LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Sofia Kovalevskaïa

(Ковалевская Софья Васильевна)

1850 – 1891

 

 

 

 

SOUVENIRS D’ENFANCE

SUIVIS D'UNE BIOGRAPHIE PAR MME A. CH. LEFFLER

(Воспоминания детства)

 

 

 

1890

 

 

 

 

 


Traduction anonyme, Paris, Librairie Hachette et Cie, 1895.

 

 

 

 

 

 


TABLE

 

 

 

AVANT-PROPOS

PREMIÈRE PARTIE. SOUVENIRS D’ENFANCE

I. PREMIERS SOUVENIRS

II. FÉKLOUCHA

III. CHANGEMENT DE VIE

IV. NOTRE VIE DE CAMPAGNE

V. MON ONCLE PIERRE VASSILIÉVITCH

VI. MON ONCLE THÉODORE SCHUBERT

VII. MA SŒUR

VIII. MA SŒUR (suite)

IX. DÉPART DE L’INSTITUTRICE — PREMIERS ESSAIS LITTÉRAIRES D’ANIOUTA

X. NOS RELATIONS AVEC DOSTOIÉVSKY

DEUXIÈME PARTIE. BIOGRAPHIE

INTRODUCTION

I. RÊVES DE JEUNES FILLES — MARIAGE SIMULÉ

II. À L’UNIVERSITÉ

III. UNE ANNÉE D’ÉTUDES CHEZ WEIERSTRASS — VISITE À PARIS PENDANT LA COMMUNE

IV. LA VIE EN RUSSIE

V. AVENTURES DE VOYAGE — UN MALHEUR

VI. PREMIER APPEL DE SUÈDE

VII. ARRIVÉE À STOCKHOLM — PREMIÈRES IMPRESSIONS

VIII. SPORT ET AUTRES DIVERTISSEMENTS

IX. HUMEURS CHANGEANTES

X. CE QUI FUT, ET CE QUI AURAIT PU ÊTRE

XI. DÉSILLUSIONS ET TRISTESSES

XII. TRIOMPHE ET DÉFAITE, TOUT GAGNÉ, TOUT PERDU

XIII. ACTIVITÉ LITTÉRAIRE — NOTRE SÉJOUR À PARIS

XIV. LA FLAMME VACILLE

XV. LA FIN

 

 

 

 

 

 

 

AVANT-PROPOS

Quelques mots d’explication nous paraissent utiles pour faire comprendre la composition du volume qu’on va lire : deux ouvrages, écrits en langues différentes, par deux femmes remarquables, y ont été réunis afin de se compléter l’un par l’autre. Le premier de ces ouvrages, les Souvenirs d’enfance de Sophie Kovalewsky, a été traduit du russe ; le second, la Biographie de Sophie Kovalewsky par Anna-Charlotte Leffler, duchesse de Cajanello, est traduit du suédois.

Le nom de Sophie Kovalewsky est certainement connu en France comme il l’est en Allemagne, en Suède et en Russie ; elle a remporté à Paris, en 1888, un triomphe unique pour une femme : l’Académie des Sciences lui a décerné le prix Bordin, dont le sujet de concours avait été proposé six ans de suite, sans succès, par l’Académie de Berlin : « Perfectionner en un point important la théorie du mouvement d’un corps ».

Ceux qui ont connu l’illustre savante n’ont pas oublié la femme aimable et attrayante, que sa naissance et sa première éducation semblaient si peu destiner à la science. Elle-même voulut retracer le contraste du début de sa vie avec son étonnante carrière scientifique, et elle le fit dans une autobiographie, qu’elle entreprit d’écrire en russe peu après son triomphe à Paris ; elle commença par ses souvenirs d’enfance, mais surmenée par un travail excessif, autant que par les agitations d’une existence fiévreuse, elle ne put aller au delà de cette première partie de sa vie ; elle succomba en 1891, emportée par une courte maladie.

Les Souvenirs d’enfance s’arrêtent au moment où Sophie, âgée de treize à quatorze ans, entrevoyait la vie avec une ardeur peu ordinaire pour une enfant de cet âge ; l’interruption du récit est regrettable ; Mme Leffler en donne la suite dans la Biographie qu’elle publia en suédois, peu après la mort de Mme Kovalewsky. C’est pourquoi la réunion de ces deux ouvrages nous a paru intéressante.

Anna-Charlotte Leffler ne connut Sophie qu’au moment où celle-ci vint en Suède, en 1883, appelée par le professeur Mittag-Leffler, pour y occuper une chaire de mathématiques à l’Université de Stockholm. M. Mittag-Leffler, plein d’estime pour les capacités intellectuelles des femmes, fut le guide et le meilleur ami de sa sœur et de Sophie.

Anna-Charlotte, mariée en premières noces à M. Edgren, comptait déjà parmi les meilleurs écrivains Scandinaves lorsque Mme Kovalewsky arriva à Stockholm. L’intimité s’établit promptement entre les jeunes femmes, et fut presque quotidienne pendant quatre ans ; les fréquents déplacements de l’une et de l’autre venaient seuls interrompre cette communauté d’existence. L’influence qu’elles exercèrent l’une sur l’autre fut considérable et le développement littéraire de Sophie, en particulier, peut en grande partie être considéré comme l’œuvre de son amie. Un moment vint cependant où l’intimité, au lieu d’augmenter, sembla décroître ; Anna-Charlotte explique ce phénomène dans l’analyse psychologique très fine qu’elle fait du caractère de Sophie. Des circonstances indépendantes de leur volonté contribuèrent aussi à les séparer : sans cesser d’avoir l’une pour l’autre des sentiments de sincère amitié, elles furent absorbées par des préoccupations trop personnelles pour que leur liaison n’en souffrît pas. Puis vint la séparation. Sophie resta à Stockholm, où elle devait mourir quelques mois après (en février 1891) ; Anna-Charlotte réalisa un beau rêve, et quitta la Suède pour se fixer à Naples.

Pendant un séjour qu’elle fit en Italie, elle y avait rencontré un jeune mathématicien très distingué, appartenant à l’aristocratie italienne. Une profonde et mutuelle sympathie leur donna la force de vaincre des préjugés de caste et de religion, et l’opposition de leurs familles, que la situation spéciale d’Anna-Charlotte rendait explicable. Son premier mariage en effet, bien que nul de fait, subsistait encore légalement ; le divorce protestant fut obtenu sans difficulté, grâce au consentement de M. Edgren, mais l’annulation du mariage par la Cour Pontificale souleva plus d’obstacles, et ce ne fut qu’en mai 1890 que l’union d’Anna-Charlotte avec le duc de Cajanello reçut enfin sa consécration.

Quelques mois après, la nouvelle imprévue de la mort de Sophie vint frapper la duchesse d’un coup terrible. La pensée de remplir une promesse faite au temps de leur intimité lui apparut comme un devoir, elle-même l’explique dans la courte préface qui précède la Biographie. Peut-être le refroidissement des dernières années lui fit-il considérer ce devoir comme plus impérieux encore, et rien ne l’arrêta dans l’accomplissement de sa tâche, pas même l’événement qui mit le comble à son bonheur, la naissance d’un fils.

À peine les dernières épreuves de la Biographie étaient-elles corrigées, qu’en octobre 1891 la nouvelle de la mort de la duchesse se répandit à Stockholm, mort subite et terrifiante comme l’avait été celle de Sophie ; du moins la part de bonheur refusée à la première disparue avait-elle été largement départie à son amie.

Comme écrivain la duchesse de Cajanello a laissé des drames et des romans, parmi lesquels les Récits de la vie réelle (Ur Lifvet) eurent un succès non discuté, bien que l’esprit d’observation un peu mordant et l’allure indépendante des jugements de l’auteur lui aient suscité parfois quelques inimitiés. Parmi ses drames, l’Actrice, son coup d’essai, fut très applaudi à Stockholm. Les vraies femmes, Comment on fait le bien, d’autres encore, la placent au nombre des meilleurs écrivains de son temps.

Sophie, ou Sonia, diminutif enfantin que ses amis donnaient volontiers à Mme Kovalewsky, a laissé, outre ses Souvenirs d’enfance (en suédois Les sœurs Rajevsky), un roman intitulé en russe Une nihiliste (Vera Vorantzof dans la traduction suédoise), Væ Victis, remarquable début d’un roman resté inachevé, et quelques articles publiés dans le Messager du Nord ; assez pour faire considérer sa fin prématurée comme une grande perte pour la littérature.

 

PREMIÈRE PARTIE. SOUVENIRS D’ENFANCE

 

I. PREMIERS SOUVENIRS

Quelqu’un peut-il préciser avec exactitude le moment de son existence où, pour la première fois, s’est élevé en lui le sentiment du « moi », la première lueur d’une vie consciente ? Je voudrais le savoir, car pour moi cela m’est impossible. Quand je recherche, pour les classer, mes premiers souvenirs, j’obtiens invariablement le même résultat : ces souvenirs semblent se disperser devant moi. Voici une première impression dont la trace, me semble-t-il, est restée distincte dans ma mémoire, — mais si j’y arrête quelque temps ma pensée, d’autres impressions, remontant à des époques antérieures, s’en dégagent et en ressortent aussitôt. Je ne distingue même plus l’impression réellement éprouvée par moi, c’est-à-dire réellement « mienne », de celles qui résultent de récits entendus dans mon enfance, et que je m’imagine avoir ressenties, alors, qu’en réalité, je me rappelle seulement les récits qu’on m’en a faits. Je n’arrive même jamais à évoquer aucune de ces impressions primitives dans toute sa netteté, et sans y mêler involontairement un détail étranger, au moment même où ma pensée se concentre sur ce souvenir.

Quoi qu’il en soit, voici l’image qui m’apparaît une des premières, chaque fois que je cherche à me rappeler les premières années de mon existence.

Les cloches sonnent, l’air est parfumé d’encens. La foule sort de l’église. Ma « Niania » descend le parvis en me tenant la main, et me protège avec soin contre la bousculade.

« Prenez garde à l’enfant », répète-t-elle d’un ton suppliant à ceux qui se pressent autour de nous.

Au sortir de l’église, nous voyons approcher un ami de ma bonne, un diacre ou un sous-diacre, à en juger par sa longue soutane ; il lui offre un pain bénit :

« Mangez-le à votre santé, lui dit-il. Et comment vous nomme-t-on, dites, ma gentille demoiselle ? »

Je me tais, et le regarde avec de grands yeux.

« Quelle honte de ne pas savoir son nom, mademoiselle ! continue le diacre pour me taquiner.

— Réponds, ma petite mère, souffle ma bonne ; dis : je m’appelle Sonia, et mon père est le général Kroukovsky. »

J’essaye de répéter ces mots, maladroitement sans doute, car ma bonne et son ami se mettent à rire.

L’ami de ma bonne nous accompagne jusqu’à la maison. Je les précède en sautillant, et m’efforce de répéter les paroles de ma bonne que j’arrange à ma façon ; évidemment le procédé est encore nouveau pour moi, et je cherche à le graver dans ma mémoire. En approchant de la maison le diacre me montre la porte d’entrée.

« Voyez-vous ce crochet (en russe « krouk ») sur la porte, petite demoiselle ? me dit-il. Quand vous oublierez le nom de votre papa, dites-vous : il y a un « krouk » sur la maison de Kroukovsky, et aussitôt la mémoire vous reviendra. »

Eh bien, je regrette de le dire, ce mauvais calembour du diacre a fait époque dans ma vie ; c’est l’ère à laquelle je rattache le calcul du nombre de mes années, le premier indice pour moi d’une notion précise de mon existence, et de ma situation sociale.

Je devais, tout compte fait, avoir deux ou trois ans, et la scène se passait à Moscou où je suis née. Mon père servait dans l’artillerie, et les devoirs de son service nous obligeaient souvent à nous transporter à sa suite d’un lieu à un autre.

Après le souvenir de cette scène, distinctement conservé dans ma mémoire, vient une grande lacune : sur un fond gris et terne, pareils à de légers points lumineux, ressortent divers petits épisodes de voyage : des pierres ramassées sur la chaussée, des nuits passées dans des maisons de poste, la poupée de ma sœur jetée par la portière de la voiture, une série de tableaux, sans liaison entre eux, mais assez vifs en couleur.

Mes souvenirs ne prennent un peu de suite qu’à partir de l’âge de cinq ans, lorsque nous demeurions à Kalouga. Nous étions trois enfants : ma sœur Aniouta, mon aînée de six ans, et mon frère Fédia, de trois années plus jeune que moi.

Notre chambre d’enfants m’apparaît grande, mais basse. « Niania », montée sur une chaise, en atteint facilement le plafond de la main. Nous dormions tous les trois dans cette chambre : on avait parlé de transporter Aniouta dans celle de la gouvernante française, mais ma sœur s’y refusa ; elle préférait rester avec nous.

Nos petits lits, entourés de grillages, sont côte à côte ; nous pouvons grimper les uns chez les autres, le matin, sans mettre le pied par terre. Un peu plus loin est le grand lit de Niania, sur lequel s’entassent les matelas de plume, les oreillers et les édredons, c’est la gloire de Niania.

Quelquefois, quand elle est de bonne humeur, elle nous permet de jouer sur son lit dans la journée : nous y montons alors au moyen de chaises, et, parvenus au sommet, la montagne s’effondre aussitôt sous notre poids, et nous plongeons dans une mer de duvet ! Ce jeu nous paraît très amusant.

 Il me suffit de penser à notre chambre d’enfants pour évoquer, par une inévitable association d’idées, une odeur singulière, mélange d’encens, d’huile de lampe, de baume tranquille, et de chandelle fumeuse. Cette odeur très spéciale, qui non seulement n’existe pas à l’étranger, mais qui doit même être devenue très rare à Moscou, avait cessé de me hanter, lorsqu’en entrant, il y a deux ans, chez une de mes amies, dans la chambre de ses enfants, à la campagne, je fus accueillie par ce parfum bien connu, ramenant à sa suite une série d’impressions et de sensations oubliées depuis longtemps.

Notre gouvernante française ne peut entrer dans notre chambre sans porter avec dégoût son mouchoir à son nez.

« Mais vous n’ouvrez donc jamais la fenêtre, Niania ? » demande-t-elle en mauvais russe d’un ton plaintif.

Niania considère cette observation comme une injure personnelle.

« Voilà ce qu’elle imagine encore, la musulmane ! J’irais ouvrir la fenêtre pour rendre les enfants malades ! » murmure-t-elle après le départ de la gouvernante.

Ces escarmouches entre la bonne et la gouvernante se renouvellent ainsi très régulièrement, chaque matin.

Les rayons du soleil pénètrent depuis longtemps dans notre chambre. Nous, les enfants, ouvrons l’un après l’autre les yeux, mais nous ne sommes pas pressés de nous lever et de nous habiller. Entre notre réveil et notre toilette s’écoule un laps de temps considérable, employé à nous battre à coups d’oreillers, à lutter avec nos petites jambes nues et à dire beaucoup de folies.

Un appétissant parfum de café se répand dans la chambre : Niania, peu vêtue elle-même, et dont la première toilette consiste à échanger son bonnet de nuit contre un fichu de soie qui lui couvre invariablement la tête dans le courant de la journée, apporte un plateau chargé d’une grande cafetière de cuivre. C’est dans nos petits lits, sans nous laver ni nous peigner, qu’elle nous régale de café à la crème et de petits pains au beurre.

Nous nous rendormons parfois après avoir mangé, fatigués par les jeux qui ont précédé le déjeuner.

Mais voici la porte qui s’ouvre avec fracas, et sur le seuil apparaît Mademoiselle en colère.

« Comment, vous êtes encore au lit, Annette ! Il est presque onze heures. Vous êtes de nouveau en retard pour votre leçon ! s’écrie-t-elle courroucée. — On ne doit pas dormir si longtemps, je me plaindrai au général ! dit-elle en s’adressant à la bonne.

— Eh bien ! vas-y, plains-toi, vipère ! » murmure Niania quand la gouvernante est sortie, et longtemps après elle grogne encore sans pouvoir se calmer.

« Les enfants de la maison n’ont plus le droit de dormir leur comptant !... On sera en retard pour la leçon ! en voilà un malheur ! eh bien, tu attendras, important personnage ! »

Cependant, tout en murmurant, Niania sent qu’il faut se mettre à la besogne ; et si les préliminaires ont été longs, la toilette elle-même s’accomplit rapidement. Niania nous passe une serviette mouillée sur la figure et les mains, donne deux ou trois coups de brosse à nos crinières ébouriffées, nous met nos petites robes auxquelles il manque facilement quelques boutons, et nous voilà prêtes.

Ma sœur se rend chez sa gouvernante pour prendre sa leçon : mon frère et moi restons dans notre chambre. Niania, que notre présence ne gêne nullement, soulève des nuages de poussière en balayant le plancher ; elle couvre nos petits lits de leurs couvertures, secoue ses propres édredons, et la chambre des enfants passe pour faite.

Mon frère et moi jouons avec nos joujoux, assis sur un divan de toile cirée, dont le crin s’échappe par poignées. Rarement on nous fait promener et seulement lorsque le temps est beau, ou bien encore les jours de grande fête, quand Niania nous conduit à l’église.

Sa leçon terminée, ma sœur revient en courant ; sa gouvernante l’ennuie, elle s’amuse davantage chez nous, d’autant plus que Niania reçoit des visites — des bonnes d’enfants ou des femmes de chambre, auxquelles on offre du café, et qui racontent beaucoup de choses intéressantes.

Quelquefois maman entre un instant dans notre chambre. Mes souvenirs de cette époque me la montrent toujours toute jeune et très jolie. Je la vois gaie et parée — en toilette de bal généralement, décolletée, les bras nus chargés de bracelets ; elle va dans le monde, en soirée, et entre nous dire bonsoir.

Aussitôt qu’elle paraît sur le seuil de la porte, Aniouta s’élance au-devant d’elle, lui baise les mains et le cou, et s’amuse à examiner ses bijoux.

« Je veux être belle comme maman quand je serai grande ! » dit-elle en se parant du collier et des bracelets de maman, et en se haussant sur la pointe des pieds pour se mirer dans la petite glace qui pend au mur. Maman s’amuse beaucoup.

Moi aussi j’ai parfois le désir de caresser ma mère, de grimper sur ses genoux ; mais, le plus souvent, ces essais tournent à ma honte : tantôt je fais mal à maman, tantôt je déchire sa robe, et je me sauve confuse dans un coin pour me cacher.

De là une certaine contrainte dans mes rapports avec ma mère, contrainte qui devient de la sauvagerie, en entendant ma bonne répéter sans cesse qu’Aniouta et Fédia sont les préférés, et que je suis, moi, celle qu’on n’aime pas.

Était-ce vrai ? — je ne le sais pas ; toujours est-il que Niania le disait fréquemment, sans se trouver gênée de ma présence. Peut-être se l’imaginait-elle à cause de sa prédilection pour moi. Bien qu’elle nous eût élevés tous les trois, elle me considérait, je ne sais pourquoi, comme étant plus spécialement son élève, et s’offensait de ce qui lui paraissait une insulte envers moi.

Aniouta, beaucoup plus âgée que nous, jouissait pour cette raison d’immunités particulières. Elle grandissait indépendante comme un cosaque, et ne reconnaissait l’autorité de personne. L’entrée du salon lui était librement ouverte, et elle s’y était acquis la réputation d’une charmante enfant, qui savait amuser son monde, tout en se permettant parfois des sorties et des observations fort impertinentes. Mon frère et moi ne paraissions dans les appartements de réception que rarement ; nous dînions et déjeunions généralement dans notre chambre.

Quelquefois, quand il y avait du monde à dîner, Nastasia, la camériste de ma mère, entrait en courant au moment du dessert pour dire :

« Niania, mettez vite à Fédia son costume de soie bleue et menez-le dans la salle à manger. Madame veut le montrer aux invités.

— Et Sonia, comment faut-il l’habiller ? demandait la bonne d’un ton bourru, prévoyant la réponse ordinaire.

— On n’a pas besoin de Sonia, elle peut rester dans sa chambre, c’est notre petite solitaire », répondait en riant la femme de chambre, qui savait que par sa réponse elle mettait Niania en fureur.

Niania voyait réellement une insulte pour moi dans ce désir de montrer Fédia seul ; et, mécontente, elle marchait longtemps dans la chambre, grommelant entre ses dents, et me jetant des regards de sympathie.

« Pauvre chérie ! » ajoutait-elle en me caressant la tête de sa main.

Voici le soir. Niania nous a déjà mis au lit, mon frère et moi, mais n’a pas encore ôté l’invariable fichu qui couvre sa tête pendant la journée, et dont la disparition marque le passage de la veillée au repos. Assise sur le divan, devant une table ronde, elle prend du thé en compagnie de Nastasia.

La chambre est presque sombre ; seule la flamme jaunâtre d’une chandelle que Niania néglige de moucher, ressort de cette demi-obscurité comme une tache claire, et, dans l’angle opposé de la chambre, une petite lueur bleuâtre et vacillante projette sur le plafond de bizarres dessins, et illumine vivement le Sauveur, dont la main semble sortir de l’icône argentée avec un geste de bénédiction.

J’entends à mes côtés la respiration irrégulière de mon frère endormi, et dans le coin, près du poêle, le sifflement nasal de Fékloucha, le souffre-douleur de Niania, une petite fille au nez camus, qui lui sert d’aide. Elle aussi dort dans la chambre des enfants, sur un lambeau de feutre gris qu’elle étend par terre le soir, et qu’elle roule le jour dans un cabinet.

Niania et Nastasia causent à voix basse et, nous croyant profondément endormis, ne se gênent pas pour discuter les événements domestiques. Mais je ne dors pas du tout ; je m’applique au contraire à écouter ce qu’elles disent. Certaines choses m’échappent naturellement, d’autres ne m’intéressent guère, et il m’arrive de m’endormir au milieu d’un récit dont je n’apprends jamais la fin. Mais les lambeaux de conversation qui pénètrent jusqu’à mon entendement s’y gravent en formes fantastiques, et y laissent pour la vie d’ineffaçables traces.

« Comment ne l’aurais-je pas aimée plus que les autres, ma petite colombe ! dit Niania — et je comprends qu’il est question de moi. — Ne l’ai-je pas pour ainsi dire élevée toute seule ? Personne n’y faisait aucune attention. Quand Aniouta nous est née, le papa, la maman, le grand-papa, les tantes, n’avaient d’yeux que pour elle, parce que c’était la première venue. On ne me donnait pas le temps de m’en occuper ; c’était l’un, c’était l’autre qui la prenait dans les bras. Mais pour Sonia quelle différence ! »

Ici Niania, dans ce récit fréquemment répété, baissait mystérieusement la voix, ce qui m’obligeait à dresser d’autant plus l’oreille.

« Elle n’est pas née à propos, ma petite colombe, voilà la vérité ! continue Niania à voix basse. Presque à la veille de sa naissance notre Barine avait fait de grosses pertes de jeu au Club anglais, si grosses, qu’il fallut engager les diamants de Madame. Était-ce le moment de se réjouir de la naissance d’une fille ? d’autant que tous les deux désiraient un garçon. Le Barine me disait sans cesse : « Tu verras, Niania, que ce sera un fils... ». Tout était préparé pour un garçon : une croix de baptême avec un crucifix, un bonnet avec des rubans bleus.... Et puis, voilà encore une fille !

« Madame en eut tant de chagrin qu’elle ne voulut pas la regarder : ce n’est que Fédia qui plus tard les a consolés. »

Ce récit revenait souvent, et je l’écoutais toujours avec le même intérêt ; aussi s’est-il profondément gravé dans ma mémoire. Grâce à de semblables discours, la conviction de n’être pas aimée se développa de très bonne heure en moi, et l’ensemble de mon caractère s’en ressentit : je devins de plus en plus sauvage et concentrée.

S’il arrivait qu’on m’appelât au salon, me voilà maussadement suspendue des deux mains aux jupons de ma bonne. Impossible de me tirer un mot. Niania s’épuise en raisonnements. Je garde un silence obstiné, jetant à ceux qui m’entourent des regards méfiants et hargneux, comme un petit animal traqué. Maman contrariée finit par dire à Niania :

« Eh bien ! emmenez votre petite sauvage dans sa chambre ; elle nous fait honte devant le monde ; elle aura certainement avalé sa langue. »

J’étais sauvage aussi avec les enfants que je ne connaissais pas ; et d’ailleurs j’en voyais peu.

Je me rappelle cependant que si nous rencontrions, dans nos promenades avec Niania, des enfants jouant à quelque jeu bruyant, le désir, l’envie, de me joindre à eux me prenaient souvent. Mais Niania ne me laissait jamais aller.... « Y penses-tu, ma petite mère ? une demoiselle comme toi jouer avec des enfants des rues ?... » disait-elle d’un ton de reproche si persuasif, que je me sentais confuse de ces aspirations. Bientôt, d’ailleurs, le goût, et presque la faculté de jouer avec d’autres enfants me passèrent. Je me rappelle mon embarras lorsque on m’amenait par hasard une petite fille de mon âge : je ne savais que lui dire, et je restais devant elle à penser : « Va-t-elle bientôt s’en aller ?... »

Le comble du bonheur était de rester seule, en tête à tête avec ma bonne. Le soir venu, quand Fédia dormait, et qu’Aniouta se sauvait au salon avec les grandes personnes, je m’asseyais sur le divan près de Niania, bien serrée contre elle, et elle me racontait des histoires. À la façon dont je les revois encore en songe, je puis juger des traces profondes qu’elles ont laissées dans mon imagination : éveillée je ne les retrouve que par fragments, mais endormie, je rêve encore de la « Mort noire », du « Loup Garou », du « Serpent à douze têtes », et ce rêve évoque en moi le même effroi indéfinissable qui m’étranglait à cinq ans, lorsque j’écoutais les contes de ma bonne.

C’est à cette époque de ma vie que commencèrent à se produire en moi d’étranges sensations, une impression d’inexprimable malaise, d’angoisse, dont le souvenir me reste très vif. Cette sensation m’envahissait généralement vers la chute du jour, si je restais seule dans une chambre. J’étais là, jouant parfois sans penser à rien, soudain, en me retournant, il me semblait apercevoir, rampant vers moi de l’angle de la chambre ou de dessous le lit, une ombre noire, très nette de contour. Je sentais la présence d’une chose inconnue, nouvelle, et cette impression me serrait le cœur si péniblement, que je m’élançais comme une flèche à la recherche de ma bonne qui me calmait presque toujours. Quelquefois cependant cette angoisse se prolongeait pendant plusieurs heures.

Beaucoup d’enfants nerveux éprouvent, je crois, des troubles analogues ; on dit alors que l’enfant a peur de l’obscurité ; l’expression est fausse, car cette sensation résulte moins de l’obscurité même, que de l’envahissement progressif des ténèbres, et des effets qui s’y rattachent. Je me rappelle avoir éprouvé des impressions du même genre dans des circonstances très différentes ; par exemple si j’apercevais en promenade quelque grande bâtisse inachevée, aux murailles de briques percées de trous en guise de fenêtres. Je l’éprouvais aussi en été, si, couchée à terre sur le dos, je regardais le ciel sans nuages au-dessus de ma tête. D’autres signes de grande nervosité se manifestèrent encore en moi, et surtout une répulsion pour toute difformité physique allant jusqu’à la terreur. Il suffisait de parler devant moi d’un poulet à deux têtes ou d’un veau à trois pattes, pour me faire frissonner, et me donner le cauchemar la nuit suivante : je réveillais alors ma bonne par des cris perçants. Il me semble voir encore un homme à trois jambes qui m’a poursuivie en rêve pendant mon enfance. La vue d’une poupée cassée m’épouvantait : Niania devait ramasser ma poupée, quand je la laissais tomber, pour me dire si elle était intacte, et dans le cas contraire l’emporter bien vite. Je vois encore le jour où Aniouta m’ayant trouvée seule, s’amusa pour me taquiner à me mettre de force sous les yeux une poupée de cire, dont l’œil noir pendait hors de l’orbite : je fus prise de convulsions.

J’étais en voie de devenir une enfant nerveuse et maladive, mais bientôt mon entourage changea et ces conditions fâcheuses cessèrent.

 

II. FÉKLOUCHA

J’avais environ six ans quand mon père prit sa retraite, et s’installa dans sa terre patrimoniale de Palibino, dans le gouvernement de Witebsk. On parlait déjà avec persistance d’émancipation ; c’est ce qui décida mon père à s’occuper plus sérieusement de ses terres, qui, jusque-là, n’avaient eu d’autre administration que celle d’un régisseur.

Peu après notre arrivée à la campagne, un événement survenu dans la maison m’est resté vivement empreint dans la mémoire. L’impression, du reste, fut si vive pour tous, on en parla si souvent, que mes souvenirs personnels et les récits qu’on me fit plus tard, se confondent au point de ne plus se distinguer les uns des autres. Je raconterai donc le fait tel qu’il m’apparaît aujourd’hui.

On s’aperçut tout à coup que certains objets disparaissaient de notre chambre d’enfants : une chose d’abord, puis une autre. Si Niania perdait de vue quelque objet pendant un certain temps, et qu’elle se trouvât en avoir besoin, l’objet était introuvable, bien que Niania fût prête à jurer qu’elle-même l’avait serré de ses propres mains dans l’armoire ou dans la commode. On n’y attacha pas grande importance au commencement, mais quand ces disparitions se répétèrent, et qu’elles s’étendirent à des objets de quelque valeur, tels qu’une cuiller d’argent, un dé d’or, un canif en nacre, l’inquiétude devint générale. Nous avions un voleur parmi nous, c’était évident. Niania s’alarma plus que personne, car elle se considérait comme responsable de ce qui appartenait aux enfants : elle prit la ferme détermination de découvrir à tout prix le coupable. Les soupçons devaient naturellement se porter tout d’abord sur l’infortunée Fékloucha, la petite fille préposée au service de notre chambre. Il est vrai que Niania n’avait rien eu à lui reprocher depuis trois ans qu’elle faisait notre service, mais selon Niania cela ne signifiait pas grand’chose. « Elle était petite autrefois, et ne connaissait pas la valeur des objets ; maintenant qu’elle a grandi elle la comprend mieux. D’ailleurs sa famille demeure au village, près de nous : c’est là qu’elle porte le bien volé. » Ainsi raisonnait Niania, et fondant là-dessus ses convictions intimes, elle se persuada de la culpabilité de Fékloucha, la traita durement et sévèrement, si bien que la pauvre petite, effrayée, et sentant instinctivement les soupçons planer sur elle, prit un air de plus en plus coupable. Mais quelle que fût la surveillance de Niania, elle ne put de longtemps la trouver en défaut. Cependant les objets perdus ne se retrouvaient pas, et d’autres venaient encore de disparaître. Un beau jour, la tirelire d’Aniouta, gardée par Niania dans son armoire, et contenant quarante roubles, si ce n’est plus, ne se retrouva pas. Mon père lui-même fut informé de cette nouvelle perte. Il fit venir Niania et donna sévèrement l’ordre de rechercher le voleur. Chacun comprit qu’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie.

Niania était au désespoir. Mais voici qu’une nuit, en se réveillant, elle entend dans le coin où dormait Fékloucha un petit bruit de mâchoires, comme quelque chose qu’on avalerait : Niania, prête à tous les soupçons, étend doucement la main vers les allumettes, et allume subitement la bougie. Que voit-elle !

Fékloucha accroupie, la bouche pleine, tient entre les genoux un grand pot de confitures, dont elle nettoie les bords avec une croûte de pain. Il faut ajouter que la femme de charge s’était plainte quelques jours auparavant de la disparition de ses confitures à l’office.

Sauter du lit et saisir la coupable par les cheveux fut naturellement pour Niania l’affaire d’une seconde.

« Je t’y prends, vaurienne ! d’où viennent ces confitures ? réponds !... » cria-t-elle d’une voix tonnante, en secouant l’enfant sans miséricorde.

« Niania, ma colombe, je ne suis pas coupable, vrai ! suppliait Fékloucha ; c’est la couturière, Marie Vassiliévna, qui m’a donné ce pot hier au soir ; elle m’a seulement recommandé de ne pas vous le montrer. »

Cette excuse parut ridiculement invraisemblable à Niania.

« Tu ne sais même pas mentir, petite mère, dit-elle avec mépris. Quelle vraisemblance y a-t-il que Marie Vassiliévna aille te régaler de confitures ?

— Niania, ma colombe, je ne mens pas. Vrai, c’est ainsi ; demandez-le-lui à elle-même. Je lui ai chauffé ses fers hier soir, et pour cela elle m’a donné ces confitures. Seulement, ne les montre pas à la Niania, a-t-elle ordonné, car elle me gronderait de te gâter, continuait à protester Fékloucha.

— C’est bon, nous verrons cela demain matin », décida la bonne, et en attendant elle enferma Fékloucha dans le cabinet noir, d’où ses sanglots retentirent longtemps.

Le lendemain, on commença l’enquête : Marie Vassiliévna, une couturière qui vivait chez nous depuis des années, était une affranchie, et jouissait parmi les domestiques d’une grande considération. Elle avait une chambre à elle, et y mangeait des mets apportés de la table des maîtres. Hautaine avec son entourage, elle ne se familiarisait avec personne ; chez nous on l’appréciait fort, car elle était habile dans son art et on disait d’elle : « Ses mains sont de l’or ». Elle pouvait avoir une quarantaine d’années ; son visage était maigre et maladif, ses yeux noirs et démesurément grands. Elle n’était point belle, mais je me rappelle que les grandes personnes lui trouvaient quelque chose de distingué. « Elle n’avait pas l’air d’une simple couturière. » Habillée soigneusement et proprement, elle tenait sa chambre non seulement avec ordre, mais encore avec une certaine prétention à l’élégance. Sur sa fenêtre fleurissaient plusieurs pots de géranium, des gravures à bon marché étaient pendues au mur, et sur une tablette, dans un coin de la chambre, on voyait de petits bibelots de porcelaine, objets de mon admiration enfantine, tels qu’un cygne au bec doré, et une petite pantoufle formée de boutons de roses.

Pour nous autres enfants, Marie Vassiliévna excitait encore un intérêt spécial à cause d’une histoire dont elle était l’héroïne : elle avait été belle et bien portante dans sa jeunesse, et appartenait comme serve à une vieille dame dont le fils était officier. Celui-ci vint une fois en congé et fit cadeau à Marie Vassiliévna de quelques pièces d’argent. Par malheur la vieille dame entra au même moment dans la chambre, et voyant cet argent dans les mains de la jeune fille demanda : « Où l’as-tu pris ? » Sur quoi, au lieu de répondre, Marie Vassiliévna, effrayée, avala l’argent.

Là-dessus elle se trouva mal et tomba à terre suffoquée ; elle resta longtemps malade, on la sauva à grand’peine, et elle perdit à jamais sa beauté et sa fraîcheur. La vieille dame mourut bientôt après cette aventure, et le jeune maître donna la liberté à Marie Vassiliévna.

Cette histoire d’argent avalé nous frappait vivement, et nous tourmentions la couturière pour nous la faire raconter. Elle venait assez souvent dans notre chambre, quoiqu’elle ne vécût pas en très bons termes avec Niania, et nous aimions à aller chez elle, surtout au crépuscule, lorsqu’elle mettait forcément son ouvrage de côté. Alors, assise sur le rebord de la fenêtre, la tête appuyée sur sa main, elle entonnait d’une voix plaintive d’anciennes romances mélancoliques. J’aimais ce chant, quoiqu’il me remplît de tristesse. Elle s’interrompait parfois, prise d’un violent accès de toux, qui me paraissait devoir rompre sa poitrine plate et sèche ; elle souffrait de cette toux depuis longtemps. Le lendemain, après l’épisode de Fékloucha, lorsque Niania interrogea Marie Vassiliévna pour éclaircir l’affaire des confitures, celle-ci répondit d’un air étonné, ainsi qu’on devait s’y attendre :

« Y pensez-vous, Niania ? Pourquoi irais-je ainsi gâter cette enfant ? Je n’ai même pas de confitures pour moi. »

Et elle prit un ton offensé. La chose était claire, et cependant l’effronterie de Fékloucha fut telle, que malgré cette dénégation catégorique, elle continua ses protestations.

« Marie Vassiliévna ! Le Christ soit avec vous ! Est-il possible que vous ayez oublié ! Mais hier au soir vous m’avez appelée, vous avez trouvé les fers bien chauffés, et vous m’avez donné les confitures », disait-elle désespérée, d’une voix entrecoupée de larmes, et toute secouée de frissons, comme dans la fièvre.

« Tu es malade, et tu divagues sans doute, Fékloucha », répondit tranquillement Marie Vassiliévna. Et son visage exsangue et pâle ne révélait pas la plus légère agitation.

La culpabilité de Fékloucha ne fit dès lors aucun doute pour Niania et les autres domestiques. La coupable fut enfermée, loin de tous, dans le cabinet noir.

« Reste là, petite misérable, sans boire ni manger, jusqu’à ce que tu reconnaisses ta faute ! » dit Niania en tournant la clef dans le lourd cadenas.

Cet événement fit naturellement grand bruit dans la maison. Chacun, sous un prétexte quelconque, vint discuter avec Niania ce sujet palpitant. Notre chambre d’enfants eut toute la journée l’apparence d’un club. Fékloucha n’avait plus de père ; sa mère vivait au village, mais venait chez nous aider à la buanderie. Elle apprit bientôt ce qui se passait et accourut dans notre chambre, se répandant en plaintes et en protestations sur l’innocence de sa fille. Niania la calma.

« Ne fais pas tant de bruit, ma petite mère ! Nous saurons tantôt où ta fille cachait les objets volés », dit-elle d’un air sévère et avec un regard si significatif que la pauvre femme épouvantée s’en retourna bien vite chez elle.

L’opinion publique se prononçait décidément contre Fékloucha.... « Si elle a volé les confitures, elle a aussi volé le reste », disait-on. L’indignation générale était d’autant plus grande, que le poids de ces mystérieuses disparitions avait lourdement pesé sur tous ; au fond du cœur chacun craignait d’être soupçonné, et la découverte du voleur fut un grand soulagement.

Cependant Fékloucha n’avouait toujours pas. Niania fit plusieurs visites à sa prisonnière dans le courant de la journée, mais celle-ci répétait la même chose : « Je n’ai rien volé. Dieu punira Marie Vassiliévna de calomnier une orpheline. »

Maman entra vers le soir dans notre chambre.

« N’êtes-vous pas trop sévère pour cette malheureuse petite, Niania ? comment pouvez-vous la laisser ainsi toute la journée sans nourriture ? » dit-elle d’une voix inquiète.

Mais Niania ne voulait pas qu’on lui parlât de pitié.

« Y pensez-vous, madame ? Avoir pitié d’une fille semblable ? Mais la misérable a presque fait soupçonner d’honnêtes gens ! » dit-elle avec une telle assurance, que maman n’eut pas le courage d’insister, et s’en retourna sans avoir obtenu le moindre adoucissement au sort de la pauvre petite criminelle.

Le jour suivant, Fékloucha n’avouait toujours pas. Ses juges commençaient à s’émouvoir, lorsque tout à coup, vers l’heure du dîner, Niania entra d’un air triomphant dans la chambre de ma mère.

« Notre oiseau a tout avoué ! dit-elle rayonnante.

— Eh bien ? où sont les objets volés ? demanda naturellement ma mère.

— Elle ne le confesse pas encore, la vaurienne ! répondit Niania d’une voix préoccupée. Elle dit toutes sortes de bêtises. Elle prétend qu’elle a oublié. Mais attendez qu’elle ait encore passé sous clef une heure ou deux, la mémoire lui reviendra peut-être. »

Effectivement, le soir venu, Fékloucha fit des aveux complets, et raconta, avec force détails à l’appui, comment elle avait volé les objets, ayant l’intention de les vendre quand cela lui serait possible ; comment, faute d’occasion favorable, elle les avait longtemps tenus cachés sous le lambeau du feutre qui lui servait de lit dans un coin du cabinet ; comment, s’étant aperçue qu’on recherchait activement le voleur, les objets perdus ne se retrouvant pas, elle avait pris peur, et songé d’abord à les remettre à leur place, puis, craignant de se découvrir, les avait noués dans un de ses tabliers, pour les jeter dans un étang très profond, situé derrière la maison.

On souhaitait si vivement sortir de cette fâcheuse affaire que le récit de Fékloucha ne fut pas soumis à une critique bien sévère. Après avoir un peu regretté des objets si inutilement perdus, chacun se contenta de l’explication donnée par l’enfant. La coupable fut tirée de prison et passée en jugement : la sentence fut aussi équitable que sommaire : on condamna Fékloucha a être fouettée et à retourner chez sa mère au village. Et malgré les larmes de Fékloucha et les protestations de sa mère, la sentence fut aussitôt exécutée. Une autre petite fille remplaça la voleuse à notre service.

Quelques semaines se passèrent, l’ordre se rétablit peu à peu dans la maison, et on commençait à oublier l’affaire. Mais un soir, sur le tard, tout le monde dans la maison s’étant retiré, et Niania après nous avoir couchés se préparant aussi au repos, voilà là porte de notre chambre qui s’entr’ouvre doucement, et sur le seuil paraît la blanchisseuse Alexandra, la mère de Fékloucha. Elle seule se refusait à l’évidence, et s’obstinait à prétendre qu’on avait gratuitement insulté sa fille. Il en était résulté de vives escarmouches avec Niania, qui, à bout de patience, avait fini par lui interdire l’entrée de notre chambre, déclarant « qu’on ne pouvait faire entendre raison à cette sotte ».

Cependant elle avait ce jour-là un air si étrange et si important, que Niania, en la voyant, comprit aussitôt qu’elle ne venait pas répéter ses doléances oiseuses, mais qu’il s’agissait d’un fait nouveau et sérieux.

« Regardez, Niania, ce que je vous apporte », dit Alexandra mystérieusement. Et après s’être assurée que personne ne pouvait la voir, elle tira de la poche de son tablier et tendit à la bonne, le canif de nacre, celui que nous regrettions, et qui devait se trouver parmi les objets volés, et censément jetés dans l’étang par Fékloucha.

À cette vue Niania leva les bras au ciel !

« Où l’avez-vous trouvé ? demanda-t-elle avec surprise !

— Où je l’ai trouvé ? c’est précisément là l’affaire », répondit lentement Alexandra.

Elle s’arrêta quelques secondes, pour jouir du trouble de Niania.

« Le jardinier Philippe Matvéitch m’a donné un vieux pantalon à raccommoder, et c’est dans la poche de ce pantalon que se trouvait ce canif », dit-elle enfin avec importance.

Ce Philippe Matvéitch était Allemand et célibataire, il occupait une situation considérable dans l’aristocratie de notre domesticité, recevait de gros gages, et passait, dans la partie féminine de notre maison, pour un bel homme, bien qu’à le considérer de sang-froid il ne fût guère qu’un gros homme, pas jeune, assez déplaisant, et orné de lourds favoris carrés.

Cette étrange révélation plongea d’abord Niania dans la stupeur.

« Comment Philippe Matvéitch a-t-il pu prendre le canif des enfants ? demanda-t-elle déconcertée. Il n’entre pour ainsi dire jamais ici ; et d’ailleurs est-il vraisemblable qu’un homme comme Philippe Matvéitch vole les affaires des enfants ? »

Alexandra considéra Niania un instant en silence d’un œil moqueur : puis elle se pencha vers son oreille, et murmura quelques phrases dans lesquelles le nom de Marie Vassiliévna revenait souvent.

Un rayon de vérité commençait à pénétrer dans l’esprit de Niania.

« Ta, ta, ta, c’est comme cela ! murmura-t-elle en agitant les bras.... Ah ! la mauvaise ! ah ! l’hypocrite ! attends ! nous t’exposerons au grand jour ! » s’écria-t-elle, débordant d’indignation.

Ainsi qu’on me le raconta plus tard, il paraît qu’Alexandra soupçonnait Marie Vassiliévna depuis longtemps. Elle avait remarqué qu’elle faisait des avances au jardinier.

« Et, jugez vous-même, disait-elle à Niania, un beau garçon comme Philippe Matvéitch irait-il s’éprendre gratuitement de cette vieille fille ? Elle l’aura attiré par des cadeaux. »

Alexandra s’était bientôt convaincue que la couturière portait au jardinier des cadeaux et de l’argent. D’où les prenait-elle ? Alexandra établit autour de Marie Vassiliévna tout un système d’espionnage dont celle-ci ne se doutait pas : le canif n’était qu’au bout d’une longue chaîne d’observations.

L’histoire devenait plus intéressante qu’on n’aurait pu s’y attendre. Un instinct de policier s’éveilla très vif en Niania, comme il arrive aux vieilles femmes, qu’on voit parfois se jeter avec témérité dans des enquêtes compliquées qui ne les concernent en rien. Dans le cas présent, du reste, Niania était poussée par le remords d’avoir accusé Fékloucha et le brûlant désir de la réhabiliter. Une ligue offensive et défensive contre Marie Vassiliévna fut donc conclue entre elle et Alexandra.

Les deux femmes étaient moralement convaincues de la culpabilité de la couturière ; elles se résolurent à une mesure extrême : trouver ses clefs et profiter d’un moment où elle s’absenterait pour ouvrir son coffre.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Hélas ! les soupçons n’étaient que trop fondés ! Le contenu du coffre les confirma tous, et prouva d’une façon indiscutable que la malheureuse Marie Vassiliévna était l’auteur de tous les vols domestiques dont le scandale avait été si grand.

« Quelle misérable ! c’est pour porter les soupçons sur la pauvre Fékloucha qu’elle lui aura donné des confitures ! Faut-il ne pas croire en Dieu pour n’avoir pas même pitié d’un enfant ! » disait Niania avec horreur et dégoût, oubliant complètement son propre rôle dans cette histoire, et comment, par son excessive sévérité, elle avait poussé la pauvre Fékloucha à se calomnier elle-même.

Il serait difficile de peindre l’indignation générale quand la terrible vérité fut dévoilée et connue de tous !

Mon père menaça d’abord de faire saisir Marie Vassiliévna par la police pour la mettre en prison ; mais il s’adoucit bientôt, et par égard pour son âge, sa mauvaise santé, ses longs services, il résolut simplement de la renvoyer à Pétersbourg.

On aurait pu s’attendre à voir Marie Vassiliévna elle-même satisfaite de cette décision, car avec son talent de couturière elle pouvait facilement gagner sa vie à Pétersbourg. Et quelle situation, chez nous, serait la sienne, après cette aventure ! Jalousée des autres domestiques, haïe pour sa fierté, pour sa hauteur, et s’en rendant du reste parfaitement compte, combien cruellement ne lui ferait-on pas expier ses grandeurs passées ! Et cependant, quelque bizarre que cela paraisse, non seulement elle ne fut pas satisfaite, mais elle implora sa grâce avec instance : elle tenait à notre maison, au coin qu’elle habitait, avec un attachement de chat.

« Il ne me reste plus longtemps à vivre, je sens que je mourrai bientôt : comment, avant de mourir, pourrais-je traîner ma vie au milieu d’étrangers ? » disait-elle. Plus tard, lorsque je fus grande fille, Niania se rappelant avec moi cette histoire, m’expliqua la chose autrement :

« C’est qu’elle n’avait pas la force de nous quitter à cause de Philippe Matvéitch, qui restait, lui ; et elle savait bien qu’une fois partie elle ne le reverrait plus. Il faut croire qu’elle l’aimait beaucoup, puisque ayant honnêtement vécu toute sa vie, elle s’était ainsi perdue sur le tard, grâce à lui. »

Quant au jardinier, il réussit à se tirer de l’eau sans se mouiller. Peut-être disait-il vrai en assurant qu’il ignorait la provenance des cadeaux que lui faisait Marie Vassiliévna. En tout cas on le garda, les bons jardiniers étant rares, et le potager ne pouvant être abandonné.

Je ne sais si Niania avait raison, au sujet des sentiments de Marie Vassiliévna ; toujours est-il que, le jour fixé pour, son départ, elle vint se jeter aux pieds de mon père :

« Privez-moi de mes gages, traitez-moi comme votre esclave, mais ne me chassez pas ! » disait-elle en sanglotant.

Mon père fut touché de cet attachement à notre maison, mais il craignit l’action démoralisatrice de ce pardon sur les autres domestiques ; pour sortir de difficulté il imagina la combinaison suivante :

« Écoutez, dit-il à la couturière. Le vol est un grand péché ; cependant j’aurais pu vous pardonner si vous n’aviez fait que voler ; mais une petite innocente a souffert à cause de vous. Songez que Fékloucha a été fouettée publiquement et, par votre faute, exposée à une grande honte. C’est là ce que je ne puis vous pardonner. Si vous tenez absolument à rester chez nous, que ce soit à condition de demander pardon à Fékloucha et de lui baiser la main en présence de tous. Si vous y consentez, restez avec la grâce de Dieu. »

Personne ne s’attendait à voir Marie Vassiliévna accepter de pareilles conditions. Comment cette orgueilleuse s’avouerait-elle coupable publiquement devant une petite serve ? comment lui baiserait-elle la main ? Au grand étonnement de tous, Marie Vassiliévna s’exécuta.

Une heure après, tous les domestiques étaient rassemblés dans le vestibule pour assister à cet étrange spectacle : Marie Vassiliévna baisant la main de Fékloucha ! Mon père exigeait que l’expiation fût publique. Il y avait foule. Les maîtres étaient présents, et nous autres enfants avions obtenu la permission d’assister aussi à la cérémonie.

Jamais je n’oublierai cette scène. Fékloucha, confuse de cet honneur inattendu, craignant peut-être aussi que Marie Vassiliévna ne se vengeât plus tard de cette humiliation forcée, vint supplier le Barine de la dispenser du baisement de main.

« Je lui pardonne tout de même », disait-elle presque en pleurant.

Mais papa était monté à un diapason si élevé, qu’il croyait agir selon la plus stricte justice ; il renvoya l’enfant en lui criant :

« Petite sotte, de quoi te mêles-tu ? crois-tu donc qu’il soit question de toi ? Si moi, ton maître, je t’avais fait tort, je devrais aussi te baiser la main. Tu ne comprends pas cela ? Eh bien, tais-toi alors et ne raisonne pas. »

Fékloucha, épouvantée, n’osa plus ouvrir la bouche et, tremblante de frayeur, s’en retourna à sa place comme une coupable, dans l’attente de ce qui allait se passer.

Marie Vassiliévna, pâle comme un linge, s’avança à travers la foule, qui s’ouvrait devant elle, marchant comme une automate ou une somnambule, mais d’un air si résolu et si méchant, qu’elle faisait peur. Ses lèvres blanches étaient convulsivement serrées. Elle s’approcha tout près de Fékloucha.

« Pardonne-moi », dit-elle.

Et ces mots furent presque un cri de douleur. Elle saisit la main de la petite pour la porter à ses lèvres, par un geste si violent et une expression si haineuse, qu’on aurait cru qu’elle voulait la mordre. Mais tout à coup son visage se convulsa, l’écume parut sur ses lèvres, et elle tomba à terre en poussant des cris qui n’avaient rien d’humain.

On apprit alors qu’elle était sujette à des crises nerveuses, presque à des crises d’épilepsie, dissimulées avec soin aux maîtres : elle craignait de n’être pas gardée si l’on venait à les découvrir. Ceux, parmi les domestiques, qui connaissaient son mal, ne l’avaient pas trahie, par un sentiment de solidarité.

Ce qui me frappa le plus fut la transformation subite qui s’opéra dans l’esprit des domestiques. Jusque-là Marie Vassiliévna avait été considérée avec haine et envie, et sa mauvaise action était si noire, que chacun éprouvait un certain plaisir à lui faire quelque affront. Tout cela disparut subitement. On ne vit plus en elle qu’une malheureuse victime, et la sympathie générale lui fut acquise. Une sourde protestation s’éleva dans la maison, contre mon père et l’excessive sévérité de sa sentence.

« Bien sûr, elle était coupable, disaient à demi-voix les servantes réunies en conseil chez Niania — ainsi que cela se passait après chaque incident survenu dans la maison. — Eh bien, le Barine pouvait la gronder lui-même, ou la Barina la punir de ses propres mains, comme on le fait dans d’autres maisons, cela peut s’accepter ; mais qu’a-t-on inventé ?... Baiser la main de cette morveuse ! qui pourrait supporter une pareille insulte ? »

Marie Vassiliévna resta longtemps privée de connaissance : une crise succédait à l’autre, il fallut faire venir le médecin.

La sympathie pour la malade croissait de minute en minute, aussi bien que l’indignation contre les maîtres. Je me rappelle que, dans le courant de la journée, ma mère entra dans notre chambre, et voyant Niania occupée à préparer du thé à une heure insolite, lui demanda innocemment : « Pour qui ce thé, Niania ?

— Pour Marie Vassiliévna, naturellement. Faudrait-il, selon vous, la laisser malade, et privée de thé ? Nous autres, domestiques, avons l’âme chrétienne », répondit Niania sur un ton si grossier et si courroucé, que maman, toute confuse, se hâta de quitter la chambre.

Et cette même Niania cependant, si on l’avait laissée faire, aurait été capable, quelques heures auparavant, de battre Marie Vassiliévna presque jusqu’à la mort.

Au bout de quelques jours, et à la grande joie de mes parents, la couturière se rétablit, et reprit son train de vie habituel. On ne lui parla plus du passé : je ne crois pas que parmi les domestiques on le lui ait jamais reproché.

Quant à moi, elle m’inspira depuis lors une pitié mêlée d’effroi. Je n’entrais plus, en passant, dans sa chambre comme autrefois. Si je la rencontrais dans le corridor, je me serrais involontairement contre le mur sans la regarder : il me semblait toujours qu’elle allait tomber à terre en poussant de grands cris.

Marie Vassiliévna remarquait sans doute mon aversion pour elle, et cherchait de toutes façons à rétablir nos anciens rapports. Elle inventait chaque jour quelque nouvelle surprise ; une robe pour ma poupée, des chiffons de couleur ; rien n’y faisait : je ne pouvais me défendre d’un sentiment de secrète terreur toutes les fois que je restais seule avec elle, et bien vite je me sauvais.

Bientôt du reste je passai sous la direction de ma nouvelle institutrice qui mit fin à mon intimité avec les domestiques.

Je me rappelle toutefois très vivement la scène suivante : j’avais déjà sept à huit ans. Un jour de fête — c’était, je crois, la veille de l’Ascension, — je passais le soir en courant devant la porte de Marie Vassiliévna, celle-ci l’entr’ouvrit tout à coup, et m’appela :

« Mademoiselle, hé ! mademoiselle, entrez voir la jolie alouette en pâte que je viens de faire pour vous. »

Le long corridor était à moitié sombre, et nous nous trouvions seules, la couturière et moi. Je jetai un regard sur son visage pâle, aux grands yeux noirs, et dans mon trouble, au lieu de répondre, je m’enfuis à toutes jambes.

« Vous ne m’aimez plus, mademoiselle, je le vois bien, vous n’avez plus que de l’aversion pour moi », dit-elle.

Je continuai ma course sans m’arrêter, mais le ton dont elle prononça ces paroles, plus que les paroles elles-mêmes, m’impressionna. Rentrée dans ma chambre d’étude, et remise de ma frayeur, le son de cette voix sourde et triste me poursuivait encore. Je fus mal à l’aise toute la soirée. J’avais beau m’exciter à des jeux turbulents, pour calmer le sentiment de pénible anxiété qui me troublait le cœur, je ne parvenais pas à chasser le souvenir de Marie Vassiliévna ; et comme il arrive toujours quand on se sent des torts envers quelqu’un, mon imagination me la dépeignit si bonne, que je me sentis invinciblement attirée vers elle.

Je n’osai rien dire à mon institutrice, les enfants n’osent guère parler de leurs sentiments ; j’étais sûre d’ailleurs qu’elle aurait approuvé mon aversion pour la couturière, car toute intimité avec les domestiques nous était défendue. Après le thé du soir, au moment d’aller me coucher, je résolus d’entrer chez Marie Vassiliévna au lieu de me rendre directement à ma chambre. C’était une sorte de sacrifice, car il fallait parcourir toute seule le long corridor sombre et vide à cette heure, dont j’avais si grand’peur et que j’évitais le soir.

Prise d’un courage désespéré, je courus, retenant ma respiration, et me précipitai toute haletante dans la chambre, comme un coup de vent.

Marie Vassiliévna avait déjà soupé, à cause de la fête du lendemain ; elle ne travaillait pas et, assise devant une petite table proprement recouverte d’une serviette blanche, lisait quelques livres de dévotion ; une petite lampe brûlait devant les saintes images : cette chambrette me semblait un asile clair et charmant après l’effrayant corridor sombre, et celle qui l’occupait me parut douce et bonne.

« Je suis venue vous dire bonsoir, ma chère, chère Marie Vassiliévna », m’écriai-je sans reprendre haleine.

Et je n’avais pas fini qu’elle me tenait déjà entre ses bras, et me couvrait de baisers. Elle m’embrassa si longtemps, et avec tant de vivacité, que le trouble me reprit, accompagné de la crainte de l’offenser si je m’arrachais à son étreinte.

Un violent accès de toux lui fit enfin lâcher prise.

Cette toux affreuse devenait de plus en plus violente : « J’ai aboyé toute la nuit comme un chien », disait-elle quelquefois avec une sombre ironie. Chaque jour elle devenait plus pâle, plus renfermée en elle-même ; elle refusait obstinément l’offre de ma mère de faire venir un médecin, s’irritait même de la moindre allusion à sa maladie.

Elle vécut ainsi encore deux ou trois ans, debout presque jusqu’à la fin ; elle ne prit le lit que peu de jours avant de mourir. Son agonie, dit-on, fut terrible.

Mon père lui fit faire des obsèques solennelles, autant du moins qu’elles pouvaient l’être à la campagne. Toute la famille, le Barine y compris, assista aux funérailles. Fékloucha marchait derrière le cercueil, pleurant à chaudes larmes.

Philippe Matvéitch n’était pas là. Quelques semaines avant la mort de Marie Vassiliévna, il nous avait quittés pour une situation meilleure aux environs de Dunabourg.

 

III. CHANGEMENT DE VIE

Une brusque transformation d’existence s’opéra dans notre maison après notre installation à la campagne ; la vie de mes parents, jusque-là insouciante et gaie, prit aussitôt une tournure très sérieuse.

Avant cette époque, mon père n’avait pas attaché grande importance à l’éducation des enfants ; c’était, selon lui, l’affaire des femmes et non des hommes. Il s’occupait un peu plus d’Aniouta que des autres, parce qu’elle était l’aînée, et qu’elle était très amusante : il l’emmenait quelquefois promener avec lui en traîneau pendant l’hiver, et s’en faisait honneur devant le monde. Lorsqu’on venait se plaindre à lui des espiègleries qu’elle se permettait, et qui dépassaient parfois toute mesure et exaspéraient la maison entière, mon père tournait généralement la chose en plaisanterie. Aniouta comprenait du reste fort bien que s’il prenait un air sévère, c’était pour la forme ; au fond il était prêt à rire de toutes ses malices.

Quant à nous, les petits, nos rapports avec notre père se bornaient à peu de chose ; il nous pinçait les joues amicalement lorsqu’il nous rencontrait, pour s’assurer qu’elles étaient potelées, demandait à Niania comment nous nous portions, et quelquefois il nous prenait dans ses bras pour nous faire sauter.

Les jours de fêtes officielles, quand mon père se rendait en grand uniforme à quelque cérémonie, couvert de ses décorations, on nous appelait au salon, pour admirer notre papa en tenue de parade, et cette vue nous causait le plus vif plaisir : nous sautions autour de lui, battant des mains avec enthousiasme à l’aspect de ses brillantes épaulettes et de ses croix. Mais ces relations, pleines de bonhomie, cessèrent aussitôt après notre arrivée à la campagne. Ainsi qu’il advient souvent dans les familles russes, mon père découvrit subitement, sans y être le moins du monde préparé, que ses enfants étaient loin d’offrir le modèle d’une bonne éducation, comme il se l’était imaginé.

Cette découverte se fit un jour que ma sœur et moi disparûmes jusqu’au soir, égarées loin de la maison : lorsqu’on nous retrouva, nous avions eu tout le loisir de nous bourrer de fruits sauvages, et nous fûmes malades pendant plusieurs jours.

Cet événement démontra que nous étions peu surveillées, et cette découverte en amena d’autres : les désillusions se succédèrent. On avait cru jusque-là que ma sœur était, à peu de chose près, une enfant prodige, intelligente et très développée pour son âge ; on s’aperçut maintenant qu’elle était non seulement très gâtée, mais encore tellement ignorante, qu’à l’âge de douze ans elle ne pouvait pas même écrire le russe correctement.

Les jours qui suivirent notre escapade me reviennent tristement à la mémoire, comme une sorte de désastre domestique. On n’entendait, dans notre chambre d’enfants, que larmes et gémissements. Tout le monde se querellait, tout le monde était grondé, chacun recevait son paquet à tort ou à raison. Papa était en colère, maman en larmes, Niania hurlait, Mademoiselle faisait ses préparatifs de départ avec des gestes de désespoir ! Ma sœur et moi, devenues très douces, nous tenions coites, et n’osions bouger, sachant bien que la moindre incartade nous serait imputée à crime, chacun étant fort disposé à décharger sur nous sa propre irritation. Nous n’étions cependant pas exemptes d’une certaine curiosité ; nous regardions « les grands » se disputer entre eux avec une satisfaction enfantine d’assez mauvais aloi. « Comment cela finira-t-il ? » disions-nous en attendant.

Mon père, qui n’aimait pas les demi-mesures, prit le parti d’opérer une réforme radicale dans tout le système de notre éducation. La Française fut remerciée, Niania éloignée de la chambre des enfants et chargée de la lingerie, et deux nouveaux personnages firent leur apparition dans la maison : un précepteur polonais, et une institutrice anglaise.

Le précepteur se trouva être un homme doux et instruit, donnant d’excellentes leçons, mais il n’eut pas grande influence sur mon éducation. L’institutrice, au contraire, introduisit un élément nouveau dans notre famille.

Quoique élevée en Russie, et parlant bien le russe, elle avait conservé intacts tous les traits de caractère particuliers à la race anglo-saxonne : la droiture, l’énergie, la force de persévérer dans une entreprise et de la mener à bien. Ces qualités lui donnaient une grande supériorité dans notre maison, où l’on se distinguait par des qualités diamétralement opposées : c’est ce qui explique l’influence qu’elle exerça sur tous.

À peine entrée chez nous, elle s’appliqua de toutes ses forces à faire de notre chambre d’enfants une nursery, où pourraient s’élever de jeunes misses modèles. Et Dieu sait s’il est difficile de créer une pépinière de misses anglaises dans une maison de propriétaires russes, où les habitudes « seigneuriales », la négligence, le laisser aller, se développaient depuis des siècles, de génération en génération. Grâce à sa remarquable énergie, elle en vint cependant à bout, du moins jusqu’à un certain point. Ma sœur, habituée à une complète indépendance, ne fut, il est vrai, jamais domptée : près de deux ans se passèrent en luttes et en incessantes discussions ; au bout de ce temps, Aniouta ayant atteint ses quinze ans, fut dispensée de toute soumission envers l’institutrice, et son émancipation fut marquée par son installation dans une chambre voisine de celle de ma mère. Depuis ce jour Aniouta fut considérée comme une grande personne, et l’institutrice, chaque fois que l’occasion s’en présentait, ne manquait pas d’expliquer clairement que la conduite de ma sœur ne la concernait plus en rien, qu’elle s’en lavait les mains.

Tous les soins de l’institutrice se concentrèrent dès lors sur moi avec une rigueur d’autant plus grande : elle m’isola le plus possible du reste de la maison, pour me mettre à l’abri de l’influence de ma sœur, comme d’une maladie contagieuse.

La distribution de notre maison à la campagne se prêtait aux efforts de l’institutrice pour nous séparer : trois ou quatre familles y auraient vécu à l’aise, sans se gêner mutuellement, et au besoin sans se connaître.

Presque tout le rez-de-chaussée était réservé à mon institutrice et à moi, à l’exception de quelques chambres d’amis et de domestiques. Le premier étage contenait les chambres de réception, l’appartement de ma mère et d’Aniouta. Fédia et son précepteur occupaient une aile, et le cabinet de papa, situé au rez-de-chaussée d’une tour à trois étages, était complètement séparé du reste de l’habitation. Les divers éléments composant notre famille avaient donc chacun leur propre territoire : on pouvait suivre sa voie particulière sans gêner personne, on ne se retrouvait qu’à l’heure du dîner et le soir, au thé.

 

IV. NOTRE VIE DE CAMPAGNE

 L’horloge de la chambre d’étude sonne sept heures. J’entends, malgré le sommeil, les sept coups répétés ; ils suscitent en moi la triste conviction que ma femme de chambre, Douniacha, va venir me réveiller ; mais je suis encore délicieusement engourdie, et je cherche à me persuader que ces terribles sept coups sont un effet de mon imagination. Je me tourne de l’autre côté, m’enveloppant plus étroitement de mes couvertures, pour jouir des dernières précieuses minutes de cette précaire béatitude, car je sais bien qu’elle va cesser.

Effectivement voici la porte qui grince ; j’entends le pas pesant de Douniacha, qui entre dans la chambre, avec une charge de bois pour le poêle. Vient ensuite la série des bruits familiers qui se répètent chaque matin : les bûches jetées à terre, les allumettes qu’on frotte, le pétillement des copeaux, le murmure et le bruissement de la flamme. J’entends ces sons bien connus, au travers de mon sommeil, et ils augmentent la sensation de bien-être que me donne mon petit lit, ainsi que le regret de le quitter.

Dormir une minute, rien qu’une minute !

Mais le pétillement de la flamme s’accentue dans le poêle, et devient un ronflement régulier et cadencé.

« Mademoiselle, il est temps de vous lever ! » retentit à mon oreille, et Douniacha me retire impitoyablement mes couvertures.

Au dehors, le jour commence à poindre, et les premiers rayons de soleil blafards d’une froide matinée d’hiver, joints à la lueur jaunâtre de la bougie, donnent à tout ce qui nous entoure un aspect morne et inanimé. Est-il rien de plus déplaisant que de se lever à la chandelle !

Je me mets sur mon séant, et commence machinalement ma toilette ; mais mes yeux se ferment involontairement, et ma main qui tient un bas, s’engourdit en le soulevant.

Derrière le paravent qui dissimule le lit de mon institutrice, j’entends déjà un bruit d’eau qu’on verse, et dans laquelle on se lave énergiquement.

« Ne flânez pas, Sonia ! si vous n’êtes pas prête dans un quart d’heure vous porterez l’écriteau de « paresseuse », sur le dos, pendant le déjeuner. »

Cette menace n’est pas une plaisanterie. Les punitions corporelles sont bannies de notre éducation, mais l’institutrice les remplace par d’autres moyens d’intimidation : si je me rends coupable de quelque faute, on m’épingle entre les épaules une bande de papier, sur laquelle ma faute est inscrite en gros caractères, et je parais à table avec cet ornement. Cette punition m’est odieuse : aussi la menace de mon institutrice a-t-elle le don de dissiper instantanément mon sommeil. Je saute du lit. Ma femme de chambre m’attend près de la toilette : d’une main elle soulève une cruche, de l’autre elle tient une serviette éponge. On m’arrose d’eau froide à la mode anglaise. Pendant une seconde le froid me saisit vivement : puis c’est de l’eau bouillante qui coule dans mes veines, et tout mon corps éprouve ensuite une impression de souplesse et d’extrême vigueur.

Il fait tout à fait jour maintenant. Nous montons dans la salle à manger. Le samovar bout sur la table ; le bois craque dans le poêle, jetant sur les grandes fenêtres, couvertes de givre, une flamme vive qui s’y reflète et les illumine. Plus trace de sommeil ! je me sens au contraire toute disposée à une joie sans cause ! je voudrais rire, courir, m’amuser ! — Ah ! si j’avais un compagnon de mon âge avec qui lutter, jouer, dépenser un peu de cette exubérance de vie et de santé qui bouillonne en moi comme une source ! Mais je n’ai pas de compagnon ; je bois mon thé avec l’institutrice, car les autres membres de ma famille, sans en excepter mon frère et ma sœur, se lèvent beaucoup plus tard. Mon envie de rire et de m’amuser est si irrésistible, que je fais une faible tentative pour plaisanter avec mon institutrice. Malheureusement elle n’est pas de bonne humeur aujourd’hui, ce qui lui arrive fréquemment le matin, à cause d’une maladie de foie dont elle souffre : elle considère comme un devoir de calmer cet accès de gaieté déplacée, en me faisant remarquer qu’il s’agit pour le moment de travailler et non de rire.

La journée commence pour moi par une leçon de musique. Dans la grande salle d’en haut, où se trouve le piano à queue, la température est fraîche ; aussi mes doigts sont-ils engourdis et gonflés, et mes ongles ont des taches bleuâtres.

Une heure et demie de gammes et d’exercices, accompagnés des petits coups monotones de la baguette avec laquelle mon institutrice marque la mesure, voilà de quoi jeter un froid sur la joie de vivre du commencement de ma journée ! Après la leçon de musique d’autres viennent. Lorsque ma sœur travaillait aussi avec l’institutrice, les leçons avaient pour moi un grand attrait : j’étais alors si petite, il est vrai, qu’on ne me prenait pas au sérieux, mais j’obtenais la permission d’assister aux leçons de ma sœur, et j’écoutais avec une telle attention que, bien souvent, le lendemain, moi, gamine de sept ans, je me rappelais ce qu’une grande fille de quatorze ans avait oublié, et je le lui soufflais triomphante. Cela m’amusait extrêmement. Maintenant ma sœur comptait parmi les grandes personnes, elle n’étudiait plus, et les leçons avaient perdu pour moi la moitié de leur charme. Je travaillais cependant avec assez d’assiduité. Mais n’aurais-je pas travaillé autrement avec une camarade d’études ?

À midi, le déjeuner. — À peine le dernier morceau avalé, mon institutrice se dirige vers la fenêtre pour consulter l’état de la température. Je suis ce mouvement, le cœur battant, car cette question est pour moi d’une grande importance. Si le thermomètre marque au-dessous de 10° et qu’il n’y ait pas grand vent, me voilà condamnée à faire la plus ennuyeuse des promenades, avec mon institutrice, le long d’un sentier frayé pour nous dans la neige, et que nous arpentons pendant une heure et demie. Si, pour mon bonheur, le froid est plus vif, ou le vent violent, mon institutrice va faire seule son indispensable promenade, et m’envoie dans la salle d’en haut, jouer au ballon, avec le but hygiénique de faire de l’exercice.

Je n’aime guère ce jeu : j’ai douze ans, et me considère comme une grande fille ; je trouve même blessant que mon institutrice me suppose encore capable de m’amuser à ce jeu d’enfant : mais je n’en accepte pas moins cette recommandation avec le plus vif plaisir, car elle m’annonce une heure et demie de liberté.

Le premier étage appartient exclusivement à maman et à Aniouta, mais toutes deux se retirent dans leur chambre à cette heure : la grande salle reste vide.

Je fais en courant quelques tours dans la salle, lançant le ballon devant moi ; mes pensées sont bien loin. Ainsi que la plupart des enfants élevés dans la solitude, je me suis créé un monde imaginaire, riche en rêves de tous genres, dont personne ne peut soupçonner l’existence. J’aime la poésie avec passion : la forme, la mesure du vers, me causent une vive jouissance : je dévore avidement les fragments de poésies russes qui me tombent sous les yeux, et, il faut bien l’avouer, plus elles sont remplies d’emphase, plus elles me charment. En fait de poésies russes, je ne connus pendant longtemps que les ballades de Joukovsky. Personne chez nous ne s’intéressait à cette branche de la littérature, et bien que nous eussions une assez grande bibliothèque, elle se composait principalement de livres étrangers ; nous ne possédions ni Pouchkine, ni Lermontof, ni Nékrassof ; — la Chrestomathie de Filanof, achetée sur la demande de notre précepteur, fut pour moi une révélation ; j’avais attendu ce moment avec impatience. J’en restai quelques jours comme affolée, récitant à demi-voix des strophes du Prisonnier du Caucase ou de Mtsiri jusqu’à ce que mon institutrice menaçât de confisquer le précieux livre.

Le rythme du vers a toujours exercé sur moi un charme si puissant que, dès l’âge de cinq ans, je faisais des vers. Mon institutrice n’approuvait aucunement ce genre d’occupation : elle s’était fait un type, nettement défini dans son esprit, d’un enfant bien portant ; élevé dans des conditions normales, et qui avec le temps devait produire une miss exemplaire : les vers russes ne cadraient en rien avec cet idéal. Elle persécuta donc vivement mes goûts poétiques : si, par malheur, un bout de papier barbouillé de mes rimes lui tombait sous les yeux, elle me l’attachait aussitôt sur le dos, et récitait ensuite mes pauvres essais littéraires, devant mon frère et ma sœur, en les dénaturant ou les mutilant à plaisir.

Cette persécution resta sans effet. À douze ans, j’avais la conviction intime d’être née poète. La crainte de mon institutrice m’empêchant d’écrire mes vers, je les conservais dans ma mémoire, à la façon des anciens bardes, et ne les confiais qu’à mon ballon. Tout en courant à travers la grande salle, et en le lançant devant moi, je lui déclame parfois deux de mes œuvres préférées, et dont je suis très fière : Le Bédouin à son cheval, et Sentiments du pêcheur de perles en plongeant dans la mer. J’ai dans la tête un grand poème : Strouika, qui tiendra d’Ondine et de Mtsiri, mais dont je n’ai encore composé que dix strophes, et il doit en avoir cent vingt.

Mais la muse est capricieuse, et l’inspiration ne vient pas toujours à l’heure où il m’est ordonné de jouer au ballon ; et, si la muse ne répond pas à mon appel, ma situation devient dangereuse, car je suis entourée de toutes parts de tentations. À côté de la salle est la bibliothèque, et là, sur tous les divans, sur toutes les tables, traînent d’alléchants petits volumes de romans étrangers, ou des numéros de revues russes. Il m’est strictement interdit d’y toucher, car mon institutrice est très sévère pour mes lectures. J’ai peu de livres d’enfants, et je connais par cœur ceux que je possède. Mon institutrice ne me permet de lire aucun livre, même destiné aux enfants, sans l’avoir préalablement lu elle-même ; mais elle lit lentement, et n’en trouve presque jamais le temps, de sorte que je vis dans un état de famine chronique, pour ce qui est de la lecture. Et là, sous ma main, j’ai de si grandes richesses !... Comment n’être pas tentée !

Je lutte avec moi-même pendant quelques minutes. Je m’approche d’un livre et me contente de l’ouvrir,... je le feuillette, je lis quelques phrases ; et vite je reprends ma course avec mon ballon, comme si de rien n’était.... Mais peu à peu la lecture m’attire : mes premières tentatives ayant été couronnées de succès, je finis par oublier le danger, et je dévore une page après l’autre. Qu’importe ce qui me tombe sous la main ? Si ce n’est pas le premier volume d’un roman, je lis le second, ou le troisième, avec le même intérêt, mon imagination suppléant à ce qui manque. De temps en temps cependant j’ai la précaution de lancer mon ballon, afin que mon institutrice, si elle venait à rentrer, m’entendît jouer conformément à ses ordres.

Ma ruse réussit habituellement. J’entends le pas de mon institutrice dans l’escalier, et j’ai le temps de mettre mon livre de côté ; aussi reste-t-elle persuadée que j’ai passé ma récréation à jouer au ballon, comme une petite fille bien élevée. Deux ou trois fois cependant, je fus prise en flagrant délit, si absorbée par ma lecture, que mon institutrice me parut sortir de terre, sans que rien m’eût avertie de son approche.

En pareil cas — comme en général après chaque faute un peu grave, — mon institutrice recourait au grand moyen : elle m’envoyait chez mon père, avec ordre de lui confesser mon crime moi-même. Cette punition me paraissait la pire de toutes.

 En réalité, mon père n’était pas sévère pour nous ; mais je le voyais rarement, et seulement à l’heure du dîner : jamais il ne se permettait la moindre familiarité avec nous, excepté lorsque l’un de nous était malade : alors il devenait tout autre. La terreur de perdre un de ses enfants le transformait ; sa voix, sa façon de nous parler, témoignaient une tendresse extrême ; personne ne savait nous caresser ou nous amuser comme lui : nous l’adorions alors, et gardions longtemps le souvenir de ces moments-là.

Mais en temps ordinaire, quand nous étions tous bien portants, il avait pour principe qu’un homme doit être sévère, et se montrait avare de caresses.

Il aimait la solitude et s’était fait un monde à part, dans lequel personne n’avait accès. Le matin, il faisait le tour de son exploitation, seul ou avec le régisseur, et tout le reste de la journée, il le passait dans son cabinet, séparé de sa famille. Le cabinet était un sanctuaire respecté de tous, ma mère elle-même n’y entrait jamais sans frapper ; et quant à nous autres, les enfants, l’idée ne nous serait jamais venue d’y aller sans y être appelés.

Aussi, lorsqu’il arrive à mon institutrice de me dire :

« Va chez ton père te vanter de ce que tu as fait », j’éprouve un véritable désespoir : je pleure, je me cramponne,... mon institutrice reste inflexible, et, me prenant par la main, ou plutôt me traînant à travers une longue suite de chambres jusqu’à la porte du cabinet, elle m’y abandonne à mon malheureux sort, et retourne chez elle.

Pleurer devient inutile : d’ailleurs, j’aperçois déjà dans l’antichambre qui précède le cabinet, un domestique oisif et curieux, qui suit tous mes mouvements avec un intérêt insultant.

« Vous voilà encore en faute, mademoiselle. »

C’est derrière mon oreille, la voix tout à la fois sympathique et railleuse du valet de chambre de papa, Ilia.

Je ne daigne pas répondre ; je cherche à prendre un air dégagé, comme si je venais de mon plein gré chez mon père. Je n’ose cependant rentrer dans la chambre d’étude sans avoir rempli les ordres de mon institutrice et en compliquant ma faute d’une désobéissance notoire ; mais rester là, en butte aux plaisanteries d’un laquais, est intolérable. Il ne me reste plus qu’à frapper à la porte et à braver courageusement le destin.

Je frappe, mais très doucement. Quelques minutes se passent, qui me semblent des siècles.

« Frappez plus fort, mademoiselle, votre papa n’entend pas », fait remarquer l’insupportable Ilia, qui s’amuse évidemment beaucoup.

Je frappe encore une fois, il le faut bien.

« Qui est là ? » dit enfin, de son cabinet, la voix de mon père.

J’entre, mais je reste sur le seuil, dans une demi-obscurité. Mon père est assis à son bureau, et, tournant le dos à la porte, ne me voit pas.

« Mais qui donc est là ? Qu’y a-t-il ? répète-t-il impatienté.

— C’est moi, papa ; Marguerite Frantsovna m’a envoyée ! »

Ma réponse est accompagnée d’un sanglot.

Mon père commence à comprendre.

« Ah ! ah ! tu as fait quelque nouvelle sottise ! dit-il en cherchant à donner une inflexion sévère à sa voix. Eh bien ! raconte, que s’est-il encore passé ? »

Et me voilà faisant un rapport contre moi-même, avec force larmes et beaucoup d’hésitations.

Mon père écoute, distrait. Ses notions sur l’éducation sont très élémentaires, et toute sa pédagogie consiste à la considérer comme une affaire « de femmes », pas « d’hommes ». Naturellement il n’a aucun soupçon du monde intérieur, très compliqué, qui existe dans la tête de cette petite fille, debout devant lui, attendant sa sentence. Tout occupé de ses affaires « d’homme », il n’a même pas remarqué. que je ne suis plus l’enfant joufflue d’il y a cinq ans.

Il éprouve visiblement un certain embarras à me parler, et à prendre un parti convenable dans le cas présent : ma faute paraît de peu d’importance, mais il est pénétré de l’idée qu’il faut être sévère pour élever des enfants. Il en veut, au fond, à l’institutrice de n’avoir pas arrangé une chose si simple sans m’envoyer à lui ; mais puisqu’elle a tant fait que de recourir à son intervention, il doit exercer son autorité. Aussi pour ne pas l’affaiblir, se donne-t-il un air froid et mécontent.

« Quelle mauvaise petite fille tu fais ! Je suis très fâché contre toi — et il s’arrête, ne sachant rien dire de plus.... Va, va dans le coin ! » décide-t-il enfin ; car sa science pédagogique lui a encore gravé ce principe dans la mémoire : les enfants désobéissants doivent aller dans le coin.

Et me voilà, moi, grande fille de douze ans, absorbée tout à l’heure par l’héroïne du dernier roman, lu en cachette, avec laquelle je venais de traverser les situations psychologiques les plus compliquées, — me voilà dans le coin, comme un petit enfant qui n’a pas été sage !

Mon père reprend ses occupations. Un profond silence règne dans la chambre. Je reste là, mais que ne me passe-t-il pas, grand Dieu, par l’esprit et le cœur pendant ces quelques minutes ! Je me rends si vivement compte de l’absurdité de la situation ! Si j’obéis, c’est par un sentiment de pudeur, qui m’empêche également de faire une scène, ou de fondre en larmes. Et cependant je me sens cruellement offensée. Une colère impuissante me tient à la gorge et m’étrangle.... « Quelle niaiserie ! qu’est-ce que cela me fait, au bout du compte, de rester au coin ! » me dis-je pour me consoler intérieurement ; mais je souffre de cette humiliation imposée par mon père, ce père dont je suis fière, et que je place au-dessus de tous.

Passe encore si nous restons seuls. Mais voilà qu’on frappe à la porte, et sous un prétexte quelconque paraît l’insupportable Ilia. Je sais parfaitement que le prétexte est imaginaire, et qu’il ne vient que par curiosité, et pour voir comment mademoiselle est punie : il a l’air fort indifférent, fait son affaire sans se hâter, et comme s’il ne remarquait rien, mais en quittant la chambre, il me jette un coup d’œil moqueur. Je le hais !

Je reste là, si tranquille que mon père m’oublie parfois, et je suis trop fière pour demander pardon. Enfin la mémoire lui revient, et il me renvoie avec ces mots :

« Eh bien, va-t’en, mais ne fais plus de sottises. »

Il ne comprend rien à la torture morale subie par sa petite fille pendant cette demi-heure ; il serait effrayé sans doute s’il avait pu regarder le fond de cette âme, mais cet incident désagréable et enfantin s’efface vite de sa mémoire. Et moi, je quitte son cabinet avec une angoisse si peu enfantine, avec l’impression d’une injure si gratuite, que, sauf deux ou trois douloureuses exceptions, la vie ne m’a guère infligé ensuite de minutes plus pénibles.

Je rentre dans ma chambre d’étude, très calmée et très douce. Mon institutrice est ravie du résultat de sa méthode pédagogique, car je reste tranquille et réservée pendant plusieurs jours, et ma conduite la satisfait pleinement : elle serait moins satisfaite si elle savait la trace laissée dans mon âme par cette humiliation.

Le sort de mon institutrice n’est guère plus heureux que le mien. Seule dans la vie, sans beauté et sans jeunesse, séparée de la société anglaise, et ne s’étant cependant jamais russifiée, elle concentrait sur moi tout le besoin d’attachement, de possession morale, dont sa nature rude, énergique, inflexible, était capable. Je représentais vraiment pour elle le centre vers lequel convergeaient ses pensées, le but de son activité ; je donnais à son existence une raison d’être, mais son affection pesante, exigeante, jalouse, ne m’apportait aucune tendresse.

Entre ma mère et mon institutrice l’opposition de natures était si grande qu’aucune sympathie ne pouvait naître. Ma mère, aussi bien physiquement que moralement, était du nombre de ces femmes qui ne vieillissent jamais. Il y avait entre elle et mon père une différence d’âge considérable, et jusqu’à la fin de sa vie, mon père la traita en enfant. Il l’appelait Lise ou Lisok, tandis qu’elle le nommait respectueusement Vassili Vassiliévitch. Même devant les enfants il lui faisait des remontrances : « Tu dis encore une sottise, Lisotchka », entendions-nous souvent. Maman ne s’offensait nullement, et continuait à insister comme un enfant gâté qui se croit le droit de demander même l’impossible.

Maman craignait notre institutrice, car l’indépendante Anglaise tranchait dans le vif et nous gouvernait sans partage ; quand maman venait dans nos chambres, elle y était reçue en simple visiteuse, aussi n’y venait-elle pas souvent, et ne se mêlait-elle en rien de mon éducation.

J’avais, quant à moi, une profonde admiration pour ma mère, elle me paraissait plus belle et plus charmante qu’aucune dame de notre connaissance, et cependant elle me froissait toujours : « Pourquoi m’aimait-elle moins que les autres ? »

Je me vois assise, le soir, dans ma chambre d’étude. Mes leçons pour le lendemain sont préparées, mais sous un prétexte quelconque mon institutrice ne me laisse pas monter. Et, là-haut, dans la grande salle, située au-dessus de notre chambre, j’entends de la musique. Maman a l’habitude de jouer du piano le soir. Elle joue par cœur des heures entières, compose, improvise, passe d’un thème à l’autre, avec beaucoup de goût, et un toucher charmant ; j’aime infiniment à l’entendre. Sous l’influence de la musique et de la fatigue que me laissent mes leçons, je me sens des élans de tendresse, le besoin de me serrer au cœur de quelqu’un, de me faire caresser. Il ne reste plus que quelques minutes avant l’heure du thé, mon institutrice me laisse enfin partir. Je monte en courant, et voici le tableau que j’aperçois en entrant : maman a cessé de jouer, elle est assise sur un divan, et à ses côtés, pressés contre elle, sont Aniouta et Fédia. Ils rient et bavardent avec tant d’animation qu’ils ne s’aperçoivent pas de ma venue. Je reste quelques minutes auprès d’eux, espérant me faire remarquer. Mais ils continuent à parler de ce qui les occupe ; en voilà assez pour calmer mon ardeur. « Ils n’ont pas besoin de moi », me dis-je, et un sentiment d’amère jalousie me transperce l’âme ; au lieu de me jeter au cou de maman, de baiser ses mains blanches, comme je me le figurais en bas dans ma chambre, je vais me cacher loin d’eux dans un coin, et je boude jusqu’au moment où nous sommes servis, après quoi on m’envoie coucher.

 

V. MON ONCLE PIERRE VASSILIÉVITCH

Cette conviction d’être moins aimée que mon frère et ma sœur me peinait d’autant plus, que le besoin d’une affection exclusive se développa en moi de bonne heure. Aussi, lorsqu’un de nos parents ou de nos amis me témoignait un peu plus de sympathie qu’à mon frère ou à ma sœur, j’en éprouvais pour cette personne un sentiment voisin de l’adoration.

Je me rappelle surtout dans mon enfance mon vif attachement pour mes deux oncles. L’un d’eux était le frère aîné de mon père, Pierre Vassiliévitch Korvin Kroukovsky. C’était un vieillard d’un aspect pittoresque, haut de taille, avec une tête massive entourée de boucles de cheveux complètement blancs. Son visage, au profil sévère et régulier, aux sourcils en broussailles, au front élevé, traversé de bas en haut par une ride profondément creusée, pouvait paraître sombre et presque dur au premier abord, mais il s’éclairait d’un regard bon et simple comme on en voit aux chiens de Terre-Neuve ou aux petits enfants.

Cet oncle appartenait, dans toute la force du terme, à un autre monde. Quoiqu’il fût l’aîné, et dût par conséquent représenter le chef de la famille, chacun en faisait bon marché et le traitait comme un enfant. Depuis longtemps sa réputation d’homme bizarre, d’original, était établie. Sa femme était morte depuis quelques années et il avait cédé à son fils unique des terres assez considérables, se réservant seulement une faible pension mensuelle. Ainsi déchargé de toute occupation régulière, il venait assez souvent nous voir à Palibino, et y passait des semaines entières. Son arrivée était une fête, et la maison prenait un aspect plus agréable et plus animé tant qu’il restait chez nous. Son coin favori était la bibliothèque. Paresseux à l’excès pour tout exercice corporel, il pouvait rester immobile des heures entières sur un grand divan de cuir, une jambe repliée sous lui, l’œil gauche à demi fermé parce qu’il l’avait plus faible que l’œil droit, et plongé dans la lecture de la Revue des Deux Mondes, son recueil préféré.

Lire jusqu’à une sorte d’ivresse, jusqu’à la folie, était son unique faiblesse. La politique l’intéressait beaucoup. Il dévorait les journaux que nous recevions une fois par semaine, et les méditait longuement : « Que complote encore cette canaille de Napoléon ? » Dans les dernières années de sa vie, Bismarck lui causa aussi beaucoup de tracas. L’oncle ne doutait pas d’ailleurs, que « Napoléon mangerait Bismarck », et n’ayant pas vécu au delà de 1870 il mourut dans cette conviction.

Sitôt qu’il s’agissait de politique, mon oncle devenait sanguinaire. Il ne lui coûtait rien d’anéantir d’un coup, une armée de cent mille hommes ; sa rigueur pour les criminels, qu’il châtiait en imagination, n’était pas moins féroce, bien que ces criminels demeurassent pour lui des êtres fantastiques ; dans la vie réelle tout le monde avait raison à ses yeux. Malgré les protestations de notre institutrice, il condamna tous les fonctionnaires anglais des Indes à être pendus.

« Oui, mademoiselle, tous, tous ! » criait-il.

Et dans l’ardeur de son emportement il frappait du poing sur la table d’un air si dur et si terrible, qu’il aurait fait peur à tous ceux qui, en ce moment, seraient entrés dans la chambre. Puis, soudain, il se calmait, son visage prenait une expression de regret et de repentir : car il venait de remarquer combien son geste imprudent avait troublé notre levrette Grisi, la favorite gâtée de tous, dans son intention de se coucher sur le divan à côté de lui.

Mais rien n’égalait l’enthousiasme de l’oncle quand il tombait, dans un journal quelconque, sur la description d’une découverte scientifique. Ces jours-là, nous avions à table de chaudes discussions ; sans lui le dîner se serait passé dans un morne silence, car faute d’intérêts communs on n’avait rien à se dire.

« Avez-vous lu, petite sœur, ce qu’a inventé Paul Bert ? disait par exemple l’oncle en s’adressant à ma mère. Ne voilà-t-il pas maintenant qu’il fabrique des frères siamois artificiels ? En joignant ensemble les nerfs de deux lapins, il les fait adhérer. Si l’un des deux est battu, le second souffre. Que dites-vous de cela ? En comprenez-vous toute la portée ? »

Et l’oncle donne à l’assistance un résumé de l’article qu’il vient de lire, l’embellissant, presque sans en avoir conscience, et le complétant par des déductions si hardies dans leurs conséquences, que l’auteur lui-même ne s’en serait sûrement jamais avisé.

Une vive discussion commence. Maman et Aniouta prennent généralement parti pour l’oncle et se montrent pleines d’enthousiasme pour la nouvelle découverte. Mon institutrice, avec l’esprit de contradiction qui la caractérise, prend tout aussi invariablement le parti opposé, et démontre avec vivacité l’inconséquence, quelquefois même le péché, de cette théorie de l’oncle. Le précepteur donne son avis s’il s’agit d’un renseignement sur un fait quelconque, mais évite prudemment toute ingérence dans la discussion elle-même. Quant à mon père, il représente le critique sceptique et moqueur, prenant tour à tour le parti de l’un ou de l’autre pour montrer les côtés faibles dans les deux camps, et les souligner vertement.

Ces discussions prennent parfois un caractère de combativité très prononcé ; fatalement elles font sortir les gens des abstractions pour sauter tout à coup dans le domaine des petites piques personnelles.

Les deux adversaires les plus acharnés sont Marguerite Frantsovna et Aniouta ; la « guerre de Sept ans » règne sourdement entre elles et n’est guère interrompue que par des périodes de trêve armée.

Si les généralisations de l’oncle frappent par leur hardiesse, l’institutrice ne se distingue pas moins par l’application géniale de chacune de ces théories. Quelle qu’en soit l’abstraction scientifique et l’absence de rapport avec la vie journalière, elle y trouve, de la façon la plus inattendue et la plus originale, les arguments nécessaires pour critiquer la conduite d’Aniouta : tout le monde en lève les bras au ciel.

Aniouta n’est pas en reste, et répond avec une impertinence si méchante, que l’institutrice saute de sa place à table, et déclare qu’après une pareille insulte elle ne restera plus dans la maison. L’assistance éprouve un malaise général ; maman qui déteste les scènes et les histoires s’interpose comme médiatrice, et, après de longs pourparlers, la paix est rétablie.

Je me rappelle encore la tempête soulevée chez nous par deux articles de la Revue des Deux Mondes : l’un, sur l’unité des forces physiques, compte rendu d’une brochure de Helmholtz, l’autre sur des expériences de Claude Bernard, qui extirpait à des pigeons une parcelle de cerveau. Combien Helmholtz et Claude Bernard eussent été surpris de la pomme de discorde jetée par eux au milieu de cette paisible famille russe, perdue au fond du gouvernement de Witebsk !

Les articles scientifiques et la politique n’avaient pas seuls le don d’enflammer mon oncle Pierre Vassiliévitch. Il mettait le même enthousiasme à lire des romans, des voyages, des articles d’histoire. Faute de mieux, il aurait lu des livres d’enfants. Jamais je n’ai vu à personne, sauf à quelques adolescents, une semblable passion de lecture. Passion bien innocente et facile à satisfaire pour un riche propriétaire, et cependant mon oncle ne possédait presque pas de livres ; ce fut grâce à notre bibliothèque de Palibino qu’il put, vers la fin de sa vie, se procurer la seule jouissance à laquelle il attachât du prix.

L’extrême faiblesse de son caractère, en si frappant contraste avec son aspect imposant et sévère, le fit toute sa vie la victime de son entourage, et le joug sous lequel il plia fut si dur, si autoritaire, que la satisfaction de ses goûts personnels ne fut même jamais prise en considération. Cette faiblesse de caractère le rendit impropre au service militaire — seule carrière convenable pour un gentilhomme à cette époque, — au moins ses parents en jugèrent-ils ainsi. Son tempérament étant doux et facile, ils se résolurent à le garder à la maison, lui donnant l’instruction strictement nécessaire pour n’être pas déplacé dans le monde. Ce qu’il sut, il l’apprit par lui-même, par la réflexion, ou par les lectures qu’il fit plus tard. L’étendue de ses connaissances était cependant remarquable ; mais, comme il arrive à ceux qui s’instruisent sans guide, son instruction manqua toujours d’ordre et de méthode : considérable sur certains points, elle resta, sur d’autres, absolument insuffisante.

Parvenu à l’âge d’homme, mon oncle se contenta de vivre à la campagne, chez lui, sans ambition, et satisfait de la situation modeste qui lui était faite dans sa famille. Ses frères cadets, beaucoup plus brillants que lui, le traitaient, avec des airs de protection bienveillante, comme une espèce d’original inoffensif. Mais un bonheur inattendu lui tomba du ciel : il attira l’attention de la jeune fille la plus belle et la plus riche du gouvernement, Nadejda Andréevna N.... Fut-elle charmée par sa belle figure ? Crut-elle avoir trouvé le mari qui lui convenait, et pouvoir toujours garder à ses pieds ce grand être humble et dévoué ? Dieu le sait. Quoi qu’il en soit, elle lui fit clairement comprendre qu’elle l’accepterait, s’il demandait sa main. Jamais Pierre Vassiliévitch n’aurait fait cette démarche tout seul, mais ses sœurs, ses nombreuses tantes et cousines, lui expliquèrent si bien le bonheur qui lui tombait en partage, qu’avant d’avoir pu s’y reconnaître, il était le fiancé de la belle Nadejda Andréevna, prodigieusement riche et tout aussi gâtée.

Cette union ne fut pas heureuse. Bien qu’il fût acquis, pour nous autres enfants, que l’oncle Pierre n’avait d’autre raison d’exister en ce monde que celle de nous faire plaisir, nous sentions instinctivement qu’il ne fallait jamais lui parler de sa défunte femme ; ce sujet-là ne devait jamais être effleuré.

Les légendes les plus lugubres circulaient sur le compte de notre tante Nadejda Andréevna. Les grandes personnes, c’est-à-dire mon père, ma mère et notre institutrice, ne prononçaient jamais son nom en notre présence. Mais notre tante, Anna Vassiliévna, une sœur cadette non mariée de mon père, prise parfois d’accès de bavardage, racontait de terribles choses, sur « notre défunte sœur, Nadejda Andréevna ».

« Quelle vipère ! — Dieu nous en garde ! Elle nous aurait bien mangées, ma sœur Marthe et moi ! et mon frère Pierre en voyait de grises !... — Si quelque domestique la mettait en colère, la voilà qui accourait dans le cabinet de son mari, exigeant la punition du coupable, et de sa propre main, à lui. Celui-ci, dans sa bonté, cherchait à la raisonner. Allons donc ! Le raisonnement la rendait plus féroce : elle se jetait sur lui, l’insultait des plus vilaines injures. « Il n’était qu’un paresseux, indigne d’être homme ! » C’était une honte de l’entendre. Alors, voyant ses paroles inutiles, elle prenait à pleins bras tout ce qu’elle trouvait sur la table : livres, papiers, ce qui lui tombait sous la main, et jetait tout dans le poêle. — « Je ne veux pas, criait-elle, de ces ordures-là dans ma maison. » Elle retirait même sa petite pantoufle de son pied, et en souffletait son mari. Vrai ! elle le souffletait ! Et lui, mon pigeon, ne disait rien ; il cherchait seulement à lui tenir les mains, mais doucement, pour ne pas la blesser, et se contentait de dire : — « Nadejda, calme-toi, que fais-tu ? N’as-tu pas honte devant le monde ! » — La honte ? — elle ne savait pas ce que c’était.

— Comment l’oncle pouvait-il supporter de pareils traitements ? Comment ne plantait-il pas là sa femme ? nous écriions-nous indignées.

— Hé ! mes chéries, croyez-vous qu’on puisse planter là une femme légitime comme une paire de gants ! répondait la tante Anna. D’ailleurs, il faut bien l’avouer, elle avait beau le bourrer, Pierre n’en était pas moins follement amoureux.

— Est-ce possible ? une méchante pareille !

— Il l’aimait tant, mes petites, qu’il ne pouvait vivre sans elle ; quand on l’a exécutée, peu s’en est fallu que, dans son désespoir, il ne portât la main sur lui-même.

— Que voulez-vous dire, petite tante, comment l’a-t-on exécutée ? » demandons-nous avec curiosité.

Mais la tante, s’apercevant qu’elle en a trop dit, interrompt brusquement son récit, et tricote avec énergie, pour prouver qu’il n’aura pas de suite. Notre curiosité est trop enflammée pour se calmer facilement.

« Petite tante, ma colombe, racontez ! » demandons-nous avec instance.

Et la tante, une fois partie, ne sait probablement plus arrêter ce flot de bavardage.

« Mais, voilà,... ses servantes, ses propres esclaves, l’ont étranglée ! répond-elle tout à coup.

— Seigneur ! Quelle horreur ! comment cela s’est-il passé ? Petite tante chérie, racontez ! »

Et nous la supplions.

« Mais très simplement, raconte Anna Vassiliévna. Elle était restée seule, une nuit, à la maison, mon frère Pierre et les enfants avaient été envoyés je ne sais où. Le soir, Mélanie, sa servante favorite, la déshabilla, la mit au lit comme d’habitude, puis tout à coup frappa dans ses mains. À ce signal, d’autres servantes, qui attendaient dans la chambre voisine, le cocher Fédor, et le jardinier, parurent. Notre sœur, Nadejda Andréevna, s’aperçut à leur air que la chose allait mal tourner ; elle n’eut pas peur cependant, et ne perdit pas sa présence d’esprit.

« Que pensez-vous faire ici, démons ? avez-vous perdu l’esprit ? hors d’ici à l’instant. »

Ils furent sur le point d’obéir, effrayés par habitude ; mais Mélanie, la plus hardie, les retint.

« Lâches poltrons, ne craignez-vous donc pas pour votre peau ? mais elle vous enverra demain en Sibérie ! »

Cela les fit réfléchir : ils se ruèrent en masse vers le lit, prirent notre défunte sœur, qui par les pieds, qui par les bras, jetèrent des matelas de plumes sur elle pour l’étouffer. Elle avait beau supplier, offrir de l’argent, promettre tout ce qu’on voudrait, rien ne les arrêta. Mélanie, la favorite, les dirigeait tous.

« Une serviette mouillée sur la tête, pour qu’il ne reste pas de taches bleues sur la figure.... »

Ils l’ont avoué ensuite eux-mêmes, pendant le procès, sous le fouet, les lâches esclaves : ils ont alors raconté, en détail, ce qui s’était passé. Et, bien sûr, cette belle affaire ne leur a pas valu des caresses. Beaucoup d’entre eux pourrissent certainement encore en Sibérie.

Notre tante se tait, et l’horreur nous impose silence.

« Mais, attention, n’allez pas redire ce que je vous ai conté là bêtement », nous recommande la tante.

Et nous comprenons bien qu’il ne faut rien raconter ; cela nous ferait des histoires.

Mais le soir, au moment du coucher, ce récit me poursuit et m’empêche de m’endormir.

J’avais visité, une fois, la propriété de mon oncle, et y avais vu le portrait de sa femme, peint à l’huile, de grandeur naturelle, dans le goût prétentieux du temps. Il me semble la voir vivante : petite, élégante comme une figurine de Saxe, en robe de velours cramoisi, décolletée, une parure de grenat sur sa poitrine blanche et fortement développée, les joues rondes et hautes en couleur, les yeux grands et noirs, le regard hautain et un sourire banal sur sa petite bouche rose. Et je cherche à me représenter comment ces grands yeux s’étaient démesurément ouverts, et l’horreur qu’ils avaient dû exprimer, en voyant ses propres serfs, si humbles, venus pour la tuer !

Je m’imagine être à sa place. Pendant que Douniacha me déshabille, il me vient à l’esprit : « Que serait-ce si cette bonne figure ronde allait se transformer et devenir tout à coup mauvaise ? si je voyais Douniacha frapper des mains, et Ilia, Stépan et Sacha se précipiter dans la chambre et s’ils disaient : « Nous sommes venus vous tuer, mademoiselle ! »

Cette pensée m’épouvante, quelque folle qu’elle soit ; je ne retiens pas Douniacha comme d’habitude, et suis presque contente, ma toilette de nuit achevée, de la voir partir, emportant la bougie. Mais je ne puis toujours pas dormir, je reste là, dans l’obscurité, les yeux ouverts, attendant avec impatience le retour de mon institutrice, qui est restée en haut, avec les grandes personnes à jouer aux cartes.

Chaque fois que je me trouve seule avec l’oncle Pierre, ce récit me revient malgré moi à la mémoire, et je me demande comment cet homme, qui a tant souffert jadis, peut maintenant jouer si tranquillement aux échecs avec moi, s’amuser à me faire de petits bateaux, et s’agiter à propos de quelque projet de ramener le Sir Daria dans son ancien lit, ou de tout autre article de journal. Les enfants ne comprennent pas qu’un de leurs proches, avec lequel ils vivent quotidiennement et simplement, ait pu, dans le courant de sa vie, subir des épreuves terribles et tragiques.

Par moments, j’ai un désir presque maladif d’interroger mon oncle, pour savoir comment les choses se sont passées. Je le contemple longuement, je ne le quitte pas des yeux, et je me représente cet homme gigantesque, vigoureux et intelligent, tremblant devant sa jolie petite femme, pleurant et lui baisant les mains, tandis qu’elle lui arrache livres et papiers, ou qu’elle le soufflette avec sa petite pantoufle.

Une fois, une seule fois, dans mon enfance, je n’ai pu m’empêcher de toucher à ce point délicat.

C’était un soir. Nous étions seuls dans la bibliothèque ; mon oncle comme toujours, assis à lire sur le divan, une jambe repliée sous lui. Je courais dans la chambre en jouant au ballon ; mais, fatiguée de cet exercice, je finis par m’asseoir à côté de lui sur le divan, et, tout en le regardant, je m’abandonnais à mes réflexions habituelles sur son compte.

Mon oncle déposa tout à coup son livre et me demanda en me caressant la tête :

« À quoi penses-tu ainsi, petite ?

— Mon oncle, vous avez été très malheureux avec votre femme ? »

Ces paroles s’échappèrent presque involontairement de mes lèvres.

Jamais je n’oublierai l’effet produit par cette question inattendue sur mon pauvre oncle. Son visage sévère et calme se sillonna de petites rides, comme sous l’empire d’une douleur physique. Il fit, avec le bras, le geste de détourner un coup. Je fus saisie de pitié, de honte, de douleur. Moi aussi, me sembla-t-il, j’avais retiré ma petite pantoufle pour le souffleter.

« Mon oncle, mon chéri, pardonnez-moi ! J’ai fait cette question sans penser à ce que je disais ! » assurai-je en le caressant et en cachant mon visage rouge de honte dans sa poitrine.

Et ce fut l’excellent homme qui me consola de mon indiscrétion.

Je ne revins jamais sur ce sujet défendu. Quant au reste, je pouvais hardiment interroger mon oncle Pierre. On m’appelait sa favorite, et nous passions des heures entières à discourir ensemble de choses et d’autres. Lorsqu’il était préoccupé d’une idée, il y pensait et en parlait sans cesse. Oubliant complètement qu’il s’adressait à une enfant, il développait souvent devant moi les théories les plus abstraites. C’était ce qui me charmait : je me sentais traitée en grande personne, et m’efforçais de comprendre ou tout au moins d’en avoir l’air.

Bien que mon oncle n’eût jamais étudié les mathématiques, cette science lui inspirait un profond respect. Il en avait recueilli quelques notions dans certains livres, et aimait à faire là-dessus ses réflexions à haute voix en ma présence. C’est lui, par exemple, qui me parla le premier de la quadrature du cercle, des asymptotes, et, si le sens de ses paroles me restait incompréhensible, elles frappaient mon imagination, et m’inspiraient, pour les mathématiques, une sorte de vénération, comme pour une science supérieure, mystérieuse, ouvrant à ses initiés un monde nouveau et merveilleux, inaccessible au commun des mortels. À propos de ces premières notions sur les mathématiques, il faut que je rapporte un détail curieux, et qui a contribué à développer en moi un grand intérêt pour cette science.

Lorsque pour la première fois nous nous installâmes à la campagne, il fallut réparer toute la maison, et mettre de nouvelles tentures dans toutes les chambres et elles étaient en si grand nombre, que le papier manqua pour une de celles destinées aux enfants. Il fallait en faire venir de Pétersbourg : C’était long et n’en valait pas la peine pour une seule chambre : on attendit une occasion, et, pendant bien des années, la chambre resta inachevée, le mur simplement tendu d’un papier de hasard. Heureusement ce papier consistait en feuilles lithographiées des cours d’Ostrogradsky sur le calcul intégral et différentiel, jadis achetées par mon père, dans sa jeunesse. Ces feuilles, bigarrées d’anciennes et incompréhensibles formules, attirèrent bientôt mon attention. Je me rappelle avoir passé des heures entières dans mon enfance, devant ce mur mystérieux, cherchant à débrouiller quelques phrases isolées et à retrouver l’ordre dans lequel ces feuilles devaient se suivre. Cette contemplation prolongée et quotidienne finit par graver dans ma mémoire l’aspect matériel de beaucoup de ces formules, et le texte, quoique incompréhensible au moment même, laissa une trace profonde dans mon cerveau.

Plusieurs années après, quand je pris ma première leçon de calcul différentiel, avec un célèbre professeur de mathématiques de Pétersbourg, Alexandre Nicolaévitch Strannolioubsky, il fut étonné de la rapidité avec laquelle je saisissais toutes ses explications, « comme si je les avais sues à l’avance », ce fut l’expression dont il se servit. En effet, au moment où il me donnait ces premières notions, je me rappelai soudain avoir vu tout cela sur le mur de ma chambre d’enfant ; et il me sembla que le sens des termes dont se servait le professeur m’était familier depuis longtemps.

 

VI. MON ONCLE THÉODORE SCHUBERT

Mon attachement pour un autre oncle, Théodore Schubert, le frère de ma mère, eut un caractère tout différent.

Cet oncle, fils unique de feu mon grand-père, et beaucoup plus jeune que ma mère, habitait toujours Pétersbourg, où, en sa qualité de seul représentant mâle de la famille Schubert, il était idolâtré par tout un monde de sœurs, de tantes, et de cousines non mariées.

Son arrivée chez nous, à la campagne, faisait événement. J’avais neuf à dix ans lorsqu’il y vint pour la première fois. Sa visite fut, plusieurs semaines à l’avance, le sujet de toutes les conversations. On lui prépara la plus belle chambre, et maman s’occupa elle-même d’y faire placer les meilleurs meubles. On alla le chercher en voiture à cent cinquante verstes de chez nous, au chef-lieu du district ; et, dans cette voiture, on avait mis une fourrure, un plaid et une couverture de voyage, car l’automne était avancé.

Mais la veille du jour où on attendait mon oncle, voici qu’une simple télègue, attelée de misérables chevaux de poste, s’arrête devant le grand perron ; un jeune homme en descend lestement, vêtu d’un paletot de ville, une sacoche de voyage sur l’épaule.

« Mon Dieu ! mais c’est mon frère Fédia ? » s’écria maman regardant par la fenêtre.

« L’oncle, l’oncle est arrivé ! »

La nouvelle se répand aussitôt dans la maison, et nous accourons tous dans le vestibule au-devant du visiteur.

« Fédia, mon pauvre ami ! comment se fait-il que tu sois arrivé en télègue de poste ? N’as-tu donc pas rencontré la voiture envoyée à ta rencontre ? Tu as été bien secoué ? » dit maman d’une voix émue en embrassant son frère.

Il se trouve que l’oncle a quitté Pétersbourg un jour plus tôt qu’il ne pensait.

« Le bon Dieu te bénisse, Lise ! » répond-il en riant, et en essuyant le givre qui couvre ses moustaches, avant d’embrasser sa sœur ; « je ne m’imaginais pas que tu ferais tant d’embarras pour me recevoir. Pourquoi m’envoyer une voiture ? Suis-je donc une vieille femme que je ne puisse faire cent cinquante verstes en télègue ? »

L’oncle avait une agréable voix de ténor et parlait en grasseyant un peu. Il semblait encore tout jeune. Ses cheveux châtains, coupés en brosse, couvraient sa tête comme une fourrure de loutre épaisse et veloutée. Le froid faisait briller ses joues et les rendait vermeilles ; ses yeux bruns avaient un regard vif et animé, et une rangée de dents fortes et blanches se montrait à tout instant entre ses lèvres rouges bordées de jolies moustaches.

« Que mon oncle est beau garçon ! pensais-je en le contemplant avec admiration.

— Est-ce Aniouta ? demanda mon oncle en me désignant.

— Y penses-tu, Fédia ? Aniouta est tout à fait une grande fille. Ce n’est que Sonia, dit ma mère un peu froissée.

— Mon Dieu, qu’elles sont devenues grandes ! Tu n’auras pas le temps de te retourner qu’elles feront de toi une vieille femme, Lise ; attention ! »

Et, disant cela, l’oncle m’embrasse en riant. Je rougis involontairement, confuse de ce baiser.

À dîner, l’oncle occupe naturellement la place d’honneur, à côté de maman. Il mange de grand appétit, ce qui ne l’empêche pas de parler sans arrêter. Il raconte les nouvelles et les commérages de Pétersbourg, fait rire tout le monde, et rit lui-même d’un rire sonore et bon enfant. Chacun l’écoute attentivement ; mon père lui-même le traite avec beaucoup de considération, et sans la moindre apparence de hauteur, sans ce ton ironiquement protecteur dont il accueille si souvent les jeunes gens qui viennent nous voir, et que ceux-ci n’aiment pas du tout.

Plus je regarde mon nouvel oncle, plus il me plaît. Il a déjà changé de toilette, et personne, à voir sa belle mine, ne se douterait qu’il vient de faire un long voyage. Ses vêtements à l’anglaise l’habillent admirablement, et pas comme tout le monde. Mais ce qui me plaît par-dessus tout, ce sont ses mains : grandes, blanches, soignées, avec des ongles brillants qui font penser à de grandes amandes roses. Je ne le quitte pas des yeux, tout le temps du dîner ; absorbée dans cette contemplation, j’oublie même de manger.

Après le dîner, mon oncle va s’asseoir sur un petit divan, dans un coin du salon, et me prend sur ses genoux.

« Eh bien, faisons connaissance, mademoiselle ma nièce », dit-il.

Mon oncle me questionne sur mes études et sur mes lectures. Les enfants connaissent généralement leur côté fort ou faible, mieux que ne le supposent les grandes personnes. Je sais parfaitement, par exemple, que je travaille bien, et qu’on me dit très avancée dans mes études, pour mon âge. Aussi suis-je ravie que mon oncle ait eu l’idée de m’interroger, et je réponds à toutes ses questions avec plaisir et sans timidité. Je m’aperçois aussi qu’il est content. « Voilà une fille instruite, répète-t-il à chaque instant ; elle sait déjà tout cela ! »

« Racontez-moi aussi quelque chose, mon oncle, dis-je à mon tour.

— Volontiers ; mais on ne peut faire des contes à une demoiselle aussi savante que toi, dit-il en plaisantant, il faut l’entretenir de choses sérieuses. »

Et mon oncle me parle d’infusoires, de végétations marines, de récifs de corails : car sa science est encore toute fraîche, il n’a pas quitté l’Université depuis longtemps ; il raconte bien, et s’amuse à me voir écouter avec la plus vive attention, les yeux grands ouverts, fixés sur lui.

Depuis ce premier jour, la même scène se répète chaque soir. Après le dîner, papa et maman vont faire une sieste d’une demi-heure. Mon oncle n’a rien à faire. Il s’assied sur son petit divan favori, me prend sur ses genoux et me raconte une foule de choses. Il offrit bien aux autres de l’écouter aussi, mais ma sœur, qui venait de quitter les bancs de l’école, craignit de compromettre sa dignité de grande demoiselle en écoutant des récits instructifs bons seulement pour les petites. Mon frère resta une fois avec nous, trouva la chose peu amusante, et s’en retourna jouer aux chevaux.

Quant à moi, nos entretiens scientifiques, ainsi que les intitula en riant mon oncle, me devinrent infiniment chers. Le moment préféré de toute la journée fut cette demi-heure passée seule, après le dîner, avec mon oncle. J’éprouvais une véritable adoration pour lui ; je ne jurerais même pas qu’il ne s’y mêlât un certain sentiment voisin de l’amour, auquel les petites filles sont plus disposées que ne le pensent les grandes personnes. À prononcer son nom, j’étais confuse, troublée, ne s’agît-il même que de demander : « Mon oncle est-il à la maison ? » À table, si quelqu’un, remarquant l’attention avec laquelle je le regardais, me disait : « Tu aimes donc bien ton oncle, Sonia ? » je devenais rouge jusqu’aux oreilles et ne soufflais mot.

Dans le courant de la journée, je ne le voyais guère, ma vie étant complètement séparée de celle des autres, mais soit pendant mes leçons, soit pendant mes récréations, je me disais sans cesse : « Quand viendra le soir ? quand serai-je avec mon oncle ? »

Pendant le séjour qu’il fit chez nous, nous reçûmes un jour la visite de voisins de campagne avec leur fille Olga.

Cette Olga était la seule petite fille de mon âge qu’il m’arrivât de rencontrer. On ne l’amenait pas souvent ; mais en revanche on nous la laissait pour toute la journée, quelquefois même pour la nuit.

C’était une enfant vive et gaie. Quoique une véritable amitié ne fût guère possible entre nous, à cause de la différence de nos goûts et de nos caractères, je me réjouissais généralement de son arrivée, d’autant plus, qu’en son honneur, j’avais congé pour toute la journée.

Mais en apercevant Olga ce jour-là, je me demandai aussitôt : « Comment cela se passera-t-il après dîner ? »

Le charme principal de mes entretiens avec mon oncle consistait pour moi à rester en tête à tête avec lui, à l’avoir exclusivement à moi toute seule, et je sentais bien d’avance que la présence de cette petite sotte gâterait tout.

Aussi mon amie fut-elle accueillie avec infiniment moins de plaisir que d’habitude.

« Ne l’emmènera-t-on pas un peu plus tôt aujourd’hui ? » pensais-je toute la matinée, animée d’un secret espoir.

Hélas ! non, Olga ne devait partir que fort tard dans la soirée. Que faire ? Réprimant ma mauvaise humeur, je pris le parti de m’ouvrir à mon amie et de la prier de ne pas me gêner.

« Vois-tu, Olga, lui dis-je d’une voix insinuante, je jouerai toute la journée avec toi, et je ferai tout ce que tu voudras ; en revanche, après le dîner, fais-moi le plaisir de me laisser tranquille et de t’en aller. Nous causons toujours après le dîner, mon oncle et moi, et nous n’avons pas du tout besoin de toi. »

Elle accepta ma proposition ; et, dans le courant de la journée, pour ma part, je remplis rigoureusement notre contrat. Je jouai à tous les jeux qu’elle imagina, j’acceptai tous les rôles qu’elle m’imposa, me transformant au premier signe, de dame en cuisinière, et de cuisinière en dame. Enfin on nous appela pour dîner. À table, j’étais sur des épines. « Olga tiendra-t-elle parole ? » pensai-je ; et, non sans inquiétude, je regardais ma compagne à la dérobée, lui jetant des coups d’œil expressifs, destinés à lui rappeler nos engagements.

Après le dîner, comme d’habitude, je vins baiser la main de papa et de maman, puis, m’approchant de mon oncle, j’attendis qu’il parlât.

« Eh bien, petite fille, causerons-nous ce soir ? » demanda-t-il en me pinçant amicalement le menton.

Je sautais de joie et, saisissant gaiement sa main, je me disposais à me rendre avec lui dans le petit coin consacré à nos entretiens, lorsque j’aperçus Olga, la perfide, qui prenait la même direction.

Mes recommandations avaient, je crois, tout gâté. Si je n’avais rien dit, il est fort probable qu’en nous voyant entamer une conversation sérieuse, elle se serait vite enfuie, car elle avait horreur de tout ce qui ressemblait à une leçon ; mais, en remarquant combien je désirais me débarrasser d’elle, et combien j’attachais de prix aux récits de mon oncle, elle s’imagina qu’ils étaient très amusants, et voulut en avoir sa part.

« Puis-je aussi venir avec vous ? demanda-t-elle d’un ton suppliant, en levant vers mon oncle ses yeux bleus attendris.

— Certainement, ma petite chérie », répondit mon oncle, en la regardant amicalement, évidemment charmé de sa mignonne figure rose.

Moi aussi, je regardai Olga, d’un air furieux, qui du reste ne la troubla aucunement.

« Mais Olga ne sait rien, et ne nous comprendra pas », essayai-je de faire remarquer à mon oncle d’une voix irritée.

Cette tentative pour me délivrer de mon importune compagne fut également vaine.

« Eh bien, nous parlerons aujourd’hui de choses plus simples, afin qu’elles puissent aussi intéresser Olga », dit l’oncle avec bonté.

Et, nous prenant toutes deux par la main, il se dirigea vers le divan avec nous.

Je l’accompagnai sans mot dire. Cet entretien à trois, destiné surtout à Olga, puisqu’il faudrait se mettre à la portée de ses goûts et de son intelligence, était loin de me plaire. Je me sentis dépouillée de mon bien, de mon droit le plus cher et le plus sacré.

« Eh bien, Sonia, grimpe sur mes genoux », dit mon oncle, qui ne semblait pas remarquer ma mauvaise humeur.

J’étais si blessée, que cette offre ne m’adoucit pas.

« Je ne veux pas », répondis-je avec colère.

Et je m’éloignai, boudeuse, dans un coin.

Mon oncle me regarda d’un œil étonné, mais rieur. Comprit-il le sentiment de jalousie qui me troublait l’âme, et voulut-il me taquiner ? Je l’ignore, mais il se tourna tout à coup vers Olga et lui dit :

« Eh bien, si Sonia n’en veut pas, prends sa place sur mes genoux. »

Olga ne se le fit pas dire deux fois, et avant que j’eusse eu le temps de comprendre ce qui se passait, je la vis à ma place sur les genoux de l’oncle. Je ne m’attendais à rien de semblable. Il ne m’était pas venu à l’esprit qu’une chose aussi affreuse pût arriver. Je sentis littéralement la terre crouler sous mes pieds.

Trop saisie pour protester, je restai là, silencieuse, ouvrant de grands yeux, et regardant mon heureuse compagne ; et elle un peu confuse, mais cependant très satisfaite, s’installait sans façon sur les genoux de l’oncle, et s’efforçait de donner à son visage d’enfant joufflue une expression sérieuse et attentive, en plissant sa petite bouche avec la plus drôle grimace. Elle en devenait rouge jusqu’au cou ; ses petits bras nus, eux-mêmes, en étaient cramoisis.

Je la regardai,... la regardai,... et soudain..., je ne sais comment cela se fit, mais il se passa une chose terrible ! Poussée par je ne sais quelle force inconsciente, inattendue, sans même me rendre compte de ce que je faisais, j’enfonçai mes dents, un peu au-dessus du coude, dans ce petit bras dodu, et le mordis jusqu’au sang.

L’attaque fut si soudaine, si imprévue, qu’au premier moment nous restâmes tous trois stupéfaits à nous regarder. Mais tout à coup Olga poussa un cri perçant, et ce cri nous ramena tous trois à la réalité.

Un sentiment de honte amère, désespérée, s’empara de moi. Je me sauvai à toutes jambes.

« Mauvaise, vilaine fille », cria mon oncle d’une voix irritée.

Mon refuge dans toutes les circonstances graves de ma vie était l’ancienne chambre de Marie Vassiliévna, devenue la chambre de Niania. C’est encore là que je cherchai mon salut. Cachant ma tête dans les genoux de la bonne vieille, je sanglotai longtemps sans m’arrêter ; et Niania, me voyant dans cet état, ne me fit pas de questions, et se contenta de me caresser les cheveux en me comblant de tendres paroles : « Que Dieu soit avec toi, ma chérie ! Calme-toi, mon enfant », disait-elle. Ce fut un extrême soulagement, dans cette violente émotion, de pleurer à mon aise sur ses genoux.

Par bonheur, ce soir-là, mon institutrice était absente ; elle faisait une visite de quelques jours dans le voisinage : personne donc ne me chercha, et je pus me calmer auprès de Niania. Quand je fus plus tranquille, elle me fit prendre du thé, et me coucha dans mon petit lit, où je m’endormis aussitôt d’un sommeil de plomb. Mais le lendemain en m’éveillant, lorsque je me rappelai la scène de la veille, la honte me reprit ; il me parut impossible d’affronter ma famille ; jamais je n’aurais ce courage. Les choses se passèrent cependant beaucoup mieux que je n’aurais pu l’espérer. Olga avait été emmenée la veille au soir. Évidemment elle avait eu la générosité de ne pas m’accuser : je m’aperçus qu’on ne savait rien.

Personne ne me reprocha l’épisode de la veille, personne ne me taquina. Mon oncle lui-même parut ne pas s’en souvenir.

Chose étrange cependant, depuis ce moment, mes sentiments pour lui subirent une transformation complète. Nos entretiens du soir ne se renouvelèrent plus. Bientôt il retourna à Pétersbourg ; et, quoique les occasions de le rencontrer ne fussent pas rares par la suite, qu’il fût toujours très bon pour moi, et que j’eusse pour lui beaucoup d’amitié, je ne retrouvai plus pour lui mon adoration première.

 

VII. MA SŒUR

Mais de toutes les influences qui exercèrent une action sur ma jeunesse, la plus forte, sans contredit, fut celle de ma sœur Aniouta.

Le sentiment qu’elle m’inspira dès l’enfance fut complexe : mon admiration pour elle était sans bornes ; j’acceptais son autorité en tout, et sans contestation ; j’étais flattée qu’elle me permît de prendre part à ce qui l’occupait ; j’aurais été au feu, à l’eau, pour elle ; et cependant, malgré cette vive affection, je cachais dans les replis de mon âme quelque chose comme un peu d’envie, de cette envie particulière que nous éprouvons si souvent, et presque inconsciemment, pour des personnes chères, qui nous sont très proches, que nous admirons, et auxquelles nous voudrions ressembler en tout. Et j’avais tort d’envier ma sœur ; car, en réalité, sa destinée n’était pas gaie.

Au moment où mes parents fixèrent leur résidence à la campagne, elle sortait de l’enfance.

Peu après notre installation, l’insurrection polonaise éclata ; et les échos en vinrent jusqu’à nous, notre terre étant située sur la frontière lithuanienne, La plupart de nos voisins, et principalement ceux qui étaient riches ou bien élevés, appartenaient au parti polonais : plusieurs furent sérieusement compromis, d’autres virent leurs biens confisqués ; presque tous furent contraints de payer des contributions de guerre. Plusieurs même quittèrent volontairement leurs terres et s’en allèrent à l’étranger. Pendant les années qui suivirent l’insurrection, il sembla que dans nos contrées la jeunesse eût disparu tout entière ; elle s’était en quelque sorte évaporée. Il ne restait que des enfants, des vieillards inoffensifs, effrayés, craignant jusqu’à leur ombre, et le monde des fonctionnaires, des marchands, et des petits propriétaires. La vie de campagne, dans ces conditions, n’offrait guère de ressources à une jeune fille, et rien du reste dans l’éducation d’Aniouta n’avait contribué à développer en elle des goûts champêtres. Elle n’aimait à se promener ni à pied, ni en voiture, ni en bateau ; chercher des champignons ne l’amusait pas davantage. Et, d’ailleurs, les plaisirs de ce genre étant toujours proposés par l’institutrice anglaise, il suffisait, grâce à l’antagonisme qui régnait entre elles, que l’une eût une idée, pour que l’autre la repoussât tout de suite avec aigreur. Aniouta, pendant tout un été, eut la passion du cheval ; mais ce fut, je crois, plutôt à l’imitation de l’héroïne de quelque roman qui l’occupait alors. N’ayant personne pour l’accompagner, elle se lassa vite de la fastidieuse société d’un cocher ; et son cheval, baptisé du nom romanesque de Frida, reprit celui de Galoubka, ainsi que le rôle plus modeste de mener le régisseur aux champs.

Il ne pouvait être question pour ma sœur de s’occuper du ménage ; cette idée eût paru absurde à son entourage autant qu’à elle-même. Son éducation tout entière avait eu pour unique objet d’en faire une brillante femme du monde. Tant que nous habitâmes la ville, on la produisit dans toutes les fêtes enfantines ; dès l’âge de sept ans elle en fut la reine, et papa était fier de ses succès ; ils sont restés légendaires dans la famille.

« Notre Aniouta est faite pour le palais impérial : elle tournera la tête à tous les tsarévitchs quand elle sera grande », disait en plaisantant papa.

Malheureusement nous prenions, et surtout Aniouta, ces plaisanteries au sérieux.

Dans sa première jeunesse, ma sœur était très jolie : grande, bien faite, avec un teint éblouissant, et une forêt de cheveux blonds, elle pouvait passer pour une beauté accomplie ; à tous ces dons se joignait un charme très particulier. Elle se sentait faite pour jouer le premier rôle dans tous les milieux où elle se trouverait. Et maintenant, elle se voyait condamnée à vivre à la campagne, dans l’isolement et l’ennui.

Souvent, les larmes aux yeux, elle venait trouver mon père, et lui reprochait de la tenir ainsi enfermée. Mon père tourna d’abord la chose en badinage, puis il condescendit parfois à des explications raisonnables, sur la nécessité qui incombait à chacun de vivre dans ses terres, à l’époque agitée que nous traversions. Abandonner ses propriétés en ce moment, équivalait à la ruine de la famille. Aniouta ne savait que répondre à ces vérités, mais sa situation n’en devenait pas plus agréable, et sa jeunesse, pensait-elle, ne recommencerait pas. Après des conversations semblables, elle s’enfermait dans sa chambre, et pleurait amèrement.

Chaque hiver, cependant, mon père envoyait ma mère et ma sœur passer un mois ou six semaines à Pétersbourg, chez nos tantes. Mais ces voyages coûtaient cher, et ne remédiaient guère au mal. Ils excitaient le goût d’Aniouta pour les plaisirs et ne l’apaisaient pas : un mois à Pétersbourg passait si vite, qu’elle avait à peine le temps de se reconnaître. Personne, dans la société qu’elle fréquentait, ne pouvait diriger son esprit vers un but sérieux ; et quant aux partis sortables il ne s’en présentait pas. Tout se bornait donc à lui faire de jolies toilettes, à la mener trois ou quatre fois au théâtre, au bal de l’Assemblée de la noblesse, ou à quelque soirée donnée en son honneur par une personne de la famille, et à la combler de compliments sur sa beauté ; puis, à peine mise en goût, on la ramenait à Palibino : et là elle reprenait sa vie ennuyeuse, oisive, isolée ; ses longues heures de promenade à travers les grandes chambres vides, repassant dans sa pensée les plaisirs écoulés, et rêvant passionnément et inutilement à de nouveaux succès.

 Afin de remplir un peu le vide de son existence, ma sœur se créait sans cesse quelque nouveau sujet d’un intérêt purement artificiel ; et comme, autour de nous, la vie intérieure était pauvre pour tous, chacun se jetait avec ardeur sur les idées d’Aniouta pour y trouver un aliment à la conversation et à la discussion. Les uns blâmaient, d’autres approuvaient ; mais une interruption à la monotonie habituelle de l’existence était la bienvenue.

Lorsque Aniouta atteignit l’âge de quinze ans, son premier acte d’indépendance fut de s’emparer de tous les romans contenus dans notre bibliothèque de campagne, pour les absorber en quantité prodigieuse. Nous n’avions pas de livres « mauvais » heureusement, mais les œuvres médiocres et sans valeur abondaient. La principale richesse de notre bibliothèque consistait en de vieux romans anglais, pour la plupart historiques, dont l’action se passait au moyen âge, à l’époque de la chevalerie. Ces romans furent une révélation pour ma sœur. Ils lui découvrirent un monde merveilleux, inconnu pour elle jusque-là, et ouvrirent un champ nouveau à son imagination. Elle recommença l’histoire du pauvre don Quichotte, crut comme lui à la chevalerie, et s’imagina être une demoiselle du vieux temps.

Par malheur, notre maison de campagne, une construction massive et d’énormes dimensions, avec une tour et des fenêtres gothiques, avait un faux air de château moyen âge : aussi, pendant cette période chevaleresque, ma sœur ne manqua-t-elle jamais de dater chacune de ses lettres du « château Palibino ». Tout au haut de la tour se trouvait une chambre, vide depuis si longtemps, que les marches branlantes de l’escalier fort raide qui y menait en étaient couvertes de moisissures : Aniouta la fit nettoyer et débarrasser des toiles d’araignées qui en couvraient les murs, y fit tendre de vieux tapis, y suspendit des armures qu’elle avait dénichées je ne sais où au grenier, et choisit ce réduit pour sa résidence particulière. Je la vois encore, mince et souple, étroitement serrée dans une robe blanche, deux lourdes nattes blondes lui retombant jusqu’à la ceinture, assise devant un métier, où elle brode en perles les armoiries du roi Mathias Corvin — celles de la famille ; elle regarde par la fenêtre sur la grand’route, pour voir s’il ne vient pas quelque chevalier.

« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? — Je ne vois que la terre qui poudroie et l’herbe qui verdoie.... »

Au lieu de chevalier, c’est l’ispravnik, ou bien quelque employé de l’accise, ou encore des juifs venant acheter des bœufs ou de l’eau-de-vie, pas l’ombre d’un chevalier.

Lasse de cette vaine attente, ma sœur renonça au chevalier, et la période chevaleresque passa presque aussi vite qu’elle était venue.

Au moment où, d’une façon presque inconsciente, les romans de chevalerie commençaient à l’ennuyer, un roman anglais, très exalté, lui tomba entre les mains ; il était intitulé Harald.

Après la bataille de Hastings, Edith au cou de cygne trouve parmi les morts le cadavre du roi Harald, son fiancé. Celui-ci a commis un parjure avant de mourir, et n’a pas eu le temps de se repentir ; le péché est mortel, il est damné. Depuis lors Edith disparaît, personne ne sait ce qu’elle est devenue : les années passent, le souvenir d’Edith est presque effacé.

Mais sur la rive opposée à la côte anglaise, s’élève, au sommet d’un rocher, entouré d’une épaisse forêt, un couvent célèbre par l’austérité de sa règle. Une religieuse s’y fait remarquer par sa grande piété et par le vœu de silence qu’elle s’est imposé. Elle ne dort ni jour ni nuit, et passe sa vie prosternée devant un crucifix dans la chapelle du couvent. Elle ne se montre que lorsque il y a du bien à faire, ou une souffrance à soulager. Personne ne meurt dans le voisinage du couvent, sans que la religieuse ne paraisse au chevet de l’agonisant, approche de son front ses lèvres scellées par le serment d’un éternel silence.

Nul ne la connaît. Une vingtaine d’années auparavant, une femme en noir s’est présentée à la porte du couvent ; après une longue et mystérieuse conférence avec l’abbesse, elle a été admise dans le monastère et y est restée. L’abbesse est morte depuis. La pâle religieuse est toujours là comme une ombre. On n’a jamais entendu le son de sa voix. On la vénère à l’égal d’une sainte, bien qu’une pénitence aussi dure paraisse à quelques-uns racheter, sans doute, une jeunesse criminelle.

Enfin arrive pour elle l’heure de la mort : toutes les religieuses s’assemblent autour de son lit ; la mère abbesse elle-même, quoique paralysée, se fait porter dans la cellule de l’agonisante. Voici le prêtre. Au nom du Christ, il relève celle-ci de son serment, et l’adjure de révéler son nom, et de confesser le crime si durement expié.

La mourante se soulève sur sa couche ; ses lèvres pâles semblent avoir perdu l’usage de la parole ; enfin, soumise à l’ordre de son confesseur, elle parle, et sa voix, éteinte depuis vingt ans, résonne sourde et lugubre :

« Je suis Edith, dit-elle avec effort, la fiancée du roi Harald. »

À ce nom maudit de tous les serviteurs de l’Église, les timides religieuses font un signe de croix. Mais le prêtre dit :

« Ma fille, vous avez aimé sur la terre un grand pécheur. Le roi Harald a été maudit par l’Église, il n’y a pas de pardon pour lui, il brûle dans le feu éternel ; mais Dieu a vu vos larmes, votre longue pénitence : allez en paix, un autre fiancé vous attend au ciel. »

Les joues pâles de la mourante s’animent ; ses yeux, qui semblaient morts, s’éclairent d’un feu passionné.

« Que ferais-je du paradis sans Harald ! s’écrie-t-elle, au grand effroi des religieuses qui l’entourent. Si Harald n’a pas reçu de pardon, que Dieu ne me reçoive pas dans son paradis. »

Et Edith, se levant avec effort de son lit de souffrance, se prosterne devant le crucifix.

« Grand Dieu ! dit-elle d’une voix brisée, je meurs depuis vingt ans d’une mort lente, affreuse ; tu sais si j’ai souffert.... Si j’ai quelque mérite devant toi, pardonne à Harald, fais un miracle : pendant que nous réciterons un Pater, que le cierge placé devant le crucifix s’allume ; ce sera le signe du pardon. »

Le prêtre commence la prière, les religieuses la répètent après lui, émues de pitié pour la malheureuse Edith, prêtes à donner leur vie pour le salut de l’âme de Harald.

Edith mourante est prosternée à terre.

Le cierge ne s’allume pas. Le prêtre dit Amen d’une voix triste.

Le miracle ne s’est pas accompli, Harald n’a pas obtenu de pardon.

Un cri de blasphème s’échappe de la bouche d’Edith, et son regard s’éteint pour jamais....

Tel est le roman qui amena une crise dans la vie intérieure de ma sœur. Pour la première fois, cette question se présenta nettement à son imagination : « Y a-t-il une autre vie ? Tout finit-il avec la mort ? Deux êtres qui se sont aimés se retrouvent-ils dans un autre monde ? et se reconnaissent-ils ? »

Ma sœur fut frappée de ces questions. Elle mettait de la violence en tout : il lui sembla être la première qui se fût jamais heurtée à ces problèmes, et sincèrement, il lui parut impossible de vivre sans leur trouver une solution.

Je vois encore une belle soirée d’été : le soleil se couchait, la chaleur était tombée, tout dans l’atmosphère était harmonie et douceur. Un parfum de roses et de foin fraîchement coupé pénétrait par la fenêtre ouverte. Les bruits de la ferme, mugissements des vaches, bêlements d’agneaux, voix des laboureurs — cette musique champêtre d’une soirée d’été, — arrivaient jusqu’à nous, mais si fondus, si adoucis par la distance que l’impression générale de calme et de repos en était augmentée. Joyeuse et tout épanouie, j’échappai un moment à la surveillance despotique de mon institutrice, pour m’élancer comme une flèche dans l’escalier de la tour, afin de voir ce qu’y faisait ma sœur. Quel spectacle s’offrit à ma vue ?...

Ma sœur, étendue sur un divan, les cheveux épars, tout illuminée par les rayons du soleil couchant, pleurait à chaudes larmes, sanglotant à se rompre la poitrine.

Je courus à elle épouvantée.

« Aniouta, qu’as-tu ? »

Elle ne répondit pas, et me fit signe de la main de m’éloigner et de la laisser tranquille. Mon insistance n’en fut que plus vive. Longtemps elle ne dit rien ; enfin, se soulevant avec peine, et d’une voix faible qui me parut brisée, elle murmura :

« Tu ne peux pas comprendre, toi ! Je ne pleure pas sur moi-même, mais sur nous tous. Tu es encore trop enfant, tu as le droit de ne pas réfléchir sérieusement ; j’ai été comme toi, mais ce livre merveilleux et cruel — elle m’indiqua le roman de Bulwer — m’a forcée à envisager l’énigme de la vie. J’ai compris l’illusion de tout ce qui nous attire. Le bonheur le plus vif, l’amour le plus ardent, tout finit avec la mort. Qu’est-ce qui nous attend après ? Savons-nous, même, si quelque chose nous attend ? Nous ne savons rien, nous ne saurons jamais rien, c’est affreux, affreux ! »

Elle se reprit à sangloter, le visage caché dans le coussin du divan.

Ce désespoir sincère d’une jeune fille de seize ans, frappée pour la première fois par l’idée de la mort, grâce à la lecture d’un roman anglais, ces paroles pathétiques empruntées au roman et adressées à un enfant de dix ans, auraient pu faire sourire une personne plus âgée. — Quant à moi, l’effroi me saisit littéralement au cœur, et je fus remplie d’admiration pour la profondeur et la grandeur des pensées qui absorbaient Aniouta. Le charme de la soirée d’été disparut subitement pour moi ; je me sentis honteuse de cette joie sans cause dont je débordais quelques minutes auparavant.

« Mais ne savons-nous pas que Dieu existe, et que nous irons à lui après la mort ? » essayai-je de répliquer.

Ma sœur me regarda doucement, comme une personne âgée considère un enfant.

« Oui, tu as conservé ta pure foi d’enfant.... Ne parlons plus de cela », ajouta-t-elle d’un ton tout à la fois si triste, et si pénétré du sentiment de son immense supériorité, que ses paroles me remplirent, je ne sais pourquoi, de confusion.

À partir de cette soirée, il s’opéra en ma sœur un grand changement ; pendant quelques jours, on la vit errer, doucement affligée, offrant à chacun l’image du renoncement aux biens de la terre. Tout en elle disait : Memento mori ! Les chevaliers, les belles dames et les tournois, étaient oubliés. Pourquoi désirer, pourquoi aimer, puisque la mort mettait fin à tout ?

Ma sœur ne touchait plus un roman anglais ; elle les avait pris en horreur. En revanche elle dévorait l’Imitation de Jésus-Christ et cherchait, comme Thomas À Kempis, à étouffer le doute dans son âme, par le renoncement et les austérités. Avec les domestiques elle se montrait d’une douceur et d’une bienveillance extrêmes. Si notre petit frère ou moi lui demandions quelque chose, au lieu de nous le refuser en grondant, comme d’habitude, elle cédait aussitôt, d’un air de résignation si touchant que j’en avais le cœur serré, et en perdais toute envie de m’amuser.

Chacun dans la maison respecta cette disposition pieuse : on la traita doucement, comme une malade, ou une personne affligée d’une grande douleur. L’institutrice seule haussa les épaules d’un air incrédule, et, à table, papa plaisanta sa fille sur son « air ténébreux ». Mais ma sœur se soumettait humblement aux plaisanteries de son père, et prenait avec l’institutrice un ton d’exquise politesse, qui rendait celle-ci plus furieuse peut-être que des impertinences habituelles. Quant à moi, je perdais l’envie de me réjouir en voyant ma sœur ainsi et, honteuse de mon peu d’esprit de pénitence, je lui enviais la force et la profondeur de ses sentiments. Cet accès de dévotion ne fut cependant pas de longue durée. Le 5 septembre approchait : c’était la fête de maman, et ce jour était toujours célébré dans notre famille avec une certaine solennité. Tous nos voisins, à cinquante verstes à la ronde, se rassemblaient chez nous. On réunissait parfois jusqu’à cent personnes, et on préparait toujours, à cette occasion, quelque réjouissance extraordinaire : un feu d’artifice, des tableaux vivants, ou un spectacle d’amateurs. Les préparatifs se faisaient naturellement longtemps à l’avance.

Ma mère aimait à jouer la comédie ; elle la jouait bien et gaîment. On nous avait installé, cette année, un théâtre avec coulisses, décors et rideau. Nous avions dans le voisinage quelques vieux amateurs qu’on pouvait toujours prendre comme acteurs. Ma mère eut donc envie de monter une pièce ; mais à cause de sa fille, déjà grande, elle n’osait en montrer un désir trop personnel, et préférait mettre Aniouta en avant. Et, comme un fait exprès, voilà Aniouta plongée dans une dévotion presque monacale !

Je me rappelle les façons tout à la fois prudentes et timides de ma mère avec Aniouta, pour lui faire adopter son idée. Ma sœur ne s’y décida pas aisément, et commença par témoigner son mépris pour de semblables divertissements : « Quelle affaire ! et à quoi bon ? » Enfin elle donna son assentiment de l’air d’une personne qui cède aux sollicitations d’autrui. Les futurs acteurs se réunirent pour choisir une pièce. On sait que ce n’est pas facile : il faut que la pièce soit amusante, qu’elle ne le soit pas trop, et qu’elle n’exige pas de mise en scène trop compliquée. Le choix s’arrêta sur un vaudeville français, les Œufs de Perrette. Pour la première fois, Aniouta allait prendre part, à titre de grande personne, à un spectacle d’amateur, et le rôle principal lui fut confié.

Les répétitions commencèrent : elle montra de remarquables dispositions théâtrales. Et voilà la crainte de la mort, la lutte de la foi et de la conscience, l’effroi d’un mystérieux « au-delà », envolés ! On entendait du matin au soir résonner la voix claire d’Aniouta, chantant des couplets français. Après la fête de maman, les larmes recommencèrent : mais leur cause en était différente. Ma sœur pleurait parce que son père refusait de la faire entrer dans une école dramatique, où elle pût se préparer au théâtre : elle se sentait une vocation décidée pour la scène.

 

VIII. MA SŒUR (suite)

Tandis qu’Aniouta rêvait de chevalerie, et versait des larmes amères sur la destinée de Harald et d’Edith, la majeure partie de la jeunesse intelligente en Russie était entraînée vers un idéal bien différent. Les enthousiasmes d’Aniouta peuvent donc frapper comme un étrange anachronisme. Mais le coin de terre où se trouvaient nos propriétés, était si éloigné d’un centre intellectuel, les murs qui entouraient Palibino étaient si hauts, et le séparaient si complètement du monde extérieur, que le souffle des idées nouvelles ne pouvait gagner nos paisibles rivages, qu’après avoir longtemps agité les flots de la pleine mer. En revanche, dès que ces idées arrivèrent jusqu’à nous, elles envahirent et entraînèrent Aniouta immédiatement.

Comment ? Par quelle voie et de quelle façon ces nouveautés pénétrèrent-elles chez nous ? Il est difficile de le préciser. Le propre des époques de transition est de laisser peu de vestiges. Un paléontologue, par exemple, trouve, en étudiant une couche géologique, de nombreuses traces fossiles d’une époque dont la faune et la flore sont bien caractérisées ; il s’en peut former une image ; mais qu’il passe à une autre couche, le voilà en présence de types nouveaux, d’une formation toute différente ! Comment cette transformation s’est-elle opérée ? Il n’en sait rien.

Les habitants de Palibino vivaient tranquilles et calmes, grandissant, vieillissant, se querellant et se raccommodant ; pour passer le temps, ils discutaient des articles de journaux et des découvertes scientifiques, pleinement convaincus toutefois que ces questions appartenaient à un monde inconnu, lointain, avec lequel leur vie habituelle ne serait jamais en contact immédiat.... Et soudain sans qu’ils sachent comment, les indices d’une fermentation étrange se produisent à leurs côtés, menacent d’ébranler jusque dans ses fondements l’ordre de leur vie calme et patriarcale. Et le danger ne menaça pas un point particulier, il sembla attaquer tout à la fois.

La période de 1860 à 1870, on peut le dire, vit presque uniquement une seule et même question agiter les couches intelligentes de la société russe : celle de la scission dans les familles entre jeunes et vieux. S’il arrivait de demander à cette époque des nouvelles de quelque famille noble, on recevait presque toujours la même réponse : « Les parents sont brouillés avec leurs enfants ». Et ces brouilles n’avaient pour cause aucune difficulté matérielle ; il ne s’agissait que de dissidences théoriques du caractère le plus abstrait. « Leurs convictions diffèrent » ; c’était tout : mais ce tout suffisait pour séparer les enfants des parents, et pour rendre les parents hostiles ou indifférents à leurs enfants.

Les enfants, surtout les jeunes filles, devenaient la proie d’une manie épidémique : la désertion de la maison paternelle. Notre voisinage immédiat en avait été exempt jusque-là, grâce à Dieu, mais il circulait des bruits qui parvenaient jusqu’à nous : « Chez tel propriétaire, puis chez tel autre, la fille de la maison s’est sauvée ; l’une pour aller étudier à l’étranger, l’autre pour aller à Pétersbourg chez les nihilistes. Le sujet d’effroi principal pour les parents et les instituteurs, tout autour de Palibino, était une certaine commune établie, disait-on, à Pétersbourg, où l’on attirait — du moins c’était la rumeur publique— toutes les jeunes filles qui voulaient quitter la maison paternelle. Les jeunes gens des deux sexes y étaient censés vivre dans un communisme complet. Des jeunes filles de bonne famille lavaient les planchers, nettoyaient les samovars de leurs propres mains ; car elles n’admettaient aucune domesticité. Ceux qui répandaient ces bruits n’avaient, il est vrai, jamais vu cette commune, ils ignoraient même où elle se trouvait, et comment elle pouvait exister à Pétersbourg sous les yeux de la police ; néanmoins cette existence ne faisait doute pour personne.

Bientôt les signes du temps se manifestèrent dans notre voisinage immédiat.

Le prêtre de notre paroisse avait un fils dont la soumission et la conduite exemplaire faisaient jadis la joie de ses parents. Mais, à peine ses cours du séminaire brillamment achevés — il était, je crois, sorti le premier, — ce digne jeune homme se transforma, sans raison apparente, en fils rebelle, et déclara nettement qu’il renonçait à la prêtrise, bien qu’il n’eût qu’à étendre la main pour obtenir une riche paroisse. Son Éminence l’archevêque le fit venir, l’engagea lui-même à ne pas quitter le giron de l’Église, donnant clairement à entendre au jeune homme qu’une des meilleures paroisses du gouvernement lui serait confiée, s’il en témoignait le désir — à la condition toutefois d’épouser une des filles de son prédécesseur, — l’usage traditionnel exigeant que la paroisse servît en quelque sorte de dot à une des filles du pope. Cette séduisante perspective ne produisit aucun effet : le jeune homme préféra partir pour Pétersbourg, entrer à ses propres frais à l’Université, et se condamner pendant quatre ans d’études au thé et au pain sec pour toute nourriture.

Le pauvre père Philippe s’affligea de la déraison de son fils, mais il en eût pris tant bien que mal son parti si celui-ci avait choisi la faculté de droit — celle qui, par la suite, nourrit le mieux son homme, comme chacun sait ; malheureusement son fils choisit les sciences naturelles. Il revint aux vacances suivantes farci d’absurdités, prétendant par exemple que l’homme descend du singe et que, selon les démonstrations du professeur Sétchénof, il n’y a pas d’âme, mais une action réflexe. Le pauvre prêtre désolé saisit son goupillon et aspergea son fils d’eau bénite.

Jadis, lorsque le jeune homme venait passer ses vacances chez son père, il ne manquait à aucune de nos fêtes de famille, et se présentait régulièrement pour nous saluer et manger de grand appétit le gâteau de fête, au bas-bout de la table, sans jamais se mêler à la conversation, ainsi qu’il convenait à sa position.

Cette année, il brilla par son absence à la première fête de famille qui suivit son arrivée. En revanche, il se présenta un jour qui n’était pas celui fixé pour les réceptions de mon père ; et au domestique lui demandant ce qu’il voulait, il répondit qu’il venait simplement rendre visite au général.

Mon père, ayant beaucoup entendu parler du « nihiliste », n’avait pas manqué de remarquer son absence le jour de sa fête, bien qu’il ne semblât prêter aucune attention à de si minces détails. Contrarié maintenant de l’audace de ce gamin, qui osait le traiter d’égal à égal, il voulut lui donner une leçon, et le domestique eut ordre de répondre : « Le Général reçoit les solliciteurs et ceux qui viennent pour affaires, le matin avant une heure ».

Le fidèle Ilia, qui comprenait toujours son maître à demi-mot, s’acquitta de la commission dans l’esprit où elle lui avait été donnée : il ne parvint cependant pas à intimider le jeune homme, et celui-ci s’en alla en répondant simplement :

« Tu diras à ton maître que je ne mettrai plus les pieds dans sa maison. »

Ilia s’acquitta aussi de cette commission. On peut imaginer le bruit que fit la sortie du jeune popovitch, non pas seulement chez nous, mais dans tout le voisinage.

Chose plus frappante encore, Aniouta, sitôt quelle apprit cet incident, accourut chez notre père sans être appelée, et, les joues brûlantes d’émotion, lui dit d’une voix entrecoupée :

« Pourquoi as-tu blessé Alexis Philipovitch, papa ? C’est très mal, c’est indigne d’insulter un garçon bien élevé. »

Papa la regarda avec stupéfaction. Son étonnement fut si grand, qu’il ne trouva même pas de paroles pour remettre cette impertinente petite fille à sa place. Au reste, cet accès de soudaine audace ne fut pas de longue durée, et Aniouta s’enfuit bien vite dans sa chambre.

Mon père, tout bien pesé, préféra ne donner aucune suite à l’incident et le prendre par son côté risible. Il raconta devant Aniouta l’histoire d’une princesse qui s’était faite la protectrice d’un palefrenier : la princesse et son protégé furent naturellement tournés en ridicule. Mon père était passé maître dans l’art de lancer des pointes, et nous redoutions fort ses plaisanteries. Mais, cette fois, Aniouta l’écouta sans sourciller, prit même un air insolent et provocateur pour protester contre l’insulte faite au fils du prêtre ; elle chercha à le rencontrer partout, soit en promenade, soit chez des voisins.

Un soir, au souper des domestiques, le cocher Stépan raconta qu’il avait, de ses propres yeux, vu l’aînée des jeunes maîtresses se promener dans le bois en tête à tête avec le popovitch.

« Et c’était drôle à regarder. Mademoiselle marchait sans rien dire, la tête baissée, jouant avec son parasol. Et lui, à ses côtés, faisait de grands pas avec ses longues jambes, tout pareil à une grue. Et tout le temps il parlait en agitant ses grands bras. Puis, par moments, il tirait un livre tout déchiré de sa poche, et voilà qu’il lisait à haute voix, comme qui dirait une leçon qu’il lui faisait. »

Le jeune popovitch ne ressemblait guère, il faut en convenir, à un prince de conte de fées, ou à un des chevaliers rêvés par Aniouta. Son grand corps mal bâti, son long cou aux veines saillantes, son visage pâle entouré de cheveux d’un blond jaunâtre, ses grandes mains rouges, aux ongles d’une propreté douteuse, et surtout son accent déplaisant et vulgaire, qui témoignait clairement de son éducation, — tout cela ne pouvait en faire un héros séduisant aux yeux d’une jeune fille à préjugés et à tendances aristocratiques. Impossible de rien soupçonner de romanesque dans l’intérêt témoigné par Aniouta à ce jeune homme. Cet intérêt tenait évidemment à autre chose.

Le grand prestige du jeune homme, aux yeux d’Aniouta, consistait en effet à arriver de Pétersbourg, d’où il rapportait les idées les plus nouvelles. Il avait même eu le bonheur de voir — de loin il est vrai — quelques-unes de ces grandes figures, objets de l’idolâtrie de la jeunesse à cette époque. Cela suffisait pour le rendre à son tour intéressant et sympathique. Aniouta, grâce à lui, obtint des livres qu’elle ne pouvait se procurer ; on ne recevait chez nous que les journaux les plus sérieux et les mieux pensants : la Revue des Deux Mondes et l’Athenaeum en fait de journaux étrangers, et, comme journaux russes, le Messager Russe. Mon père avait consenti, par condescendance pour l’esprit du moment, à s’abonner cette année au journal de Dostoiévsky, l’Époque ; mais avec l’aide du popovitch, Aniouta se procura des journaux d’un autre calibre : le Contemporain, la Parole Russe, dont chaque numéro était salué par la jeunesse comme un événement. Une fois même il apporta un numéro de la Cloche, de Hertzen, un journal défendu.

Il serait injuste de croire qu’Aniouta acceptât les idées nouvelles prêchées par son ami, sans les soumettre à aucune critique. Plusieurs de ces idées la révoltaient, d’autres lui paraissaient trop avancées ; elle discutait et protestait. En tout cas elle se développa si rapidement sous l’influence de ses entretiens avec le popovitch et des livres qu’il lui procurait, qu’elle se transformait d’heure en heure, plutôt que de jour en jour.

Le fils du prêtre réussit à s’aliéner si complètement son père que, l’automne venu, celui-ci le pria de ne pas revenir aux vacances suivantes. Mais les germes, jetés dans l’esprit d’Aniouta n’en continuèrent pas moins à croître et à se développer.

Elle changea même extérieurement, s’habilla de robes noires fort simples, avec de petits cols plats, les cheveux retenus par un filet. Elle ne parlait de bals et de plaisirs qu’avec mépris. Toute la matinée se passait à rassembler les enfants des domestiques pour leur donner une leçon de lecture, ou à causer longuement avec les paysannes qu’elle rencontrait en se promenant et qu’elle arrêtait.

Chose plus surprenante encore, Aniouta, qui avait autrefois l’horreur de l’étude, se prit à étudier maintenant avec passion. Au lieu de dépenser son argent de poche en objets de toilette et en chiffons, elle fit venir des ballots de livres, et non plus des romans, mais des livres à titres savants : Histoire de la civilisation, Physiologie de la vie, etc.

Un beau jour, Aniouta se présenta à notre père avec une exigence nouvelle et fort inattendue : elle demandait à être envoyée seule à Pétersbourg pour y faire ses études. Papa chercha encore à tourner cette demande en plaisanterie, comme il l’avait fait jadis lorsqu’Aniouta déclarait ne pouvoir vivre à la campagne ; mais cette fois elle ne se laissa pas persuader : ni les plaisanteries, ni les moqueries n’obtinrent de succès. Elle démontra avec chaleur que, si son père était forcé d’habiter la campagne, il ne s’en suivait pas qu’elle fût obligée de s’y enterrer, n’y ayant, pour sa part, ni affaires ni plaisirs. Mon père exaspéré finit par la gronder comme une petite fille.

« Puisque tu ne comprends pas qu’une fille honnête doive, jusqu’à son mariage, vivre auprès de ses parents, je me dispense de toute discussion avec une sotte », dit-il.

Aniouta vit qu’elle ne gagnerait rien à insister ; mais, depuis ce jour-là, ses relations avec notre père furent contraintes : irrités l’un contre l’autre, la situation devint de plus en plus tendue. À dîner, le seul moment de la journée où ils se rencontrassent, ils ne s’adressaient plus directement la parole, et chaque phrase était une pointe ou une allusion amère. Dès lors la discorde régna dans la famille : bien que jusqu’ici nous n’eussions jamais eu aucun objet commun d’intérêt, et que chaque membre de la famille eût toujours vécu de son côté, sans témoigner grande attention aux autres, nous n’avions jamais formé deux camps hostiles comme à présent. Dès le début, l’institutrice fit une vive opposition aux idées nouvelles. Aniouta fut taxée de « nihiliste », ou de « demoiselle avancée », et cette dernière épithète prenait dans la bouche de l’Anglaise une signification particulièrement ironique. Elle sentait instinctivement qu’Aniouta complotait quelque chose, et la soupçonnait des desseins les plus criminels, comme de vouloir quitter secrètement la maison, épouser le fils du pope, ou de faire partie de la fameuse commune ; et elle surveillait chacun de ses pas. Ma sœur, se sentant espionnée, s’entoura, pour taquiner l’institutrice, d’un mystère exaspérant et blessant. Cette disposition d’esprit batailleuse ne tarda pas à réagir sur moi. L’institutrice avait de tout temps désapprouvé mon intimité avec ma sœur ; maintenant elle éloigna son élève de la « demoiselle avancée » comme d’une peste. Rester seule avec ma sœur devint une difficulté toujours croissante, et mes tentatives pour quitter ma chambre d’étude et pour monter au salon avec les « grandes personnes » me furent imputées à crime.

Une surveillance aussi vigilante me contrariait extrêmement. Je sentais qu’Aniouta avait des objets d’intérêt nouveaux, inconnus jusque-là, et j’éprouvais un désir passionné de les connaître. Chaque fois qu’il m’arrivait d’entrer à l’improviste dans la chambre d’Aniouta, je la surprenais à sa table, écrivant quelque chose. Je cherchai à lui faire dire ce qu’elle écrivait ; mais ma sœur, à laquelle la gouvernante ne marchandait pas le reproche de s’être dévoyée et de vouloir me détourner aussi de mon devoir, prit le parti de me renvoyer, dans la crainte de nouvelles querelles.

« Va-t’en, je t’en prie, me disait-elle avec impatience ; si Marguerite Frantzovna te trouve ici, nous serons bien arrangées toutes les deux ! » — Je rentrais dans ma chambre d’étude plus irritée encore contre cette institutrice, cause du silence de ma sœur. La tâche de la pauvre Anglaise se compliquait de jour en jour. J’entendais dire à table, et je le comprenais d’ailleurs fort bien, qu’il n’était plus de mode d’obéir aux personnes âgées ; mon sentiment de subordination s’en émoussa, et mes discussions avec mon institutrice se répétèrent presque journellement. Après une scène plus orageuse que les autres, Marguerite Frantzovna déclara qu’elle ne pouvait plus rester chez nous : cette menace s’était réitérée si souvent que je n’y prêtai pas, d’abord, grande attention ; mais cette fois la chose fut sérieuse. D’une part l’institutrice s’était trop avancée pour pouvoir convenablement reculer ; de l’autre, mes parents, fatigués de scènes incessantes, qui lassaient tout le monde, ne la retinrent pas : ils espéraient qu’après le départ de l’Anglaise, la maison deviendrait plus calme. Je doutai, jusqu’au bout, de ce départ ; l’heure de la séparation sonna cependant.

 

IX. DÉPART DE L’INSTITUTRICE — PREMIERS ESSAIS LITTÉRAIRES D’ANIOUTA

Une grande malle de forme ancienne, recouverte d’une housse de toile, et soigneusement cordée, attend depuis le matin dans l’antichambre. Une batterie de cartons, de paniers, de petits sacs, de petits paquets, attirail de voyage indispensable à une vieille fille, s’élève au-dessus. Un vieux tarantass, attelé de trois chevaux pauvrement harnachés, que le cocher Jacob prend lorsqu’il s’agit d’une longue course, attend devant le perron. Les femmes de chambre s’agitent, apportent et remportent diverses bagatelles ; mais le valet de chambre de papa, Ilia, appuyé au battant de la porte, exprime par son immobilité et par la négligence de sa pose, que le départ est de trop peu d’importance pour soulever cette bagarre. Tout le monde se réunit dans la salle à manger.

Mon père engage chacun, selon l’usage, à s’asseoir avant le départ : les maîtres se placent d’un côté de la salle, les domestiques se pressent de l’autre, respectueusement assis sur le bord de leur chaise. Quelques minutes se passent en silence ; on se sent le cœur oppressé par l’angoisse nerveuse qui précède les séparations. Mais voici mon père qui se lève ; il fait un signe de croix devant l’icône ; les autres suivent son exemple ; les larmes et les embrassades commencent.

Je regarde maintenant mon institutrice, en robe de voyage foncée, la tête enveloppée d’un châle de laine tricotée ; et elle me paraît tout autre que d’habitude. Elle a subitement vieilli : sa taille énergique et puissante semble diminuée : ses yeux « qui portaient la foudre », comme nous disions en cachette pour nous moquer d’elle, ses yeux qui ne laissaient échapper aucun de nos crimes, sont rouges, gonflés, pleins de larmes ; les coins de ses lèvres s’agitent nerveusement. Pour la première fois de ma vie, elle me fait pitié. Elle me tient embrassée, longtemps, convulsivement, avec une tendresse impétueuse dont je ne l’aurais pas crue capable.

« Ne m’oublie pas, écris. Ce n’est pas gai de quitter une enfant qu’on a élevée depuis l’âge de cinq ans », dit-elle dans un sanglot.

Moi aussi je sanglote avec désespoir, pendue à son cou. Une angoisse cruelle, le sentiment d’une perte irréparable s’empare de moi, tout me semble devoir s’écrouler dans la famille après ce départ. La conscience de mes torts personnels aggrave ma peine. Je me souviens avec honte que, les jours précédents, et pas plus tard que le matin même, je me suis secrètement réjouie à l’idée de ce départ et de la perspective d’être libre.

Et voilà qu’elle part réellement ! J’ai obtenu ce que je voulais ; nous allons rester sans elle. En ce moment j’éprouve un regret si vif, que je donnerais tout au monde pour la garder. Je m’accroche à mon institutrice, il me semble impossible de m’en détacher.

« Il faut partir pour arriver à la ville avant la nuit », dit quelqu’un.

Les bagages ont tous été placés dans la voiture ; on aide l’institutrice à s’y placer aussi. Une dernière fois elle m’embrasse longuement, tendrement.

« Attention, mademoiselle, vous allez tomber sous les chevaux », dit quelqu’un ; et le tarantass s’ébranle.

Je monte en courant dans la chambre qui forme l’angle de la maison, et d’où l’on aperçoit l’allée de bouleaux, longue d’une verste, qui mène à la grand’ route : j’appuie mon visage à la vitre ; je ne puis m’arracher de la fenêtre tant que l’équipage reste en vue, et le sentiment de ma culpabilité personnelle va toujours grandissant. Mon Dieu, combien en ce moment je regrette la gouvernante qui s’en va ! Nos collisions — et elles étaient trop fréquentes dans les derniers temps — m’apparaissent actuellement sous un jour bien différent.

« Elle m’aimait ; elle serait restée, si elle avait su combien je l’aime. Et personne, personne, ne m’aime maintenant », me dis-je avec un repentir tardif.

Et mes sanglots deviennent de plus en plus forts.

« C’est pour Marguerite que tu t’affliges ainsi ? » demande mon frère Fédia qui passe en courant près de moi.

Et je sens dans sa voix un étonnement ironique.

« Laisse-la, Fédia. Cet attachement lui fait honneur », dit sentencieusement une voix derrière moi, celle d’une vieille tante que nous n’aimions pas, nous autres enfants, parce que nous la supposions fausse, je ne sais trop pourquoi.

L’ironie de mon frère, et l’éloge doucereux de ma tante, aussi désagréables l’un que l’autre, me font reprendre mon équilibre moral. Jamais je n’ai pu supporter les consolations des indifférents lorsque mon cœur était frappé. Aussi repoussai-je avec colère la main de ma tante, que celle-ci pose sur mon épaule dans une intention caressante, et je murmure fâchée :

« Je ne m’afflige de rien, et n’ai d’attachement pour personne. »

Après quoi, je me sauve dans ma chambre.

À la vue de cette pièce vide, je suis sur le point de retomber dans une nouvelle crise de désespoir ; mais l’idée de pouvoir rester avec ma sœur tant que je voudrai, me console un peu, et aussitôt je cours chez elle pour voir ce qu’elle fait.

Aniouta est dans la grande salle ; elle y marche de long en large. Elle se livre toujours à cet exercice quand elle est préoccupée ou tourmentée. Elle est alors tout à la fois distraite et rayonnante ; ses yeux verts semblent transparents, et n’aperçoivent rien de ce qui se passe autour d’eux ; sans qu’elle s’en doute, son allure se conforme à ses pensées : si elles sont tristes, sa démarche devient languissante ; si elles s’animent et qu’il lui vienne quelque idée nouvelle à l’esprit, sa démarche s’anime aussi, et, au lieu de marcher, elle court dans la chambre. Tout le monde chez nous connaît cette habitude, et on la plaisante là-dessus. Je l’observe souvent, à la dérobée, pendant ces promenades ; je voudrais tant savoir à quoi elle pense ! Bien que je sache par expérience qu’il est inutile de l’interpeller dans ces moments-là, je perds patience en voyant que sa promenade ne prend pas de fin, et j’essaie de lui parler.

« Aniouta, je m’ennuie : donne-moi un de tes livres à lire. »

Je fais cette demande d’une voix émue. Mais Aniouta continue à marcher sans avoir l’air de m’entendre.

Quelques minutes se passent en silence. Enfin je me décide à parler.

« Aniouta, à quoi penses tu ?

— Laisse-moi tranquille, je t’en prie, tu es trop petite pour que je te dise tout. »

Me voilà tout à fait offensée.

« C’est ainsi ? Tu ne veux même pas me parler ? Maintenant que Marguerite est partie, je croyais que nous vivrions en si bonne amitié, et tu me renvoies ? Eh bien, je m’en irai, et ne t’aimerai plus du tout, du tout ! »

Prête à pleurer, je veux m’éloigner, mais ma sœur me rappelle. Au fond elle brûle du désir de raconter à quelqu’un ce qui l’occupe ; et comme elle n’a personne à qui s’ouvrir dans la maison, une petite sœur de douze ans, faute de mieux, peut servir de public.

« Écoute ! dit-elle, si tu me promets de n’en jamais parler à personne, jamais, sous aucun prétexte, je te confierai un grand secret. »

Mes larmes tarissent du coup, ma colère disparaît ; je jure, naturellement, que je serai muette comme un poisson, et j’attends avec impatience ce qu’elle va me dire.

Elle m’emmène dans sa chambre, et me conduit vers un vieux petit bureau dans lequel, je le sais, se conservent ses secrets les plus intimes. Lentement, sans se presser, comme pour mieux exciter ma curiosité, elle ouvre un des tiroirs, et en tire une grande enveloppe, d’un aspect officiel, cachetée de rouge, sur laquelle est imprimée : Journal l’Époque. Et sur l’enveloppe est l’adresse suivante : Domna Kousminichna Kusmin (c’est le nom de notre femme de charge, et je connais son dévouement à ma sœur, pour qui elle se jetterait au feu et à l’eau). Cette enveloppe en contient une autre, plus petite, adressée à Anna Vassiliévna Korvin-Kroukovsky ; et Aniouta me tend une lettre, écrite en gros caractères.

Cette lettre n’est pas en ma possession maintenant, mais je l’ai si souvent lue et relue dans mon enfance, que je crois pouvoir la transcrire textuellement de mémoire :

 

« Mademoiselle,

« Votre lettre, remplie d’une confiance si aimable et si sincère, m’a vivement touché, et, sans tarder, je me suis mis à lire le récit que vous m’avez envoyé. J’ai commencé à le lire avec une crainte secrète que je vous avoue : nous autres, directeurs de journaux, sommes trop souvent réduits à la triste nécessité de décourager les jeunes auteurs, lorsqu’ils nous envoient leurs premiers essais littéraires afin de les soumettre à notre appréciation. C’eût été, en ce qui vous concerne, un regret pour moi. Mais plus j’avançais dans ma lecture, plus mes craintes s’évanouissaient ; et plus aussi je subissais le charme de cette jeunesse, de cette sincérité, de cette chaleur de sentiments, dont votre récit est pénétré. Ces qualités sont telles, que je me demande même si je ne subis pas en ce moment leur influence ; aussi m’est-il impossible de répondre catégoriquement à la question que vous me posez : « Se développera-t-il en moi, avec le temps, un sérieux talent d’écrivain ? » Le certain, c’est que nous publierons votre nouvelle — et avec le plus grand plaisir, — dans le prochain numéro de mon journal ; et, en ce qui touche votre question même, voici mon avis : écrivez, travaillez, le temps prouvera si vous avez du talent.

« Je ne vous le cache pas, il y a bien des choses incomplètes, bien des choses aussi trop naïves dans votre nouvelle ; il y a même — excusez ma franchise — quelques péchés contre la grammaire russe, mais ce sont de petites imperfections dont vous vous corrigerez en vous en donnant la peine : quant à mon impression générale, elle vous est favorable.

« C’est pourquoi, je le répète, écrivez, écrivez. Je serais sincèrement heureux d’avoir quelques détails sur vous, si vous trouvez possible de m’en donner : quel âge avez-vous ? quel genre de vie est le vôtre ? J’ai besoin de savoir tout cela pour apprécier votre talent plus justement.

« Votre dévoué,

« Théodore Dostoiévsky. »

 

Je lisais cette lettre, et les lignes semblaient se confondre devant mes yeux, tant mon étonnement était grand. Le nom de Dostoiévsky m’était connu : je l’entendais souvent prononcer à table, dans ces derniers temps, lorsque mon père et ma sœur discutaient ensemble. Je savais qu’il s’agissait d’un de nos écrivains russes les plus remarquables, mais par quel hasard écrivait-il à Aniouta, et que signifiait tout cela ! Il me vint à l’idée qu’Aniouta se moquait de moi, pour rire ensuite de ma crédulité.

La lettre achevée, je regardai ma sœur en silence, ne sachant que dire. Aniouta s’amusait visiblement de ma stupéfaction.

« Comprends-tu, mais comprends-tu ? dit-elle d’une voix entrecoupée par l’émotion. J’ai écrit une nouvelle, et, sans en rien dire à personne, je l’ai envoyée à Dostoiévsky. Et tu vois qu’il la trouve bonne, et qu’il va la publier dans son journal. Il se réalise donc, mon rêve le plus cher !... Je suis maintenant un auteur russe ! » cria-t-elle dans un accès d’enthousiasme qu’elle ne put contenir.

Pour comprendre ce que signifiait dans notre esprit ce nom d’ « auteur », il faut se rappeler notre existence au fond de la campagne, loin de tout rapport, même très superficiel, avec le monde littéraire. On lisait beaucoup dans notre famille, et l’on faisait venir beaucoup de livres nouveaux. Chaque livre, chaque parole imprimée, nous représentait à nous, comme à tous ceux qui nous entouraient, une chose venue de loin, de quelque monde étranger, inconnu, avec lequel nous n’avions rien de commun. Quelque bizarre que cela puisse paraître, ma sœur et moi n’avions même jamais vu un homme qui eût fait imprimer une ligne. On parlait bien d’un instituteur dans notre voisinage, qui passait pour être l’auteur d’une correspondance sur notre district, imprimée dans un journal ; et je me rappelle la crainte respectueuse qu’il inspirait à tous, jusqu’au jour où l’on apprit que la correspondance n’était pas de lui, mais d’un journaliste pétersbourgeois de passage.... Et tout à coup, voilà ma sœur, une « femme auteur ». Les mots me manquaient pour exprimer mon étonnement et mon enthousiasme : je ne pus que me jeter à son cou, et nous nous tînmes longtemps embrassées, riant et disant mille folies.

Ma sœur n’avait osé raconter son triomphe à personne ; elle savait que tout le monde dans la maison — notre mère la première — serait épouvantée et que la chose serait racontée à notre père. Et aux yeux de celui-ci, cette démarche auprès de Dostoiévsky, auquel Aniouta avait écrit sans permission, pour se soumettre à son jugement et s’exposer peut-être à ses railleries, serait un crime terrible.

Pauvre père, qui avait une si grande horreur pour les femmes auteurs, et soupçonnait chacune d’elles d’écarts ayant si peu de rapports avec la littérature ! Sa destinée était d’avoir une femme auteur pour fille !... Personnellement mon père n’avait connu qu’une seule femme de ce genre, la comtesse X.... Il l’avait connue à Moscou, dans tout l’éclat de sa jeunesse, objet de l’admiration de tous les jeunes gens de Moscou, lui-même y compris. Plusieurs années ensuite, il la revit à Baden-Baden, je crois, dans le salon de la roulette.

« Je regarde, n’en croyant pas mes yeux, racontait mon père ; c’était bien la comtesse, et, lui faisant cortège, une queue de personnages suspects, plus vilains et plus vulgaires les uns que les autres, criant, ricanant, braillant, et la traitant de pair à compagnon : elle s’approcha du tapis vert et se mit à jeter l’or à pleines mains. Ses yeux brillaient, son visage était rouge et son chignon de travers. Quand elle eut perdu jusqu’à sa dernière pièce d’or, elle cria à ses aides de camp : « Eh bien, messieurs, je suis vidée. Rien ne va plus, allons noyer notre chagrin dans du Champagne. » Voilà où en vient une femme auteur.... »

Ma sœur, on le comprend, n’était pas pressée de se vanter de son succès ; mais le mystère dont elle devait entourer son début littéraire donnait à celui-ci un charme particulier. Je me rappelle notre exaltation au bout de quelques semaines, quand nous reçûmes un numéro de l’Époque, et vîmes à la première page : le Songe, nouvelle de J. O. (Jouri Obrelow était le pseudonyme choisi par Aniouta qui, naturellement, ne pouvait pas écrire sous son propre nom.)

Aniouta m’avait déjà lu le brouillon de sa nouvelle, mais ce récit me parut tout neuf, et merveilleusement beau, dans les colonnes du journal.

En voici le sujet :

L’héroïne, Lilenka, vit entourée de gens âgés, éprouvés par la vie, qui cherchent le repos et l’oubli dans un coin tranquille. Ils voudraient inspirer à Lilenka leur terreur de la vie et de ses agitations ; mais cette existence inconnue l’attire et l’appelle, bien qu’elle n’en connaisse que de tristes échos, qui viennent jusqu’à elle comme un bruit de vagues déferlant au loin derrière des montagnes. Elle croit qu’il existe quelque endroit

Où les hommes vivent plus gaîment,

Où ils vivent d’une vie véritable

Et ne tissent pas leur toile comme des araignées....

Comment arriver jusqu’à ces gens-là ? Lilenka subit inconsciemment la contagion des préjugés de son entourage. Presque à chaque pas, et sans qu’elle s’en doute, elle se heurte à cette question : « Est-il convenable pour une demoiselle d’agir de telle ou telle sorte ? » Elle voudrait échapper à cette sphère étroite, mais tout ce qui n’est pas « comme il faut » ou « convenable » l’effraye.

Un jour, dans une promenade publique, elle fait la connaissance d’un jeune étudiant (tout héros de roman devait, à cette époque, être étudiant) ; ce jeune homme lui fait une grande impression, mais elle se conduit en jeune fille bien élevée, ne lui témoigne aucune sympathie, et leurs rapports se bornent à cette rencontre.

Lilenka en éprouve quelque chagrin, puis le calme revient : mais dans les rares occasions où, en rangeant les tiroirs de sa commode, elle retrouve parmi les petits souvenirs que les jeunes filles aiment à conserver, quelques bagatelles rappelant l’inoubliable soirée, elle referme le tiroir précipitamment et reste toute la journée sombre et pensive.

Une nuit, elle fait un rêve étrange : l’étudiant vient la voir et lui reproche de ne pas l’avoir suivi. Aux yeux de Lilenka se déroule alors, en songe, le tableau d’une vie honnête et laborieuse, avec un homme aimé, et des amis intelligents ; vie pleine d’un bonheur lumineux et chaud dans le présent, et de promesses pour l’avenir : « Vois, et repens-toi ; telle eût été notre vie ensemble », lui dit l’étudiant, et il disparaît. À son réveil, et sous l’impression de ce rêve, Lilenka se décide à rompre avec le souci des convenances. Elle, qui n’a jamais quitté la maison sans l’escorte d’une femme de chambre ou d’un domestique, se sauve en cachette, prend le premier isvostschik venu, et se fait conduire dans la rue éloignée et pauvre, où, elle le sait, demeure son étudiant bien-aimé. Après beaucoup de recherches et d’aventures, suites de son inexpérience et de sa maladresse, elle trouve enfin la demeure du jeune homme ; mais elle apprend par un camarade qui vivait avec lui, que le pauvre garçon est mort du typhus depuis quelques jours. Le camarade lui raconte combien la vie de son ami a été dure, combien il a souffert, et comment dans son délire il parlait d’une jeune fille. Pour consoler Lilenka ou pour lui faire un reproche, il cite à la pauvre enfant en pleurs, ces vers de Dobrolioubof :

Je crains que la mort elle-même ne soit une plaisanterie ironique pour moi,  Je crains que tout ce que j’ai si ardemment  Et si inutilement souhaité vivant,  Ne vienne apporter un consolant sourire,  Qu’au cercueil qui m’enfermera....  Lilenka rentre chez elle sans que son absence ait été remarquée, mais elle garde la conviction qu’elle a laissé passer le bonheur. Elle meurt bientôt après, regrettant sa jeunesse inutile privée même de souvenirs.

Encouragée par ce premier succès, Aniouta commença aussitôt une seconde nouvelle, et la termina en quelques semaines. Cette fois son héros fut un jeune homme, Michel, élevé loin de sa famille par un oncle moine. Dostoiévsky fut beaucoup plus satisfait de cette seconde nouvelle qu’il trouva plus mûrie. Le portrait de Michel offre quelque ressemblance avec celui d’Alexis dans les Frères Karamasof. Lorsque, plus tard, je lus ce roman au fur et à mesure de sa publication, la ressemblance me sauta aux yeux, et je la fis remarquer à Dostoiévsky, que je voyais souvent alors.

« Vous avez peut-être raison, dit Théodore Mikhaïlovitch en se frappant le front de la main ; mais, croyez-moi sur parole, j’avais complètement oublié Michel quand j’ai pensé à mon Alexis.... Qui sait cependant s’il ne m’est pas revenu de façon inconsciente à la mémoire ? » ajouta-t-il après un moment de réflexion.

Mais, pour cette seconde nouvelle, les choses ne marchèrent pas aussi facilement que pour la première. Il survint une catastrophe : la lettre de Dostoiévsky tomba entre les mains de notre père, et fit scandale.

C’était encore un 5 septembre, date solennelle dans les annales de notre famille. Comme d’habitude, une nombreuse société se trouvait réunie. La poste, que nous ne recevions qu’une fois par semaine, arrivait précisément ce jour-là. La femme de charge, à qui la correspondance d’Aniouta était adressée, allait, d’ordinaire, au-devant du postillon pour prendre ses lettres avant que le courrier fût remis à mon père ; cette fois, elle se laissa absorber par les invités, et le postillon chargé du courrier, ayant bu un coup en l’honneur de la fête de madame, c’est-à-dire étant ivre mort, fut remplacé par un petit garçon qui ignorait complètement l’organisation du service. Le sac contenant la correspondance se trouva donc dans le cabinet de papa, sans avoir été préalablement inspecté et expurgé.

Mon père, surpris de voir une lettre recommandée à l’adresse de notre femme de charge, et portant l’en-tête du journal l’Époque, fit appeler Domna Kousminichna et lui ordonna d’ouvrir la lettre en sa présence. Que signifiait tout cela ? — On peut, ou, pour mieux dire, on ne peut pas, s’imaginer la scène qui suivit ! Pour comble de malheur, Dostoiévsky envoyait à ma sœur, dans cette lettre, le prix de sa nouvelle : trois cents et quelques roubles, il me semble. Que sa fille reçût secrètement l’argent d’un étranger, cela parut à mon père une action si coupable, et si déshonorante, qu’il se trouva mal. Il souffrait d’une maladie de cœur, compliquée d’une maladie de foie, et les médecins nous avaient prévenus qu’une émotion violente pouvait être dangereuse, et causer une mort subite ; la possibilité d’une semblable catastrophe était la terreur de toute la famille. Chaque fois que l’un de nous causait quelque ennui à mon père, son visage prenait une teinte noirâtre qui nous épouvantait ; nous craignions de le tuer. Cette fois le coup était rude !... Et comme un fait exprès, la maison regorgeait d’invités.

Cette année-là, je ne sais quel régiment était en garnison dans le chef-lieu de notre district : les officiers avaient été invités avec leur colonel à la fête donnée en l’honneur de maman ; pour nous faire une surprise, ils avaient amené la musique du régiment.

Le dîner était fini depuis deux ou trois heures ; dans la grande salle d’en haut, on allumait les lustres et les candélabres, et les invités, après s’être reposés et avoir changé de toilette, se rassemblaient peu à peu. Les jeunes officiers, serrés dans leur uniforme, introduisaient avec quelque peine les mains dans leurs gants blancs ; de vaporeuses demoiselles en robe de tarlatane, avec d’énormes crinolines, la mode du jour, tournoyaient devant les grands miroirs. Mon Aniouta, généralement hautaine avec tout ce monde, subissait l’ivresse de la musique, de la lumière, de tout l’ensemble de la fête, mais surtout du sentiment d’être la plus belle et la plus élégante. Oubliant sa nouvelle dignité d’écrivain russe, oubliant aussi combien ces petits officiers rouges et essoufflés approchaient peu de l’idéal de ses rêves, elle se mouvait au milieu d’eux, souriant à chacun, et jouissant de la conviction de leur tourner à tous la tête.

On n’attendait que mon père pour ouvrir le bal. Tout à coup un domestique entra et, s’approchant de ma mère, lui dit :

« Son Excellence se trouve mal, et prie madame de passer dans son cabinet. »

Tout le monde fut impressionné. Maman se leva, et, prenant sur son bras sa lourde traîne de soie, sortit aussitôt de la salle. Les musiciens, qui attendaient dans la pièce voisine qu’on leur donnât le signal, reçurent l’ordre de ne pas commencer.

Une demi-heure se passa. Les invités s’inquiétaient déjà. Enfin maman reparut. Son visage était rouge et troublé, mais elle cherchait à paraître calme, et souriait d’un air contraint. Aux questions empressées qu’on lui fit, elle répondit évasivement :

« Le général ne se sent pas très bien, et vous prie de l’excuser si le bal commence sans lui. »

Chacun comprit qu’il se passait quelque chose de pénible ; mais par convenance, personne n’insista. D’ailleurs on était bien aise de danser, puisque l’on s’était réuni et paré pour cela. Le bal commença donc.

En passant devant maman, au cours d’une figure de quadrille, Aniouta la regarda avec inquiétude, et lut dans ses yeux qu’il se passait quelque chose de grave. Profitant d’une minute de liberté entre deux danses, elle prit maman à part, et la pressa de lui dire ce qui arrivait.

« Qu’as-tu fait ! Tout est découvert ! Papa a lu la lettre que t’écrit Dostoiévsky, et a failli en mourir de honte et de désespoir », dit la pauvre maman retenant avec peine ses larmes.

Aniouta pâlit affreusement, mais maman continua :

« Je t’en prie, contiens-toi pour le moment. N’oublie pas que nous avons du monde, et qu’ils seraient tous ravis de faire des commérages sur notre compte ; va, et danse comme si de rien n’était. »

Ma mère et ma sœur continuèrent donc à danser jusqu’au matin, épouvantées toutes deux de l’orage qui éclaterait sur leurs têtes aussitôt que les invités seraient partis.

En effet l’orage fut terrible.

Tant que les invités ne furent pas tous partis, mon père resta enfermé dans son cabinet, et n’y laissa pénétrer personne. Ma mère et ma sœur quittaient la salle de bal entre les danses pour écouter à sa porte sans oser entrer, et revenaient tourmentées de la même pensée : « Que fait-il maintenant, et n’est-il pas malade ? »

Quand le calme fut rétabli dans la maison, mon père fit appeler Aniouta ; et que ne lui dit-il pas ! Une des phrases qui la frappèrent le plus, fut celle-ci : « Une fille qui engage une correspondance avec un inconnu, à l’insu de son père et de sa mère, et qui reçoit de l’argent de lui, est capable de tout. Aujourd’hui tu vends ta prose ; le temps viendra peut-être où tu te vendras toi-même. »

La pauvre Aniouta frissonnait en entendant ces terribles paroles ; elle sentait bien, au fond, leur injustice, mais notre père parlait avec tant de conviction, son visage était si troublé, si altéré, et d’ailleurs son autorité était si grande encore aux yeux de ma sœur que, pendant quelques minutes, un doute cruel la tourmenta : « Me suis-je trompée ? Ai-je vraiment commis, sans le savoir, un acte odieux et coupable ? »

Pendant les journées qui suivirent, ainsi qu’il arrivait après chaque drame domestique, nous semblions tous avoir reçu une douche. Les domestiques furent aussitôt au courant de tout. Le valet de chambre de papa, Ilia, selon sa louable habitude, avait écouté toute la conversation de mon père et de ma sœur, et la transmit aux autres à sa façon. L’histoire ainsi augmentée, défigurée, se répandit dans tout le voisinage, et pendant longtemps on ne parla que de la conduite effroyable de la demoiselle de Palibino.

Peu à peu cependant la tempête se calma, et il se produisit dans notre famille un phénomène assez fréquent dans les familles russes : les enfants se chargèrent de refaire l’éducation de leurs parents. Ce fut d’abord le tour de ma mère. Au premier moment, comme elle le faisait toujours lorsqu’il s’élevait des difficultés entre le père et les enfants, elle avait pris le parti de celui-là contre ceux-ci. Tremblant de le voir tomber malade, elle s’indignait de ce qu’Aniouta pût affliger son père. Puis, voyant que ses raisonnements ne produisaient aucun effet, et qu’Aniouta continuait à se montrer triste et offensée, elle fut prise de pitié pour sa fille. Bientôt aussi elle eut la curiosité de connaître l’œuvre d’Aniouta ; puis vint un secret orgueil d’avoir une fille « auteur », et sa sympathie tourna enfin du côté d’Aniouta : mon père se sentit complètement abandonné.

Dans le premier feu de sa colère, il avait exigé de sa fille la promesse qu’elle n’écrirait plus ; il ne consentirait à lui pardonner qu’à cette condition. Aniouta refusa de faire une pareille promesse ; en conséquence, le père et la fille cessèrent de se parler : ma sœur ne paraissait même plus à dîner, ma mère courait de l’un à l’autre, persuadant, raisonnant. Enfin mon père céda. Son premier pas dans la voie des concessions fut de consentir à écouter la lecture du petit roman d’Aniouta.

Cette lecture se fit solennellement. Toute la famille était rassemblée. Aniouta, comprenant l’importance du moment, lisait d’une voix tremblante d’émotion : la situation de l’héroïne, sa tentation de quitter sa famille, ses souffrances sous le joug qui l’opprimait, tout rappelait si vivement la situation même de l’auteur, que chacun en fut frappé. Mon père écouta en silence ; pendant la lecture, il ne prononça pas un mot. Mais quand Aniouta en vint aux dernières pages et, retenant avec peine ses sanglots, lut la mort de Lilenka et son regret, en quittant la vie, d’avoir passé une jeunesse inutile, de grosses larmes roulèrent dans les yeux de mon père. Il se leva et, sans rien dire, quitta la chambre. Ce soir-là, il ne parla pas à Aniouta de sa lecture ; il ne lui en dit même rien les jours suivants, mais il la traita avec une tendresse et une douceur extrêmes, et tout le monde comprit que la cause de ma sœur était gagnée.

Depuis ce jour en effet, une ère de clémence et de concessions commença pour nous. Le premier indice de cette transformation fut le pardon accordé avec bonté par mon père à la femme de charge, qu’il avait renvoyée dans un premier mouvement de colère. Le second acte de bonté fut plus frappant encore : mon père permit à Aniouta d’écrire à Dostoiévsky, à la seule condition de montrer la lettre, et promit qu’au prochain voyage à Pétersbourg elle pourrait faire sa connaissance.

Ainsi qu’il a déjà été dit, ma mère et ma sœur allaient presque chaque hiver à Pétersbourg, où elles avaient toute une colonie de tantes vieilles filles. Celles-ci occupaient une maison entière à Vassili-Ostrof, et mettaient toujours deux ou trois chambres à la disposition de ma mère et de ma sœur. Mon père restait généralement à la campagne ; on m’y laissait aussi sous la surveillance de mon institutrice : mais cette année, l’Anglaise étant partie, et la nouvelle institutrice, une Suissesse, n’inspirant pas assez de confiance, ma mère, à mon indescriptible joie, résolut de m’emmener.

Nous partîmes en janvier, pour profiter du traînage. Un voyage à Pétersbourg n’était pas chose facile. Il fallait faire soixante verstes avec ses propres chevaux, par un chemin de traverse ; puis deux cents verstes, par la chaussée avec des chevaux de poste ; puis enfin, à peu près une journée en chemin de fer. Une grande voiture sur patins, attelée de six chevaux, nous contenait, maman, Aniouta et moi ; une femme de chambre avec nos bagages nous précédait, dans un traîneau attelé en troïka ; et tout le long de la route, le son clair des grelots, tantôt se rapprochant, tantôt s’éloignant, s’éteignant presque dans le lointain pour résonner tout à coup à nos oreilles, nous berça et nous accompagna.

Que de préparatifs pour ce voyage ! À la cuisine il s’était combiné assez de bonnes choses pour suffire à une longue expédition. Notre cuisinier, célèbre dans le voisinage pour son talent de pâtissier, n’apportait jamais plus de soin à la confection de ses petits pâtés que lorsque ses maîtres se mettaient en voyage.

Et quelle admirable route ! Les soixante premières verstes traversaient une forêt de pins, forêt touffue, dont chaque arbre représentait un mât, et entrecoupée de lacs grands et petits. En hiver, ces lacs semblaient de grandes prairies de neige, sur lesquelles se reflétait l’ombre noire des sapins qui les entouraient.

Voyager de jour était charmant, mais voyager de nuit plus charmant encore. Assoupie un instant, on était éveillée par quelque secousse, et on ne reprenait pas tout de suite connaissance ; une petite lampe de voyage éclairait faiblement le plafond de la voiture, jetant une lueur incertaine sur deux étranges figures, enveloppées de capuchons blancs et de fourrures, dans lesquelles on reconnaissait difficilement une mère et une sœur. Sur les vitres, couvertes de givre, de la voiture, se dessinaient de bizarres arabesques d’argent : les grelots tintaient sans interruption. Tout cela était si étrange, si nouveau, qu’on ne s’y reconnaissait pas tout d’abord ; une sourde douleur dans les membres causée par une position incommode se sentait seule distinctement. Tout à coup, comme un trait de lumière, la conscience revient : où sommes-nous ? où allons-nous ?... Et à la pensée de ces bonnes et belles choses en perspective, le cœur déborde d’une joie pénétrante dont on est presque suffoqué.

Oh ! oui, ce voyage fut beau ! c’est peut-être le souvenir le plus lumineux qui me reste de mon enfance.

 

X. NOS RELATIONS AVEC DOSTOIÉVSKY

Aussitôt arrivées à Pétersbourg, Aniouta écrivit à Dostoiévsky pour le prier de venir nous voir. Théodore Mikhaïlovitch vint au jour indiqué. Je me rappelle notre attente fiévreuse, et comment, une heure avant qu’il fût là, nous écoutions déjà chaque coup de sonnette retentir dans l’antichambre. Cependant cette première visite ne nous produisit pas une impression favorable.

Mon père, ainsi que je l’ai dit, était plein de méfiance pour tout ce qui tenait au monde des lettres. Il avait permis à ma sœur de faire la connaissance de Dostoiévsky, mais ce n’était pas sans un serrement de cœur et un secret effroi.

« Rappelle-toi, Lise, la responsabilité qui t’incombe, avait-il dit à ma mère en la mettant en route. Dostoiévsky n’est pas un homme de notre monde. Que savons-nous de lui ? Seulement qu’il est journaliste, et qu’il était autrefois joueur. Jolie recommandation, il faut l’avouer ! Sois donc extrêmement prudente. »

Mon père avait exigé rigoureusement de ma mère qu’elle assistât à l’entrevue d’Aniouta avec Dostoiévsky, et qu’elle ne les laissât pas en tête en tête un seul instant. J’obtins aussi la permission de rester au salon pendant cette visite. Deux vieilles tantes allemandes, prétextant à chaque moment quelque raison d’entrer dans la pièce, pour regarder l’écrivain avec la curiosité qu’inspirerait une bête curieuse, finirent également par s’asseoir sur un divan, et par rester là jusqu’à la fin de la visite.

Aniouta, exaspérée de voir cette première entrevue avec Dostoiévsky, objet de tant de rêves, se passer aussi sottement, prit sa figure mauvaise, et garda un silence obstiné. Théodore Mikhaïlovitch, contraint et gêné dans cette société, intimidé d’ailleurs par toutes ces vieilles dames, avait l’air furieux. Il nous parut ce jour-là vieux et malade, comme toujours du reste quand il était de mauvaise humeur. Il tiraillait nerveusement sa barbe rousse et rare, se mordait les moustaches, et son visage semblait convulsé.

Maman s’efforça d’entamer une conversation intéressante. Avec son plus aimable sourire de femme du monde, mais visiblement intimidée et confuse, elle chercha quelque chose d’agréable et de flatteur à dire et des questions intelligentes à poser. Dostoiévsky répondit par monosyllabes, et avec l’intention évidente d’être grossier. Maman, à bout de ressources, prit enfin le parti de se taire. Après une visite qui dura bien une demi-heure, Théodore Mikhaïlovitch chercha son chapeau, salua précipitamment d’un air gauche, et sortit sans donner la main à personne.

Aussitôt qu’il fut parti, Aniouta s’enfuit dans sa chambre, où elle se jeta sur son lit en fondant en larmes :

« Toujours, toujours on me gâte tout », répétaitelle avec des sanglots convulsifs.

Notre pauvre maman se sentait coupable sans avoir commis la moindre faute ; et, froissée de voir que, malgré ses tentatives de conciliation, chacun lui en voulait, elle se prit aussi à pleurer.

« Tu es toujours ainsi, disait-elle à sa fille d’un ton de reproche, sanglotant elle-même comme un enfant : on ne parvient jamais à te satisfaire. Ton père a fait tout ce que tu voulais, il t’a permis de faire la connaissance de ton idéal, j’ai supporté sa grossièreté pendant une heure, et c’est nous que tu accuses ! »

En un mot nous étions tous malheureux ; cette visite si attendue, à laquelle on s’était préparé si longtemps à l’avance, ne laissait qu’une impression pénible.

Cependant, au bout de quatre ou cinq jours, Dostoiévsky revint ; et, cette fois, sa visite tomba fort à propos ; ni maman, ni les tantes ne se trouvaient à la maison ; nous étions seules, ma sœur et moi, et la glace fut aussitôt rompue. Théodore Mikhaïlovitch prit Aniouta par la main, ils s’assirent l’un près de l’autre sur un canapé et causèrent comme d’anciens amis.

La conversation ne se traîna plus avec effort d’un sujet sans intérêt à un autre du même genre, comme la fois précédente. Aniouta et Dostoiévsky, aussi pressés l’un que l’autre de s’expliquer, riaient, plaisantaient et se coupaient mutuellement la parole.

J’étais là, ne me mêlant pas de leur entretien, mais ne quittant pas Dostoiévsky des yeux, et absorbant avidement chacune de ses phrases. Il me parut un autre homme, jeune, et si simple, si aimable, si spirituel ! « Est-il possible qu’il ait quarante-trois ans, c’est-à-dire plus du double de l’âge de ma sœur, et trois fois et demi le mien ; qu’il soit, de plus, un grand écrivain, et qu’on se sente cependant à l’aise avec lui comme avec un camarade », pensai-je ; et je sentis qu’il m’attirait et me devenait cher.

« Quelle gentille petite sœur vous avez là ! » dit subitement Dostoiévsky, d’une façon d’autant plus inattendue qu’une minute auparavant il parlait de tout autre chose à Aniouta, et ne semblait faire aucune attention à moi.

Je rougis de joie, et mon cœur déborda de reconnaissance envers ma sœur, lorsque, en réponse à la remarque de Théodore Mikhaïlovitch, elle lui raconta combien j’étais une fille intelligente et bonne, et la seule de la famille qui l’eût aidée et soutenue. Elle s’anima en faisant mon éloge, et en me gratifiant de mérites imaginaires, et finit par confier à Dostoiévsky que je faisais des vers « vraiment pas mal pour mon âge » ; et, malgré mes faibles protestations, elle alla chercher un gros cahier plein de mes poésies, dont Théodore Mikhaïlovitch lut aussitôt quelques fragments. Il m’en fit compliment, tout en souriant un peu.

Ma sœur rayonnait de joie. Mon Dieu, que je l’aimais dans ce moment ! J’aurais, il me semble, donné ma vie pour ces deux êtres si bons, si chers.

Trois heures s’écoulèrent ainsi, sans que personne de nous s’en doutât. Tout à coup, la sonnette retentit dans l’antichambre ; c’était maman qui rentrait de ses courses. Ignorant que Dostoiévsky se trouvait chez nous, elle entra dans la chambre, son chapeau sur la tête, chargée de paquets, s’excusant d’être en retard pour le dîner.

À la vue de Dostoiévsky seul avec nous, elle fut étonnée, et même, au premier abord, effrayée : « Que dirait Vassili Vassiliévitch ? » fut sa première pensée. Mais nous nous jetâmes à son cou, et en nous voyant rayonnantes et heureuses, elle se radoucit, et finit par inviter Théodore Mikhaïlovitch à dîner sans façon avec nous....

Depuis ce jour il se sentit tout à fait à son aise, et sachant que notre séjour à Pétersbourg ne devait pas se prolonger, il vint nous voir très souvent, trois ou quatre fois par semaine.

C’était charmant de l’avoir le soir tout seul, sans autre société ; il s’animait alors, et devenait extrêmement aimable et séduisant. Les conversations générales lui déplaisaient souverainement ; il parlait en monologues et à la seule condition d’avoir des auditeurs sympathiques et qui l’écoutassent avec grande attention : en pareil cas, il s’exprimait d’une façon si pittoresque, si vivante, que je n’ai jamais rencontré son égal.

Parfois c’était le sujet de quelque futur roman qu’il nous racontait, ou bien encore des scènes et des épisodes de sa propre vie. Je me rappelle vivement, par exemple, sa description des minutes passées debout, les yeux bandés, devant un peloton de soldats, condamné à être fusillé, n’attendant plus que le commandement fatal de « Feu ! » lorsque tout à coup le tambour retentit, annonçant la grâce.

Je me rappelle aussi un autre récit : nous savions, ma sœur et moi, que Dostoiévsky souffrait d’attaques d’épilepsie, mais cette maladie avait à nos yeux un caractère d’horreur magique qui nous eût empêchées d’y faire la plus lointaine allusion. À notre grande surprise, il nous en parla le premier, et nous raconta dans quelles circonstances son premier accès avait eu lieu. J’ai entendu, depuis, une version tout autre et très différente : Dostoiévsky aurait eu cet accès pour avoir passé par les verges, aux travaux forcés. Les deux versions n’ont aucune ressemblance. Laquelle est la vraie ? Je n’en sais rien, plusieurs médecins m’ayant assuré que presque tous les épileptiques offrent ce trait caractéristique d’oublier complètement l’origine de leur maladie, quoique leur imagination reste toujours préoccupée de ce sujet.

Quoi qu’il en soit, voici ce qu’il racontait : sa maladie n’avait pas, selon lui, commencé aux travaux forcés, mais en exil. Il souffrait extrêmement de là solitude, et passait des mois entiers sans voir âme qui vive, sans échanger une parole intelligente avec qui que ce soit. Tout à coup, il vit très inopinément arriver un ancien camarade — j’oublie le nom qu’il nous cita. — C’était la veille du jour de Pâques, dans la soirée ; mais la joie de se revoir fit qu’ils oublièrent quelle était cette soirée ; ils passèrent la nuit entière à causer, sans souci du temps ni de la fatigue, grisés par leurs propres paroles.

La conversation roula sur ce qui leur tenait le plus à cœur : la littérature, l’art, la philosophie, et enfin la religion.

L’ami de Dostoiévsky était athée, lui croyant, tous deux également convaincus.

« Il y a un Dieu ! » cria enfin Dostoiévsky hors de lui.

Au même moment les cloches de l’église voisine sonnèrent les matines de Pâques à toute volée : l’air fut ébranlé de ce tintement, et « je me sentis englouti par la fusion du ciel et de la terre », racontait Théodore Mikhaïlovitch, « j’eus la vision matérielle de la divinité, elle pénétra en moi. Oui, Dieu existe ! criai-je, et je ne me rappelle rien de ce qui suivit. »

« Vous autres, gens bien portants, continua-t-il, ne soupçonnez pas le bonheur que nous éprouvons, nous autres épileptiques, une seconde avant l’accès. Mahomet, dans son Coran, affirme avoir vu le paradis, y avoir été. De sages imbéciles prétendent que c’est un menteur et un fourbe. Oh ! que non ! il n’a pas menti ; il a certainement vu le paradis dans une attaque d’épilepsie, car il en avait comme moi. Je ne sais si cet état bienheureux dure des secondes, des heures ou des mois, mais, croyez-en ma parole, je ne le céderais pas pour toutes les joies de la terre. »

Dostoiévsky prononça ces derniers mots d’une voix basse, saccadée et d’un ton passionné qui lui était particulier. Nous le regardions, hypnotisées par le charme de sa parole. Soudain la même pensée nous vint à toutes : « Il va avoir une attaque ».

Sa bouche était convulsée et tout son visage bouleversé. Dostoiévsky lut probablement notre crainte dans nos yeux. Il coupa court à son récit, passa la main sur sa figure et dit avec un mauvais sourire :

« N’ayez pas peur ! je sais toujours d’avance quand cela me prend. »

Confuses et embarrassées de voir notre pensée ainsi devinée, nous ne savions que dire. Théodore Mikhaïlovitch nous quitta bientôt : il nous raconta plus tard qu’il avait eu, en effet, cette même nuit une violente crise.

Dostoiévsky faisait parfois des récits très réalistes, oubliant absolument qu’il parlait en présence de jeunes filles. Maman en était épouvantée. Il nous raconta par exemple, un jour, la scène suivante d’un roman qu’il avait voulu écrire dans sa jeunesse : le héros, propriétaire d’un âge mûr, bien élevé, cultivé, ayant voyagé, lisant de bons livres, achetant des tableaux et des gravures, avait dans sa jeunesse mené une vie de débauche ; mais il s’était amendé, marié, et, devenu père de famille, s’était acquis l’estime générale.

Un matin, il se réveille ; le soleil pénètre dans sa chambre par la fenêtre : tout autour de lui est soigné, rangé, confortable. Lui-même se sent rangé et respectable. Il éprouve dans tout son être une impression de repos et de contentement. En vrai sybarite il ne se hâte pas de se réveiller complètement, afin de prolonger le plus possible cette impression générale de bien-être végétatif.

À demi assoupi, dans cet état qui participe autant du rêve que de la veillée, il revoit en pensée quelques-uns des moments heureux de son dernier voyage à l’étranger. Il revoit l’admirable rayon de lumière tombant sur les épaules nues de la sainte Cécile à Munich. Des passages remarquables d’un livre récemment lu « sur la beauté et l’harmonie dans la nature » lui reviennent à l’esprit.

Soudain, au plus fort de ces réminiscences et de ces charmantes rêveries, il éprouve une gêne étrange, ni douleur, ni souci, quelque chose comme l’impression d’une ancienne blessure, d’un coup de feu reçu jadis, et dont on n’aurait pas extrait la balle : rien n’indique à l’avance qu’on va en souffrir, et tout à coup la vieille blessure se ravive sourdement.

Notre homme réfléchit, et cherche à comprendre ce que cela signifie. Il n’a pas de mal, il n’a pas de chagrin, et cependant il se sent le cœur labouré comme par les griffes d’un chat.

Il croit comprendre qu’il doit se rappeler quelque chose, mais quoi ? Il y applique sa mémoire avec effort.... Et soudain il se rappelle, et d’une façon si vivante, si palpable, avec un dégoût si révoltant pour tout son être, un fait arrivé il y a vingt ans, et qui lui paraît dater de la veille ! Pendant ces vingt années, pourtant, ce souvenir ne l’a jamais tourmenté.

Il se rappelle que, dans une nuit de débauche, excité par des camarades ivres, il a violé une enfant de dix ans....

À ces paroles, ma mère leva les bras au ciel.

« Miséricorde, Théodore Mikhaïlovitch, songez donc aux enfants ! » s’écria-t-elle d’une voix désespérée.

Je ne compris pas alors le sens des paroles de Dostoiévsky, mais, au mécontentement de maman, je devinais que cela devait être terrible.

Du reste maman et Théodore Mikhaïlovitch étaient vite devenus bons amis. Maman l’aimait beaucoup, bien qu’il lui causât parfois des ennuis.

Vers la fin de notre séjour à Pétersbourg, maman eut l’idée de donner une soirée d’adieu, et de réunir toutes les personnes de notre connaissance. Elle invita, naturellement, Dostoiévsky. Celui-ci refusa d’abord obstinément ; mais maman, pour son malheur, parvint à le décider.

Cette soirée fut absurde. Mes parents, vivant depuis dix ans à la campagne, n’avaient plus à Pétersbourg de société personnelle, de monde « à eux » ; ils n’avaient plus que de vieux amis, d’anciennes relations, que la vie avait dispersés de tous côtés. Les uns, ayant fait depuis dix ans de brillantes carrières, s’étaient élevés jusqu’au sommet de l’échelle sociale. D’autres, au contraire, tombés dans la gêne, nouant péniblement les deux bouts, traînaient des existences ternes dans les quartiers éloignés de la ville. Ces personnes qui n’avaient entre elles rien de commun, acceptèrent presque toutes l’invitation de maman, et vinrent à cette soirée par souvenir « pour cette pauvre chère Lise ».

La société réunie chez nous fut donc assez nombreuse, mais fort mêlée. Au nombre des invités se trouvaient la femme et la fille d’un ministre (le ministre lui-même avait promis d’entrer un instant vers la fin de la soirée, mais ne tint pas sa promesse). Nous avions aussi un personnage officiel important, Allemand d’origine, très vieux, très chauve, et qui, il m’en souvient, avait la drôle d’habitude de remuer sans cesse sa bouche édentée comme pour donner un baiser, et de constamment déposer ce baiser sur la main de ma mère. « Elle était très belle, votre maman, aucune de ses filles n’est aussi belle », répétait-il avec son accent germanique.

Nous avions un propriétaire des provinces baltiques, ruiné, retiré à Pétersbourg, et vainement à la recherche d’une bonne place. Nous avions de respectables veuves, de vieilles demoiselles, et plusieurs académiciens, autrefois amis de mon grand-père. L’élément dominant était allemand, bien élevé, prétentieux et incolore.

L’appartement de mes tantes, quoique fort grand, ne consistait qu’en une série de petites cages, bourrées d’objets inutiles et laids, rassemblés dans le courant d’une longue vie, par deux Allemandes pleines d’ordre et d’activité. Le grand nombre des invités, joint à la quantité de bougies allumées, rendait la chaleur excessive. Deux laquais en habit noir et en gants blancs offraient des fruits, du thé, et des bonbons, sur de grands plateaux qu’ils portaient d’une chambre à l’autre. Ma mère avait beaucoup aimé la vie de Pétersbourg, mais elle n’en avait plus l’habitude : aussi était-elle intérieurement agitée et inquiète : « Tout se passe-t-il convenablement ? Ne sommes-nous pas provinciales, passées de mode ? Et les amis d’autrefois ne trouveront-ils pas que j’ai perdu l’usage du monde ? »

Les invités, n’ayant aucun intérêt commun, s’ennuyaient, mais, en gens bien élevés, pour lesquels les soirées ennuyeuses sont un ingrédient inévitable de la vie, ils acceptaient leur sort et s’y résignaient stoïquement.

Qu’on se figure le pauvre Dostoiévsky dans cette mêlée. Il tranchait sur le reste de la société autant par sa physionomie que par sa toilette. Dans un élan de dévouement il avait endossé un habit ; et cet habit, qui lui allait du reste fort mal et fort disgracieusement, l’exaspéra toute la soirée. Sa fureur commença sur le seuil même du salon. Comme tous les gens nerveux, il éprouvait une timidité désagréable à se trouver dans une réunion d’étrangers ; plus cette réunion était nulle, incolore, et peu sympathique, plus  sa timidité s’accentuait. Cette contrariété devait se déverser sur quelqu’un.

Ma mère se hâta de le présenter aux autres invités : mais, au lieu de saluer, il murmura quelque chose d’inarticulé, qui ressemblait à un grognement, et tourna le dos. Qui pis est, il prétendit aussitôt accaparer complètement Aniouta, l’emmena dans un coin du salon avec l’intention évidente de ne plus la laisser partir. C’était contraire à toutes les convenances, et ses façons ne l’étaient pas moins : il prenait la main de ma sœur, lui parlait en se penchant jusqu’à son oreille. Aniouta était gênée, ma mère hors d’elle. D’abord elle tenta de faire « délicatement » comprendre à Dostoiévsky combien sa tenue laissait à désirer. Elle appela ma sœur sous un prétexte quelconque, en passant par hasard devant elle, et Aniouta se levait déjà, mais Dostoiévsky la retint avec le plus grand sang-froid :

« Attendez, Anna Vassiliévna, je ne vous ai pas tout dit. »

Ici ma mère perdit patience.

« Excusez-la, Théodore Mikhaïlovitch, mais, comme maîtresse de maison, il faut qu’elle s’occupe de tous les invités », dit-elle avec raideur, en emmenant ma sœur.

Dostoiévsky, fâché, s’enfonça dans son coin sans ouvrir la bouche, jetant sur l’assistance des regards furieux.

Au nombre des invités s’en trouvait un qui, dès le premier moment, lui fut particulièrement insupportable. C’était un parent éloigné du côté des Schubert ; jeune officier allemand de je ne sais quel régiment de la garde, beau, intelligent, bien élevé, reçu dans le meilleur monde, le tout avec convenance, mesure, sans rien d’excessif. Sa carrière se faisait de même, sans rapidité excessive, solidement, respectablement : il savait plaire à qui de droit, sans obséquiosité ostensible, et sans servilité. Il était aimable pour sa cousine, par droit de parenté, quand il la rencontrait chez ses tantes, mais avec tact, sans que ses attentions sautassent aux yeux, et assez cependant pour faire comprendre qu’il avait des « vues ».

Ainsi que cela se passe en pareil cas, tout le monde dans la famille le considérait comme un parti sortable et acceptable, mais personne ne semblait soupçonner la possibilité d’un mariage. Ma mère elle-même ne touchait à cette question qu’à mots couverts et par quelques légères allusions en causant avec les tantes.

Il suffit à Dostoiévsky de jeter les yeux sur ce beau et grand garçon, un peu infatué de lui-même, pour le détester jusqu’à l’exaspération.

Le jeune cuirassier, pittoresquement étendu sur un fauteuil, montrait, dans toute leur beauté, des pantalons à la mode, qui serraient étroitement ses longues jambes bien tournées. Il racontait quelque chose d’amusant à ma sœur, légèrement penché vers elle, en agitant ses épaulettes. Aniouta, encore confuse de l’épisode avec Dostoiévsky, l’écoutait avec son sourire stéréotypé, « son sourire de salon », « le sourire pudique d’un ange », comme disait aigrement notre institutrice anglaise.

Dostoiévsky jeta les yeux sur ce groupe, et dans sa tête s’échafauda aussitôt tout un roman : Aniouta déteste et méprise ce « petit Allemand », ce « fat insolent », ses parents évidemment veulent le lui faire épouser, et les réunissent aussi souvent que possible ; la soirée n’a pas d’autre but.

Ce roman imaginé, Dostoiévsky tout de suite y crut fermement, et s’en indigna.

Le thème de conversation à la mode, cet hiver-là, était un livre publié par un pasteur anglican ; un parallèle de l’Église orthodoxe et du protestantisme, sujet intéressant pour cette société russe-allemande, et, une fois sur ce chapitre, la conversation s’anima un peu. Maman, Allemande elle-même, fit remarquer qu’une des supériorités du protestantisme sur l’orthodoxie consistait dans la lecture des Évangiles.

« Mais l’Évangile est-il écrit pour les femmes du monde ? »

Cette exclamation inattendue fut poussée par Dostoiévsky ; jusque-là il s’était tu avec obstination. « Que dit l’Évangile ? « Au commencement, Dieu créa l’homme et la femme. » Ou bien encore : « Et l’homme quittera son père et sa mère, et ne fera qu’un avec sa femme ». Voilà comment le Christ comprenait le mariage. Qu’en pensent toutes les mamans, uniquement occupées à bien placer leurs filles ? »

Il déclama ces mots avec une emphase extraordinaire. C’était ainsi chaque fois qu’il s’animait ; toute sa personne se crispait, et il semblait décocher ses paroles comme autant de flèches. L’effet fut considérable. Tous ces Allemands bien élevés se turent, fixant sur lui des yeux stupéfaits. Quelques secondes se passèrent avant que l’on eût bien saisi l’inconvenance de cette sortie, et que chacun se fût repris à parler pour en étouffer l’impression.

Dostoiévsky jeta encore un regard haineux et provocateur sur l’assemblée ; puis il se renfonça dans son coin et ne dit plus un mot jusqu’à la fin de la soirée.

Lorsqu’il revint chez nous quelque temps après, maman essaya de lui battre froid et de se montrer blessée ; mais sa bonté et l’extrême douceur de son caractère l’empêchaient de garder rancune, surtout à un homme comme Dostoiévsky, et bientôt ils furent amis comme par le passé.

En revanche les relations d’Aniouta et de Dostoiévsky semblèrent entrer dans une phase nouvelle à partir de cette soirée, et changèrent complètement. Dostoiévsky n’imposa plus à ma sœur ; celle-ci parut, au contraire, chercher toutes les occasions de le contredire et de le taquiner. Il répondait avec irritation et avait une façon de la chicaner sur toutes choses qu’il n’avait jamais montrée jusque-là. Il lui demandait compte de ses moindre actions, prenait en grippe les personnes auxquelles Aniouta témoignait quelque préférence. Ses visites n’étaient ni moins longues ni moins fréquentes, peut-être même venait-il plus souvent, mais le temps se passait presque entièrement en querelles.

Au début de nos relations avec Dostoiévsky, ma sœur eût sacrifié tous les divertissements, toutes les invitations, au plaisir de l’attendre : quand il était là, elle ne voyait que lui et ne faisait aucune attention aux autres personnes. Tout cela fut changé. Dostoiévsky venait-il quand nous avions du monde, Aniouta continuait tranquillement à s’occuper de ses hôtes. Recevait-elle quelque invitation pour le soir où Théodore Mikhaïlovitch devait venir, elle lui écrivait un mot d’excuse. Le lendemain, il arrivait furieux. Aniouta semblait ne pas remarquer cette fâcheuse disposition d’esprit, prenait son ouvrage et se mettait à coudre. De plus en plus agacé, Dostoiévsky s’asseyait dans un coin et gardait un silence farouche. Ma sœur se taisait aussi.

« Mais jetez donc votre ouvrage ! » disait enfin Théodore Mikhaïlovitch, n’y tenant plus.

Et il lui retirait l’ouvrage des mains.

Ma sœur croisait les bras d’un air résigné et ne disait mot.

« Où avez-vous été hier ? demandait Théodore Mikhaïlovitch irrité.

— Au bal, répondait ma sœur avec indifférence.

— Et vous avez dansé ?

— Mais certainement.

— Avec votre cousin ?

— Avec lui et avec d’autres.

— Et cela vous amuse ? » continuait Dostoiévsky, prolongeant son interrogatoire.

Aniouta haussait les épaules.

« Faute de mieux, oui », répondait-elle en reprenant son ouvrage.

Dostoiévsky la regardait quelques instants en silence.

« Vous êtes une fille sotte et nulle, rien de plus », décidait-il en dernier ressort.

C’est ainsi que se passaient alors fréquemment leurs conversations.

Le sujet perpétuel et brûlant de leurs discussions était le nihilisme. Parfois ces débats se prolongeaient fort avant dans la nuit ; et plus ils parlaient et s’échauffaient tous deux, plus aussi, dans le feu de la discussion, ils s’emportaient à des professions de foi beaucoup plus avancées, en apparence, qu’elles ne l’étaient en réalité.

« La jeunesse actuelle est bornée et peu développée, criait Dostoiévsky ; une paire de bottes vernies lui est plus chère que Pouchkine.

— Pouchkine, en effet, a vieilli », faisait tranquillement remarquer ma soeur, sachant qu’il n’y avait pas de plus sûr moyen de le mettre en fureur que de manquer de respect à Pouchkine.

Dostoiévsky, hors de lui, prenait alors son chapeau, déclarait solennellement qu’il trouvait oiseux de discuter avec une nihiliste, et qu’il ne remettrait plus les pieds chez nous. Et le lendemain il revenait, comme si rien ne s’était passé.

À mesure que les rapports de Dostoiévsky avec ma sœur s’envenimaient, du moins en apparence, mon affection pour lui allait grandissant. De jour en jour mon admiration augmentait, et je subissais complètement son influence ; il remarquait, sans doute, cette adoration absolue, et elle lui faisait plaisir. Il me donnait toujours en exemple à ma sœur. S’il arrivait à Dostoiévsky d’exprimer quelque pensée profonde, quelque paradoxe de génie, en contradiction manifeste avec une morale routinière, ma sœur faisait l’ignorante, et semblait ne rien comprendre. Mes yeux brillaient d’enthousiasme ; elle, au contraire, pour l’exaspérer, ripostait par quelque plate banalité.

« Vous avez une âme misérable, pitoyable, disait alors Théodore Mikhaïlovitch avec emportement. Voyez votre petite sœur, quelle différence ! C’est une enfant, mais elle me comprend, parce qu’elle a l’âme délicate. »

Je rougissais de joie, et me serais fait couper en morceaux pour montrer combien je le comprenais. Au fond de l’âme, j’étais très contente de voir Dostoiévsky moins enthousiasmé de ma sœur qu’au début de nos relations. Honteuse de ce sentiment, je me le reprochais comme une espèce de trahison ; et, par un compromis de conscience, dont je ne me rendais pas compte, je cherchais à racheter mon péché secret, en prodiguant à ma sœur des caresses et des attentions toutes particulières. Mais ces remords ne m’empêchaient pas d’éprouver un plaisir involontaire, chaque fois qu’Aniouta et Dostoiévsky se querellaient.

Théodore Mikhaïlovitch m’appelait son amie ; aussi croyais-je naïvement le mieux comprendre et lui être plus chère que ma sœur aînée. Il faisait même l’éloge de ma beauté au détriment de celle d’Aniouta.

« Vous vous croyez très jolie ? disait-il à ma sœur ; mais votre sœur avec le temps sera beaucoup mieux que vous. Elle a une physionomie infiniment plus expressive et des yeux de bohémienne. Et vous ? vous n’êtes qu’une jolie petite Allemande, rien de plus. »

Aniouta souriait avec dédain ; et moi j’écoutais avec ivresse ces éloges inusités donnés à ma personne.

« C’est peut-être vrai ? » me disais-je avec un battement de cœur. Et je commençais à me préoccuper sérieusement de la crainte que ma sœur ne s’offensât de la préférence de Dostoiévsky pour moi.

J’avais grande envie de savoir ce qu’en pensait Aniouta elle-même, et s’il était vrai que je fusse destinée à être jolie quand je serais grande. Cette dernière question surtout m’intéressait.

Nous couchions dans la même chambre à Pétersbourg, ma sœur et moi, et c’est en nous déshabillant que nous avions nos causeries intimes.

Aniouta, comme d’habitude, debout devant son miroir, peigne ses longs cheveux blonds, et en fait deux nattes pour la nuit. Cela dure longtemps : les cheveux sont abondants, soyeux, et elle y passe le peigne avec amour. Je suis assise sur mon lit, déshabillée, entourant mes genoux de mes deux bras, et je cherche le moyen d’entamer le sujet intéressant.

« Quelles drôles de choses Théodore Mikhaïlovitch nous a dites aujourd’hui ! murmurai-je enfin d’un air que je tâche de rendre indifférent.

— Lesquelles ? demande ma sœur distraite, et ayant évidemment oublié cette conversation si importante pour moi.

— Mais, par exemple, quand il prétend que j’ai des yeux de bohémienne et que je deviendrai jolie. »

Et je me sens rougir jusqu’aux oreilles.

Aniouta laisse tomber la main, qui tient le peigne, et tourne vers moi son visage avec une gracieuse inflexion du cou.

« Ah, tu crois que Théodore Mikhaïlovitch te trouve jolie, plus jolie que moi ? » demande-t-elle d’un air fin, avec un regard énigmatique.

Ce sourire rusé, ces yeux verts qui rient, ces cheveux blonds déroulés, font d’elle une véritable « roussalka ». Le grand miroir placé près d’elle et faisant face à mon lit, reflète ma propre personne, petite, moricaude. Je puis faire la comparaison. Celle-ci n’est pas fort agréable ; mais le ton froid et suffisant de ma sœur me vexe, je ne veux pas me rendre.

« Les goûts peuvent être différents, dis-je toute fâchée.

— Oui, il y a de drôles de goûts », répond Aniouta tranquillement.

Et elle se reprend à démêler ses cheveux.

La bougie éteinte, je continue mes réflexions sur le même sujet, la tête enfoncée dans mon oreiller.

« Mais peut-être Théodore Mikhaïlovitch a-t-il un drôle de goût, et me trouve-t-il mieux que ma sœur. »

Et machinalement, par une habitude d’enfant, je prie intérieurement :

« Seigneur, mon Dieu, fais que tout le monde, l’Univers entier, admire Aniouta, mais que pour Théodore Mikhaïlovitch je sois la plus jolie ! »

Cependant mes illusions à ce sujet devaient s’écrouler dans un avenir très prochain et d’une façon très cruelle.

Au nombre des talents d’agrément encouragés par Dostoiévsky était la musique. Jusque-là, j’avais joué du piano comme toutes les petites filles en jouent, sans répugnance, mais sans goût particulier ; je n’avais pas beaucoup d’oreille, mais comme depuis l’âge de cinq ans, je faisais tous les jours une heure et demie de gammes et d’exercices, j’avais acquis à l’âge de treize ans un certain mécanisme, un assez agréable toucher et l’habitude de déchiffrer.

Il m’était arrivé, au commencement de nos rapports avec Dostoiévsky, d’exécuter devant lui un morceau que je jouais mieux que les autres : des variations sur un thème russe. Théodore Mikhaïlovitch n’était pas musicien. Il était du nombre de ces personnes pour lesquelles les jouissances musicales dépendent d’une cause purement subjective, leur disposition d’esprit. À certains jours, la musique la plus belle, la plus artistement exécutée, peut les faire bâiller ; à certains autres, un orgue de Barbarie, grinçant dans la rue, les attendrira jusqu’aux larmes.

Le jour où je jouai, Théodore Mikhaïlovitch se trouvait dans une heure d’attendrissement et de sensibilité ; il fut enthousiasmé de mon jeu, et me fit, suivant son habitude, les compliments les plus exagérés : j’avais du talent, de l’âme, que n’avais-je pas ?

Dès lors, naturellement, je me passionnai pour la musique. Je priai maman de me donner un bon professeur ; et pendant tout notre séjour à Pétersbourg je passai mes heures de loisir au piano, si bien qu’en trois mois je fis vraiment de grands progrès.

L’idée me vint alors de préparer une surprise à Dostoiévsky. Par hasard il nous avait dit une fois que, de toutes les œuvres musicales, celle qu’il préférait était la Sonate pathétique de Beethoven : cette sonate le plongeait dans un monde de sensations oubliées. Bien que cette sonate dépassât en difficulté ce que j’avais joué jusque-là, je résolus, coûte que coûte, de l’apprendre ; et, après y avoir mis beaucoup de temps et de peine, je parvins, en effet, à la jouer passablement. Restait à trouver le moment favorable pour enchanter Dostoiévsky. Ce moment se présenta bientôt.

Nous n’avions plus que cinq ou six jours à passer à Pétersbourg. Maman et toutes les tantes étaient invitées à dîner chez l’ambassadeur de Suède, un ancien ami de la famille. Aniouta, fatiguée de soirées et de dîners, avait prétexté une migraine. Nous étions seules à la maison. Ce soir-là, Dostoiévsky vint nous voir.

L’approche du départ, le sentiment de n’avoir personne à la maison pour nous surveiller, celui, d’ailleurs, qu’une soirée semblable ne se renouvellerait plus de sitôt, nous mettaient dans une certaine excitation joyeuse. Théodore Mikhaïlovitch aussi paraissait un peu nerveux et bizarre, mais nullement irritable comme il l’avait été dans les derniers temps, et, au contraire, doux et affectueux.

Le moment était bien choisi pour lui jouer sa sonate favorite : je me réjouissais, à l’avance, du plaisir que j’allais lui faire.

Je commençai. La difficulté du morceau, la nécessité de m’appliquer, la crainte des fausses notes, absorbèrent si bien mon attention que je ne remarquai rien de ce qui se passait autour de moi.... Me voilà donc au bout de ma sonate avec la conviction d’avoir bien joué. Mes mains éprouvaient une certaine fatigue ; mais une fatigue agréable, causée par la musique, et par la douce émotion qu’on éprouve toujours à sentir que l’on a bien rempli sa tâche ; et j’attendais les éloges que je croyais avoir mérités. Mais, autour de moi, tout restait silencieux. Je me retournai : la chambre était vide.

Le cœur me manqua. Je ne soupçonnai rien encore de positif, mais je passai dans la chambre voisine avec un triste pressentiment ; elle était vide aussi. Enfin, soulevant une portière, qui dissimulait la porte d’un petit salon, j’aperçus Dostoiévsky et Aniouta. Et que vis-je, mon Dieu !

Assis l’un près de l’autre sur un petit canapé, la chambre faiblement éclairée par une lampe recouverte d’un grand abat-jour dont l’ombre m’empêchait de distinguer le visage de ma sœur, j’aperçus au contraire celui de Dostoiévsky en pleine lumière. Il était pâle et troublé. Penché vers Aniouta, il lui tenait la main dans les siennes, et lui parlait de cette voix saccadée, passionnée et voilée que je connaissais, et que j’aimais tant.

« Ma petite colombe, Anna Vassiliévna, comprenez donc que je vous ai aimée du moment où je vous ai vue : avant même de vous voir, je vous avais pressentie par vos lettres, et ce n’est pas d’amitié que je vous aime, mais passionnément, de tout mon être.... »

Mes yeux s’obscurcirent, un sentiment d’amer abandon, de cruelle offense s’empara de moi, mon sang reflua vers mon cœur pour rejaillir ensuite en flots brûlants vers ma tête.

Je laissai tomber la portière et me sauvai de la chambre : j’entendis le bruit d’une chaise, involontairement renversée par moi.

« Est-ce toi, Sonia ? » appela la voix troublée de ma sœur.

Mais je ne répondis pas, et ne m’arrêtai que dans notre chambre, à l’autre extrémité de l’appartement, au bout d’un long corridor. Arrivée là, je me déshabillai précipitamment, sans allumer de bougie, m’arrachant presque les vêtements du corps, et me jetai, encore à moitié vêtue, dans mon lit, où j’enfonçai la tête sous la couverture.

À ce moment, j’étais possédée d’une seule crainte : pourvu que ma sœur ne vienne pas me chercher et ne me ramène pas au salon. Je ne pouvais supporter l’idée de les voir.

Un sentiment inconnu d’amertume, d’insulte, de honte — surtout d’insulte et de honte — remplissait mon âme. Jusque-là, dans mes pensées les plus intimes, je ne m’étais pas rendu compte de ce que j’éprouvais pour Dostoiévsky, et ne m’étais pas avoué que je l’aimais.

Bien que je n’eusse que treize ans, j’avais beaucoup lu, et souvent entendu parler d’amour ; mais je croyais que l’on n’aimait que dans les livres, et non pas dans la vie réelle. Quant à Dostoiévsky, je m’imaginais que toute la vie devait se passer avec lui comme ces derniers mois.

« Et maintenant, subitement, c’est fini, tout à fait fini », me répétais-je avec désespoir. Je comprenais clairement alors, en voyant tout irrévocablement perdu, combien j’avais été heureuse hier, aujourd’hui, il y a quelques minutes encore... et maintenant, mon Dieu ! maintenant !

Ce qui était fini, changé, je ne me l’expliquais pas, mais je sentais que pour moi tout s’était éteint, décoloré et que la vie ne valait pas la peine d’être vécue.

« Pourquoi se sont-ils moqués de moi ? pourquoi toutes ces cachotteries et toutes ces hypocrisies ? pensais-je avec une colère injuste. Eh bien ! qu’il l’aime, qu’il l’épouse, qu’est-ce que cela me fait ? » me dis-je au bout de quelques minutes. Mais mes larmes coulaient toujours, et mon cœur se serrait d’une douleur inconnue, intolérable.

Le temps passait. J’aurais voulu maintenant qu’Aniouta vînt me chercher. Je lui en voulais de ne pas venir.

« Ils n’ont aucun besoin de moi, mon Dieu, et me laisseraient bien mourir !... Et si j’allais vraiment mourir ? »

Je fus prise d’une inexprimable pitié pour moi-même, et mes larmes redoublèrent.

« Que font-ils maintenant ?... Comme ils doivent être heureux ! » Et j’eus l’idée folle de courir auprès d’eux, de leur faire des reproches violents.

Je sautai du lit, et, les mains tremblantes, je me mis à chercher les allumettes pour faire de la lumière et m’habiller. Je ne trouvai pas d’allumettes, et comme j’avais jeté mes vêtements au hasard, de tous côtés, je ne parvins pas à me rhabiller dans l’obscurité ; je ne voulus pas appeler la femme de chambre : force me fut de me recoucher ; et je me repris à sangloter avec le sentiment d’un abandon sans espoir et sans consolation.

Les larmes nous épuisent vite, quand l’organisme n’est pas habitué à souffrir : à ce paroxysme de douleur aiguë succéda une torpeur profonde.

Des salons de réception aucun bruit ne venait jusqu’à ma chambre, mais dans la cuisine, à côté, j’entendais les domestiques s’apprêter à souper. On faisait du bruit avec les couteaux et les assiettes : les femmes de chambre riaient, causaient. « Tout le monde est gai, heureux, moi seule.... »

Enfin, après un temps assez long, et qui me parut une éternité, un coup de sonnette retentit. Maman et les tantes rentraient de leur dîner. J’entendis les pas précipités du domestique, puis, dans l’antichambre, des voix gaies et animées, comme lorsqu’on rentre d’une soirée.

« Dostoiévsky n’est sans doute pas parti. Aniouta dira-t-elle ce soir à maman ce qui s’est passé, ou ne le dira-t-elle que demain ? » Et je distinguais sa voix, à lui, parmi les autres. Il prenait congé, se hâtait de partir. J’écoutais avec une telle attention que je l’entendis mettre ses galoches. Puis la porte d’entrée se referma, et bientôt j’entendis le pas d’Aniouta résonner dans le corridor. Elle ouvrit la porte de notre chambre, et un rayon de lumière m’éclaira vivement le visage.

Cette lumière éclatante blessait mes yeux en pleurs, et me parut intolérable : une sensation physique de haine contre ma sœur me monta au gosier.

« La mauvaise, elle se réjouit », pensai-je avec amertume. Et je me tournai bien vite du côté du mur, en simulant le sommeil.

Aniouta, sans se dépêcher, posa la bougie sur la commode, s’approcha de mon lit et resta quelques minutes en silence, debout près de moi.... Je ne bougeais pas, je retenais même ma respiration.

« Je vois bien que tu ne dors pas », dit enfin Aniouta.

Je me taisais toujours.

« Eh bien ! si tu veux bouder, tant pis pour toi, tu ne sauras rien », déclara-t-elle enfin.

Et elle commença tranquillement à se déshabiller.

Je me rappelle avoir fait, cette nuit-là, un beau rêve. Chose étrange : chaque fois que la vie m’a accablée de quelque grande et pesante douleur, j’ai toujours rêvé, la nuit suivante, d’une façon particulièrement douce et agréable. Mais aussi quel réveil pénible ! Les songes ne sont pas tous dissipés : le corps, épuisé des larmes de la veille, éprouve après quelques heures d’un sommeil réparateur une certaine détente et un soulagement physique à sentir l’équilibre rétabli. Soudain, comme un coup de marteau, le souvenir de cette chose terrible, irréparable, arrivée la veille, retentit dans la tête, et la nécessité de recommencer à vivre et à se torturer, étreint le cœur.

La vie a beaucoup de mauvais ; toutes les formes de la souffrance sont repoussantes. Il est cruel, le premier paroxysme aigu du désespoir, lorsque l’être entier se révolte, ne veut pas se résigner, ni reconnaître l’étendue de son malheur. Plus terribles encore peut-être sont les longues, longues journées qui suivent, quand toutes les larmes ont été pleurées, quand la révolte s’est calmée, que l’homme ne cherche plus à battre la muraille de sa tête, mais que, sous le poids de la douleur qui l’écrase, il se rend compte du travail de destruction, de décomposition, qui s’accomplit lentement en lui, et dont les autres ne s’aperçoivent pas.

Tout cela est odieux et cruel ; mais les premières minutes où, après un court intervalle de repos, d’oubli, on rentre dans la réalité, sont encore ce qu’il y a de pire. Je passai la journée suivante dans une attente fiévreuse :

« Que va-t-il arriver ? »

Je ne questionnai pas ma sœur : la haine de la veille subsistait encore, bien qu’à un moindre degré ; aussi évitai-je Aniouta de toutes les façons. En me voyant si malheureuse, elle tenta de se rapprocher de moi et de me caresser, mais je la repoussai rudement, dans un soudain accès de colère. Alors, à son tour, elle s’offensa et m’abandonna à mes sombres méditations.

J’étais persuadée, je ne sais pourquoi, que Dostoiévsky viendrait le soir, et qu’il se passerait quelque chose de terrible : mais il ne vint pas. Nous nous mîmes à table pour dîner ; il n’avait pas encore paru. Après le dîner, je le savais, nous devions aller au concert.

À mesure que la journée s’avançait, et que Dostoiévsky ne se montrait pas, je m’étais senti le cœur plus léger ; une espérance vague et mélancolique s’emparait de moi. Alors une idée me saisit : « Ma sœur refusera le concert, restera à la maison, et Théodore Mikhaïlovitch viendra quand elle sera seule ».

Cette pensée me rendit ma jalousie.

Mais Aniouta vint au concert, et fut très gaie, très animée durant la soirée.

En rentrant du concert, après nous être couchées, comme Aniouta allait éteindre la bougie, je ne pus me contenir et je demandai sans la regarder :

« Quand donc Théodore Mikhaïlovitch viendra-t-il te voir ? »

Aniouta sourit.

« Je croyais que tu ne voulais rien savoir, ne plus me parler, et te contenter de bouder ? »

Sa voix était si douce et si affectueuse, que mon cœur subitement se fondit de tendresse pour elle.

« Comment ne l’aimerait-il pas ? Elle est si charmante, et moi si mauvaise et si méchante », me dis-je, avec un soudain accès d’humilité.

Je quittai mon lit pour grimper dans celui de ma sœur, et me serrai tout en larmes contre elle. Aniouta me caressait la tête.

« Mais ne pleure donc pas, petite sotte. Es-tu bête ! » répétait-elle affectueusement. Puis, n’y tenant plus, elle partit d’un grand éclat de rire.

« En voilà une idée ! S’éprendre d’un homme qui a trois fois et demie ton âge ! » dit-elle.

Ces paroles, ce rire éveillèrent en moi une espérance insensée.

« Est-il possible que tu ne l’aimes pas ? » demandai-je à voix basse, suffoquée d’émotion.

Aniouta réfléchit :

« Vois-tu, commença-t-elle en cherchant ses mots, comme empêchée d’exprimer sa pensée, je l’aime certainement beaucoup, et j’ai beaucoup, beaucoup d’admiration pour lui. Il est si bon, si plein d’esprit, de génie ! » Elle s’animait tellement que mon cœur se serra de nouveau : « Mais comment t’expliquer cela ? Je ne l’aime pas comme il.... En un mot, je ne l’aime pas assez pour l’épouser. »

Telle fut son explication. Mon Dieu ! comme toute mon âme se remplit de lumière ! Je me jetai au cou de ma sœur et l’embrassai tendrement. Aniouta parla longtemps :

« Vois-tu, cela m’étonne parfois moi-même de ne pouvoir l’aimer. Il est si bon ! Au commencement, j’ai pensé que je l’aimerais peut-être. Mais il lui faut une femme tout autre que moi. Sa femme doit se dévouer à lui entièrement, lui consacrer toute son existence, penser exclusivement à lui seul. Et cela m’est impossible ; moi aussi, je veux vivre. D’ailleurs il est si exigeant ! Il semble toujours vouloir s’emparer de moi, m’absorber en lui-même, je ne me sens pas à l’aise avec lui. »

Tout cela, ma sœur le disait en s’adressant à moi, mais en réalité pour se donner à elle-même une explication. J’avais l’air de la comprendre et de partager ses sentiments ; au fond de l’âme je pensais :

« Seigneur, quel bonheur cela doit être de vivre toujours auprès de lui, de se dévouer à lui complètement !... Comment ma sœur peut-elle repousser une pareille félicité ! »

Quoi qu’il en soit, je m’endormis ce soir-là infiniment moins malheureuse que la veille.

Le jour fixé pour notre départ était proche. Dostoiévsky vint nous voir encore une fois pour nous dire adieu. Il ne resta pas longtemps, mais son attitude avec Aniouta fut simple et amicale, et ils se promirent de s’écrire. Avec moi, l’adieu fut très tendre : il m’embrassa même en me quittant, ne se doutant certes guère de mes sentiments pour lui, et des souffrances dont il était cause.

Six mois plus tard, environ, ma sœur reçut une lettre de Dostoiévsky, lui annonçant son mariage : il avait rencontré une admirable jeune fille, il l’aimait, et elle consentait à l’épouser. « Si pareille chose m’avait été prédite il y a six mois, ajoutait naïvement Théodore Mikhaïlovitch à la fin de sa lettre, je vous jure que je ne l’aurais jamais crue possible. »

Ma blessure guérit vite également. Durant les derniers jours passés à Pétersbourg, j’éprouvais encore un poids inaccoutumé au cœur et me sentais plus triste et moins animée que d’habitude, mais le voyage effaça de mon âme les dernières traces de l’orage qui l’avait bouleversée.

Nous partîmes en avril. À Pétersbourg, l’hiver régnait encore, il faisait froid et laid. Mais, à Witebsk, le vrai printemps vint au-devant de nous ; il avait, en deux ou trois jours, pris possession de tous ses droits. Tous les ruisseaux, toutes les rivières débordaient, donnant à la campagne qu’ils inondaient l’apparence de la pleine mer. La terre dégelait. La boue était indescriptible.

Sur la grande route, on avançait encore tant bien que mal ; mais, une fois au chef-lieu de notre district, il fallut laisser notre voiture de voyage à l’auberge, et louer de mauvais tarentass. Maman et le cocher poussaient des soupirs et s’inquiétaient : « Comment arriverons-nous ? » Maman craignait surtout d’être grondée par mon père, pour avoir prolongé son séjour à Pétersbourg. Néanmoins, en dépit des soupirs et des gémissements, le voyage fut excellent.

Je me rappelle comment, à une heure avancée de la soirée, nous traversâmes la grande forêt de pins. Nous ne dormions pas, ma sœur et moi, nous restions silencieuses, revivant par la pensée les impressions si diverses des trois derniers mois, et nous aspirions avidement les âcres parfums printaniers dont l’air était chargé ; nos cœurs à toutes deux se serraient jusqu’à la douleur, d’une sorte d’attente inquiète.

Peu à peu la nuit tomba tout à fait. Nous allions au pas à cause du mauvais chemin. Le cocher s’était, je crois, endormi sur son siège, et n’excitait plus ses chevaux : on n’entendait plus que le bruit de leurs sabots pataugeant dans la boue, et, par instants, le tintement saccadé de leurs grelots. La forêt s’étendait des deux côtés de la route, sombre, mystérieuse, impénétrable. Tout à coup, au sortir des bois, à l’entrée d’une petite prairie, la lune parut, voguant dans les nuages, et nous inonda si soudainement, si vivement, de sa clarté argentée, que nous en fûmes presque troublées.

Depuis notre dernière explication à Pétersbourg, nous n’avions plus touché, ma sœur et moi, à aucun point délicat ; et cependant, il subsistait une certaine gêne entre nous, quelque chose qui nous séparait encore. Mais alors, en ce moment, comme par une entente mutuelle, nous nous étreignîmes l’une l’autre ; et, en nous embrassant, nous comprîmes que rien d’étranger ne nous divisait plus : nous nous appartenions, nous étions l’une à l’autre comme par le passé. Une indéfinissable joie, sans cause apparente, la joie de vivre, s’empara de nous deux. Qu’elle était belle, mon Dieu, cette vie qui nous apparaissait et nous attirait alors ! Qu’elle nous semblait pareille à cette nuit mystérieuse, infinie !

 

DEUXIÈME PARTIE. BIOGRAPHIE

 

INTRODUCTION

Aussitôt que j’appris la fin soudaine et imprévue de Sophie Kovalewsky, je sentis qu’il était de mon devoir de continuer sous une forme quelconque les Souvenirs d’enfance qu’elle avait publiés en suédois sous le titre des Sœurs Rajevsky.

C’était un devoir pour bien des raisons, mais principalement parce que Sophie, persuadée qu’elle mourrait jeune, et que je lui survivrais, m’avait maintes fois fait promettre d’écrire sa biographie.

Habituée à s’analyser, à se scruter, elle soumettait chacune de ses actions, de ses pensées ou de ses impressions, à sa propre critique ; et pendant les trois ou quatre années de notre intimité presque quotidienne, c’est devant moi qu’elle cherchait à classer les moindres variations de son humeur mobile dans tel ou tel système psychologique. Il lui arrivait parfois de dénaturer la réalité par cette critique exagérée ; car, tout en s’analysant avec une sévérité qui touchait à la cruauté, elle ne gardait pas moins le besoin de s’idéaliser, de se considérer avec les qualités qu’elle aurait souhaité posséder ; aussi l’image qu’elle se faisait d’elle-même paraissait-elle fort différente à d’autres : souvent trop sévère, elle était aussi plus indulgente pour elle-même que son entourage.

Son autobiographie, si elle avait pu réaliser le projet de continuer ses souvenirs d’enfance, aurait certainement reproduit l’image qu’elle me dépeignait pendant nos longues causeries psychologiques. Malheureusement cette œuvre, qui eût été une des autobiographies les plus remarquables de la littérature du monde, ne fut pas achevée, et puisque c’est à moi que revient le devoir d’esquisser les traits extérieurs de l’histoire de cette âme, sur laquelle Sophie nous aurait donné des aperçus si profonds, j’ai compris que le seul moyen de remplir ma tâche était d’écrire en quelque sorte sous sa suggestion. J’ai voulu m’identifier à elle, devenir encore une fois son « autre moi », comme elle disait jadis, la décrire enfin, autant que je l’ai pu, telle qu’elle se décrivait à moi.

J’ai laissé plus d’une année s’écouler avant de me décider à publier ces souvenirs. J’ai employé ce temps à me mettre en relation, par correspondance ou conversations, avec les amis que Sophie avait, en différents pays, cherchant ainsi à rendre mes souvenirs plus précis, sur les faits dont elle m’avait si souvent entretenue. Je citerai les correspondances autant qu’elles me sembleront propres à jeter une lumière vraie sur son caractère — vraie à mon point de vue du moins, — c’est-à-dire conformes à ses propres interprétations.

Ce n’est pas, comme on le voit, la vérité objective que je cherche dans l’histoire de Sophie.

Que signifie d’ailleurs la vérité objective lorsqu’il s’agit d’expliquer une âme ?

On pourra récuser la justesse de mes appréciations et de mes jugements, on pourra interpréter les sentiments ou les actes de Sophie d’une manière différente de la mienne ; —, selon moi il importe peu.

Les dates que je donne sont aussi exactement contrôlées qu’il m’a été possible de le faire : sous ce rapport seul, j’ai évité la suggestion de Sophie, trop fantaisiste en pareille matière.

L’été passé, je rencontrai Henri Ibsen à Christiania et lui parlai de mon intention d’écrire la biographie de Sophie Kovalewsky.

« Est-ce bien sa biographie que vous comptez écrire ? N’est-ce pas plutôt un roman sur elle ?

— Oui, répondis-je, si vous entendez par là son roman fait par elle-même, mais tel que je le conçois, avec mon point de vue particulier sur elle.

— Vous avez raison, dit-il, c’est en romancier ou en poète qu’il faut aborder cette œuvre. »

Cette observation me confirma dans ma façon de comprendre ma tâche.

Que d’autres la décrivent objectivement, s’ils le peuvent ; pour moi, je ne prétends qu’à une description subjective d’un état d’âme éminemment subjectif.

A. Ch. Leffler,

Duchesse de Cajanello.

 

I. RÊVES DE JEUNES FILLES — MARIAGE SIMULÉ

Sophie avait environ dix-sept ans lorsque sa famille vint passer un hiver à Pétersbourg.

Une vive agitation régnait à cette époque en Russie parmi la jeunesse intelligente, spécialement parmi les jeunes filles ; cette agitation avait pour but la liberté de la Russie et son développement intellectuel : il ne s’agissait pas de nihilisme, à peine de politique, mais la soif de s’instruire, de se développer, s’emparait de cette jeunesse avec une telle violence, que des centaines de jeunes filles, appartenant aux meilleures familles, s’expatriaient pour aller étudier dans des Universités étrangères.

Les parents s’opposant en général à ces aspirations, les jeunes filles avaient recours à une tactique originale, bien caractéristique de cette époque : pour échapper à la tutelle de leurs familles, elles contractaient des mariages fictifs avec des jeunes gens qui partageaient leurs idées. Bien des étudiantes de Zürich, rappelées ensuite par Ukase impérial sous l’inculpation de nihilisme, et qui en réalité n’avaient fait que poursuivre paisiblement leurs études, s’étaient mariées dans ces conditions, et après avoir quitté ainsi la maison paternelle, et s’être installées à l’Université, s’étaient séparées de leurs libérateurs, chacun des époux, d’un commun accord, gardant sa liberté.

Ces unions, à cause de leur but élevé, devinrent très populaires parmi les amies de Sophie et de sa sœur, et leur semblèrent infiniment supérieures aux vulgaires mariages d’inclination, qui ne recherchent que l’amour, c’est-à-dire une satisfaction égoïste. Pour cette jeunesse éprise d’idéal, le bonheur personnel devenait secondaire ; seul le dévouement à une cause impersonnelle paraissait noble et grand. Étudier, développer son intelligence, contribuer à soutenir dans sa pénible lutte contre l’obscurantisme cette patrie aimée avec exaltation, l’aider à conquérir la lumière et la liberté, telle était la tâche que se proposaient ces filles d’anciennes familles aristocratiques qu’on ne songeait à élever que pour en faire des femmes du monde. Les parents contrarièrent naturellement l’esprit d’indépendance et de révolte qu’ils sentaient percer au travers de la réserve énigmatique de leurs enfants : leur opposition fut hostile, souvent même inintelligente.

« Ah ! l’heureux temps ! disait parfois Sophie en parlant de cette période de sa vie. Dominées par les idées nouvelles, nous étions persuadées que les conditions sociales existantes ne pouvaient durer ; l’ère glorieuse d’affranchissement, de civilisation universelle, notre rêve à toutes, semblait si proche, si certaine ! Et parmi nous quelle communauté de sentiments ! Lorsque nous étions réunies, à trois ou quatre, dans un salon avec des personnes plus âgées, en présence desquelles nous n’osions élever la voix, il suffisait d’un mot, d’un regard, d’un geste pour reconnaître qu’il y avait des amis près de nous. Quelle joie dans cette découverte ! quel mystérieux bonheur, auquel les autres ne comprenaient rien, que de sentir auprès de soi un jeune homme ou une jeune fille à peine entrevus, avec lesquels on n’échangeait que des paroles insignifiantes, et les savoir cependant animés d’espérances et d’idées communes, enflammés du même dévouement pour la même cause ! »

La petite Sonia n’attirait encore l’attention de personne dans le groupe d’amis qui se serrait de plus en plus autour d’Aniouta, son aînée de six ans. C’était encore une enfant ; elle accompagnait Aniouta parce que celle-ci aimait et protégeait cette petite fille modeste, aux yeux verts et limpides, « comme des groseilles vertes dans du sirop », dont le regard s’illuminait de joie à chaque parole chaude ou enthousiaste, et qui s’effaçait d’ailleurs dans l’ombre de sa brillante sœur, dont elle reconnaissait la supériorité sous tous les rapports : beauté, charme, talent, intelligence. Cette admiration n’excluait pas toutefois une certaine envie, c’est-à-dire un vif désir d’égaler l’objet de son admiration jalouse, sans jamais chercher à le rabaisser.

Sophie avoue ce sentiment dans ses Souvenirs d’enfance et le conserva toute sa vie. Disposée à exagérer chez les autres les qualités qu’elle aurait souhaité posséder elle-même, et à se désoler d’en être privée, la grâce et la beauté la subjuguèrent toujours ; aussi rêvait-elle d’éclipser sa sœur sur un terrain où sa propre infériorité lui fût moins sensible. Dès ses plus jeunes années, on avait admiré son goût naturel pour l’étude, sa vive intelligence, et une soif d’instruction que l’amour-propre, joint aux encouragements de son professeur de mathématiques, vint maintenant fortifier. Sa rapide et puissante faculté d’assimilation, la richesse de ses idées primesautières, rendaient sa vocation scientifique indiscutable ; mais son père, qui n’avait consenti à des études aussi inusitées pour une jeune fille que sous l’influence d’un ami de jeunesse très frappé des dispositions de l’enfant, recula épouvanté lorsqu’il soupçonna sa fille de vouloir prendre ses études au sérieux. Une allusion timide de Sophie au sujet d’une Université étrangère fut aussi mal accueillie que la découverte des travaux littéraires d’Aniouta, c’est-à-dire comme une coupable tentative d’émancipation. Aux yeux du Général, les filles de bonne maison qui réalisaient de semblables projets, n’étaient que des aventurières, destinées à faire le souci et la honte de leurs familles.

Ainsi, dans ce milieu aristocratique, se côtoyaient deux tendances contraires : l’une cachée, dissimulée, mais rebelle à toute soumission, cherchant sa voie, comme une force élémentaire, en dépit des obstacles qui l’arrêtaient ; l’autre sincère, honnête, imbue de ses droits au despotisme paternel, prétendant contenir cette force inconnue et folle, la régler, et au besoin la châtier.

Aniouta et une de ses amies, possédée comme elle du besoin d’étudier que contrariait aussi sa famille, prirent alors la résolution suivante : l’une d’elles, n’importe laquelle, tenterait de contracter un des mariages platoniques en vogue, qui servirait à les affranchir toutes deux ; car elles ne doutaient pas que si l’une se mariait, l’autre n’obtînt de ses parents la permission d’accompagner son amie à l’étranger ; le voyage perdrait ainsi son caractère odieux de voyage d’étude, pour prendre celui d’une partie de plaisir, et elles emmèneraient la petite Sonia, l’ombre inséparable d’Aniouta, une des sœurs ne pouvant voyager sans l’autre.

Le plan une fois conçu, il ne s’agissait plus que de trouver l’homme qui les aiderait à l’exécuter. Aniouta et son amie Inès cherchèrent autour d’elles, et leur choix tomba sur un jeune professeur de l’Université qu’elles connaissaient à peine, mais dont la loyauté et le dévouement à la cause commune ne leur laissaient aucun doute. Et un beau jour, les trois jeunes filles, Sonia comme toujours formant l’arrière-garde, se rendirent chez le professeur.

Celui-ci était à sa table de travail lorsque le domestique introduisit les trois demoiselles, dont la visite surprit d’autant plus le jeune homme qu’il n’avait avec elles aucune relation de société. Il se leva poliment, les pria de prendre place sur un grand divan où toutes les trois s’assirent côte à côte : un moment de silence embarrassé suivit ce début.

Le professeur assis en face d’elles, dans un fauteuil à bascule, les examinait l’une après l’autre : Aniouta, grande, svelte, blonde, une grâce souple distinguant chacun de ses mouvements, ses grands yeux brillants, d’un bleu foncé, fixés sur lui sans timidité, mais avec une certaine hésitation ; Inès, brune, forte, aux traits accentués, au regard profond et un peu dur ; enfin la petite Sonia, toute fluette et menue, avec sa tête bouclée, ses traits réguliers et purs, son front d’enfant innocent, et ses yeux étranges, chercheurs, passionnément interrogateurs.

Aniouta prit enfin la parole, ainsi qu’il avait été préalablement convenu entre elles, et sans la moindre trace de confusion, posa au professeur la question suivante : « Serait-il disposé à les « affranchir » par un mariage avec l’une d’entre elles, pour les conduire ensuite à une université suisse ou allemande et les y laisser ? »

Dans un autre pays et d’autres circonstances, un jeune homme eût été fort en peine de répondre à une question semblable, posée par une belle jeune fille, sans y mêler un peu de galanterie, ou tout au moins une légère pointe d’ironie. Mais celui-ci était à la hauteur de la situation ; Aniouta avait bien choisi sous ce rapport ; il répondit froidement et sérieusement qu’il n’éprouvait pas le moindre désir d’accepter une proposition de ce genre.

Et les jeunes filles ? On croit peut-être que ce refus les humilia ? Nullement. Leur vanité féminine n’était pas en jeu ; jamais l’idée de plaire à ce jeune homme ne leur était venue. Elles reçurent ce refus aussi tranquillement qu’un homme, offrant à un autre de lui servir de compagnon de voyage, verrait décliner son offre. Toutes trois se levèrent pour partir, reconduites par le professeur, qui échangea à la porte des poignées de main avec elles. Pendant bien des années elles ne le revirent plus, et jamais elles n’eurent la moindre crainte de le voir abuser de leur confiance. Il appartenait à la sainte ligue, qui tenait, serrés comme dans un anneau, les cœurs battant pour la même cause : cela suffisait.

Quinze ans plus tard, Mme Kovalewsky, alors à l’apogée de sa célébrité, rencontra dans le monde, à Pétersbourg, l’homme qu’elle était venue demander en mariage ; ils causèrent en plaisantant de cet insuccès.

Vers cette époque, une amie d’Aniouta commit la bassesse de se marier par inclination. Combien on la plaignit et on la méprisa ! Le cœur de Sonia surtout se gonflait d’indignation à l’idée d’une aussi misérable désertion de tout idéal. La jeune mariée elle-même, honteuse de cette action comme d’une chute, n’osait parler à ses amies de son bonheur conjugal, et elle défendit à son mari de lui donner le moindre signe de tendresse en leur présence.

Mais un événement imprévu se produisit dans la vie de Sophie.

Aniouta et Inès, qui tenaient à leur plan sans se laisser décourager par un premier échec, avaient choisi un autre libérateur. C’était un simple étudiant, mais d’une intelligence remarquable, et dont le désir était aussi de continuer ses études en Allemagne. Il appartenait à une bonne famille, chacun lui prédisait un bel avenir, on pouvait donc espérer que les parents d’Aniouta et d’Inès ne feraient aucune objection à un semblable parti. Cette fois la proposition se fit plus simplement. Aniouta ayant rencontré le jeune homme chez des amis communs, profita de l’occasion, pour lui parler de son projet dans le courant de la conversation. La réponse fut inattendue : il acceptait, mais avec un léger changement au programme, c’était Sophie qu’il voulait épouser.

Les trois conjurées se trouvèrent dans un grand embarras : le père consentirait-il jamais à se séparer de cette enfant, quand Aniouta, déjà âgée de vingt-trois ans, n’était pas mariée ? Un parti sortable eût, sans nul doute, été accepté pour celle-ci, car la nature fantasque et peu équilibrée de sa fille aînée donnait du souci au Général, et d’ailleurs elle était d’âge à se marier ; Kovalewsky pouvait donc être agréé malgré sa jeunesse, mais pas pour Sonia. La proposition fut effectivement rejetée sans appel par le Général, et le départ pour Palibino aussitôt décidé.

Que restait-il à faire ? Retourner à Palibino ? S’arracher aux espérances, aux intérêts, dont la vie des jeunes filles s’était animée ? Autant valait pour elles la prison, moins le sentiment de souffrir pour une grande cause, qui eût rendu toute captivité réelle plus supportable que l’exil prosaïque dont elles étaient menacées.

La timide Sonia prit alors un parti audacieux : cette enfant sensible à l’excès, qu’un regard sévère, un son de voix mécontent, rendait malheureuse, se montra à cette heure critique, inflexible comme une lame d’acier. Il y avait dans cette nature impressionnable, tendre et affectueuse, un fond de dureté, d’implacabilité, qui se révélait dans les moments décisifs. Elle s’attachait avec dévouement, comme un caniche, à ceux dont elle recevait de simples marques d’amitié ; mais elle pouvait aussi blesser de sang-froid ceux qu’elle venait de traiter avec tendresse, et fouler aux pieds tout sentiment d’affection, lorsque l’esprit de lutte s’éveillait en elle. Sa volonté prenait alors une intensité passionnée, et s’exprimait avec une violence dévorante, douloureuse, alors même que son cœur n’était pas en cause. Ce qu’elle voulait cette fois, c’était quitter à tout prix la maison paternelle, et s’en aller étudier à l’étranger.

Une réunion de famille devait avoir lieu chez ses parents ; sa mère sortit dans l’après-midi pour acheter des fleurs et de la musique nouvelle ; le Général se rendit à son cercle, et la gouvernante aida les femmes de chambre à décorer de plantes le salon. Les jeunes filles restèrent seules dans leur chambre, où leurs toilettes pour le dîner étaient déjà étalées.

Jamais elles ne quittaient la maison sans être accompagnées d’un domestique ou d’une gouvernante ; mais en voyant tout le monde occupé, Sophie profita de la circonstance pour se glisser seule hors de l’appartement. Aniouta, sa complice, la conduisit jusqu’à l’escalier, et fit bonne garde à la porte jusqu’à ce que sa sœur fût hors de vue ; elle rentra ensuite dans sa chambre, le cœur battant, pour mettre la robe bleu de ciel qui lui avait été préparée pour le dîner.

Le jour tombait ; quelques réverbères s’allumaient peu à peu ; Sonia, le voile baissé, son baschlik attaché jusqu’au menton, marchait d’un pas timide le long des rues, presque désertes à cette heure, où jamais elle ne s’était trouvée seule. Son cœur battait de l’émotion fébrile qui accompagne toute entreprise hardie, et leur donne tant d’attrait dans la jeunesse ; il lui semblait être une héroïne de roman, elle, la petite Sonia, l’ombre de sa sœur jusque-là ! Et il ne s’agissait pas d’un banal roman d’amour, comme ceux qu’elle méprisait tant, et dont la littérature est pleine ; de son petit pas saccadé, rapide et rythmé, elle volait à un rendez-vous qui n’avait rien d’amoureux, et lorsqu’elle monta haletante l’escalier sombre d’une maison sordide, située dans une ruelle écartée, sa terreur folle et enfantine de l’obscurité n’était guère sentimentale. Elle frappa trois petits coups nerveux et précipités à une porte qui s’ouvrit aussitôt. Sonia était évidemment attendue, et Kovalewsky l’introduisit dans une modeste chambre d’étudiant, où les livres s’entassaient sur tous les meubles ; un vieux divan semblait en avoir été débarrassé uniquement pour faire place à la nouvelle venue.

Le jeune homme ne ressemblait pas à un héros de roman. Une épaisse barbe rousse, et un énorme nez, le faisaient paraître laid au premier abord ; mais le regard de ses yeux bleu foncé, à l’expression intelligente et douce, exerçait vite un grand charme. Son attitude envers la jeune fille, qui venait si singulièrement se confier à lui, fut celle d’un frère aîné.

Les deux jeunes gens attendirent en proie à une vive émotion ; plus d’une fois Sophie sauta du divan en croyant entendre précipitamment monter quelqu’un.

Pendant ce temps, le Général et sa femme, rentrés assez tard, n’eurent que le temps de changer de toilette avant le dîner, et ne remarquèrent pas l’absence de leur fille cadette ; ils ne s’en aperçurent que lorsque tout le monde fut réuni dans la salle à manger au moment de se mettre à table.

« Où est Sonia ? » demandèrent-ils tous deux à Aniouta, qui semblait ce jour-là plus imposante et plus sûre d’elle-même que jamais, malgré l’expression nerveuse et agitée de son regard provocateur.

« Elle est sortie », répondit-elle, d’une voix étouffée, dont elle cherchait vainement à dominer le tremblement, tout en évitant les yeux de son père.

« Sortie ? Que signifie cela ? Avec qui ?

— Seule, mais elle a laissé un billet sur sa toilette. »

Un domestique fut aussitôt envoyé à la recherche du billet et l’on se mit à table dans un silence de mort.

Sophie avait calculé son coup plus juste, et certainement avec plus de cruauté qu elle ne l’imaginait ; avec l’égoïsme impitoyable et inconscient de la jeunesse, elle blessait son père, par son défi enfantin, à l’endroit sensible ; car, pour cet homme si fier, rien n’était cruel comme de dévorer en présence de tous l’affront de cette escapade.

Le billet ne contenait que ces mots : « Pardonne-moi, papa ; je suis chez Voldemar et je te supplie de ne plus t’opposer à notre mariage ».

Ivan Vassiliévitch lut ces lignes en silence, et quitta la table en murmurant quelques paroles d’excuses à ses voisins.

Dix minutes après, Sophie et son compagnon d’attente, de plus en plus inquiets, entendirent des pas furieux dans l’escalier ; la porte, qui n’était pas fermée, s’ouvrit violemment, et le Général parut devant sa fille tremblante.

Vers la fin du dîner, le père et la fille, suivis de Voldemar Kovalewsky, entrèrent dans la salle à manger.

« Permettez-moi de vous présenter le fiancé de ma fille Sophie », dit Ivan Vassiliévitch d’une voix émue.

 

II. À L’UNIVERSITÉ

C’est à peu près en ces termes que Sophie racontait le prologue dramatique de son étrange mariage. Les parents pardonnèrent, et bientôt après, en 1868, la cérémonie nuptiale eut lieu à Palibino.

Aussitôt après leur mariage, les jeunes mariés firent un voyage à Pétersbourg, où Sophie fut introduite, par son mari, dans les cercles politiques qu’elle désirait connaître depuis si longtemps.

Une amie, qui par la suite devait devenir très intime, décrit ainsi l’effet produit par la jeune femme :

« Parmi ces femmes et ces jeunes filles politiques, toutes plus ou moins ravagées par la vie, Sonia faisait vraiment une étrange impression avec son aspect juvénile, qui lui valut le surnom « du petit moineau ». Elle avait à peine dix-huit ans, et paraissait beaucoup plus jeune. Petite, fluette, le visage tout rond, les cheveux courts et frisés, la physionomie expressive et singulièrement animée, les yeux surtout, passant avec mobilité de l’enjouement à une sérieuse rêverie, elle offrait le mélange d’une naïveté presque enfantine, et d’une remarquable profondeur de pensée.

« Elle séduisit tout le monde par le charme inconscient qui la caractérisait à cette époque ; jeunes et vieux, hommes et femmes, étaient également attirés ; mais elle ne semblait pas remarquer les hommages qui l’entouraient, tant elle était simple et dénuée de coquetterie. Sa toilette ne lui donnait aucun souci, elle y apportait même une grande négligence qu’elle conserva toujours. »

La même amie cite à l’appui le petit trait caractéristique suivant :

« Je me souviens qu’un jour, bientôt après avoir fait sa connaissance, tandis que nous causions avec animation d’un sujet intéressant pour toutes deux — nous ne pouvions causer d’ailleurs qu’avec animation dans ce temps-là, — Sophie s’amusait à défaire lentement la garniture de sa manche gauche, et après l’avoir détachée, elle la jeta à terre, comme une chose inutile, dont elle était bien aise de se débarrasser. »

Après une demi-année passée à Pétersbourg, le jeune couple partit au printemps de 1869 pour Heidelberg, Sophie pour y étudier les mathématiques, et son mari la géologie. Après avoir pris leurs inscriptions, ils voyagèrent pendant les vacances d’été, et allèrent en Angleterre, où ils firent la connaissance de plusieurs personnalités célèbres : George Eliot, Darwin, Spencer, Huxley, etc.

Dans le journal de George Eliot, publié par M. Cross, on trouve la notice suivante datée du 5 octobre 1869 :

« Nous reçûmes dimanche la visite d’un couple russe intéressant, M. et Mme Kovalewsky : elle, une charmante et modeste créature, attrayante de manières et de conversation, étudie les mathématiques à Heidelberg, grâce à une permission spéciale obtenue avec l’aide de Kirchhof ; lui, un homme sympathique et intelligent, spécialement adonné à la géologie, se rend à Vienne, où il compte rester six mois, après avoir laissé sa femme à Heidelberg. »

Ce plan ne se réalisa pas, car Voldemar resta à Heidelberg avec sa femme pendant un semestre. Leur vie, à cette époque, est décrite de la façon suivante, par l’amie déjà citée, qui avait obtenu de ses parents, par l’intervention de Sophie, la permission d’étudier avec elle à l’Université :

« Quelques jours après mon arrivée à Heidelberg, en octobre 1869, je vis arriver Sonia avec son mari, revenant d’Angleterre. Elle paraissait heureuse et très satisfaite de son voyage. Rose, fraîche, charmante, comme à notre première rencontre, elle me parut avoir plus d’animation, plus d’énergie encore pour continuer ses études. Ces aspirations sérieuses ne l’empêchaient pas de s’amuser de tout, des choses même les plus insignifiantes. Je me rappelle une promenade que nous fîmes avec son mari dans les environs de Heidelberg, quelques jours après leur arrivée, et où nous nous mîmes à courir, sur une route bien unie, comme deux petites filles, à qui dépasserait l’autre.

« Combien ces premiers souvenirs de notre vie d’Université ont conservé de fraîcheur pour moi ! Sophie me semblait heureuse, et d’un bonheur si élevé ! Cependant, lorsque plus tard elle parlait de ses années de jeunesse, c’était avec amertume, et comme d’années inutilement vécues. Je me rappelais alors ces premiers mois de Heidelberg, nos discussions enthousiastes sur tant de sujets divers, ses poétiques relations avec son jeune mari, qui l’aimait d’un amour si purement idéal ; elle paraissait l’aimer de même ; tous deux semblaient ignorer les bassesses de la passion que les hommes désignent sous le nom d’amour. Sophie n’a donc pas eu lieu de se plaindre ; sa jeunesse a été riche en sentiments et en aspirations nobles, et l’homme qui vivait auprès d’elle, l’a aimée d’une passion profonde et contenue. Ce moment fut du reste le seul où je connus Sophie heureuse ; dès l’année suivante tout était changé.

« Les cours commencèrent presque aussitôt après notre arrivée. Nous étions occupés tous les trois à l’Université pendant la journée, et les soirées mêmes se passaient au travail. Nous n’avions presque jamais le temps de faire une promenade dans le courant de la semaine, mais nous consacrions le dimanche à de longues excursions hors de la ville ; nous allions même au théâtre à Manheim ; nous fîmes quelques visites aux familles de certains professeurs, sans nouer de relations avec personne.

« Sophie attira l’attention dès le début ; le célèbre professeur Kirchhof de Königsberg, dont elle suivit les cours de physique pratique, parlait toujours d’elle comme d’un sujet exceptionnel. Sa renommée se répandit vite dans la petite ville, et on s’arrêtait parfois dans la rue pour regarder passer la célèbre Russe. Elle rentra un jour en riant, et me raconta qu’une femme du peuple, un enfant sur les bras, s’était arrêtée devant elle, en disant tout haut : « Regarde, regarde, la jeune fille qui travaille si bien à l’école ! »

« Réservée, modeste, presque timide dans ses rapports avec le professeur et avec ses camarades, Sophie n’entrait jamais à l’Université qu’en détournant les regards pour ne parler à personne. Elle n’adressait la parole à ses camarades que lorsque son travail l’exigeait. Cette manière d’être plaisait aux professeurs allemands, qui admirent la modestie chez une femme, surtout lorsque celle-ci est jeune, charmante, et qu’elle s’adonne à une science aussi abstraite que les mathématiques.

« Cette timidité de Sophie était parfaitement naturelle à cette époque. Je me souviens qu’elle me raconta une fois son embarras en découvrant une erreur au tableau, dans une démonstration faite par un élève ou par le professeur. Celui-ci s’embrouillait de plus en plus, et Sophie m’avoua que son cœur battait à se rompre, lorsqu’elle se décida enfin à se lever, pour aller au tableau montrer en quoi l’erreur consistait.

« Notre heureuse vie à trois, si riche d’intérêts de tout genre, car Kovalewsky ne bornait pas sa curiosité aux questions d’ordre scientifique, ne devait pas durer. Dès le commencement de l’hiver nous vîmes arriver la sœur de Sophie, et son amie Inès, toutes deux plus âgées que nous de quelques années. Kovalewsky nous voyant un peu à l’étroit dans notre appartement, se décida à nous quitter pour se loger ailleurs. Sophie allait le voir souvent, passait des journées entières chez lui, et faisait seule avec lui de longues promenades. Voldemar se sentait mal à l’aise dans la société des autres dames, d’autant plus que les nouvelles venues se montraient souvent peu aimables. Elles trouvaient mauvais, le mariage étant fictif, que Kovalewsky donnât un caractère d’intimité à ses relations avec Sophie ; leur ingérence occasionna des ennuis qui troublèrent les bons rapports de notre petit cercle.

« Au bout du semestre, Kovalewsky prit le parti de quitter Heidelberg, pour Iéna d’abord, puis pour Munich, où il vécut exclusivement plongé dans ses études. Très doué, très laborieux, modeste dans ses goûts, il n’avait aucun besoin de distraction. Sophie prétendait qu’un livre et un verre de thé suffisaient pour le rendre parfaitement heureux ; au fond elle en était froissée, et devenait jalouse de ces études qui remplaçaient si bien sa société. Nous allâmes voir Kovalewsky plusieurs fois ; ils firent ensemble un petit voyage dont Sophie parut enchantée ; mais elle prenait de moins en moins son parti de la séparation, et fatiguait son mari par d’incessantes exigences. Elle ne pouvait bouger sans l’obliger à venir la chercher ; il devait faire ses commissions, s’occuper de mille bagatelles, et quoiqu’il y mît la meilleure grâce du monde, ses travaux en souffraient ; mais Sophie ne tenait jamais aucun compte de cela. »

Plus tard, lorsque Sophie se plaignait à moi de sa vie passée, elle répétait sans cesse avec amertume : « Personne ne m’a jamais véritablement aimée ». Je répliquais alors : « Mais ton mari t’a beaucoup aimée. — Il m’aimait quand j’étais là, était sa réponse invariable, mais il pouvait si facilement se passer de moi ! »

« L’explication de la réserve de Kovalewsky à cette époque, me semble naturelle ; mais Sophie ne l’admettait pas ; elle eut de tout temps une certaine prédilection pour les relations tendues, et les rapports peu naturels ; elle voulait prendre et ne pas donner, et cette disposition de son caractère est en grande partie la véritable cause du drame de sa vie. »

Je me permettrai de citer encore quelques remarques de sa compagne d’étude, qui prouvent combien les étrangetés du caractère de Sophie se développèrent de bonne heure, et combien il faut leur attribuer les souffrances et les luttes intérieures dont sa vie fut dévorée.

« Elle aimait ardemment le succès. Lorsqu’elle se proposait un but, elle faisait tout pour l’atteindre, et l’atteignait toujours, sauf dans les questions de sentiment, où, chose étrange, elle perdait la clarté de son jugement. Trop exigeante en affection, il semblait qu’elle voulût prendre de force ce qu’on lui aurait volontiers accordé, si elle n’y eût pas mis autant de passion. Avec un extrême besoin de tendresse et de confiance, elle rendait toute intimité impossible. Trop agitée, trop peu pondérée, elle aspirait sans cesse à l’intimité, et ne pouvait s’en contenter longtemps. Jamais d’ailleurs elle ne tenait compte de l’individualité d’autrui. Kovalewsky de son côté, toujours préoccupé de nouveaux plans et de nouvelles idées, avait une nature inquiète et tourmentée ; je doute que ces deux êtres, si richement doués, eussent jamais pu rencontrer le bonheur, dans quelque condition qu’ils se fussent trouvés. »

Sophie passa deux semestres à Heidelberg, jusqu’à l’automne de 1870 ; elle se rendit de là à Berlin, pour y continuer ses études sous la direction du professeur Weierstrass. Pendant ce temps, Voldemar avait obtenu le doctorat à Iéna ; sa thèse y attira l’attention générale et le fit connaître comme un travailleur sérieux.

 

III. UNE ANNÉE D’ÉTUDES CHEZ WEIERSTRASS — VISITE À PARIS PENDANT LA COMMUNE

Un jour, le professeur Weierstrass vit entrer, non sans surprise, une étudiante qui, d’un air embarrassé, venait le prier de l’admettre au nombre de ses élèves.

L’Université de Berlin était alors fermée aux femmes, comme elle l’est encore aujourd’hui ; aussi Sophie, désirant ardemment profiter de l’enseignement de celui qui passe pour le père de l’analyse mathématique moderne, prit-elle le parti de lui demander des leçons particulières. Le professeur examina l’étudiante inconnue avec une certaine méfiance, et pour la mettre à l’épreuve, il lui donna des problèmes, destinés aux élèves les plus avancés de son cours, persuadé qu’elle ne reviendrait plus. Cette première impression n’avait pas été favorable. Mal habillée, comme elle l’était toujours à cette époque, Sophie vint encore coiffée au hasard d’un affreux chapeau qui lui cachait la figure, et lui donnait l’aspect d’une vieille femme. Aussi le professeur, ainsi qu’il me le conta lui-même plus tard, n’eut-il aucun soupçon de cette physionomie vivante et jeune, qui dès le premier abord exerçait tant d’attrait sur chacun.

L’étudiante reparut au bout d’une semaine, disant qu’elle avait résolu les problèmes. Weierstrass en douta, mais l’invita à s’asseoir près de lui, et se mit à examiner son travail point par point. À son grand étonnement, tout, non seulement était exact, mais encore finement et ingénieusement compris. Joyeuse de se voir approuvée, Sophie enleva vivement son chapeau ; ses cheveux bouclés s’échappèrent, son visage rougit de plaisir, et le vieux professeur fut ému d’une singulière et paternelle tendresse pour cette femme enfant, dont les facultés égalaient celles de ses meilleurs élèves. À partir de cette heure, le grand mathématicien devint l’ami le plus fidèle, le plus bienveillant, celui dont l’appui ne manqua jamais à Sophie ; elle fut accueillie dans la famille Weierstrass comme une fille ou une sœur.

Pendant quatre années consécutives, elle travailla sous la direction du grand professeur, dont l’influence sur elle fut absolue ; les travaux scientifiques de Sophie ne furent même en quelque sorte que le complément ou le développement des principes du Maître.

Les leçons s’organisèrent de la façon suivante : le professeur venait une fois par semaine chez elle, et le dimanche soir elle allait chez lui. Kovalewsky avait amené sa femme à Berlin et l’y avait installée avec l’amie de Heidelberg ; il venait les voir de temps en temps, mais ses rapports avec Sophie restaient étranges, et éveillaient une certaine curiosité dans la maison de Weierstrass, où Voldemar ne se montra jamais, bien que sa femme y vécût dans l’intimité de tous les membres de la famille. Jamais elle ne parla de lui, jamais elle ne le présenta au professeur, mais le dimanche soir, après la leçon, Kovalewsky sonnait à la porte d’entrée, et disait à la servante qui venait lui ouvrir :

« Prévenez Mme Kovalewsky qu’une voiture l’attend à la porte. »

Sophie fut toujours gênée par cette situation, et un des professeurs de Heidelberg m’a raconté, qu’ayant un jour rencontré Kovalewsky chez elle, Sophie le lui présenta comme un « parent ».

Voici comment l’amie raconte leur vie commune à Berlin :

« Notre vie à Berlin fut plus monotone encore et plus isolée qu’à Heidelberg. Nous demeurions toutes seules. Sophie passait la journée plongée dans ses papiers ; moi je restais au laboratoire jusqu’au soir. Après un dîner pris à la hâte, nous nous remettions au travail. À l’exception du professeur Weierstrass qui venait souvent, personne ne mettait jamais le pied chez nous. Sonia était de mauvaise humeur, indifférente à tout ; rien en dehors de ses études ne semblait l’intéresser. Les visites de son mari la remontaient un peu, mais bien qu’ils eussent l’air de tenir l’un à l’autre, leurs rapports étaient troublés par des reproches et des malentendus continuels. Ils faisaient ensemble de longues promenades, mais Sophie ne consentait jamais à sortir avec moi, même pour faire les emplettes les plus indispensables. Nous faillîmes une fois nous brouiller au sujet d’une robe dont elle avait absolument besoin pour Noël ; nous étions invitées chez Weierstrass qui faisait orner un arbre spécialement à notre intention. Sophie ne voulut sortir à aucun prix pour acheter sa robe, je me refusai de mon côté à faire seule cet achat ; son mari aurait tout arrangé s’il avait été là, car il choisissait jusqu’aux étoffes et aux façons de ses robes. Enfin elle s’avisa de charger notre hôtesse de commander ce qu’il lui fallait et fut ainsi dispensée de sortir.

« Elle pouvait passer de longues heures à sa table de travail, dans une tension d’esprit extraordinaire, et lorsque, après une journée d’étude, elle mettait ses papiers de côté, et quittait sa table, c’était pour marcher de long en large dans sa chambre, absorbée dans ses pensées, et d’un pas si rapide, qu’elle finissait souvent par courir en se parlant à haute voix, parfois même en éclatant de rire. Elle paraissait alors comme soulevée de terre, emportée loin de toute réalité sur les ailes de la fantaisie, mais jamais elle ne parlait des idées qui l’occupaient en pareil cas.

« Elle dormait peu, et toujours d’un sommeil agité ; réveillée parfois en sursaut par quelque rêve fantastique, elle me priait de lui tenir société, et racontait volontiers ses rêves ; ceux-ci étaient toujours curieux ou intéressants, et avaient souvent le caractère de visions, auxquelles Sophie attachait une signification prophétique, que l’avenir justifiait en général ; en résumé c’était un tempérament d’une excessive nervosité. L’esprit toujours agité, elle aspirait sans cesse à quelque but compliqué, et jamais cependant je ne l’ai vue plus découragée que lorsque son but était atteint, car jamais la réalité ne répondait à ce qu’elle en avait attendu. Quoiqu’elle fût peu aimable tant que son idée la préoccupait, on s’attendrissait involontairement sur elle, en la voyant si malheureuse en plein succès ; cette mobilité même, ce continuel passage d’une impression joyeuse à une impression sombre, la rendait intéressante et profondément sympathique.

« Notre séjour à Berlin fut, dans son ensemble, sans aucun agrément ; mal logées, mal nourries, privées d’air et de distractions, surmenées de travail, je pensais à Heidelberg comme à un paradis perdu ; aussi Sophie, après avoir obtenu le grade de docteur dans l’automne de 1874, se trouva-t-elle si épuisée de corps et d’esprit, qu’après être rentrée en Russie elle resta longtemps incapable de tout travail intellectuel. »

Cette absence de joie dans le travail, dont parle ici son amie, fut pour Sophie une souffrance attachée au travail scientifique ; elle s’y livrait avec trop d’excès, et en perdait la faculté de jouir de la vie, même au point de vue de ses travaux ; ses pensées devenaient des tyrans, au lieu de rester des serviteurs, et la joie de produire, de créer, disparaissait entièrement. Ce fut tout le contraire lorsqu’elle s’occupa plus tard de littérature ; alors elle s’épanouissait et se sentait heureuse.

Le surmenage ne fut pas seul à rendre le séjour de Berlin pénible : d’autres circonstances y contribuèrent, particulièrement l’étrangeté des rapports de Sophie avec son mari, et la fausseté d’une situation que l’intervention des parents rendit plus pénible encore. Ceux-ci vinrent à plusieurs reprises voir leur fille, l’emmenèrent même en Russie pendant les vacances, et pénétrèrent la vérité ; ils firent des remontrances, mais n’obtinrent aucune modification à l’attitude de Sophie envers Voldemar. Elle souffrait cependant de sa solitude, car elle éprouvait déjà ce besoin passionné de vivre, qui la dévora plus tard ; elle n’avait rien d’une pédante, comme son genre de vie aurait pu le faire supposer ; c’était une femme timide, absolument dépourvue d’esprit pratique, sentant l’équivoque de sa situation, et craignant de se compromettre.

Ce manque d’esprit pratique compliqua beaucoup la vie matérielle des deux amies. Elles avaient le don de choisir les plus mauvais logements, de prendre les domestiques les plus suspects, et de se nourrir de la façon la plus malsaine. Elles tombèrent même une fois entre les mains d’une véritable bande de voleurs, qui les exploita systématiquement. Malgré leur inexpérience elles découvrirent un jour que leur servante les volait et lui en firent des reproches ; cette fille devint si insolente, qu’il fallut la mettre à la porte. Le même soir, Sophie et son amie, ne sachant comment arranger leurs lits pour la nuit, entendirent frapper à la fenêtre — elles demeuraient au rez-de-chaussée ; étonnées, elles regardèrent, et aperçurent derrière la vitre un visage de femme inconnu ; cette femme, interrogée par elles, demanda la permission d’entrer à leur service, et telle était leur incapacité, leur ignorance totale des choses de la vie, qu’elles acceptèrent cette proposition, bien qu’elle leur fît peur et n’eût rien d’engageant. Cette femme, plus tard, les terrorisa, et les vola à tel point, qu’elles furent obligées de recourir à la police pour s’en débarrasser.

Il fallait des crises semblables pour que Sophie s’aperçût de certains inconvénients ; son indifférence pour les aises de la vie était extrême, et elle ne remarquait jamais si sa nourriture était mauvaise, sa chambre mal tenue, et ses robes déchirées.

En janvier 1871, Sophie avait dû interrompre ses études, à peine commencées avec Weierstrass, pour entreprendre, en compagnie de son mari, un voyage aventureux.

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Aniouta s’était vite lassée de la vie monotone de Heidelberg, et, sans demander l’autorisation de ses parents, s’était rendue à Paris, où elle comptait perfectionner son talent d’écrivain. Elle ne trouvait aucun avantage à vivre enfermée dans une chambre d’étudiant avec Sophie, voulait étudier la société, les théâtres, le mouvement littéraire dans un grand centre, et, une fois échappée à la tutelle de sa famille, chercha hardiment à se frayer une voie personnelle. N’osant avouer toutefois qu’elle vivait seule à Paris, elle fit passer ses lettres pour la Russie par l’intermédiaire de Sonia, afin de les timbrer du même endroit. L’intention d’Aniouta n’était pas de prolonger son séjour à Paris ; elle se rassurait par la pensée d’avouer tout à son père de vive voix ; mais des relations qu’elle y noua la dominèrent bientôt entièrement, et la vérité devint chaque jour plus difficile à dire. Elle avait fait la connaissance d’un jeune Français, qui fut un des chefs de la Commune, et pendant toute la durée du siège se trouva enfermée avec lui à Paris.

Sophie très tourmentée, comprenant d’ailleurs la responsabilité qui pesait sur elle-même, résolut de pénétrer avec son mari dans Paris aussitôt après le siège, pour y retrouver sa sœur.

Lorsqu’elle me raconta plus tard ce voyage, elle avait peine à expliquer comment ils avaient pu parvenir à pénétrer dans la ville au travers des troupes allemandes. Errant à pied le long de la Seine, ils avaient trouvé un bateau abandonné près du bord et s’en étaient emparés ; mais à peine éloignés du rivage de quelques brassées, une sentinelle les aperçut et les héla. Au lieu de répondre, ils ramèrent de toutes leurs forces, et grâce à je ne sais quelle négligence de service, réussirent à échapper et à débarquer sur la rive opposée, d’où ils se glissèrent dans la ville sans attirer l’attention. C’est ainsi qu’ils se trouvèrent à Paris au début de la Commune.

Sophie avait l’intention de décrire ses impressions sur cette époque dans un roman intitulé « Les sœurs Rajevsky pendant la Commune ». Ce projet, comme tant d’autres, descendit avec elle dans la tombe. Elle voulait raconter une nuit dans une ambulance, où sa sœur et elle firent le service des blessés, avec des jeunes filles rencontrées jadis à Pétersbourg, et qu’elles retrouvèrent là. Pendant que les bombes éclataient de toutes parts, que de nouveaux blessés arrivaient sans cesse, les jeunes filles causaient à voix basse de leur vie passée, si différente de cette heure présente qui leur semblait tenir du rêve. N’était-ce vraiment pas un rêve, une espèce de féerie pour Sophie, que l’étrange situation où elle se trouvait ? À son âge, les phénomènes bizarres, les péripéties émouvantes dont elle était témoin, lui produisaient l’effet d’un roman à sensation. Les bombes tombaient autour d’elle sans lui causer aucune frayeur ; au contraire, son cœur battait de joie à l’idée de vivre en plein drame, en pleine histoire.

Quant à sa sœur, elle ne pouvait l’aider en rien. Aniouta se passionnait pour les agitations politiques, et ne demandait qu’à risquer sa vie à côté de l’homme auquel sa destinée était liée. Les Kovalewsky retournèrent donc à Berlin, où Sophie reprit le cours de ses études. Mais lorsque la Commune fut vaincue, Aniouta écrivit à sa sœur pour la supplier de revenir, et d’intervenir auprès de leur père, afin d’obtenir son pardon et son secours, dans la situation désespérée où elle se trouvait. J. venait d’être arrêté et condamné à mort !

Si l’on n’a pas oublié le portrait du général Kroukovsky, tel que le décrit Sophie dans les Souvenirs d’enfance, on peut se figurer le coup terrible que lui porta la cruelle vérité. Se savoir trompé par ses enfants, apprendre la façon dont sa fille aînée avait disposé de son sort, quelle blessure pour son cœur et pour ses principes ! Il avait dit autrefois à Aniouta, en découvrant qu’elle vendait secrètement ses romans : « Aujourd’hui tu vends ta plume, je vois le jour où tu te vendras toi-même ». Et cependant, chose étrange, maintenant qu’elle lui causait une peine beaucoup plus grave, il se résigna avec douceur. Sa femme et lui partirent aussitôt pour Paris, accompagnés de Sophie et de son mari ; le général se montra plein de bonté et d’indulgence pour sa fille coupable ; ses enfants lui en gardèrent une profonde reconnaissance, car ils s’attendaient à un traitement sévère qu’ils sentaient mériter. Leur attachement pour leur père s’en accrut, et devint plus tendre.

Je n’ai pu recueillir sur cette époque que quelques anecdotes : le général s’adressa à M. Thiers, avec lequel il avait des relations, afin d’obtenir la liberté de son futur gendre. M. Thiers prétendit ne pouvoir remédier à la situation ; mais dans le courant de la conversation, il raconta, comme par hasard, que les prisonniers, au nombre desquels se trouvait J., seraient transférés le lendemain dans un autre lieu de détention, et qu’ils passeraient devant le Palais de l’Industrie. De fréquents rassemblements se formaient à cette époque autour de cet édifice. Aniouta se mêla à la foule, et au moment où les prisonniers passaient, elle se glissa parmi les soldats de l’escorte, s’empara du bras de J. et l’entraîna dans une des annexes de l’Exposition, d’où ils sortirent par une autre porte et parvinrent sans encombre jusqu’à une gare. L’aventure paraît étrange et presque invraisemblable, mais je la raconte telle qu’elle est restée dans mon souvenir et dans celui de quelques amis de Sophie.

Combien amèrement on regrette le peu d’importance attaché à des paroles qu’on aurait dû graver dans sa mémoire ! Pour ma part, je me le reproche d’autant plus vivement que Sophie me disait souvent : « Tu écriras ma biographie quand je serai morte » ; mais qui songe au jour de la séparation pendant une intime causerie ! Il semble qu’on remplira, dès le lendemain, les lacunes de certains entretiens, trop animés pour ne pas voler rapidement d’un sujet à un autre.

Sophie reçut en 1874 le grade de docteur à Göttingue, à la suite de deux dissertations écrites sous la direction de Weierstrass, et dont l’une « Sur la théorie des équations aux différences partielles », qui lui servit de thèse, peut compter parmi ses travaux les plus remarquables. Ce travail la dispensa de subir l’examen oral.

Dans la lettre suivante, adressée au doyen de la faculté de Göttingue, elle explique les motifs très caractéristiques qui lui font demander une dispense que l’on n’accorde que rarement :

« Votre Honneur voudra bien me permettre d’ajouter quelques mois à ma pétition pour solliciter le grade de docteur : je ne me suis pas décidée sans peine à sortir de ma réserve habituelle, et je ne surmonte mes hésitations que pour satisfaire des personnes qui me touchent de près, et leur prouver que mes études de mathématiques ne sont pas restées sans résultats ; on m’a d’ailleurs assuré qu’en ma qualité d’étrangère je pouvais être gradée « in absentia » si mon travail paraissait suffisant, et si j’apportais des certificats de personnes compétentes. Votre Honneur ne se méprendra pas, j’espère, sur la franchise de mon aveu, mais je crois ne pas avoir l’assurance nécessaire sur l’examen « rigorosum ». Je crains fort que l’obligation de répondre à des personnes étrangères, quelle que soit la bienveillance de messieurs les examinateurs, ne me trouble complètement. À cette crainte se joint encore la connaissance incomplète de la langue allemande ; bien que je sois habituée à m’en servir en mathématiques, lorsque j’ai le temps de la réflexion, je ne la parle pas couramment ; je n’ai commencé à étudier cette langue qu’il y a cinq ans, et pendant les quatre années passées par moi à Berlin, je n’ai parlé l’allemand que pendant les heures que m’a consacrées mon vénéré Maître. J’ose espérer que Votre Honneur voudra bien tenir compte de ces raisons et m’exempter de l’examen « rigorosum ».

La valeur des dissertations jointes à cette pétition, et les excellentes recommandations qui lui furent données, valurent à Sophie la faveur très rare d’ être reçue docteur sans se présenter en personne. Peu après, toute la famille Kroukovsky se trouva réunie à Palibino, le vieux nid de la famille.

 

IV. LA VIE EN RUSSIE

Quelle différence entre cette réunion de famille et celles que décrivait Sophie dans ses Souvenirs d’enfance ! Les deux jeunes filles ignorantes, aspirant à une vie idéale, étaient remplacées par deux jeunes femmes que l’existence, telle qu’elles se l’étaient choisie, avait singulièrement développées. Mais si la réalité ne répondait pas à leur rêve, elles rapportaient cependant une expérience de la vie assez riche d’intérêt, pour donner lieu à de longues conversations, au coin du feu, en hiver, dans le grand salon de damas rouge, le samovar sur la table à thé, et les loups au dehors, entonnant leur concert famélique autour du parc solitaire.

Le monde ne paraissait plus aussi démesurément grand aux deux sœurs ; elles en avaient jugé les proportions. L’une, Aniouta, n’aspirait plus à de violentes émotions ; passionnément éprise du mari assis à ses côtés, sur un des grands fauteuils rouges, l’air fatigué et sarcastique, et tout aussi passionnément jalouse, elle n’avait plus rien à désirer au point de vue des agitations de l’âme. L’autre, au contraire, avait uniquement vécu par la pensée jusque-là, mais sa soif de science était complètement satisfaite, elle se sentait épuisée, et incapable de nouvelles fatigues cérébrales ; son temps se passait à lire des romans, à jouer aux cartes, à partager la vie sociale du voisinage, occupations dépourvues de tout intérêt intellectuel.

La grande joie de Sophie fut, à cette époque, de constater la transformation morale de son père. Le général était de ceux qui, par la force de l’intelligence et de la réflexion, arrivent à modifier leur caractère, et à en développer les bons côtés ; la rude épreuve infligée par ses filles avait sensiblement adouci les traits dominants de sa nature : la dureté et le despotisme. Il avait appris à admettre qu’on ne peut imposer sa volonté à la pensée d’autrui, pas même à celle de ses enfants ; aussi supportait-il avec une extrême tolérance les discours subversifs de son gendre le communard, et les principes matérialistes de son gendre le savant.

Ces souvenirs furent les meilleurs que Sophie conservât de son père ; ils se gravèrent d’autant plus dans son âme, que cet hiver fut le dernier de la vie du général. Une maladie de cœur l’emporta subitement.

Ce coup fut cruel pour Sophie ; elle avait toujours préféré son père à sa mère, dont la nature aimable, mais légère, lui était moins sympathique ; son père, de son côté, l’avait aimée avec prédilection. Cette mort la laissa donc tristement isolée. Aniouta pouvait épancher sa douleur avec son mari, Sophie restait seule ; celui qui ne demandait qu’à la consoler avait toujours été repoussé jusque-là, mais cette situation leur parut plus cruellement illogique que jamais. Le besoin d’affection l’emporta sur les préjugés, et leur union véritable fut consacrée dans le calme et le silence de cette maison de deuil.

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L’hiver suivant, toute la famille se transporta à Pétersbourg, où Sophie devint aussitôt le centre d’une société très distinguée, au point de vue de l’intelligence, et de l’activité d’esprit spéciale à certains milieux russes. Les Russes vraiment éclairés et dénués de préjugés dépassent, en largeur d’idées et en liberté de jugement, tous les autres peuples de l’Europe ; ils sont les premiers à accepter de nouveaux horizons, et joignent à une remarquable vivacité de conception, une foi enthousiaste en leur idéal. Ce n’est pas l’opinion de Sophie seule que je rapporte, mais celle de toutes les personnes qui ont connu certaines sociétés russes. Sophie fut vite admirée et comprise dans un milieu de ce genre, et cette transformation subite d’existence, après cinq années d’études ardues, privée de la moindre distraction, fut un véritable épanouissement ; ses brillantes qualités se développèrent toutes à la fois, et la joie de vivre la jeta avec ardeur, presque avec ivresse, dans un tourbillon de plaisirs et de fêtes.

La littérature tenait une plus grande place que la science parmi ceux qui l’entouraient, aussi le besoin de sympathie intellectuelle, si puissant en elle, la poussa dès lors dans un courant d’idées littéraires. Elle écrivit, mais sans les signer, des articles de journaux, des critiques théâtrales, des vers, et même une nouvelle qui eut un certain succès, « le Privat Docent », description d’une petite ville universitaire allemande.

Aniouta, également occupée de travaux littéraires, habitait aussi Pétersbourg avec son mari ; Voldemar Kovalewsky avait entrepris des traductions, et la publication d’ouvrages de science populaire, entre autres le célèbre livre de Brehm, les Oiseaux.

La fortune dont Sophie hérita de son père fut insignifiante ; le testament du général était entièrement en faveur de sa femme : aussi la vie des Kovalewsky, installée avec un certain luxe, devint-elle bientôt trop coûteuse. De là, l’idée de tenter quelques spéculations, que Sophie fut la première à concevoir ; Voldemar, personnellement indifférent au luxe, se laissa entraîner par son imagination, et les affaires se succédèrent rapidement. Ils commencèrent par des entreprises de maisons, construites à Pétersbourg, puis vint un établissement de bains, une orangerie, la fondation d’un journal, et une série d’inventions nouvelles. La fortune sembla leur sourire au début, leurs amis leur prédisaient un brillant avenir, et lorsque, en 1878, leur premier et unique enfant vint au monde, elle fut accueillie comme la future héritière d’une grande fortune. Mais dès cette époque Sophie eut le secret pressentiment d’un malheur prochain. Une de ses amies se rappelle lui avoir entendu dire, le jour où la première pierre de la première maison fut solennellement posée, qu’elle avait fait la nuit précédente un rêve qui troublait toute sa journée : elle s’était vue, à l’endroit où devait se placer la pierre, entourée d’une grande multitude venue pour assister à la cérémonie ; tout à coup la foule s’était dispersée, et elle avait aperçu son mari, luttant corps à corps contre un être diabolique qui le terrassait avec un rire effrayant. Longtemps le souvenir de ce rêve la laissa inquiète et anxieuse ; il devait se réaliser d’une façon terrible.

Les spéculations si brillamment commencées échouèrent l’une après l’autre, et Sophie déploya alors la force et l’énergie de son caractère ; elle avait succombé à la tentation vulgaire de faire fortune, et d’user de son intelligence et de la fertilité de son esprit dans ce but, mais elle ne pouvait s’attacher avec persistance à une idée de ce genre ; si elle avait souhaité la richesse, c’était pour expérimenter la vie sous tous ses aspects ; sa nature imaginative et passionnée la portait à vouloir tout posséder, tout éprouver. Devant l’insuccès, elle ne songea plus qu’à soutenir son mari et à le consoler ; capable de perdre des millions, sans qu’il lui en coûtât une ride au front ou, une nuit d’insomnie, elle vit s’évanouir sans chagrin la fortune rêvée. Il n’en fut pas de même pour Kovalewsky ; cet homme dénué de vanité, et qui n’avait jamais souhaité la fortune pour lui-même, ni pour les avantages qu’elle procure, tenait plus que sa femme à réussir dans la voie où il s’était engagé ; le sentiment de l’échec, de la défaite, l’écrasait.

Une première catastrophe fut évitée : Sophie alla trouver les amis qui avaient participé à leurs entreprises, et sans se laisser décourager par les difficultés et les froissements d’amour-propre, elle réussit à obtenir un arrangement dont chacun fut satisfait. La reconnaissance et l’admiration de son mari furent sa récompense, et leur bonheur semblait renaître, lorsque l’homme diabolique, au rire sinistre, que Sophie avait vu en rêve, apparut en réalité.

C’était une espèce d’aventurier de grande allure, avec lequel Kovalewsky avait eu des relations d’affaires, et qui chercha maintenant à l’entraîner dans de nouvelles et dangereuses spéculations. Sophie fut prise d’une aversion instinctive pour cet homme, et avec une singulière clairvoyance ne voulut jamais le souffrir dans sa maison ; elle supplia son mari de se séparer de ce mauvais conseiller, de chasser, comme elle le faisait elle-même, toute préoccupation d’affaires, pour retourner à la science ; elle ne put l’obtenir. Bien que Voldemar eût été nommé professeur de paléontologie à l’Université de Moscou vers cette époque, 1880 et 1881, et qu’il eût quitté Pétersbourg avec sa femme, rien ne put le détacher des entreprises commencées ; elles prirent au contraire dès proportions de plus en plus considérables et fantastiques. Il parlait d’exploiter une mine de pétrole dans l’intérieur de la Russie, de développer certaines branches importantes de l’industrie nationale et d’y gagner des millions, et, aveuglé par son nouvel associé, il se refusait à écouter les observations de sa femme ; il finit même par lui retirer sa confiance et lui cacher ses affaires. Rien ne pouvait blesser Sophie plus profondément ; elle avait cherché à rendre son union avec son mari aussi intime, aussi étroite que possible, et s’était consacrée avec une intensité passionnée à ce qui lui paraissait le but principal de sa vie : les questions capitales devaient, selon elle, primer toutes les autres. Elle accepta encore tous les sacrifices, usa de tous les moyens pour s’assurer l’amour exclusif, complet, de son mari et le sauver du danger qui le menaçait, mais elle n’admit pas le partage. Une amie de cette époque décrit ainsi les luttes et les travaux qu’elle s’imposa : « Sophie, pour rattacher son mari à la science, prit part elle-même à ses études : elle prépara ses cours avec lui, mit tout en œuvre pour lui rendre la vie agréable et le ramener au calme ; tout fut inutile. Kovalewsky n’était plus, je crois, dans un état normal ; ses nerfs surexcités ne pouvaient plus retrouver l’équilibre. »

L’aventurier, dont le désir dominant était de séparer sa victime d’une femme trop clairvoyante, profita des premiers malentendus pour les grossir : il laissa supposer à Sophie d’autres motifs que des questions d’affaires à la réserve de son mari ; « elle avait lieu, disait-il, d’être jalouse ». Toucher à cette corde, c’était éveiller une des passions les plus profondes de cette nature violente. Dès lors Sophie perdit tout esprit de critique, et fut hors d’état de contrôler la vérité de ces insinuations, que plus tard elle sut être mensongères ; elle n’éprouva plus que le besoin absolu de se soustraire à l’humiliation de l’abandon, et d’échapper pour sa part à la tentation d’un espionnage dégradant. Incapable de résignation, aussi exigeante en amour qu’elle était indifférente aux choses extérieures de l’existence, elle ne put admettre la vie conjugale quand elle crut avoir perdu l’amour et la confiance de son mari, ni supporter l’idée de le voir marcher à sa perte sans pouvoir l’arrêter. Peut-être n’avait-elle jamais aimé Kovalewsky d’un véritable amour, mais elle s’était consacrée à lui, s’était identifiée à ses intérêts, avait voulu se l’attacher par tous les liens d’affection qu’une nature affamée de tendresse, comme la sienne, devait chercher dans ses relations avec son mari, le père de son enfant. Aussi, en s’apercevant qu’il s’éloignait d’elle malgré tout, et plaçait un tiers entre eux, cette tendresse, un peu artificielle, sombra tout à coup ; elle repoussa de son cœur l’image qu’elle y avait placée presque de force, et se retrouva seule.

Décidée à se suffire à elle-même, et à sauvegarder l’avenir de sa fille, elle quitta son pays et sa maison pour reprendre sa vie d’étude à l’étranger.

 

V. AVENTURES DE VOYAGE — UN MALHEUR

À peine le train eut-il quitté la station, que Sophie, ayant perdu de vue les amis venus pour l’accompagner, donna un libre cours à une émotion longtemps contenue. Elle fondit en larmes, pleurant ses courtes années de bonheur, ses illusions de vie intime envolées à jamais, et s’effrayant de la solitude dans laquelle il lui fallait retomber. Sa chambre d’étudiant lui avait suffi jadis ; pourrait-elle s’en contenter maintenant qu’elle avait goûté le bonheur de vivre à son propre foyer, aimée, entourée d’affections ? Elle essayait de se consoler en songeant aux études qu’elle allait reprendre, aux travaux qui lui donneraient une célébrité dont l’éclat rejaillirait sur tout son sexe ; mais rien ne la calmait, tout lui paraissait pâle, comparé au bonheur des dernières années ; ses larmes redoublaient, les sanglots la secouaient tout entière.

Dans son trouble, elle n’avait pas remarqué dans le wagon la présence d’un monsieur, d’âge moyen, qui la regardait avec sympathie.

« Non, je ne puis vous voir pleurer ainsi, s’écria-t-il enfin ; je devine que vous voyagez seule pour la première fois, mais, mon Dieu ! vous n’allez pas chez des cannibales ; une jeune fille comme vous trouvera partout des amis et des protecteurs. »

Sophie, étonnée, leva la tête, et ses larmes se séchèrent aussitôt. Elle, qui cachait si soigneusement ses peines de cœur à ses amis les plus intimes, venait de se donner en spectacle à un étranger ! Elle fut soulagée en remarquant qu’il ne la connaissait pas. Dans le courant de la conversation qui s’engagea entre eux, elle comprit qu’il la prenait pour une petite institutrice, forcée d’aller gagner son pain dans quelque famille étrangère, et l’entretint dans cette idée, contente de garder l’incognito, s’amusant même d’une petite comédie qui lui apportait une distraction. Elle entra sans difficulté dans son rôle, s’identifia à la pauvre petite gouvernante, écouta, les yeux timidement baissés, les conseils et les encouragements de son compagnon de voyage. Telle était en elle la force de l’élément fantaisiste, que cette mystification l’amusa malgré sa profonde et réelle douleur. Sur la proposition de son compagnon de route, elle consentit même à s’arrêter, pour y passer deux jours, dans une ville qu’ils traversaient. Ils se séparèrent ensuite sans avoir même échangé leurs noms, ni s’être confié leurs situations sociales respectives.

Ce petit épisode caractérise Sophie et son goût pour l’expérimentation. L’étranger lui avait paru sympathique, elle lui avait su gré de la part amicale témoignée à son chagrin, elle se sentait seule, abandonnée,... pourquoi ne pas accepter le rayon de gaité que le hasard faisait luire sur son chemin ? Une autre femme se serait compromise par une aventure de ce genre, mais Sophie, habituée à vivre en camarade avec son mari, trouvait tout simple de passer deux jours avec un inconnu ; elle savait tracer une ligne de démarcation dans ses relations avec les hommes, à laquelle on ne se méprenait jamais.

Des relations plus étranges encore, et plus piquantes, s’établirent entre elle et un jeune homme pendant son séjour à Paris. L’hôtesse chez laquelle Sophie demeurait dans un des faubourgs de Paris, put concevoir des doutes en voyant quelqu’un sortir de la chambre de Sophie, parfois à deux heures du matin, et escalader les murs du jardin voisin. Si l’on ajoute à ce détail, que ce même jeune homme passait des journées entières chez Sophie, et s’y attardait jusqu’à la nuit, et qu’elle ne voyait personne d’autre, on peut s’expliquer les soupçons de l’hôtesse. Ses relations furent cependant les plus idéalement pures que l’on puisse imaginer.

Le jeune homme était Polonais, révolutionnaire, poète et mathématicien. Son âme brûlait du même feu que celle de Sophie ; jamais celle-ci n’avait été aussi bien comprise, jamais ses rêves, ses aspirations, ses pensées, n’avaient au même degré été partagés. Bien qu’ils fussent presque toujours ensemble, ils trouvaient encore moyen de s’écrire de longues lettres lorsqu’ils se quittaient pour quelques heures. Ils faisaient des vers, et commencèrent en collaboration un long roman plein d’exaltation.

La même idée les enthousiasmait : l’humanité, selon eux, se divisait par couples ; chaque homme et chaque femme n’était que la moitié d’un être, cherchant à rencontrer sur terre son autre moitié, mais ne se complétant ici-bas que par un bonheur très rare. Trop souvent cette réunion était réservée à une autre existence. Pour eux l’union était impossible, la vie en avait détruit les conditions essentielles. Sophie n’était pas libre. L’eût-elle été, qu’elle avait déjà appartenu à un autre, et cette idée ne pouvait se concilier avec la pureté dans laquelle vivait le jeune poète, en attendant son unique amour. Sophie de son côté ne considérait pas ses liens conjugaux comme rompus ; elle écrivait à son mari, lui restait attachée, et tous deux parlaient de se revoir.

Au plus fort de cet entraînement exalté, qui faisait oublier à Sophie les dissonances de la vie réelle, un coup terrible vint la frapper.

Kovalewsky découvrit enfin qu’il était le jouet d’une intrigue infâme et ne put survivre à la pensée d’avoir ruiné sa famille. Ce savant remarquable, cet homme simple et modeste, pour lequel les jouissances de la fortune n’avaient jamais existé, périt victime de spéculations avec lesquelles son caractère et ses principes étaient en opposition absolue. Cette catastrophe fut écrasante pour Sophie ; elle tomba gravement malade d’une fièvre nerveuse dont elle ne se releva que brisée. Le remords d’avoir quitté son mari, au lieu de continuer à le soutenir, la tourmenta avec l’amertume d’un fait irréparable ; une ombre noire s’étendit sur toute sa vie. Dans cette lutte du corps et de l’âme, la fraîcheur de sa jeunesse disparut, son teint perdit sa transparence, et une ride profonde se creusa entre ses deux sourcils pour ne jamais disparaître.

 

VI. PREMIER APPEL DE SUÈDE

Pendant son premier séjour à Pétersbourg, en 1876, Sophie eut l’occasion de connaître le professeur Mittag-Leffler, et cette nouvelle relation exerça une influence décisive sur son avenir. Le professeur était élève de Weierstrass et avait entendu parler de Sophie, et de ses rares facultés, par leur maître commun ; aussi désirait-il vivement faire sa connaissance.

Cette fois, Sophie ne fut avertie par aucun pressentiment, mais la visite annoncée l’embarrassa un peu, car elle avait alors abandonné tout travail scientifique. Cependant, tout en causant avec le professeur, elle se reprit d’intérêt pour ses anciennes études, et son visiteur fut stupéfait de la prodigieuse intelligence avec laquelle elle saisissait les questions les plus compliquées, et profondément étonné du contraste bizarre de cette haute intelligence et de l’aspect de jeunesse presque enfantine de Sophie. L’impression emportée par le professeur suédois fut si vive, que plusieurs années après, lorsqu’il fut lui-même nommé professeur de mathématiques à l’École supérieure de Stockholm, une de ses premières démarches fut de chercher à obtenir Mme Kovalewsky comme « privat docent ». Même avant la mort de son mari, Sophie avait témoigné le désir d’une place de ce genre dans une Université, et Mittag-Leffler, dont l’intérêt pour la question de l’émancipation des femmes égalait celle qu’il prenait à la nouvelle Université, saisit avec empressement l’idée de lui assurer l’éclat du premier enseignement féminin digne de marquer dans la science.

En 1881, Sophie écrivit au professeur la lettre suivante relative à ce projet :

 

Juin 1881, Berlin.

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« Je ne vous remercie pas moins de l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma nomination à Stockholm et de toutes les démarches que vous faites à ce sujet. En ce qui me concerne, je puis vous assurer que si la place de « privat docent » m’est offerte, je l’accepterai de tout mon cœur. Je n’ai jamais compté sur une autre position que celle-là, et je vous avouerais même que, pour commencer, je serais bien moins gênée et moins timide, si l’on ne m’offre que la possibilité d’appliquer mes connaissances à l’enseignement supérieur, afin d’ouvrir ainsi aux femmes l’entrée des Universités ; elle ne leur est permise jusqu’ici que dans des cas particuliers, et comme une grâce spéciale qu’on peut leur retirer tout aussi facilement et arbitrairement, ainsi que cela s’est passé dans plusieurs Universités allemandes.

« Sans être riche, j’ai le moyen de vivre indépendante, la question d’appointements n’entrerait donc pour rien dans ma résolution. Ce que j’ai principalement en vue, c’est de servir une cause qui m’est chère, et de m’assurer en même temps, à moi-même, la possibilité de me consacrer au travail dans un milieu occupé des mêmes travaux, bonheur qui m’a toujours manqué, qui me manque encore en Russie, et dont je n’ai joui jusqu’ici que pendant mon séjour à Berlin.

« Voilà, cher Monsieur, mes sentiments personnels ; cependant je me crois obligée de vous communiquer encore ce qui suit : M. Weierstrass, d’après ce qu’il sait de l’état des esprits en Suède, croit impossible que l’Université de Stockholm admette jamais une femme au nombre des professeurs, et qui plus est, il craint que si vous mettez trop d’insistance à introduire de pareilles innovations, votre position personnelle ne s’en ressente. Ce serait égoïste de ma part de ne pas vous communiquer l’opinion de notre cher maître, et vous pouvez vous imaginer le regret que j’aurais de vous nuire, à vous qui m’avez toujours témoigné tant d’intérêt et d’empressement à me servir, et pour lequel j’éprouve une amitié si sincère. Je crois donc qu’il est plus prudent peut-être de n’entreprendre pour le moment aucune démarche, et en tout cas d’attendre l’achèvement des travaux qui m’occupent pour l’instant. Si je réussis à les terminer comme je l’espère et le désire, ils me seront d’un grand secours pour le but que je me propose. »

 

Les événements dramatiques qui se succédèrent depuis cette époque dans la vie de Sophie : sa séparation avec son mari, son roman avec le Polonais, la mort de Kovalewsky et la longue maladie qu’elle fit après cette catastrophe, retardèrent les travaux commencés ; elle n’en put annoncer l’achèvement à Mittag-Leffler qu’en août 1883, et lui écrivit alors d’Odessa.

 

Le 23 août.

« J’ai enfin réussi à terminer l’un des deux travaux dont je me suis occupée pendant ces deux dernières années. Mon premier désir, aussitôt que je suis arrivée à un résultat satisfaisant, a été de vous le communiquer ; mais M. Weierstrass, avec sa bonté habituelle, s’est chargé de vous instruire lui-même des résultats de mes recherches, en attendant qu’elles soient exposées de manière à pouvoir être publiées. Je viens de recevoir une lettre de lui qui m’apprend qu’il vous a déjà écrit à ce sujet, et que vous, de votre côté, cher Monsieur, lui avez répondu en témoignant pour moi votre bienveillance ordinaire, et en m’engageant à me rendre aussitôt qu’il me sera possible à Stockholm, pour y commencer un cours « privatissima ». Je ne saurais vous dire, cher Monsieur, combien je vous suis reconnaissante pour l’amitié que vous m’avez toujours témoignée, et combien je suis heureuse de pouvoir bientôt commencer une carrière qui a toujours été l’objet de mes plus chers désirs. Cependant je ne crois pas pouvoir vous dissimuler que, sous plus d’un rapport, je me sens encore fort peu préparée aux devoirs d’un « docent », et je commence même à douter quelquefois de moi-même, au point de craindre que vous, cher Monsieur, toujours si disposé à me juger avec bienveillance, n’éprouviez quelque désillusion lorsque vous verrez de plus près ce dont je suis capable.

« Je suis si reconnaissante à l’Université de Stockholm, qui, seule de toutes les Universités d’Europe, veut bien m’ouvrir ses portes, je me sens d’avance si disposée à m’attacher à Stockholm et à la Suède comme à un pays natal ! J’espère que quand j’y viendrai ce sera pour y passer de longues années, et pour y trouver une seconde patrie. Mais c’est justement pour cela que je ne voudrais y venir que lorsque je sentirai mériter la bonne opinion que vous voulez bien avoir de moi, et lorsque je pourrai espérer y produire une impression favorable. J’ai écrit aujourd’hui même à Weierstrass, pour lui demander s’il ne trouve pas prudent que je passe encore deux ou trois mois auprès de lui, pour me mieux pénétrer de ses idées, et pour combler les lacunes qui peuvent encore exister dans mon instruction mathématique. Ces deux mois à Berlin me seraient extrêmement profitables sous tous les rapports ; car d’un côté je pourrais interroger Weierstrass sur certains points de ses théories qui ne me sont pas suffisamment claires, et d’un autre je me mettrais en rapport avec de jeunes mathématiciens qui terminent leurs études, ou commencent leur carrière de « docent » et avec lesquels je me suis liée pendant mon dernier séjour à Berlin. Je pourrais même m’arranger avec quelques-uns d’entre eux, pour nous faire mutuellement des communications mathématiques. J’entreprendrai, par exemple, de leur exposer la théorie de la transformation des fonctions abéliennes, qu’ils ne connaissent pas, et que j’ai étudiée plus spécialement. Cela me donnerait l’occasion de m’exercer à faire un cours, ce qui m’a manqué jusqu’ici, et j’arriverais alors à Stockholm en janvier beaucoup plus sûre de moi-même. »

Ce projet ne fut pas exécuté, car le 11 novembre de la même année Sophie quittait déjà Pétersbourg pour se rendre à Stockholm par Hango.

 

VII. ARRIVÉE À STOCKHOLM — PREMIÈRES IMPRESSIONS

Ma première entrevue avec Sophie, maintenant surtout qu’elle n’est plus, m’apparaît vivante jusque dans ses moindres détails ; elle arriva un soir par le paquebot de Finlande, et mon frère, Mittag-Leffler, lui offrit l’hospitalité. Je vins la voir le lendemain matin.

Nous étions préparées à nous trouver amies, et nous avions tant entendu parler l’une de l’autre que nous désirions également cette rencontre ; peut-être même s’en réjouissait-elle plus que moi, car elle prenait un vif intérêt aux travaux littéraires qui m’occupaient, tandis que, pour ma part, une mathématicienne me semblait une abstraction au-dessus de ma portée.

Elle était debout à la fenêtre de la bibliothèque quand j’entrai, et feuilletait un livre. Avant même qu’elle vînt à moi, j’avais remarqué un profil sévère et accentué, des cheveux châtain foncé négligemment relevés en une natte, une taille mince, d’une souplesse élégante, mais en disproportion avec une tête monumentale. La bouche était grande, d’un dessin irrégulier, mais pleine d’expression ; les lèvres fortes et fraîches, les mains petites et fines comme celles d’un enfant, un peu déformées cependant par des veines trop saillantes. Mais les yeux ! C’étaient eux qui donnaient à cette physionomie le caractère de haute intelligence si frappant pour chacun. De couleur indécise, changeant du gris au vert et au brun, grands, brillants, et à fleur de tête, ils regardaient avec une intensité qui semblait pénétrer jusqu’au fond de l’âme ; quoique pénétrants, ils étaient cependant pleins de douceur, de sympathie, et chacun se sentait prêt à révéler les secrets de son cœur sous l’influence magnétique de ce regard intelligent et chaud. Le charme de ces yeux était si grand, qu’on remarquait à peine leur légère infirmité : une myopie allant jusqu’au strabisme lorsque Sophie était fatiguée.

Elle se tourna vivement vers moi et s’avança en me tendant les deux mains ; son accueil fut cependant un peu contraint ; elle paraissait intimidée, et notre première conversation ne roula que sur son voyage en mer, qui lui avait donné une rage de dents ; je lui proposai de la mener chez un dentiste ; joli but de promenade en arrivant dans une ville inconnue ! Mais Sophie n’était pas de celles qui s’appesantissent sur de légers ennuis.

À cette époque, je travaillais à un drame : « Comment on fait le bien », dont je n’avais pas encore écrit une seule scène ; mais Sophie possédait à un tel point le don de s’attirer la confiance, qu’avant d’arriver chez le dentiste, je lui avais raconté en français tout le plan de mon drame, avec plus de développements qu’il n’en avait comporté jusque-là. Ce fut le commencement de la grande influence qu’elle exerça depuis sur tout ce que j’écrivis. Sa faculté d’exprimer la sympathie, de s’identifier avec la pensée d’autrui, était si remarquable, son admiration si chaude et si enthousiaste, sa critique si mordante, que pour une nature réceptive comme la mienne, le travail devint impossible sans son approbation. Désapprouvait-elle ce que j’écrivais, je recommençais jusqu’à ce qu’elle fût satisfaite ; c’était le germe de notre collaboration future. Jamais, assurait-elle, je n’aurais écrit les Vraies femmes et En guerre avec la société, si ces deux œuvres, qu’elle n’aimait pas, n’eussent été antérieures à son arrivée en Suède. Au reste sa critique lui ressemblait, et ses jugements littéraires se ressentaient de son tempérament subjectif ; elle acceptait volontiers une œuvre médiocre si elle y trouvait des idées conformes aux siennes ; mais l’auteur venait-il à heurter ses sentiments, son œuvre perdait pour elle toute valeur.

Malgré ces préventions, peu d’esprits ont été plus libres que le sien, plus affranchis de préjugés et de conventions vulgaires : l’étendue et la variété de ses connaissances, et sa haute culture intellectuelle, la plaçaient au-dessus des idées étroites dont tant de femmes sont les esclaves. Ses jugements et ses critiques n’étaient limités que par sa forte individualité, dont les sympathies ou les antipathies défiaient toute logique ou toute discussion.

Notre liaison ne fit pas tout d’abord de grands progrès. Sophie fut obligée de faire une assez longue absence peu de mois après son arrivée. Elle avait eu le temps cependant d’apprendre assez de suédois pour lire toutes mes œuvres, car, aussitôt débarquée, elle s’était mise à prendre des leçons, et ne fit autre chose, pendant les premières semaines, que de travailler le suédois du matin au soir. Mon frère ayant voulu donner une soirée pour lui présenter ses amis du monde universitaire, elle l’arrêta en disant : « Attendez quinze jours, pour que je puisse parler suédois ».

Nous trouvâmes le mot audacieux, mais elle tint parole, et parlait assez pour se faire comprendre au bout de quinze jours ; dès le premier hiver elle apprit à connaître toute notre littérature moderne, et lut avec ravissement Frithiofs saga.

Cette étonnante facilité avait des bornes ; elle-même prétendait ne pas posséder le don des langues, et ne les avoir jamais apprises que par nécessité ou amour-propre ; malgré la rapidité de ses progrès au début, elle n’arrivait jamais à rien perfectionner, et restait au même point, oubliant la dernière langue apprise avant d’en parler une nouvelle. Venue très jeune en Allemagne, elle parlait néanmoins fort mal l’allemand, et ses amis de Berlin riaient des mots bizarres et drôles qu’elle inventait au besoin, car jamais elle ne se laissait arrêter par un aussi mince détail que l’absence du mot juste. Quelque peu maîtresse qu’elle fût d’une langue, elle réussissait toujours à la parler avec rapidité et à donner un tour tout personnel à sa conversation. En revanche, aussitôt qu’elle eut appris le suédois, elle oublia l’allemand, et quand elle revenait en Suède après quelques mois d’absence, son suédois devenait raboteux. Sa façon de s’exprimer dépendait d’ailleurs, comme tout le reste, de sa disposition d’esprit du moment : triste ou fatiguée, elle ne trouvait plus ses mots ; bien disposée, elle parlait avec finesse et facilité. La langue étrangère qu’elle possédait le mieux était le français, bien qu’elle ne fût jamais arrivée à l’écrire correctement. En Russie on reprochait à son style de subir une influence étrangère, mais en Suède elle se plaignait à ses amis de ne pouvoir leur parler russe : « Jamais, disait-elle, je ne puis vous exprimer les nuances délicates de ma pensée ; il faut toujours me contenter d’une circonlocution ou d’un à peu près ; aussi quand je rentre en Russie, me semble-t-il sortir d’une espèce de captivité, où mes meilleures pensées sont prisonnières. Vous ne sauriez croire combien on souffre d’être forcée de ne parler qu’une langue étrangère à ceux qu’on aime. C’est comme un masque qu’on porte toujours sur la figure. »

En février 1884, je fis un voyage à Londres, et ne revis Sophie qu’en septembre de la même année ; elle ne m’écrivit qu’une fois, et décrit ainsi dans sa lettre son premier hiver à Stockholm. La lettre ne porte pas de date, mais a dû être écrite au commencement d’avril.

« Que vous dirai-je de notre vie de Stockholm ? Si elle n’a pas été très « inhaltsreich », du moins a-t-elle été assez fatigante et assez animée tous ces derniers temps. Des soupers, des dîners, des soirées, se sont succédé de telle sorte, qu’il me devenait difficile d’y suffire, tout en préparant mes cours. Aujourd’hui les cours se trouvent interrompus pour quinze jours, à cause des fêtes de Pâques, et je me réjouis comme une pensionnaire de ce petit congé. Le ler mai n’est plus bien loin, et j’espère alors partir pour Berlin, en passant par Pétersbourg. Quant à mes projets pour l’hiver prochain, ils sont encore indécis, car ils ne dépendent naturellement pas de moi.

« Comme bien vous pensez, on ne parle ici que de vous. Chacun demande de vos nouvelles, vos lettres sont lues, commentées, et font une véritable sensation. Les dames, qui donnent le ton, s’imaginent toujours souffrir d’un manque de sujet d’entretien intéressant ou palpitant, c’est donc une véritable charité que de leur en fournir. Je tremble, et me réjouis à l’avance, de l’effet que produira votre pièce lorsqu’elle sera jouée en automne. »

Sophie partit en avril pour la Russie ; elle écrit de là à Mittag-Leffler :

 

29 avril 1884.

« ..... Il me semble qu’il y a déjà un siècle que je suis partie de Stockholm. Jamais je ne saurais vous dire et vous témoigner toute la reconnaissance et l’amitié que je vous porte. Il me semble avoir trouvé en Suède une nouvelle patrie, une nouvelle famille, au moment de ma vie où j’en avais le plus besoin.... »

 

Les conférences de Sophie eurent, ainsi que je l’ai déjà dit, un caractère strictement privé pendant le premier hiver, et furent faites en allemand. Cependant leur effet fut si grand, que Mittag-Leffler parvint à réunir l’adhésion d’un nombre d’auditeurs suffisant, pour assurer à Sophie une place officielle de professeur pendant une durée de cinq ans. Un traitement de deux mille couronnes lui fut alloué par l’École supérieure, et vint se joindre aux deux mille couronnes assurées par ses auditeurs ; elle eut ainsi des appointements fixes de quatre mille couronnes par an. Sa situation de fortune ne lui permettait plus de travailler sans rétribution, ainsi qu’elle l’avait d’abord si généreusement offert, mais la question économique n’était pas la seule difficulté qu’eût soulevée sa nomination. Il s’agissait surtout de vaincre une opposition conservatrice, qui s’élevait naturellement contre la nomination d’une femme au poste de professeur, chose dont aucune Université n’avait donné l’exemple. Il n’eût cependant pas été impossible de nommer Sophie professeur à vie, mais Mittag-Leffler, en présence des difficultés qu’il rencontra, préféra remettre ses démarches à une époque plus favorable ; il obtint effectivement cette nomination au bout des cinq premières années, mais, hélas ! cette vie ne devait plus durer qu’un an !

Le 1er  juillet 1884, Mittag-Leffler eut donc la joie de télégraphier à Sophie, alors à Berlin, qu’elle était nommée professeur. Elle répondit le même jour par le billet suivant :

 

Berlin, 1er juillet 1884.

« ..... Je n’ai pas besoin de vous dire combien votre télégramme me comble de joie. À présent je puis bien vous avouer que, jusqu’au dernier moment, je n’ai pas cru fermement que la chose se ferait ; je craignais qu’il ne surgit quelques difficultés imprévues, comme il arrive si souvent dans la vie, et que nos plans ne finissent par crouler. Je suis bien persuadée que c’est grâce à vous, à votre persévérance, et à votre énergie, que nous avons pu atteindre notre but. Ce que je souhaite maintenant de tout cœur, c’est d’avoir la force et le talent nécessaires pour remplir ma tâche, et vous seconder dignement. Je crois maintenant à l’avenir, et serais si heureuse de travailler avec vous ! Quel bonheur que nous nous soyons rencontrés dans la vie....

« Weierstrass a parlé à plusieurs personnes du ministère, relativement à mon désir de suivre ici des cours à l’Université. Il y a quelque espoir que la chose s’arrange, mais pas encore cet été, car le recteur actuel est un ennemi terrible de la question des femmes. J’espère que cela pourra se faire en décembre, quand je reviendrai pour les vacances de Noël. »

Ainsi, tandis qu’à Stockholm Mme Kovalewsky était nommée professeur à l’École Supérieure, elle n’avait pas le droit, parce qu’elle était femme, d’assister à un cours de l’Université dans la capitale de l’Allemagne !

Le peu de stabilité apparente de sa nouvelle situation eût vraisemblablement troublé toute autre que Sophie, mais elle ne s’inquiétait jamais de l’avenir ; le moment présent lui paraissait-il satisfaisant, elle n’en demandait pas davantage : elle aurait même sacrifié les plans d’avenir les plus brillants, pour rendre le présent plus complètement heureux.

Avant d’aller à Berlin, Sophie avait été à Moscou afin d’y voir sa fille, confiée à une amie ; elle écrivit de là à Mittag-Leffler, une lettre qui expliquera sa façon de comprendre ses devoirs de mère, et de résoudre les conflits qui résultaient de sa double qualité de mère et de fonctionnaire, de femme et de chef de famille :

 

Moscou, 3 juin 1884.

« J’ai reçu ici une longue lettre de T. qui m’engage beaucoup à amener ma petite Sonia à Stockholm ; mais malgré toutes les raisons qui me feraient désirer avoir ma fille auprès de moi, je suis presque décidée à la laisser encore ici pour un hiver. Je ne crois pas qu’il soit de l’intérêt de l’enfant de la reprendre d’un endroit où elle est si bien, pour la mener avec moi, au commencement de l’automne, à Stockholm, où rien ne serait organisé pour la recevoir, et où moi-même je serai forcée de consacrer tout mon temps, et toute mon énergie, à mes nouveaux devoirs. T. allègue, entre autres raisons, que beaucoup de personnes m’accuseront d’indifférence pour ma fille. C’est possible, mais cette raison n’en prend pas plus de valeur à mes yeux. Je suis prête à me soumettre au jugement du tribunal des dames de Stockholm en tout ce qui concerne les petites choses de la vie, mais lorsqu’il s’agit de questions graves, et que mon bien-être, et surtout celui de la petite, est en jeu, ce serait une impardonnable faiblesse de me laisser influencer par l’ombre du désir de paraître une bonne mère aux yeux du poulailler de Stockholm. »

 

À son retour en Suède, en septembre, Sophie s’établit pour quelques semaines à Södertelje, pour y achever sans interruption un important travail sur la « Réfraction de la lumière dans les milieux cristallins ». Mittag-Leffler et un jeune mathématicien allemand, dont Sophie avait fait la connaissance à Berlin pendant l’été, demeuraient auprès d’elle, ce dernier pour l’aider dans la rédaction allemande de son travail.

Dès la première visite que je lui fis après son retour, je fus frappée de la trouver rajeunie et embellie ; je m’expliquai d’abord ce changement par une transformation de toilette, car elle avait quitté le deuil, qu’elle détestait, et qui ne lui allait pas, et portait une robe d’été bleu de ciel ; son teint en semblait éclairci ; sa belle chevelure était coiffée en boucles.

Mais le changement n’était pas seulement extérieur ; la mélancolie qui pesait sur elle à son premier séjour avait disparu, pour faire place au côté opposé de sa nature : une gaîté exubérante, dont je fus frappée pour la première fois. Elle fut ainsi, à certaines périodes de sa vie, étincelante d’esprit, pétillante de vivacité, s’amusant à accabler ses amis des plaisanteries les plus drôles et les plus mordantes, et des paradoxes les plus hardis ; si on n’avait pas la répartie prompte, mieux valait se taire, et recevoir en silence cette grêle de saillies, car elle ne laissait guère le temps de la réplique.

Au moment où je la revis, elle préparait ses cours pour le terme prochain, et les répétait au fur et à mesure au jeune mathématicien, qu’elle avait plaisamment surnommé son « versuchskaninchen » (lapin d’expérimentation) ; en son absence, l’emploi revenait à Mittag-Leffler.

Cette belle humeur se prolongea tout l’automne ; Sophie prit part à la vie mondaine, et y eut le plus grand succès. Le côté satirique de sa nature, son profond mépris pour toutes les médiocrités, car elle était aristocrate au suprême degré lorsqu’il s’agissait d’esprit et de talent, ne l’empêchaient pas d’éprouver la sympathie particulière aux romanciers pour les moindres conflits de la vie, quelque insignifiants qu’ils fussent ; aussi s’intéressait-elle à tout ce qui agitait le petit monde autour d’elle ; aux préoccupations de ménage, aux questions de toilette, à tout ce qu’on venait lui raconter. De là ce jugement si souvent répété : « Mme Kovalewsky est simple et sans prétention comme une pensionnaire ; elle ne se croit nullement supérieure aux autres femmes ».

C’était faux ; ainsi que je l’ai déjà dit, elle considérait peu de personnes comme ses égales ; la franche cordialité de ses manières n’était qu’une apparence : mais une certaine souplesse d’esprit, le désir de plaire, et l’intérêt psychologique du romancier pour tout ce qui est humain, lui donnaient cet abord sympathique si attrayant. Rarement du reste son tour d’esprit sarcastique perçait à l’égard de ceux qu’elle traitait en inférieurs, elle se contentait de les dédaigner. En revanche, avec ses égaux, ses sarcasmes avaient beau jeu.

Au bout de peu de temps, elle fut lasse de la société de Stockholm, et prétendit en connaître tous les habitants par cœur ; pour son malheur, elle ne pouvait longtemps être satisfaite ni à Stockholm, ni ailleurs ; la vie devait lui fournir sans cesse des événements dramatiques, des raffinements intellectuels nouveaux, et la grise monotonie de l’existence quotidienne lui semblait haïssable ; tout ce qui rentrait dans le cadre des vertus « bourgeoises » lui faisait horreur. Ce trait de caractère venait, disait-elle, de sa grand’mère, une bohémienne, dont le mariage avec son grand-père avait fait perdre à celui-ci le titre de prince, héréditaire dans la famille. Mais ce n’était pas un simple trait de caractère ; ce besoin de stimulants tenait à la nature même de son esprit, aussi fortement réceptif que productif. Aussi ses travaux scientifiques sont-ils principalement le développement des idées de son illustre maître, et c’est aussi pourquoi elle éprouvait l’absolue nécessité d’un continuel échange d’idées, avec ceux qui pouvaient prendre part à ses travaux littéraires. La vie d’une petite ville telle que Stockholm devait nécessairement paraître stagnante à une intelligence comme la sienne ; une des grandes capitales de l’Europe pouvait seule lui fournir le mouvement intellectuel dont elle avait besoin.

Elle passa à Berlin les fêtes de Noël 1884 ; c’est en revenant de là qu’elle dit ce mot, si blessant pour ses amis, et qu’elle répétait toujours en rentrant en Suède : « La plus belle ligne de chemin de fer que je connaisse est celle de Stockholm à Malmö, et la plus laide, la plus ennuyeuse, la plus fatigante, est celle de Malmö à Stockholm ».

Mon cœur se serre à la pensée de tous ces voyages qu’elle fit avec une amertume croissante, jusqu’au dernier, qui précéda de si peu sa mort prématurée.

Une lettre à mon frère, adressée de Berlin, témoigne déjà d’un retour à la mélancolie, et cependant ses amis assurent ne l’avoir jamais vue plus remplie d’entrain que pendant ce séjour. Pour réparer le temps perdu dans sa première jeunesse, elle prétendit apprendre à danser et à patiner ; mais pour ne pas faire ses débuts en public, elle s’exerça dans le jardin d’un de ses amis et admirateurs, qui organisa aussi pour elle des leçons de danse particulières ; avec quelques admirateurs pour cavaliers. Elle passait ainsi d’un plaisir à l’autre, et fut partout admirée et fêtée.

Cette heureuse disposition d’esprit ne fut pas de longue durée ; un mois après, elle était remplacée par une disposition contraire, causée par de mauvaises nouvelles de sa sœur, un peu aussi par une petite affaire de cœur, dont l’issue, comme presque toujours, ne fut pas heureuse ; cet incident avait produit d’abord la joie exubérante dont nous avions été témoins, et fut très vite suivie d’un profond découragement.

« ..... Au fond je suis d’humeur fort triste, car je viens de recevoir de très mauvaises nouvelles de ma sœur. Sa maladie fait d’épouvantables progrès. C’est la vue qui souffre maintenant ; elle ne peut plus ni lire ni écrire : la cause est toujours la même ; le cœur fonctionne mal, la circulation du sang devient mauvaise, et amène des paralysies partielles. Je tremble à la pensée de la terrible perte qui me menace dans un avenir peut-être très prochain. Que la vie est donc une chose horrible, et qu’il est bête de continuer à vivre ! C’est précisément aujourd’hui l’anniversaire de ma naissance : j’ai trente et un ans, et il est terrible de penser qu’il m’en reste peut-être encore autant à vivre. Combien cela s’arrange mieux dans les drames et les romans ! À peine une personne y découvre-t-elle que la vie n’a plus rien d’agréable à lui offrir, que quelqu’un, ou quelque chose, lui facilite aussitôt le passage dans « l’au-delà ». La réalité est bien inférieure sous ce rapport. On parle beaucoup des perfectionnements de l’organisme que les êtres vivants ont peu à peu développés en eux-mêmes par voie de sélection... selon moi le perfectionnement le plus désirable serait la faculté de mourir vite, et facilement. Sous ce rapport, l’homme a rétrogradé. Les insectes, et les animaux inférieurs, ne peuvent se décider à mourir ; ce qu’un articulé peut souffrir sans cesser d’exister est inouï ; mais plus l’on s’élève dans l’échelle des êtres, plus le passage devient rapide et facile. Pour un oiseau, un animal sauvage, un lion, un tigre, la maladie est presque toujours mortelle ; ils jouissent pleinement de la vie, ou meurent. Pas de souffrances. Mais l’homme s’est rapproché de l’insecte sous ce rapport, et bien des personnes de ma connaissance me font involontairement penser à des insectes, dont les ailes auraient été arrachées, plusieurs articulations écrasées, les pattes brisées, et qui ne se décident pourtant pas à mourir. »

Et un peu plus loin : « J’ai reçu de votre sœur, comme cadeau de Noël, un article de Strindberg, dans lequel il prouve aussi clairement que deux et deux font quatre, combien une monstruosité, telle qu’un professeur de mathématique féminin, est fâcheuse, inutile, et désagréable. Je trouve qu’il a raison dans le fond. Le seul point contre lequel je proteste, c’est qu’il y ait en Suède tant de mathématiciens hommes, qui me soient supérieurs, et que l’on ne m’ait nommée que par pure galanterie. »

 

VIII. SPORT ET AUTRES DIVERTISSEMENTS

Dans la foule des patineurs à Nybroviken et à Skeppsholmen, on voyait presque journellement, l’hiver suivant, une petite dame, au regard myope, vêtue d’un paletot fourré, très serré à la taille, les mains cachées dans un manchon, s’avançant prudemment, et à petits pas incertains, sur la glace, à côté d’un grand monsieur à lunettes, et d’une grande dame mince, qui ne tenait pas non plus bien solidement sur ses patins. Tout en glissant à pas inégaux, ils causaient vivement ensemble ; le monsieur traçait parfois sur la glace des figures mathématiques, pas en patinant toutefois, car il n’était pas de cette force, mais avec sa canne, et la petite dame s’arrêtait et regardait attentivement. Tous deux revenaient en patinant de l’Université, et discutaient chaudement quelque question à propos du cours de l’un d’entre eux. De temps en temps la petite dame poussait un léger cri, suppliant de ne plus parler de mathématiques sur patins, parce qu’elle en perdait l’équilibre. D’autres fois, c’était avec la grande dame qu’elle échangeait des observations psychologiques, et des plans de drames ou de romans ; elles se disputaient la palme pour le noble sport qui les absorbait, et quelque bien disposées qu’elles fussent à reconnaître leurs mérites respectifs sur d’autres points, elles n’étaient jamais d’accord sur ce chapitre-là. Ceux qui rencontrèrent cet hiver Mme Kovalewsky dans le monde, la crurent une patineuse de premier ordre, capable de remporter facilement le grand prix ; son intérêt pour ce sport était si vif, qu’elle semblait plus fière de ses moindres succès sur la glace que des travaux scientifiques auxquels elle devait une renommée européenne. Jamais du reste elle n’était plus contente d’elle-même, que lorsqu’elle croyait réussir une chose au-dessus de ses forces, et pour laquelle les dispositions naturelles lui faisaient complètement défaut. La petite dame se montra aussi cet hiver au manège, suivie de sa grande compagne, car il était convenu qu’elles ne se quitteraient pas dans leurs entreprises. La célèbre Mme Kovalewsky attirait naturellement l’attention partout où elle allait, mais une petite fille de douze ans ne se serait pas montrée plus enfant à la leçon d’équitation. Son goût pour les exercices du corps était en désaccord complet avec ses talents naturels. À peine montée sur un cheval, qu’elle avait soin de demander aussi doux et tranquille que possible, ce qu’on ne lui refusait jamais, elle était prise de peur, et perdait toute présence d’esprit. Le moindre mouvement du cheval lui semblait suspect et lui faisait pousser des cris. La leçon finie, elle expliquait ses frayeurs en les mettant sur le compte de la bête, qui était ombrageuse, ou qui avait le pas trop rude, ou encore de la selle qui était détestable. En réalité, elle ne pouvait supporter le trot plus de dix minutes, et si l’allure de son cheval augmentait de vitesse, elle criait, épouvantée, en mauvais suédois : « Cher Monsieur l’écuyer, arrêtez-le, arrêtez-le ! »

Les plaisanteries de ses amis sur ce chapitre étaient acceptées le plus aimablement du monde, mais à l’entendre parler avec des étrangers on aurait pu la croire une écuyère accomplie, montant les bêtes les plus furieuses au grand galop. Ce n’était pas une fanfaronnade, elle croyait sérieusement ce qu’elle disait, ou plutôt s’imaginait de bonne foi pouvoir déployer cette belle énergie à la prochaine leçon ; elle se rendait au manège avec des intentions très braves, proposait de lointaines excursions équestres, mais à peine à cheval, était reprise de la même terreur. C’était, assurait-elle, une espèce de nervosité, qui la rendait particulièrement sensible au moindre son, et le bruit du piétinement des chevaux lui faisait perdre l’équilibre. Ses amis ne pouvaient alors s’empêcher de lui demander quel était le son qui la faisait sauter par-dessus toutes les barrières, toutes les fois qu’elle rencontrait une vache inoffensive, paissant dans une prairie, ou un chien disposé à la flairer en passant. Elle-même décrit parfaitement cette espèce de lâcheté dans un des personnages, du reste très remarquable, de son dernier roman, Vera Voronzof :

« Dans le monde de savants fréquenté par W., on ne l’aurait jamais soupçonné de poltronnerie ; ses collègues vivaient au contraire dans la crainte qu’il ne les mît dans l’embarras par quelque excès de hardiesse. Il se considérait aussi lui-même, au fond du cœur, comme un homme très brave. Dans ses rêves intimes, de ceux que l’on n’avoue pas à son meilleur ami, il se voyait en imagination dans les situations les plus dramatiques, et plus d’une fois, dans sa chambre de travail silencieuse, il défendit rudement quelque barricade attaquée. Mais en dépit de ce courage reconnu, W. conservait un profond respect pour les chiens de villages, et avait soin de ne pas faire connaissance avec les taureaux. »

Quant à Sophie, elle exagérait peut-être quelquefois ses frayeurs par une inconsciente coquetterie ; elle avait la qualité féminine, généralement appréciée des hommes, de trouver du plaisir à se laisser protéger, car elle joignait à une énergie masculine, et à un caractère parfois inflexible, l’inexpérience toute féminine que nous avons déjà signalée. Elle avait besoin d’un appui, d’un ami, pour l’aider dans toutes ses petites difficultés et les lui aplanir, et presque toujours elle le trouvait, sinon elle se sentait malheureuse et abandonnée comme une enfant. Elle ne savait ni acheter une robe toute seule, ni ranger ses affaires, ni même trouver son chemin dans une ville : à Stockholm elle ne connut jamais que les rues où elle passait pour se rendre à l’Université, ou chez ses amis les plus intimes ; jamais elle ne sut gouverner ses intérêts, tenir sa maison, s’occuper de son enfant, qu’elle laissait toujours à la garde d’autrui, en un mot la plupart des petits soucis de la vie lui étaient un pesant fardeau. Mais toujours, et comme à point nommé, elle trouvait quelque ami dévoué, qui se consacrait à ses intérêts, et sur lequel la charge en retombait. À chaque station de chemin de fer où, dans ses nombreux voyages, elle avait à s’arrêter, quelqu’un l’attendait, venu à sa rencontre pour lui retenir une chambre, l’accompagner à l’hôtel et lui rendre les petits services nécessaires. Et elle était si contente, si reconnaissante de se sentir protégée, de dépendre d’un autre pour ces petites choses, qu’elle exagérait parfois dans ce but, ainsi que je l’ai dit, ses appréhensions et son inexpérience. Quant à une dépendance, dans le sens sérieux du mot, elle en fut toujours incapable.

Dans une lettre en allemand, adressée à cet ami de Berlin qui lui avait appris à danser et à patiner, Sophie décrit ainsi sa vie à Stockholm pendant l’hiver de 1885 :

 

Stockholm, avril 1885.

« Cher Monsieur Hansemann,

« Je me sens très coupable de n’avoir pas encore répondu à votre amicale lettre. Mon excuse est dans la quantité d’occupations variées qui ont absorbé mon temps pendant les deux derniers mois. Je vais vous raconter tout ce que j’ai fait : — 1° D’abord j’ai naturellement dû penser à mes trois cours par semaine en suédois. Je fais mes cours sur l’introduction algébrique à la théorie abélienne, et partout en Allemagne ces cours passent pour les plus difficiles. J’ai beaucoup d’auditeurs, et les ai presque tous conservés, à l’exception de deux ou trois. — 2° J’ai écrit pendant ce temps une petite dissertation mathématique que je compte envoyer à Weierstrass, avec prière de la faire publier dans le journal de Borchardt. — 3° Nous avons commencé à nous deux Mittag-Leffler un grand travail de mathématiques dont nous nous promettons beaucoup de plaisir et de succès. C’est encore un secret, et vous ne devez en parler à personne. — 4° J’ai fait la connaissance d’un très charmant homme, arrivé depuis peu d’Amérique, et qui est maintenant rédacteur d’un des premiers journaux suédois. Il m’a persuadée d’écrire aussi pour son journal, et comme vous l’avez déjà remarqué, je ne puis jamais regarder mes amis faire une chose, sans vouloir aussitôt faire comme eux ; j’ai donc écrit une série de petits articles pour lui. Pour le moment il n’y en a qu’un de prêt, tiré de mes souvenirs personnels, je vous l’enverrai puisque vous comprenez si bien le suédois. — 5° Last not least ! le croiriez-vous ? quelque invraisemblable que cela puisse paraître, je suis devenue une excellente patineuse ! Jusqu’à la semaine dernière j’ai patiné, il est vrai, presque chaque jour. Je regrette que vous n’ayez pu voir comme je patinais bien vers la fin. À chaque nouveau progrès j’ai pensé à vous. Maintenant je patine à reculons très bien, mais encore mieux et avec plus de sûreté en avant. Toutes mes connaissances s’étonnent ici de la facilité avec laquelle j’ai appris cet art difficile. Pour me consoler de la disparition de la glace je me suis mise à monter à cheval avec rage, en société de Mme Edgren et de deux autres dames. Maintenant que nous allons avoir quelques semaines de liberté pour Pâques, je veux au moins monter une heure par jour ; cela m’amuse aussi beaucoup ; je ne sais même ce que je préfère, si c’est de monter à cheval, ou de patiner. Là ne s’arrêtent pas mes frivolités : nous aurons le 15 avril une grande fête populaire, quelque chose de très suédois, une sorte de bazar. Nous serons cent dames, costumées de diverses manières, et nous vendrons toutes espèces de choses au profit d’un musée ethnographique populaire. Naturellement je serai une bohémienne, affreuse à voir, et je me suis adjoint cinq jeunes femmes qui partageront mon sort. Nous formerons un « Tabor », nous aurons une tente, un samovar russe, et nous servirons du thé avec de jeunes bohémiens pour nous aider. Qu’allez-vous dire, cher monsieur Hansemann, de ma frivolité ? Ce soir j’ai une grande réunion dans mon petit appartement, ce sera la première depuis mon arrivée à Stockholm. »

 

Au printemps de cette année, le bruit courut que Sophie serait nommée professeur de mécanique, par suite de la grave maladie du professeur Holmgren. Elle écrit à ce sujet à Mittag-Leffler, qui se trouvait éloigné de Stockholm.

 

Stockholm, 3 juin 1885.

« J’ai été chez Lindhagen, qui m’a dit que la direction était unanimement d’avis de me faire remplacer Holmgren, mais qu’on ne voulait pas le dire officiellement, dans la crainte d’une impression fâcheuse pour Holmgren, qui est très malade, mais ne se doute pas de la gravité du mal. J’ai répondu à Lindhagen que je trouvais la chose très juste, et me contentais parfaitement de savoir que la direction me considérait comme pouvant remplacer Holmgren, dans le cas où celui-ci ne serait pas capable de reprendre son cours en automne ; si, contrairement à nos suppositions, Holmgren guérissait, j’en serais si heureuse, que je ne regretterais pas mon travail perdu. Je me réjouis infiniment, mon cher ami, de la bonne tournure qu’ont prise les choses, et je vais mettre tous mes soins maintenant à rendre mes cours aussi bons que possible. Les histoires morales sont toujours bien ennuyeuses dans les livres, mais quand elles se rencontrent dans la réalité, elles sont édifiantes et encourageantes ; je suis par conséquent doublement contente que ma maxime « pas trop de zèle » ait été brillamment réfutée. J’espère aussi que vous n’aurez plus l’occasion de me reprocher de me décourager trop facilement. D’ailleurs, cher ami, vous ne devriez jamais oublier que je suis Russe. Quand une Suédoise est fatiguée ou de mauvaise humeur, elle boude, se tait, et la mauvaise humeur rentrée tourne parfois au mal chronique. Une Russe, au contraire, se plaint et gémit si fort, qu’au point de vue moral l’effet de ces gémissements ressemble à celui du tilleul pour un rhume. Au reste il faut que je vous dise que je ne gémis et me plains que lorsque j’ai un peu mal ; quand je souffre beaucoup, je me tais aussi, et personne ne peut remarquer alors combien je suis désespérée. Quant à mes reproches sur votre optimisme, pour rien au monde je ne voudrais vous en corriger, ce défaut-là vous va trop bien ; la plus belle preuve que vous m’en donniez est la bonne opinion que vous avez toujours eue de moi. Vous ne sauriez croire combien peu j’ai envie de vous corriger »

 

Peu après, Sophie partit pour la Russie, où elle passa l’été, en partie à Pétersbourg avec sa sœur malade, et en partie à Moscou, auprès de son amie et de sa petite fille. Je cite quelques lettres écrites à cette époque, elles ne contiennent rien de très saillant, car elle n’aimait pas à écrire, et notre correspondance n’a jamais été très animée, mais elles contiennent cependant des fragments de l’histoire de sa vie, et sont quelquefois, sous leur forme condensée, très caractéristiques de sa disposition d’esprit du moment ; elles contribuent donc sous tous les rapports à la dépeindre.

J’étais en Suisse avec mon frère, et l’avais engagée à venir nous y rejoindre, lorsque je reçus la lettre suivante :

« Ma bien chère Anne-Charlotte,

« Je viens de recevoir ton amicale lettre. Tu ne saurais t’imaginer le grand plaisir que j’aurais à me mettre aussitôt en route pour vous rejoindre, ton frère et toi, en Suisse, pour escalader avec vous les pics les plus élevés des Alpes. J’ai l’imagination assez vive pour me représenter combien ce serait amusant, et les joyeuses semaines que nous pourrions passer ensemble. Malheureusement je suis retenue ici par toutes sortes de raisons, plus sottes et plus ennuyeuses les unes que les autres. D’abord et avant tout j’ai promis de rester ici jusqu’au 1er août, et quoiqu’en principe je sois d’avis que l’homme est maître de sa parole, les vieux préjugés sont encore si forts en moi, que je n’ose mettre mes théories en pratique, et au lieu d’être le maître, je suis l’esclave de ma parole. Du reste il y a une foule de circonstances qui me retiennent. Ton frère, qui au fond me connaît et me juge très bien, quoiqu’il ne faille pas le lui dire pour ne pas trop flatter sa vanité, a souvent dit que j’étais très impressionnable, et que les devoirs et les influences du moment dirigeaient seuls ma conduite. À Stockholm, où je passe pour le défenseur de l’émancipation des femmes, je finis par croire que mon devoir le plus strict, et le plus sérieux, est de soigner et de cultiver mon « génie ». Mais ici, je dois humblement l’avouer, on ne me présente aux nouvelles connaissances qu’en ma qualité de « maman de Foufi », et tu ne saurais imaginer l’influence écrasante que cela exerce sur ma vanité, et les vertus féminines, dont tu ne me croirais jamais capable, que cela fait pousser en moi comme des champignons. Ajoutes-y une chaleur qui fait fondre mon cerveau, et tu pourras te représenter de quoi j’ai l’air en ce moment. En somme, le résultat de toutes les petites puissances et de toutes les petites influences, qui règnent sur ta pauvre amie, est de me retenir à Moscou jusqu’au 15 août. La seule chose que je puisse espérer est de vous rejoindre en Normandie, pour aller de là avec ton frère à Aberdeen. Écris-moi vite, chère bonne Anne-Charlotte. Que tu es heureuse et combien je t’envie ! Tu ne saurais le croire. Écris du moins, je ferai mon possible pour te rejoindre en Normandie.

« Bien à toi,

« Sonia. »

 

Comme d’habitude sa lettre n’avait pas de date ; peu après, elle écrivit à mon frère :

« Cher monsieur,

« Je viens de recevoir votre aimable lettre, numéro 8, je me hâte de vous répondre, bien que je n’aie absolument rien d’intéressant à vous dire. Notre vie est monotone à ce point que j’en perds non seulement la faculté de travailler, mais encore celle de me soucier de quelque chose. J’ai le sentiment que si cela devait durer longtemps, je serais métamorphosée en plante. C’est bien curieux, mais moins on a à faire, moins on est capable de travailler, du moins en suis-je là. J’ai positivement besoin d’un stimulant extérieur pour me mettre à l’ouvrage. Ici je ne fais absolument rien. Je reste assise tout le long du jour, une broderie à la main, sans l’ombre d’une idée dans la tête. La chaleur est devenue suffocante. Après le froid et la pluie que nous avions au commencement de l’été est venu, subitement et sérieusement, un véritable été russe ; on cuirait un œuf à l’ombre.... »

 

Elle fait encore à son ami, M. Hansemann, de Berlin, une description plaisante de sa vie monotone de cet été.

 

« ..... Je demeure maintenant chez mon amie Julie L... dans une petite propriété qu’elle a aux environs de Moscou. J’ai trouvé ma fille gaie et bien portante. Je ne sais laquelle de nous deux est la plus contente de cette réunion. Maintenant nous ne nous séparerons plus, du moins pas pour longtemps, car je l’emmène cet automne à Stockholm. Elle aura tout à l’heure six ans, et c’est une fille très raisonnable pour son âge. On trouve en général qu’elle me ressemble beaucoup, et je crois aussi que je devais être à peu près comme elle dans mon enfance. Mon amie est très triste en ce moment, car elle vient de perdre sa sœur unique, avec laquelle elle était très liée. Aussi notre maison est-elle très sombre et très tranquille. Notre entourage se compose presque exclusivement de vieilles dames, anciennes institutrices dans la famille, qui demeurent avec nous, et comme elles sont toutes en grand deuil, notre maison fait presque l’effet d’un couvent. Nous mangeons aussi beaucoup, comme dans les couvents, et quatre fois par jour nous prenons du thé, avec toutes sortes de bonbons, de gâteaux et de sucreries, ce qui nous aide beaucoup à passer le temps. J’ai essayé cependant de nous donner une petite distraction d’un autre genre. J’ai par exemple décidé Julie à venir seule avec moi, sans cocher, jusqu’au prochain village, lui assurant que je conduisais parfaitement : nous sommes effectivement arrivées très heureusement jusqu’au lieu de notre destination, mais en revenant, le cheval a pris peur, la voiture a heurté un tronc d’arbre, et nous sommes tombées dans un fossé. La pauvre Julie s’est fait mal au pied, mais moi, la coupable, je suis sortie intacte de cette aventure. »

Un peu plus tard, elle écrivait à la même personne :

« Notre vie ici est si uniforme que je n’ai rien à vous dire, si ce n’est que je vous remercie pour votre lettre. Dans ces derniers temps, je n’ai jeté personne de voiture ; notre vie coule aussi calme que l’eau de l’étang qui orne notre jardin. Ma faculté de penser me semble également arrêtée. Je passe mes journées, un ouvrage à la main, sans penser à rien. »

À ce propos il faut remarquer que, dans les intervalles de son travail, Sophie pouvait rester absolument oisive. Elle assurait souvent que jamais elle n’était plus heureuse que dans ces périodes de paresse absolue, où se lever de son fauteuil lui semblait une fatigue. Un roman amusant, un ouvrage à l’aiguille, des cigarettes et du thé, lui convenaient alors mieux que tout. Cette faculté de réagir ainsi contre un travail cérébral trop absorbant, et une continuelle excitation mentale, était un bonheur ; c’était le repos. Peut-être sa double origine russe et allemande prenait-elle alternativement l’ascendant, et expliquait-elle ces brusques transformations de son être.

 Nos projets de voyages n’eurent pas de suite. Sophie resta tout l’été en Russie, et nous ne nous revîmes qu’en septembre à Stockholm.

 

IX. HUMEURS CHANGEANTES

L’élément sentimental commença l’hiver suivant à jouer un rôle important dans l’état d’âme de Sophie. La société ne l’intéressait plus, et cependant aucun travail ne l’absorbait ; ses cours eux-mêmes lui devenaient indifférents, et dans cette disposition d’esprit elle s’abîmait dans ses réflexions, gémissait sur la destinée, et déplorait qu’elle ne lui eût pas donné ce qu’elle aurait désiré par-dessus tout. Elle ne prétendait plus scinder l’humanité en deux moitiés, un amour unique ne lui semblait plus devoir exercer une influence déterminante sur toute la vie, elle rêvait au contraire une union de l’homme et de la femme qui, par l’association de deux intelligences, aidât le génie de chacun à porter ses véritables fruits. Son idéal fut le travail commun de deux êtres épris l’un de l’autre, et son rêve personnel fut celui de rencontrer cet autre « moi ». Mais jamais, c’était sûr, elle ne le rencontrerait en Suède, et cette idée lui faisait prendre en dégoût le pays où elle était venue pleine d’illusions et d’espérances. Cette idée de travail commun résultait de son ardent besoin d’intimité intellectuelle, et de la souffrance intense que lui causait le sentiment de la solitude. Presque jamais elle ne pouvait travailler sans avoir dans son voisinage immédiat quelqu’un dont la sphère d’activité fût conforme à la sienne. Le travail par lui-même, la recherche abstraite d’une vérité scientifique, ne la satisfaisait pas, il fallait qu’elle fût comprise, devinée, admirée, encouragée à chaque pas, à chaque nouvelle idée qui naissait en elle ; et cet enfant spirituel ne devait pas appartenir à une humanité abstraite, elle voulait en enrichir quelqu’un, dont elle recevrait un don analogue. Quoique mathématicienne, le but abstrait n’existait pas pour elle, ses rêves, ses pensées, sa personnalité tout entière étaient trop passionnés.

Mittag-Leffler disait souvent à ce sujet, que ce besoin d’être comprise était chez Sophie une faiblesse de femme ; un homme de génie ne dépend jamais ainsi de la sympathie des autres ; elle répliquait alors en accumulant les exemples d’hommes qui avaient trouvé leurs meilleures inspirations dans l’amour d’une femme. La plupart, il est vrai, étaient des poètes, mais bien que les savants fussent plus rares à citer, Sophie ne restait jamais à court d’arguments. Les faits positifs lui manquaient-ils, elle en fabriquait avec la plus grande habileté, pour prouver que le sentiment de la solitude est, de toutes les souffrances, celle que les natures profondes ont le plus de peine à supporter, et que ce rêve de bonheur suprême, l’union complète avec un autre être, est une malédiction attachée à l’humanité, car en réalité on reste toujours seul intérieurement.

Je me rappelle surtout le printemps de 1886 ; cette saison était toujours une épreuve pour Sophie ; la fermentation, l’agitation qui règne dans la nature, l’expansion soudaine de ses forces productives, décrites avec tant de talent par Sophie dans Væ Victis, puis dans Vera Vorontzof, exerçaient une grande influence sur elle. Elle devenait inquiète, nerveuse, impatiente ; les nuits claires que j’aimais tant, l’énervaient tout particulièrement : « Cet éternel soleil, disait-elle, semble faire des promesses qu’il ne tient jamais ; la terre reste aussi froide, et le développement de la nature disparaît comme il est venu ; l’été semble un mirage que l’on ne peut saisir. C’est pourquoi les nuits claires, qui précèdent de beaucoup les chaleurs de l’été, sont si irritantes ; elles promettent un bonheur qu’elles ne donnent pas. »

Il lui devenait impossible de travailler ; le travail par lui-même, la création scientifique, n’avait, disait-elle, aucune valeur, puisqu’il ne donnait pas le bonheur, et ne faisait pas avancer l’humanité ; c’était folie que de passer les années de sa jeunesse à étudier, c’était un malheur, surtout pour une femme, d’avoir des dons qui l’entraînaient dans une sphère où elle ne serait jamais heureuse.

Dans cette disposition d’esprit, aussitôt le semestre terminé, elle se hâta de faire « le voyage rapide, agréable et charmant par Malmö » pour quitter la Suède. Elle se rendit à Paris et ne m’écrivit qu’une seule lettre de là ; contrairement à son habitude, elle est datée.

 

26 juin 1886, 142, boulevard d’Enfer.

« Chère Anne-Charlotte,

« Je reçois à l’instant ta lettre. Je me reproche extrêmement de ne pas t’avoir encore écrit. Je reconnais volontiers de mon côté que j’ai été un brin jalouse, j’ai cru que tu ne te souciais pas de moi. Pour que ma lettre puisse partir par le courrier d’aujourd’hui, je me borne à ces quelques lignes, pour te dire que tu as bien tort de croire que je vous oublie quand je suis loin. Jamais peut-être je n’ai autant senti combien je tenais à vous deux, ton frère et toi. Chaque fois que j’ai quelque plaisir, je pense involontairement à vous. Je m’amuse beaucoup à Paris, car tous les mathématiciens, et même beaucoup de non mathématiciens, font grand cas de moi. Mais j’aspire terriblement à revoir un vilain frère et une vilaine sœur qui sont devenus indispensables à ma vie. Je ne puis partir d’ici avant le 5 juillet, et ne viendrai à Christiania que pour le commencement du Congrès des naturalistes. Peux-tu m’attendre à Copenhague pour voyager ensemble ? Réponds-moi tout de suite. J’ai porté ton livre à Jonas Lie. Il parle de toi avec beaucoup d’amitié. Il m’a rendu ma visite, mais n’avait pas encore lu ton livre. Il croit aussi que tu as plus de talent pour le roman que pour le drame. Je verrai encore Jonas Lie avant mon départ.

« Je t’embrasse tendrement. J’aspire à te revoir, ma chère, chère Anne-Charlotte.

« Tout à toi,

« Sonia. »

 

Comme toujours, au dernier moment, elle ne put s’arracher de Paris, de sorte qu’elle ne débarqua à Christiania que dans les derniers jours du Congrès des naturalistes. J’étais habituée aux brusques revirements de son humeur, mais cette fois le contraste entre sa disposition d’esprit du moment, et celle qui l’avait dominée toute l’année, et surtout pendant le printemps, fut plus frappant encore. Elle avait beaucoup vu Poincaré et d’autres grands mathématiciens à Paris. En causant avec eux, le désir lui était venu de s’occuper sérieusement d’un problème dont la solution pouvait lui donner une grande célébrité, et lui faire obtenir « le prix Bordin » à l’Académie des Sciences de Paris. Dès lors, la science donnait seule du prix à la vie ; tout le reste, bonheur personnel, amour, culte de la nature, rêves de l’imagination, était folie ; la poursuite d’une vérité scientifique devenait le but le plus élevé que l’on put se proposer, et un échange d’idées avec ses égaux, au point de vue intellectuel, était la plus belle chose du monde. La joie de produire la possédait, et une de ces périodes brillantes, où elle redevenait belle, spirituelle, pleine de vie et de gaieté, allait recommencer.

Elle prit la route du Havre et débarqua à Christiania la nuit, après trois jours de traversée et un violent mal de mer ; mais infatigable, comme elle savait l’être quand elle était bien disposée, elle fit partie, dès le lendemain matin, après quelques heures de sommeil, d’une excursion suivie d’une fête, qui se prolongea fort avant dans la nuit. Beaucoup de toasts lui furent portés à cette occasion ; les personnalités les plus marquantes l’entourèrent, et comme toujours en pareil cas, elle fut si modestement aimable, et d’une grâce si jeune, qu’elle charma tout le monde. Nous fîmes ensemble un voyage de quelques jours et traversâmes le Telemarken pour visiter l’école supérieure populaire d’Ullmans, à laquelle Sophie prit un intérêt chaudement sympathique. Cette visite fut pour elle le sujet d’articles qu’elle écrivit ensuite avec un grand succès dans une revue russe, le Messager du Nord.

Nous fîmes aussi une ascension à pied à partir de Siljord, la première course de montagne que Sophie eût jamais faite. Elle était hardie, vive et infatigable ; enchantée par la beauté de la nature, pleine de gaîté et d’entrain, troublée seulement, à certains moments, par l’aspect des vaches aux alentours d’un chalet, ou par des amoncellements de pierres qu’il fallait traverser, et dont quelques-unes se détachaient sous ses pieds ; elle poussait alors de petits cris d’angoisse qui amusaient fort le reste de la société. Le sentiment de la nature, c’est-à-dire ce qu’elle ressentait par l’imagination, était fort vif en elle, mais sa myopie l’empêchait de rien apercevoir des détails d’un paysage ; elle aurait été incapable de nommer les arbres, ou les plantes, devant lesquels elle passait, de remarquer les produits de la terre, ou la construction des maisons ; mais une coquetterie féminine, et l’horreur de l’ornement traditionnel des bas-bleus, l’empêchait de porter des lunettes.

Si elle a, malgré tout, donné dans ses livres des descriptions du printemps qui ne sont pas seulement vraies par le sentiment et la couleur, mais encore par l’exactitude du détail purement matériel, c’est grâce à ses connaissances théoriques, plutôt qu’à ses observations personnelles. Outre qu’elle avait fait de bonnes études en sciences naturelles, elle avait encore aidé son mari dans sa traduction du livre de Brehm, et dans ses cours de géologie et de paléontologie. Son observation des petits phénomènes journaliers de la nature manquait cependant de finesse ; elle n’avait ni le sens du détail, ni la sûreté du goût : le paysage le plus dépourvu de caractère devenait beau à ses yeux, selon sa disposition du moment, et le paysage le plus beau comme lignes et couleurs lui restait indifférent, si elle était de mauvaise humeur. Il en était de même pour son appréciation de la beauté humaine ; le sens de la pureté des lignes, de l’harmonie des proportions, et d’autres conditions de la beauté objective, lui manquait complètement. Si les personnes lui inspiraient de la sympathie, ou possédaient quelques unes des qualités extérieures qu’elle admirait particulièrement, elles étaient belles, et les autres laides. Un blond ou une blonde avait chance de lui plaire, un brun ou une brune rarement. Et à ce propos je ne puis omettre le manque absolu de goût pour les arts dans cette nature si richement douée ; elle fit bien des séjours à Paris sans jamais aller au Louvre ; la peinture, la sculpture, l’architecture n’eurent jamais aucun attrait pour elle, et quant aux décorations d’une chambre, ou aux côtés élégants de l’industrie, elle leur resta toujours indifférente.

Cependant la nature de la Norvège, et les hommes que nous y rencontrâmes, la charmèrent. Nous avions l’intention de continuer notre voyage en carriole au travers du Telemarken, par les montagnes de Haukeli, pour descendre vers la côte de l’ouest, où nous comptions faire une visite à Alexandre Kielland à Jäderen. Mais, bien qu’elle eût souvent rêvé à ce voyage de Norvège, et qu’elle en fût ravie, et malgré son vif désir de connaître Kielland, une voix l’appelait, à laquelle il lui devenait impossible de résister. Et ainsi, à moitié route, sur un des bateaux à vapeur, dans un fiord qui pénétrait profondément dans le Telemarken, elle se décida subitement à retourner à Christiania, et de là en Suède, pour s’installer à la campagne et y travailler tranquillement. Elle me quitta, prit un autre bateau, et retourna à Christiania. Je ne pus ni la dissuader ni la blâmer, car je savais par expérience qu’on ne résiste pas à cet appel ; tout devient indifférent, on devient sourd et aveugle pour ceux qui vous entourent, on n’entend que cette voix intérieure, plus forte que le bruit des cascades ou de l’ouragan sur la mer. Pour moi le désappointement fut grand. Je continuai cependant mon voyage avec un compagnon de route rencontré par hasard ; je fis une visite à Kielland, et revins par l’est assister à une fête à l’école supérieure populaire de Sagatun. Sophie eut joui de cette excursion autant que moi, si elle avait eu sa liberté intérieure. Bien des fois je fus témoin de traits de ce genre : au milieu de la conversation la plus animée, dans une excursion ou une soirée, occupée en apparence de son entourage, elle tombait soudain dans un profond silence, son regard devenait rêveur, ses réponses distraites. Aussitôt, elle prenait congé, et rien ne pouvait la retenir, ni prières, ni rendez-vous antérieur, ni égard pour les personnes présentes.

J’ai d’elle un petit billet du printemps de la même année, très caractéristique sous ce rapport : nous étions convenues de faire une excursion en voiture dans les environs de Stockholm, avec deux autres personnes ; au dernier moment elle s’excusa, et m’écrivit l’explication suivante :

« Chère Anne-Charlotte, ce matin je me suis éveillée avec le plus grand désir de m’amuser ; tout à coup m’arrive mon grand-père du côté maternel, le pédant allemand — c’est-à-dire l’astronome, — il examine les savantes dissertations que je m’étais promis d’étudier pendant les vacances de Pâques, et me fait les plus sérieux reproches de perdre indignement mon temps. Sa parole sévère met en fuite ma pauvre grand’mère, la bohémienne. Me voilà donc assise à mon bureau, en robe de chambre et en pantoufles, enfoncée dans mes méditations et mes recherches mathématiques, et sans la moindre envie de prendre part à votre excursion. Vous êtes si nombreux que vous vous amuserez bien sans moi, et cela me fait espérer que vous me pardonnerez mon indigne désertion.

« Sonia. »

 

Il avait été convenu que nous nous retrouverions dans l’arrière-saison, dans le Jamtland, où Sophie s’était établie avec la famille de mon frère. Mais à peine y fus-je arrivée, que Sophie, appelée par dépêche en Russie, partit pour y rejoindre sa sœur gravement malade.

Lorsqu’elle revint en septembre, elle ramena sa petite fille âgée de près de huit ans. Pour la première fois elle s’établit alors à Stockholm dans un appartement particulier. Quoiqu’elle fût indifférente à toute espèce de confort domestique, elle était dégoûtée de la vie de pension ; elle éprouvait un besoin absolu de tranquillité, et de liberté quant à l’emploi de son temps, et ne pouvait s’accommoder des petites dépendances qui résultent de la vie chez les autres. Elle pria donc ses amis de lui trouver un appartement et une femme de confiance, qu’elle pût charger du soin de son ménage et de celui de sa fille ; elle acheta quelques meubles, en fit venir d’autres de Russie, et s’arrangea un « chez elle » qui garda toujours l’empreinte d’une installation provisoire. Le salon amené de Russie était caractéristique ; il venait de la maison de ses parents, et avait toute la pompe de vieux meubles aristocratiques ; il avait autrefois garni un énorme salon, et se composait d’un immense sopha qui occupait tout un côté du mur, d’un canapé faisant jadis partie d’un meuble décoratif destiné à être orné de plantes et placé au milieu d’une pièce, de grands fauteuils en acajou, profonds, richement sculptés, et recouverts, comme le reste du mobilier, de damas rouge foncé, très déchiré, avec des sièges défoncés et des ressorts brisés. Il fut toujours question de réparer ces fauteuils, mais on en resta là, en partie parce que, selon le point de vue russe de Sophie, il n’y avait rien d’extraordinaire à avoir des meubles déchirés dans son salon, en partie aussi, parce que jamais elle ne s’attacha à Stockholm, et n’eut jamais le sentiment que cette demeure fût autre chose qu’une station sur sa route ; elle ne voulait donc pas faire de dépenses inutiles.

Cependant quand elle était de bonne humeur, il lui prenait soudain la fantaisie d’orner sa chambre d’ouvrages de sa façon. Un jour elle m’écrivit à ce sujet le billet suivant :

« Anne-Charlotte,

« Hier soir j’ai eu la preuve éclatante de la justesse des critiques qui prétendent que tu n’as d’yeux que pour ce qui est laid et mauvais, et pas du tout pour ce qui est beau et bon. Pas une tache, pas une éraflure sur mes vénérables vieux meubles, fussent-elles dissimulées sous dix anti-macassars, qui ne soient découvertes et dénoncées par toi. Mais le tapis qui recouvre mon « rocking-chair », beau, magnifique et tout neuf, s’est balancé toute la soirée, faisant de vains efforts pour attirer ton attention, tu ne l’as pas honoré d’un regard.

« Ta Sonia. »

 

X. CE QUI FUT, ET CE QUI AURAIT PU ÊTRE

À peine Sophie se fut-elle un peu installée dans son singulier appartement, qu’une fois encore on l’appela en Russie ; elle partit en hiver, fit le voyage par mer jusqu’à Helsingfors, et de là en chemin de fer jusqu’à Pétersbourg, pour rejoindre sa sœur, toujours entre la vie et la mort. Sophie n’avait jamais peur dans ces cas-là, et ne reculait devant aucune difficulté. Tendrement dévouée à sa sœur, elle était disposée à tous les sacrifices. Sa petite fille resta sous ma garde pendant ces deux mois d’absence. Je n’ai conservé qu’une seule lettre de cette époque, et qui n’offre d’autre intérêt que de montrer combien cette année les fêtes de Noël furent tristes pour elle.

 

Pétersbourg, 18 décembre 1886.

« Chère Anne-Charlotte,

« Je ne suis arrivée que hier soir. Je me hâte aujourd’hui de t’écrire quelques lignes. Ma sœur est terriblement malade, bien que le médecin prétende qu’elle soit comparativement mieux que ces derniers jours. C’est vraiment la plus terrible des maladies, longue, pénible et consumante. Elle souffre sans cesse, ne peut ni dormir ni respirer sans difficulté. Je ne sais combien de temps je resterai ici. Je soupire après Foufi (sa fille) et mon travail. Le voyage jusqu’ici a été long et difficile.

« Ton amie dévouée,

« Sonia. »

 

Pendant les longues journées et les longues nuits qu’elle passa auprès du lit de sa sœur malade, bien des réflexions, bien des souvenirs du passé, hantèrent son imagination. C’est alors qu’elle compara « ce qui fut » avec « ce qui aurait pu être ». En se rappelant les rêves enchanteurs avec lesquels sa sœur et elle étaient entrées dans la vie, jeunes, belles, richement douées toutes deux, elle songeait que la vie réelle avait été bien peu conforme aux illusions, aux mirages de leur imagination. Pour toutes deux la vie avait certainement été mouvementée et riche en impressions de tout genre, mais un sentiment amer d’espérance déçue couvait dans leur cœur.

« Ah ! combien tout aurait pu être différent, se disait Sophie, si toutes deux nous n’avions commis certaines erreurs capitales. »

Cette pensée lui donna l’idée d’écrire deux romans parallèles, qui décriraient l’histoire des mêmes personnes de deux façons opposées : on les verrait dans leur première jeunesse, avec toutes les chances en leur faveur, jusqu’au moment décisif de leur vie. L’un des romans montrerait alors les conséquences du choix qu’elles avaient fait ; l’autre, « ce qui aurait pu être » si leur choix avait été contraire.

« Qui n’a pas un faux pas à regretter dans sa vie ! était le raisonnement de Sophie ; et qui n’a plus d’une fois souhaité de pouvoir la recommencer ! C’est ce désir, ce rêve, que je voudrais réaliser dans un roman, si j’étais capable de l’écrire. »

Elle ne croyait pas alors posséder ce talent, et quand elle revint à Stockholm, toute pleine de son idée, elle chercha à me persuader d’écrire ce roman en collaboration avec elle.

Je commençais précisément un nouveau roman intitulé : « En dehors du mariage ». Ce devait être l’histoire des vieilles filles — de celles qui n’ont jamais eu l’occasion de fonder elles-mêmes une famille, — de leurs idées sur le mariage et sur l’amour, des intérêts et des aspirations dont elles remplissent leur vie, en un mot le roman des femmes qui, aux yeux du monde, n’en ont pas. Je comptais faire une sorte de pendant au roman de Garborg, Mandfolk (Le monde des hommes), où il décrit comment, dans notre société, vivent les célibataires, et décrire de mon côté comment vivent les femmes non mariées, mes contemporaines. J’avais amassé de nombreux types, et m’intéressais beaucoup à ce projet.

Mais voilà Sophie et son idée arrivées, et si grande était son influence sur moi, si puissante sa force de persuasion, qu’elle me fit aussitôt abandonner mon propre enfant pour adopter le sien. Quelques lettres que j’écrivis à cette époque à une amie commune, dépeignent notre enthousiasme à toutes deux, pour cette œuvre. J’écrivis le 2 février 1887 :

« J’écris maintenant mon roman « En dehors du mariage ». Songe que je me sens absorbée à ce point, que le monde extérieur, celui du moins qui n’a pas de rapport avec mon travail, n’existe plus pour moi. C’est un singulier état physique et psychique que celui où l’on se trouve en commençant quelque œuvre nouvelle. Mille doutes vous assiègent : cela aura-t-il quelque valeur ? Suis-je capable surtout d’entreprendre une chose semblable ? etc. ; et, malgré tout, quelle joie, quel sentiment de richesse intérieure, à posséder un monde mystérieux, qui vous appartient en propre, où on se trouve vraiment chez soi, tandis que le monde extérieur ne vous paraît plus que l’empire des ombres....

« Et maintenant, par surcroît, voilà encore une autre idée. Sonia et moi avons une inspiration de génie. Nous allons écrire un grand drame, en deux soirées, de dix actes ; l’idée est d’elle, mais c’est moi qui la mettrai en œuvre ; je composerai la pièce, j’écrirai les dialogues. L’idée me paraît vraiment très originale. Une des parties décrira « ce qui fut » et la seconde « ce qui aurait pu être ». Dans la première tout sera malheur, car généralement, dans la vie, on fait ce que l’on peut pour empêcher les autres d’être heureux, au lieu d’aider à leur bonheur. Dans la seconde, les mêmes personnages vivront les uns pour les autres, en s’entr’aidant, et formeront une petite société idéale où ils trouveront le bonheur. Ne parlez de cela à personne. À dire vrai je ne sais rien de plus que ce que je viens de vous dire sur l’idée de Sophie, car nous en avons parlé hier pour la première fois, et demain elle doit me développer son plan, afin que je juge s’il peut être traité au point de vue dramatique. Vous allez rire de me voir ainsi m’enthousiasmer à l’avance, mais c’est toujours ainsi pour moi ; dès que je vois le commencement d’une chose, j’en vois aussitôt la fin. Je me vois maintenant travaillant en collaboration avec Sophie à une œuvre gigantesque, qui aura du succès au moins dans le monde entier, peut-être même dans un autre monde. Nous sommes comme deux folles ; si nous pouvions réussir, cela nous réconcilierait avec l’univers. Sonia oublierait que la Suède est la terre des philistins par excellence, et ne se plaindrait plus d’y perdre ses plus belles années, et moi j’oublierais — oui, j’oublierais tout ce qui me fait grogner. Vous allez dire que nous sommes de grands enfants, oui, c’est ce que nous sommes, Dieu merci. Il existe heureusement un royaume préférable à tous ceux de la terre, et dont nous avons la clef, le royaume de la fantaisie ; celui qui le veut en devient maître, et tous les événements y prennent la forme que l’on veut leur donner. Mais peut-être le plan de Sophie, destiné à un roman, ne vaudra-t-il rien pour un drame ? Et quant à un roman, je ne pourrais l’écrire sur le plan d’autrui, car la personnalité de l’auteur est beaucoup plus en jeu dans le roman que dans le drame. »

Le 10 février, j’écrivais :

« Sonia déborde de joie en voyant la tournure que prend notre vie ; elle prétend comprendre maintenant comment un homme peut toujours s’éprendre à nouveau de la mère de son enfant. Car je suis naturellement la mère, puisque c’est moi qui dois mettre l’enfant au monde ; et elle se montre si passionnée, que la seule vue de ses regards brillants me fait plaisir. Je ne crois pas que deux femmes se soient jamais plus amusées ensemble, et je crois bien que nous sommes le premier exemple, dans la littérature, de deux collaboratrices. Jamais je n’ai éprouvé autant d’enthousiasme pour une idée que cette fois. Aussitôt que Sophie m’eut communiqué son plan, j’en fus frappée comme de la foudre. Oui, ce fut une véritable explosion ; elle me le raconta le jeudi 3 :c’était un plan de roman dans un milieu russe. Après son départ, je passai la nuit dans l’obscurité sur mon rocking-chair, et avant de me mettre au lit le drame était presque fait dans ma pensée. Vendredi je causai avec Sophie, samedi je commençai à écrire, et maintenant toute la première pièce, cinq actes avec prologue, est écrite de premier jet ; ainsi en cinq jours, en y employant seulement une couple d’heures par jour, car on ne peut travailler longtemps avec cette furie. Jamais je n’ai rien fait aussi rapidement ; une idée mûrit dans ma pensée pendant des mois, quelquefois une année, avant de me mettre à l’écrire. »

Le 21 février, je disais :

« Le plus amusant dans ce travail, c’est, comme vous avez pu le remarquer, que je l’admire tant. Cela résulte de la collaboration. L’idée étant de Sophie, je suis plus disposée à la croire géniale que si elle venait de moi ; de son côté elle admire ma part de travail : la vie, la mise en œuvre artistique. Rien de plus agréable que de faire admirer son travail sans y mettre le moindre amour-propre ; jamais comme maintenant je n’ai travaillé avec cette sécurité et cette absence de doute intérieur. Si notre drame devait tomber, je crois vraiment que ce serait pour nous le coup de la mort.

« ..... Vous voulez savoir en quoi consiste la part de travail de Mme Kovalewsky ? Il est vrai qu’elle n’a pas écrit une réplique, mais c’est elle qui a conçu le plan primitif, et tracé le canevas de chaque acte ; en outre, elle me donne bien des aperçus psychologiques sur la composition des caractères. Chaque jour nous lisons ensemble ce que j’ai écrit, elle fait ses observations et donne des idées nouvelles ; elle veut sans cesse entendre les mêmes choses, comme fait un enfant d’un conte favori, et croit en général qu’il n’existe pas de lecture plus intéressante. »

Le 9 mars, nous fîmes une première lecture à haute voix à quelques intimes. Jusque-là notre joie et nos illusions avaient toujours été croissant. Je ne me rappelle pas avoir jamais vu Sophie si heureuse, si éclatante de bonheur. Elle avait de telles explosions d’allégresse, qu’il lui fallait aller dans les bois pour y crier sa joie à la face du ciel. Tous les jours, notre travail terminé, nous allions faire de longues promenades dans le bois de Lill-Jans, peu éloigné du quartier que nous habitions toutes deux, et là elle sautait par-dessus les pierres et les mottes de terre, me prenait dans ses bras pour danser, et criait bien haut que la vie était belle, l’avenir éblouissant et plein de promesses. Elle fondait les espérances les plus chimériques sur le succès de notre drame : il ferait une marche triomphale à travers les capitales de l’Europe ; une idée aussi neuve et aussi originale devait frapper en littérature comme une révélation ; « ce qui aurait pu être », ce rêve rêvé de tous, représenté avec la vie objective de la scène, captiverait chacun. Et le but même du drame, l’apothéose de l’amour, comme la seule fin importante de la vie, ainsi que le tableau final, cette société idéale où chacun vivrait pour tous, comme on vit l’un pour l’autre, tout cela portait l’empreinte des sentiments les plus intimes et les plus profonds de Sophie. La première pièce aurait pour épigraphe : « Que sert à l’homme de conquérir la terre s’il met son âme en péril ? » La seconde : « Celui qui aura perdu sa vie la regagnera ».

Mais dès la première lecture faite a notre public, notre œuvre entra dans une phase nouvelle. Jusque-là nous l’avions plutôt vue « comme elle aurait dû être » et non « comme elle était effectivement », maintenant les défauts et les imperfections de ce travail fiévreusement hâtif nous sautèrent aux yeux. L’épreuve du remaniement commença.

Pendant tout l’hiver, Sophie fut incapable de songer à son grand travail pour le prix Bordin, bien que le concours fût déjà ouvert. Mittag-Leffler, qui sentait toujours une certaine responsabilité peser sur lui, et auquel l’importance de ce prix, au point de vue de l’avenir de Sophie, paraissait incontestable, se désespérait en la trouvant, à chacune de ses visites, installée dans son salon à faire de la tapisserie. Elle s’était passionnée pour la broderie, et semblable à l’héroïne du poème, Ingeborg, qui tissait dans la toile les exploits de son héros, elle brodait en laine et en soie ce drame qu’elle ne pouvait reproduire avec l’encre et la plume. Grâce au secours mécanique de son aiguille, ses pensées s’éclaircissaient dans son esprit, et une scène se déroulait après l’autre devant elle. De mon côté je faisais le même travail avec ma plume, et quand il se trouvait que plume et aiguille étaient d’accord, notre joie était assez vive pour contrebalancer les petites divergences auxquelles nous entraînait notre imagination. Ces divergences se présentèrent plus fréquemment en remaniant notre drame qu’au début, et le billet suivant de Sophie est une réponse à quelque dissentiment survenu entre nous dans un de ces moments de crise.

« Mon pauvre enfant, il a été si souvent déjà entre la vie et la mort ! que lui est-il encore arrivé ? As-tu été pleine de génie, ou tout le contraire ? Je crois presque que tu m’écris cela par pure méchanceté, afin que je fasse mon cours tout de travers aujourd’hui. Comment veux-tu que je pense à ma leçon quand je sais que notre pauvre petit traverse aujourd’hui une si terrible crise ? Non, il est bon, sais-tu, d’être père une fois ; on connaît alors ce que peuvent souffrir les pauvres hommes d’une méchante femme. Je voudrais bien rencontrer Strindberg et lui serrer la main. »

J’écrivais à ce sujet dans une lettre du 1er avril : « J’ai cherché à introduire un léger changement à ma façon de travailler, en interdisant l’entrée de mon cabinet à Sophie jusqu’à l’entier achèvement, par moi seule, de la seconde pièce ; elle est au désespoir ; mais j’ai été trop dérangée et trop tiraillée par cette perpétuelle collaboration. J’en ai perdu le coup d’œil intérieur, la vie intime et commune avec mes personnages. Le besoin d’isolement, si profond chez moi, est étouffé par la trop puissante influence de Sonia ; ma personnalité est noyée dans la sienne, sans que la sienne trouve une expression individuelle plus complète. Voilà le côté défectueux d’une collaboration, même avec une nature comme celle de Sophie. Sous ce rapport elle est très différente, et ne comprend, avec toute son intelligence, qu’à condition d’avoir quelqu’un pour partager tous ses sentiments ; aussi ce qu’elle produit en mathématiques, le fait-elle sous l’influence d’une autre personnalité ; même pour ses cours, ils ne sont vraiment bons, que lorsque Gustave est présent. »

Sophie reconnaissait elle-même cette dépendance de son entourage, et en plaisantait ; dans un billet à mon frère elle écrit une fois :

« Cher monsieur le professeur,

« Viendrez-vous demain à ma leçon ? Ne venez pas si vous êtes fatigué, je tâcherai de la faire aussi bien que si vous étiez présent. »

Le remaniement de notre pièce nous prit beaucoup plus de temps que la composition elle-même. Nous ne l’avions pas encore achevé lorsque nous nous séparâmes pour l’été.

 

XI. DÉSILLUSIONS ET TRISTESSES

Il avait été question pour nous de passer l’été ensemble. La nouvelle raison sociale littéraire, Corvin-Leffler, devait voyager à Berlin et à Paris pour faire de nombreuses relations théâtrales et littéraires qui, notre chef-d’œuvre terminé, devaient servir à le lancer triomphalement dans le monde. Mais toutes ces illusions tombèrent les unes après les autres.

Notre voyage était déjà fixé pour le milieu de mai, nous étions follement heureuses d’entrevoir un monde nouveau, plein d’intérêt pour nous, lorsqu’encore une fois de mauvaises nouvelles de Russie déjouèrent tous nos plans. La sœur de Sophie se trouvait de nouveau en danger, et son mari devait précipitamment la quitter pour retourner à Paris. Sophie fut donc obligée de recommencer un triste voyage pour rejoindre sa sœur, et de renoncer à toute pensée de plaisir et de distraction. Toutes ses lettres de cet été témoignent d’un profond découragement. Elle écrit :

« Ma sœur continue à être dans le même état que cet hiver. Elle souffre beaucoup, a l’air très malade, et n’a pas la force de bouger ; je commence à craindre qu’il n’y ait plus d’espoir de guérison. Elle est extrêmement contente que je sois venue, et me dit sans cesse qu’elle serait certainement morte si j’avais refusé de venir maintenant. Je suis si démontée aujourd’hui que je ne veux plus écrire. La seule chose qui m’amuse par la pensée est notre féerie, et Væ Victis. »

Elle fait allusion à deux projets de travail en commun commencés au printemps. La féerie était de moi, et devait s’intituler : Quand la mort ne sera plus. Sophie, lorsque je lui communiquai mon plan, s’y attacha avec tant d’ardeur, et continua si vivement à le développer dans son imagination, qu’elle en a sa part de collaboration. Væ Victis lui appartenait à elle seule et devait être un long roman ; l’idée et le plan étaient très originaux ; mais elle ne se croyait pas encore capable d’écrire seule.

Dans une de ses lettres suivantes elle dit : « Tu as la bonté d’assurer que je signifie quelque chose dans ta vie ; et cependant tu possèdes plus que moi, tu es incomparablement plus riche ; songe à ce que tu dois être pour moi, qui sans toi serais si isolée, si pauvre d’affection et d’amitié ! »

Et plus tard :

« As-tu jamais remarqué qu’il y a des moments où tout semble se couvrir d’un voile noir, aussi bien pour soi que pour ses amis ? On ne reconnaît pas ce que l’on a de plus cher, et la fraise la plus savoureuse quand on la prend dans la bouche, se change en sable. Skogstomten le (Rubezahl suédois) en menaçait les enfants qui entraient dans la forêt sans permission. Peut-être n’avons-nous pas demandé la permission, nous autres, d’être gaies cet été ! — et cependant nous avions fameusement travaillé tout l’hiver. J’essaye même de travailler maintenant, et j’emploie tous mes loisirs à penser à mon travail de mathématiques et à étudier les traités de Poincaré. Je suis trop démontée, je ne suis pas assez heureuse pour écrire rien de littéraire : tout dans la vie me paraît décoloré et peu intéressant ! Dans de pareils moments les mathématiques sont préférables ; on est heureux qu’il existe un monde si complètement en dehors du « moi » ; on a besoin de penser à des sujets impersonnels. Toi seulement, ma chère, ma précieuse, mon unique Anne-Charlotte, tu me restes également chère. Je ne puis te dire combien j’aspire à te revoir. Tu es ce que j’aime le plus, et notre amitié, au moins, doit durer autant que notre vie. Je ne sais ce qu’elle serait devenue, ma vie, sans toi. »

Plus tard, en français :

« Mon beau-frère s’est décidé maintenant à rester à Pétersbourg jusqu’à ce que ma sœur soit en état de le suivre à Paris. Je me suis donc sacrifiée fort inutilement. Si je savais que tu fusses libre, je serais venue te rejoindre à Paris, quoiqu’à vrai dire toutes ces histoires m’aient complètement ôté le désir de m’amuser. Je suis plutôt disposée à m’établir n’importe où pour pouvoir travailler en paix. Je sens un grand besoin d’occupation, mathématique ou littéraire, n’importe, pourvu que je puisse m’absorber dans mon travail et m’oublier moi-même, ainsi que l’humanité tout entière. Si tu éprouvais le même désir de me rejoindre, que j’aurais de plaisir à te retrouver ; je serais heureuse de venir partout où tu voudrais. Mais si, comme il est probable, tu as déjà disposé de ton été, je resterais bien encore quelques semaines ici, pour m’en retourner ensuite avec Foufi à Stockholm, où je m’établirais quelque part dans l’archipel pour travailler de toutes mes forces. Je ne veux plus faire un pas pour arranger quelque chose d’amusant. Tu sais à quel point je suis fataliste, et je crois avoir lu dans les étoiles que je ne puis rien me promettre de bon cet été. Il vaut mieux en prendre son parti, et ne pas faire d’inutiles efforts. — J’ai écrit hier le commencement de Væ Victis. Vraisemblablement je ne l’achèverai jamais. Peut-être ce que j’ai écrit pourra-t-il te servir un jour parmi tes matériaux. Pour faire des mathématiques il faut être plus installée que je ne le suis ici pour le moment. »

Et dans une des lettres suivantes, écrite d’une des petites îles de l’archipel où elle s’était établie, elle dit :

« J’ai eu beaucoup de plaisir dans les derniers temps en Russie, et j’ai même fait quelques connaissances intéressantes. Mais un vieux mathématicien, pédant et conservateur comme moi, ne peut jamais bien travailler que chez lui ; c’est pourquoi je suis revenue à ma vieille Suède, à mes livres et à mes paperasses. »

Et plus tard, du même endroit :

« J’ai beaucoup pensé à notre premier-né (le double drame intitulé La lutte pour le bonheur). Mais à parler franchement je commence à décerner dans le pauvre petit une foule considérable de défauts organiques, surtout en ce qui concerne la composition elle-même. Comme pour se jouer de moi, le sort m’a fait rencontrer cet été trois savants, — rencontre dans son genre fort intéressante. L’un d’eux, le moins doué selon moi, a déjà obtenu quelques succès ; le second, plein de talent sous certains rapports, ridiculement borné sous d’autres, a justement commencé sa « lutte pour le bonheur ». Quel en sera le résultat, c’est ce que je ne saurais prévoir encore. Le troisième, un type très curieux, est déjà brisé de corps et d’âme, et c’est un type digne d’être étudié par un romancier. L’histoire de ces trois hommes, dans sa simplicité, me semble beaucoup plus intéressante que tout ce que nous avons imaginé ensemble.

« Selon le désir de ton frère, j’ai pris un volume de Runeberg, « Hanna », « Nadejda », etc., et je l’ai lu ici. Mais cela ne me plaît guère ; ces vers ont pour moi le même défaut que la Création de Haydn ; le diable y manque trop, et sans un petit rayon de cette puissance supérieure, l’harmonie ne saurait exister en ce monde. »

Elle m’écrivit le même été une lettre amusante, que je citerai pour donner un échantillon de la tournure humoristique de son esprit. Comme elle ne se distinguait pas précisément par un ordre remarquable dans ses papiers et ses affaires, je lui recommandais, en lui envoyant quelque lettre confidentielle, d’être prudente, et de ne pas la laisser traîner. Elle m’écrit à ce sujet :

« Pauvre Anne-Charlotte ! Il me semble que la crainte de voir tomber tes lettres entre des mains indignes tourne presque à la maladie chronique. Les symptômes en deviennent chaque jour plus alarmants, et je commence à m’inquiéter sérieusement de toi. Il me semble cependant qu’une personne qui possède une écriture aussi illisible que la tienne, pourrait à cet égard éprouver une certaine tranquillité. Je t’assure que sauf les personnes directement intéressées à la question, il y en a peu qui auraient la patience de déchiffrer tes pattes de mouches. Pour ce qui est de ta dernière lettre, elle a naturellement été perdue à la poste ; quand je l’ai enfin retrouvée, l’enveloppe couverte des cachets du cabinet noir, je me suis empressée de la laisser ouverte sur ma table, pour être examinée par mes bonnes et par toute la famille G. Ils ont tous été d’avis que la lettre était très bien écrite et contenait des choses intéressantes. Aujourd’hui j’ai l’intention de faire une visite au professeur Montan pour lui parler de traductions polonaises. Je prendrai ta lettre et tâcherai de l’égarer dans son salon de réception. Je ne puis rien faire de plus pour travailler à ta célébrité.

« Ta dévouée,

« Sonia. »

 

Quand nous nous revîmes en automne, nous commençâmes le dernier et définitif remaniement de notre double drame. Mais l’enthousiasme, la joie du travail, les illusions, tout était envolé ; ce fut une besogne purement mécanique. En novembre déjà le drame fut imprimé et proposé en même temps à divers théâtres. Le reste de l’automne fut employé à la correction des épreuves. Notre œuvre parut vers Noël, fut malmenée par Wirsen et le Stockholms Dagblad et bientôt après refusée par les théâtres. Un billet de Sophie, en réponse à la nouvelle de ce revers, prouve qu’elle l’accepta assez légèrement :

« Que vas-tu faire maintenant, mère cruelle et perfide ? Couper en deux ces frères Siamois, séparer ce que la nature a joint ? Tu m’inspires une véritable terreur. Strindberg a raison par rapport aux femmes. Mais malgré tout je viendrai te voir ce soir, monstre. »

Effectivement nous étions devenues un peu indifférentes à notre drame depuis qu’il était achevé. En cela nous nous ressemblions, nous n’aimions que « ceux qui n’étaient pas nés », et nous rêvions déjà d’autres travaux qui réussiraient mieux ; mais nous différions en ce que Sophie continuait à tenir de tout son cœur à la collaboration, tandis que pour moi, elle était morte, bien que je n’eusse pas le courage de l’avouer. Qui sait même si ce ne fut pas le besoin toujours croissant de me ressaisir, de redevenir seule maîtresse de mes pensées et de ma disposition d’esprit, qui, à mon insu, contribua à me faire prendre la résolution de passer l’hiver suivant en Italie ? J’avais souvent parlé de ce voyage, et Sophie s’y était toujours opposée comme à une trahison envers notre amitié. Mais cette amitié, si précieuse d’une part, et qui me donnait tant de joie, commençait d’une autre à me peser par son excessive exigence. Je le dis pour expliquer la tragédie finale de la vie de Sophie : la nature idéale de son tempérament voulait arracher à la vie ce qu’elle ne donne et ne réalise que bien rarement, en amitié comme en amour : la fusion complète de deux âmes. Son amitié, et plus tard son amour, étaient tyranniques, parce qu’elle n’admettait ni sentiments, ni désirs, ni pensées en dehors d’elle. Elle prétendait posséder la personne aimée de telle sorte que celle-ci n’eût presque plus d’individualité propre, et si en amour c’est presque impossible, au moins entre deux personnalités également développées, c’est plus difficile encore en amitié, la base de relations de ce genre étant la liberté individuelle de chacun. Ainsi s’explique peut-être le peu de satisfaction donné par la maternité au besoin de tendresse de Sophie. Un enfant n’aime pas autant qu’il se laisse aimer, et ne saurait s’identifier aux intérêts d’autrui ; il reçoit toujours plus qu’il ne donne, et Sophie exigeait beaucoup ; je ne veux pas dire qu’elle exigeât plus qu’elle ne donnait elle-même, au contraire, car elle donnait beaucoup, mais elle voulait la réciproque, et par-dessus tout, il fallait lui faire comprendre qu’elle avait autant de valeur aux yeux de ses amis, que ceux-ci en avaient pour elle.

Cet automne apporta à Sophie plus que des déceptions littéraires, elle eut encore une grande et amère douleur à supporter. Cette sœur pour laquelle si souvent elle avait traversé la mer, afin de ne pas lui manquer au dernier moment, avait été transportée à Paris pour y subir une opération. Sophie était alors retenue par ses cours à Stockholm, mais au risque de perdre sa position elle serait aussitôt partie, si on l’avait appelée. On lui assura que l’opération serait sans danger, et qu’elle offrait tout espoir de guérison : le succès de l’opération fut même annoncé, et elle reprenait courage, lorsqu’un télégramme lui apporta soudain la nouvelle de la mort d’Aniouta. Une inflammation des poumons s’était déclarée, et dans l’état de faiblesse où se trouvait la malade, celle-ci avait promptement succombé.

Ainsi que Sophie l’a raconté dans ses souvenirs, elle avait toujours tendrement aimé sa sœur, et à la douleur de l’avoir à jamais perdue, et de n’avoir pu assister à ses derniers moments, se mêlait encore d’amers regrets sur le triste sort de cette Aniouta, jadis si belle et si admirée. Dévorée par une longue et douloureuse maladie, déçue dans toutes ses espérances, malheureuse dans sa vie intime, arrêtée dans son développement artistique, elle n’avait eu, pour terme à tant de souffrances, que l’inexorable mort, dans toute la force de l’âge.

La douleur de Sophie s’exagérait encore par l’habitude de généraliser. Le malheur qui la frappait, ou qui frappait ceux qu’elle aimait, devenait le malheur de l’humanité ; elle ne souffrait pas seulement de sa propre peine, mais de celle de tous. En perdant sa sœur elle perdait aussi le dernier lien qui la rattachait à sa vie d’enfance : « Personne ne se souviendra plus de moi comme de la petite Sonia, disait-elle. Pour vous tous je suis Mme Kovalewsky, une savante, pour personne je ne suis plus l’enfant d’autrefois timide, réservée, renfermée en elle-même. »

Avec l’empire qu’elle savait exercer sur elle-même, et sa faculté de cacher ses sentiments réels, Sophie dissimula sa douleur aux yeux du monde ; elle ne porta pas le deuil, sa sœur ayant eu l’horreur du noir comme elle ; la pleurer ainsi lui semblait d’ailleurs une fausse convention, mais le déchirement de son âme se révélait par une extrême nervosité. Elle fondait en larmes pour la moindre bagatelle, soit qu’on lui eût marché sur le pied ou déchiré sa robe, et éclatait en paroles violentes pour la plus insignifiante contrariété. En s’analysant, comme elle le faisait toujours, elle disait : « Cette grande douleur, que je cherche à dominer, éclate au dehors par de puériles irritations. C’est la tendance générale de la vie de transformer tout en petites misères, et de ne jamais nous accorder la consolation d’un sentiment profond, que l’on re veut partager avec personne. »

Elle espérait que sa sœur lui apparaîtrait d’une façon quelconque. Toute sa vie elle conserva la croyance aux songes dont parle son amie de jeunesse, ainsi que, sous d’autres formes, aux pressentiments et aux révélations. Elle avait toujours su à l’avance quand elle serait heureuse ou malheureuse : 1887 devait lui donner une grande joie et une grande douleur, elle le savait, et maintenant déjà elle disait que 1888 serait l’année la plus heureuse de sa vie et 1890 la plus amère. Quant à 1891, elle devait lui apporter une lumière nouvelle. Cette lumière fut la mort.

Des rêves pénibles la tourmentaient toujours quand un de ceux qu’elle aimait souffrait, ou était menacé d’une souffrance ; la nuit qui précéda la mort de sa sœur elle eut un affreux cauchemar, ce qui l’étonna, parce que les nouvelles étaient bonnes. Mais quand la nouvelle de mort arriva, elle prétendit qu’elle aurait dû y être préparée.

Cependant jamais elle n’eut d’apparitions comme elle l’avait espéré.

 

XII. TRIOMPHE ET DÉFAITE, TOUT GAGNÉ, TOUT PERDU

Je partis en janvier 1888, et nous ne nous revîmes qu’au mois de septembre 1889 ; mais dans cet intervalle de moins de deux ans, nos vies à toutes deux avaient subi des crises décisives, et nous nous retrouvâmes autres que nous nous étions quittées. L’intimité du passé devenait impossible : chacune de nous, absorbée par son propre drame, ne voulait pas avouer à l’autre l’entière vérité sur ses luttes intérieures. La tâche que je me suis proposée étant de raconter tout ce que Sophie m’a dit sur elle-même, je me bornerai aussi à ne communiquer de cette dernière période de sa vie que ce que j’ai su par elle ; ce sera plus vague et moins explicite que le reste, parce qu’elle ne me laissait plus lire dans son âme comme auparavant.

Peu après mon départ elle fit la connaissance d’un homme, qu’elle disait être la personnalité la plus géniale qu’elle eût jamais connue. Dès leur première rencontre elle ressentit pour lui une grande sympathie et une grande admiration, et peu à peu ces sentiments se transformèrent en un amour passionné. Lui, de son côté, éprouvait une vive admiration pour elle et lui demanda même d’être sa femme, mais elle crut sentir plus d’admiration que d’amour, et refusa de l’épouser, se proposant de mettre toute l’énergie de son âme à conquérir un amour qui fût l’égal du sien. Cette lutte avait été l’histoire de sa vie pendant nos deux années de séparation. Elle tourmenta son ami de ses exigences, lui fit souvent des scènes de jalousie ; ils se quittèrent bien des fois avec amertume, Sophie brisée de désespoir, puis ils se retrouvaient, se réconciliaient, pour se séparer violemment de nouveau.

Les lettres de Sophie disent peu de chose de sa vie intime ; réservée de nature, surtout lorsqu’il s’agissait de sentiments profonds, et particulièrement de ses chagrins, elle n’arrivait à la confiance que sous l’influence de rapports personnels ; ce ne fut donc qu’après mon retour en Suède que j’appris quelque chose. Je donnerai quelques extraits des passages les plus caractéristiques de ses lettres de cette époque. En janvier 1888, peu après mon départ, elle écrit :

« Ton histoire avec E. (elle fait allusion à un événement survenu dans la société de Stockholm) m’a fait penser qu’aussitôt libre je reprendrai mon premier-né, le « Privat docent » ; en le remaniant complètement je crois que j’en puis faire quelque chose d’excellent. Je me sens vraiment un peu fière d’avoir, encore si jeune, aussi bien compris certains côtés de la nature humaine. En analysant maintenant les sentiments de E. vis-à-vis de G., je crois avoir très bien décrit les rapports entre un « privat docent » et son professeur. Et quelle excellente occasion pour prêcher le socialisme ! Et quelle excellente occasion pour développer cette thèse — qu’un état démocratique, mais non pas socialiste, est la plus grande horreur que l’on puisse rencontrer. »

Plus tard elle écrit :

« Merci pour ta lettre de Dresde. Je suis toujours extrêmement heureuse chaque fois que je reçois quelques lignes de toi, bien que, à proprement parler, ta lettre m’ait produit une impression très mélancolique. Qu’y faire ? Ainsi va la vie, on n’obtient jamais ce que l’on veut, et ce dont on croit avoir besoin. Tout, mais pas cela. Quelque autre aura le bonheur que je convoite, et auquel il n’aura jamais pensé. Le service de table du « grand festin de la vie » doit être mal fait, car tous les convives semblent, par négligence, recevoir les portions destinées à d’autres. En tout cas N. a reçu celle qu’il souhaitait. Il est enthousiasmé de son voyage au Groenland, et rien ne pourrait rivaliser à ses yeux avec ce projet ; tu feras donc bien de renoncer à l’idée de génie de lui écrire, car j’ai peur, vois-tu, que même avec la complicité de..... tu n’empêches sa visite aux âmes des grands hommes, qui, suivant la légende lapone, planent au-dessus des plaines de glace groënlandaises. Pour ma part, je travaille tant que je peux (pour le concours du prix Bordin), mais sans grand plaisir, et sans enthousiasme. »

Sophie avait depuis peu fait la connaissance de Frithiof Nansen, pendant la visite de celui-ci à Stockholm, et sa personnalité, autant que son audacieux projet de voyage, lui avaient fait impression. Ils ne s’étaient rencontrés qu’une fois, mais l’impression mutuelle avait été si vive, que tous les deux, plus tard, tinrent pour probable que cette sympathie se serait développée pour eux en un sentiment plus vif, si rien n’était venu à la traverse.

Dans la lettre suivante, aussi de janvier 1888, elle écrit encore :

« Je suis pour le moment sous l’impression de la lecture la plus entraînante que j’aie jamais faite ; j’ai reçu aujourd’hui un petit article de Nansen avec l’exposé de son voyage projeté à travers les plaines de glace du Groenland. J’en ai été tout à fait frappée. Il a reçu maintenant de Gomel, grand négociant danois, une avance de 5 000 c. pour ce voyage, de sorte qu’il n’y a pas de puissance terrestre qui puisse l’arrêter. L’article est du reste si intéressant et si bien écrit, que je te l’enverrai aussitôt que je serai sûre de ton adresse — naturellement à condition de me le renvoyer immédiatement ; — lorsqu’on a lu ce petit article, on peut dans une certaine mesure se représenter l’homme. J’ai aussi causé de lui avec B. Celui-ci prétend que les travaux de Nansen sont remplis de génie, et le trouve aussi trop remarquable pour aller ainsi risquer sa vie au Groenland. »

Dans la lettre suivante, on reconnaît déjà les premiers indices de la crise qui allait maintenant envahir sa vie. La lettre n’est pas datée, mais a dû être écrite en mars de la même année. Elle avait appris à connaître l’homme dont l’influence devait être décisive sur le restant de sa vie. Elle écrit :

« ... Tu me fais aussi d’autres questions, mais je ne veux pas me les poser à moi-même, c’est pourquoi tu m’excuseras de les laisser sans réponse. J’ai peur de faire de nouveaux projets. La seule chose, hélas ! qui soit sûre, c’est que je vais rester maintenant seule à Stockholm pendant deux longs et interminables mois. Mais il vaut peut-être mieux que je comprenne clairement combien je suis vraiment seule. »

Je lui avais raconté qu’à Rome, des Scandinaves m’avaient assuré que Nansen était fiancé depuis plusieurs années. Elle répond gaiement bientôt après :

« Chère Anne-Charlotte,

« Souvent femme varie, bien fol est qui s’y fie.

« Si j’avais reçu la lettre, avec la terrible nouvelle qu’elle renferme, quelques semaines plus tôt, elle m’aurait certainement brisé le cœur. Mais maintenant, je dois avouer, à ma propre honte, qu’après avoir lu hier tes lignes profondément sympathiques, je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire. Hier a été en général une rude journée pour moi, car le gros M. est parti dans la soirée. J’espère que quelqu’un de la famille t’aura écrit les changements survenus dans nos projets ; il est donc inutile d’en parler aujourd’hui. Du reste je ne puis nier que ces changements me soient personnellement favorables, car si le gros M. était resté, je ne sais pas comment j’aurais pu travailler. Il est si grand, si « puissamment taillé », selon l’heureuse expression de K. dans son discours, qu’il arrive à prendre terriblement de place, non seulement sur un canapé, mais encore dans la pensée, et je n’aurais jamais pu, en sa présence, penser à autre chose qu’à lui. Bien que pendant les dix jours de son séjour à Stockholm nous ayons été constamment ensemble, la plupart du temps en tête à tête, et que nous n’ayons parlé d’autre chose que de nous-mêmes, avec une franchise dont tu n’as jamais vu l’égale, je suis cependant hors d’état d’analyser mes sentiments pour lui. Les charmants vers de Musset rendront l’impression qu’il me fait :

Il est joyeux, et pourtant très maussade ;

Détestable voisin, excellent camarade ;

Extrêmement futile et pourtant très posé ;

Indignement naïf et pourtant très blasé,

Horriblement sincère et pourtant très rusé.

« Un véritable Russe par-dessus le marché. Il est certain qu’il a, dans son petit doigt, plus d’esprit et d’originalité, qu’on n’en extraierait de nous deux ensemble, même au moyen d’une presse hydraulique.»

La suite de la lettre parle d’un projet de voyage pour l’été suivant, qui ne fut cependant jamais réalisé ; c’est pourquoi je n’en cite que les passages principaux :

« Je doute que j’aille à Bologne pour les fêtes du Jubilé pour lesquelles il avait été question de faire le voyage, en partie parce que cela coûte très cher, à cause des toilettes, etc., en partie aussi parce que ces solennités sont ennuyeuses, et pas du tout de mon goût. Il est important aussi pour moi d’aller à Paris, quand ce ne serait que pour peu de temps. Du 15 mai au 15 juin, je compte donc me trouver à Paris, et ensuite aller te rejoindre en Italie avec le gros M., car il est convenu que nous y passerons l’été ensemble. Ceci est l’essentiel ; quant à l’endroit, ce détail est secondaire et m’intéresse moins. Pour ma part je proposerais les lacs italiens ou le Tyrol. M. accepte le projet, mais il aurait préféré nous décider à faire avec lui le voyage du Caucase en passant par Constantinople. J’avoue que le projet est tentant, d’autant plus que selon M. ce voyage n’est pas du tout coûteux ; mais j’ai mes doutes à cet égard, et je crois que nous ferons sagement de nous en tenir aux pays civilisés. Il y a encore une circonstance qui à mes yeux parle en faveur du premier projet. Je voudrais terriblement fixer sur le papier quelques-unes des fantaisies qui m’ont hantée cet été. Tu devrais aussi recommencer à travailler, après t’être reposée tous ces derniers mois, et cela n’est possible que si nous nous établissons dans quelque bel endroit, pour y mener une vie tranquille, idyllique. Et jamais on n’est aussi tenté d’écrire un roman qu’en société du gros M., car malgré ses dimensions considérables, lesquelles du reste sont en rapport avec son type de boïard russe, c’est le héros de roman le plus accompli, d’un roman réaliste s’entend, que j’aie rencontré de ma vie. Je le crois, de plus, bon critique littéraire, avec l’étincelle sacrée. »

Ces plans de réunion ne se réalisèrent pas. Sonia rencontra son nouvel ami russe à Londres à la fin du mois, puis, en été, alla trouver Weierstrass dans le Harz, pour avoir son avis sur la rédaction définitive de son travail ; elle l’avait envoyé au printemps à l’Académie des sciences sous une forme inachevée, en demandant la permission de présenter un développement plus complet à la fin de l’année, au moment du concours. L’ardeur qu’elle avait mise à travailler pendant ces mois de printemps, ressort des billets que je reçus à cette époque. L’un est écrit de Stockholm et adressé à mon frère et à moi ; nous étions alors ensemble en Italie.

« Mes chers amis, je ne parviens pas à vous écrire longuement, car je travaille tant que je peux, autant qu’il est possible à un être humain de travailler. Je ne sais si j’arriverai à temps avec ma dissertation. Je me heurte à une difficulté dont je ne suis pas encore sortie.... »

Bientôt après, à la fin du mois, pendant son voyage à Londres elle écrit les lignes suivantes :

« Chère Anne-Charlotte,

« Je suis à Hambourg, où j’attends le train qui doit m’emmener dans une demi-heure à Flessingue pour aller de là à Londres. Tu n’as pas idée de la jouissance que j’éprouve à m’appartenir de nouveau, à reprendre possession de mes pensées, à ne plus être obligée « de force » à les concentrer sur un même sujet, comme j’ai dû le faire ces dernières semaines. »

Pendant son séjour dans le Harz, elle se plaignit souvent de la contrainte imposée par le travail. Tout un groupe de jeunes mathématiciens s’était réuni là autour du vieux vétéran Weierstrass : Mittag-Leffler, l’Italien Volterra, les Allemands Gantor, Schwartz, Hurvitz, Hattner, etc. La conversation de tous ces représentants de la même science était naturellement d’un haut intérêt, et Sophie se lamentait de devoir s’isoler dans son travail, au lieu de jouir de la vie commune ; elle enviait ceux qui avaient le loisir d’écouter les choses spirituelles et intéressantes dont le Maître vénéré animait sa conversation.

En septembre, elle revint à Stockholm, et vécut pendant le reste de l’automne dans un état d’excitation qui usa ses forces pour longtemps. L’année 1888 devait, comme elle l’avait prédit, lui apporter le comble du succès et du bonheur, mais aussi le germe des tristesses qui devaient l’accabler dès le commencement de l’année suivante.

La veille de Noël 1888, elle reçut en personne le prix Bordin, à une séance solennelle de l’Académie des sciences, en présence de la plupart des savants les plus illustres de son temps ; cette distinction scientifique est, non seulement une des plus grandes qu’une femme ait jamais reçue, mais encore une des plus hautes qu’un homme ait pu briguer[1]. À ses côtés se trouvait celui dont la présence donnait à son âme et à son cœur la joie la plus complète ; ce qu’elle avait rêvé de bonheur dans la vie lui était donc largement départi : son génie était reconnu, et elle voyait un but à ce besoin de tendresse inhérent à sa nature. Mais comme cette princesse du conte, une méchante fée avait neutralisé les présents dont les autres fées l’avaient comblée : sa vie reçut tout ce qu’elle désirait, mais avec des circonstances qui empoisonnèrent son bonheur.

Ce fut au milieu du plus absorbant travail, devenu une question d’honneur pour elle, puisque tous ses amis mathématiciens savaient qu’elle concourait pour le prix Bordin, que sa vie intime entra dans une phase souhaitée depuis si longtemps. Elle vécut dans une lutte terrible entre ses aspirations de femme et ses ambitions de savante, pendant les derniers mois qui précédèrent l’envoi de sa dissertation. Physiquement, elle s’exténua complètement par un travail incessant ; moralement, elle fut brisée par cette lutte entre les deux tendances si profondes de sa nature, celle d’accomplir une grande œuvre intellectuelle, et celle de s’absorber complètement dans un sentiment nouveau et puissant. Ce conflit est, jusqu’à un certain point, celui qui brise toutes les femmes qui ont une vocation personnelle ; c’est peut-être l’objection la plus forte que l’on puisse faire contre cette disposition d’esprit chez une femme, car elle l’empêche de s’élever complètement jusqu’à l’idéal que les hommes cherchent dans leur amour. Pour Sophie, c’était un supplice, de sentir son œuvre se placer entre elle et l’homme qui aurait voulu posséder exclusivement toutes ses pensées. Elle sentait confusément, sans qu’il en convînt, qu’il éprouvait un certain refroidissement, en la voyant si absorbée par une ambition, considérée peut-être par lui comme un vain désir de gloire et de célébrité, et cela, au moment même où la sympathie entre eux était la plus forte. D’ailleurs ce genre de gloire ne rend jamais une femme bien désirable aux yeux d’un homme. « Une cantatrice, une comédienne, qu’on couvre de couronnes, trouve souvent le chemin du cœur d’un homme, grâce à ces triomphes, disait Sophie ; une belle femme admirée pour sa beauté dans un salon y réussit aussi. Mais une femme dont les yeux deviennent rouges à force d’étudier, et dont le front se creuse de rides pour gagner un prix à l’Académie des Sciences, comment peut-elle captiver l’imagination d’un homme ! » Elle se disait avec amertume qu’il était déraisonnable de ne pas sacrifier en ce moment son ambition ou sa vanité, pour obtenir ce qui valait à ses yeux tous les succès de la terre, et cependant elle ne s’y décidait pas. Se retirer à la dernière heure, c’était donner une éclatante preuve d’incompétence ; la force des circonstances, autant que sa propre nature, la poussait vers le but qu’elle s’était proposé. Si elle avait prévu que l’achèvement de son travail lui coûterait si cher au dernier moment, elle ne se serait pas laissée entraîner à une « lutte pour le bonheur » qui rendait la « lutte pour son bonheur intime » si rude. Elle vint cependant à Paris, et reçut le prix. Elle fut l’héroïne du jour, allant de fête en fête, recevant et portant des toasts, entourée de visiteurs et d’interviewers ; à peine avait-elle un moment à donner à l’ami qui était venu la rejoindre pour assister à son triomphe. Le bonheur de son cœur et le triomphe de son ambition furent également troublés ; son triste sort fut de recevoir de la vie ce qu’elle lui avait demandé, dans des circonstances qui changeaient pour elle la coupe de douceur en coupe d’amertume. Une complication, tenant au caractère de Sophie, vint encore tout aggraver ; son amour jaloux et tyrannique exigeait de celui qu’elle aimait, un dévouement si absolu, une dépendance si complète, que ces exigences dépassaient peut-être la mesure de ce qu’un homme peut donner. D’autre part, elle ne pouvait se décider à quitter sa position, comme l’aurait voulu son ami, et à renoncer à son activité personnelle, pour devenir tout simplement sa femme.

Ainsi dans l’impossibilité de mettre d’accord ces deux tendances opposées, ce fut son amour qui fit naufrage.

Elle rencontra à Paris, à cette époque, un de ses cousins, qu’elle n’avait pas revu depuis ses années de jeunesse. Il possédait de grandes terres dans l’intérieur de la Russie et y vivait d’une heureuse vie de famille, avec une femme qu’il aimait et toute une bande d’enfants. Dans sa jeunesse, il avait eu de certaines velléités artistiques, abandonnées depuis, et quand il vit Sophie, jadis sa confidente, fêtée comme l’héroïne du jour, dans ce Paris où un triomphe personnel est plus enivrant qu’ailleurs, un certain regret sur l’inutilité de sa propre vie s’éleva en lui : elle avait conquis tout ce qui avait fait son rêve, — mais lui ? Il était resté un insignifiant propriétaire et un heureux père de famille. — Sophie, de son côté, considérant ce beau visage, encore jeune, avec son expression calme et harmonieuse, entendant surtout son cousin parler de sa femme et de leur heureuse union, se disait : « Lui, a trouvé le bonheur, il ne se dévore pas en luttes compliquées, mais prend la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire tout simplement. »

Elle se proposait d’écrire une nouvelle sur cette rencontre et sur cette situation, et m’en parla ; je regrette fort qu’elle ne l’ait pas fait, elle y aurait défini sa philosophie personnelle.

Une lettre à mon frère, de cette époque, montre combien elle se sentait déchirée.

 

Paris, janvier 1889.

« Cher Gösta,

« Je reçois à l’instant votre amicale lettre. Combien je vous suis reconnaissante pour votre amitié. Oui, je crois vraiment que c’est le seul bien que m’ait donné la vie. Ah ! combien je suis honteuse de faire si peu pour vous prouver à quel point je l’apprécie ! Mais ne m’en veuillez pas, cher Gösta, si je me possède si peu en ce moment. Je reçois de tous côtés des lettres de félicitation, et par une étrange ironie du sort, je ne me suis jamais sentie si malheureuse. Malheureuse comme un chien. Non, j’espère pour les chiens qu’ils ne sont pas malheureux comme les hommes, et surtout comme les femmes peuvent l’être.

« Mais je deviendrai peut-être plus raisonnable petit à petit. Au moins ferai-je mon possible pour cela. Je recommencerai à travailler et à m’intéresser aux choses pratiques, et naturellement je me laisserai entièrement guider par vos conseils, et ferai tout ce que vous voudrez. Pour le moment tout ce que je puis faire c’est de garder mes chagrins pour moi, de me surveiller, pour ne pas commettre quelque bévue en société, et pour ne pas faire parler de moi. J’ai été très invitée toute la semaine ; chez Bertrand, chez Menabrea, chez le comte Loevenhaupt avec le prince Eugène, etc., mais je suis trop démontée aujourd’hui pour vous décrire tous ces dîners. Je tâcherai de le faire une autre fois. Quand je rentre chez moi, je ne fais pas autre chose que marcher de long en large dans ma chambre. Je n’ai ni appétit ni sommeil, et tout mon système nerveux est dans un triste état. Pour le moment, je ne sais même pas si cela vaut la peine de m’occuper de demander un congé. Je me déciderai probablement la semaine prochaine.

« Adieu pour aujourd’hui, mon bien cher Gösta. Gardez-moi votre amitié, j’en ai grand besoin, je vous assure. Embrassez Foufi pour moi et remerciez S... du soin qu’elle en prend. »

Elle se décida à demander un congé pour le semestre de printemps, et resta à Paris d’où elle m’écrivit en avril, en français.

« Laisse-moi d’abord te féliciter du grand bonheur qui t’arrive. Heureuse fille du soleil que tu es ! Avoir trouvé, à ton âge, un amour si grand, si profond, si réciproque, est une destinée digne d’un « Glückskind » comme toi. Mais c’était chose prévue, que de nous deux c’est toi qui serais le « bonheur », tandis que je suis, et resterai sans doute, « la lutte ».

« C’est singulier, plus je vis, plus je me sens dominée par le sentiment de la fatalité ou, pour mieux dire, du déterminisme. Le sentiment de la libre volonté qu’on prétend être inné dans l’homme, m’échappe de plus en plus. Je sens physiquement que. quoi que je veuille, quoi que je fasse, je ne puis changer un iota à mon sort. Maintenant je suis presque résignée ; je travaille parce que je sens le besoin de travailler, mais je n’espère rien, et je ne désire plus rien. Tu ne saurais t’imaginer combien je suis indifférente à tout ! Mais assez de moi ; parlons d’autre chose ; je suis contente de ce que tu penses de mon récit polonais ; je n’ai pas besoin de te dire combien je serais ravie si tu le traduisais en suédois. Je me reprocherais seulement de te prendre un temps que tu pourrais employer beaucoup mieux. J’ai aussi écrit un long récit sur mon enfance, sur la jeunesse de ma sœur, et ses premiers débuts littéraires, et sur notre intimité avec Dostoiévsky. Pour le moment, j’ai repris Væ victis que tu te rappelles peut-être. J’ai encore un autre roman en tête, les Revenants, qui m’occupe aussi beaucoup. Je voudrais bien que tu me donnes la permission de disposer à mon gré de notre enfant commun : « Quand la mort n’existera plus ». De tous nos enfants c’est mon préféré, et j’ai beaucoup pensé à lui ces derniers temps. Je lui ai même trouvé un cadre remarquable, l’institut Pasteur, que j’ai eu l’occasion de visiter. Depuis quelques semaines déjà, je tourne dans ma tête un plan pour l’avenir de cet enfant, mais le projet est si hardi et fantastique, que je n’ose me lancer avant que tu ne m’aies donné le droit d’agir librement. »

En août, elle m’écrivit encore de Sèvres, où elle s’était établie pour les mois d’été, avec sa petite fille, et quelques amis russes :

« Je viens de recevoir une lettre de Gösta qui me dit que je te trouverai peut-être à mon retour en Suède. Je dois avouer que je suis assez égoïste pour m’en réjouir de tout mon cœur. Je suis impatiente de savoir ce que tu écris maintenant. Pour ma part, il y a tant de choses que je voudrais te montrer et te communiquer ! Les sujets de romans ne m’ont jusqu’ici jamais manqué, Dieu merci, mais pour le moment ma tête est absolument en fermentation. J’ai terminé mes Souvenirs d’enfance. J’ai écrit l’introduction de Væ Victis et j’ai commencé en outre deux nouvelles. Dieu sait si j’aurai le temps de terminer tout cela. »

 

XIII. ACTIVITÉ LITTÉRAIRE — NOTRE SÉJOUR À PARIS

Au milieu de septembre, Sophie revint à Stockholm et nous nous revîmes après une séparation de près de deux ans. Je la trouvai très changée : sa vivacité, sa verve étincelante, avaient presque entièrement disparu : la petite ride du front s’était accentuée, la physionomie était sombre et distraite, et les yeux eux-mêmes, qui faisaient la principale beauté de cette physionomie, avaient perdu leur brillant éclat ; ils semblaient fatigués ; le léger strabisme du regard se remarquait plus qu’auparavant. Comme toujours Sophie parvenait à cacher la sombre disposition de son esprit, et à se montrer en société, ou avec des étrangers, presque la même qu’autrefois. Elle prétendait même savoir par expérience que lorsqu’elle se sentait intérieurement le plus déchirée, on disait autour d’elle : « Mme Kovalewsky s’est montrée remarquablement gaie et brillante aujourd’hui ». Mais pour nous qui lui tenions de près, le changement ne se faisait que trop sentir.

Elle avait perdu le goût de la société, de la nôtre comme de celle des étrangers, elle ne jouissait plus de ses loisirs, et ne trouvait un peu de calme que dans un travail acharné, désespéré. Elle reprit ses cours par devoir, mais sans aucun intérêt. Le travail littéraire donnait seul quelque soulagement à cette torture de la pensée, peut-être parce qu’il touchait à certains points intimes de sa vie, peut-être aussi parce que ses excès antérieurs de travail l’avaient trop éprouvée pour lui permettre de reprendre une occupation scientifique quelconque.

Elle remania d’abord complètement l’introduction de Væ Victis, qui fut traduite du manuscrit russe et publiée en suédois. Elle y fait une description du réveil de la nature au printemps, après son long sommeil de l’hiver ; mais ce n’est pas la gloire du printemps qu’elle chante, comme la plupart de ceux qui le décrivent, c’est au contraire l’éloge de l’hiver, calme et apaisant, opposé au printemps qu’elle représente comme un être brutal et sensuel, qui n’éveille de grandes espérances que pour causer de grandes déceptions. Ce roman devait être en partie l’histoire de sa propre vie. Peu de femmes furent jamais plus fêtées et entourées, peu obtinrent d’aussi grands succès ; son roman devait cependant chanter le sort des vaincus, car, en dépit de ses triomphes, elle se considérait elle-même comme vaincue dans la lutte pour le bonheur, et ses sympathies furent toujours pour les opprimés, jamais pour les vainqueurs. Cette profonde compassion pour la souffrance qui la caractérisait, n’avait pas la charité chrétienne pour base ; elle ne partageait pas la douleur des autres, pour la consoler par des sentiments élevés ou de belles pensées, mais pour en faire la sienne propre, et se désespérer des cruautés de la vie avec ceux qu’elle en voyait souffrir. La religion grecque, celle de son enfance, et pour laquelle elle conservait une certaine piété, la touchait précisément, parce qu’elle lui trouvait une commisération plus tendre envers les malheureux que les autres religions. Le même sentiment l’attirait de préférence en littérature ; et certainement la littérature russe est celle qui a donné à la pitié sa plus haute expression.

Sophie mit la dernière main à ses Souvenirs d’enfance ; Mme Hedberg les traduisit en suédois sur le manuscrit, et le soir, dans nos réunions de famille, on en faisait lecture chapitre par chapitre, à mesure que la traduction se trouvait prête. Malgré la tristesse qui nous accablait toutes deux, notre ardeur au travail fut telle, que cet automne se montra très productif ; nous ne travaillions cependant plus ensemble. J’écrivis en octobre et novembre cinq nouvelles, que nous lûmes dans notre cercle intime, en alternant avec les Souvenirs de Sophie. Nous prenions plaisir réciproquement à nos travaux, nous faisions ensemble nos visites à nos éditeurs, nos livres — mon recueil « Ur Lifvet III[2] » et « les Sœurs Rajevsky[3] » de Sophie — parurent en même temps. C’était comme un renouveau des jours passés.

Sophie eut d’abord l’intention de publier ses Souvenirs sous la forme de fragments autobiographiques — ce qu’elle fit ensuite en russe, — mais nous l’en détournâmes dès la lecture du premier chapitre en suédois, pensant que dans notre petit monde il pourrait paraître étrange qu’un écrivain, si jeune encore, se prît ainsi à raconter au public les détails intimes de sa vie de famille. Plusieurs chapitres étaient déjà traduits, et le tout écrit en russe, quand nous proposâmes de changer « moi » en Tania. Il n’y avait pas d’autres observations à faire, car du reste nous étions dans l’admiration de la voir débuter en artiste consommée.

Pendant que nos deux livres s’imprimaient, nous commençâmes ensemble un nouveau travail. Sophie, à son dernier voyage en Russie, avait trouvé parmi les papiers de sa sœur le manuscrit d’un drame écrit par celle-ci, plusieurs années auparavant ; il avait alors éveillé l’admiration de quelques critiques littéraires de haute valeur en Russie. Mais ce drame n’était pas achevé pour la scène. Il contenait des parties très remarquables, des caractères admirablement dessinés, avec une grande profondeur de sentiment mélancolique, mais la couleur locale russe en était si prononcée, que lorsque Sophie m’en fit lecture, en le traduisant librement, je fus d’avis qu’il fallait le remanier complètement pour la scène suédoise. Depuis la mort de sa sœur, Sophie désirait vivement publier un ouvrage d’elle ; il lui semblait douloureux de penser que cette riche organisation eût été arrêtée en plein développement, et elle trouvait une sorte de consolation à se dire, qu’après la mort, elle contribuerait à rendre sa sœur célèbre. Nous nous mîmes aussitôt à l’œuvre, discutant la pièce scène par scène, acte par acte, convenant à l’avance de ce qu’il fallait changer. Sophie fit un projet de remaniement en russe ; elle écrivit presque tout un acte sans mon aide, ce fut son premier essai dramatique ; ensuite elle me dicta dans son mauvais suédois ce qu’elle avait écrit en russe, je corrigeais, tout en écrivant sous sa dictée. Mais il était dit qu’aucune forme de collaboration ne devait nous réussir. Le nouveau drame, auquel, après bien des hésitations, nous avions trouvé ce titre un peu lourd : « Jusqu’à la mort et après la mort », fut lu par nous à un petit cercle d’amis littéraires. Sophie organisa cette lecture dans son salon rouge ; mais le jugement porté par nos amis ne fut guère encourageant ; ils trouvèrent le drame trop uniformément sombre de couleur, et ne pensèrent pas qu’il pût avoir de succès au théâtre.

Au milieu de notre travail se posait pour nous une question personnelle, toujours mise à l’arrière-plan, mais qu’il s’agissait de décider maintenant que Noël approchait. Ni Sophie, ni moi, n’étions d’humeur à passer les fêtes de Noël à la maison. Stockholm nous brûlait à toutes deux sous les pieds pour des raisons différentes, et nous résolûmes de réaliser l’ancien projet, que nous n’avions jamais pu exécuter, de voyager ensemble. Après quelques hésitations nous nous décidâmes pour Paris, comme l’endroit où nous pourrions trouver toutes deux des relations littéraires et théâtrales utiles, et où nous échapperions plus aisément aux soucis de nos préoccupations intimes. Nous partîmes donc ensemble au commencement de décembre. Combien ce voyage fut différent de celui que nous avions rêvé ! Mais nous savions d’avance que nous n’y trouverions aucun plaisir ; c’était une dose de morphine, destinée à engourdir nos pensées. Tristement assises en wagon, nous nous regardions, sentant notre propre inquiétude s’augmenter de celle qui se peignait sur le visage de l’autre. Nous restâmes quelques jours à Copenhague pour y voir des amis. Chacun y fut surpris du changement survenu en Sophie ; très maigrie, le visage couvert de rides, les joues creuses, elle ne cessait de tousser. Elle avait eu l’influenza à Stockholm, où l’épidémie venait d’éclater, et s’était si peu soignée, qu’il est même surprenant qu’elle ne se fût pas dès lors sérieusement alitée. Un jour, une lettre l’ayant vivement agitée, elle sortit par un vent froid et une neige mouillée, à moitié vêtue, sans corset, et en bottines légères, et resta toute fiévreuse, sans changer de vêtements, jusque fort avant dans la soirée.

« Tu vois, me dit-elle, quand je la suppliai de se soigner, je n’ai même pas la chance de tomber gravement malade. Oh ! ne crains rien, la vie me sera conservée, ce serait trop beau de s’en aller maintenant. Un pareil bonheur ne me tombera pas en partage. »

Et pendant que nous restions assises, immobiles, dans notre coupé, voyageant nuit et jour, car nous avions pris la route directe de Copenhague à Paris, elle me disait par moments :

« Songe donc que deux trains pourraient se rencontrer et nous écraser ! Il arrive souvent des accidents de chemins de fer. Pourquoi n’y en aurait-il pas maintenant ? Pourquoi le sort n’aurait-il pas quelque pitié de moi ? »

Et pendant les longues journées, aussi bien que pendant les longues nuits, elle parlait, parlait sans cesse, d’elle-même, de sa vie, de sa destinée, s’adressant à elle-même, plutôt qu’à moi, faisant une espèce de confession, s’accablant de reproches, cherchant à trouver la raison pour laquelle toujours elle devait souffrir, toujours être malheureuse, ne jamais obtenir de la vie ce qu’elle lui avait tant demandé : être aimée, vraiment, entièrement, exclusivement aimée.

« Pourquoi, pourquoi, personne ne peut-il m’aimer ! répétait-elle. Je pourrais donner plus que la plupart des femmes, et cependant les femmes les plus insignifiantes sont aimées, tandis que je ne le suis pas ! »

J’essayai de le lui expliquer : elle exigeait trop, et ne serait jamais satisfaite du sentiment qui tombe en partage à la plupart des femmes ; elle s’analysait trop, elle se noyait en réflexions sur son propre « moi », elle n’avait pas l’attachement qui s’oublie, mais, au contraire, celui qui exige autant qu’il donne, et qui tourmente sans cesse l’homme aimé par une critique rigoureuse de la qualité de ce qu’il donne. Elle convenait en partie de la justesse de mes raisonnements.

Notre arrivée à Paris fut singulièrement triste : cette arrivée si souvent entrevue sous les couleurs les plus riantes par notre imagination ! Nous allâmes directement de la gare à la librairie Nilson, pour y prendre des lettres attendues avec impatience, et que nous trouvâmes effectivement : mais elles nous donnèrent beaucoup à penser à toutes deux. Je n’étais venue qu’une fois à Paris, en revenant de Londres en 1884, et tout à fait en passant, et je questionnai maintenant Sophie sur les édifices et les places publiques que nous apercevions sur notre route, en nous rendant à notre hôtel, dans le voisinage de la place de l’Étoile. Mais elle répondait impatiemment : « Je ne sais pas, je ne reconnais rien ». Ni les Tuileries, ni la place de la Concorde, ni le Palais de l’Industrie, ne lui rappelaient le moindre souvenir, et ne lui avaient laissé la moindre impression. Paris, ce grand et joyeux Paris, cette ville de prédilection, où elle aurait toujours désiré vivre, n’était en ce moment pour elle qu’une agglomération morte de maisons et de rues. Car il n’y avait pas de lettre de lui, mais d’un de ses amis, et les nouvelles étaient peu satisfaisantes. Nous passâmes ainsi quelques semaines extrêmement agitées et fatigantes, dans cette ville où, un an auparavant, Sophie avait été accablée de flatteries et de louanges, et qui semblait déjà l’avoir oubliée ; elle avait eu son « quart d’heure ».

Nous rendîmes visite aux amis de Sophie et aux miens, et fîmes de nouvelles connaissances ; du matin au soir nous étions en mouvement, mais pas à la façon des touristes, car je ne vis rien de la ville et de ses monuments, pas même la tour Eiffel. La seule curiosité que nous pouvions artificiellement éveiller en nous, fut consacrée à l’étude de la société, et au théâtre ; nous nous laissions entraîner dans une sorte de tourbillon, car il fallait un stimulant à l’intérêt littéraire, qui lui-même faiblissait. Notre cercle de connaissances se composait d’un mélange bigarré, mais intéressant, de nations et de types : une famille israélite russe, et une famille de la haute finance française dans le grand genre, habitant toutes deux des hôtels particuliers très aristocratiques, avec laquais en culottes courtes et bas de soie, et tout le luxe aristocratique traditionnel ; des savants et des savantes suédois et russes, des émigrés polonais, des conspirateurs, des littérateurs français, et parmi les Scandinaves, Jonas Lie, Valter Runeberg, Knut Wicksell, Ida Ericson et diverses autres personnalités intéressantes. Sophie rendit aussi visite aux coryphées de la science française, et reçut quelques invitations, mais elles l’intéressèrent moins que l’année précédente, ayant tout autre chose en tête que les mathématiques.

Parfois, dans un cercle particulièrement sympathique, Sophie ouvrait son cœur comme jamais je ne le lui avais vu faire, excepté en tête-à-tête. Elle disait combien peu la vie, avec ses succès scientifiques stériles, la satisfaisait ; combien elle aurait échangé toute la célébrité qu’elle s’était acquise, tous les triomphes de l’intelligence, pour le sort de la femme la plus ordinaire, pourvu qu’elle fût entourée d’un petit nombre d’amis, aux yeux desquels elle fût la première. « Mais, disait-elle avec amertume, on ne la croyait pas, ses amis eux-mêmes la supposaient plus ambitieuse d’honneurs que de tendresse, et riaient lorsqu’elle prétendait le contraire, comme s’il s’agissait d’un de ses paradoxes habituels. »

Seul Jonas Lie la toucha presque aux larmes, dans un toast qu’il lui adressa, et où elle sentit qu’elle avait été comprise. Ce fut un jour — le plus agréable de tous ceux que nous passâmes à Paris, — où Jonas Lie nous invita à dîner chez lui avec Grieg et sa femme, qui venaient aussi d’obtenir un véritable triomphe.

Ce dîner eut cet indéfinissable air de fête que prend une petite réunion, où tous sont heureux de se revoir, où on se sent compris et appréciés les uns des autres. Jonas Lie était en verve. Il porta, l’un après l’autre, plusieurs toasts chaleureux, pleins de fantaisie, un peu obscurs et confus comme d’habitude, mais charmants par leur cordialité et leur à-propos, autant que par la couleur poétique répandue sur toutes ses paroles. Il parla de Sophie, non pas comme d’une célébrité de la science, ni même comme d’un écrivain de talent, il ne parla que de la petite Tania Rajevsky, qu’il avait appris à tant aimer, pour laquelle il éprouvait tant de sympathie ; il croyait avoir si bien compris cette petite fille, dont le besoin de tendresse n’était compris de personne ; il doutait même que la vie l’eût comprise, car d’après ce qu’il avait appris par la suite, elle l’avait comblée de tous les dons, sans que Tania s’en fût souciée, lui avait donné le succès, la célébrité, la gloire, tandis que la petite fille restait là, dans l’attente, avec ses grands yeux tendres et ses petites mains tendues et vides. Que veut-elle donc la petite fille ! Elle voudrait bien qu’une main amie lui donnât une orange.

« Merci, monsieur Lie, s’écria Sophie d’une voix émue, retenant avec peine ses larmes ; on m’a porté bien des toasts dans ma vie, jamais d’aussi beau. » Elle n’en put dire davantage, et se rassit pour noyer ses larmes dans un grand verre d’eau.

En quittant Lie, elle était mieux disposée qu’elle ne l’avait encore été depuis son arrivée à Paris. Quelqu’un la comprenait donc ! Il ne savait cependant rien de sa vie intime, il ne l’avait vue que deux ou trois fois, mais, au travers de son livre, il avait jeté un regard plus profond dans sa vie intérieure, que tant d’amis qui la connaissaient depuis des années. Il y avait donc quelque joie à écrire, l’existence avait donc quelque valeur. En sortant de chez lui nous devions nous rendre dans une autre maison, et ne comptions pas rentrer chez nous ; mais dans son attente d’une lettre, attente continuelle, de chaque jour, de chaque heure, Sophie ne pouvait pas rester longtemps dehors. Nous fîmes donc un détour jusqu’à l’hôtel pour faire au portier l’éternelle question : « Y a-t-il une lettre ? » Le moment d’après, Sophie s’était emparée d’une lettre déposée à notre numéro, et montait précipitamment l’escalier qui menait à nos chambres. Je montai lentement les quatre étages pour me rendre directement à la mienne, afin de ne pas la gêner. Mais elle entra aussitôt chez moi, me sauta au cou en pleurant, en riant, se mit à danser avec moi, puis tombant épuisée sur un canapé, elle cria presque : « Mon Dieu, mon Dieu, quel bonheur ! Je ne pourrai jamais le supporter, j’en mourrai, quel bonheur ! »

La lettre expliquait un malheureux malentendu dont elle avait souffert, les derniers mois, au point de devenir l’ombre d’elle-même.

Le lendemain soir, elle quittait Paris pour rejoindre celui dont toute sa destinée dépendait.

 

XIV. LA FLAMME VACILLE

Peu de jours après, je reçus quelques lignes de Sophie ; le rayon de joie dont la flamme avait monté si haut et pour la remplir d’espérances si orageuses, s’éteignait déjà. Je n’ai pas cette lettre, mais je me rappelle son contenu :

« Je vois que lui et moi ne pourrons jamais nous comprendre complètement. Je retourne à Stockholm et à mon travail. C’est dans le travail que je chercherai désormais ma seule consolation. »

Et ce fut tout. Sauf quelques paroles chaleureuses pour me féliciter à l’occasion de mon mariage, au mois de mai, je ne reçus plus de lettres de Sophie. Elle souffrait, et ne voulait pas me montrer sa souffrance, à moi qu’elle savait heureuse. Écrire des choses banales ne lui fut jamais possible, elle se tut ; mais ce silence, après notre vie des derniers temps, si pleine d’intimité et de confiance, me blessa et m’attrista ; plus tard, je compris qu’elle n’avait pas pu faire autrement.

En avril, cette même année 1890, elle fit un voyage en Russie. Elle avait quelque espoir d’être nommée académicien ordinaire à Pétersbourg ; c’eût été la situation la plus avantageuse qu’elle pût souhaiter : des appointements élevés, et aucune autre sujétion que celle de passer quelques mois de l’année à Pétersbourg ; c’était en outre la plus grande distinction donnée en Russie à un savant. Elle s’attacha à cet espoir, qui lui aurait donné la possibilité de réaliser son rêve le plus cher, celui de se fixer à Paris, en la délivrant de l’insupportable obligation d’habiter Stockholm. Elle me disait souvent pendant notre séjour à Paris : « Si l’on ne peut avoir ce que la vie a de meilleur, le bonheur du cœur, du moins l’existence devient-elle supportable si on vit dans un milieu intellectuel qui vous plaise. Mais être privée de tout, est intolérable. » Elle croyait alors ne pouvoir se réconcilier avec l’existence qu’à ce prix.

Je ne savais plus rien de ses projets, ni de ses intentions de voyage après son séjour à Pétersbourg, car elle était devenue mystérieuse pour tous, lorsque, au commencement de juin, en passant par Berlin pour me rendre en Suède avec mon mari, je la rencontrai inopinément dans cette ville, où elle était arrivée le jour même de Pétersbourg.

Je la trouvai dans cette disposition d’esprit surexcitée, qui pour des yeux étrangers pouvait passer pour une étincelante gaîté ; mais je la connaissais trop, pour ne pas douter que cette gaîté dissimulât quelque déchirement de cœur. Elle venait d’être extrêmement fêtée à Pétersbourg et à Helsingfors, où elle avait tenu un discours devant un auditoire de mille personnes. Elle s’était beaucoup amusée, disait-elle, et assurait avoir les plus belles espérances d’avenir, mais n’en restait pas moins sur la défensive, dans la crainte de questions trop catégoriques de ma part : elle évitait même de se trouver seule avec moi. Nous passâmes quelques jours ensemble, causant et plaisantant sur tout, et cependant j’emportai une impression pénible de cette rencontre, car au fond je la sentais nerveuse et mal équilibrée. La seule allusion qu’elle fit à sa situation personnelle, fut de déclarer qu’elle ne se marierait jamais. « Elle ne voulait pas être aussi banale, ni imiter les femmes qui renoncent à toute carrière personnelle, du moment qu’elles ont trouvé un mari ; jamais elle ne quitterait Stockholm avant de s’être assuré une position meilleure, ou avant de s’être créé une situation d’écrivain qui lui donnât de quoi vivre. » Du reste elle ne cachait pas qu’elle comptait rejoindre M. pour voyager avec lui ; c’était le meilleur des camarades et le plus agréable des amis.

Nous nous rencontrâmes quelques mois après à Stockholm, où elle revint en septembre pour la réouverture des cours. Sa gaîté forcée avait disparu, elle était de mauvaise humeur, et d’une extrême agitation. Il ne me fut plus donné de connaître le fond de ses pensées, car elle fuyait le tête-à-tête, et se montrait très indifférente pour nous, ses meilleurs amis. Il semblait que son âme fût ailleurs ; les mois passés à Stockholm étaient l’exil : à peine arrivée, elle ne pensait plus qu’à repartir ; sa situation était lamentable : elle ne pouvait vivre avec M. et ne pouvait se passer de lui ; sa vie avait perdu tout point d’appui, elle n’était plus qu’une plante déracinée, et s’étiolait, faute de pouvoir reprendre racine.

Mon frère s’étant installé à Djursholm voulut lui persuader d’y venir habiter aussi, car jusque-là elle recherchait toujours son voisinage pour communiquer plus facilement avec lui. Mais bien que le changement d’habitation de mon frère lui fît beaucoup de peine, et lui fît sentir plus amèrement encore sa solitude de Stockholm, elle ne put se résoudre à un déplacement.

« Qui sait combien de temps je resterai à Stockholm ! Cela ne peut durer longtemps, disait-elle constamment, et si j’y reviens encore l’année prochaine je serai de si mauvaise humeur, que vous n’aurez aucun plaisir à m’avoir pour voisine. »

Elle refusa même de venir visiter la nouvelle villa que Mittag-Leffler se faisait construire. Elle ne s’intéressait en rien à cette nouvelle habitation, et ne voulait cependant pas entrer avec indifférence dans la demeure de son meilleur ami ; elle resta sur le seuil, tandis que le reste de la société examinait l’intérieur de la villa.

Le sentiment du provisoire lui devenait insoutenable à la longue ; peu à peu elle renonça à toute relation de société, abandonna ses amis, et négligea plus que jamais sa toilette et sa maison ; sa conversation elle-même avait beaucoup perdu de son charme ; l’intérêt si vif que lui inspiraient jadis la vie et la pensée humaine, avait faibli ; elle était exclusivement absorbée par le drame intime de sa vie.

 

XV. LA FIN

Je vis Sophie pour la dernière fois dans les derniers jours de décembre de cette même année 1890 ; elle était venue à Djursholm nous dire adieu avant de partir pour Nice.

Rien ne nous avertit que ce fût le dernier adieu. Nous fîmes le projet de nous rencontrer à Gênes, où mon mari et moi devions nous rendre aussitôt après Noël, et nous prîmes assez légèrement congé l’une de l’autre. Une erreur de télégramme empêcha cette réunion. Pendant que Sophie et son compagnon de voyage nous attendaient à Gênes, nous traversions cette ville sans savoir qu’ils s’y trouvaient. Le jour de l’an, que nous espérions passer ensemble, fut employé par elle et son ami à visiter le Campo Santo de Gênes. Là un nuage passa tout à coup sur son front, et elle dit avec un soudain pressentiment : « L’un de nous ne passera pas l’année, car nous voilà dans un cimetière, le jour de l’an ».

 Quelques semaines après, elle retournait à Stockholm. Ce voyage qu’elle détestait ne devait pas être seulement le plus douloureux, mais cette fois encore le plus incommode qu’elle eût jamais fait. Le cœur brisé par l’amertume de la séparation, sentant que ces déchirements incessants la tuaient, elle restait, assise dans son wagon, par ces froides et glaciales journées d’hiver, désespérée du contraste entre l’atmosphère tiède et parfumée qu’elle venait de quitter, et le froid du Nord ; ce froid devenait pour elle comme un symbole, elle le prenait en horreur, avec la même passion qu’elle adorait le soleil de la Méditerranée, et le parfum des fleurs. Au point de vue matériel, son voyage fut plus pénible que d’habitude : par une singulière ironie du sort, elle ne prit pas, en quittant Berlin, la route la plus directe par Copenhague ; il y régnait une épidémie de petite vérole, et la crainte de cette maladie lui fit prendre la route plus longue, et fort incommode, des îles danoises. Les fréquents changements de trains, joints au mauvais temps, contribuèrent probablement à lui faire prendre froid. À Frédéricia, où elle arriva la nuit par une tempête et une pluie battante, elle ne put, faute de monnaie danoise, trouver un porteur, et fut obligée de traîner elle-même son bagage, fatiguée, transie de froid, et si découragée qu’elle était prête à tomber à terre.

Quand elle arriva à Stockholm le mercredi matin, 4 février, elle se sentit malade, mais n’en travailla pas moins le jeudi tout entier, et fit sa leçon le 6 ; elle était toujours très exacte et ne manquait jamais un cours, à moins d’impossibilité absolue. Le soir, elle se rendit même à un souper à l’Observatoire. Là, se sentant plus souffrante, elle voulut se retirer, mais ne trouva pas de voiture, et avec le manque d’esprit pratique qui la caractérisait, se trompa d’omnibus, et fit un long détour, par une soirée froide et pluvieuse. Seule, abandonnée, secouée de frissons, une tristesse mortelle dans le cœur, elle resta dans l’omnibus par cette nuit glacée, sentant le mal s’emparer d’elle avec violence.

Le même jour, dans la matinée, elle avait prévenu mon frère, alors recteur de l’Université, qu’à tout prix elle voulait un congé au mois d’avril. Sa seule consolation en rentrant en Suède avec désespoir, était de faire de nouveaux plans de départ ; dans l’intervalle il fallait tuer l’ennui et l’agitation par le travail. Elle avait plusieurs nouveaux projets sur le tapis, des travaux littéraires et scientifiques dont elle parlait avec intérêt. Elle développa à mon frère un nouveau travail de mathématiques qui, selon lui, aurait été son œuvre la plus remarquable. À Ellen Key, avec laquelle les derniers jours de sa vie se passèrent, elle parla de plusieurs nouveaux romans qu’elle avait en tête ; l’un d’eux, déjà commencé, contiendrait le portrait de son père, un autre, aux trois quarts terminé, serait un pendant à Vera Vorontzof.

Bien que Sophie eût souvent appelé la mort, elle ne la désirait pas encore. Selon les amis qui l’assistèrent dans ses derniers moments, elle semblait au contraire plus disposée à la résignation qu’elle ne l’avait jamais été. Le bonheur complet, celui dont l’image enflammait son âme, ne lui paraissait plus possible, mais elle en aimait encore les rayons brisés, et aspirait à les voir éclairer sa route. D’ailleurs elle avait peur du grand « Inconnu ». Elle avait souvent avoué que la crainte d’une punition, dans un autre monde, l’avait seule empêchée de quitter volontairement la vie. Si elle n’avait pas de foi religieuse bien déterminée, au moins croyait-elle à la vie éternelle pour chaque individu, et parce qu’elle y croyait, elle en avait aussi la crainte.

Elle redoutait par-dessus tout le moment terrible où la vie terrestre cesse, et citait souvent les paroles de Hamlet :

Quels seront nos rêves, dans ce sommeil de la mort,

Alors que nous aurons rejeté notre enveloppe mortelle ?

Avec sa vive imagination elle se représentait les terribles secondes qui suivent l’instant où le corps, physiologiquement parlant, est mort, mais où peut-être le système nerveux vit, et souffre encore, souffre un martyre indescriptible, seulement connu de ceux qui ont déjà pris leur élan dans les grandes ténèbres. Elle approuvait la crémation par crainte d’une mort apparente, et décrivait d’une façon si terrible ce que l’on pouvait éprouver en se réveillant dans un cercueil, qu’on était saisi de terreur.

Sa maladie fut si courte et si violente qu’elle n’eut pas le temps, je crois, de penser à tout ce qui jadis avait troublé son imagination. Les seules paroles prononcées par elle, desquelles on peut conclure qu’elle pressentait la fin, furent celles-ci : le lundi matin le 9, vingt heures avant sa mort, elle dit : « Je ne reviendrai jamais de cette maladie », et le soir du même jour : « Je sens qu’il s’opère un changement en moi ».

Sa seule crainte fut de rester longtemps malade. Elle évitait de parler à cause d’un point dans le côté, d’une fièvre violente et de suffocations accompagnées d’angoisses, qui lui faisaient préférer rester seule. L’avant-dernière nuit, elle dit à Ellen Key, toujours assise à son chevet : « Si tu m’entends gémir dans mon sommeil, réveille-moi, et aide-moi à changer de position, car je crains que cela ne tourne mal. Ma mère est morte dans une crise d’angoisse. »

Elle avait une maladie de cœur héréditaire, et fondait là-dessus son espoir de mourir jeune. À l’autopsie, ce défaut parut sans gravité, quoiqu’il eût peut-être aggravé les suffocations qu’une violente inflammation de poumons cause par elle-même. Les amis qui l’entourèrent, pendant sa courte maladie, ne purent assez admirer sa douceur, sa patience, sa bonté ; elle craignait de causer de l’embarras, et remerciait chaudement pour le moindre service.

Sa petite fille devait aller à une fête d’enfants le mardi, et Sophie se préoccupait encore de ne pas lui faire manquer ce plaisir ; elle pria ses amies de l’aider à lui procurer un costume, et lorsque le lundi soir la petite entra chez sa mère en bohémienne, celle-ci la regarda affectueusement et lui souhaita de bien s’amuser. Quelques heures après, l’enfant fut réveillée pour recevoir le dernier regard de sa mère, fixé sur elle avec une expression de tendresse.

Le lundi soir, ses deux amies, qui ne l’avaient pas quittée depuis vingt-quatre heures, cédèrent leur place à une sœur garde-malade. Le médecin ne voyait pas de danger immédiat, et croyait plutôt à une maladie prolongée ; il était donc plus raisonnable pour ses amies de partager les veilles avec une garde, que d’épuiser leurs forces dès le début. À la prière de la malade elle-même, elles consentirent à la quitter la nuit, rien de particulier n’exigeant, d’ailleurs, leur présence. Elle dormait profondément quand ses amies la quittèrent. Mais à deux heures elle se réveilla, et l’agonie commença. Elle ne montra aucun signe de connaissance, cessa de parler, de remuer, d’avaler. Cela dura deux heures. Au dernier moment, une de ses amies, que la garde avait fait avertir, eut le temps d’accourir. Elle soutint la dernière, la terrible lutte, seule, avec une étrangère, qui ne parlait même pas sa langue. Qui sait si une voix aimée, un tendre serrement de main, ne lui auraient pas apporté quelque consolation pendant ces terribles heures ? J’aurais désiré qu’un prêtre de la mission russe fût au moins appelé : avec la piété qu’elle conservait pour la religion de son enfance et pour tous ses premiers souvenirs, elle aurait certainement éprouvé un certain apaisement, à entendre des paroles de paix arriver jusqu’à elle : si elle ne les avait plus comprises, ses mains auraient du moins saisi la croix, cette consolation de tant de mourants, qu’elle aimait comme le symbole des souffrances humaines.

Mais rien, rien. Aucune parole de consolation, aucun aide, aucune main amie sur son front brûlant ! Seule, dans un pays étranger, le cœur déchiré, ses espérances brisées, épouvantée peut-être de ce qui l’attendait, c’est ainsi que devait finir, sur terre, « cette âme de feu, cette âme aux profondes pensées ».

Les ténèbres désespérées qui, dans le premier moment de ma douleur, me semblèrent entourer ce lit de mort, s’éclairent peu à peu de quelques rayons de lumière, dont mon âme est consolée.

Qu’importe si la vie est longue ou courte, pourvu qu’elle ait eu sa valeur et sa signification pour soi-même et pour d’autres ! À ce point de vue, la vie de Sophie fut plus longue que celle de la plupart des femmes ; elle a vécu avec intensité, bu à la coupe du bonheur et de la tristesse, nourri son intelligence aux sources de la science, gravi des hauteurs où l’imagination seule peut élever, et elle a été prodigue pour les autres de sa science, de son expérience, de sa fantaisie, de sa tendresse ; elle a su animer, encourager, comme savent le faire les intelligences exceptionnelles, si elles ne se renferment pas dans un isolement égoïste. Personne autour d’elle n’a échappé à l’influence de cet esprit ouvert, de ce cœur chaud qui éclairait et développait tout ce qui l’approchait. Son intelligence n’était si féconde que parce qu’elle n’avait rien d’égoïste, et poursuivait toujours l’union, la communion de tous les intérêts intellectuels. Bien qu’il y eût beaucoup de fantaisie et d’imagination dans ses pressentiments, ses prédictions, et ses rêves, il est certain qu’elle avait quelque chose d’une voyante. Lorsqu’elle fixait sur vous ses yeux myopes — mais si brillants et si spirituels, — on les sentait pénétrer jusqu’au dernier repli de l’âme. Que de fois n’a-t-elle pas transpercé d’un seul regard, le masque sous lequel un visage était toujours parvenu à se dissimuler jusque-là, à des yeux moins clairvoyants ! Combien de fois n’a-t-elle pas découvert des motifs secrets, que d’autres ne découvraient pas, — les intéressés eux-mêmes parfois ! — Son art aussi avait quelque chose de divinatoire : un mot détaché, un petit épisode d’insignifiante apparence, pouvait lui dévoiler le lien caché entre l’effet et la cause, et devenir pour elle l’histoire de toute une vie. Le lien, c’était ce que son esprit cherchait partout, dans le monde de la pensée, comme dans les phénomènes de la vie ; elle allait jusqu’à le chercher dans les rapports inconnus entre les lois de la pensée et les phénomènes de la vie ; ce fut une source de souffrance pour elle de ne pouvoir comprendre la vie que par fragments. Aussi rêvait-elle volontiers d’une forme supérieure de l’existence, où, selon la belle parole de l’apôtre, « nous ne verrions plus confusément, comme au travers d’un voile, mais face à face ». Trouver l’unité dans le multiple, fut le but de ses recherches comme savante et comme artiste. L’a-t-elle trouvée maintenant ? Ce « peut-être » si obscur, si incertain, donne le vertige, mais fait battre le cœur d’un espoir tremblant, et détruit l’aiguillon et l’amertume de la mort.

Elle avait désiré mourir jeune. Malgré l’inaltérable jeunesse de son esprit ouvert à toute impression nouvelle, à toute nouvelle source de joie, et qui la rendait sensible comme un enfant aux moindres bagatelles, son âme avait au fond des aspirations que la vie ne pouvait satisfaire. Cet ensemble, cette unité, qu’elle cherchait dans le monde de la pensée, elle les cherchait aussi sur le terrain du sentiment. De même que son intelligence exigeait la clarté, la vérité absolues, son cœur aspirait à l’amour absolu, à l’union complète, que la vie particulière à l’homme, peut-être même son caractère à elle, rendaient impossible. Ce fut ce manque de cohésion entre son intelligence, les besoins de son cœur, et les difficultés de la vie, aussi bien qu’entre ses aspirations et son tempérament, qui la minèrent. À ce point de vue sa mort trouve son explication : si on admet, comme elle, une cause profonde à tous les phénomènes, elle devait mourir, non parce qu’un microbe quelconque s’était introduit dans ses poumons, ni parce que les circonstances s’étaient opposées au bonheur de sa vie, mais parce que le lien nécessaire, organique, faisait défaut entre son être intérieur et extérieur, c’est-à-dire entre sa pensée et ses sentiments, son caractère et son tempérament. Elle voyait la logique des choses, et agissait sans logique. Si elle a trouvé un monde où ces oppositions peuvent se fondre, elle doit y être heureuse : si ce monde n’existe pas, au moins a-t-elle trouvé ce qu’elle a tant souhaité, l’harmonie. Car le repos absolu est aussi l’harmonie.

Rarement une mort a éveillé autant de sympathies. L’Université recevait des télégrammes de condoléance de toutes les parties du monde civilisé, depuis l’Académie ultra-conservatrice de Pétersbourg, qui venait de la nommer membre correspondant, jusqu’aux écoles du dimanche de Tiflis et aux écoles primaires de Kharkof. Chacun se hâtait d’envoyer à cette mémoire l’expression de son admiration ; les femmes russes résolurent de lui élever un monument à Stockholm ; des charretées de fleurs jonchaient le sol du cimetière ; tous les journaux, toutes les revues, publièrent des articles à la louange de cette femme exceptionnelle qui, plus qu’aucune autre, faisait honneur à son sexe.

Mais de toutes ces louanges, de toute cette admiration, ressort une image trop impersonnelle et trop insaisissable. Elle prend des proportions que Sophie n’aurait jamais désirées, et en fait une espèce d’être monstrueux, au cerveau organisé d’une façon spéciale, qui inspire plus d’étonnement que d’attrait. Ramener cette image à des proportions plus ordinaires, décrire cette vie avec ses faiblesses, ses erreurs, ses souffrances, ses humiliations, aussi bien qu’avec ses grandeurs et ses triomphes, c’est la dépeindre comme Sophie aurait voulu, je crois, être connue et comprise. Je tenais à relever chez elle des traits d’humanité générale ; ils la rapprocheront des autres femmes, non pour en faire une exception, mais pour donner une confirmation à la règle, qui veut que la vie du cœur soit la plus importante de toutes, non seulement pour une femme, mais pour tout être humain ; sur ce terrain commun, les plus modestes comme les mieux doués peuvent se rencontrer.

 

 

FIN

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 mars 2012.

 

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[1] Le sujet proposé par l’Académie pour le prix Bordin était la question suivante : « Perfectionner en un point important la théorie du mouvement d’un corps solide ».

[2] Scènes de la vie réelle.

[3] Les « Souvenirs d’enfance » parurent en suédois sous le titre des « Sœurs Rajevsky ».