LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Kouprine

(Куприн Александр Иванович)

1870 – 1938

 

 

 

 

PAISIBLE EXISTENCE

(Мирное житие)

 

 

 

1904

 

 

 

 

 


Traduction d’Henri Mongault parue dans la Revue hebdomadaire, t.2, 1925, puis en volume, Paris, Plon, 1933.

 

 


 

IVAN VIANORYTCH NASSIEDKINE ajusta ses antiques lunettes à monture d’argent ; puis, remuant d’un air significatif ses épais sourcils de vieillard irritable, la tête penchée de côté, une moue légère à ses lèvres rasées, il se mit à écrire une lettre au recteur de l’académie. Il avait une écriture arrondie, aux traits égaux, jolie, impersonnelle, une écriture de commis d’état-major. Les lettres, les mots s’attachaient les uns aux autres, tels les anneaux réguliers de chaînes d’inégales longueurs.

 

Ancien pédagogue, comptant trente-cinq ans de loyaux services dans ce qu’on peut appeler sans crainte la carrière sacrée de l’éducation et de l’instruction de la jeunesse russecarrière de capitale importance pour le Trône et la Patrietout en gardant l’anonymat, et bien que je signe modestement Un homme de bon sens, je crois de mon devoir de renseigner Votre Excellence sur un inspecteur des nombreux établissements confiés à votre sage tutelle. Il s’agit du sieur Opimakhov, inspecteur de l’école communale de Vyrvinsk, à propos duquel je me permets de poser respectueusement la question que voici : La haute fonction de pédagogue, la confiance que lui témoignent ses chefs et la société sont-elles compatibles avec la conduite d’un personnage qui vit impudiquement, au vu et au su de tout le monde, au mépris des lois existantes, en concubinage avec une demoiselle, laquelle ne fréquente pas les temples du Seigneur et, comme par dérision pour les sentiments chrétiens du public, se promène en fumant des cigarettes, les cheveux courts comme un diacre ? En second lieu,

 

Après la virgule, Ivan Vianorytch posa soigneusement la plume sur le bord de l’encrier de cristal, et s’appuya au dossier de sa chaise. Pardessus ses lunettes, son regard caressant allait des fenêtres aux rideaux de tulle à l’icone dans l’encoignure, doucement éclairée par une veilleuse rose ; il se reportait sur le vieux mobilier en reps vert, acheté d’occasion mais solide, puis sur le parquet bien ciré, sur le tapis moelleux, assemblage de morceaux bariolés, œuvre d’Ivan Vianorytch. Que de fois il était arrivé à Nassiedkine — au milieu d’une conversation d’affaires, après une méditation, en s’arrêtant d’écrire — d’éprouver soudain un renouvellement de joie sereine. Il croyait avoir oublié pour un temps et se rappeler tout à coup sa paisible vieillesse digne, respectée de tous ; sa maisonnette avec une aile pour les locataires, fruit de trente-cinq ans d’âpre économie ; la pension qui récompensait son labeur, les cinq mille roubles confiés à des mains sûres, en deuxième hypothèque ; les cinq autres mille placés pour le moment à la banque ; enfin, tout le confort et les douceurs qu’il aurait pu se permettre, mais ne se permettait jamais, car il était raisonnable. Et maintenant, ces pensées, qu’il retrouvait en lui, amenaient un bon sourire sur les lèvres ridées, légèrement affaissées du vieillard.

Le cabinet sentait le géranium, la fumigation à la menthe et un peu la naphtaline. À la fenêtre de droite un canari se prélassait dans une cage. Quand Ivan Vianorytch fixait sur lui son regard vague, l’oiseau s’empressait de sauter sur les bâtonnets en frappant des pattes. Nassiedkine siffla doucement, longtemps. Le canari remua sa jolie tête à houppe, l’inclina, pépia comme s’il l’interrogeait :

— Pi-i ?

— Ah ! le petit piailleur ! fit malicieusement Ivan Vianorytch qui reprit la plume après un soupir.

 

En second lieu, écrivait-il en chuchotant les mots ; en second lieu : le dit Opimakhov se permet de négliger les principes du ministère de l’Instruction publique et d’autres prescriptions administratives. Il incite les jeunes professeurs ses subordonnés à élargir le programme, (sic !) c’est-à-dire, en réalité, à inculquer aux jeunes âmes confiantes des idées fausses, funestes, tendant à détruire les bonnes mœurs, à exciter les passions politiques, à ruiner le prestige de l’autorité et, au fond, au plus abject matérialisme. Ainsi, le susnommé, Miron Stépanovitch Opimakhov estime nécessaire de faire aux élèves des conférences (Nassiedkine souligna ce mot de deux traits épais, tandis que sa bouche se crispait sarcastiquement) sur l’origine de l’homme qui proviendrait d’un mollusque microscopique. De son côté, le professeur de géographie Sidortchouk leur fait parton ne sait pourquoide ses connaissances, entachées d’ignorance, sur la statistique et l’économie politique. Après cela, il n’est pas étonnant que les élèves de l’école communale de Vyrvinsk, instruits par des maîtres aussi distingués, se distinguent par leur turbulence et leur perversité. Par exemple, ces jours-ci, le Père Michel Traboukine, archiprêtre de la cathédrale, pasteur révéré de tous et qui mène une vie sainte, a vu briser à coups de pierres deux carreaux de sa serre. Lorsqu’ils rencontrent des gens plus âgés, respectés dans la ville, ayant même le grand honneur d’appartenir depuis trente-cinq ans à l’Instruction publique, au lieu de se découvrir ils les regardent droit dans les yeux en riant insolemment. Il y a bien d’autres choses que je suis prêt à décrire en détail à Votre Excellence (N. B : ainsi que les mœurs florissant dans d’autres établissements), si je reçois une réponse à cette lettre, poste restante, au porteur du billet de trois roubles n° 070911. J’ai l’honneur de présenter mes humbles respects à Votre Excellence.

UN HOMME DE BON SENS.

 

Le dernier point mis, Nassiedkine dit tout haut :

— C’est comme ça, monsieur Opimakhov !

Fatigué, il se leva, prêt à s’étirer voluptueusement, mais, se rappelant que durant le carême c’était un péché, il se retint. Il se frotta seulement les mains l’une contre l’autre, puis il se rassit et ouvrit un vieux carnet dont un fréquent usage avait jauni le bas des pages. Après des listes de linge empesé, des adresses, des fêtes à souhaiter, les états des recettes et des dépenses, venaient des notes aide-mémoire, écrites à la hâte, avec des abréviations, mais de la même belle écriture de copiste.

 

Kouziaiev a donné à entendre qu’il manquait de l’argent à la caisse dû trésorier municipal. Vérifier et informer la Cour des Comptes. N. B. On dit que Kouz est correspondant d’un journal ! S’en informer.

Le prêtre du v. de B. Melniki, Zlatodéiev (le Père Nicodème) s’est enivré à Noël. A dansé et perdu sa croix. Porter à la connaissance de Sa Grand. Exécuté. Mandé pour explic. 21 févr.

Ne pas oublier le P. Serg. Platonytch. Avec la bonne.

Le professeur Opimakhov. Concubinage. Conférences, etc. Sidortchouk. Irrévérence. Au recteur de l’académie.

 

Arrivé à cette note ; Ivan Vianorytch trempa la plume et écrivit en marge : Communiqué.

Dans ce carnet étaient consignés tous les scandales, toutes les intrigues amoureuses, tous les commérages de la petite ville endormie et mesquine ; on y mentionnait brièvement les maîtres et les serviteurs, les fonctionnaires et les négociants, les officiers et les prêtres, les fautes professionnelles, la cour faite par un tel à une telle (avec indication approximative des heures de rendez-vous), les paroles imprudentes prononcées au club, l’ivresse, les parties de cartes, enfin jusqu’au prix des jupes des dames dont les maris ou les amants vivaient au-dessus de leurs ressources.

Ivan Vianorytch parcourut rapidement ces notes : un mot, parfois un signe mystérieux placé en marge, suffisait pour lui rappeler leur contenu.

— Vous y passerez tous, mes bons amis, chuchota-t-il, en tordant la bouche par habitude sénile. Le séminariste Elladov... Attendez un peu, monsieur le séminariste libéral... Rixe chez Khartchenko, Chtourmer a triché au jeu... C’est encore trop tôt. Mais n’ayez aucune crainte, votre tour viendra. Chacun aura son compte. Vous vous dites comme ça : ni vu ni connu ! Non, mes amis, des yeux vigilants suivent vos iniquités, rien ne leur échappe... La femme de l’arpenteur... Ah ! ah ! Venez donc en pleine lumière, beauté ravissante, mais frivole.

En haut de la page, il y avait ces deux lignes :

 

La femme de l’arpenteur (Zoé Nikit.) et le capitaine Bérengovitch. L’arpenteur est une chiffe. Mieux vaut prévenir la femme du capitaine.

 

Ivan Vianorytch se rapprocha de la table, rajusta ses lunettes, croisa sa robe de chambre ouatée à ramages jaunes en forme de points d’interrogation, et commença une nouvelle lettre. Il écrivait tout de go, sans presque combiner ses phrases. Dans la longue pratique des lettres anonymes, il s’était forgé un style spécial, ou plutôt divers styles, car les missives aux autorités exigeaient d’autres tournures que celles aux maris trompés ; un style emphatique impressionnait les marchands ; les ecclésiastiques aimaient les citations des saints Pères.

 

Très honorée Madame Bérengovitch,

Madame,

N’ayant pas le plaisir de vous connaître de près, je crains que ma lettre ne vous paraisse une incivilité. Mais l’amour de l’ordre et du prochain m’ordonnent de manquer aux convenances, plutôt que de taire ce qui est depuis longtemps la risée de la ville, et que vous êtes la dernière à apprendrecomme il arrive, hélas ! aux victimes de la trahison. Oui, malheureuse ! Ton mari, indigne de sa haute mission de défenseur de la Patrie, te trompe de la façon la plus scandaleuse avec celle que tu as réchauffée sur ton sein, tel le paysan dans la fameuse fable du grand Krylov ! ! !

Tâchez donc de savoir quand un certain arpenteur de votre connaissance doit partir en tournée dans le district. Le même soir, vers neuf heures, faites à la charmante Zoé une visite qui la surprendra d’autant plus agréablement qu’elle sera plus inattendue. Je vous garantis qu’il n’y aura aucun empêchement. Votre époux, M. le capitaine, ne sera sûrement pas chez lui ce soir-là : on l’aura appelé au régiment pour affaires de service ou encore au chevet d’un camarade malade. Afin de réjouir encore davantage la délicieuse Zoé, je vous recommande de passer par l’escalier de service, et le plus rapidement possible. Si vous rencontrez la femme de chambre, rappelez-vous qu’elle s’appelle Aricha et qu’un rouble produit toujours un effet magique.

 

Un coup de cloche retentit, bas et solitaire, et vint mourir dans la pièce. Ivan Vianorytch se leva, se signa, ferma un instant les yeux, mais il se rassit aussitôt et continua d’écrire, un peu plus vite qu’auparavant.

 

Je ne vous conseillerais pas de vous adresser à l’arpenteur. Cet individu se moque bien, paraît-il, de ce que sa femme, pareille à la Messaline antique, soit perdue de réputation, non seulement dans le district, mais dans toute la province. Mais je sais que vous êtes une dame aux solides principes, qui ne vous permettent pas de supporter votre honte avec indifférence. Excusez-moi de ne pas vous révéler mon nom pour certains motifs, et veuillez croire à ma profonde sympathie.

Quelqu’un qui vous veut du bien.

 

Par la porte entr’ouverte s’insinua d’abord le coude osseux puis là tête d’une vieille cuisinière :

— Monsieur, on sonne pour les complies...

— J’entends, Thècle ; je ne suis pas sourd, repartit Nassiedkine en se hâtant de coller l’enveloppe. Donne-moi ma vieille redingote et ma pelisse.

— Laquelle, celle en skunks ?

— Non, l’autre, à capuchon.

Avant de sortir, Nassiedkine, selon son habitude, pria devant l’icone.

— Seigneur, pardonne-moi, pauvre pécheur ! murmura-t-il.

Il remuait avec attendrissement sa tête penchée de côté, appuyait les doigts sur le front, la poitrine, les épaules. En même temps, par une longue habitude de tout faire avec calme et réflexion, il se rappelait mentalement :

« Les lettres sont dans la pelisse, dans la poche de côté. Ne pas oublier de les mettre à la boîte. »

 

* * *

 

Sur la ville planait, mélancolique et prolongée, la sonnerie de carême. Ding... dong... chantait, lugubre et grave, à longs intervalles, le bourdon de la cathédrale ; et, après chaque coup, les ondes vibrantes se propageaient longtemps et fondaient dans l’air. D’autres cloches lui donnaient la réplique : celle de Saint-Nicétas, fendue, rendait un son rauque, semblable à la basse d’un archiprêtre enrhumé ; celles de Saint-Nicolas-des-Champs répondaient par un sanglot sourd, bref, grêle, tandis qu’au couvent de femmes par delà la rivière, la fameuse cloche d’argent gémissait et pleurait dans une note haute, cristalline, chantante.

L’hiver touchait à sa fin. La large rue, sillonnée d’ornières humides, noirâtres, était devenue, de blanche, jaune sale. Il y avait de l’eau dans les profondes excavations creusées par les camions ; et dans le jardinet, devant la maison de Nassiedkine, une couche grise recouvrait le grand tas de neige affaissé, friable, spongieux. L’humidité avait détrempé les palissades.

Dans le square, sur les arbres, là où, parmi les cimes dénudées, apparaissaient les nids vides, les choucas ne cessaient de se démener. Ils s’envolaient pour revenir aussitôt, se balançaient sur les rameaux, battaient gauchement des ailes, se laissaient tomber comme des boules noires. Et tout cela — l’agitation des oiseaux, la neige poreuse, la sonnerie lugubre des cloches, l’odeur de la terre qui dégelait — tout parlait du renouveau, tout était plein du charme printanier, inexplicable, mélancolique et doux.

Ivan Vianorytch cheminait sur le trottoir en bois, en faisant résonner ses gros socques de cuir. Rue de la Noblesse, il fut devancé par une dizaine de collégiens, qui marchaient deux par deux, riaient aux éclats, se poussaient dans la neige. Derrière eux venait un jeune professeur long et mince, lunettes bleues, barbiche noire, cigarette aux lèvres. En passant à côté de Nassiedkine, le professeur le regarda en face, de ce regard franc, amical, qu’ont au printemps les tout jeunes gens.

— Cela s’appelle aller à l’église, et encore en de tels jours ! songeait Ivan Vianorytch avec une réprobation attristée. Et c’est là un pédagogue ! L’air dissolu, la cigarette au bec ! Je crois qu’il s’appelle Dobrossierdov... Un joli monsieur, ma foi !... J’aurai l’œil sur lui.

On ne constatait pas autour de l’église le brouhaha, l’effervescence habituels. Des formes sombres gravissaient les larges degrés du parvis. Les fidèles marchaient d’un pas timide : on les eût dit épuisés, accablés sous le poids de leurs péchés ; ils se cédaient le pas, s’écartaient, attendaient leur tour.

L’intérieur de la cathédrale était mystérieusement enténébré, ce qui faisait paraître bleues les étroites fenêtres ogivales, tandis que la coupole se perdait dans l’espace. Cinq ou six cierges brûlaient devant l’iconostase, laissant dans l’ombre les faces antiques ; seul un vague reflet se jouait sur les revêtements et l’extrémité des nimbes dorés. Cela sentait l’encens, la cire brûlée, et aussi cette humidité glaciale, particulière aux vieux temples, et qui fait toujours songer à la mort. Il y avait beaucoup de monde, mais pas d’encombrement. Les gens parlaient d’une voix basse, quasi apeurée ; les toux se faisaient discrètes ; chaque son se répercutait, amplifié, sous les immenses voûtes de pierre. Dans le bas-côté gauche, le jeune grainetier Bardyguine psalmodiait les Heures d’une voix étranglée, comme si un croûton de pain noir lui barrait la gorge. Faisant parade de son talent de lecteur, il déclamait le texte jusqu’au bout de son souffle, agglomérait tous les mots, des propositions entières, même de nouvelles lignes, en une centaine de syllabes incompréhensibles. Parfois il s’arrêtait un instant pour reprendre haleine et prononçait en traînant le premier mot de la phrase suivante avec un redoublement théâtral des consonnes ; alors seulement, comme s’il avait acquis l’amplitude nécessaire, il bredouillait une suite de sons inintelligibles.

Ivan Vianorytch s’approcha du comptoir des cierges. Le marguillier, beau vieillard corpulent dont les cheveux gris au désordre pittoresque avaient un reflet argenté, faisait résonner dans le grand silence les pièces de cuivre en les rangeant par piles.

— Mikhaïl Mikhaïlytch ! dit Nassiedkine en lui tendant la main par-dessus le comptoir.

— Ah ! Ivan Vianorytch ! répondit le marguillier d’une voix de basse caressante, assourdie. Comment va ? Je désirerais te parler, ajouta-t-il en se garant avec la main de la lumière, pour mieux distinguer dans l’obscurité le visage de Nassiedkine. Compère, tu m’attendras un instant après complies... Entendu ?

— Pourquoi pas ?... J’attendrai.

Foulant gravement de ses socques les dalles de pierre, Ivan Vianorytch gagna sa place habituelle, dans le bas-côté droit, sous l’image de Tous les Saints, place qu’il occupait depuis neuf ans par droit d’ancienneté. Là se tenait, les mains croisées sur le ventre et poussant de profonds soupirs, un grand moujik barbu, dont le blanc touloupe sentait le suint et l’aigre. D’un air sévère, les lèvres pincées, Ivan Vianorytch effleura sa manche.

— Que signifie ce sans-gêne, mon cher ? Tu ne crains pas de prendre la place d’un autre ! dit-il d’un ton rude.

Le moujik s’inclina très bas, s’écarta avec soumission.

— Pardon, mon bon monsieur, pardon, pour l’amour du Christ.

— Que Dieu te pardonne ! rétorqua le vieillard.

La lueur jaunâtre d’un cierge se communiqua timidement à d’autres. Des langues de feu surgirent peu à peu de l’obscurité ; et la maîtrise, jusqu’alors invisible, mit une note de gaieté parmi les ténèbres lugubres de l’église. Les visages des soprani, éclairés par en-dessous, des points brillants aux yeux, les contours des joues à peine dessinés, devinrent pareils aux faces des chérubins de Murillo, qui chantent aux pieds de la Vierge, en déployant des rouleaux de musique. Par-dessous les moustaches de ceux qui se tenaient derrière, des dents blanches étincelaient. Les basses s’éclaircissaient la voix, rugissaient du fond du chœur, tels des monstres débonnaires. Le son grêle et bourdonnant du diapason se propagea. Le maître de chapelle, petit homme chauve, replet, en longue redingote, plus large de dos que d’épaules, donna le ton d’une voix frêle, soigneusement, comme s’il communiquait au chœur quelque tendre mystère. La foule s’agita, soupira, se calma.

Devançant les chanteurs, Nassiedkine murmura avec ferveur le premier verset du cantique :

 

— Sois mon guide et mon protecteur dans la voie du salut.

 

Harmonieux et tristes, les sons déferlaient de la maîtrise ; mais avant d’atteindre l’immensité de la coupole, ils se répercutaient aux voûtes de pierre, et l’on aurait dit, de prime abord, que plusieurs chœurs chantaient à tous les coins du sombre édifice.

Le premier vicaire de la cathédrale, le Père Eugène, apparut à l’autel, clignant vers la foule ses yeux bleus de myope ; c’était un petit vieillard propret, ressemblant de visage à saint Nicolas, tel qu’on le peint sur les images. Il portait une simple étole noire par-dessus la soutane, et cette simplicité du costume sacerdotal, la démarche faible, épuisée du prêtre, ses yeux clignotants s’harmonisaient d’une façon touchante avec les sentiments de pénitence des fidèles, avec le silence et l’obscurité du lieu.

Les chanteurs se turent, et à leur suite, l’un après l’autre, les chœurs invisibles dans les coins et la coupole. D’une voix basse, légèrement tremblante, suppliante, qui contrastait par son naturel avec la déclamation habituelle à l’église, le prêtre prononça les premières paroles du grand canon[1] :

— Par où commencerai-je à pleurer les actes de mon existence perverse ? Quel sera maintenant, ô Christ, le début de ma lamentation ?...

— Aie pitié de moi, Seigneur, aie pitié ! sanglota le chœur.

« Le début de ma lamentation ! » répéta mentalement Ivan Vianorytch, qui sentit un frisson lui glacer le dos. Quelles paroles !...

Son imagination lui dépeignit soudain un ascète courbé sous le poids des ans. Le voilà revenu dans sa misérable cellule, tard le soir, après un service accablant, se tenant à peine sur ses pieds malades, apportant dans les plis de son vêtement, orné des emblèmes de la mort, l’odeur de l’encens et de la cire... Silence, demi-obscurité... Le lumignon vacille devant les sombres images... Sur le plancher, en guise de lit, un cercueil ouvert... Avec un gémissement de douleur, le moine se met sur ses genoux meurtris. Il a en perspective toute une nuit de prières, de soupirs passionnés, de sanglots amers et doux, qui secoueront son corps débile... Et, pressentant l’approche des larmes bienheureuses, le cénobite repasse en esprit toute sa vie innocente, baignée de pleurs quotidiens, attend l’inspiration divine. « Par où commencerai-je à pleurer ? »...

« En vérité ! Je me retirerai dans un monastère ! décida soudain Ivan Vianorytch ému. Que m’importent les soucis du monde ! »

— J’ai souillé la pureté de mon corps créé à l’image et à la ressemblance de Dieu.

« Oui, je m’y retirerai sans plus attendre. Là-bas règnent la paix, la noblesse, l’humilité, tandis qu’ici... Seigneur... ce ne sont que haines réciproques, calomnies, intrigues... À vrai dire, pour ma faible part, je travaille au bien commun : quand il le faut, je mets en garde, j’avertis, j’ouvre les yeux, je ramène sur la bonne voie. Mais il faut songer à soi ; la mort n’attend pas ; il faut se préoccuper de son âme. »

Près de Nassiedkine, on entendit le froufrou d’une robe de soie. Une dame de haute stature, simplement vêtue de noir, s’avança jusqu’au chœur, et prit place dans une niche profonde, se confondant avec son obscurité. Mais Ivan Vianorytch avait eu le temps d’entrevoir son charmant visage, ses grands yeux tristes sous de fins sourcils.

Toute la ville — et Ivan Vianorytch plus que les autres — connaissait l’histoire tragique de cette femme. Ses parents, petits commerçants, l’avaient mariée à un négociant en bois millionnaire, Stcherbatchev, un veuf de quarante ans plus âgé qu’elle, qui passait pour avoir fait périr sous les coups ses deux premières femmes. Bien qu’approchant de la soixantaine, Stcherbatchev était encore si robuste que, durant ses orgies, il brisait à coups de poing les tables de marbre des restaurants et arrachait seul un réverbère. Une fois qu’il était parti au loin, pour affaires, il revint inopinément et surprit sa femme avec un commis beau garçon. On disait qu’il avait été prévenu par une lettre anonyme. Sans toucher le commis, il lui ordonna de gagner à quatre pattes le vestibule à travers toutes les pièces. Puis il assouvit sur sa femme la férocité de son âme abjecte. Après l’avoir terrassée à coups de poing et meurtrie jusqu’à n’en plus pouvoir avec ses énormes souliers ferrés, il appela les domestiques mâles, ordonna de la déshabiller complètement et, en se relayant avec le cocher, flagella son corps magnifique jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une plaie.

Deux ans avaient passé depuis lors. La robuste constitution de la jeune femme résista miraculeusement à cette torture, mais son âme brisée devint servile ; elle renonça au monde. Elle n’allait nulle part, ne recevait personne, faisait seulement de rares apparitions à l’église, provoquant un murmure de curiosité parmi les cancaniers de la petite ville. Depuis la nuit terrible, Stcherbatchev, prétendait-on, n’adressait plus la parole à sa femme ; quand il s’absentait, il l’enfermait à clef, ordonnant aux portiers de coucher au seuil de sa chambre.

« Dieu a tout disposé à l’avance ! songeait pieusement Nassiedkine avec une joie maligne, en lorgnant la niche où se profilait la haute silhouette féminine. S’il ne s’était pas trouvé à temps des gens de bien, maintenant encore, au lieu de prier et de te repentir, tu te galvauderais en joyeuse compagnie. Mieux vaut te conduire en chrétienne... Seigneur, pardonne-moi mes péchés... C’est cela, prie, ma bonne. La prière adoucit le cœur et détourne du mal... »

— Et moi aussi, Dieu de miséricorde, je t’offre les larmes de la pécheresse ! proférait le petit prêtre d’une voix douce, sénile.

— Seigneur, aie pitié de moi ! lui répondit le chœur dans un profond gémissement de contrition.

Les épaules de Mme Stcherbatchev se mirent à trembler. Elle se couvrit le visage de ses mains, tomba à genoux.

« Et moi aussi, Seigneur, et moi aussi, je t’offre les larmes de la pécheresse ! » songeait Ivan Vianorytch avec un sentiment d’humiliation volontaire.

Mais cette humilité ne lui déplaisait pas. Au fond du cœur, il savait bien que sa vie était pure, irréprochable, qu’il avait loyalement servi sa patrie durant trente-cinq ans, qu’il observait rigoureusement les jeûnes et dénonçait l’iniquité. Sans oser formuler ces pensées orgueilleuses, et tout en feignant de croire qu’il ne les avait pas dans le cœur, il s’attendait avec fierté à trouver au paradis, préparée à son intention, une place confortable, dans le genre de celle que ses mérites et la considération générale lui avaient valu, à l’église, sous l’image de Tous les Saints.

Il avait envie de pleurer, les larmes lui piquaient les yeux, mais ne venaient pas. Alors, fixant un cierge, il se mit à contracter la gorge, comme pour bâiller, à respirer précipitamment, et enfin elles coulèrent toutes seules — des larmes abondantes, bienheureuses rafraîchissantes.

L’office était terminé. La foule s’écoulait en silence. Remuant avec peine ses pieds rhumatisants, le Père Eugène quitta le chœur, en adressant un signe de tête amical à Nassiedkine, qu’il avait reconnu. Mme Stcherbatchev passa ; sa démarche timide contrastait avec ses formes opulentes... Ivan Vianorytch sortit le dernier en compagnie du marguillier.

— Le Père Eugène chante les complies d’une façon bien édifiante, dit celui-ci en descendant les degrés. Il vous transperce l’âme.

— C’est vrai, acquiesça Nassiedkine. De quelle affaire voulais-tu me parler, Mikhaïl Mikhaïlytch ?

— Voici, compère : as-tu de l’argent disponible ?

— Hum !... De l’argent ?

— Ne t’emballe pas. Réponds à ma question.

— Il en faut beaucoup ?

— Une bagatelle... Trois, disons quatre mille roubles.

— Eh bien, je les ai, proféra Ivan Vianorytch défiant. Explique-toi : pour qui est-ce ?

— Que de façons ! Alors, tu n’as pas confiance en moi ? Du moment que j’en parle, c’est une affaire sûre. Je ne me serais pas adressé à toi, si j’avais eu de l’argent liquide. Il faut tirer d’affaire Aprianine, il a des paiements à effectuer et ses traites ne rentrent pas.

— Ah, ah ! proféra Nassiedkine pensif. À quel taux ?

Mikhaïl Mikhaïlytch renifla, lui donna une tape amicale.

— Ah ! le malin singe ! Je t’ai dit de ne pas t’inquiéter, en voilà assez. Vingt pour cent pour six mois, ça te suffit ? Eh bien... il n’y a pas à tortiller. Au revoir. Je vais à droite. Passe demain matin, nous causerons.

— C’est entendu, je viendrai, soupira Ivan Vianorytch. Au revoir, Mikhaïl Mikhaïlytch.

— Mes hommages, Ivan Vianorytch.

Ils se séparèrent. Faisant résonner ses socques sur les trottoirs de bois, Nassiedkine ne cessait de soupirer, l’air contrit, mais satisfait dans son for intérieur. Sa pelisse était encore imprégnée de l’atmosphère de l’église ; son dos ressentait une douce fatigue après la longue station debout ; il avait à l’âme la même lassitude paisible, heureuse.

La petite ville dormait déjà. Personne dans les rues. Dans le voisinage, derrière une palissade, un chien aboyait paresseusement, ne sachant que faire. Le clair crépuscule d’avril s’obscurcissait ; au couchant le ciel était d’un vert tendre, et sur les rameaux dénudés on sentait le ton vert sombre du printemps.

La maison de Nassiedkine apparut au loin. Il n’y avait pas de lumière à l’intérieur, mais les rideaux de tulle rosissaient sous le reflet de la veilleuse.

« Et moi aussi, Seigneur, je t’offre les larmes de la pécheresse ! » songea de nouveau Ivan Vianorytch attendri.

« Nigaud ! s’interrompit-il soudain. J’ai oublié la boîte aux lettres. »

Il revint sur ses pas. En entendant les lettres heurter le fond en fer de la boîte, il croisa encore plus étroitement sa chaude pelisse et poursuivit son chemin. Afin de revenir aux précédentes réflexions agréables sur sa maison, sur les intérêts, la douceur de prier, les péchés des autres et sa propre innocence, il murmura encore une fois avec émotion, en hochant la tête :

— Moi aussi, Seigneur, je t’offre les larmes de la pécheresse.

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 20 septembre 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Sous le nom de canon, l’Église d’Orient entend une composition poétique comprenant neuf parties appelées odes et divisées elles-mêmes en tropaires : le grand canon, ainsi nommé à cause du très grand nombre de tropaires qui le compose, se récite seulement à certains jours du carême. — H. M.