LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

V. Krestovski

(Хвощинская Надежда Дмитриевна)

1824 – 1889

 

 

 

 

MADAME RIDNIEFF

(Риднева)

 

 

 

1875

 

 

 

 

 


Traduction de Victor Derély, Paris, Plon et Cie, 1883.

 

 

 

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XIII

 

 

 

 

I

C’était en novembre. L’aurore commençait à poindre à travers le tourbillon de neige qui blanchissait les rues de N... Sur la place du marché s’ébranlaient pesamment de lourdes charrettes grises autour desquelles s’agitaient des hommes gris et couverts de neige. Dans l’air épais retentissait comme un gémissement le son des cloches matinales. De faibles lueurs brillaient aux fenêtres grillées des églises. Le long des trottoirs, les fidèles rasaient les murs en se rendant aux offices. Au loin sifflait une locomotive, et des flocons de fumée se détachaient sur la pâleur du ciel. Les fenêtres des hôtels s’éclairèrent. Des traîneaux se heurtaient aux points d’intersection de la route. Une voiture roula sur le pavé, illuminant de ses lanternes le faubourg ensommeillé. La ville, réveillée par l’arrivée du train, se rendormit, une demi-heure après, d’un sommeil plus lourd que jamais, et la tranquillité des rues ne fut plus troublée que par l’ouragan.

Un traîneau était resté en arrière de la file des équipages qui revenaient de la gare. Quoique ce traîneau fût de dimensions fort exiguës, le petit cheval maigre qui y était attelé avait la plus grande peine à se mouvoir et agitait désespérément sa tête pour lutter contre le vent. Le cocher, un gros homme dont le sarrau blanc était tout couvert de neige, n’essayait point de presser le pas de sa bête, comprenant que les cris et les coups seraient inutiles. Dans le traîneau, on devinait plutôt qu’on ne distinguait une forme vague et immobile. L’équipage, en traversant le faubourg, disparut plus d’une fois dans les tas de neige ; arrivé sur la place située devant la ville, il fut assailli par une violente bourrasque, et faillit verser dans un fossé près de la barrière. Même en apercevant les feux de la ville, le cheval ne marcha pas plus vite. Le cocher arrêta brusquement en face d’un hôtel.

— Ne pouvez-vous pas avancer un peu plus près du perron ? fit une voix derrière lui.

— Où voulez-vous que j’avance ? Ne voyez-vous pas ce monceau de neige ? On y enfoncerait. Descendez, n’ayez pas peur.

Un mouvement se produisit dans le traîneau ; la personne qui s’y trouvait était une femme. Elle descendit, laissant voir, à la clarté blafarde de la lanterne de voyage, une courte pelisse en mauvais état et de tout petits pieds chaussés de bottines avachies. Un châle étroit était enroulé autour de sa tête ; le vent la décoiffa. Maintenant que le traîneau était arrêté, on entendait plus distinctement siffler la bise dans la rue déserte. Le cheval baissait la tête.

— Un peu plus vite, n’est-ce pas ? dit le cocher. Tous les autres sont déjà rentrés ; il est temps que je rentre aussi ; j’ai été sur pied toute la nuit.

Celle à qui il s’adressait s’efforça de sortir du traîneau son sac de voyage. Ses mains, transies sous les gants qui les couvraient, lui refusèrent leur service.

— Je ne puis pas en venir à bout, répondit-elle ; aidez-moi un peu. Descendez et mettez-moi mon sac là, sur le perron.

Le cocher tourna la tête et probablement se sentit pris de pitié. Sans se presser, il abandonna les rênes, descendit, frappant dans ses mains et retira le sac. Le cheval ne s’aperçut pas de la liberté qui lui était rendue : il dormait. Brisée de fatigue et secouée par le vent, la femme monta avec effort un perron de pierre couvert de glaçons, puis elle chercha de l’argent dans la poche de sa pelisse.

Le cocher jeta le sac aux pieds de la voyageuse et ôta sa moufle.

— Vous devriez bien ajouter quelque chose, dit-il ; nous marchons depuis une heure.

Sans discuter la légitimité de cette demande, elle lui remit encore cinq kopeks et, prenant son sac, en donna un coup contre la porte, qui ne s’ouvrit pas.

— Eh ! madame, ce n’est pas là, observa le cocher.

— Ah ! merci, dit la voyageuse en disparaissant avec son bagage dans un vestibule gris au seuil même duquel s’offrait un escalier glissant, à peine éclairé par une petite lampe.

Parvenue en haut, elle se trouva dans le corridor où brûlait cette lampe. Le lieu était sale, désert, mais il y faisait chaud et tranquille. La voyageuse retira son châle de dessus sa tête et s’adossa contre le mur pour reprendre haleine. À ses oreilles résonnait encore le bruit du train et de l’ouragan... Elle serait restée longtemps dans cette position si elle se fût écoutée, mais, faisant effort sur elle-même, elle promena ses yeux autour d’elle et frappa à une porte où on lisait le mot : Buffet.

Sortit un domestique.

— Une chambre, demanda-t-elle.

— Vous venez du chemin de fer ? Comment êtes-vous si en retard ? dit-il. Venez avec moi. Quelle chambre vous faut-il ? Une chambre d’un rouble, de deux roubles...

— Non, moins chère.

Il la considéra, elle et son bagage.

— Alors montez à l’étage au-dessus, voilà l’escalier.

— Conduisez-moi.

— On vous montrera là-haut.

Il disparut. Elle prit son sac et se mit en devoir de tenter une nouvelle ascension. Heureusement pour elle, au bruit de ses pas alourdis par la fatigue, une figure encore à moitié endormie se montra sur la marche supérieure de l’escalier, avec une bougie qui coulait.

— Vous arrivez du train ?

— Oui. Une chambre... répéta la voyageuse.

— Très bien. J’ai une jolie petite pièce à vous offrir. Le prix est de soixante-quinze kopeks. Entrez. Les fenêtres donnent sur la rue. Voulez-vous du thé ?

— Non, je n’ai besoin de rien... pour le moment, ajouta-t-elle en pénétrant dans cette chambre surchauffée dont l’atmosphère nauséabonde la saisit dès l’abord. La porte ferme-t-elle bien ?

— Tout est en ordre. N° 18, expliqua le garçon, et il mit la clef à l’intérieur de la porte. Si vous avez besoin de quelque chose, vous appellerez Gérasime. Il n’y a pas de sonnette. Dans ces chambres-ci, le service n’est pas fait par des femmes...

Il s’en alla enfin. Elle ferma la porte ; elle se dépouilla ensuite de sa pelisse et de son chapeau orné d’une plume noire ; après quoi elle retira ses méchantes bottines. Des larmes roulaient dans ses yeux... Ayant tout fini, elle se jeta sur le lit, sans même l’avoir regardé auparavant, tant elle était fatiguée.

 

II

Elle dormit profondément... Il paraît que le sommeil est le seul bien sur lequel tous les hommes soient d’accord. Pourquoi donc ont-ils si peur du dernier sommeil ?

À la neige et au vent de la nuit avait succédé un froid sec. Le soleil brillait. Depuis longtemps l’hôtel avait repris son bruit accoutumé. La voyageuse s’éveilla, sauta à bas de son lit et promena ses regards autour d’elle, ne reconnaissant pas les lieux, ne voyant rien au travers du givre qui couvrait les fenêtres, inquiète d’avoir dormi si longtemps. Elle n’avait pas de montre. Sans retard elle procéda à sa toilette.

Elle était jeune et belle, nonobstant la maigreur qui rendait plus élégante encore sa taille remarquablement bien prise. Ses cheveux couleur d’or bruni étaient magnifiques. Elle les rassemblait amoureusement, pour ainsi dire, et les disposait en couronne sur sa petite tête, en se regardant, presque souriante, dans le miroir trouble pendu à l’endroit le plus éclairé de la chambre. Ses lèvres étaient sèches et quelque peu décolorées. Les yeux grands, profonds, paraissaient plus sombres encore sous leurs longs cils et semblaient s’allumer, quand la jeune femme regardait droit devant elle. L’expression de ces yeux n’était jamais indifférente, même lorsqu’ils se fixaient sur les objets les plus simples ; il y avait en eux une vivacité inquiète, hardie, capricieuse, pleine de charme...

Elle se hâtait de s’habiller ; mais, à de certains moments, on eût dit que les bras lui tombaient. Elle prit dans son sac une robe de soie noire et la considéra avec une attention mêlée de dépit : la robe était fripée. La voyageuse eut un geste d’enfant gâté, de petite maîtresse. Énervée, prise de colère, elle jeta tout sur le divan délabré comme si elle eût remarqué seulement alors la malpropreté de son logement.

« Quelle saleté !... » laissa-t-elle échapper à haute voix.

Elle parcourut la chambre. La tapisserie était rapiécée, la fenêtre suintait, le vasistas établissait un courant d’air. En entrant là, elle avait éprouvé une sensation d’étouffement ; à présent elle était pénétrée par l’humidité. La jeune femme se sentait transie, elle avait envie de manger.

D’un grand portefeuille d’homme contenant un agenda, elle tira trois assignats et quelque menue monnaie qu’elle plaça sur la table ; après quoi elle se mit à aligner des chiffres au crayon. Le compte ne se trouva pas juste. Elle fouilla dans la poche de sa pelisse et y découvrit encore quelques pièces de cuivre, mais l’erreur subsistait toujours. Dans un nouvel accès de colère, elle jeta son crayon et en un clin d’œil acheva de s’habiller avec l’aisance et le goût d’une personne qui a l’habitude de la toilette.

« Advienne que pourra !... » dit-elle, et elle se dirigea vers la porte, puis elle s’arrêta et se mit à pleurer.

C’étaient les larmes de la colère, de la révolte, de la pauvreté, des larmes qu’elle rougissait de verser et qui la faisaient pleurer de honte... c’étaient des larmes plus amères encore : celles de la créature seule au monde.

« Chéris ! s’écria-t-elle ; allons, j’aurai un morceau de pain, et je ne pourrai le partager avec vous ! »

Elle considérait un portrait-carte placé dans l’agenda : un beau jeune homme tenant dans ses bras une petite fille. La jeune femme serra la photographie contre sa poitrine et la baisa... On frappa à la porte ; elle tressaillit.

— Qui est là ?

— Voulez-vous du thé ?

— Je n’ai besoin de rien, répondit-elle d’un ton roide, et se ravisant soudain, elle entr’ouvrit la porte : — Quelle heure est-il ?

— Bientôt midi. Vous êtes arrivée par le train de Moscou, mais le patron vous prie de lui donner votre nom.

— Je ne resterai ici que jusqu’à demain.

— Cela ne fait rien ; la police peut faire sa ronde. Il faut qu’on vous inscrive sur le livre.

— Écrivez : Madame Ridnieff. Je vais sortir.

— Comme vous voudrez.

— Prenez ma clef.

Elle endossa sa pelisse et mit son chapeau. Tous deux étaient encore humides de la neige tombée la veille. En voyant la jeune femme marcher dans le corridor d’un air aussi aisé qu’imposant, le garçon se mit à rire.

— Une barinia loger là ! dit-il, et il ferma la porte du n° 18.

 

III

Pendant ce temps, la « barinia » gagnait la rue. Elle connaissait N... de longue date, quoiqu’elle l’eût quitté depuis plusieurs années déjà. Si les morts revenaient visiter les lieux qu’ils ont habités de leur vivant, ils éprouveraient sans doute des impressions analogues à celles de cette jeune femme. Les églises et les édifices publics lui servaient de points de repère dans ses pérégrinations à travers la ville. Beaucoup de changements s’étaient opérés. Elle reconnut la grande maison où elle avait vécu autrefois : le rez-de-chaussée était maintenant occupé par un magasin, et, à l’étage supérieur, on lisait sur une plaque bleue le mot : Télégraphe. Voilà les fenêtres de sa chambre, voilà celles de la salle où son père donnait des bals et où elle dansait...

Sa mère était morte depuis longtemps, elle ne l’avait pas connue. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle était fille unique, qu’elle avait un père colossalement riche, qu’on l’adorait. Elle eut une dizaine de gouvernantes, des armoires pleines de jouets et de toilettes. Plus tard, elle entendit dire qu’il existait des fermes ; que son père était président d’une chambre, et que ces fermes dépendaient de lui ; que ce serait un grand malheur si elles venaient à être abolies. Comment pourraient-elles l’être, elle ne le comprenait pas, et ne demandait aucune explication à ce sujet. Dans le même temps on disait autour d’elle qu’il allait y avoir encore beaucoup de changements, et que ce serait bien malheureux aussi, mais elle ne s’inquiétait pas de cela ! C’était alors justement que l’existence lui apparaissait sous l’aspect le plus riant. Elle atteignait sa quatorzième année ; elle avait une gouvernante très bonne, très aimable, très jolie, Mme Wildholtz, qui pria le père de donner des soirées pour habituer l’enfant aux usages du monde. Dans ces occasions, Lisa faisait les honneurs de la maison comme une grande personne. Les dames avaient avec elle des façons un peu protectrices, mais très affables, et les demoiselles — elle le savait de bonne source — la jalousaient. Dans leur colère, elles se plaisaient à la vieillir de plusieurs années. Mal leur en prit, du reste, car les jeunes gens, la croyant plus âgée qu’elle ne l’était réellement, lui firent des déclarations d’amour. Cette vie-là était charmante, mais elle ne fut pas de longue durée. Le père fut brusquement mis à la retraite, les fermes furent complètement supprimées ; madame Wildholtz se fâcha à brûle-pourpoint et partit. Le père déclara à sa fille qu’il ne lui donnerait plus de gouvernante. Lisa fut enchantée ; elle savait recevoir elle-même, et, quant à l’instruction, elle parlait déjà fort bien le français, jouait du piano, dessinait des fleurs, en faisait même avec du papier, brodait quelquefois, — à la main, bien entendu, pour ne pas courber sa taille, — et dansait dans la perfection. Elle chantait aussi ; mais, dans ce temps-là, ce n’était pas la mode que les jeunes filles chantassent des romances. On pouvait regarder son éducation comme tout à fait terminée. Elle avait déjà plusieurs soupirants. Son père lui dit qu’il était temps de se marier, et même lui présenta quelqu’un. Mais, sans doute, c’était une plaisanterie : l’amoureux avait des cheveux blancs et était affreux. Lisa se borna à rire du parti qu’on lui proposait. Quand elle sut que c’était sérieux, elle se mit à pleurer ; — son père désolé pleura aussi ; puis, pour la consoler, il lui acheta des toilettes et donna une fête.

— Au diable ce vieux-là ! dit-il, désespéré d’avoir fait de la peine à sa fille.

Lisa eut un accès d’hilarité. En riant, elle était si ravissante qu’il devenait impossible de lui rien refuser.

Cela se passait pendant l’été... Lisa n’avait aucune idée de la campagne. Dans la somptueuse villa que son père avait louée aux environs de N..., la vie ressemblait beaucoup à celle de la ville ; c’étaient les mêmes visites, les mêmes toilettes ; c’étaient des danses à la clarté des lanternes de couleur, des promenades dans les allées ombreuses et dans les parterres, où les fleurs semblaient naître sous les pas comme par enchantement. Mais, cet été-là, la jeune fille prit soudain en affection un jardin potager fort mal entretenu où il y avait des buissons de groseilliers épineux, où une planche posée sur des briques servait de banc, — un jardin dont la flore se réduisait à deux longues mauves, l’une jaune pâle, l’autre rougeâtre, — où il n’existait qu’un petit sentier envahi par l’herbe. Ce jardin...

« Il est à moi maintenant », pensa-t-elle en débouchant dans la grande rue de la Noblesse... »

Ce jardin appartenait à une vieille demoiselle, Anna Ivanovna Ridnieff. Lisa sans doute ignorait comment cette personne avait fait la connaissance de son père et pourquoi elle venait chez eux. Quoi qu’il en soit, la vieille venait souvent, le père l’emmenait dans son cabinet, et si, en sortant de là, elle rencontrait Lisa dans la salle, elle s’arrêtait toujours pour lui demander des nouvelles de sa santé, l’embrasser, lui faire des compliments ; lorsque Lisa était au piano, la vieille la priait invariablement de jouer quelque chose. La jeune fille ne connaissait pas autrement mademoiselle Ridnieff. Peu après le congé donné au vieux prétendant, le père se montra particulièrement soucieux. Un jour il appela Lisa dans son cabinet et lui confia un gros paquet d’assignats.

— Mon âme, va toi-même chez mademoiselle Ridnieff et remets-lui ceci en mains propres. Il y a là deux mille roubles. Elle te donnera un reçu. Tu comprends ?

Lisa ne comprenait pas, mais elle répondit : « C’est bien. »

— Je n’ai pas le temps d’y aller moi-même, et je ne puis envoyer personne, continua-t-il d’un air sombre. C’est de l’argent qui lui appartient. Il arrivera ce qui plaira à Dieu, mais il ne sera pas dit que de pauvres gens auront souffert à cause de nous.

Lisa, toujours sans comprendre, embrassa son père ; elle sentait instinctivement qu’il était malheureux. Il la pressa sur sa poitrine plus tendrement que jamais ; elle sortit, en proie à un trouble inaccoutumé... Après si longtemps, aucun de ces détails ne s’était effacé de sa mémoire.

Elle se rendit chez mademoiselle Ridnieff. Elle se rappelait toujours combien elle était belle et vêtue avec goût ce matin-là. Au lieu de la vieille, ce fut un jeune homme que Lisa trouva, pour la recevoir, sur le perron de la petite maison à trois fenêtres.

Il y avait de cela neuf ans... Neuf ans ! Charme du premier amour, bonheur pour lequel il n’y a pas de mots, bonheur non point chichement mesuré par la destinée, saisi avec inquiétude, mêlé de doute, de jalousie, de lassitude, mais bonheur que l’amour fait goûter dans toute sa fleur, dans tout son éclat, à de rares élus !... Oh ! vienne ensuite n’importe quoi, viennent le malheur, le besoin, les privations, la ruine de tout ce qui remplissait la vie, la misère, la honte, la mort de l’enfant pour qui l’on supportait cette honte... tout, tout s’efface devant le souvenir de la première entrevue, du premier regard !...

Ils s’aimèrent à première vue. Gricha Ridnieff était un étudiant en vacances, le neveu de la vieille. Et alors commencèrent des promenades sans fin dans le potager, des baisers tandis que les rossignols gazouillaient... Il avait vingt-deux ans, elle en avait seize.

— Papa, je veux me marier, dit Lisa.

Le père devenait de jour en jour plus sombre. Il lui demanda qui elle aimait. Lisa l’avoua bravement. Un refus l’aurait trouvée inébranlable dans son amour, mais le père ne fit aucune objection. Il se borna à dire en souriant, alors que les deux jeunes gens, debout devant lui, attendaient sa réponse avec anxiété :

— Laisse-lui au moins finir ses études.

Ridnieff lui-même ne pensait pas autrement, bien qu’il lui fallût encore attendre deux années. Bientôt même il quitta N..., appelé ailleurs par un préceptorat. Lisa pleura, s’indigna d’une telle froideur ; mais en elle-même un changement s’accomplissait ; elle se trouvait plus sérieuse, parlait de travailler, de s’occuper. Elle entendait dire qu’il était difficile à une jeune fille du monde de devenir une femme laborieuse, qu’on ne peut guère s’attacher à une besogne dont on n’a pas reconnu dès ses premières années le sens et la valeur ; — mais elle assurait qu’il fallait le faire, si c’était possible. Pour elle, ce fut impossible. Outre qu’elle n’avait pas le temps d’apprendre, personne n’était là pour l’y aider. Quand elle recevait les lettres de Ridnieff qu’elle couvrait de baisers et dont elle ne comprenait pas la moitié, Lisa se disait qu’alors il lui apprendrait tout. Elle s’adonna à la lecture, et lut des romans... Elle ne tarda pas, du reste, à se dégoûter même des romans.

La ruine de son père s’acheva. Deux ans auparavant, ces mystérieuses fermes avaient été supprimées. Maintenant, c’étaient des actions qui croulaient, c’était la fuite d’un caissier. Il fallut céder à un autre un chemin de fer qui venait à peine d’être construit... Lisa se rappelait que l’inauguration des travaux avait été célébrée par une fête ; on avait déjeuné dans un champ, sous une tente ornée de feuillage et de fleurs, — une véritable orangerie ! Après le départ de l’évêque, des musiciens étaient arrivés, on avait dansé... Et à présent son père cédait cette ligne à un monsieur qui exerçait contre lui Dieu sait quelles revendications. On vendit tout : les voitures, les chevaux, la maison.

En dernier lieu, elle dit elle-même à son père de vendre ses diamants. Il s’y refusa longtemps. La vieille Ridnieff vendit les pelisses de Lisa, ainsi que les robes et le linge destinés à son trousseau, et qui devinrent celui d’une mariée de la campagne. Il ne restait qu’une cassette ornée d’incrustations. Lisa y tenait beaucoup, parce que c’était là qu’elle renfermait les lettres de Gricha. La vieille la laissa chez elle et dit qu’elle en aurait soin...

(— Je vais la voir, je la retrouverai sans doute intacte, se dit-elle, et elle pressa le pas. — Que c’est loin pourtant ! Qu’il fait froid !)

Sa pelisse mouillée gelait sur ses épaules.

Ils étaient partis de N... par un train de nuit, dans un compartiment de troisième classe. Depuis lors, ils n’avaient plus jamais voyagé autrement. Depuis lors avait commencé pour eux cette abomination — la pauvreté.

— Mais tout cela est-il bien arrivé ?

Elle s’arrêta une minute, parut surprise comme si toutes les horreurs du passé s’étaient présentées pour la première fois à elle, comme si ses souvenirs se rapportaient non pas à elle-même, mais à une autre femme qui aurait souffert ce qu’elle avait souffert.

La honte. Trois années de tous les abaissements !... Un méchant chef-lieu de district, un logement qui n’était qu’un taudis ; le plafond suintait l’humidité ; une fois, le plâtre en s’effondrant faillit leur écraser la tête. Le père avait repris du service dans sa vieillesse : la nuit, par la pluie, par la neige, il allait en télègue faire la révision des cabarets... Et elle... eh bien, elle descendait aux plus vils ouvrages. Il fallait bien manger. Encore si l’on avait eu de quoi manger !... À l’âge de Lisa, on a de bonnes dents... Ah ! comme elle avait faim !

 

IV

En ce moment encore, la faim la tiraillait. N’ayant pas gardé un souvenir bien net de la localité, de plus, absorbée dans sa rêverie, elle se trompa, prit un chemin qui la conduisit — elle ne savait où : jamais elle n’avait été par là. C’était un terrain vague ; le soleil n’éclairait que faiblement ; le vent se jouait parmi les monceaux de neige dont il désagrégeait l’extrémité supérieure ; au bout la plaine, sur les côtés une dizaine de bicoques ; une bande de chiens aboyait.

Une femme qui portait des seaux traversa la rue.

— Faites taire les chiens ! lui cria madame Ridnieff.

La personne ainsi interpellée n’entendit point, à cause du froid et du vent qui la pénétraient à travers sa chemise et le léger mouchoir noué autour de sa tête. Il fallut, pour qu’elle se retournât, que madame Ridnieff criât de nouveau et plus fort. Elle agita sa main nue et rouge, puis continua de marcher.

— Comment va-t-on d’ici à Pokroff ? demanda madame Ridnieff.

La femme se retourna encore une fois, se fit encore répéter la question, hocha la tête et poursuivit son chemin.

— La route de Pokroff ? cria madame Ridnieff.

— Je suis de la campagne. Adressez-vous là ! répondit la femme en montrant une porte cochère, et elle s’éloigna.

Sous l’auvent de cette porte se tenait un homme, ouvrier ou petit bourgeois, qui portait une pelisse en peau de mouton et fumait une cigarette. Il se trouvait en état d’ivresse ; c’était jour de fête.

Madame Ridnieff s’avança vers lui en enfonçant dans la neige jusqu’au genou.

— De quel côté va-t-on à Pokroff ? répéta-t-elle pour la dixième fois.

L’homme la regarda fixement, paraissant se complaire à admirer la plume de son chapeau et la façon élégante de sa robe. Puis il jeta sa cigarette, se mit à rire et rentra dans la maison, dont il ferma la porte au verrou.

— Que le diable vous emporte tous ! vociféra madame Ridnieff.

Elle rebroussa chemin en agitant le bras pour chasser les chiens. La pauvre femme était suffoquée par les larmes, par la colère, par toutes les souffrances morales et physiques auxquelles, après tant d’années, elle n’avait pu encore s’accoutumer.

— Maudites gens, répétait-elle ; — j’aurais dû prendre une voiture... Mais non, pas de voiture ! je ne sais même plus comment on s’y assied. Voilà ce qu’a été toute ma jeunesse, toute ma vie, et devant moi... Mais quel avenir ai-je en perspective ? L’héritage de ma tante Anna Ivanovna ? Une puante bicoque à Pokroff ? L’hospice ?... Que le diable emporte tout ; mieux vaut se noyer une bonne fois ! En effet, que puis-je espérer ? qu’ai-je à prétendre ? Je cultiverai des légumes, n’est-ce pas ? J’élèverai des lapins et je vendrai leur peau ? À vingt-cinq ans ! Chercherai-je un mari parmi les coquins de la génération actuelle ? Mais, telle que je suis, veuve et sans dot, un feldcher d’hôpital ne voudrait même pas de moi... Oh ! Seigneur !

Elle étouffait et commença à tousser.

— Allons, pour surcroît, je vais encore être malade... Non, quelle plaisanterie ! Je n’en ai pas le moyen. Mais, bah ! qu’importe que je meure ? Être inhumée dans un cimetière ou aller m’enterrer à Pokroff, n’est-ce pas tout un ? Il n’y a de changé que le tombeau...

Un antique clocher aux proportions harmonieuses se découpait dans le ciel clair. Au-dessous la place, large et blanche. Des jardins chargés de frimas apparaissaient par-dessus les toitures et les haies basses... Seigneur ! voilà le toit, voilà la maison !... Il y avait là une cage, des oiseaux noirs très drôles. Seigneur, qu’il y a longtemps de cela !

Oubliant sa fatigue, oubliant tout, elle se mit à courir.

Une radieuse matinée de mai teignait de pourpre cette fraîche campagne... tout était mort, — ce souvenir seul était resté vivant ! Saluer ce cher seuil, contempler ces murs où était né, où avait grandi dans la joie un amour sans nuages...

Et plus tard... quand déjà tout semblait fini, quand tout le monde les délaissait, quand tout était vendu ou mis en gage, que depuis huit jours le père était au lit et qu’il n’y avait plus de pain à la maison, — il était arrivé... À peine avait-il obtenu une place qu’il accourait ! Depuis six mois il n’avait pas écrit, incertain lui-même de son sort... Ils se marièrent aussitôt...

— Mais c’est passé, c’est passé ! répétait-elle, haletante, et elle s’arrêta comme si elle se fût trouvée devant la tombe noire où elle avait successivement vu descendre d’abord son père, cet insensé, ce coupable, ce malheureux qui l’avait gâtée ; puis lui, son chéri, et avec lui sa jeunesse !... Restait encore quelqu’un — une petite fille... Non ! il fallait qu’elle aussi s’en allât ! Sans doute ce n’était pas assez de cadavres ! Évidemment, quand le malheur frappe les pauvres gens, il accomplit son œuvre jusqu’au bout, il leur enlève même leur ange gardien ! Pour elle, pour la nourrir... Seigneur Dieu !...

À son imagination s’offrirent les tréteaux d’une scène de province, des coulisses malpropres, des tas d’accessoires sordides, des visages maquillés émergeant d’un nuage de tabac ; une musique triviale accompagnant des paroles cyniques se fit entendre à ses oreilles... Elle secoua la tête comme pour s’arracher à cette obsession.

— Allons, c’est fini, fini ! Maintenant va commencer une autre vie... Quelle qu’elle soit, elle ne sera jamais pire que la première !

 Elle respira péniblement, et reprit sa marche, tête baissée, sans plus regarder autour d’elle.

Le perron était neuf et ne ressemblait guère à l’ancien. Elle ne s’en étonna pas, ne remarqua même pas que les volets étaient ouverts et que la maison paraissait habitée. Mais il n’y avait pas de sonnette : la porte d’entrée, neuve aussi, était ouverte, ainsi que celle du vestibule. Madame Ridnieff entra, et tout d’abord se sentit incommodée par la chaleur, le bruit, une suffocante odeur de vin et de victuailles. Quand, de l’atmosphère glacée du dehors, on pénétrait dans cette chambre, elle semblait obscure ; et l’on voyait s’agiter une foule de gens dans cette obscurité. Madame Ridnieff glissa sur le seuil boueux et se retint à la porte.

— Qu’est-ce que vous voulez ? fit entendre une voix.

Devant elle se tenait debout une grosse femme rougeaude.

— C’est ici la maison d’Anna Ivanovna Ridnieff ? demanda la visiteuse en se détournant instinctivement pour ne pas voir les yeux ronds de cette femme et se mettre à l’abri de son haleine.

— Il n’y a pas d’Anna Ivanovna ici.

— Je le sais bien, mais cette maison est à elle.

— Non !

Madame Ridnieff se ravisa au bout d’une seconde. Ne comprenant rien à ce qu’elle voyait autour d’elle, elle crut qu’elle s’était mal exprimée.

— Je sais qu’Anna Ivanovna Ridnieff est morte, dit-elle. Mais cette maison lui appartenait, et elle m’appartient maintenant, vu que je suis l’héritière de mademoiselle Ridnieff.

La femme se mit à rire.

— Allez-vous-en ! dit-elle en poussant du poing la porte contre laquelle la visiteuse se tenait adossée.

— Qu’est-ce que vous faites ? s’écria madame Ridnieff, qui avait failli tomber.

— Il n’en manque pas de pareilles à vous. Sauve-toi !

— Écoutez un peu... Comment osez-vous... Répondez, que se passe-t-il ici ? À qui m’adresser ? Mademoiselle Ridnieff était ma tante...

— Sauve-toi, répéta la femme. A-t-on jamais vu ça ? Une belle dame en robe de soie qui se fait geler les oreilles en allant chercher sa tante dans les traktirs !

Les individus attablés dans le restaurant quittèrent leurs places pour faire cercle autour des deux interlocutrices.

— Cela ne ressemble à rien ! Dites-moi nettement...

— Décampe ! cria la femme.

— Permettez, Marie Pétrovna ! intervint un des consommateurs qui se tenait un peu plus ferme sur ses jambes que les autres. Il était vêtu d’un frac noir en drap commun et avait une montre avec des breloques ; c’était évidemment un domestique. — Permettez-moi devons expliquer la chose, ajouta-t-il en s’adressant à madame Ridnieff. — Vous vous trompez. Cette maison a appartenu, en effet, à la personne dont vous parlez, mais depuis elle a passé en d’autres mains. Elle a été achetée par un marchand de la deuxième ghilde, Aristarque Séménovitch Barachoff. Voilà la vérité.

— Elle a été achetée ? répéta-t-elle.

— N’en doutez pas. Et le nouvel acquéreur en a fait un restaurant. C’est le seul qui existe de ce côté de la ville ; aussi…

— Elle a été achetée... quand donc ?

— Il n’y a pas bien longtemps, je crois. Quand a eu lieu la vente de cette maison ? demanda-t-il d’un ton impérieux à la femme ; — en quel mois ?

— Et qui le sait ? Qu’a-t-elle besoin de demander cela ?

— Permettez, Marie Pétrovna, vous avez beau être ici la patronne, ce n’est pas votre affaire, je donne cette explication à madame parce que, cela se voit tout de suite, — c’est une personne comme il faut... Il est probable, madame, que la vente a eu lieu cet automne. Vous étiez distraite, sans doute, et vous n’avez pas remarqué l’écriteau : Restaurant Tachkent ; la même enseigne figure de l’autre côté de la maison...

— Elle a été vendue !

— Vous pouvez en être sûre.

— C’est impossible !

— Assurément on ne l’a pas volée ! On ne vole pas les maisons !

— Soyez tranquille, madame. Les affaires de M. Barachoff sont parfaitement en ordre, vous pouvez aller aux informations.

— Aller aux informations ? Chez qui ?

— Elle n’est pas encore convaincue ! s’écria la femme.

Le domestique eut un rire de condescendance.

— On peut s’informer chez qui l’on veut, répondit-il avec embarras.

— Chez qui donc ?

— Eh bien, chez le notaire ; à présent c’est là que sont déposés tous les actes, fit un des consommateurs, en regagnant sa table.

— Chez le notaire ?

— Oui.

Le domestique faisait mine aussi d’aller reprendre sa place.

— Un mot encore..., pardonnez-moi, reprit-elle vivement, la tête perdue. — Qui est-ce qui est notaire ici ?

— Il y en a plusieurs.

— Adressez-vous au plus ancien, crièrent de leur table à madame Ridnieff quelques consommateurs.

— Qui est-il ?

— M. Echetzky, répondit le laquais ; puis il s’adressa à sa société : — On le connaît chez nous, il vient souvent à la maison. Dernièrement il a fait un acte pour mes maîtres, on lui a donné cinq cents roubles, et il a bien voulu s’en contenter...

— Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? Il y a longtemps que lui-même est millionnaire, répliqua un dîneur. — Jadis, poursuivit-il en s’adressant aux autres, — du temps de Solontzoff, Echetzky occupait un petit emploi à la chambre des finances. Déjà alors il se laissait graisser la patte, secrètement, à la vérité ; il se cachait. Mais, après Solontzoff, les concussions sont devenues plus faciles. Bref, Echetzky a fait son chemin... à présent il roule sur l’or !

— Echetzky... répéta la jeune femme.

— Vous avez entendu parler de lui, sans doute ? demanda le dîneur. Peut-être avez-vous connu aussi Solontzoff ? Il a construit notre chemin de fer. C’était un dissipateur, il s’est ruiné...

— Où loge Echetzky ? interrompit-elle.

— Il a sa maison à lui... voilà une question !... Le premier cocher venu vous y conduira.

— Faut-il vous aller chercher une voiture, madame ? proposa le domestique.

Elle poussa la porte d’un coup de coude en salissant la manche de sa pelisse, et sortit rapidement... Dans la rue, elle ne put s’empêcher de jeter un dernier regard désespéré sur la maison. Oui, voilà bien au coin, donnant sur le jardin, la fenêtre près de laquelle autrefois elle s’asseyait avec Gricha... De cette fenêtre on avait fait une petite porte, on avait ajouté un marchepied, et au-dessus se lisait une inscription en lettres rouges : Boissons à consommer sur place ou à emporter...

 

V

Elle ne se rappelait plus rien. Le passé s’était éteint comme les bougies d’une chambre mortuaire après la levée du corps... Le présent se montrait, la réalité noire, inquiétante, redoutable et abjecte.

Maintenant elle comprenait (jusque-là s’en était elle bien rendu compte ?) que cet héritage de sa tante aurait pu, en effet, être son salut. Si elle possédait un lopin de terre, une propriété quelconque !... Comment donc cela a-t-il pu se faire ? C’est impossible !...

— C’est impossible, se répétait-elle. Ma tante m’a positivement écrit : « Viens, tout est à toi. » J’ai reçu cette lettre en août ; alors je ne pouvais pas partir, je n’avais pas un groch. Et en septembre ma petite fille est tombée malade. Seigneur, qu’est-ce que cela veut dire ?... Oui, c’est impossible, il y a des tribunaux, une justice ! Comment a-t-elle pu m’écrire : « Tout est à toi », — et ensuite vendre la maison ?... Il y avait aussi là un mobilier, la maison n’était pas vide. La vieille était avare. Dans le temps, Gricha lui avait envoyé de quoi se faire une robe (c’était bien nécessaire, vraiment !). — « Qu’ai-je besoin de soie, répondit-elle, je n’y toucherai pas, je la garderai... » Enfin, il devait y avoir de l’argent, car elle ne nous donnait jamais rien ; qu’est-ce que tout cela est devenu ?... Assurément cela a été volé. Ces marchands se fourrent partout. Mais attendez un peu, rira bien qui rira le dernier...

— Mais quoi ? si en effet... C’est impossible !... Mais pourtant, que faire dans ce cas ?...

— Prenez garde ! cria une voix au-dessus de sa tête.

Elle s’élança sur le trottoir. Un traîneau qui arrivait à toute vitesse s’arrêta au même endroit. Il en descendit une dame qui portait sur une robe de velours vert une pelisse à reflets argentés. Deux jeunes élégants se mirent à ses côtés, et à eux trois ils barrèrent le trottoir aux passants. La dame avait le verbe haut, riait, paraissait se croire chez elle au milieu de la rue. Sa voilette de gaze laissait voir un visage plein et vermeil, des lèvres fraîches, de petits yeux mobiles...

— C’est Dachka Vassilieff... murmura madame Ridnieff. Je lui ai donné deux robes...

La dame et ses deux cavaliers entrèrent chez un pâtissier.

— Ils ont tous fait fortune, songeait toujours madame Ridnieff. Son père... Qu’est-ce qu’il était donc ? Une fois il a vendu des socques à mon père...

Elle restait immobile à sa place comme si elle eût attendu quelque chose. La belle dame sortit de la confiserie, suivie des deux jeunes gens. Ils l’installèrent dans le traîneau, étendirent la couverture sur ses genoux, lui passèrent les boîtes de bonbons, tout cela sans se soucier aucunement du public qui les environnait.

— Nous verrons un peu, nous verrons comme vous serez attrapé ! cria-t-elle à l’un d’eux. Ah ! que tous les hommes sont bêtes ! Vous écoutez tout ce qu’on vous chante !

— Je l’écoute pour aujourd’hui encore.

— Et ce sera la dernière fois ?

— Je n’en réponds pas !

— Vraiment ? Il est sérieusement pincé ! dit-elle en riant à l’autre. Ah ! que je voudrais qu’elle vous trompât de la belle façon...

Les chevaux ne tenaient pas en place.

— Quel nez vous feriez !... Eh bien ! Viendrez-vous me voir dans ma loge pour apprendre combien les hommes sont bêtes ?

— Non.

— Pourquoi cela ? Mon mari n’y sera pas. Venez donc dans l’entr’acte.

— Pendant l’entr’acte j’irai dans un endroit un peu plus intéressant.

— Ah ! dans les coulisses ?

— Non, un peu plus loin.

Les chevaux prirent de nouveau leur élan.

— Dans sa loge ? Vous irez la voir lacer ? Allons, attendez donc !... Eh bien, je n’ai pas besoin de vous, je ne vous invite pas !... Venez, vous ! cria-t-elle à l’autre, comme le traîneau partait déjà.

Madame Ridnieff la suivit du regard.

— Pas vilaine... dit un des jeunes gens, en indiquant des yeux la jeune femme à son compagnon qu’il poussa du coude.

L’autre se retourna.

— Oui, parole d’honneur, elle a du chic.

Ils s’éloignèrent.

— M’a-t-elle vue ou ne m’a-t-elle pas vue ? Ne m’a-t-elle pas reconnue ou a-t-elle fait semblant de ne pas me reconnaître ? Est-ce que je serais si changée ? se disait madame Ridnieff. Mais est-ce bien Dachka Vassilieff ?... Oui, c’est elle ! elle a encore engraissé. On voit qu’elle se nourrit bien. Elle est mariée...

Distraite, agitée, elle oubliait tout. Ella aurait voulu pleurer, elle aurait voulu faire des reproches, chercher querelle... À qui ? Pourquoi ? Peu lui importait ! Ce fut une minute de souffrance durant laquelle elle revécut toute sa vie passée. Elle n’avait plus conscience du présent, ne songeait plus à ce qu’elle avait à faire. Une sorte de curiosité mauvaise, le désir d’une aventure, d’un scandale, traversa son âme...

Sans savoir elle-même pourquoi, madame Ridnieff entra chez le pâtissier.

— Que voulez-vous ? demanda celui-ci, homme à cheveux blancs, porteur d’une physionomie maussade.

Sa prononciation débitait un étranger. « Cette figure-là ne m’est pas inconnue », se dit madame Ridnieff.

— La personne qui était ici tout à l’heure est mademoiselle Vassilieff ? interrogea-t-elle en français.

— Je ne sais pas, répondit-il en français aussi ; et, sans cesser de l’observer attentivement, il répéta : Que voulez-vous ?

— Je veux dire l’ancienne mademoiselle Vassilieff, reprit madame Ridnieff, en détournant les yeux des friandises étalées sur le comptoir.

— Je ne sais pas. Que voulez-vous ?

— Moi ? Je désirerais savoir quelle heure il est. Ma montre est arrêtée.

Elle n’avait pas de montre.

— Il est près de deux heures.

— Encore un mot... C’est l’affiche du spectacle d’aujourd’hui ?

— Oui. Vous faut-il un billet ?

— Non. J’en ai déjà un... Je suis ici de passage. J’ai habité cette ville autrefois... Ne vous souvenez-vous pas de moi, monsieur Erder ?

— Non, pardonnez-moi. Vous n’avez besoin de rien ?

— Non, merci.

D’un air confus, elle se dirigea vers la porte.

— Ah ! j’oubliais. Dites-moi, où demeure le notaire Echetzky ?

— Je ne sais pas, répéta-t-il.

Elle sortit d’un pas précipité. Quand la lourde porte vitrée se referma sur elle, sa robe y resta prise. Son premier mouvement fut de la tirer avec colère ; puis elle songea, avec plus de colère encore, qu’en procédant ainsi elle risquait de déchirer son vêtement, et elle se dégagea avec précaution. Le pâtissier, qui n’avait pas quitté son comptoir, la suivait d’un œil inquiet. Elle l’aurait volontiers battu.

— Oui, en effet, c’est lui. Dans le temps, il a été mis à la porte de chez Siou ; mon père lui a donné de l’argent pour s’établir ici... Oh ! que le diable les enlève tous !... Il m’apportait des bouquets, des bonbonnières...

— Voulez-vous monter ? demanda un cocher.

Elle mourait de fatigue. Bah ! quarante kopeks ne sont pas une grosse somme... Mais à quoi bon faire cette course ? Qu’avait-elle à demander ?... Elle aurait voulu être dans une maison chauffée, s’asseoir sur un moelleux divan, boire du café, déjeuner, dormir un peu...

— Sotte ! se dit-elle mentalement ; je n’ai pas de maison, et il est inutile de songer à cela... Conduis-moi chez le notaire Echetzky, ajouta-t-elle à haute voix, en s’asseyant dans le traîneau ; tu sais où il demeure ?

— Oui.

Elle fut heureuse de s’asseoir, sentant que ses jambes refusaient de la porter. La route était longue, et il fallait aller contre le vent. Madame Ridnieff ne regardait ni à droite ni à gauche et recueillait ses idées, autant que le froid le lui permettait... Au fait, peut-être Echetzky me dira-t-il quelque chose (elle ne précisait pas quoi). On doit me rendre la maison, l’argent, tout ce qu’il y avait là. Pour cela, Echetzky me dira peut-être qu’il faut du temps, je serai obligée de rester ici. Il en coûte cher de loger à l’hôtel. Je n’ai plus en poche que trois roubles et un peu de monnaie. En arrivant ici, je croyais trouver de l’argent. Alors... alors, quoi ? tant pis, je vendrai ma broche, ce sera une ressource... Ah ! mon Dieu, mais là-bas ? Et l’amende à payer pour chaque jour de retard ? Et si je résilie mon engagement, quelle somme j’aurai à débourser ! J’avais compté sur la succession de ma tante... Après tout, je puis me faire avancer des fonds par le notaire, en attendant que j’entre en possession de cet héritage. Sans doute, Echetzky ne refusera pas de me prêter... Il prendra la chose en main et se chargera de toutes les démarches. Il a été employé chez mon père. Il était bien drôle alors... Quand j’aurai touché, je le rembourserai et je vendrai tout, tout, tout. Je m’en irai. Je ne veux pas vivre ici. Je me sauverai bien loin, dans l’endroit le plus inconnu, le plus retiré... Mais remonter sur la scène, jamais, à aucun prix !

 

VI

Le traîneau s’arrêta devant une maison de bois, grande et belle, comme il s’en construit déjà en province, quoiqu’elles y soient encore rares. De larges fenêtres qui n’étaient point recouvertes de gelée laissaient apercevoir des fleurs, des plantes au feuillage luxuriant, des tentures relevées de riches crépines. Autre particularité peu commune, le trottoir était pavé en pierres de taille. La porte, sculptée, était pourvue d’un bouton en bronze, comme celui de la sonnette. Dès que madame Ridnieff eut sonné, on lui ouvrit. Elle se sentit presque gênée quand un élégant laquais, la saluant avec une correction irréprochable, lui expliqua, en réponse à sa demande, que l’étude était fermée aujourd’hui, mais que, si elle voulait se donner la peine d’entrer au salon, Olga Constantinovna la recevrait, et qu’elle pourrait aussi voir là Alexis Alexandrovitch.

Près du perron, madame Ridnieff remarqua un fort joli petit traîneau, auquel était attelé un trotteur gris, d’une beauté extraordinaire. Dans l’antichambre où l’on pendit sa chouba, celle-ci fit le plus piteux effet à côté d’une énorme pelisse en zibeline. La jeune femme ne put s’empêcher d’examiner cette luxueuse fourrure.

— Qui dois-je annoncer ? demanda le laquais.

— Madame Ridnieff... mademoiselle Solontzoff, ajouta-t-elle en entrant dans la salle.

Le laquais disparut, et elle resta seule. Une profusion de fleurs, des candélabres aux branches multiples, des glaces adossées à tous les murs. Sur le parquet, une sorte de sentier était tracé par une bande de tapis qui traversait la salle dans toute sa longueur.

— C’est une précaution afin que les visiteurs ne salissent pas le plancher... pensa madame Ridnieff.

En apercevant dans une glace sa mauvaise mine, elle fit un mouvement pour remettre de l’ordre dans sa chevelure, et s’arrêta tout à coup.

— Allons, bon ! Voilà que je me regarde dans leurs miroirs ! Mais on dirait que ce sont les nôtres ! Oui, en effet. C’est curieux !

Elle se mit aussitôt à rechercher s’il n’y avait pas encore là quelque autre objet à elle. Au mur étaient suspendus deux paysages dans des cadres tout battants neufs. L’une de ces toiles représentait un flamboyant coucher de soleil, avec des montagnes couleur lilas ; sans doute c’était une vue prise en Italie. Dans l’autre tableau, inspiré assurément du pays natal, on voyait des choucas noirs sur une plaine blanche. Madame Ridnieff se mit à rire, puis elle fut prise de colère en remarquant qu’elle attendait depuis longtemps.

— On vous prie d’entrer, revint lui annoncer le laquais.

Sans plus regarder autour de soi, elle passa dans un grand salon à tenture rouge ; une pendule à musique jouait quelque part. Sur le seuil de la pièce suivante se montra une dame de haute taille, maigre et fort laide.

Les deux dames se dévisagèrent réciproquement en un clin d’œil. La maîtresse de la maison était loin d’être jeune. Elle affectait d’être mise à la dernière mode, et l’on sait qu’en cette matière la limite marquée par le bon goût est difficile à trouver. Madame Echetzky avait des brillants à ses doigts, sur sa robe, à son col et sur sa tête. Madame Ridnieff se rappela avoir vu jadis cette barinia vêtue d’un burnous à carreaux et portant des paquets sous ses bras... Bah ! il y avait bien longtemps de cela ! Par exemple, ce qui n’avait pas changé, c’était son teint resté d’un gris sale... Les parvenus peuvent tout se donner, — excepté une belle carnation...

— À qui ai-je le plaisir... fit la maîtresse de la maison : elle était toujours sur le seuil et paraissait résolue à ne pas faire un pas de plus.

La jeune femme rougit et fixa ses yeux étincelants sur madame Echetzky.

— Madame Ridnieff, née Solontzoff, répondit-elle avec force.

— Ah ! enchantée, reprit la dame confuse ; et, d’un geste compassé, elle tendit à la visiteuse sa main maigre et bleuâtre.

Du reste, elle ne bougeait pas de sa place.

— Enchantée... Alexandra Ilinichna ?

— Elisabeth Vassilievna ! s’écria son mari, en s’élançant de la portière avec la pétulance d’un jeune homme. — Chère Elisabeth Vassilievna, après combien d’années... Votre main !

Il saisit la main de madame Ridnieff, la baisa un peu au-dessus du gant, et la tint encore quelque temps dans les siennes.

— Après combien d’années nous est-il donné de renouer connaissance ! Donnez-vous la peine de passer par ici, nous y serons plus tranquilles. Vous aimiez les petits coins chauds autrefois...

— Veuillez entrer, articula lentement la maîtresse du logis, en accompagnant cette invitation d’un geste majestueux.

Madame Ridnieff pénétra dans un second salon où il y avait une cheminée, des tapis, des jardinières. Une pendule à musique, surmontée d’un Pierre le Grand doré, achevait de jouer un motif de la Traviata. La maîtresse de la maison montra d’un geste silencieux le divan à la visiteuse. Celle-ci refusa silencieusement de s’y asseoir et prit place sur un fauteuil. Elle éprouvait une envie de rire mêlée de colère et de gêne, mais l’impression comique était la plus forte quand madame Ridnieff jetait les yeux sur madame Echetzky, dont la physionomie se renfrognait de plus en plus à mesure que s’animait celle de son mari.

— Avant tout, permettez-moi de vous demander... dit-il. Mais, vraiment, je ne sais par où commencer ! Permettez-moi de vous demander comment cela se fait : tant d’années se sont écoulées, et vous êtes toujours aussi belle !... Quel est donc votre secret ? Si encore on pouvait vous appliquer ce que dit Tchatzky dans Griboiédoff, — vous vous rappelez : « Le feu de vos yeux ajoute encore à votre beauté » ; — mais vous... Depuis combien de temps êtes-vous veuve ?

— Depuis deux ans, répondit madame Ridnieff.

— Est-il possible ? fit madame Echetzky. Ainsi votre mari est mort ?

— Voyons, est-ce que tu ne le savais pas ? observa le notaire avec une légère nuance de reproche ; puis il s’adressa de nouveau à la visiteuse : — Moi, dans ces occasions-là, je me rappelle toujours la façon de voir des anciens : « Toi qui dors dans le cercueil, dors en paix. » Vous savez, cette manière de voir réconfortante et, pour ainsi dire, sereine, à travers laquelle la vie apparaît comme dans un lointain (il étendit les bras en avant pour mieux expliquer sa pensée), et, à cette distance, j’en aperçois mieux tous les détails ; je me rends compte de ce qui pourrait (telles rencontres, telles circonstances inévitables étant données !), de ce qui pourrait troubler l’harmonie de mon existence. J’examine et je recouvre la tranquillité. Ce n’est pas là une distraction cherchée dans les banalités du moment... Permettez... Pardon !... Ce n’est pas le besoin d’être consolé, ce n’est pas de la bigoterie, c’est une vue saine des choses ! Qu’en pensez-vous, Nicolas Dmitriévitch ?

Il s’adressait à un monsieur qui se trouvait dans le salon. Ce visiteur ne s’était pas levé à l’arrivée de madame Ridnieff et était resté à demi vautré dans un large fauteuil dissimulé derrière une jardinière. La fumée qui s’échappait à travers la verdure, une odeur de café, un bruit de cuiller et de tasse trahissaient la nature de ses occupations. Aux derniers mots d’Echetzky, il se leva et sortit non sans difficulté de sa cachette. Il paraissait fort jeune ; sa haute taille, ses épais cheveux blonds, ses yeux d’un bleu clair, son teint coloré, ses lèvres rouges, tout en lui frappait par un air de robuste santé. C’était un solide gaillard, comme on commence à en revoir à présent. Il y a dix ans, ce type semblait avoir complètement disparu. Aujourd’hui, on peut de nouveau rencontrer des jeunes gens florissants, bien nourris, audacieux, qui décident hardiment les questions de la vie, ou plutôt qui n’admettent l’existence d’aucune question. Ce sont les rejetons vigoureux d’un vieil arbre dont le tronc semblait mort avec ses racines. À la vérité, leur feuillage a un peu changé d’aspect, mais on dit que cela arrive aussi aux vrais arbres, sans que leur essence en soit modifiée. L’apparence importe peu. Comme leurs ancêtres, les nouveaux preux adorent l’équitation, boivent sec, ploient des fers à cheval, ont peur de l’instruction et cassent la vaisselle, parce qu’il ne leur est plus permis de battre les laquais.

— N’est-il pas vrai... continua avec animation Echetzky, — Elisabeth Vassilievna, permettez-moi de vous présenter monsieur : Nicolas Dmitriévitch Miéniaieff. C’est le point de vue le plus sage, celui qui contribue le plus au bonheur ! Le fataliste, l’épicurien...

Miéniaieff s’inclina en riant. Malgré ses proportions herculéennes, il était beau et ne manquait pas d’aisance dans ses mouvements. Mais il y eut quelque chose de fort étrange dans son salut. Echetzky était trop occupé de ce qu’il disait et madame Echetzky trop absorbée en elle-même pour remarquer que le jeune homme regardait madame Ridnieff d’une façon particulière, tandis qu’elle rougissait et baissait les yeux. Ce fut l’affaire d’une seconde.

— Encore une chose, poursuivit le notaire en s’adressant à madame Ridnieff, — je trouve qu’un bonheur aussi court que l’a été le vôtre... Mais c’est une vieille vérité ! Ce qui est beau doit périr dans sa fleur ! À quoi bon un déclin lent, graduel ? Non, mieux vaut que le rideau tombe brusquement sur la scène éclairée de mille feux...

— À propos de feu, passez-moi donc une allumette, interrompit Miéniaieff.

— Ah ! batuchka, que vous êtes prosaïque ! Peste soit de vous !

Le notaire s’empressa, en riant, de déférer au désir du jeune homme.

— De quoi votre mari est-il mort ? demanda madame Echetzky, qui semblait protester par son ton et son attitude contre l’enjouement de son époux.

— De la phtisie.

— Il a été longtemps malade ? continua d’une voix plus sombre encore madame Echetzky.

— Oui.

— Il est mort au service ?

— Oui.

— Vous avez obtenu une pension ?

— Il n’a servi en tout que trois ans.

— Quel emploi occupait-il ?

— Il était professeur au gymnase de V...

— Qu’est-ce qu’il enseignait ?

— Les mathématiques.

— C’est bien triste... Vous avez continué de rester à V... ?

— Non, peu après je suis partie, répondit madame Ridnieff avec embarras.

Miéniaieff la regardait de nouveau.

— Où êtes-vous allée ?

— Je... je suis allée en différents endroits, j’ai fait plusieurs voyages...

— Mais, voyons, il ne pouvait en être autrement, dit le notaire qui rentrait dans le salon, et soudain, comme se ravisant, il fit entendre un petit rire saccadé. — Non, vous savez, cela se comprend, je dirai même que cela convenait, c’est naturel, c’est légitime. Quand une fois l’homme sent le terrain manquer sous ses pas, il aspire à prendre son vol, il cherche... Je n’admets pas la stagnation. La jeunesse est même obligée...

— La jeunesse !... interrompit sa femme d’un ton significatif, et elle jeta sur lui un regard de pitié.

Miéniaieff partit d’un bruyant éclat de rire, alluma un nouveau cigare et disparut derrière la jardinière. Seuls, ses gros pieds restaient visibles. Mais madame Ridnieff remarqua qu’à travers la verdure il ne cessait pas de l’observer en souriant... Elle aurait voulu se cacher.

— D’où venez-vous maintenant ? demanda madame Echetzky, désirant s’emparer de la conversation et la porter sur quelque chose de positif.

— D’A... Je suis venue ici pour affaire, répondit madame Ridnieff de plus en plus gênée.

La nouveauté du milieu, les amabilités du maître de la maison, la distraction qu’on trouve toujours à causer avec des étrangers : tout cela l’avait empêchée de penser à son affaire ; le regard obstinément fixé sur elle achevait de lui faire perdre la tête.

— Pour affaire ! s’écria Echetzky ; comment, vous, vous avez des affaires ? Que peut-il y avoir de commun entre vous et les affaires, cette fastidieuse... Je ne puis vous imaginer qu’au milieu des bouquets, des couronnes, des adorations...

— Quelle affaire ? interrompit madame Echetzky.

— Un héritage, répondit madame Ridnieff, en souriant malgré elle.

— Ah ! un héritage... C’est très bien... reprit madame Echetzky avec un profond soupir.

Il semblait que quelque chose l’affligeât, et elle ajouta, comme si elle eût espéré un adoucissement à son chagrin :

— Un gros héritage ?

Madame Ridnieff avait envie de rire.

— Je ne le sais pas moi-même, répondit-elle. — Peut-être cent mille roubles.

— C’est la succession de votre père ? Mais j’ai entendu dire... De son vivant, il avait perdu sa fortune... D’après ce qu’on m’a dit...

— Vous savez fort bien ce qui en est, interrompit avec irritation madame Ridnieff. Nous sommes partis d’ici sans le sou. Vous nous avez alors accompagnés vous-même au chemin de fer ! ajouta-t-elle d’un ton vexé en s’adressant à Echetzky.

— Oui... Mais...

— Notre ruine a été complète. Il ne pouvait rien rester après mon père : tout son argent avait passé à désintéresser ses créanciers. Est-ce vrai ? demanda-t-elle du même ton roide au notaire.

— Sans doute ! Il a fait les choses magnifiquement... magnifiquement, répondit-il. C’était...

Il se tourna vers Miéniaieff.

— La probité poussée jusqu’au fanatisme ! Vous savez, jusqu’au point où elle devient idiote !... Votre père était un rêveur... Vous comprenez, il aurait pu laisser dormir bien des dettes, glisser sur bien des engagements, comme cela se pratique partout et toujours...

Il se mit à rire de son rire sec.

— Et personne n’aurait dit mot, car les gens vis-à-vis de qui votre père se mettait en frais de délicatesse... Amitié à part, je regrette la manière dont cela a été fait...

— Je ne sais ni ce qui a été fait, ni comment on l’a fait, interrompit madame Ridnieff ; mais si mon père a trouvé qu’il devait agir ainsi...

— Vous ne devez pas penser autrement ! s’écria le notaire d’un ton aimable et protecteur, qui n’excluait pas une nuance de raillerie. — Les femmes sont toujours butées à des rêves, et c’est à peine si le réel...

— Mais de qui héritez-vous donc ? interrompit madame Echetzky.

— De la tante de mon mari, Anna Ivanovna Ridnieff.

— Ah !... Mais je suppose que cette succession est loin de s’élever à cent mille roubles, reprit en souriant la maîtresse de la maison.

— C’est probable... Mais dans ma position...

Le reste s’arrêta dans son gosier... Minute horrible ! Elle se rappelait soudain sa misère, et il fallait en faire l’aveu, il fallait demander... Les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme. Elle réussit à les refouler, et, rougissante, se leva pour se dérober au regard qui la poursuivait.

— Le soleil vous gêne ? remarqua madame Echetzky.

— Oui... Je vous remercie, dit-elle, tandis que le notaire lui avançait un autre fauteuil. Je voulais précisément vous prier... Vous avez connu ma tante ?...

— Oui... elle habitait ici, répondit avec hésitation madame Echetzky.

— C’était une femme respectable, observa d’un ton sérieux Echetzky, — et, vous savez, une femme énergique.

— Je trouve que, physiquement, vous ressemblez beaucoup à votre tante, ajouta madame Echetzky.

— C’était la tante de mon mari, répliqua madame Ridnieff.

— Pourtant, il y a un air de famille.

— Allons donc ! s’écria le notaire. Comment peut-on dire cela ? Les traits...

Madame Ridnieff se hâta de l’interrompre pendant qu’elle se sentait encore la force de parler.

— Cet été, elle m’a écrit pour me prier de l’aller voir, et elle manifestait l’intention de me léguer tout ce qu’elle avait. Je... je ne pouvais m’absenter à cette époque. Elle est morte sur ces entrefaites...

— Est-ce que votre tante est morte ? demanda madame Echetzky.

— Mais, voyons, tu le sais depuis longtemps ! reprit avec impatience son mari. — Et alors vous êtes venue...

— Je suis venue et je n’ai rien trouvé, acheva madame Ridnieff. — La maison, dit-on, a été vendue, et tout... On m’a dit que je devais m’adresser à vous...

— Pourquoi à moi ?

— Mais au sujet de la vente...

— Ou-i ! En effet, la maison a été vendue. La vente a été faite en bonne forme. C’est un marchand d’ici, Barachoff, qui a acheté cet immeuble.

— L’acquisition a été régulière ?

— Sans doute, régulière... Vous savez, je me sens attendri devant cette ignorance qui est bien d’une femme ! Chère Elisabeth Vassilievna, vraiment, vous me ravissez ! Il me semble vous revoir comme quand vous étiez enfant...

— Alors ma tante a reçu l’argent ?

— Sans aucun doute.

— Une somme importante ?

— Non. Autant que je me souviens, elle a vendu sa maison à très bas prix.

— Mais qu’est donc devenu cet argent ?

— Voyez-vous, il est probable qu’elle ne l’a même pas touché. Ce Barachoff est un rusé monsieur. Elle avait résolu d’offrir sa maison à l’église de sa paroisse, et il s’est chargé d’accomplir ses intentions. Pour elle, peu lui importait à quel prix elle vendrait, puisqu’il s’agissait plus ou moins d’un don... Bref, je ne sais pas si elle a fait cette donation elle-même ou par l’intermédiaire de Barachoff, toujours est-il qu’elle a aliéné la maison de Pokroff...

— Et il n’y a pas d’argent ?

— Non, positivement.

— Mais, en dehors de cela, elle avait encore des fonds chez elle ?

— Je n’en sais absolument rien.

— Mais il y avait un mobilier dans la maison...

— Permettez, il faut tout vous expliquer. Votre tante... Permettez-moi de vous faire connaître son état psychologique. Comment m’exprimer d’une façon plus compréhensible ? Son capital intellectuel était déjà, vous savez, considérablement entamé ; elle n’avait plus l’intégrité...

Il fit un petit geste de la main et se mit à rire.

— Elle était vieille !... acheva-t-il d’un ton indulgent. Et puis il y avait encore là une certaine Glycérie, une sorte de prophétesse. Elle d’un côté, Barachoff de l’autre. Je vous le dis, ç’a été un chef-d’œuvre de filouterie ! s’écria-t-il avec un rire de jubilation. Ce sont eux évidemment qui ont manigancé l’affaire. C’est curieux autant qu’instructif. Vraiment, je dirai même qu’il est agréable d’être volé par d’aussi adroits coquins...

— Ce doivent être en effet d’habiles gens, interrompit madame Ridnieff. Ils ont vivement enlevé la chose. Ma tante m’a écrit en août, et en septembre tout était déjà vendu.

— En octobre, rectifia le notaire.

— Mais c’est en octobre qu’elle est morte.

— L’affaire a été faite quinze jours avant sa mort. Il y a eu quelques formalités. Elle était malade déjà depuis longtemps.

— Alors, si elle a eu le temps de vendre sa maison et de distribuer son argent, elle aurait eu aussi le temps de me prévenir, elle aurait eu le temps de faire un testament...

— Sans doute, dit Echetzky.

— Évidemment, c’est qu’elle ne l’a pas voulu, remarqua sa femme.

— Ainsi, ce serait par malveillance...

Madame Ridnieff s’arrêta : elle était toute déconcertée.

— Il n’y a pas d’effet sans cause, dit sentencieusement madame Echetzky.

— Vous connaissez la cause ?

— Je présume que vous la devinez vous-même...

— Quelle est-elle ?

— Votre respectable tante a vu sans doute avec peine...

— Quelle bêtise ! s’écria le notaire, — comment peux-tu imaginer...

— Non, parlez, je vous prie, répliqua résolûment madame Ridnieff ; et elle se leva : — Pour moi, c’est très important. Je veux savoir quels torts j’ai pu me donner...

— Eh, mon Dieu, fit vivement Echetzky, de vieux préjugés, de vieilles sottises, un caprice de femme tombée en enfance... Excusez-moi ou plutôt non, je ne vous demande pas de m’excuser si je vous fais cette question : vous êtes entrée au théâtre, Élisabeth Vassilievna ?

La jeune femme pâlit légèrement.

— Comment a-t-on pu savoir cela ?

— C’est-à-dire, comment votre tante a-t-elle pu le savoir ?... Nous l’avons tous su, grâce à un indiscret correspondant de la Gazette de N... : il vous a vue ; comme de juste, il a été ravi, et il a écrit à son journal. Pardonnez à votre adorateur : tout cela est bien naturel... Vous jouez sous le nom de Lubine ?... Malheureusement on a communiqué la gazette à votre tante. Cette femme qui ne lisait jamais rien, représentez-vous la tête qu’elle a dû faire en lisant avec sa Glycérie ce feuilleton dramatique.. C’était un vrai coup de théâtre ! — Il se tourna vers Miéniaieff et se mit à rire. — Mais vous n’avez pas à être confuse, très chère Élisabeth Vassilievna. Croyez-le bien, ici (il promena la main autour de lui) on comprend autrement ces choses-là ! Je prise au plus haut point toute libre manifestation de la personnalité humaine... et où donc la personnalité de la femme peut-elle mieux se manifester que dans la lutte contre les préjugés, contre les restes de barbarie que nous a transmis l’époque du « Domostroï » ?... Voyez-vous, c’est un trait qui complète votre biographie : vous avez été déshéritée pour avoir incarné à nos yeux Juliette, Ophélie…

Dans son enthousiasme, il s’élança vers elle et lui baisa la main.

Madame Ridnieff, toute troublée, souriait. Ce qu’elle éprouvait était un mélange de satisfaction, de honte et de bonne humeur. Quelque chose — elle le sentait — s’effaçait de son souvenir, et elle en avait regret ; quelque chose lui poignait le cœur, comme un remords ; puis tout à coup elle était envahie par la sensation du présent, de la pauvreté, de la faim ; après quoi, l’envie de rire la reprenait à la vue de l’irritation que les façons de ce monsieur fardé et parfumé causaient à son épouse... La jeunesse !... Ce mot voltigeait comme une flamme devant les yeux de madame Ridnieff et chantait à ses oreilles... Machinalement elle se retourna et se vit dans une grande glace : elle était fort belle en ce moment...

Echetzky surprit ce regard et se remit à baiser la main de la visiteuse, non plus avec l’enthousiasme de l’artiste, mais presque avec la passion d’un amoureux. Il serra fortement cette main et ne se gêna point pour lui appliquer de petites tapes d’amitié.

— Vous auriez mieux fait de commencer par là, charmante Elisabeth Vassilievna, s’écria-t-il, — au lieu de nous parler héritage ! Que vous importe cette succession ? Votre talent vous fait une auréole devant laquelle nous tous nous ne sommes rien ! Ce sont des palais qu’il vous faut...

— Je ne les refuse pas, dit-elle, — mais en attendant...

— Laissez cela ! Vous n’en avez pas besoin ! Vous obéissez ici à un excessif scrupule de conscience, comme en ont souvent les femmes ; vous vous êtes dit qu’il fallait accomplir le désir de votre tante, et vous vous êtes fait de cela une sorte de devoir. Voyons, est-ce vrai ? Vous ai-je comprise ?... Oh ! j’aime ce gentil entêtement féminin : il ne veut jamais s’avouer vaincu ! Eh bien, mais céderez-vous devant l’impossibilité ? Devant l’évidence ?

— Je veux quelque chose de précis.

— Quelque chose de précis ? Soit, je vais vous parler clair et net : pour ce qui est du palais de Pokroff, il n’y faut pas songer. Là, êtes-vous contente ? Tenez-vous à savoir à quelle date l’acte a été fait et sous quel numéro il est classé ? Si vous voulez me faire l’honneur de passer demain à mon étude...

— Non, interrompit-elle, — demain je pars.

— Où allez-vous ?

— Mais je retournerai à l’endroit d’où je suis venue, c’est-à-dire à A..., répondit-elle d’un air contraint.

— Vous y êtes engagée pour la saison ?

— Oui.

— J’ai entendu parler de votre directeur... C’est un monde tout particulier que celui du théâtre. Jadis, dans mes belles années, je l’aimais à la folie ! La réalité m’est devenue plus compréhensible à travers le prisme de la scène...

— Tu n’as pas cessé d’être théâtral, observa madame Echetzky.

— Ah ! mon Dieu, cela m’est pénible à entendre ! s’écria d’un ton chagrin le notaire. — Théâtral, — c’est un mot injurieux !... Est-ce ma faute, matouchka, si les femmes de votre génération n’ont pas reçu la moindre étincelle du feu sacré, si le ménage et les chiffons sont toute votre occupation ? Mais voilà la nouvelle génération qui va me prêter main-forte ! Nicolas Dmitriévitch !

— Que voulez-vous ? demanda Miéniaieff.

— Venez à mon aide ! Dites ce que vous sentez quand le rideau se lève devant vous, quand l’orchestre attaque les premières notes de l’ouverture, quand vous attendez, le cœur palpitant...

Miéniaieff éclata d’un rire franc et sonore.

— Je ne sais pas, dit-il.

— Mais que sentez-vous ?

— J’aime le théâtre... Quoi !

Echetzky agita la main.

— Eh ! messieurs !... dit-il avec une nuance de reproche. Ensuite il s’adressa d’un ton sérieux à madame Ridnieff. — Savez-vous que telle a toujours été mon opinion sur votre compte ? Vous étiez faite pour la scène. Vous avez été élevée à l’ancienne manière : vous avez de la tenue. C’est particulièrement important pour une artiste. Il faut savoir représenter. Vous avez l’usage de la bonne société. Votre instruction, quoique superficielle, est bien supérieure à celle des actrices de province. D’ailleurs, vous avez pu la compléter... J’ai toujours pensé cela de vous. Mon diagnostic est infaillible : si je me dis une chose, si je me forme une conviction, — elle est toujours vérifiée par l’événement !... Quels rôles jouez-vous ? Les grands rôles, bien entendu, mais dans quel genre ? Qu’est-ce que vous interprétez le plus volontiers ?

Madame Ridnieff l’avait à peine écouté.

— Je ne sais pas, répondit-elle. Je joue l’opérette.

— Vous chantez ? Vous avez donc de la voix ?

— J’ai toujours chanté.

— Oui, mais, à proprement parler, vous n’aviez pas de voix, je veux dire que vous n’aviez pas une voix remarquable, continua-t-il en se donnant l’air entendu d’un connaisseur. — Il est vrai que pour la musique légère... Ainsi, vous chantez de l’Offenbach ?... Eh bien, Nicolas Dmitriévitch, cela non plus ne vous dit rien ?... « Trésor du ciel, présent des dieux, rêve d’amour... »

En voyant que le notaire commençait à chanter, Miéniaieff se mit à rire. Madame Ridnieff se leva.

— Où allez-vous donc, Elisabeth Vassilievna ? Notre conversation vient à peine de se placer sur son vrai terrain...

— Il est temps de partir, reprit-elle en saluant la maîtresse de la maison, qui hésita un peu à lui tendre la main.

— Pourquoi dire cela ? Pourquoi ne pas, sans façons...

— Tu oublies qu’aujourd’hui tu dînes au club, observa madame Echetzky ; c’est un dîner officiel, tu as souscrit, tu as payé...

Sans écouter sa femme, Echetzky sortit à la suite de la visiteuse.

— Permettez, Elisabeth Vassilievna... Se peut-il que... Permettez ! Et nous ne nous reverrons plus ?

Madame Ridnieff s’arrêta dans la salle. La fatigue, la conversation, l’accablement moral et physique lui avaient ôté sa présence d’esprit. Elle essaya de rappeler ses souvenirs : il lui semblait qu’elle avait encore quelque chose à faire, quelque chose à dire. Oui, en effet, elle devait partir le lendemain ; par conséquent, il fallait...

— Je voudrais encore vous voir et vous dire un mot, fit-elle à voix basse, et elle prit elle-même la main d’Echetzky. Venez ce soir à sept heures, ou à huit, ou plus tard.

— Je n’y manquerai pas. Où êtes-vous logée ?

— À l’hôtel... Ah ! oui ! à l’hôtel Larionoff, n° 18, au dernier étage.

— À l’hôtel Larionoff ? Mais c’est une horreur ! Quelle idée avez-vous eue ?

— Cela s’est trouvé ainsi ; du reste, peu m’importe. Vous viendrez ?

— Oh ! sans doute, murmura-t-il en retournant la tête pour voir si sa femme ne venait pas.

Sur la porte se tenait Miéniaieff. Madame Ridnieff passa dans l’antichambre.

— Eh bien, batuchka, qu’est-ce que vous en dites ? commença le notaire en frappant sur l’épaule du jeune homme : il jouait au libertin pris en flagrant délit de fredaine. — Je reçois de jolies petites dames, n’est-ce pas ?

— Irez-vous bientôt au club ?

— Est-ce qu’il est l’heure ?

— Je vais m’habiller, et je m’y rends tout de suite. Au revoir.

 

VII

Quand madame Ridnieff eut descendu le perron, le cocher qui l’avait amenée lui barra le passage.

— Est-ce que vous ne montez pas ? demanda-t-il en voyant qu’elle le congédiait du geste et faisait mine de s’éloigner.

— Non.

— Alors payez-moi.

— Comment ? Je vous ai payé.

— C’est vrai ; mais je vous ai attendue jusqu’à ce moment.

— Mais je ne vous ai pas ordonné de m’attendre.

— Vous n’aviez rien dit. Voilà deux heures que je pose là. Nous prenons cinquante kopeks par heure.

Cette réclamation était aussi stupide qu’inconvenante. Témoin de la scène, le cocher de Miéniaieff s’en amusait ; il tira avec son cheval gris du côté où avait lieu la discussion.

— Prends ! cria madame Ridnieff à son cocher, et, lui jetant un assignat, elle s’enfuit au plus vite.

Elle ne reprit haleine qu’après avoir tourné le coin de la rue. Elle était troublée, hors d’elle-même. Cette dernière niaiserie comblait la mesure. Mais était-ce bien une niaiserie ? Donner un rouble quand on n’en a plus que deux et qu’il faut vivre, qu’il faut voyager... L’héritage lui échappait, et voilà qu’à présent ses dernières ressources... Elle fondit en larmes, puis elle se reprocha de pleurer dans la rue, — quoique la rue fût tout à fait déserte ; — elle se dit qu’en ce moment même il y avait des gens qui dînaient au club...

— Elisabeth Vassilievna ! lui cria-t-on.

Prise d’un effroi instinctif, elle se retourna : — c’était Miéniaieff. Le traîneau du jeune homme marchait au pas, au milieu de la chaussée. Le cocher, accoutumé sans doute aux façons d’agir de son maître, n’y faisait aucune attention.

— Elisabeth Vassilievna, mais arrêtez-vous donc !

— Que voulez-vous ?

Miéniaieff lui saisit les deux mains, la regarda en plein visage et se mit à rire.

— L’espiègle ! elle fait semblant de ne pas me connaître !

— Je ne vous connais pas.

— Vous dites ?

— Je ne veux pas vous connaître.

— Vraiment ?

— Je vous l’ai déjà dit cent fois. Laissez-moi.

— Oh ! prenez garde d’avoir à vous en repentir !

— Laissez-moi.

— Voyons, je vous aime sérieusement, douchenka.

— Laissez-moi.

— Je vous l’ai dit — j’ai quinze mille roubles de revenu, c’est assez pour vivre à deux. D’ailleurs, on ne vit pas un siècle ensemble ! Je suis un honnête homme, et vous n’aurez pas à vous plaindre de moi, si vous ne me trompez pas, bien entendu : autrement, cela irait mal... Voyons, je vous aime comme un fou depuis un an. Allons, ne faites pas de manières, en voilà assez... N’essayez donc pas de vous dégager : vous serez cause que je vous casserai le bras, c’est tout ce que vous y gagnerez. Elisabeth Vassilievna ?... Ah !

— Je vais appeler un sergent de ville ! dit-elle, pâle de souffrance.

— Méchante ! Quels yeux elle me fait !... Ah ! si seulement je pouvais...

— Vous êtes un honnête homme, dites-vous ?

— Eh bien ?

— Si vous êtes un honnête homme, lâchez-moi !

— Je vous fais mal ?... Seigneur, mais elle pleure ! Lizotchka, douchenka...

Elle s’arracha à l’étreinte du jeune homme. Celui-ci allait la saisir de nouveau, mais, à la clarté du crépuscule, on voyait arriver quelques passants. Il appela son cocher, et s’assit dans son traîneau, qui s’éloigna.

 

VIII

Madame Ridnieff monta son escalier à peine éclairé par une fenêtre lointaine, qui faisait comme une tache blanche dans l’obscurité. On jouait de l’orgue quelque part, des portes se fermaient avec violence, des robes froufroutaient, des voix querelleuses faisaient un vacarme auquel succédaient des éclats de rire ; on entendait un bruit de vaisselle, de sonnette, d’allées et venues. En haut une épaisse fumée de charbon oppressait la poitrine et faisait mal aux yeux. Madame Ridnieff trébucha dans sa marche. Quelque chose partit en piaulant de dessous ses pieds. Elle poussa un cri. Aussitôt une porte latérale s’ouvrit, une lumière brilla, et deux domestiques sortirent vivement.

— Diable ! cria l’un d’eux ; — on t’a dit d’allumer la lampe !... Qui est là ? Ah ! c’est vous, madame ! De quoi avez-vous eu peur ?

— Donnez-moi ma clef...

Toute tremblante, elle s’élança dans sa chambre.

— Qu’est-ce que vous avez donc ici ?

— Où ?

— Là... qui court ?

— Ah ! c’est cela qui vous a effrayée ? Ce n’est rien. Rassurez-vous. Ce sont probablement des souris. Il y en a qui sont grosses comme des chats. Quelquefois, en effet, MM. les voyageurs en sont incommodés... Vous êtes fort fatiguée, madame.

— Apportez-moi à dîner.

— Chez nous, madame, on ne donne plus à dîner passé quatre heures ; par conséquent, c’est impossible à présent.

— Ah ! quel supplice ! Comment donc vous permettez-vous de faire mourir de faim les voyageurs ? Pas une personne convenable ne descendra chez vous. Donnez-moi à dîner tout de suite !

Le garçon se retira.

La jeune femme était hors d’elle-même ; elle ne savait ce qu’elle devenait. Cette stupide frayeur avait mis le comble à son malaise. Le corps brisé, la tête en feu, elle n’avait ni bras ni jambes... Elle se laissa tomber sur le divan. Le froid contact de la toile cirée la fit frissonner. Elle se releva d’un bond, étendit son châle sur le divan, prit un oreiller, puis brusquement commença à se déshabiller.

— Comme cela, je serai mieux pour reposer.

Elle revêtit la robe de flanelle bleue qu’elle portait en voyage et ne put s’empêcher de jeter un rapide coup d’œil sur son miroir. Cela lui était déjà arrivé plusieurs fois durant cette journée. Se regarder dans la glace était chez elle une habitude, quelque chose de machinal. Quelqu’un lui en avait un jour fait l’observation... Qui ? Il lui sembla qu’elle devenait folle.

— Mon Dieu, que se passe-t-il dans ma tête ?

Elle se coucha et ferma les yeux ; son cœur battait comme le balancier d’une horloge... « Elle est curieuse, la pendule des Echetzky. Voilà des imbéciles ! Ah ! la belle dame ! Il est agréable d’avoir une pareille femme ! Elle se donne des airs à présent, elle qui autrefois trayait les vaches... Au fait, a-t-elle trait des vaches ? Il aurait fallu demander cela à ma tante Anna Ivanovna ; celle-là savait tout... Allons, ma tante, que Dieu vous juge !...

« Dieu !... Mais c’est en son nom que ma tante s’est fâchée contre moi... Voyez-vous quel crime j’ai commis, — quel déshonneur pour ma famille ! Mais quand on n’a pas un morceau de pain, on danse, au besoin, pour en gagner. Pourquoi donc cette sainte femme qui faisait brûler des cierges, qui récitait des patenôtres, ne m’est-elle pas venue en aide ? Pourquoi ne m’a-t-elle pas appelée auprès d’elle, quand Gricha est mort, quand je suis restée seule avec ma petite fille, quand je l’ai suppliée ? Pendant deux ans, elle ne m’a pas écrit une ligne, n’a pas répondu à mes lettres, et tout à coup, sentant la mort approcher »...

« Mais tout cela ne signifie rien, et il est inutile d’y penser !... Pourquoi ne me donne-t-on pas à dîner ? Si je pouvais manger quelque chose et dormir un peu ! Pourvu seulement que le dîner ne soit pas aussi « un rêve... »

Elle se mit à rire et éclata ensuite en sanglots.

« Ces maudits nerfs... seigneur Dieu !... Vraiment, je vais encore être malade. Ce sera le bouquet ! Ici pas moyen de vivre, et là-bas une amende à payer pour infraction à mon engagement... Mais retournerai-je là-bas ? Et que puis-je faire d’autre ? J’aurais beau consulter l’homme le plus entendu, il ne saurait que me dire. C’est une situation sans issue. Je n’ai personne à qui m’adresser, et, dans le monde entier, mon seul refuge est cette galère. Eh bien, rejoignons-la, puisqu’il est impossible de faire autrement. Je vendrai ma broche, ou plutôt je dirai à Echetzky de la vendre, — et demain à la première heure je partirai. Dans deux jours je serai là-bas. Quelle existence on y mène ! Et il y a des gens qui disent que cette vie est gaie, qui parlent de sacerdoce artistique !... Qu’ils en tâtent donc un peu, pour voir !

« Mais combien il y a de gens heureux sur la terre ! Tenez, par exemple, cette vieille vipère de madame Echetzky ! Rien ne lui manque : elle est dans la soie et le velours... Elle grignotait des pralines, paraît-il ; du moins elle avait quelque chose dans la bouche... Elle daigne à peine me donner la main, elle trouve humiliant pour elle de causer avec moi ! Ces belles dames se récrieraient si on leur racontait mon histoire, les abaissements que j’ai subis rien que dans la journée d’aujourd’hui... Peut-être même est-il de mauvais ton de savoir que j’existe ! Et pourtant en quoi vaux-je moins qu’elles ? Parce que je suis pauvre ? Mais madame Echetzky, dans sa jeunesse, a peut-être elle-même connu le besoin...

« Non, elle ne l’a jamais connu, jamais elle n’a souffert ! Et moi, depuis l’âge de dix-huit ans je lutte sans entrevoir la fin de mes épreuves... Aussi, quoi ? Je n’étais pas forcée de me marier ; mais alors, quelle satisfaction aurais-je eue ?

« Gricha, ma vie, je t’ai aimé, aimé, aimé... Ce sentiment était tout mon bonheur ; mais que nous avions de peine à vivre ! Que la vie t’a été dure, mon chéri ! Tu t’es tué à travailler ! »

Agacée, malade, elle avait des crises de larmes qui interrompaient brusquement ses réflexions. Aucune suite dans ses idées, aucune netteté dans ses impressions. Mais il ne pouvait en être autrement...

 

IX

Enfant gâtée, elle pouvait se soumettre à la nécessité, mais elle s’y soumettait comme à un fait accidentel et temporaire ; elle pouvait lutter contre l’adversité, lutter même avec audace et succès, mais elle ne trouvait de forces que dans une excitation factice. Le malheur une fois passé, elle se le rappelait avec amertume, avec colère, mais elle ne devenait ni plus expérimentée, ni plus virile, ni plus prévoyante. Elle travaillait par force, mais elle ne s’habituait pas, ne pouvait s’accoutumer au travail ; chaque jour elle le détestait davantage. Elle supportait les privations, parce que les circonstances l’exigeaient, mais elle ne comprenait pas qu’on pût librement s’imposer quelque sacrifice.

Pour elle il n’existait que deux extrêmes : l’insouciance absolue ou le désespoir, et elle passait continuellement de l’un à l’autre sans aucune transition. Ce n’était point par des projets ou des rêves qu’elle cherchait à se rassurer, à se consoler : ses alarmes s’évanouissaient d’elles-mêmes, en un clin d’œil, au moindre sourire de la fortune, et contente d’avoir recouvré sa tranquillité, elle évitait de la troubler soit en songeant au passé, soit en se préoccupant de l’avenir : elle s’accordait un jour, deux jours, parfois quelques heures de sécurité en attendant le prochain « malheur »...

Ainsi vécut-elle durant une cruelle année en compagnie de son père à demi fou. Un bonheur inattendu — le retour et la tendresse de l’homme aimé, ses attentions, ses soins, ses égards, soutenaient seuls cet esprit enfantin associé à une nature ardente et volontaire. Elle se plongea tout entière dans l’oisiveté. Elle ne savait ni travailler, ni épargner, ni calculer. Pour sa mise elle ne dépensait guère : elle se disait que les toilettes coûtent cher, et que ce serait mal de ruiner Gricha ; mais surtout elle savait que la simplicité des ajustements rehaussait encore ses charmes. En revanche, dans les moments heureux, il lui fallait des bagatelles, des frivolités, un chez-soi élégant, une table bien servie ; elle voulait « faire bombance », comme elle disait en embrassant son Gricha avec des larmes de joie. Affable, gracieuse avec tout le monde, elle aimait à donner, et ne se demandait pas si ses cadeaux étaient agréables ou utiles à ceux qui les recevaient.

Parfois, au souvenir de la vie misérable qu’elle avait menée avec son père, elle se mettait tout à coup à faire l’aumône, sans regarder à la dépense, sans s’inquiéter de secourir de véritables infortunes ; elle s’attendrissait, s’exaltait, assurant qu’elle n’était que la dispensatrice des bienfaits de son cher Gricha, un cœur d’or. On la trompait ; elle maudissait les trompeurs, mais ne devenait pas plus prudente. Seulement, elle se considérait comme coupable envers son mari ; elle prenait la résolution de l’aider, d’apprendre, de subvenir elle aussi par son travail à l’entretien du ménage ; elle se procurait un métier à broder, achetait force livres élémentaires. Malheureusement elle n’avait pas une minute pour lire ou pour broder. Quand elle fut mère, le temps lui manqua plus que jamais, quoique Lisa ne nourrit pas elle-même, quoique, après la nourrice, elle eût pris une niania, quoiqu’elle fit faire dans les magasins tous les vêtements de sa petite fille.

— N’est-ce pas qu’on ne peut rien voir de plus beau que notre baby ? s’écriait l’heureuse jeune femme en présentant à son mari l’enfant, qui en effet était charmante.

Il aimait son épouse. Était-il heureux ?... Occupé toute la journée, quand il revenait chez lui, on l’accueillait avec un visage joyeux, des chants, des baisers, ou bien avec des larmes et des plaintes amères : on n’avait pas ceci ou cela ; il se tuait à la peine tandis qu’elle n’était bonne à rien ; puis à ce désespoir succédaient de nouveaux baisers. La vie conjugale se ressentait étrangement de ces perpétuelles variations d’humeur,

La jeune femme était emportée, capricieuse et soumise ; il n’y avait pas moyen de lui adresser une observation, parce que le moindre mot l’affligeait à l’excès. S’était-elle montrée incapable de rendre le service le plus simple, elle ne demandait qu’à s’offrir en sacrifice, mais elle ne reconnaissait pas son incapacité, et elle aurait été blessée au dernier, point, si on la lui eût fait remarquer. Elle était bonne et injuste, elle n’avait point de virilité. En passant brusquement de l’opulence à la misère et de la misère à la médiocrité, elle n’avait appris à connaître ni la vie, ni le monde ; dans ses façons, dans ses habitudes, elle était restée la « demoiselle » d’autrefois ; il lui arrivait par moments de se donner des airs de grande dame. Quelquefois elle ne cachait point son regret « de ne pas voir la bonne société ».

Pauvre étudiant, laborieux et modeste dans ses goûts, Ridnieff rêvait une vie tranquille et occupée, l’amour d’une épouse qui le réconforterait par de bonnes paroles et qu’à son tour il se plairait à rendre heureuse ; il espérait trouver dans le mariage cette communauté d’idées et de sentiments grâce à laquelle la femme aimée est la vraie compagne de son mari, et lui devient encore plus chère... L’amour aidant, une femme apprend plus en peu de jours qu’elle n’a appris en de longues années ; un nouveau côté de l’existence, la vie de la pensée et de l’action se découvre brusquement à elle ; l’intelligence de la femme s’ouvre en même temps que son cœur... Ainsi deux fleurs s’épanouissent sur la même tige.

Tel était le rêve que Ridnieff avait formé la première fois qu’il avait vu Lisa, et dont il ne cessa d’attendre la réalisation, après qu’elle fut devenue sa femme.

Il tomba malade. Elle ne s’en aperçut pas d’abord, ou plutôt elle ne le crut pas... disons mieux, elle ne pouvait comprendre que cela fût réellement. Quand enfin elle le comprit, son désespoir éclata comme une tempête, la laissant affolée et sans forces. La pensée de l’isolement dans lequel elle allait se trouver après sa mort, empoisonna les derniers moments de Ridnieff.

Elle accusa le maudit travail qui avait tué son mari. Elle se rappela avec une tendresse reconnaissante et passionnée combien il l’avait aimée, mais elle ne s’adressa à elle-même aucun reproche. Son enfant lui devint doublement cher. Le chagrin fut comme une lumière qui lui éclaira son passé. Elle comprit que son mari était sa conscience, sa force, qu’en lui elle avait perdu un appui moral, ce dont, jusqu’à ce moment, elle ne s’était pas rendu compte.

Alors, soudain, son amour pour sa fille grandit aux proportions d’un devoir. Tout pour elle, toute sa vie pour elle ! surtout que l’enfant ne connaisse pas les horreurs de la pauvreté ! que ce charmant petit corps n’ait pas froid, que ces jolis traits ne se déforment pas, que ces petits yeux ne pleurent pas pour les bagatelles qu’on ne refuse pas aux autres enfants. Chose affreuse — les larmes du jeune âge ! Luba avait déjà trois ans ; elle sortait quelquefois dans la rue. Il ne fallait pas que les enfants des riches, insolents et sans cœur, pussent la mépriser en la voyant pauvrement vêtue ! Elle était la plus belle, elle devait aussi être la mieux mise...

Madame Ridnieff ne pouvait rien enseigner et ne savait point travailler, mais, en tout cas, il lui aurait été difficile de trouver des leçons ou du travail. Pour vivre, elle engagea et vendit successivement toutes ses affaires, en attendant... quoi ? — elle eût été bien embarrassée de le dire. Elle écrivit à sa tante et ne reçut point de réponse. Du peu qu’elle possédait, elle ne retira pas grand’chose : de quoi subsister pendant deux mois. L’automne approchait. Depuis longtemps déjà elle s’était défaite de la fourrure de son mari, elle mit la sienne au mont-de-piété. Il ne lui resta plus qu’une robe de soie, mais il fallait bien avoir un vêtement convenable. Madame Ridnieff congédia sa femme de chambre ; la niania se plaignit d’avoir trop d’ouvrage et menaça de s’en aller.

En août arriva à N... une troupe d’acteurs qui ne devaient y faire qu’un court séjour, le temps de donner quelques représentations. Madame Ridnieff s’arrêta plus d’une fois devant leurs affiches. Elle était triste, chagrine... et ennuyée. Elle avait peu de connaissances, et depuis quelque temps celles-ci lui faisaient des visites de plus en plus rares. Elle raffolait du théâtre. Son mari qui ne l’aimait pas, et le jugeait avec sévérité, la laissait cependant libre de suivre son goût ; aussi était-elle assidue aux représentations dramatiques... Il lui sembla que, dans la circonstance présente, deux heures de spectacle lui feraient du bien...

La tentation fut si forte qu’après avoir lu la pancarte affichée aux abords du théâtre, elle entra au bureau, prête à dépenser pour l’achat d’un billet tout ce qui restait dans son porte-monnaie.

— Il y a relâche, lui dit un jeune homme qui sortait du vestibule.

Cette nouvelle la contraria si vivement qu’elle ne put s’empêcher de demander :

— À quelle occasion ?

Un autre monsieur, un peu plus âgé, sortit du vestibule et rejoignit le premier. Tous deux considérèrent avec un plaisir manifeste la svelte et jolie jeune femme qui avait relevé sa robe de drap et dont le minuscule chapeau était entouré d’un nuage de gaze grise.

— Il y a relâche pour un motif très curieux, répondit le plus âgé des deux messieurs. Hier soir, la prima donna s’est mariée inopinément, et tout à l’heure elle nous a fait dire qu’elle nous quittait.

— Vous êtes de la troupe ? demanda madame Ridnieff en descendant le perron.

— Oui, répondit le jeune homme.

Ils descendirent après elle.

— Alors on jouera une autre pièce ?

— C’est assez difficile, parce qu’il faut changer la distribution de tous les grands rôles de femmes.

— Et notre imprésario est fort embarrassé, ajouta le plus vieux.

— Aussi il est probable que nous ne pourrons rien donner de fameux.

— Tant pis !

— Tant pis pour qui ! interrogea le plus âgé des deux artistes.

— Pour le public, qui ne verra pas de fameuses pièces.

— Et pas pour notre malheureux directeur, qui perd sa meilleure artiste ? Pas pour nous autres, pécheurs ? Voici, par exemple, ce jeune homme : aux termes de son engagement, il sera peut-être forcé de faire, pendant toute la saison, des déclarations d’amour à quelque laideron, et moi « père noble », je suis dans le cas d’avoir une fille plus âgée que moi.

Il riait. Le jeune homme était un peu confus.

— Est-ce qu’il est si difficile de trouver une actrice de bonne volonté ? demanda madame Ridnieff.

— Non, parce que les conditions sont avantageuses...

— Et maintenant, vu l’urgence, elles le seront encore plus, interrompit le « père noble » — Trouver une actrice de bonne volonté n’est pas le difficile, mais quelle actrice ? On exige d’une artiste beaucoup de qualités : la beauté, la grâce, l’instruction... Voilà, si quelqu’une des dames qui font l’ornement des salons consentait à embellir notre scène...

— Elle ne vaudrait rien du tout, répliqua en souriant madame Ridnieff.

— Au contraire, soyez-en sûre ! Elle pourrait nous en remontrer à nous autres, artistes de profession. La vie du monde, c’est la grande école ! Mais à quoi bon rêver l’impossible ? Qui donc, par amour de l’art, renoncerait à sa famille, à ses relations, à sa position dans la société ? Parler de rémunération pour un tel sacrifice serait même ridicule...

— Et combien touchait votre première artiste ?

— Deux cents roubles par mois ; de plus, elle avait droit à un bénéfice. Mais à présent il donnera davantage, pourvu seulement qu’il trouve. Actuellement toutes les étoiles sont déjà engagées, et il faut que nous soyons le 15 septembre à A... pour y commencer nos représentations. Que faire en trois semaines ?... Je crois même qu’il ne s’arrêtera pas ici aussi longtemps qu’il en avait l’intention ; il va se mettre en recherches. Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il à son camarade. A-t-il télégraphié à Moscou ?

— Je ne sais pas.

— Il faut aller le lui demander... Excusez notre audace, ajouta-t-il en saluant madame Ridnieff, — et permettez-nous de vous remercier de la faveur que vous nous avez faite en nous honorant de votre société... Voilà la demeure de notre infortuné patron !

D’un geste comique il montrait l’autre côté delà rue, vers lequel tous deux se dirigèrent. Madame Ridnieff les vit monter le perron et pénétrer dans la maison. Elle restait là, les suivant des yeux...

Qu’est-ce que cela ? — Une existence tout autre, un monde nouveau, inconnu... Et si séduisant ! L’art, la joie, un morceau de pain honnêtement gagné...

« La joie ! » quel mot affreux à prononcer ! Peut-il y avoir encore de la joie pour elle ? Non, elle a dit cela parce qu’elle a rencontré de braves gens... Ce sont de braves gens, cela se voit tout de suite ; des gens simples...

Elle se souvint que jadis, au temps de sa splendeur, quand elle habitait N... avec son père, elle avait figuré deux fois dans un spectacle de société et y avait obtenu un succès fou. On avait représenté la Fille du régiment. Un triomphe !

— Qu’ils donnent la Fille du régiment. Je la leur jouerai ; je sais tout le rôle par cœur, et je le chanterai...

Le soir, elle chanta en berçant sa Luba, puis elle pleura désespérément, après que l’enfant se fut endormie.

— Eh ! vous feriez mieux de prier Dieu, observa la niania.

Elle ne dormit pas longtemps ; néanmoins elle s’éveilla tard. Son visage était pâli par suite de l’agitation à laquelle elle était en proie. C’était quelque chose qu’elle n’avait pas encore éprouvé, une crainte joyeuse, un attendrissement mêlé de scrupule, un chagrin qui allait s’affaiblissant et dont la disparition lui laissait des regrets : par moments les larmes lui venaient aux yeux, et elle avait envie de se justifier auprès de quelqu’un d’invisible ; elle semblait vouloir, par ses élans de tendresse, dédommager cet être invisible de ce qu’elle lui ôtait ; puis elle lui jurait et se jurait à elle-même qu’elle ne lui ôtait rien... Ensuite c’était une sensation de joie folle, comme si on l’eût prise par-dessous les bras, et emportée à travers l’espace sans lui laisser toucher la terre ; son cœur défaillait, mais elle était heureuse... Et la glace qu’elle n’avait pas eu le courage de vendre réfléchissait ses yeux brillants, les boucles mutines de ses cheveux d’or bruni... Comment les arranger, pour qu’on voie tout de suite qu’ils ne sont pas faux ? Elle se rappela comment autrefois, sautant avec légèreté en bas de sa voiture, elle faisait une entrée triomphale dans les salons, comment elle savait passer à côté des gens dont elle n’avait pas besoin, aussi indifférente que si elle eût traversé un espace vide ; comment d’un rapide regard elle rendait un homme heureux, et par quel inimitable mouvement des lèvres elle exprimait son mépris ; comment enfin elle semblait apporter avec elle la lumière et l’animation... Tout cela était bien loin ! Elle pouvait l’avoir désappris... Mais elle était toujours la même ! Jamais elle n’avait paru aussi bien faite que maintenant, drapée dans les plis lourds de cette robe noire.

Le directeur de la troupe ambulante fut tout décontenancé quand il vit entrer cette visiteuse dans sa chambre en désordre. Madame Ridnieff refusa aimablement d’entendre les excuses qu’il balbutiait ; sous prétexte qu’il faisait chaud, elle jeta son chapeau sur une table couverte de poussière ; après quoi elle s’assit et commença sans attendre qu’on l’interrogeât :

— Hier j’ai appris par hasard que vous étiez dans l’embarras : votre troupe a besoin d’une artiste pour les grands rôles de femmes. Je suis venue vous offrir mes services.

Ce langage net, laconique et décidé mit le comble à la stupéfaction de l’imprésario. Il examina la jolie femme. L’assurance de celle-ci, jointe à l’exquise pureté de sa diction, convainquit tout d’abord le directeur qu’il n’avait affaire ni à une bourgeoise, ni à une femme d’employé, ni à une jeune personne élevée dans un petit pensionnat.

— C’est un oiseau échappé d’un riche nid... pensa-t-il. — Permettez-moi de vous demander comment vous avez pu savoir cela : c’est notre secret de famille, ajouta-t-il à haute voix.

Madame Ridnieff craignit d’attirer des désagréments aux artistes qui lui avaient fait cette confidence.

— J’ai surpris ce secret en écoutant la conversation de deux messieurs qui sortaient du théâtre, répondit-elle avec un léger rire qui la rendit tout à fait charmante.

Le visage du directeur commença à se rasséréner.

— Il n’y a que moi qui aie pu l’entendre, et je ne l’ai dit à personne, ajouta-t-elle d’un ton à la fois câlin et enjoué, comme un enfant fautif qui est sûr du pardon.

Elle se rappelait qu’autrefois ce petit manège lui avait toujours réussi. En ce moment le succès n’était pas douteux : un monsieur beau et élégant la regardait avec des yeux ravis. Elle se tut, témoignant une confusion moitié réelle, moitié feinte.

— Vous avez déjà joué ? demanda-t-il.

— Non. C’est-à-dire, j’ai joué dans des spectacles de société, répondit-elle. Mais je voudrais m’essayer devant le vrai public. J’aime l’art, et... je crois que je puis me consacrer à son service... si toutefois vous voulez bien accueillir ma proposition.

— Je n’en doute pas... Mais, pardonnez-moi... je dois nécessairement vous demander, — c’est assez difficile...

— Vous pouvez m’examiner, interrompit-elle avec enjouement. — J’ai une excellente mémoire, une bonne poitrine, et, quoique ma voix ne soit pas bien forte, on la trouve très agréable, soyez-en sûr !

— Je n’en doute pas, répéta-t-il. Rien qu’à juger d’après ce que je vois... Si vous daignez entrer dans nos rangs, notre bonne fortune fera bien des jaloux, mais...

— Quoi ? demanda-t-elle vivement.

— Peut-être votre situation de famille, vos parents... Vous êtes demoiselle ?

— Veuve, répondit-elle avec un tressaillement, comme si elle n’eût jamais prononcé ni entendu ce mot. Je n’ai personne. Je suis libre.

— C’est une autre affaire, reprit le directeur en souriant agréablement. Alors vous n’avez aucune autorisation à demander, ce qui entraîne des retards fort ennuyeux... Enchanté de vous recevoir parmi nous. Dans quoi voulez-vous débuter ?

— Comment, dans quoi ?

— Choisissez vous-même une pièce, un ouvrage connu et peu considérable dont la mise en scène soit facile. Voyez-vous, pour commencer, je vous fais une concession : ordinairement je désigne moi-même la pièce de début. Qu’est-ce que vous préférez ?

— Mais... rien... Je ne sais pas. Ce que vous voudrez.

— On voit que vous êtes fort inexpérimentée, continua l’imprésario toujours aimable, quoique son ton fût déjà celui d’un maître. C’est bien. Je vous choisirai quelque chose. Pour la première fois une petite pièce, afin que vous puissiez apprendre le rôle et le répéter en deux jours ; nous sommes ici en tournée artistique...

— Comment, est-ce que je vais jouer ici ? interrompit-elle.

— Et pourquoi pas ?

— Je croyais... Mais vous n’êtes ici que pour quelques jours, c’est à A... que vous devez faire votre saison...

— Oui, mais je ne puis m’y rendre qu’avec une troupe au complet, et comment emmener une débutante avant même de l’avoir vue ? Certes votre extérieur, votre éducation... pour cela, il n’y a rien à dire ! Mais, voyez-vous, la scène, c’est tout autre chose. Combien de jolies femmes s’y sont cassé le nez !...

— Je ne puis jouer ici, interrompit-elle, et sentant qu’elle n’était plus maîtresse d’elle-même, elle détourna la tête.

Ce mouvement fut remarqué du directeur. Il sourit tout en caressant sa belle barbe qui commençait à grisonner.

— En ce cas, tant pis ; mais nous ne pouvons nous entendre, déclara-t-il avec calme. — Je ne puis acheter chat en poche.

Il regardait avec admiration madame Ridnieff rendue plus belle encore par l’émotion qui colorait son visage, et il se disait que ce trésor ne lui échapperait pas.

— Tant pis ! répéta-t-il d’un air pensif, puis il se tut, comme pour faire comprendre à la visiteuse qu’elle n’avait plus qu’à prendre congé.

Madame Ridnieff se leva en effet, mais pour se promener dans la chambre. Elle avait oublié qu’elle n’était pas chez elle, et qu’il y avait là quelqu’un. Si elle avait vu de quel œil cet homme l’observait, sans doute elle se serait enfuie...

— Que ferai-je ? pensait-elle.

Si elle ne prononça pas ces mots tout haut, l’expression de son visage trahissait du moins ce qui se passait dans son âme. Deux choses restèrent acquises pour le directeur : elle avait du talent, et elle n’avait pas de quoi manger.

— Il n’y a pas longtemps que vous avez perdu votre mari ? demanda-t-il d’un ton bas, tandis qu’elle s’arrêtait inconsciemment près de la table, et d’un geste automatique rajustait son voile sur son chapeau.

— Il n’y a pas longtemps...

Elle le regarda tout à coup, comme une personne qui s’éveille.

— Eh bien ?

— Que demandez-vous ?

— Vos conditions ?

— Mais vous n’acceptez pas la première ! répliqua-t-il avec un regret respectueux. — En ce qui me concerne, je serais ravi...

— C’est bien. Je jouerai ici. Choisissez ce que vous voulez... seulement quelque chose qui ne soit pas gai. Bah ! après tout, cela m’est égal, ce que vous voudrez... Mais si je joue et que vous soyez mécontent de moi...

— Oh ! mon Dieu, est-ce possible ? s’écria-t-il. Vous me tirez d’une situation si difficile, vous êtes si belle, si séduisante... Le sentiment, la grâce... Je ne sais comment vous remercier ! Non, je suis sûr que nous ne nous séparerons jamais...

— C’est bien, dit-elle avec un sourire distrait, et elle tendit la main au directeur, qui lui donna la sienne. — C’est bien. Quel traitement me donnerez-vous ?

— Combien désirez-vous ? demanda-t-il du ton badin qu’on prend pour taquiner un enfant.

Pendant la moitié de la nuit, elle avait pensé à cette question, et elle eut peur en l’entendant formuler. Mais ce n’était pas le moment d’être timide. Puisqu’elle avait commencé, il fallait aller jusqu’au bout. D’ailleurs, pourquoi aurait-elle été honteuse ?...

— Trois cents roubles par mois et un bénéfice, répondit-elle bravement, comme si, toute sa vie, elle avait traité avec des administrations théâtrales ; mais elle tenait les yeux baissés, et son cœur battait à se rompre, tandis qu’elle attendait la réponse de l’imprésario.

Celui-ci resta assez longtemps silencieux ; il avait l’air de réfléchir, d’hésiter.

— L’actrice que vous remplacez touchait deux cents roubles, dit-il enfin ; mes moyens ne me permettent pas de donner davantage. Vous vous en convaincrez vous-même quand vous serez plus au courant de nos affaires de ménage. De plus, j’ai une règle, et si je la fais fléchir en votre faveur, je blesserai les autres.

— Quelle règle ?

— Les débutants reçoivent moins que les artistes déjà connus. C’est juste, du reste. Ainsi, si vous voulez vous contenter de cent cinquante roubles, nous conclurons un traité.

Un regard jeté sur madame Ridnieff prouva au directeur qu’il aurait pu proposer un chiffre encore plus bas sans courir le risque d’un refus. Elle remit son voile et, brusquement, le rejeta avec impatience.

— C’est bien, j’accepte. Dans quelle pièce me ferez-vous débuter ?

— Auparavant, permettez-moi de vous examiner un peu, selon votre expression. Maintenant je n’ai pas le temps, je dois sortir tout à l’heure ; mais ce soir j’irai chez vous avec un de nos artistes, — ce sera pour vous une occasion de faire sa connaissance, — et il vous donnera la réplique. Vous avez bien quelque chose chez vous, n’est-ce pas ? Tourguéneff, Pouchkine ?

— J’ai des livres.

— Très bien ! Où demeurez-vous ? Madame Ridnieff, m’avez-vous dit ? Ne changerez-vous pas de nom ?

— Je pense à le faire, répondit-elle en s’apercevant qu’il était resté assis, tandis qu’elle était debout et qu’elle avait pris son chapeau. — Et le traité ?

— Après votre premier début ; — faites-moi crédit d’ici là ! répliqua-t-il du ton le plus dégagé. — Entre artistes, entre honnêtes gens, la confiance doit régner.

— C’est aussi mon avis, observa-t-elle. — Je me considère dès ce moment comme faisant partie de votre troupe, parce que je sais que vous serez content de moi.

— Voilà qui est très bien. Mais, je l’avoue, je voudrais vous signaler un petit défaut qui ne laisse pas d’avoir son importance...

— Lequel ?

— Vous manquez d’audace.

— Ah !...

— Mais cela viendra.

— Je l’espère, dit-elle, tourmentée d’une crainte vague, comme si elle eût pressenti l’approche d’un malheur.

— Et vous n’êtes pas franche, poursuivit amicalement le directeur. — Je serais heureux de mériter votre confiance ; permettez-moi donc de vous adresser une question : vous avez peut-être besoin d’argent tout de suite ?

Elle aurait voulu mourir, elle aurait voulu fuir. Une force invisible la cloua à sa place. Cet homme semblait la considérer attentivement. Elle ne voyait rien et se demandait comment elle rentrerait chez elle...

— Oui, dit-elle, sans retourner la tête : durant ces quelques secondes, elle avait perdu la notion des objets environnants.

— Faites-moi le plaisir d’accepter ceci à titre d’arrhes, reprit le directeur en lui offrant un billet de banque. — Ou plutôt, non ! comme nous allons prochainement nous mettre en route, ce sera pour votre voyage... Bien entendu, les frais de déplacement sont à ma charge... Ainsi cette somme ne sera pas déduite de vos appointements.

Il sourit et lui serra la main.

— Je vais vous donner un reçu..., dit-elle.

— Allons donc ! entre artistes, entre camarades... Car, sachez-le, à l’occasion je joue moi-même ! Oui ! je joue mal, je suis le premier à le reconnaître, mais la passion du métier ! Et puis parfois la nécessité m’y oblige : il faut remplacer un acteur empêché... Ainsi vous permettez que nous allions aujourd’hui chez vous ?

— Je vous en prie.

— Je vous amènerai notre « premier amoureux. » Vous allez joliment révolutionner la troupe...

Il la reconduisit jusqu’au perron. Elle sortit comme une folle.

— Allons, tout est fini. C’est une affaire conclue. Très bien. Une vie nouvelle. Une noble profession. Artiste — ce mot lui-même est déjà si beau !... Gricha, pourquoi donc ne suis-je pas morte avec toi ?

Un monsieur qui passait la salua ; elle s’arrêta machinalement et reconnut le « père noble » de la veille. Un rire nerveux lui vint à la pensée que cet homme était maintenant son camarade...

— Où allez-vous ? lui cria-t-elle hardiment, sans savoir elle-même pourquoi, et sa voix s’arrêta brusquement dans son gosier.

— Où je suis allé hier, chez le directeur de notre troupe, répondit l’artiste charmé de cette agréable rencontre et flatté qu’on fit ainsi attention à lui.

— Dépêchez-vous, dépêchez-vous ; là vous apprendrez une nouvelle.

— Une nouvelle ?

— Qui vous causera de la surprise.

— Une surprise joyeuse ?

— Comment puis-je le savoir ?

— Mais vous, comment donc savez-vous cette nouvelle ?

— Allez, allez, fit-elle en s’éloignant.

Elle se sentait honteuse... Mais ne peut-on pas rire, plaisanter un peu ? N’avait-elle pas versé assez de larmes ? Et maintenant encore est-ce qu’elle avait le cœur à la joie ? Il ne faut pas être ingrat envers la fortune : hier à pareille heure, elle mettait sa dernière robe en gage chez une marchande à la toilette... Il va falloir la dégager ; ce vêtement lui est nécessaire... Mais quel besoin en a-t-elle ? Est-ce que…

Des toilettes, des costumes apparurent à son imagination. Elle jeta un coup d’œil à la vitrine d’un magasin, entra, et, une demi-heure après, revint chez elle avec une quantité d’emplettes.

— Luba, où es-tu ? Viens ici !

Madame Ridnieff mit à l’enfant un paletot cannelle en velours de Lyon.

— Le voilà, mon petit écureuil roux, mon ange aux yeux clairs ! C’est pour ton voyage, ma belle ! Nous allons loin, bien loin !...

 

X

Les villes de province ne sont pas précisément désertes pendant l’été ; la majeure partie de la société se compose de fonctionnaires dont les courtes vacances finissent en août ; c’est aussi durant ce mois que rentre le monde universitaire. S’il y a un régiment en garnison dans la ville, les officiers reviennent du camp à la même époque. Le théâtre était comble lorsque madame Ridnieff s’y montra pour la première fois.

Durant les trois jours qui lui furent donnés pour se préparer, l’étude de son rôle et les soins nécessités par la confection de son costume absorbèrent tout son temps, de sorte qu’elle n’eut pas le loisir de songer à sa nouvelle situation. Mais le changement survenu dans sa destinée avait fait succéder à l’ennui l’animation et l’entrain. Ce remue-ménage, ces nouvelles connaissances, les amabilités des hommes, les fièvres de l’attente, mille détails agréables dans leur imprévu lui rappelaient le passé lointain, son insouciante existence de jeune fille, ce temps qui avait été le meilleur pour elle et qui était resté le plus cher à sa mémoire. Chose étrange, il y avait maintenant dans sa vie un intérêt plus vif qu’alors, il y avait comme l’attrait provoquant de l’énigme... La tête lui tournait.

Elle ne comprenait pas elle-même pourquoi il lui répugnait de débuter à V... ; c’était une vague appréhension du qu’en dira-t-on. Par habitude, elle se figurait que toute la ville s’occupait d’elle. Elle se trompait. Sans doute, en province, les nouvelles se répandent vite, et dès le lendemain tout le monde savait que la veuve du professeur Ridnieff allait paraître sur la scène, mais on en parlait fort modérément. Dans les salons riches où on ne la connaissait pas, l’annonce de ses débuts fut accueillie avec beaucoup d’indifférence. Là où elle allait avec son mari, on avait déjà eu le temps de l’oublier, et l’on se borna à hausser les épaules : « C’est tout ce qu’elle peut faire ! » pensait-on. La petite bourgeoisie jugea sévèrement sa conduite et cria au scandale, — mais madame Ridnieff n’avait jamais attaché d’importance à l’opinion de « ces gens-là ». Tout bien considéré, elle n’aurait pu dire de qui et de quoi elle avait peur... On remarquait encore qu’elle entrait au théâtre bien peu de temps après avoir enterré son mari, mais ce reproche n’arrivait pas jusqu’à elle. Si elle l’avait entendu, elle y aurait reconnu l’écho d’une voix qui retentissait sourdement dans son cœur, et qu’elle n’avait pas le loisir d’écouter... Durant ces trois jours, elle ne vit aucune de ses connaissances de la ville et ne reçut que la visite de ses nouveaux « camarades ». Toute la troupe raffolait d’elle, on comblait sa petite fille de bonbons.

Convaincu qu’en trois jours il n’était pas possible d’apprendre un long rôle, et de plus en plus enchanté de sa prima donna, le directeur jugea qu’il suffirait de la faire débuter dans la scène d’Oniéguine et de Tatiana, arrangée pour le théâtre. Il avait été enthousiasmé de la façon dont elle avait lu cette scène lors de son « examen ».

— Il n’y a qu’un malheur, observa-t-il, — c’est que cela est un peu vieux. Bah ! n’importe, nous trouverons moyen de rajeunir la chose.

Ce fut madame Ridnieff elle-même qui s’en chargea. Autrefois, dans la capitale, elle avait assisté à une représentation de cette scène jouée avec des accessoires pauvres et négligés qui avaient choqué ses élégants instincts de jeune fille riche. En voyant la princesse devant une table de jeu couverte d’un tapis rouge orné de passementeries, elle n’avait pu s’empêcher de rire et avait dit à son père : « Cette table vient sans doute de votre salle d’audience ! » Il y avait autour un espace vide, et dans le fond se trouvait une chaise dorée d’un âge si respectable qu’Oniéguine n’avait pas osé la porter à l’avant-scène, et qu’il était resté tout le temps debout, son chapeau appuyé sur son genou. Aux répétitions, madame Ridnieff fit un récit désopilant de cette représentation, et demanda avec de coquettes instances qu’on lui laissât le soin de meubler son salon.

— Autrement il n’y a pas moyen de jouer, cela jetterait un froid, assurait-elle avec l’aplomb d’une actrice qui aurait eu dix ans de planches. Ma scène est la dernière, je ne gênerai pas les changements de décors.

Il ne restait qu’à s’incliner devant son désir.

— Si l’on vient pour me juger, pour me critiquer, se disait-elle avec colère, — qu’au moins on ne trouve pas de quoi rire !

Elle loua à ses frais des fleurs, des meubles, des bibelots, et, en une demi-heure d’entr’acte, la scène se trouva transformée en une pièce élégante.

— Nous avons aussi en vous un décorateur ! dit l’imprésario : il admirait avec quelle aisance elle entrait dans ce rôle de maîtresse de maison, ne regardant pas plus à la fatigue des domestiques qu’à la dépense, exigeante et magnifique comme une véritable femme du monde.

Elle était heureuse de donner des ordres ; il lui semblait qu’elle était chez elle, qu’en effet elle se meublait un salon où on allait venir lui parler d’amour. Sans doute la vue des visages étrangers qui l’entouraient la rappelait bientôt au sentiment de la réalité. Mais c’était encore heureux qu’il y eût des étrangers autour d’elle et qu’elle n’eût pas le temps de penser. Mieux valait qu’elle fût arrachée à ses rêveries. Pourtant elle aurait voulu s’y abandonner, mais... mieux valait qu’elle n’en eût pas le loisir. À quoi bon s’agiter ? De ce quart d’heure dépendait son sort. Était-il donc si difficile, mon Dieu, de prouver à ce monde...

Quoi ? — elle ne le savait pas. Elle voulait se venger de la société dont un abîme allait la séparer dans un moment. Son âme débordait d’une irritation amassée depuis de longues années ; elle souffrait... Mais elle ne regrettait personne, elle n’avait besoin de personne !...

— C’est fini ! Je vais m’habiller ! s’écria-t-elle gaiement, et elle courut à sa loge.

Le directeur, accoutumé aux incessantes inexactitudes de ses actrices, n’avait pas encore eu le temps de bougonner que madame Ridnieff était de retour.

— Comment ! vous êtes déjà prête ? s’écria-t-il.

— Mais je n’ai eu que cela à mettre ! répondit-elle en montrant son peignoir de cachemire, léger comme une neige fraîchement tombée.

— Et vous n’avez pas fait votre figure ?

— Est-ce que vous trouvez que c’est nécessaire ? reprit-elle en penchant son visage vers lui et en le regardant de ses yeux brillants. Rappelez-vous le texte : « pâle, en désordre »...

Elle passa devant lui, se dirigeant vers la scène.

— En ce cas, voici qui sera encore plus conforme au texte, dit le directeur, et il dénoua le ruban qui retenait la chevelure de sa pensionnaire.

Les cheveux de madame Ridnieff se répandirent sur ses épaules. Elle eut un moment d’émoi et de colère, mais il était trop tard pour remettre de l’ordre dans sa coiffure : le rideau se levait. L’émotion doubla ses forces, chassa ce qui pouvait lui rester de timidité ; elle sentit qu’elle était belle, qu’elle devait paraître telle à tout le monde et le paraissait en effet... Une fois encore dans sa vie elle allait avoir un triomphe... Oh ! depuis combien de temps elle l’attendait !... S’oubliant, en proie à une sorte d’exaltation, elle joua avec assurance, avec audace, heureuse comme si cette représentation eût été une fête donnée en son honneur.

On l’applaudit beaucoup, on la rappela. Elle ignorait que cette bienveillance du public, elle la devait à une dame influente et bonne qui, depuis deux jours, répétait à tous ses visiteurs : « C’est une pauvre femme qui n’a pas d’autre ressource ; il faut la soutenir. » Mais madame Ridnieff n’était pas encore accoutumée au nouveau nom sous lequel on la rappelait, et elle eut un serrement de cœur quand elle entendit son vrai nom que quelqu’un cria par inadvertance, ou peut-être même avec intention. Soudain, pour la première fois, — oui, quelque étrange que cela puisse paraître, pour la première fois ! — cette idée lui vint : qu’aurait dit son mari ?... Jusqu’alors elle avait été exclusivement occupée de l’accomplissement de son dessein, elle n’avait songé qu’à sa misère, à sa Luba, elle s’était jetée dans l’inconnu, elle avait été distraite par le bruit, les visages nouveaux, le piquant d’une existence bizarre, excentrique, aventureuse...

— Gricha, pardonne-moi, je suis contente ! murmura-t-elle en allant pour la quatrième fois saluer le public.

De retour chez elle, accablée de fatigue, elle se jeta aussitôt sur son lit. Luba, qui ne s’était pas couchée pour attendre sa maman, ne l’eut pas plus tôt vue rentrer que, toute joyeuse, elle courut lui faire des caresses. La niania, fort contente parce qu’on lui avait fait cadeau d’une robe, s’empressa de préparer le thé. La femme de chambre qui, depuis quelques jours, était venue reprendre son ancien service, se mit en devoir de déshabiller prestement sa maîtresse. Tout, dans cet intérieur, était calme et serein. Madame Ridnieff s’endormit sans avoir eu le temps de penser une minute.

Le lendemain et les jours suivants, ce fut la même chose : encore le rôle, encore les répétitions, encore le travail des costumes. Madame Ridnieff était sur les dents. Elle avait dépensé tout ce qu’on lui avait donné « pour le voyage », et le voyage approchait. Sans doute « les frais de déplacement étaient à la charge du directeur », lui-même l’avait dit, — mais comment rester sans argent ? Madame Ridnieff chargea la niania de vendre tout ce qu’elle avait encore de meubles et de vaisselle : en route, elle n’en avait que faire. Cette vente rapporta fort peu de chose ; mais, dans ses courses par la ville, la niania entendit tellement déblatérer contre sa maîtresse que, tout en sachant fort bien à quoi s’en tenir sur ces calomnies, elle ne crut pas pouvoir décemment rester chez elle, et moins encore l’accompagner le diable savait où. Ce fut ainsi qu’elle osa s’exprimer. Madame Ridnieff la mit à la porte. En sortant, cette femme rappela aigrement les soins qu’elle avait donnés au « défunt » durant la maladie de ce dernier. Une telle impertinence comblait la mesure. La femme de chambre ne rappelait pas ses services, mais depuis longtemps elle entendait débiter les mêmes infamies et s’abstenait de les démentir, jugeant que cela n’en valait pas la peine ; d’ailleurs, quand même ces bruits eussent été fondés, elle aurait trouvé tout simple que sa maîtresse prît un peu de « distraction ». Elle était prête à suivre Elisabeth Vassilievna au bout du monde, et, pour lui prouver son dévouement, elle lui apporta tout l’argent dont elle pouvait disposer. Madame Ridnieff était sortie d’embarras. Luba n’avait jamais aimé la niania, et il y avait une bonne raison pour qu’elle n’y pensât plus maintenant : on lui prodiguait les bonbons et les poupées.

En quinze jours, madame Ridnieff joua trois fois. Dans l’innombrable multitude des productions de la littérature dramatique, on avait découvert un petit drame à peu près raisonnable, une petite pièce à couplets, d’une gaieté de bon aloi, et le directeur était positivement enchanté. Il avait mis la main sur un vrai trésor ; la nouvelle actrice ne se querellait avec personne ; polie, complaisante, toujours prête à rendre service, elle avait su plaire même aux femmes. La vérité dont nul ne se doutait, c’est qu’elle s’appréciait trop haut pour avoir peur de « descendre », persuadée que rien ne pouvait l’amoindrir. Elle n’était point vétilleuse et avait trop d’éducation pour chicaner sur des bagatelles ; de plus, il ne s’était encore produit aucune occasion de froissement. Enfin et surtout — il y avait longtemps qu’elle ne s’était trouvée aussi heureuse, et elle était toute à la joie présente.

 

XI

Ce bonheur ne dura pas longtemps. La troupe se rendit à A... Quand, dans cette nouvelle résidence, où tout lui était inconnu, les rues aussi bien que ces menus détails de mœurs qui constituent le caractère propre des villes de province, madame Ridnieff se vit toute seule avec sa petite fille, — elle revint à elle.

D’abord c’était l’isolement. Autrefois elle riait des vieilles filles qui conservent pieusement divers souvenirs. Maintenant elle aurait donné beaucoup pour voir seulement la tapisserie de son ancienne chambre, cette tapisserie qui lui déplaisait tant, qu’elle trouvait « de si mauvais goût », et au sujet de laquelle elle avait fait un jour une scène à son mari. Elle regrettait de ne plus voir, comme jadis, circuler sous ses fenêtres ces passants dont l’indiscrète curiosité lui faisait tirer ses rideaux avec colère. Ici elle ne connaissait pas une âme ; dans la rue, elle ne pouvait saluer personne. Toutes ses relations se bornaient au monde du théâtre, dont les empressements n’étaient pas sans effaroucher son inexpérience. Rien ne lui rappelait le passé.

La femme du monde, actrice à ses heures, qui, dans un but charitable ou pour son propre plaisir, daigne jouer la comédie une fois par an, — l’artiste de profession, arrivée à la célébrité soit par les réclames des journaux, soit par le caprice de la fortune ou du public, ne connaissent rien du prosaïsme des tréteaux : tout est à leurs ordres, tout est à leurs pieds. Une couturière passera dix nuits sur le costume de ces dames, et le costume sera prêt, coûte que coûte. Elles produiront toujours de l’effet, lors même qu’elles seraient laides ; on s’extasiera toujours sur leur jeu, lors même qu’elles ne comprendraient pas un traître mot de leur rôle... Est-ce qu’on n’a pas applaudi une Marguerite qui, dans la scène des bijoux, rejetait en riant par-dessus la rampe un bouquet lancé par un étudiant ?

Il se peut que la femme du monde ou l’artiste de profession soit, en effet, une merveille d’intelligence, de talent, de beauté, de cœur et d’instruction ; en tout cas, elle n’a pas à compter avec ces mille préoccupations de l’existence qui s’imposent involontairement à l’esprit, qui troublent, qui désenchantent, qui refroidissent l’inspiration. Elle étudie tranquillement son rôle, elle le joue, consciente de son empire sur une foule attentive. Avant le spectacle, nul ne se permet de venir la déranger. Au sortir de la scène, la triomphatrice reçoit les hommages de tout ce qui porte un nom illustre, ou mieux encore, les félicitations d’un petit cercle d’amis choisis, ses égaux par l’éducation, ses camarades par la communauté des sentiments. Elle regagne, en quittant le théâtre, un appartement dont le luxe ne fait pas le principal mérite : on est surtout heureux d’y retrouver le détail auquel on est accoutumé...

Mais l’actrice de province ?... Un logement enfumé ; derrière la cloison, la propriétaire boit son thé, regarde par une fente, écoute ce qu’on dit, raille, souvent même fait des cancans. Ce sont des calculs de tous les jours, sans qu’on puisse régler ses comptes et mettre de l’ordre dans sa vie ; c’est un cassement de tête à devenir folle ; c’est le manque d’argent, ce sont les emprunts vous forçant à voir des gens qui n’auraient jamais dû franchir votre seuil. Les camarades seraient peut-être agréables à fréquenter, mais ils vivent aussi au jour le jour, ils mènent eux-mêmes une existence précaire et besogneuse. Les uns s’ennuient, rongent leur frein ; les autres sont prétentieux et insupportables. Quant aux femmes de la troupe, ce sont des créatures marmiteuses ou légères.

L’amitié ne saurait exister là où chaque jour peut naître une mesquine rivalité à propos d’une toilette, d’un rappel, d’un rôle à effet. Pour toute occupation intellectuelle, ces cahiers de rôles écrits par un copiste sans orthographe, et si déchirés, si malpropres, qu’on répugne à les prendre dans ses mains. Une conversation spéciale et baroque, des goûts bizarres... La société... Elle lorgne dédaigneusement dans les loges, fait du tapage au parterre, poursuit les artistes dans la rue, les invite au restaurant, mais ne les reçoit pas chez elle. Il ne reste qu’à s’enfermer chez soi ; mais que faire ? Comment se distraire un peu ? Quand on a la tête pleine des idées et des expressions d’autrui, il est impossible de penser. Mille soins domestiques absorbent tout votre temps ; pas moyen de lire quelque chose de sérieux.

Mais madame Ridnieff ne savait rien lire de sérieux. Toute sa vie elle n’avait fait que dévorer des romans aussitôt oubliés que lus, jetés pêle-mêle dans une commode avec ses gants et ses manchettes. Il ne lui restait de ses lectures qu’une impression générale et confuse. Elle n’éprouvait pas le besoin de s’arrêter sur un passage, de relire, de graver dans son esprit quelque belle page. Heureusement, elle possédait une mémoire machinale et apprenait aisément par cœur. Maintenant qu’elle étudiait en vue de la scène, elle s’efforçait de creuser ses rôles y mais la tournure romanesque de son esprit et son désir de plaire la servaient mieux que ses efforts plus ou moins infructueux de réflexion. Le public est peu exigeant en fait d’art : madame Ridnieff eut la vogue ; elle était la plus belle femme, non seulement de la troupe, mais de toute la ville.

Depuis qu’il était à A..., le directeur se montrait déjà beaucoup moins aimable avec sa prima donna. Après deux ou trois représentations, il lui déclara qu’il ne pouvait, par condescendance pour son caractère sérieux, jouer toujours des drames et de vieux vaudevilles : le public avait à présent d’autres goûts dont lui, directeur, était obligé de tenir compte. Ensuite il montra à sa pensionnaire le programme de la saison. Là figuraient toutes les nouveautés, Offenbach et d’autres compositeurs d’opérettes ; plus, des divertissements, des intermèdes comiques, des chansonnettes.

— Je ne saurais pas jouer cela, répliqua madame Ridnieff.

— Mais vous connaissez ces pièces ? Vous les avez vues ?

— Oui, sans doute.

— Eh bien, essayez. Vous avez du talent.

— Je n’en serais pas capable.

— Allons donc, il n’y a qu’à s’y mettre.

— Je ne veux pas !

— Vous auriez dû le dire plus tôt. Alors je vais écrire à Moscou ; il y a là une actrice qu’on me recommande, et il faudra que nous nous séparions.

— Est-ce que je ne puis pas jouer des rôles sérieux, tandis qu’une autre...

— J’aurais de la sorte à payer deux pensionnaires ! Ce serait légèrement ruineux. D’ailleurs, je ne veux plus donner une seule de vos comédies larmoyantes : la caisse est vide, et les artistes en ont assez. Ainsi, ce sera comme il vous plaira. Voici les rôles, prenez-les, ou veuillez me rendre ceux que vous avez chez vous. À propos...

Il n’acheva pas ; néanmoins madame Ridnieff comprit fort bien la pensée du directeur : « Remboursez-moi les avarices que je vous ai faites. » Les camarades étaient présents à cet entretien. Elle rougit, mais s’efforça de faire bonne contenance.

— Si je refusais tout à l’heure, c’est uniquement parce que je me défie de mes moyens, dit-elle du ton le plus calme qu’elle put prendre. — Donnez, je verrai...

Elle revint chez elle en sanglotant. Elle savait ce qu’on voulait d’elle. Dans le peu de temps qu’elle avait été mariée, elle avait vu toutes ces pièces qui alors l’amusaient, lui plaisaient. Moitié par conviction sincère, moitié par entêtement et esprit de contradiction, elle prenait leur défense contre son mari, assurant qu’elle n’y trouvait rien de mauvais, rien qu’une franche gaieté... Maintenant qu’elle était réduite à l’alternative de mourir de faim ou de divertir le public à ses dépens comme les actrices qui l’avaient divertie elle-même, elle comprenait la situation de ces malheureuses.

— Que faire, mon Dieu ? que faire ? répétait-elle désespérée.

— Eh ! laissez donc, Elisabeth Vassilievna, lui dit le « père noble », qui justement était venu la voir ce jour-là ; c’était un brave homme, et il lui portait un sincère intérêt. — Vous avez d’étranges scrupules, des idées monastiques. Toute l’Europe va voir cela et ne peut s’en rassasier. C’est dans l’esprit du temps, dans l’ordre des choses. Je vous assure que cela est utile à la foule ; cela la dépouille de ses préjugés... Oui, oui ! — Avez-vous quelquefois réfléchi sur l’art ? Vous êtes-vous jamais demandé ce que c’est ? C’est l’expression des besoins de la société, et c’est en même temps l’éducateur de cette société. Aujourd’hui, il faut que les gens rient pour faire diversion à l’incessante recherche du pain quotidien... Oui, oui, précisément ! Jamais la lutte pour l’existence n’a été aussi âpre que de nos jours... Par conséquent, le rire est nécessaire. Or, de quoi rire ? Naturellement des stupides chimères, des idoles auxquelles nous devons cet état de crise ! Les dieux, les grands hommes, les vertus, — il est temps que les simples mortels voient tout cela « in naturalibus », selon l’expression d’un de mes amis ; cela leur apprendra à ne pas s’enthousiasmer pour des sottises, à ne pas croire aux grandes phrases sonores... et c’est là un enseignement très profitable !... Savez-vous encore une chose ? cet enseignement rend meilleur, plus indulgent, plus humain. Vous voyez en effet que l’homme est faible, que la destinée ou la nécessité l’a jeté hors de ce qu’on appelle le « droit chemin », — et vous ne le condamnez pas... Vous en arrivez même à vous demander : est-ce bien réellement le droit chemin, celui où il n’y a qu’ennui, contraintes de toutes sortes, immolation de soi-même, au profit d’on ne sait quoi ?... Nous faisons violence à notre nature, nous avons toujours peur de pécher contre l’esprit, et nous oublions tout à fait la pauvre chair !... Avez-vous jamais réfléchi à cela ?

Madame Ridnieff dut s’avouer (à part soi, bien entendu) qu’elle n’avait jamais réfléchi à rien. Elle écoutait sans faire d’objections ; néanmoins les arguments de son interlocuteur venaient échouer contre une répugnance instinctive, aveugle, inexplicable et cependant plus forte que toutes les raisons : elle éprouvait une impression de dégoût. Elle avait envie de répliquer que c’était aussi la voix de la nature qui parlait en elle, que par conséquent elle ne pouvait ni ne devait lui imposer silence ; mais elle se retint et se borna à répondre avec indignation :

— C’est de l’ordure.

— Allons, vous voilà encore ! J’attendais cela ! C’est la femme du monde qui se révèle en plein !

Il se mit à rire.

— Je ne vous dirai pas qu’il y a dans la vie elle-même encore plus d’ordure, laissons cela ; mais répondez-moi sérieusement : croyez-vous qu’il s’attache à vous quelque chose de cette ordure ? que votre personne, votre âme en soit salie ? Je me place ici à votre point de vue, car il est clair que vous tenez pour les idoles... Après avoir joué votre rôle, vous changez de vêtements, vous rentrez chez vous, et là vous faites devant vos dieux toutes les génuflexions que vous voulez : vous êtes toujours la même. Et les gens qui vous auront vue s’en retourneront joyeux et chanteront vos louanges. Vous leur aurez fait du bien.

— Quel bien ?

— Je vous l’ai expliqué tout à l’heure ! Vous l’avez donc oublié ?... Quand ce ne serait que de leur avoir procuré une jouissance esthétique, car vous serez belle comme je ne trouve pas d’expression ! Voyez-vous, moi, je suis follement amoureux de vous depuis la première heure ; vous faites semblant de ne pas vous en apercevoir, mais je suis généreux, je ne vous importune pas et je prends toujours en tout vos intérêts. Ainsi, écoutez : notre patron ne plaisante pas ; il a en effet le moyen de vous remplacer du jour au lendemain. Ne vous laissez pas déloger de votre emploi, cramponnez-vous-y fortement, au contraire, et jouez... je réponds de tout ! Vous verrez un peu comme je vous représenterai Calchas !

Évidemment, il n’y avait rien à faire...

Madame Ridnieff apprit le rôle et le joua. On voit des conscrits accomplir des prodiges de valeur, des infirmes s’échapper par les toits d’une maison en flammes. Par un phénomène semblable, l’artiste novice, inexpérimentée, apporta dans l’interprétation de son personnage une sorte de furieuse audace qui dépassa l’attente générale. Elle fut d’un cynisme éhonté. On la rappela quinze fois, et, au dernier rappel, un petit vieux de la « jeunesse dorée » lui jeta un bouquet. Le directeur baisait les mains de sa pensionnaire.

— La petite sournoise ! la petite masque ! répétait-il. — Et elle protestait qu’elle ne saurait pas jouer !

Madame Ridnieff descendit l’escalier, respirant à peine, fatiguée comme elle ne l’avait jamais été. Dans les couloirs, dans le vestibule, tout le monde parlait d’elle, et personne ne la reconnut quand on la vit passer pâle, n’en pouvant plus, derrière la camériste qui portait son paquet. Elle monta péniblement dans un mauvais drojki de louage et laissa tomber sa tête sur ce paquet. C’était par une sombre nuit d’automne, la pluie tombait à verse.

Dans la chambre à coucher brûlait une veilleuse dont une botte en carton interceptait la lumière. Luba, tournée du côté du mur, dormait dans son grand lit. Ordinairement on la confiait à la logeuse, quand la mère allait au théâtre et emmenait la femme de chambre, D’abord l’enfant avait pleuré, puis elle s’était accoutumée à passer ainsi ses soirées... Madame Ridnieff s’arrêta et la regarda avec effroi.

— Que vous avez bien joué aujourd’hui, madame ! s’exclama la femme de chambre enthousiasmée.

Sa maîtresse lui fit signe de se taire.

— Il n’y a pas de danger. Elle ne s’éveillera pas. Ah ! que vous avez été belle dans ce rôle ! Un monsieur m’a demandé dans les coulisses... un grand blond, bel homme... Vous l’avez peut-être remarqué ? il était assis au premier rang...

— Va-t’en, dit madame Ridnieff.

— N’ayez pas peur ; elle dort. — « Ma chère, a-t-il dit, quand votre maîtresse, madame Lubine, peut-elle me recevoir chez elle ?... »

— Mais va-t’en donc, je veux dormir ! cria madame Ridnieff.

La petite fille ne s’était pas éveillée...

Oui, c’est vrai ; elle est toujours la même, cette ordure ne s’attache pas à sa personne, et elle n’a pas d’amant, grâce à Dieu !... Mais qu’est-ce donc qui l’oppresse ? Pourquoi sent-elle, en quelque sorte, sur son visage, les baisers de toute cette foule ? Ne vaut-il pas mieux, n’est-il pas plus honorable même de se donner d’emblée à un seul, que de subir ainsi l’insolence de tous ?...

Le directeur, enchanté, lui offrit spontanément une légère augmentation. Miéniaieff, jeune homme de vingt-trois ans qui promenait à travers la Russie une existence désœuvrée, mit ses quinze mille roubles de revenu aux pieds de l’artiste en vogue... Celle-ci commençait à trouver que son métier était une galère...

Ainsi se passèrent deux ans. L’été, la troupe courait les foires, gagnait peu et vivait mal. L’impresario ne payait que de promesses. Madame Ridnieff se vit réduite à un extrême dénûment. Pour surcroît de douleur, sa petite fille dépérissait à vue d’œil par suite du manque de soins, des privations et de la fatigue des déplacements. Madame Ridnieff écrivit encore à sa tante et reçut enfin une lettre l’invitant à venir à N... Mais elle n’avait pas de quoi faire ce voyage. À l’automne, les représentations reprirent leur cours régulier, on aurait pu amasser quelque argent ; malheureusement Luba dut s’aliter et — mourut. Madame Ridnieff résolut de quitter le théâtre : elle n’avait plus de motif pour continuer à s’avilir.

Prétextant la perte qu’elle venait de faire, elle demanda huit jours de congé. Le directeur les lui accorda, non sans l’avertir qu’aux termes de son traité, une plus longue absence l’exposerait à une amende.

— C’est bien, je reviendrai, répondit madame Ridnieff, décidée in petto à rompre son engagement : elle payerait le dédit sur l’héritage de sa tante !...

Et maintenant, on lui disait qu’il n’y avait pas à y songer !...

XII

— Me donnera-t-on enfin à dîner ? cria-t-elle en ouvrant la porte de sa chambre.

Elle ne pouvait supporter l’air de ce corridor ; dans l’obscurité, des points lumineux brillaient sur le plancher. Peut-être avait-elle la vue troublée par suite de son état maladif.

— Y a-t-il quelqu’un ici ?

— Tout de suite, vous allez être servie, répondit le garçon, qui arriva précédé d’un bruit de vaisselle. — Il ne restait plus que cela, on l’a fait réchauffer, c’est la dernière portion... Excusez-moi, madame, de vous avoir fait attendre, — c’est que vous avez crié tout à l’heure, vous avez eu peur. Ce sont les souris. Le patron vient de leur ordonner une médecine.

— Enlevez-moi cette saleté-là, cria madame Ridnieff en repoussant ce qu’on avait placé devant elle. Apportez-moi du thé, — mais qu’il soit frais ! et du pain frais, avec un peu de fromage suisse — frais aussi, vous entendez ! Allez en acheter dans un magasin !... Ce n’est pas un hôtel ici, c’est une fosse aux rinçures !... Fermez mieux la porte !

Elle ouvrit le vasistas. Peut-être la suffocante odeur du phosphore lui paraissait-elle plus forte qu’elle ne l’était en réalité, mais la jeune femme ne se remit un peu que quand un courant d’air glacé pénétra dans la chambre, en faisant vaciller la flamme de la bougie. Le vasistas ouvert découpait un carré bleu où brillait une grande étoile. C’était quelque chose de beau...

— Voilà que je vais attraper un enrouement, ce sera encore mieux, pensa madame Ridnieff, et elle ferma la fenêtre. Ensuite elle se pelotonna contre le poêle, réchauffa ses mains et regarda devant elle. — Que serait-ce, si je m’enrouais, en effet ?

Elle commença à chanter, puis se mit à rire.

— Je serais curieuse de savoir comme on joue ici et quelle est la composition de la troupe. Rien ne m’empêchait d’aller au théâtre, j’aurais même dû le faire. Si j’avais prévu l’inutilité des courses que j’ai faites ce matin, et si je n’avais pas eu affaire à cette brute de cocher !... Oui, j’y serais allée... Ah ! demain se remettre dans un wagon non chauffé, voyager vingt-quatre heures avec des moujiks... Mais est-ce que je retournerai là-bas ?... Quelle bêtise de me poser cette question ! Je n’ai plus d’autre parti à prendre. Je suis encore bien heureuse d’avoir cela... Autrement, je n’aurais pas de quoi manger, je ne saurais pas où reposer ma tête... Seulement, partirai-je demain ? Si cet imbécile d’Echetzky ne venait pas ?... Oh ! il viendra ! Il était tout ému... Qu’est-ce qu’il s’est imaginé ? C’est bien vrai qu’ils sont stupides. Où donc est ma broche ? Il va falloir lui dire adieu...

Fouillant dans son sac de voyage, elle en tira un petit écrin en maroquin qui renfermait une broche en or, rehaussée d’un saphir. Elle piqua le joyau sur sa poitrine. Dans la glace où, le soir, à la clarté d’une seule bougie, on ne pouvait rien distinguer, seul se reflétait l’éclat azuré de la pierre précieuse.

— Quel charmant bijou ! Il n’y a pas quinze jours qu’on me l’a donné à un bénéfice, et je n’ai pas encore eu l’occasion de l’étrenner. Depuis combien d’années n’ai-je pas vu d’or sur moi ! J’étais venue ici pour affaires, et me voilà obligée de sacrifier le dernier objet de prix qui me reste !... À qui va-t-il échoir ? Echetzky connaît sans doute tous les magasins de la ville, il le vendra demain matin, et mes préparatifs de départ ne seront pas longs : je n’ai qu’à prendre mon sac et à me rendre à la gare... Qu’ai-je à faire de plus ?...

On apporta le thé. Toujours soucieuse du décorum, elle attendit avec peine que le garçon fût sortie pour se jeter avidement sur le breuvage chaud et parfumé. Elle était toute tremblante... Pourvu qu’Echetzky n’arrive pas en ce moment !... Mon Dieu, mais c’est encore du bonheur que de pouvoir se réchauffer un peu et manger un morceau ! Des larmes jaillirent de ses yeux.

— Sotte que je suis !... Eh bien, quand je serais vue ainsi par les dames de la ville, par celle qui portera ma broche... Allons, pourquoi pleurer ? J’ai l’avenir devant moi... Pourvu qu’Echetzky ne vienne pas me déranger !

Mais elle n’avait pas encore eu le temps de se verser une seconde tasse, qu’on frappait à sa porte.

— Oh ! que le diable l’enlève !... grommela-t-elle en cachant le pain et le fromage — il devinera que je me passe de dîner. Entrez.

Echetzky entra. Sa fourrure et ses socques, quand il les eut ôtés, occupèrent tout un coin de la pièce.

— Eh bien, comment vous... commença-t-il. — Mais comment pouvez-vous rester...

— J’aime le froid, interrompit-elle. Voulez-vous du thé ?

— Je ne refuse pas ; je sors de dîner. Il y avait fête au cercle à l’occasion de la nomination du bureau.

Pendant qu’il prononçait ces paroles, elle s’était levée pour aller demander encore une tasse. Tout en parlant, Echetzky examinait la chambre et tout ce qui s’y trouvait. La robe que madame Ridnieff avait quittée, sa ceinture, ses cols étaient jetés çà et là sur les chaises. En rentrant, la jeune femme remarqua le regard curieux de son visiteur. Il s’en aperçut.

— J’aime ce désordre artistique, dit le notaire avec son rire sec. On sait tout de suite à qui l’on a affaire, cela rend la conversation plus facile... En un mot, c’est très bien ! — acheva-t-il avec une pantomime qui voulait exprimer le ravissement.

Elle reprit sa place sur le divan, près du samovar.

— Et vous vous reposiez ?

— Oui.

— Vous me permettez d’allumer un cigare ?

— Si vous voulez.

— Je ne vous gêne pas ? Du reste, vivant au milieu des artistes, vous devez être, pour ainsi dire, blindée. Mais c’est une société distinguée que celle-là ! Vraiment, quand on considère la nôtre... Tenez, aujourd’hui, par exemple, nous étions deux cents personnes à table. La souscription avait été fixée à quinze roubles par tête, mais il faut ajouter à cela tout le vin qu’on a demandé en sus..... Moi, je n’y tiens pas ; deux verres, c’est mon nec plus ultra !... On s’est empiffré ; — je vous demande si c’est là un plaisir ? Si les convives avaient échangé des vues d’intérêt général... Mais de pareils banquets ne laissent après eux aucune trace. On s’est enivré ; après quoi, les uns sont rentrés se coucher, les autres sont allés au théâtre pour le dernier acte. Il y a même un sauvage enfant de la nature, Nicolas Dmitriévitch Miéniaieff, — vous l’avez vu ce matin chez moi, — qui, à l’heure qu’il est, n’a pas encore quitté la salle de billard. Il sera dans un bel état !

— Les artistes ne sont pas non plus des anachorètes, observa madame Ridnieff.

— Non, sans doute ! Ils ne le sont pas du tout ! s’écria Echetzky. C’est même là ce qui les distingue ! Mais leurs amusements ont plus de cachet ; c’est un autre genre ; chez eux c’est la liberté, surtout, la fantaisie, le chic !... Moi-même autrefois... Ô ma jeunesse, ô ma fraîcheur !... Dans ma méchante petite ville — vous savez ce que c’est en province, — il y avait aussi une troupe... Des gens ignares, sans talent... En ce temps-là, j’étais un gamin, j’avais vingt ans, je copiais leurs rôles... je transcrivais les phrases françaises en caractères russes. Une des actrices était jolie ; elle jouait toujours des travestis, je me le rappelle encore... je devins éperdument amoureux d’elle ; mais une autre m’honorait de sa bienveillance... et c’étaient entre les deux rivales des attrapages du plus haut comique... Non, comment peut-on, poursuivit-il en s’animant comme si on lui eût fait une objection, — comment peut-on mettre en parallèle le monde artistique et le nôtre, cet insipide monde des affaires... Le grand monde même ! vociféra-t-il avec véhémence. — Eh bien, peut-on comparer ces salons dorés, cette étiquette, toute cette « friperie de bal masqué », comme dit Pouchkine...

— Avec des coulisses délabrées ? avec le plaisir de se faire barbouiller le visage par un grimeur ? avec des soupirants qui s’enivrent dans une salle de billard ? interrompit-elle, et elle se mit à rire.

— Oh, mais vous...

Il s’arrêta embarrassé durant une seconde, puis il reprit avec son rire accoutumé :

— Ce n’est pas la même chose. De quels artistes me parlez-vous là ? Ce ne sont pas ceux que nous connaissons, vous et moi. Sans doute, dans le premier moment, vous vous êtes sentie gênée en passant de l’existence conventionnelle et guindée de la femme du monde à la liberté de la vie artistique ; mais c’est exactement comme si l’on vous avait tout d’un coup transportée d’une atmosphère empestée sur quelque cime alpestre où l’air vif, les vastes horizons... Votre santé morale s’est fortifiée dans cet avatar. À présent, je vous ai mieux examinée : vous avez effectivement embelli. Si je puis m’exprimer ainsi, la chrysalide est devenue un papillon... Je vous vois encore telle que vous étiez autrefois. Une robe blanche, une rose à la ceinture, des yeux baissés... vous étiez charmante, mais — à l’état de chrysalide. Ce n’est pas ce qu’il nous faut. Vous étiez... ma foi, pourquoi ne pas le dire ? vous étiez une petite niaise !... Pardonnez-moi, très chère Elisabeth Vassilievna, je vous ai toujours porté tant d’intérêt... C’est même étrange, c’est insensé qu’une sympathie si durable puisse subsister dans le cœur d’un homme... ni le temps, ni rien...

— C’est bien, interrompit-elle, et elle lui laissait baiser sa main, tout en songeant au moyen de terminer promptement son affaire pour pouvoir se débarrasser de lui. — Mais, voyez-vous... je n’ai que faire des compliments, et ils ne sont pas à leur place entre nous. Vous m’avez connue dans mon enfance, vous m’aimiez quand j’étais une petite fille, je veux rester aujourd’hui pour vous ce que j’étais alors.

Ces mots jetèrent un froid sur l’ardeur du notaire : un éclair de sinistre augure brilla dans ses petits yeux.

— Aussi serai-je franche avec vous. Voici pourquoi je voulais vous voir... J’avais compté me fixer ici ; mais ne pouvant plus donner suite à ce projet, vu que cet héritage...

Sa tête se perdait... Echetzky restait silencieux.

— Je vais partir... Vous avez connu intimement mon père, vous étiez son ami... Je voulais vous prier...

Ce dernier mot rendit décidément à Echetzky la possession de lui-même. Il prit un air pensif et répondit gravement :

— La seule chose que j’aie jamais blâmée dans votre père, c’est son défaut d’économie. Souvent même je lui en ai fait de vifs reproches. Là-dessus nous n’étions pas d’accord. Mais entre gens qui ont les mêmes idées, qui sont du même bord, pour ainsi dire... J’étais dévoué à votre père, et je l’ai bien montré : quand il a quitté N..., j’ai, dans la mesure de mes moyens... Je n’avais alors que des ressources modestes, fort modestes même ; cependant je...

— Je le sais, dit-elle à voix basse : quand nous sommes partis d’ici, vous nous êtes venu en aide.

— Oui... sans doute, un peu... mais...

— J’ai ceci de commun avec mon père, reprit-elle vivement et d’une voix agitée, que je n’oublie pas mes obligations. Je sais que mon père est resté votre débiteur, et je sais de combien. Je ne désirerais rien tant que d’acquitter cette dette...

— Mais, autant que j’en puis juger, vous n’avez pas cette somme ? répliqua le notaire.

— Je n’ai rien ! laissa échapper madame Ridnieff ; puis elle s’en voulut de cet aveu, ce qui ajouta encore à son trouble. — J’avais épuisé mes ressources là-bas, je suis arrivée ici avec fort peu de chose... Et maintenant... Ne pourrait-on pas convertir cela en argent ?

Elle détacha la broche de son corsage. Echetzky la prit et l’approcha de la bougie, pour mieux l’examiner.

— C’est un joli bibelot, dit-il en clignant les yeux. Le travail en est d’un fini remarquable, et il y a là, comme on dit, un certain cachet d’originalité. Ce n’est pas mal. Vous voulez le vendre ?

— Oui.

Le notaire continuait à examiner la broche, s’assurait de la manière dont elle s’attachait, et faisait briller la pierre à la flamme de la bougie.

— Des levrauts, remarqua-t-il en souriant. — C’est un saphir ?

— Oui.

— Il n’est pas faux ?

— Allons donc !

— Il y a tant de bijoux en strass ! À combien l’estimez-vous ?

— On m’en a fait cadeau à un bénéfice ; mais j’en connais la valeur. C’est un objet de prix. Regardez, voici l’écrin : cela vient de chez Vaillant. Vaillant ne vend pas d’imitation.

— Vous pensez ? — Sancta simplicitas ! Voilà toujours comme les femmes s’abusent ! dit Echetzky d’un air aimable, et il se mit à considérer l’écrin. Voyons, que désirez-vous ?

— Que vous vendiez cette broche dans un magasin, répondit madame Ridnieff avec impatience.

— Qu’est-ce que vous en voulez ?

— Cent roubles. Je sais de bonne source qu’elle a été payée plus cher.

— On ne vous en donnera même pas la moitié. Mais si vous voulez faire une concession, je puis la prendre pour soixante-quinze.

— Vous-même ?

— Pour vous, n’est-ce pas la même chose ?

— Sans doute...

— Personne ne vous en offrira davantage, soyez-en sûre.

— Je vous crois...

— Ainsi vous consentez ?

— Avec plaisir.

Echetzky mit la broche dans l’écrin et l’écrin dans sa poche.

— Très chère Elisabeth Vassilievna, dit-il en hochant la tête avec un sourire de bonhomie malicieuse ; — vraiment, très chère, comment savoir ce que c’est que cela : le précieux souvenir d’un succès scénique, — ou mieux encore ?... Mais non, non, je ne me permettrai pas un mot de plus ! À Dieu ne plaise que je m’immisce dans vos secrets, que je pénètre dans le sanctuaire de votre âme... Ce n’est pas mon affaire ! Vous avez raison, je ne vaux plus rien. Voilà déjà la fatigue qui se fait sentir ! À vous les hauteurs de l’empyrée, à moi le coin du feu !... Il est temps que je rentre. Adieu, chère Elisabeth Vassilievna. Que Phébus et les Muses vous bénissent. Non, sérieusement, j’ai été heureux de me convaincre que vous êtes restée ce que vous étiez jadis : bonne, intelligente, sans détours et — pas commode !...

Après avoir serré les mains froides de la jeune femme, il endossa sa pelisse, mit ses socques et ouvrit la porte.

— Qu’il fait noir !... Ne vous dérangez pas, je trouverai mon chemin, poursuivit-il tandis qu’elle s’avançait vers le seuil de la chambre, la bougie à la main. Encore une fois, adieu ! Je suis enchanté de pouvoir vous être agréable et accomplir votre désir.

— Je suis confuse... commença madame Ridnieff.

— De quoi donc, je vous prie ? Cela ne me gêne pas plus que vous ; c’est ce qui s’appelle un arrangement à l’amiable. Peu m’importe actuellement d’être remboursé en argent ou de recevoir de vous un objet qui représente à mes yeux une somme équivalente...

— Comment ? Est-ce que… put seulement articuler madame Ridnieff.

Ses genoux se dérobaient sous elle.

— Sans doute. La dette de votre père, — vous vous en souvenez vous-même, — était précisément de soixante-quinze roubles. À présent nous sommes quittes...

— Écoutez un peu...

— Ne vous dérangez pas, tout cela est très bien. Rentrez, vous allez prendre froid !

Il était déjà au bas de l’escalier.

— Écoutez donc, attendez un peu... Qu’est-ce que cela veut dire ? vociféra-t-elle bruyamment, en s’arrêtant, comme une folle, au milieu de sa chambre, avec sa bougie dans la main. — Qu’est-ce que c’est que cela ? Que faire ? Que devenir ?... Sotte, insensée ! Ce voleur a dépouillé, ruiné mon père, et je m’adresse à lui !... Il doit tout à mon père, jusqu’à la chemise qu’il a sur le corps... Et il a bien compris mon intention, il s’est sauvé au plus vite pour que je ne lui reprisse pas ma broche... Que faire ? À présent je ne puis plus même regagner cet enfer, ma dernière ressource ; je n’ai pas le moyen de faire le voyage...

Sa porte était restée ouverte. Le garçon, en passant, y risqua un œil.

— Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Rien, répondit-il en souriant. Les souris trottent toujours.

Elle regarda le visage stupidement effronté de ce domestique et se mit à rire.

— Les souris ? Mais votre médecine va bientôt les tuer ?

— Qui sait ? Il y en a une qui s’agite, — elle en a pris évidemment, elle gigotte, faut voir ! Quoique ce ne soit qu’une bête, elle n’a pas envie de mourir.

— Elle n’en a pas envie...

— Mais quoi ! nous mourrons tous ! prononça-t-il gaiement ; — elles aussi bien que les gens. Voyez, on leur a préparé là de quoi se régaler.

Il montrait une grosse fiole.

— Il en est des souris absolument comme des hommes, poursuivit-il philosophiquement : il se peut qu’elles n’aient pas la vie douce et qu’elles désirent la mort ; quand elles sont fatiguées de courir, quand elles n’ont pas de quoi manger...

— Écoutez, interrompit madame Ridnieff ; allez me chercher ma note.

— Est-ce que vous voulez partir, madame ? Il n’y a pas de train avant demain matin.

— Je partirai demain de bonne heure.

— Bien.

Il posa la fiole sur la fenêtre et disparut. Madame Ridnieff, sans quitter le seuil de la chambre, regardait derrière elle. Elle sentait des battements aux tempes et à la poitrine ; une envie lui venait de chanter et de rire. Des pas se firent entendre de nouveau : le garçon remontait l’escalier. Madame Ridnieff saisit la fiole, l’emporta dans sa chambre et revint sur le seuil.

— Voilà la note, dit le domestique en passant une feuille de papier à la voyageuse.

Elle lut :

— « Chambre, dîner... etc. » Rien que cela ? Tout de suite.

Elle rentra dans sa chambre, prit de l’argent dans son portefeuille et paya.

— Vous garderez pour vous la monnaie.

— Je vous remercie humblement.

Il sortit. Elle regarda la photographie qui se trouvait dans son portefeuille... « Comment cela ? Quel luxe ! Il me reste encore un rouble. Je puis encore m’offrir une bamboche d’un rouble avant... avant de fermer l’œil. »

— Eh ! revenez, cria-t-elle... Tenez, prenez cela et allez me chercher tout de suite une boîte de bonbons, mais des meilleurs, de chez Erder.

Elle se promena dans la chambre avec une allure tantôt lente, tantôt rapide, prêtant l’oreille au bruit de ses pas sur ce vieux plancher. Parfois elle frappait du poing sur la table et écoutait résonner les tasses qu’on n’avait pas encore enlevées. Leur cliquetis lui rappelait le rire sec d’Echetzky ; elle essayait de l’imiter. Tout à coup quelque chose l’effraya : il lui semblait voir une ombre se mouvoir ; elle reconnut que c’était la sienne et s’arrêta, fixant sur elle de grands yeux. Dans un coin une blancheur : son col, jeté par-dessus sa robe placée sur un siège, avait l’air d’un visage pâle renversé dans le fond d’un fauteuil. « Ah ! » fit-elle, puis elle croisa les bras et ne bougea plus.

— Voici, dit le garçon en entr’ouvrant la porte.

— Quoi ?... Ah ! oui, c’est bien. Mais ne frappez pas, n’entrez pas chez moi, je vous prie. Je veux dormir.

— Mais nous n’entrons, madame, que quand on nous appelle...

— Bien, bien.

Elle ferma violemment la porte et, avec une sorte de fureur, tourna la clef dans la serrure.

— Eh bien, Elisabeth Vassilievna, dit-elle à haute voix en s’approchant de la table, maintenant tout est prêt.

Elle défit la faveur rose nouée autour de la boîte qu’on lui avait apportée.

— Ils n’ont pas l’air mauvais... mais cela est encore meilleur.

Elle n’avait pas encore regardé cela. La fiole était restée sous le divan où madame Ridnieff l’avait cachée. La jeune femme ne s’en approcha pas. Elle s’assit, s’accouda sur la table ; toute pensée était absente de son esprit. Ses yeux rencontrèrent de nouveau la photographie qui se trouvait dans le portefeuille ouvert devant elle.

— Luba, veux-tu un bonbon ? dit-elle à haute voix, et elle éclata en sanglots.

— Ô enfant ! en toi j’avais mis toute mon âme ! Gricha, ma vie, je n’ai pas été volontairement coupable envers toi ! Pardonne, — tu vois pour qui je me suis déshonorée, — pour ta fille. Toi, pourquoi l’as-tu prise ? C’est vrai, je ne sais rien, je ne suis capable de rien, mais pour elle je serais allée mendier sous les fenêtres, et nous aurions subsisté, et je vivrais... J’aurais un motif pour vivre ! Mais maintenant, pourquoi rester sur la terre ? Gricha, je n’ai plus qu’à mourir ! Je vais vous retrouver... Vous me recevrez, n’est-ce pas ? Ou bien allez-vous me repousser comme une indigne ? Quel accueil me réservez-vous ?... Seigneur !

— C’est affreux !... Femme honnête, autrefois je rougissais en caressant mon mari, et maintenant, chaque soir, sous des centaines d’yeux... Je me suis endurcie à la honte ! Pour un morceau de pain... voilà quel est mon pain quotidien !... Non, à présent je suis libre, je suis seule, je ne veux plus... Mais quand bien même je voudrais, comprenez-vous, mademoiselle l’enfant gâtée, comprenez-vous que votre maman ne peut plus se déshonorer, qu’elle n’en a plus le moyen ?

Elle eut un rire d’aliénée.

— C’est fini ! Tout à l’heure je vais mourir ici, dans ce taudis... Et ce sera fort bien ! Gricha, mon amour, ma lumière, embrasse-moi ! Laisse-moi, du moins, avant la mort, soulager mon âme, me confesser à loi et recevoir la bénédiction de ton baiser... Oh ! comme je t’ai aimé !... Adieu ! Assez... Voyons, je ne suis pas une enfant...

Madame Ridnieff s’approcha du divan, étendit le bras et le retira à soi. Il lui sembla que quelqu’un frappait... Tout était calme.

— Ce doit être terriblement mauvais. Cela vient de chez le pharmacien. Comment délivre-t-on ces produits-là avec si peu de précaution ? Que d’accidents peuvent en résulter ! Bien des gens peuvent avoir l’idée... Ainsi, moi par exemple, l’idée m’est venue... L’odeur seule vous suffoque.

Elle ouvrit de nouveau le vasistas. La grande étoile avait disparu.

— J’aurais bien voulu la voir. Où vont-elles, à droite ou à gauche ? Gricha m’expliquait cela autrefois.

— Quel silence ! Tout le monde est au théâtre. Et il meurt peut-être quelqu’un en ce moment dans la ville !... Il fait froid... Où m’enterrera-t-on ?... Voilà, au lieu de perdre mon temps à courir par les rues, j’aurais mieux fait d’aller au monastère où ma mère est enterrée... Quelle chose étrange que de n’avoir point connu sa mère !

Au loin se fit entendre une sonnerie d’heures.

— C’est l’horloge de la cathédrale, pensa-t-elle, et elle compta dix coups. Il n’est pas encore tard. Pendant la journée, cette sonnerie ne s’entendait pas ; c’est sans doute que le vent est placé autrement. Ce que c’est que l’habitude ! après tant d’années, j’ai reconnu cette cloche ; et je la reconnaîtrai toujours. Je suis née ici et j’y mourrai.

— Eh bien, quoi ? Il est temps, n’est-ce pas ?

Madame Ridnieff s’éloigna de la fenêtre.

— C’est répugnant. Cela doit brûler le gosier. On peut manger un bonbon par là-dessus. J’en aurai le temps avant que l’agonie n’arrive... Et combien de temps durera-t-elle ? Une demi-heure... une heure, davantage... Seigneur !... Comme on doit souffrir... C’est du feu que je vais avaler... Seigneur !

La cuiller lui tomba des mains.

— Seigneur ! à vingt-cinq ans, en pleine santé... mourir, mourir ainsi, tout d’un coup, au milieu de tels tourments... Seigneur !... Et l’on viendra ici, on fera mon autopsie... Oh ! mon Dieu, une telle mort... Toute ma vie, toute ma jeune vie, j’ai pleuré, j’ai eu faim, j’ai été humiliée, j’ai enterré tous les miens... et crever comme un rat, pour qu’après ma mort on insulte encore à mon cadavre, on le mette en morceaux avant de le jeter à la fosse !... Seigneur !... Et chez les autres il fait chaud, il y a de la lumière, des fleurs, du luxe... Seigneur !...

Elle s’arrachait les cheveux...

 

XIII

 Sur l’escalier, le bruit d’une altercation se faisait entendre :

— L’actrice Lubine, te dit-on, imbécile !

— Nous n’avons pas d’actrice ici, répondait la voix timide du garçon.

— Elle loge au-dessus, au numéro 18.

— Là, c’est une voyageuse, madame Ridnieff.

— Eh bien, Ridnieff, Lubine, c’est tout un. Éclaire-moi !

Les voix se rapprochaient de plus en plus.

— Mais elle a défendu sa porte...

— Quelle bêtise ! Annonce-moi : Nicolas Dmitriévitch Miéniaieff !

— Elle l’a défendu.

— Allons donc !

On frappa à la porte.

— Entrez, dit madame Ridnieff en jetant la fiole par la fenêtre, et elle ouvrit.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, avec le concours de Marc Szwajcer ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 11 avril 2013.

 

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