontre... Et il le dépose où il lui plaît. Ordinairement il le dépose précisément où cela répond le moins aux désirs des paysans. À la longue ceux-ci se sont habitués aux caprices de leur ruisseau et le laissent courir à sa guise.
C’est ainsi que peu à peu il a envahi toute la rue. Il est vrai qu’il ne coule qu’en filet, mais son lit peut s’élargir démesurément, comme le montrent le gravier et les pierres déposés par lui un peu partout.
Hors du village, André ne voyait rien qui ressemblât à un manoir. Il s’adressa à une femme qui prenait de l’eau au ruisseau et lui demanda où avait bien pu disparaître le manoir de M. Adouche.
— J’en suis, moi, fit la femme, qui était d’un certain âge, en prenant ses bidons. Chez qui allez-vous ?
— Chez Adouche.
— Monseigneur notre maître dort encore. Hier il a été à la foire et il en est revenu très tard, au petit piquant du jour.
— Mais ils sont partis assez tôt hier de Saint-Thomas. Il était avec sa femme.
— Oui, Madame notre maîtresse y était aussi, mais elle n’est pas encore revenue. Elle a dormi à Potochany, chez son père, où Monseigneur notre maître l’a accompagnée et en est revenu au matin. Mon mari doit aller chercher Madame après le dîner.
— Vous êtes de service ici avec votre mari ? Ce n’est pourtant pas ce boiteux-là ?
— Tout juste, acquiesça la femme. Nous ne sommes pas d’ici, mais de Potochany. Nous servions chez le père de Madame. Moi j’y suis née aussi et y ai grandi, et j’ai gardé notre Madame tant qu’elle fut enfant... Alors elle tenait à moi, notre Madame... Lorsqu’elle s’est mariée, elle a supplié son père jusqu’à ce qu’elle m’ait obtenue, moi et mon mari, pour l’accompagner. Alors je suis ici en service... — un soupir lui échappa. — Mais nous sommes payés par Monseigneur de Potochany...
— Vous avez de la peine à vous habituer ici ? dit André en lisant une certaine mélancolie sur sa figure.
La femme opina et regarda ouvertement André.
— Oh ! oui..., bien de la peine. Chacun tire du côté de son nid.
— Vous avez raison. Et certes vous ne vous trouvez pas trop bien ici, reprit André en l’observant.
La femme ne dit mot. Ils cheminèrent un long moment, puis elle reprit :
— Que faire ?... Où n’y a-t-il pas de misères... Mais nous y voici.
À ces mots André regarda, étonné, tout autour de lui. Nulle trace de manoir. Il y avait bien une cour, longue, large, et entourée d’une barrière démolie par endroits. Au delà, des champs couverts de neige dont la perspective s’achevait à l’horizon par une chaîne de montagnes d’un vert sombre saupoudré de neige fraîche. Point d’allée, ni ancienne, ni nouvelle. Et c’est peut-être pour cela qu’André trouve cette cour et ses alentours si déserts et si tristes. Les soi-disant communs témoignent de la décadence du domaine ; des toits affaiblis ploient sous le poids de la neige. Partout où l’œil se pose c’est la misère, les décombres, l’abandon... Le long du sentier le purin s’écoule dans le ruisseau. Sur la gauche, à hauteur d’homme, des murs se dressent : ce ne sont pas les ruines d’un vieux château, mais des parties d’une construction entreprise il y a quelques années, et arrêtée à la hauteur des fenêtres. De larges fondations montrent qu’une gentilhommière confortable devait s’élever là, — mais les murs abandonnés accusent le constructeur de n’avoir pas regardé dans son porte-monnaie.
— Qui bâtit cette maison ? demanda André à la servante.
— Feu le père de notre seigneur l’a commencée. La mort l’a empêché de l’achever : voici huit ans que les choses restent en cet état.
— Mais c’est que... tout va tomber en poussière ! Que de belles briques dorment là et se gâtent en pure perte ! Si du moins on avait mis dessus la moindre botte de paille !
La servante se tut.
— C’est de l’ouvrage de tsigane, acheva André. Et, à part soi, il soupira : — Où trouverais-je ici cent mesures d’orge ?
C’est ainsi qu’ils arrivèrent à une petite maison qui, de l’extérieur, paraissait assez gentille. Elle était très petite et pouvait contenir une chambre, un réduit et une cuisine.
— C’est ici que demeure votre maître ?
— Ici, dans la pièce de devant ; mon mari et moi dans celle de derrière, et voici le grenier.
Elle montrait un grand bâtiment de maçonnerie, dont le mur du fond était encore en bon état, mais dont la façade tombait en ruine. Les portes pendaient sur leurs gonds, sans serrure, sans ornement, n’ayant plus qu’un loquet de bois. Dans le jardin, au delà du grenier, s’élevaient des frênes vénérables à en juger par leur hauteur.
André ne pouvait pas se représenter comment, dans une pareille maisonnette, pouvaient trouver place deux familles, celle du seigneur et celle de son serviteur. Il entra par derrière. Une fenêtre, dont les vitres étaient partiellement remplacées par du papier, laissait apercevoir les objets épars à l’intérieur. Sur un gros bahut était assis Adam, celui-là même qui hier conduisait l’attelage de M. Adouche. Autour de lui la misère. Pour un si petit espace, il y en avait vraiment beaucoup.
André étant entré s’assit à côté de l’homme sur le bahut, car ailleurs il n’y avait point de place. Adam toisa l’hôte d’un regard et sourit d’un air entendu. Il se doutait de ce que l’autre venait chercher.
— Qu’est-ce que vous avez acheté à notre patron ?
André fut étonné de la question et demanda :
— Vous aurait-il déjà raconté quelque chose ?
— À quoi bon ! Je sais que vous avez acheté quelque chose, je vois à votre air que vous venez pour prendre livraison de la marchandise. Que vous a-t-il vendu ?
— De l’orge, répondit André.
Et devant cet homme estropié et loqueteux il rougit jusqu’aux oreilles. De honte il n’osait faire un mouvement.
— Et combien vous en a-t-il vendu ?
André sentit l’ironie et ne répondit pas.
— Dix ?... vingt mesures ? questionnait Adam avec un certain sourire. Mais plutôt vingt... car il ne fait pas les choses à moitié.
— Cent ! prononça André presque en chuchotant.
— Quoi ? Cent ?
Et Adam cessa de rire. Il regardait André avec compassion.
— Vous lui avez donné de fortes arrhes, très fortes, n’est-ce pas ?
Et il semblait attendre la réponse avec appréhension :
— Dix florins.
— Dieu soit loué ! exclama Adam, et le sourire lui revint aux lèvres. Vous avez de la chance qu’il ne vous ait pas soutiré davantage... Dix florins..., vous n’en mourrez pas ! Mais tout de même pourquoi les lui avoir donnés ? pourquoi, pourquoi ? Vous ne saviez donc pas que... que...
— Et est-ce que cela te regarde, Adam ! fit brusquement la femme. Chacun fait ce qu’il peut.
— C’est bien ça... On fait..., mais on ne trompe pas ainsi... Et que fait-il d’autre ? Ce pauvre homme-là devrait lui faire cadeau du cal de ses mains !
— Moi ? fit entendre André. Moi pas ! Comment ? Moi ?... S’il n’a pas d’orge, il me rendra mes arrhes au double...
— Ah ! oui, au double ! Soyez content si vous rentrez jamais dans vos fonds. Mais comment ? Dans la maison on n’a pas même un liard... Vous ne les toucherez pas facilement. Vous ne les compterez plus guère ! Faites une croix là-dessus.
André s’abîma dans de profondes réflexions. Il calculait combien il devait courir, souffrir de faim et de soif, que de fois se priver de sommeil, que de fatigues endurer pour gagner dix florins. Car chaque jour n’est pas comme celui d’hier. Que de fois il perd son temps et ses peines ! La vie d’un marchand n’est vraiment pas enviable, surtout chez nous, pays d’agriculture où le commerce a passé entre les mains d’une caste qui l’a dégradé et couvert d’ignominie. Et voici qu’il devait faire cadeau de son travail, de ses « cals sanglants » à un homme léger qui n’en retirait aucun profit, tout au plus quelques heures d’amusement. Ça lui paraît intolérable. L’indélicatesse et le manque de foi d’Adouche le blessent jusqu’au fond de l’âme. En ce moment-là il a comme un dégoût de la société humaine tout entière qui laisse piétiner ses lois par un homme léger, sans principe moral. Pourquoi ne s’en débarrasse-t-elle pas ? N’en a-t-elle pas les moyens ?
— Et quand est-ce qu’il se lèvera, votre beau seigneur ?
Adam remarqua le mépris que l’hôte mettait dans ce « votre », et cela le blessa. Il lui semblait qu’André le considérât comme un auxiliaire et un complice des tours de M. Adouche.
— Le mien ?... J’en ai un autre, moi. Le mien c’est Pototski, et c’est lui qui me paie. Celui-ci... j’aimerais lui...
— Et pourquoi alors êtes-vous chez lui ?
— Mais je vous le demande, moi ! C’est à celle-là qu’il faudrait tordre le cou, — et son geste désignait sa femme. C’est elle qui n’en démord pas. Les diables savent ce qui l’attire ici ? Et comment ne pas la suivre, puisqu’on le lui a promis devant l’autel ?
— Mais c’est la femme qui doit suivre son mari et non le mari sa femme, corrigea André.
— Oui, si au moins j’étais sous cette loi !... Car c’est elle qui m’a épousé, et pas moi elle. Eh ! si ce n’était pas le cas, je lui ferais voir l’air de Domanitzé ! Mais où aller se sauver, pauvre pécheur ? Tenez, j’ai failli perdre la jambe et je dois accepter... Et tout cela, à cause d’elle.
— Que faire ? se lamenta la femme. Comment abandonner ma maîtresse ?
— Si au moins elle valait quelque chose, reprit brusquement l’homme. Alors elle le rouerait de coups, ou bien elle l’attacherait à un pied de la table, ou bien elle l’ensorcellerait d’une manière quelconque. Elle ne supporterait pas ça. Mais quoi... elle n’est pas meilleure que lui, — encore pis !
— Oh ! va-t’en, vieux Lucifer boiteux... Le bon Dieu t’a déjà assez puni... Comment ne pas le supporter, puisque c’est son propre mari !
— C’est bien ça ! Il faut qu’elle le dorlote, qu’elle l’embrasse, que... que... Ah ! quelle honte ! riposta Adam furieux.
— Voyons, c’est avec toi qu’elle devrait le faire ? avec un gueux de ta sorte ? En quoi cela te regarde-t-il, hein ?
André abandonna le couple en querelle. Il était décidé à en finir d’un coup et tout de suite, d’une façon ou de l’autre. Sans prendre conseil et sans heurter, il entra dans la chambre du maître.
Dans la chambre du maître régnait encore un demi-jour. Les fenêtres givrées avaient leurs rideaux baissés. Un lit, pas défait, avec un berceau vide à côté ; sur le lit d’en face, M. Adouche dormait, à poings fermés. André le réveilla ; il fallut un long moment jusqu’à ce qu’Adouche se remît. Mais la voix forte et grave d’André dissipa bientôt son sommeil :
— Je suis venu chercher cette orge que je vous ai achetée à Podhradié. J’attendais que vous vous leviez... mais je ne puis attendre jusqu’à la nuit. Donnez les clefs et donnez-moi quelqu’un pour mesurer.
— C’est vous, ah ! ah ! Celui de chez Meier ? Je sais ! Eh bien, attendez, je me lève : il n’est pas question d’envoyer des étrangers dans un grenier.
— Dieu merci, nous ne sommes pas des voleurs, interrompit André furieux.
— Mais ce n’est pas vous, Dieu me garde !... Mais les domestiques, vous savez ce qu’ils sont de nos jours... On aurait tort d’avoir confiance en eux... Eva, Eva, cria-t-il depuis son lit... Entr’ouvrez donc un peu la porte !
— Elle n’entend pas, dit-il à André qui obéit aussitôt.
Eva entra, et Adouche, l’appelant, lui dit quelque chose à l’oreille. Eva écoutait mais ne bougeait pas.
— Mais va donc, Eva... tu sais, j’arrangerai tout. Ne crains rien.
Et il la regarda en clignant de l’œil, ce qui avait un drôle d’air puisqu’il venait de se plaindre de la domesticité.
— On m’a défendu, protestait la servante. Madame serait fâchée...
— Madame n’en saura rien. J’arrangerai ça. Tu vois, nous avons un hôte. Eh bien ! iras-tu donc ?
— On ne me donnera rien !
— Dis que c’est pour moi, et on te donnera.
— On ne donnera pas, car Monsieur le seigneur doit... Et le juif réclame aussi sa part. Et madame m’a défendu...
— Disparais de ma vue... Va-t’en... Lorsque je serai levé, je vous apprendrai à m’obéir, rustres... Devant des étrangers, faire une honte pareille à son maître !
Penaude, Eva se retira.
— Quelle impertinence ! Un pareil désordre dans sa maison ! Ne pouvoir se faire obéir même de sa servante !... Mais asseyez-vous donc, dit-il en se tournant vers son hôte. Je m’habille à l’instant... Là, asseyez-vous au tendre..., cela s’appelle un fauteuil...
André s’attendait à ce que M. Adouche fût abattu, embarrassé, ou bien qu’il niât tout. Au contraire, il était gai, allègre, poli, sans laisser percer aucun souci de la visite d’André. Cela fit bonne impression sur ce dernier, dont les craintes s’apaisèrent un peu. Il se reprit à espérer que tout n’était pas vrai de ce qu’il avait entendu dire. Il regarda le meuble que M. Adouche avait appelé un fauteuil, et lorsqu’il s’y fût casé à l’aise, il dit :
— Ça, c’est une chaise.
— Un peu chaise, mais pas tout à fait, expliquait M. Adouche. C’est un cadeau de mon oncle. Mon oncle est doyen de Khokholov : le frère de ma mère. Ceinture rouge... grande cure... un richard... C’est lui qui m’en a fait cadeau ; et, ma foi, il sait ce que c’est que d’être bien assis.
— Pour nous paysans, c’est tout un... Là où l’on est fatigué on se repose, même sur un rocher, pourvu qu’on ait la paix.
— Mais cette vieille couveuse n’est donc pas allée ?... Vous ne l’avez pas vue, n’est-ce pas, passer sous les fenêtres... cette... cette... Je l’envoyais chercher un déjeuner.
— Moi, je sors de déjeuner.
— Ça ne fait pas de mal de recommencer. Sans déjeuner je ne saurais faire un pas. Je m’y suis habitué lorsque j’étais au militaire. J’ai fait trois ans de service dans les hussards. Le colonel, c’était mon oncle, aussi un Domanitzki, mais un baron. J’allais souvent chez lui. Il avait une fille. C’était une jolie gamine... — Adouche claqua la langue et remua le pouce de son pied posé à terre. — À peine ai-je quitté l’escadron, il m’a nommé officier... cela parce que nous étions parents.
— Mais pourquoi vous habilleriez-vous ? moi je suis pressé, insistait André, voyant que M. Adouche restait sur son séant tel qu’il s’était levé.
— Comment donc, tout de suite, fit M. Adouche avec empressement, sans toutefois activer.
Il inspectait les boutons de son pantalon.
— Ils tombent facilement, quelle chance d’avoir quelqu’un pour les coudre. Mais tant que j’étais garçon... j’étais un fameux bourreau d’habits. J’avais un « attila » avec des boutons d’or... gros comme des têtes d’enfants, pardieu..., et je les ai perdus tous, là, jusqu’au dernier... L’oncle me l’a fait réparer... ce doyen... lorsque je me suis marié. Un fameux gaillard, cet oncle, répétait-il en souriant de plaisir. Il me dit : Marie-toi mon fils..., ne reste pas garçon... La Bible même dit : se marient ceux qui peuvent... Mais comment, mon oncle, dis-je, comment aimerai-je la Jofka dans une maison vide ? De la sorte, ce vieux manant — mon beau-père — ne me la donnera pas... Car je n’ai rien. Vous savez que mon père n’a laissé ici que ces murs commencés. — Je sais, mon fils, je sais, dit-il, le bon Dieu aidera. Ce que moi j’ai, à qui cela restera-t-il donc ? À personne d’autre qu’à toi... On m’appelle au chapitre, mais moi, je n’en veux rien. Je sais que tu as besoin... je te léguerai tout. Et d’un bahut il a sorti des papiers... un monceau d’obligations.
Et M. Adouche ouvrait les bras comme si on l’avait crucifié.
— Cela, a-t-il dit, sera tout pour toi... Donc ce sera pour moi ! Mon père a épousé sa sœur qui n’a rien apporté dans le ménage, que ce soit alors l’oncle qui le revaille...
— J’aime mieux attendre dehors ! gémit André qui se préparait à sortir voyant que M. Adouche n’aurait pas fini de s’habiller avant midi.
— Non, ne vous en allez pas, car je vais me rendormir ici. Attendez ! Lorsque j’étais dans les dragons...
— Dans les hussards, corrigea André.
— Ah ! c’est vrai... c’est bien dans les dragons que j’étais... Quels hussards ! C’est bien dragons que je voulais dire... Culottes rouges, un peu larges, entrées dans les bottes. Un bel uniforme... Une fois je me suis oublié à dormir... Tout à coup arrive l’ordonnance : — Monsieur le sergent, ceci et ça... Aïe !... je saute comme si le tonnerre avait éclaté... En une minute j’étais prêt.
— Si au moins vous l’étiez maintenant.
— Je saurais bien aussi jeter vite mes habits sur moi, si je savais que le déjeuner arrive ; mais cette malheureuse baratte d’Eva... Lorsque je passe la nuit chez mon oncle de Khokholov, il fait encore nuit que je suis déjà sur pied... Sur la crédence, il y a de la « slivovitza[3] ». C’est un ami de Srième, l’archevêque, je crois, qui lui en envoie de la fameuse... L’an passé il en a reçu un tonnelet et, à moi, il m’en a donné trois bouteilles... Deux sont déjà expédiées, la troisième est restée pour les hôtes... Je les tenais là, sous la cheminée, pour les avoir à portée... Un matou en sautant a cassé la bouteille... Pan !... toute la slivovitza à terre... Quatre semaines durant nous en avons été embaumés... Sans ce matou, nous en aurions en ce moment ! Et c’en est une de slivovitza ! Contre la lumière, comme de l’or ! Et dans le gosier, de l’huile ! Celle du juif d’ici gratte. Celle-là oint : on ne l’entend même pas, schloups ! et elle est déjà dans l’estomac ! Elle s’y met au large comme un brasier dans l’âtre, elle chauffe, elle se promène dans les veines, et la plus petite, la plus éloignée de ces veines sautille d’aise et crie : Encore un petit verre ! encore un ! Ha ! lorsque j’y pense !... Et songez donc, mon oncle ne la boit pas ! Croiriez-vous, tout est pour les hôtes. Quels que soient ses hôtes, c’est encore à moi-même que j’en accorderais le plus volontiers... Eh ! si elle était ici ; sous cette cheminée !...
Il regarda André et, s’apercevant que celui-ci ne l’écoutait pas, mais examinait un tableau à la muraille, il s’approcha de lui, un pied chaussé, l’autre nu.
— Il est déjà mort, après avoir été le chef de l’Église. Et vous, êtes-vous de notre religion, êtes-vous catholique ?
André acquiesça.
— C’est le Saint-Père Pie XIII. — Maintenant le Saint-Père s’appelle Léon IX. Il loge à Rome au Vatican... ce n’est rien du tout, rien qu’un manoir quelconque..., pas neuf du tout... J’y ai aussi été... L’oncle m’y a conduit lorsqu’il y a mené un pèlerinage... Il est situé sur sept collines... Et lorsqu’il dit la messe ce n’est pas des gamins qui le servent, mais des évêques... Hé ! Ça vaut la peine d’être vu !... Ce tableau-ci, c’est l’oncle de Khokholov qui me l’a donné... Joli, n’est-ce pas ? Mais il a aussi une jolie cure, celui-là, pas vrai ? Vous avez déjà été chez lui...
Et, comme la réponse ne venait pas :
— ... Encore qu’elle ne puisse pas se comparer avec Rome... Vous savez, une cure à Rome ou à Khokholov, il y a tout de même une petite différence.
André était abasourdi par le flot de paroles du maître du lieu. Ses pensées et son esprit se reposaient comme aux grandes fêtes chômées. Toutefois il se sentait mal à l’aise.
— Je ne puis plus entendre tout ça, fit-il à M. Adouche.
André s’attendait à ce que M. Adouche piquât une colère ou cessât de parler. Mais son espoir fut déçu. M. Adouche sourit et hocha la tête.
— Je ne vous comprends que trop bien, car il y a des gens vraiment très impatients au monde. Mais pour ce qui est de moi, je n’en suis pas... Mon oncle me dit souvent : Mon fils, tu aurais dû aller au séminaire. Et, en effet, on m’a mis au séminaire, lorsque j’ai achevé la 5me latine. L’oncle a passé chez l’évêque. L’évêque lit le certificat, me regarde, et dit : Le garçon me plaît ; nous le tiendrons quitte de sa 6me. Qu’il endosse donc tout de suite la soutane... Et je m’y trouvais bien. J’étais prêt d’achever. J’arrive pour les dernières vacances à la maison et je vois Jofka Pototska. Vous savez, le sang ce n’est pas de l’eau... J’étais saisi de pitié pour ma jolie jeunesse. Jofka était dans sa seizième année, une jeune fille accomplie... Alors j’ai posé la soutane et je suis devenu propriétaire. Mieux vaut la pauvreté et l’amour... vous savez, cela passe avant tout. Et, maintenant, je vais vous montrer mon bien.
André se réjouit de sortir dans la cour et d’en venir à l’orge. Du corridor, il jeta un coup d’œil dans la cuisine, qui était étroite et obscure. Eva se tenait près du foyer, entourée des poules et du coq. Les bêtes ayant probablement froid s’étaient faufilées dans la maison.
— Ça, c’est la cuisine... Ça peut passer pour quelque temps, expliquait M. Adouche, en le conduisant dehors. Cette maison-ci ce n’est que ma métairie ; je suis en somme logé chez mon cocher. On aura un autre appartement là-bas — il désigna les ruines — lorsque j’aurai achevé le château. Quatre pièces... Là on pourra mettre un autre mobilier que dans cette tanière. Une cuisine avec un potager et une chaudière à lessive ; une cave sous toute la maison : d’un côté pour le vin, de l’autre pour les pommes de terre et les légumes. Car le vin n’aime guère le voisinage des pommes de terre : il y prend cette drôle d’odeur et se gâte. Ah ! ce sera une maison réussie. Lorsque vous m’y ferez visite...
— Et quand sera-ce ?
— Lorsque je l’aurai achevée.
— Dans combien d’années ? Vivrai-je encore ?
— Eh ! ce serait du joli ! J’ai déjà le matériel tout prêt. Là, sous la colline, j’ai déjà de la terre excellente... J’en ferai cuire des briques... Du bois, j’en ai assez, à quoi me servirait la forêt ! J’ai aussi le contrat avec les maçons. Ils se tiennent tout prêts. Seulement je n’ai pas d’argent, vous savez, de l’argent de trop. Mais on en aura aussi... quand le bon Dieu rappellera l’oncle...
Il dit cela avec une telle naïveté qu’André lui-même ne lui reprochait pas ce désir impie. Adouche le menait au milieu de la cour d’où l’on avait la vue libre de tous les côtés.
— Tout ce que vous voyez là est à moi. Beaucoup de choses en désordre. Il faut des réparations, mais cela je le laisse pour plus tard. « D’abord la maison, la cour ensuite », comme dit le proverbe. Cette barrière disparaîtra. Je ferai mettre tout autour des lattes de fer, avec des pointes. Domanitzé est plein de voleurs — qu’ils s’embrochent sur ma barrière. Le long des lattes il y aura une haie vive en acacias. Lorsque l’acacia est en fleurs, ça vous est un parfum ! Lorsque nous campions à Temesvar, les acacias étaient justement en fleurs ; les abeilles y tournoyaient par essaims. J’en aurai aussi, moi. Elles ne donnent presque point d’ouvrage et le miel se trouve tout fait. Le rucher, je l’installerai ici près de la barrière, derrière le manoir. Je planterai une petite forêt autour parce que les abeilles n’aiment pas le vacarme. Cette cour, je la partagerai en deux, par un mur qui ira jusqu’au ruisseau. De ce côté du mur il y aura le manoir et pour y aller une allée sablée... Du sable, j’en ai déjà en vue, du parfait, blanc comme de la farine... Cette allée ne sera que pour les calèches... Au delà du mur se trouveront la ferme, le grenier, les écuries, les vergers... Le ruisseau devra être régularisé... Sur ses bords je ferai un parc rien qu’en saules. Mais ce ne sera pas des nôtres de saules..., ce sera des saules pleureurs... Ceux-là poussent dans les pays exotiques. Leurs branches pendent jusqu’à terre, c’est pour cela qu’ils s’appellent pleureurs... Chez l’oncle, à Khokholov, il en pousse un. Mais ceux d’ici seront bien plus grands. Comment donc ! Oh ! bien plus grands !... C’est le sol qui leur convient. Devant le manoir, un jardin, mais rien que de fleurs. Les légumes, les choux, tout cela ira derrière. À peine la maison achevée, je planterai deux bouleaux devant les fenêtres... Ce sera un souvenir de moi à mon fils et à mes petits-enfants. Qu’ils voient que je me suis préoccupé d’eux. Les bouleaux, je les ai déjà aperçus au bois : jolis comme des bougies, et larges comme moi dans ma ceinture. Un arbre de ces dimensions-là est facile à transplanter, pour celui qui s’y connaît : après, je vous montrerai aussi comment on s’y prend... Et alors tout aura un bien autre air ! Le purin ne coulera plus à travers la cour.
Et M. Adouche était tout ravi du paradis futur dont l’image s’évoquait si vive dans sa tête.
— Allons voir les écuries, trancha André d’une voix qui coupa court au développement des plans.
La froideur et le ton de cette voix rappelèrent M. Adouche à la réalité qui boitait loin, loin derrière l’esquisse de ses projets...
— Bon, acquiesça M. Adouche en ouvrant la porte de l’étable. Le bétail, je n’en garde pas beaucoup pour l’hiver. Il ne paraît pas être à son prix. Je préfère vendre le fourrage qui me reste avant le printemps. Voici la petite vache, elle est toute jeune et me suffit. Il n’y a que ma femme qui tienne au café au lait. Moi, je n’aime pas ça. Cette petite vache, c’est ma femme qui l’a eue ; l’oncle de Khokholov m’en offrait aussi une, mais je n’en veux pas, et, — avec un sourire finaud, — elle ne m’échappera tout de même pas, me suis-je dit... alors qu’il me la donne une fois l’hiver passé... Vous comprenez, je spécule ainsi pour avoir et la vache et le prix du fourrage. N’est-ce pas bien, ça ?
— Une vache un peu maigre, observa André sans écouter le seigneur.
— C’est sa race. Bourrez-la même de biscuits, elle n’engraissera jamais. Mais ce qu’elle donne : vingt-deux demi-litres par jour, je dis vingt-deux demi-litres. Le croiriez-vous ? Et du lait épais, c’est à peine si on peut le traire. Il se met en beurre le temps d’un Notre Père : cinq livres de beurre d’une seule battue. Elle vaut son pesant d’or, ma petite vache !
— Et pourquoi n’y a-t-il pas de plancher ? Cela fait beaucoup de mal au bétail de rester dans l’humidité.
— Oh ! pas ici. Ici ça s’écoule. Regardez ce ruisseau, il va tout droit à la rivière. Et même s’il y avait un peu d’humidité : le bétail n’est-il pas souvent à la belle étoile, sous la pluie et la neige ? C’est que cette écurie a aussi eu son parquet... Mais quoi : une des vaches a sauté et s’est cassé les reins. Une bête merveilleuse : rien que pour la viande on m’a donné quatre-vingts florins... J’en ai acheté une seconde : elle se casse une jambe. Je pique une colère. Attends, me dis-je, je m’en vais vous montrer ! Et je fais arracher le plancher. Maintenant celle-ci peut sauter tant qu’elle voudra, je ne crains pas qu’elle s’abîme. La nouvelle écurie, je la ferai couler en ciment. Le ciment dure des siècles, alors que les parquets il faut les renouveler tous les cinq ou six ans. Quel profit du coup ! Il ne s’agit que de tout prévoir : un idiot ne sait pas combien lui coûte sa bêtise, — sourit M. Adouche, en conduisant l’hôte à l’écurie voisine. — Ça, c’est l’écurie.
— Également sans plancher ? Sans doute un cheval s’y est aussi cassé les reins ?
Sans faire mine de comprendre l’ironie, M. Adouche répondit gravement :
— Ah ! non, mais il y a une autre raison. Voyez comme elle est basse, même sans plancher ? Je ne pourrais pas y tenir des chevaux de taille. Comment les y loger ?
— Et ceux de Dounaïetz ?
— Lesquels ?
— Dont vous parliez à Podhradié.
M. Adouche fouilla des yeux toute l’écurie pour chercher une réponse :
— Ah ! ceux-là ! J’ai dû les vendre. Ils ne passaient pas par la porte. Et, pour le moment, je ne saurais qu’en faire. Ces gros-là mangent trop. Dans quelques années, je ne dis pas.
— Dans combien ?
— Ça, Dieu le sait, pas nous. Mais une fois ça arrivera. Tout le monde doit mourir et l’oncle de Khokholov aussi...
— Vous êtes bien impatient de cette mort ! s’écria André avec épouvante, en regardant M. Adouche sévèrement.
Celui-ci, très à l’aise, souriait en tournant autour de son pouce droit une grosse clef.
— Pourquoi impatient ? Elle viendra à son heure. Je ne puis ni allonger ni raccourcir la vie. Et pourquoi lui souhaiterais-je la mort ? Parce qu’il doit me léguer quelque chose ? Je serais un gros sot, car il me léguera bien plus s’il vit encore vingt ans que s’il mourait aujourd’hui. Mais aujourd’hui ou dans vingt ans, sa fortune ne m’échappera pas. Que le bon Dieu nous le garde seulement !
— Et si c’est vous qui partiez avant lui ?
— Cela peut aussi arriver, mais il est plus vraisemblable qu’il sera le premier. Je ne lui souhaite pas la mort, ne le croyez pas.
André se taisait, n’écoutant plus.
— Mais qu’est-ce que nous faisons à traîner ici dans les écuries.
Et M. Adouche le saisit par l’épaule.
— Allons chez le juif !
— Je n’ai pas le temps. Réglons d’abord notre orge.
— Il sera assez temps après-midi. Allons d’abord nous rafraîchir.
— D’abord faire ce qui nous attend, et seulement après l’auberge et la distraction. Allons au grenier !
— Puisque vous ne voulez pas aller chez le juif, moi je ne vais pas au grenier. Pourquoi ne voulez-vous pas ? Craignez-vous que je n’aie pas de quoi vous traiter ? fit M. Adouche offensé.
— Craindre ? je ne crains rien du tout. Mais le travail, c’est le travail.
— Vous n’allez pourtant pas me faire cet affront-là !
Une véritable contestation s’établit entre eux. André devait raidir toutes ses forces pour résister aux tentations de M. Adouche et pour, enfin, triompher.
— Puisque c’est non, alors regardons encore le reste des dépendances ! décida M. Adouche, ramadoué, mais tout de même avec un petit nuage sur le front.
— Nous avons déjà assez vu, se défendait André.
— Mais pas tout.
Et il le tirait vers un hangar où se trouvait un peu de bois, à peine de quoi aller jusqu’à Noël. Un char démoli dont l’essieu de derrière avait une roue plus grande que l’autre, ce à quoi M. Adouche rendit André attentif :
— Tenez, vous ne devineriez guère pourquoi ces roues sont inégales ?
André sourit.
— Pourquoi ? Lorsqu’une roue s’est cassée, on en a pris une d’un autre char qui les avait plus grandes ou plus petites.
— Je disais bien que vous ne devineriez pas ! s’écria M. Adouche avec gaîté. Lorsque j’ai commencé à tenir mes terres, dix fois et plus notre char s’est renversé avec du foin ou du blé. Une fois il a écrasé la jambe d’Adam et l’a éclopé pour l’éternelle des éternités... Dois-je souffrir ça, moi ? Aussitôt de faire faire cette roue plus haute et la fais mettre à l’essieu de derrière. Lorsque nous descendons une pente, la roue haute est du côté bas. Depuis lors je n’ai plus jamais versé ! Je m’étonne que cette idée ne soit jamais venue à nos paysans. Chose très simple ; il suffisait de la trouver. Ici nous avons une charrue, un peu vieille, mais excellente.
— Le soc est usé, il en faudrait mettre un neuf, dit André.
— C’est un soc prodigieux. Cette charrue, mon grand-père l’avait déjà. J’ai voulu la jeter, mais l’oncle de Khokholov m’a fait cadeau d’un versoir neuf. Je commence à labourer,... des sillons jusqu’à la ceinture ! avec des cailloux comme des boucs vautrés. Je sème du blé. Il ne lève qu’ici et là. Le champ entier n’est que mauvaise herbe, et là où il y a des épis un chat pourrait les couvrir avec sa patte... J’ai mis de côté le beau versoir et en suis revenu à la charrue de mes aïeux. Et que se passa-t-il ? Une récolte miraculeuse, et dans la même emblavure, de l’orge comme un mur. Le fameux versoir, je l’ai aussitôt revendu au forgeron et en suis resté à cette charrue. Ainsi, voyez-vous, toutes les nouveautés ne sont pas bonnes : on doit essayer, retenir ce qui est bon, et ne pas introduire des innovations à tour de bras...
Ils arrivèrent ainsi à la grange, dont André ouvrit la porte. Beaucoup de planches en étaient arrachées.
— Là, vous n’avez pas grand’chose à inspecter, laissa entendre M. Adouche. C’est une vieille grange, tout au plus bonne à faire du feu.
— Il y faudrait beaucoup de réparations.
— À quoi bon réparer ? L’an prochain j’en bâtis une neuve. Celle-ci je n’y ferai pas même toucher.
— Elle attend aussi l’oncle de Khokholov ?
— Gratuitement personne ne me la construira !
André jeta un coup d’œil dans le couloir à blé et recula avec stupeur : il était presque vide. Dans l’autre compartiment, il y avait quelque peu de trèfle et de foin, mais c’était un véritable marécage.
— Et où est... l’orge ?
— L’orge ? Comment pourrais-je la tenir dans une pareille bâtisse ? J’ai demandé à mes voisins qui m’ont tous prêté de la place dans leurs granges. Ils ne demandent point de location. Lorsqu’on bat le blé, c’est tantôt une de leurs poules, tantôt une de leurs oies qui s’engraisse chez moi, et souvent je leur cède aussi la balle. Mais j’espère tout de même que ce vagabondage dans les granges étrangères ne durera pas toujours. Dans la nouvelle, les séparations seront toutes en ciment. Les planches et les poutres pourrissent facilement et les souris y foisonnent. Le ciment les arrêtera.
— Bienheureuse la maison où même une souris trouve de quoi manger.
— Eh bien ! moi, j’aime mieux engraisser des cochons que des souris !
Ils revenaient ainsi vers la maisonnette, M. Adouche évitant anxieusement le grenier. Plusieurs fois ils avaient passé à côté sans jamais y entrer. Enfin voyant qu’il ne pouvait plus y échapper, il mena André là où se devaient réaliser les espérances de notre marchand. Après avoir tiré le loquet de bois, André entra le premier.
— Mais c’est que — c’est qu’il y avait ici des moutons ! s’écria-t-il en voyant à terre des preuves évidentes qu’il y avait bien eu là des moutons et nullement de l’orge ou des ducats.
— Des moutons, c’est bien ça ! reconnut Adouche avec calme. J’ai, en été, deux à trois cents brebis... on en a un grand profit : du fromage, deux fois de la laine et la terre s’engraisse à merveille dans leur enclos[4].
— Et pour l’hiver, vous n’en gardez point ?
— À quoi bon ? elles tombent de la poitrine, du tournis. Cela ne vaut pas la peine. Au printemps je les retrouve à bon marché...
— Et, où tenez-vous votre orge ? demanda André en fixant Adouche.
Les joues de M. Adouche s’empourprèrent légèrement, et ses yeux se mirent à voltiger tout au travers de la cour.
— L’orge ? Je vous ai bien dit : dans la grange du voisin.
— Et l’avoine ?
— Ah ! l’avoine ? sourit-il agréablement. Ce n’est pas malin de s’en débarrasser de l’avoine... Faudrait-il la laisser là, sous la dent des souris ? Je préfère la mener chez Weiss à Saint-Thomas. Qu’avez-vous à vous étonner ? Ici elle ne s’augmenterait plus, bien au contraire. L’an passé je l’ai gardée ici, les souris en ont haché plus de dix mesures... Si je l’avais vendue dès l’automne, j’en aurais eu trois fois vingt, soixante florins... Avec cet argent j’en aurais regagné en hiver d’autres soixante... cela fait cent vingt... Je n’ai pas à craindre l’incendie, je suis tranquille, — cette peur je n’en voudrais pas pour quatre-vingts florins — cela fait en tout deux cents florins. L’an passé et cette année-ci j’ai fait mes écoles. J’ai donc vendu cette orge dès l’automne et je suis un propriétaire plus riche de deux cents florins.
Il racontait cela avec un tel sourire, que ce profit de deux cents florins, on le lisait vraiment sur sa figure. Cependant André ne goûtait guère cette joie, et une mauvaise humeur obscurcissait son front.
— Il paraît donc que je suis venu en vain.
— Hm ! je regrette ! mais « les absents ont tort. » Je vous attendais tout de suite après la foire de Saint-André... J’attendis un jour, deux, trois jours... Vous ne veniez pas, ni aucune lettre de vous : j’ai mené l’orge chez Weiss.
— Mais vous avez accepté de moi les arrhes.
— Je ne nie pas, je les ai acceptées.
— Alors vous me donnerez cent mesures d’orge.
— Et où les prendrais-je ? Elles sont déjà vendues.
— Alors vous rendrez les arrhes à double.
— Cela, oui, sans autre, et même si je devais vendre les chevaux. Si je voulais, je pourrais vous abandonner même ces bottes, car elles me sont beaucoup trop grandes. Mais vous n’êtes pas venu le lendemain, vous n’avez pas tenu parole : les arrhes sont périmées. Allez dans quel pays que ce soit sous le soleil : entre marchands vous trouverez partout les mêmes lois ; la première dit : Qui manque à sa parole en subit les conséquences. Et ici qui est-ce qui a manqué à la parole le premier ? Vous devez perdre vos arrhes !
La figure de M. Adouche se faisait sévère comme celle d’un sénateur romain.
— Mais, dites-moi — et ici une expression de douceur ineffable et de bonté se répandit sur ses traits — où est-ce que nous en arriverions, nous autres propriétaires qui sommes continuellement en compte avec Dieu, contre lequel, s’il ne bénit pas nos travaux, nous ne trouvons aucun recours supérieur, de la grâce ou de la disgrâce de qui nous dépendons, où en arriverions-nous, dis-je, si nous commencions à nous quereller à coups de lois de marchands ? Non, nous ne faisons pas cela. Nous avons d’autres règles, et celles-là c’est la conscience qui nous les dicte. À moi, la conscience me dit : Tu as accepté dix florins, alors rends-les... Et je vous les rendrais intacts, tels que je les ai acceptés, c’est-à-dire pas précisément tels. Vous m’avez donné un vieux papier fripé, recollé, nulle part on n’a voulu l’accepter et j’y ai perdu dix kreutzers neufs. Pour ce vilain billet, je vous en donnerai un beau, neuf, indemne — tel qu’il sort de presse. Évidemment pas aujourd’hui, car je ne l’ai pas sous la main,... mais lorsque l’oncle de Khokholov...
— Laissez-moi la paix avec votre oncle. J’ai donné de l’argent, à vous, et pas à votre oncle, interrompit sèchement André.
— J’aimerais vous le donner, de grand cœur, mais je ne l’ai pas ! Voyez-vous, je vais vous confier, comme à mon propre père, mon malheur. J’avais signé une lettre de change à un ami. Il a tout perdu et c’est moi qui en ai pâti. J’ai versé net cinq cents florins. Weiss me les a prêtés. Voici à quoi est allé mon orge et mon avoine de Sibérie. Casquer cinq cents florins pour un autre ! Et vous voyez, je ne me fâche pas, tandis que vous, vous m’étoufferiez pour dix misérables florins.
— Si, du moins, c’était vrai ; mais vous n’aviez pas une paille de blé lorsque vous me vendiez votre orge, vous m’avez trompé. J’ai des témoins que vous n’avez rien, que vous aviez vendu le peu que vous aviez sur pied et en javelles.
— Ce n’était qu’un truc, sourit Adouche mystérieusement. On a dit à ma femme que j’ai tout vendu sur pied, mais ce n’était pas pour de bon. J’ai rendu l’argent en sous-main, j’ai fait battre l’orge en silence, ainsi que l’avoine et je l’ai vendu en cachette.
— Et pourquoi toutes ces cachettes ?
— Ma femme ne savait pas que j’avais signé. Et je craignais de le lui dire. Une fois, j’avais été obligé de lui jurer que je ne signerais jamais pour personne. Mais les promesses, ça vaut des trognons de choux. On a bu, les camarades vous poussent à toutes sortes de choses. Voilà pourquoi j’ai agi en cachette.
— Ah ! maintenant je te tiens ! pensa André. Et, tout réjoui : — Bon ! je vais dire tout ça à votre dame si vous ne me rendez pas mes arrhes à double !
— Faites-le, elle le sait déjà ; mais cela ne lui fera pas de mal, si vous le lui dites, vous aussi... Hier j’ai été obligé moi-même de le lui avouer. Elle s’est fâchée et c’est pour ça qu’elle est aujourd’hui à Pototschany. Mais peut-être se réconciliera-t-elle de nouveau.
— Tout cela n’est pas vrai, cria André. Vous n’avez pas vendu de l’orge à personne, vous n’en aviez même pas.
— Et si je vous cite des témoins que j’en ai eu ?
— Lesquels ?
— Weiss à Saint-Thomas. Allez voir chez lui s’il ne le confirme pas.
— Pourquoi y aller ? Weiss tiendra votre parti parce que je suis brouillé avec lui. Et puis cela ne me regarde pas. J’accepte vos dix florins, mais vous me les rendrez tout de suite.
— Mais je ne les ai pas !
André n’avait jamais été aussi furieux. Il savait qu’il était dupé et ne pouvait se venger. Toutes ses armes lui faisaient défaut contre cet homme enduit de tous les onguents. Pourtant il lui vint à l’esprit quelque chose qui ne raterait pas.
— Alors, vous ne me donnez pas les dix florins ?
— Si, si, je les donne, mais pas aujourd’hui.
— Bon, je vais à Khokholov, et je dirai tout à votre oncle.
L’effet de ces paroles sur Adouche fut extraordinaire.
Illuminé de joie, il bondit vers André et lui saisit la main :
— Vraiment ?... Cela aurait dû tout de suite me venir à l’esprit. Allez, racontez-lui toute ma misère, et ne craignez pas de bien me noircir. De moi, il ne veut pas croire où j’en suis. Vous qu’il connaît, il vous croira certainement. Et savez-vous quoi ? ajouta-t-il en se penchant contre son oreille : Dites-lui que vous m’avez donné cinquante florins d’arrhes. Il vous les rendra. Vous en retiendrez tout de suite vingt, ce seront les arrhes à double, et vous m’en remettrez trente. Et écoutez : ces trente... vous pourriez me les donner tout de suite, car j’en ai besoin comme d’un morceau de sel. Après-demain je dois assister à un baptême et on ne trouverait pas un kreutzer dans la maison...
André fit trois croix sur ses dix florins.
Sans prendre congé d’Adouche, André quitta la maison, endolori. Jamais chose semblable ne lui était arrivée. Il n’aurait même pas cru que de pareilles gens existassent sous la voûte des cieux, et s’étonnait que le soleil pût éclairer et la pluie arroser également ceux-là et les autres.
— Ne vous l’avais-je pas dit ? fut la première chose qu’il entendit de maître Jouro, lorsqu’il lui eût tout raconté. Vous ne trouveriez pas un maire par lequel il se laisserait prendre. Pas même un juif ne peut le jouer. Il a plus d’esprit que tous les avocats. Le diable lui dicte...
— N’en parlons plus, fit André d’un geste de main. J’ai perdu mes dix florins, et j’ai eu de la colère pour cent. Qu’il les garde ! Moi, je n’aurai plus jamais rien à voir avec lui.
— Vous avez raison, Janitschko, approuva Catherine, ou bien n’est-ce pas là votre honorable nom ? reprit-elle aussitôt.
— André.
— Mais oui, mon cher André, le bon Dieu vous revaudra ça une autre fois. Ce qu’on a par mensonge ne trouve pas bénédiction. Je l’ai toujours dit et feue ma vieille mère — Dieu la sauve ! — le disait aussi. À quoi tout cela sert-il quand on tombe malade ou qu’une autre croix vous arrive ?
— En effet ! À la garde de Dieu ! répondit André un peu calmé.
Et il fit plus que de se calmer. Il éprouva une certaine fierté à souffrir injustement. Ce sentiment, il ne l’avait, à vrai dire, encore jamais connu. Soit qu’il endurât là son premier revers, soit qu’il eût trouvé de bonnes gens qui savaient de ce revers lui faire une source de bonheur, il sentit, en s’en revenant chez la fermière, qu’il est doux même de souffrir. En outre il trouva un autre dédommagement. Pendant qu’il se torturait chez ce mécréant d’Adouche pour ses dix florins, elle avait préparé des pâtes appétissantes, en farine de froment s’il vous plaît. Ainsi nous les revoyons attablés lui, le fermier et sa jolie femme. Il n’a accepté l’invitation — malgré leur vive opposition — qu’après avoir fait venir une bouteille de vin sur la table.
Après le dîner, ils causèrent longtemps, accoudés. Les pensées d’André avaient cessé de rôder autour d’Adouche et s’étaient orientées du côté de la fermière.
— Mais comment vais-je pouvoir reprendre ma revanche ? s’écria-t-il ému. Vous m’avez donné le gîte et voici encore un festin !
— Un fameux festin, fit Jourâgne. Si du moins on avait quelque chose de meilleur, mais chez un pauvre paysan. On est content d’avoir de quoi manger.
— Comment, pas un festin ? Et cette confiance ! continua André dont les sentiments s’avivaient à mesure que diminuait la bouteille. Si au moins je savais ce que je pourrais bien vous... comment dirai-je ?
— Eh ! je sais, fit la femme, en appuyant son menton dans sa main et en le regardant dans le blanc des yeux.
André s’aperçut alors seulement que c’étaient des yeux comme du lin en fleur et dont on se défend difficilement.
— Ma quenouille s’est cassée, ajouta-t-elle en souriant.
— Eh ! va donc, vieille enjôleuse. Te faut-il une quenouille ? Je taille un petit pieu, je l’ajuste, et voilà ton fuseau ! interrompit avec brusquerie le mari.
— Je ne te demande rien. Autrefois tu aurais...
— Je tenais tant à toi...
— Et qui est-ce qui se serait cassé le cou pour m’obtenir ? Et qui est-ce qui a écrit ces longues lettres de la caserne ? Maintenant il nierait tout... cet homme !....
— Si seulement le canon m’avait emporté cette main, plutôt que d’écrire à une pareille... une pareille sorcière ! Mais j’y ai appris à écrire. Qu’avais-je d’autre à faire ?
En dépit de ses mots autoritaires, son regard disait tout le contraire.
Et André se sentait rajeuni entre eux deux. Rajeuni, car il voyait bien qu’ils s’aimaient encore, que le monde et la vie n’étaient pas parvenus à faner la seule fleur de leur vie et à la jeter au four. Il se rappela le temps, depuis longtemps passé, où lui-même avec sa défunte s’attablaient ainsi et où ils se chicanaient à chaque mot que, dans des moments d’abandon, l’amour leur mettait aux lèvres...
Entra un hôte inattendu. L’Adam du manoir.
Sans préambule, il se tourna vers André :
— Voyez-vous, je vous l’avais bien dit...
— Laissez-moi donc la paix. Qu’il les garde !
— Non, pas ça ! C’est encore dommage pour dix florins. Moi, pour cet argent-là, je dois servir seize semaines. J’aurais un conseil à vous donner. Puisque vous achetez, comme ça, tout au monde, achetez les frênes de chez nous.
Dans l’âme d’André tout bascula. Le marchand l’emporta. Ce n’est que maintenant qu’il se rappelait le groupe des frênes derrière le grenier — et il s’étonnait qu’ils lui soient ainsi sortis de l’esprit.
Il se leva aussitôt et à Adam, qui l’accompagnait :
— Ne venez pas, le maître saurait tout de suite que le conseil est venu de vous et il vous mettrait à la porte...
— Dieu veuille que vous ne vous trompiez pas. Dieu veuille que vous ayez prononcé une parole prophétique. Je ne désire que ça. Rentrer dans mes Pototschany, fuir cet exil. Tâchez surtout de bien me noircir...
Adouche ne s’étonna pas peu de voir l’hôte désagréable revenir avec Adam et sortit à leur rencontre.
— Me revoici. Je n’exige pas les dix florins... mais j’aimerais vous acheter quelque chose.
— Et quoi ?
— Ces frênes-là !
— Les frênes ! s’épouvanta M. Adouche. Qui vous l’a conseillé ?
— Adam, votre cocher que voici.
M. Adouche devint grave, le sourire disparut de son visage. Tout rouge, il cria à Adam :
— Sors de ma maison ! Tout de suite, mais là tout de suite, file à Pototschany. Que je ne te voie plus ici, car...
Et il leva son poing sur lui.
Adam, autant que lui permettait son pied boiteux, se dirigea allègrement vers la maison. Une seule fois il se retourna et sa figure était épanouie.
Adouche emmena André au jardin, derrière le grenier, où une barrière neuve, peinte en rouge sombre, formait un enclos carré. C’était le seul coin de la propriété qui témoignât de soins pieux. Dans l’enclos s’élevaient quatre frênes grands, robustes, droits comme des chandelles. André lui-même devait s’avouer qu’il n’avait jamais vu nulle part des frênes pareils. Ils valaient leurs dix florins même pour père et mère. Sous les frênes il y avait des tombes, quatre tombes, l’une à côté de l’autre, couvertes de neige. Sur les deux premières se dressait un monument commun, en pierre.
— Sous cette pierre gisent mon grand-père et ma grand’mère, dit M. Adouche gravement, en ôtant son chapeau. Et ici mes parents sous leur pierre. Cette place, mon grand’père se l’est choisie lui-même, c’est lui qui l’a entourée de cette clôture et qui a planté ces frênes... Ils ne sont pas à moi, ces frênes, je ne puis les vendre.
— Ici tout est à vous... Vos frênes ou mes dix florins ! fit André réjoui à l’idée que cette fois il tenait son homme.
— Comment pouvez-vous le demander ? Devrais-je dépouiller la tombe de mes parents ? L’oncle de Khokholov veut aussi reposer auprès de sa sœur... Comment pourrais-je faire ça ? Où serait ma conscience ?
— Puisque vous n’hésitez pas à dépouiller les vivants, à plus forte raison vous n’hésiterez pas à dépouiller les morts. Eux n’ont pas besoin de ces frênes, tandis que moi j’ai besoin de mes dix florins !
— Faire aux morts une pareille honte ?
Sieur Adouche regarda André et leurs yeux se rencontrèrent. André fut touché. Dans le regard d’Adouche il n’y avait ni colère, ni raillerie, ni légèreté, — mais une telle douleur... Sa figure rougit sous le regard étranger et il détourna la tête.
André ne bougeait pas. Il ne se rendait pas bien compte de ce qui se passait, mais il sentait que le moment était solennel.
Et M. Adouche vécut à cette minute plus que durant toute sa vie passée. Une lumière étrange perça dans son âme et en éclaira le désert sans bornes. M. Adouche vit et reconnut sa vraie face et s’épouvanta. Lorsqu’il se fut remis, il s’approcha d’André :
— André, attendez-moi encore une semaine, aujourd’hui je n’ai pas de quoi... Dans une semaine je vous rendrai honnêtement ce que je vous dois. D’orge, ni d’avoine, je n’ai vendu un seul grain... Tout ce que j’ai, vous l’avez vu dans la grange... Voyez-vous, je vous ai trompé et j’ai dépensé l’argent !
Saisissant la main d’André, il la sera avec effusion.
Chose curieuse, André ne se défendit pas. C’est-à-dire il se défendait :
— À la Saint-Paul, il y a une foire à Zamostié... Là vous pourrez me les rendre. Il n’y a rien qui presse.
Il lui semblait qu’il avait devant lui un tout autre homme : un homme qu’il aurait connu depuis longtemps, un être cher, pour lequel volontiers on desserre les cordons de sa bourse, d’ordinaire fermée. Il rendit cette poignée de main chaleureuse et était tout fier de pouvoir le faire.
De nouveau il s’en alla sans prendre congé, mais en longeant le ruisseau il se retourna. Sous les frênes il aperçut une silhouette penchée, le visage dans les mains.
Il revint chez Jourâgne sans orge, sans florins et sans avoir acquis les frênes. Mais il était heureux.
* * *
À la foire de Zamostié vint aussi Catherine Jourâgne. André lui acheta une quenouille à plomb, à ornements de cuivre et avec une rondelle d’un si joli travail qu’aucune jeune mariée n’avait la pareille à Domanitzé. Lorsque Jourâgne le réprimanda de cette dépense, le vieil André fit un geste de main :
— J’ai de quoi. Vous avez dit que je ne reverrais jamais les dix florins ? Les voici ! Adouche me les a rendus ce matin.
— Hm ! répondit Jourâgne. Il semble bien que son naturel soit en train de changer.
À la Pentecôte de la même année, mourut subitement le doyen de Khokholov. Ses funérailles furent grandioses. Tous les prêtres et maîtres d’école des environs y prirent part. On l’enterra sous les frênes de Domanitzé. Le fils de sa sœur pleurait comme un enfant sur son cercueil. Les uns disaient que c’était pour être resté, comme on dit, sur la glace ; les autres que c’était de chagrin d’avoir dû enterrer cet oncle dans un pareil désert, au milieu des ruines d’une ancienne propriété.
Quoi qu’il en soit, personne, depuis la visite d’André Trava, n’avait jamais plus entendu de M. Adouche les mots légendaires :
— Lorsque l’oncle de Khokholov mourra...
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 février 2017.
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