LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Kouprine

(Куприн Александр Иванович)

1870 – 1938

 

 

 

 

OLÉSSIA LA SORCIÈRE

(Олеся)

 

 

 

1896

 

 

 

 

 


Traduction de Marc Semenoff parue dans la Revue de Paris, année 29, 1922.

 

Ce texte est publié avec l’accord des héritiers de Marc Semenoff ; le téléchargement est autorisé pour un usage personnel, mais toute reproduction est strictement interdite.

 

 

 

 


TABLE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

 

 

 

 

 

I

Iarmola, le garde forestier qui me servait de domestique, cuisinier et compagnon de chasse, entra dans la chambre, courbé sous une lourde charge de bois dont il se débarrassa aussitôt en la jetant bruyamment par terre.

— Oh ! panitch[1], quel vent terrible, dehors ! fit-il, soufflant sur ses doigts glacés et s’asseyant devant le poêle. — Il faut chauffer dur ici... Vous permettez, panitch ?

— Alors, demain, nous n’irons pas au lièvre, hein ? Qu’en dis-tu, Iarmola ?

— Non... impossible... écoutez-moi cette tempête... le lièvre doit se cacher... rien ne bouge... pas un mouvement... et quant à demain, toute trace de la bête aura disparu !

Le destin m’avait jeté pour six longs mois dans un village perdu du gouvernement de Volhynsk, aux confins de Poliessié, et la chasse était devenue mon unique occupation, mon seul plaisir. J’avoue que le jour où l’on me proposa d’aller à la campagne, je ne pensais pas m’y ennuyer aussi intolérablement. Je partis même avec joie... « Poliessié... la solitude... l’intimité de la nature... des mœurs simples... des êtres primitifs », me disais-je en wagon, « un peuple qui m’est complètement inconnu, avec des coutumes étranges, une langue originale... et, certainement, une multitude de légendes poétiques, de traditions, de chants. »

Or, à cette époque (autant raconter tout), j’avais réussi à faire passer dans un petit journal une nouvelle, récit de deux assassinats et d’un suicide... je connaissais théoriquement l’utilité pour les écrivains d’observer les mœurs populaires.

Mais... les paysans de l’endroit se distinguaient-ils par un caractère spécialement, obstinément renfermé ou m’y étais-je mal pris ? nos rapports restèrent lointains : en me voyant, ils ôtaient leur chapeau, puis, passant près de moi, ils prononçaient sèchement : gaï boug, ce qui signifiait sans doute : pomogaï bog[2]. Lorsque j’essayai de leur parler, ils me regardaient avec étonnement, refusaient de comprendre les questions les plus simples et voulaient baiser mes mains — coutume ancienne datant du servage polonais.

Je lus très vite les livres que j’avais. Et bien que cela me parût tout d’abord désagréable, je fis — par ennui — une tentative pour me lier avec l’« intelligentsia » du district. Je connus le prêtre, habitant à quinze verstes du village, le pane[3] organiste, l’ouriadnik[4] et un commis d’une propriété voisine, ancien sous-officier en retraite, mais je ne fus guère plus heureux avec ces nouvelles relations.

Je m’occupai ensuite de guérir les habitants du bourg. J’avais à ma disposition : de l’huile de ricin, de l’acide phénique, de l’acide borique, de l’iode. Malheureusement, il me fut le plus souvent impossible de formuler un diagnostic : je manquais de connaissances, et les symptômes de leurs maladies étaient toujours les mêmes chez mes clients : « j’ai mal au milieu », « je ne peux ni boire ni manger ».

Une vieille vient me voir. Confuse, elle s’essuie le nez avec l’index de la main droite, sort deux œufs de sa poitrine, découvrant ainsi sa chair brunie, et les pose sur la table. Puis elle saisit mes mains et veut à toute force les baiser. Je me dégage, essayant de calmer la vieille : « Voyons, brave femme... laisse... je ne suis pas un pope... ces choses-là ne me conviennent pas... où as-tu mal ? »

— Là... au milieu, panitch... ce qui s’appelle le vrai milieu... absolument pas moyen de rien avaler.

— Il y a longtemps que tu souffres ?

— Est-ce que je sais, moi ? — répondit-elle en jetant sur moi un regard interrogateur. — Et ça me brûle, ca me brûle... je ne puis ni boire, ni manger...

Malgré tous mes efforts, je ne puis obtenir un renseignement plus précis.

— Ne vous inquiétez donc pas, ils guériront eux-mêmes — me dit un jour le commis sous-officier. — Ça durcira... comme sur un chien... Savez-vous que j’emploie toujours le même médicament : l’ammoniaque. Un moujik entre chez moi. « Qu’est-ce que tu veux ? — Je suis malade. » Je lui fourre aussitôt sous le nez un flacon d’ammoniaque. « Respire ! » Il renifle. « Encore... plus fort ! » Il renifle de nouveau. « Eh bien, cela va mieux ? — Comme si que ça m’allégeait. — Alors, va... et que le seigneur soit avec toi. »

Ces baisers des paysans me répugnaient profondément. (Il y avait même des moujiks qui se jetaient à mes pieds, luttant presque avec moi pour lécher mes bottes.) Ce n’était pas l’élan d’un cœur reconnaissant, mais une habitude rebutante née de siècles de servitude et d’oppression. Et je demeurais pétrifié en voyant avec quelle gravité imperturbable le commis sous-officier, et l’ouriadnik livraient leurs grosses mains rouges aux lèvres des paysans...

Il ne me restait que la chasse. Mais il fit si mauvais temps au mois de janvier qu’il devint impossible de chasser. Le jour, un vent terrible soufflait et durant la nuit, sur la neige couverte d’une sorte de croûte glacée, le lièvre courait sans laisser de trace. Je m’enfermais chez moi, j’écoutais les sifflements de la tempête et m’ennuyais terriblement. C’est pourquoi je me raccrochai à l’unique et innocente distraction qui se présenta : celle d’apprendre à écrire au garde forestier, Iarmola.

Notre travail commença d’une manière assez originale. Écrivant un jour une lettre, je sentis brusquement que quelqu’un se tenait derrière moi. Je me retournai et vis Iarmola qui s’était approché, sans bruit, comme toujours, avec ses bottes de tille.

— Qu’y a-t-il, Iarmola ? — demandai-je.

— Je suis émerveillé... comment faites-vous pour écrire ?... J’aurais bien voulu... non, non... pas comme vous, — fit-il rapidement tout confus, en remarquant mon sourire. — Simplement mon nom de famille...

— Et pourquoi cela ? — dis-je, étonné.

Iarmola était considéré comme le moujik le plus pauvre et le plus paresseux de tout le village de Perebrod ; il buvait tout ce qu’il gagnait et ses bœufs étaient les plus mal soignés du pays. Il n’avait vraiment pas besoin, selon moi, d’apprendre à écrire. Sceptique, je l’interrogeai de nouveau.

— Et pourquoi veux-tu savoir écrire ton nom de famille ?

— Voilà, panitch, — répondit Iarmola d’une voix très douce. — Nous n’avons personne à Perebrod qui sache écrire. Quand il faut signer un papier quelconque ou lorsqu’il y a affaire dans le district... n’importe quoi... personne ne peut... Le staroste ne fait que mettre son cachet... sans savoir ce qui est écrit... Il serait utile pour tous... si quelqu’un savait signer.

Iarmola, ce braconnier consommé, ce vagabond insouciant dont l’opinion n’avait jamais compté pour l’assemblée du village, témoignait un intérêt aussi vif à la cause générale ! J’en fus ému et proposai moi-même de lui donner des leçons. Ah, la tâche difficile que de lui apprendre à bien lire et écrire ! Iarmola, qui connaissait tous les sentiers de sa forêt, même chacun des arbres, qui s’orientait aussi facilement dans ses bois la nuit que le jour, et distinguait immédiatement par leurs traces les loups, les lièvres et les renards des environs, — ce même Iarmola n’arrivait pas à comprendre pourquoi, par exemple, les lettres m et a réunies faisaient ma. Il méditait ordinairement pendant dix longues minutes ce grave problème, en se donnant beaucoup de peine. Souvent même, il réfléchissait plus longtemps encore et son visage maigre, hâlé, aux yeux creux, disparaissant presque dans une grande barbe noire et de longues moustaches, exprimait une suprême tension intellectuelle.

— Eh bien, Iarmola... dis ma... Prononce simplement ma, — insistais-je. — Ne regarde pas le papier, regarde-moi... comme cela... Alors... dis ma.

Iarmola soupirait profondément, posait la touche[5] sur la table et répondait d’une voix ferme mais triste :

— Non... je ne peux pas.

— Mais pourquoi ne peux-tu pas ? C’est si facile. Dis simplement... tout bêtement... ma, comme je le dis.

— Non... je ne peux pas, panitch... j’ai oublié...

Toutes les méthodes, les raisonnements les plus divers demeuraient vains devant cette prodigieuse incompréhension. Mais le désir qu’avait Iarmola de s’instruire ne faiblissait pas.

— Je voudrais seulement pouvoir écrire mon nom de famille, — me demandait-il d’un air timide. — Je n’ai besoin de rien d’autre. Mon nom de famille et c’est tout : Iarmola Poproujouk... et ce sera tout.

J’abandonnai définitivement tout espoir de lui apprendre à lire et à écrire intelligemment, mais il nous restait encore à employer la manière mécanique. À mon grand étonnement, ce dernier moyen lui fut plus accessible : à la fin du deuxième mois nous avions presque triomphé du nom de famille. Pour faciliter la tâche, nous décidâmes, d’un commun accord, de ne pas nous occuper du prénom.

Le soir, après avoir allumé les poêles, Iarmola attendait impatiemment mon appel.

— Eh bien, Iarmola, au travail —, disais-je.

Il s’approchait en biais de la table, s’accoudait, passait le porte-plume à travers ses doigts noirs, maladroits et raides, puis me demandait, en levant les sourcils :

— Puis-je écrire ?

— Écris.

Iarmola traçait résolument la première lettre P. (Nous avions appelé cette lettre : « deux bâtons sur lesquels se pose une solive[6] »). Puis il jetait sur moi un regard interrogateur.

— Pourquoi ne continues-tu pas ? Tu as oublié ?

— J’ai oublié... — et Iarmola hochait la tête avec dépit.

— Ah, quel type ! allons... dessine une roue...

— Ah oui ! Une roue, une roue !... Je sais...

Iarmola s’animait et, après beaucoup d’efforts, faisait un dessin très allongé vers le sommet et ressemblant par ses contours à la mer Caspienne. Il admirait ensuite son œuvre, penchant la tête à droite, à gauche et clignant les yeux.

— Tu as donc fini ?... Continue...

— Attendez un peu, panitch... un instant...

Il restait pensif quelques minutes puis demandait timidement :

— C’est comme la première lettre ?

— Très bien. Écris.

C’est ainsi que peu à peu nous arrivâmes à la dernière lettre k. (Nous éliminâmes le signe dur[7].) Iarmola écrivait la lettre k comme un bâton avec au milieu une partie tortue qui s’ajoute.

— Qu’en pensez-vous, panitch, — disait parfois Iarmola après avoir fini d’écrire Poproujouk, et regardant ce nom avec une fierté presque amoureuse, — si je travaillais encore cinq ou six mois, je saurais très bien l’écrire. Qu’en pensez-vous ?

 

II

Iarmola, accroupi devant le poêle, attise le feu, tandis que j’arpente la pièce à grands pas. La maison du propriétaire foncier a douze pièces, j’en occupe une : l’ancienne chambre des divans. Les autres sont fermées à clef ; des portraits du XVIIIe siècle, des bronzes merveilleux et des meubles anciens y moisissent, immobiles et solennels.

Le vent siffle puis se déchaîne derrière les murs de la maison, tel un vieux diable nu glacé par le froid. Un rire sauvage, des cris et des plaintes se distinguent dans son rugissement. La tempête a encore augmenté vers le soir ; quelqu’un semble jeter du dehors sur les vitres des fenêtres des poignées de neige fine et sèche. La forêt toute proche murmure et gronde, remplie d’incessantes menaces, sourdes et mystérieuses...

Le vent pénètre dans les chambres vides, s’engouffre en hurlant dans les cheminées, et la vieille maison, toute tremblante, pleine de lézardes, à moitié écroulée, se ranime ; tous ces bruits étranges que j’écoute avec angoisse semblent la ressusciter... Dans la salle blanche on pousse des soupirs, profonds, intermittents, douloureux... Très loin, des planches pourries remuent et grincent, comme sous des pas lourds et étouffés... Et j’ai encore cette sensation très nette... dans la chambre voisine, dans le corridor, quelqu’un serre le bouton de porte prudemment, obstinément ; puis, pris soudain d’une rage folle, court à travers la maison et fait claquer sauvagement tous les volets et toutes les portes. Ce même quelqu’un entre ensuite dans la cheminée et gémit tristement, sans discontinuer, élevant sa voix jusqu’à la rendre perçante, ou la baissant jusqu’au mugissement animal. Brusquement, cet hôte redoutable surgit, Dieu sait comment, dans ma chambre, court derrière moi en me glaçant le dos, s’approche de la lampe et fait vaciller sa flamme qui éclaire mal sous l’abat-jour vert.

Une inquiétude étrange et vague s’empare de moi. L’hiver est dur, terrible, j’habite une vieille maison, au milieu d’un village perdu dans les bois, enfoui sous la neige, à des centaines de verstes de toute ville, loin de toute société, privé du rire de la femme, de l’entretien de l’homme... Et je me dis que cette nuit de tempête durera des années, des dizaines d’années, se prolongera jusqu’à ma mort... le vent rugira derrière les fenêtres, la lumière restera aussi terne sous l’abat-jour vert de la lampe, j’arpenterai avec la même angoisse cette pièce et Iarmola, silencieux et concentré, demeurera éternellement accroupi près de son poêle... Iarmola, cet être bizarre, cet étranger toujours si indifférent à l’égard de tout, à l’égard de sa famille qui meurt de faim, du rugissement de la tempête et de mon inquiétude indéfinissable, dévorante.

Le besoin irrésistible me saisit de rompre cet intolérable silence par un semblant de parole humaine et je demande :

— Qu’en penses-tu, Iarmola... d’où nous vient ce vent aujourd’hui ?

— Le vent, — répond Iarmola, levant paresseusement la tête. — Panitch ne sait donc pas ?

— Naturellement non... Comment le saurais-je ?

— Vraiment... vous ne le savez pas ! — Et Iarmola s’anima brusquement. — Je vais vous dire, — continua-t-il d’un ton plein de mystère. — Je vais vous l’expliquer. Quand une viedmaka vient au monde, le magicien s’amuse !...

— Une viedmaka... c’est une sorcière, chez vous.

— Parfaitement... oui, une sorcière !

Je me jetai avidement sur la proie qui s’offrait.

— Qui sait ? — me dis-je. — Peut-être vais-je pouvoir faire sortir de lui quelque histoire intéressante... de sorcellerie, de trésors cachés, de vampires.

— Vous avez donc des sorcières, ici, à Poliéssié ? — demandai-je.

— Je ne sais pas... peut-être ? — fit Iarmola redevenu indifférent et froid, et se penchant à nouveau vers le poêle. Les vieux racontent qu’il y en eut... Mensonge, sans doute...

Je fus déçu. Iarmola était un silencieux obstiné et je perdis tout espoir de le faire parler sur cet intéressant sujet. À mon grand étonnement, il reprit brusquement et avec nonchalance, le regard fixé sur le poêle :

— Nous avions ici une sorcière... il y a cinq ans... Les gars l’ont chassée du village !...

— Où l’ont-ils chassée ?

— Où ?... Dans la forêt, naturellement... il n’y a pas d’autre endroit... On mit en pièces sa chaumière afin que pas un maudit morceau n’en restât... Quant à elle... elle fut traînée par les cheveux comme une bête...

— Pourquoi l’avoir ainsi maltraitée ?

— Elle faisait beaucoup de mal... se brouillait avec tous, versait du poison dans les maisons, liait et tordait le blé... Un jour, elle demanda un zlot (15 kopecks) à l’une de nos jeunes femmes. « Laisse-moi, je n’ai pas de zlot », répond celle-ci. « Attends un peu, tu t’en souviendras... de ne pas m’avoir donné de zlot... » Et croyez-vous, panitch... depuis ce jour-là l’enfant de la femme n’a pas cessé d’être malade... maladie après maladie... et il est mort !... Et c’est pourquoi les gars du bourg ont chassé la sorcière... Ah ! si on pouvait lui crever les yeux !...

— Et où se trouve cette sorcière aujourd’hui ? — demandai-je, curieux.

— ... La sorcière ? — répéta Iarmola, lentement selon son habitude. — Est-ce que je sais, moi ?

— Elle n’a donc pas laissé de parent dans le village ?

— Aucun... c’était une étrangère... une katssapka[8], une tzigane... J’étais encore un petit gamin lorsqu’elle arriva dans le village avec un enfant, sa fille ou sa petite-fille... On les a chassées toutes deux...

— Et personne ne va la voir... pour la bonne aventure... ou pour prendre quelques herbes ?...

— Les babis[9] y courent, — répondit Iarmola d’un ton lointain.

— Ah !... Alors, on sait où elle habite.

— Moi, je n’en sais rien... Il y a des gens qui disent.., que c’est près de Bissov Kout... vous savez... le marais, près du chemin Irinovski... Elle y a creusé son nid dans ce marais, engeance maudite !

Une sorcière, vraie, vivante... une sorcière de Poliéssié habite à dix verstes de ma maison !... Cette pensée m’émut vivement, m’agita.

— Écoute, Iarmola, — dis-je au garde forestier, — et comment pourrais-je la connaître, cette sorcière ?

— Tphou ! — cracha Iarmola, indigné. — Le beau trésor que vous désirez !...

— Trésor ou non, j’irai la voir... Dès que les journées seront plus chaudes, j’irai... Et tu m’accompagneras, naturellement...

Ces dernières paroles firent bondir Iarmola.

— ... Moi ? — s’écria-t-il avec colère. — Pour rien au monde... advienne que pourra... mais je n’irai pas !

— En voilà des bêtises... tu viendras !

— Je n’irai point, panitch... pour rien au monde... Que moi ! cria-t-il, soulevé de nouveau par la fureur... que j’aille, moi, jusqu’à la cabane de cette maudite... Dieu m’en garde ! Et je ne vous le conseille pas, panitch.

— Comme tu veux... mais j’irai... Je serai curieux de la connaître !

— Il n’y a rien de curieux là-dedans, — grommela Iarmola, fermant le poêle bruyamment...

Une heure plus tard, après qu’il eut desservi le samovar et pris du thé dans le sombre vestibule, je lui demandai, au moment même où il s’apprêtait à partir chez lui :

— Quel est le nom de la sorcière ?

— Manouïlikha, — répondit Iarmola d’un air sombre.

Le garde forestier ne manifestait jamais ses sentiments, mais je le savais très attaché à moi. Il m’aimait à cause de notre passion commune pour la chasse, et parce que j’étais simple avec lui, que je venais souvent en aide à sa famille et surtout parce que, seul au monde, je ne lui reprochais point son ivrognerie. Iarmola ne supportait ces reproches de personne. Ma résolution de connaître la sorcière le rendit d’une humeur exécrable : il ne cessa de renifler bruyamment toute la soirée, et en sortant, il envoya de toutes ses forces un coup de pied à son chien Riabtchik. Riabtchik se sauva en hurlant, puis, aussitôt, courut derrière Iarmola en gémissant.

 

III

Trois jours après, le temps se mit au beau. Un matin, très tôt, Iarmola entra dans ma chambre :

— Il faut nettoyer les fusils, — dit-il nonchalamment.

— Pourquoi ? — demandai-je, m’étirant sous les couvertures.

— Beaucoup de lièvres cette nuit... on n’en compte plus les traces... Peut-être que nous ?...

Je remarquai que Iarmola brûlait d’impatience d’aller chasser dans la forêt et qu’il dissimulait ce désir ardent sous une apparente indifférence. Dans le vestibule, le fusil était, en effet, tout prêt : il n’avait jamais manqué une bécasse, et cependant, près du canon, on voyait quelques pièces d’étain, là où la rouille et les gaz de la poudre avaient rongé le fer.

À peine entrés dans la forêt, nous découvrîmes les traces du lièvre : deux pattes au même niveau, puis une patte derrière l’autre. Le lièvre sorti sur la route, après avoir couru deux cents sajènes environ, s’était jeté, d’un bond prodigieux, dans un petit bois de pins.

— Maintenant, nous allons le tourner, — dit Iarmola. Avant le poteau suivant, nous l’aurons... Vous, panitch, allez...

Il réfléchit un moment à quelques indices connus de lui seul pour m’indiquer le chemin que je devais suivre.

— Allez jusqu’à la vieille auberge... Moi, je tournerai la bête en partant de Zamline. Dès que le chien l’aura chassée, je vous appellerai par un cri...

Il disparut aussitôt, comme s’il avait plongé dans l’épais buisson qui se trouvait devant nous. Je prêtai l’oreille... Pas un bruit ne trahit son pas de braconnier, pas une branche ne craqua sous ses bottes de tille.

J’allai lentement jusqu’à la vieille auberge, chaumière effondrée, et restai sur la lisière d’un petit bois planté d’arbres aux feuilles aciculaires, sous un grand pin au tronc droit et nu. Le calme était profond, le silence d’une forêt, un jour d’hiver, sans vent. D’épaisses couches de neige faisaient ployer les branches donnant aux arbres un air enchanteur de fête. Par moment, un rameau tombait et j’entendais nettement, dans sa chute, le petit bruit sec avec lequel il heurtait les autres branches au passage. À l’ombre, la neige prenait des nuances roses et bleutées. Un doux ravissement s’empara de moi devant ce silence glacial et solennel... Je croyais sentir le temps qui s’écoulait lentement et sans bruit devant moi...

Brusquement, dans l’épaisseur même de la forêt, au loin, l’aboiement de Riabtchik se fit entendre — ce cri caractéristique du chien qui court après un animal : fin, nerveux, prolongé, devenant très aigu par moments. Puis, aussitôt après, ce fut la voix de Iarmola, qui criait avec acharnement : Ou-bü, ou-bü[10]. La première syllabe était prononcée d’une voix de fausset, le seconde d’une voix de basse saccadée. (Ce cri de chasse de Poliéssié venait du verbe oubivat[11] ; je ne l’appris que bien plus tard.)

La direction de l’aboiement me fit penser que le chien courait à ma gauche, je m’élançai donc à travers la clairière pour ne pas manquer l’animal. Mais je n’avais pas encore fait vingt pas qu’un grand lièvre gris sortit du bois, puis, baissant ses longues oreilles, traversa lentement, par petits bonds, la route et disparut dans le fourré. Riabtchik apparut presque immédiatement, le suivant à toute vitesse. En me voyant, il agita faiblement sa queue, mordit hâtivement et plusieurs fois la neige et se remit à la poursuite du lièvre.

Sans un bruit, Iarmola se montra brusquement, lui aussi.

— Eh bien, panitch... pourquoi ne l’avez-vous pas abattu ? cria-t-il en faisant claquer sa langue avec un air de reproche.

— ... Mais il était loin... plus de deux cents pas...

Je paraissais si confus que Iarmola se radoucit.

— Ça ne fait rien... il ne nous échappera pas... Allez au Irinovski... le lièvre y sera dans un instant.

Je me dirigeai vers le chemin Irinovski et entendis, en effet, deux minutes après, le chien qui chassait la bête tout près de moi. Mon instinct de chasseur prit le dessus ; je courus, tenant mon fusil dans la main, à travers l’épais buisson, cassant les branches des arbres et indifférent au mal qu’elles me faisaient en me cinglant le visage. Ma course dura longtemps, je me sentis bientôt essoufflé, lorsque soudain le chien cessa d’aboyer. J’avançai plus doucement. Et il me sembla que si je continuais à marcher droit devant moi, je rencontrerais sûrement Iarmola sur la route Irinovski. Mais je compris bientôt que je m’étais égaré dans ma course. J’appelai plusieurs fois Iarmola ; il ne me répondit pas.

Machinalement, je poursuivis mon chemin. La forêt s’éclaircissait peu à peu, le terrain se faisait plus mou, plus inégal. Les traces de mes pas sur la neige s’effaçaient vite et disparaissaient sous l’eau. Plus d’une fois je m’enlisai jusqu’au genou ; je dus sauter par dessus des monceaux de terre afin d’éviter de fortes couches de mousse où les jambes enfonçaient comme dans un tapis moelleux.

Je sortis du buisson et vis devant moi un large étang circulaire, tout couvert de neige. Des saillies du sol émergeaient par endroits de la vaste nappe blanche. Sur la rive opposée de l’étang, on apercevait, à travers les arbres, le mur d’une chaumière. « C’est ici qu’habite sans doute le garde forestier d’Irinovski, — me dis-je. — Je vais aller lui demander ma route. »

Mais il n’était pas facile d’arriver jusqu’à la cabane. Je m’embourbai dans la fondrière, mes bottes prenaient l’eau et clapotaient avec bruit à chaque pas ; il me devenait impossible de les porter.

Je traversai enfin l’étang, montai sur une petite éminence et pus voir toute la chaumière. Elle ne touchait pas le sol, mais était construite sur pilotis, sans doute à cause des crues qui, au printemps, noyaient presque toute la forêt d’Irinovski. Mais, avec le temps, tout un côté de la cabane s’était affaissé, ce qui donnait à l’isba un air boiteux et triste. Des carreaux manquaient aux fenêtres ; des chiffons sales les remplaçaient, ressortant déformés au dehors.

Je levai le loquet et ouvris la porte. Il faisait sombre dans l’isbouchka, de petits cercles violets dansaient devant mes yeux, car j’étais encore ébloui par la neige, et je ne distinguai rien en entrant.

— Eh ! braves gens, y a-t-il quelqu’un à la maison ? — demandai-je d’une voix forte.

J’entendis un bruit près du fourneau. Je fis quelques pas et vis une vieille assise par terre. Un tas de plumes de poules se trouvait près d’elle. La vieille en prenait une, puis une autre, enlevait les filets, mettait le duvet dans un panier et jetait le reste.

— Mais c’est... la sorcière d’Irinovski... Manouïlikha, — pensai-je aussitôt en fixant plus attentivement la babouchka[12]. Et, en effet, je reconnus tous les traits de la baba-ïagha[13], tels que la légende populaire les a immortalisés : joues maigres, très creuses, menton aigu et tremblant qui touche presque un nez long et crochu ; une bouche édentée ne cessant de remuer comme si elle mâchait et remâchait quelque chose ; des yeux ternes, et sortant des orbites bleus, sans doute, autrefois et devenus froids et ronds, des yeux d’oiseau de proie, avec de petites paupières rouges.

— Bonjour, vieille, — dis-je le plus aimablement possible. Ne serait-ce pas toi qui t’appelles Manouïlikha ?

Un bruit rauque, une sorte de gargouillement se fit entendre dans la poitrine de la sorcière, puis des sons étranges sortirent de sa bouche, semblables au croassement étouffé d’un vieux corbeau ou à une voix de fausset qui se déchirerait :

— Les braves gens m’appelaient Manouïlikha... dans le temps... peut-être ? Aujourd’hui on me glorifie du nom de canard... Qu’est-ce que tu veux ? — demanda-t-elle avec hostilité et sans abandonner son occupation monotone.

— Eh ! babouchka... je me suis égaré... Aurais-tu un peu de lait par hasard ?

— Pas de lait ! — répondit la vieille d’un ton brutal et sec. — Vous êtes beaucoup à errer dans les bois... On ne peut nourrir ni désaltérer tout le monde...

— Tu n’es pas très tendre pour tes hôtes, babouchka.

— C’est vrai, batiouchka... je ne suis pas tendre du tout... Ici, on ne prépare aucune victuaille pour vous... Tu arrives fatigué... reste assis, personne ne te met dehors... Tu connais le dicton : « Vous pouvez venir vous reposer sur notre talus, entendre la musique de nos fêtes, mais pour ce qui est d’aller dîner chez nous, laissez-nous réfléchir... » Voilà !

Ce parler de la vieille trahissait son origine. Ici, à Poliéssié, on ne pouvait ni aimer ni comprendre cette langue brève, pimentée de traits d’esprit, de saillies dont les Russes du Nord, beaux parleurs, sont prodigues. La sorcière continuait machinalement son travail, tout en marmottant des paroles de plus en plus basses et inintelligibles. Je ne distinguais que des phrases sans suite : « Voilà comme elle est la babouchka Manouïlikha... Qui est-il ? impossible de le savoir !... Le nombre de mes années est grand... une vraie pie, du vif-argent dans les veines, elle se trémousse, s’agite. »

J’écoutais en silence, et la pensée soudaine que je me trouvais en présence d’une folle fit naître en moi un sentiment d’épouvante et d’horreur. Cependant j’avais eu le temps d’examiner l’intérieur de l’isba : une large cheminée toute dévernie en remplissait la plus grande partie ; pas d’image, point d’icône. On ne voyait sur les murs aucun chasseur aux moustaches vertes suivi de chiens violets, aucun portrait de général inconnu. C’étaient des poignées d’herbes sèches qui pendaient, des paquets de racines écrasées et des ustensiles de cuisine. Je ne vis ni chat noir ni hibou ; mais deux grands étourneaux tachetés me regardaient de la cheminée avec étonnement et méfiance.

— Babouchka... pourrai-je au moins boire de l’eau chez vous ? — demandai-je en haussant la voix.

— Là-bas... dans la cuve, — indiqua la vieille.

L’eau avait un goût de rouille. Après avoir remercié la sorcière (sans qu’elle fît la moindre attention à mes paroles), je lui demandai comment gagner le chemin Irinovski.

Elle leva brusquement la tête, me fixa froidement de ses yeux d’oiseau de proie et répondit précipitamment :

— Va, va... suis ta route, mon brave... Tu n’as rien à voir ici... Cette isba n’est point faite pour des hôtes... Va-t’en, batiouchka, va-t’en...

Il ne me restait, en effet, qu’à partir. Mais il me vint à l’idée de tenter une dernière fois d’amadouer cette terrible sorcière. Je sortis de ma poche une pièce de vingt-cinq kopecks en argent, toute neuve et la tendis à Manouïlikha. Je ne me trompai pas : la vieille s’agita à la vue de l’argent, ses yeux s’ouvrirent davantage et elle voulut prendre la pièce dans ses doigts crochus et tremblants.

— Ah, non, babka Manouïlikha... je ne la donnerai pas pour rien, — dis-je en manière de taquinerie, cachant la pièce. — Allons... fais-moi les cartes...

Le vieux visage, terre cuite, tout ridé de la sorcière se tordit en une grimace. Elle semblait hésiter en regardant mon poing fermé où se trouvait l’argent, mais la cupidité triompha.

— Eh bien, soit... allons-y, — murmura-t-elle en se levant avec peine. — Je ne dis plus la bonne aventure à personne, maintenant... mon petit ami... Je ne sais plus... Je suis devenue vieille, mes yeux ne voient plus... Enfin... pour toi...

Elle s’approcha de la table, toute courbée, s’appuyant contre le mur et tremblant à chaque pas, prit des cartes noircies et gonflées par le temps, les mêla, puis me dit :

— À toi... coupe-les, mais avec la main gauche... côté du cœur...

Après avoir craché sur ses doigts, elle se mit à étaler le jeu cabalistique. Les cartes tombaient avec un bruit mou, comme si elles avaient été mélangées à de la pâte et prenaient une forme d’étoile à huit pointes. Lorsque la dernière eut recouvert le roi, Manouïlikha me tendit la main.

— Paye-moi bien, mon bon barine... Tu seras heureux... et riche... fit-elle d’une voix chantonnante de tzigane qui mendie.

Je lui donnai la pièce d’argent. La vieille, d’un geste rapide, rappelant celui du singe, la cacha derrière l’oreille.

— Une chose de grand intérêt te vient d’une voie lointaine, — commença-t-elle en parlant très vite. — Rencontre avec la dame de carreau et entretien agréable dans une maison riche... Bientôt tu recevras une nouvelle inattendue du roi de trèfle... Quelques ennuis, puis de nouveau une petite somme d’argent... Tu seras en nombreuse compagnie... ivre... pas trop, certes, mais vraiment tu auras bu... Tu vivras longtemps... Si tu ne meurs pas à soixante-sept ans, alors...

Brusquement, elle se tut, leva la tête, parut prêter l’oreille. J’écoutai aussi... Une voix de femme, fraîche, sonore et forte, chantait en se rapprochant de l’isba. Je reconnus les paroles de la jolie chanson petite-russienne :

Ah, qu’est-ce donc ?

Seraient-ce les fleurs ou non

Qui cassent les branches de l’aubier ?

Ah ! serait-ce le sommeil ou non

Qui alourdit ma tête ?

— Allons, va-t’en, va-t’en vite, ma petite âme, — dit la vieille, l’air agité, inquiet, et en me repoussant de la table. — Tu n’as aucun besoin de flâner dans les bicoques du pays... Va... où tu voulais aller...

Elle me saisit même par la manche de ma veste et me tira vers la porte. Son visage exprimait une angoisse tout animale.

La voix qui chantait se tut brusquement tout près de l’isba ; le loquet claqua avec bruit et une jeune fille de haute taille se montra, riant dans la lumière de la porte grande ouverte. Elle tenait avec précaution dans ses mains son tablier légèrement relevé et d’où sortaient trois petites têtes d’oiseaux à la gorge rouge et aux yeux noirs brillants.

— Regarde, babouchka, ces pinsons... ils ne veulent toujours pas me quitter... — s’écria-t-elle, avec un rire sonore, — vois... comme ils sont drôles... Ils ont bien faim... et, comme un fait exprès, je n’avais pas un morceau de pain...

Mais en m’apercevant, elle se tut, toute rougissante, fronça ses sourcils noirs très fins et jeta un regard interrogateur vers la vieille.

— Ce barine est entré... il cherche son chemin, — expliqua la sorcière. — Alors, batiouchka, — dit-elle d’un air résolu en s’adressant à moi, — inutile de te rafraîchir davantage... Tu as pris un peu d’eau... Tu as bavardé... il est temps de quitter les lieux... Qu’avons-nous de commun avec toi ?

— ... Écoute, belle jeune fille, veux-tu me montrer comment gagner le chemin Irinovski... tu me rendras service, — demandai-je à la nouvelle venue. — Sinon, je mettrai des siècles à sortir de votre marais...

Le ton doux et suppliant que je donnai à ma voix dut influencer la jeune fille, car elle mit prudemment les pinsons près des étourneaux, jeta sa mante sur la table et sortit silencieusement de la chaumière.

Je la suivis.

— Ce sont de petits oiseaux apprivoisés ? — lui demandai-je après l’avoir rattrapée.

— Apprivoisés, — répondit-elle sèchement, et sans même me regarder. — Voici... fit-elle s’arrêtant devant la haie... vous voyez le sentier, là... là... entre les pins... Vous le voyez ?

— Oui.

— Suivez-le tout droit... Lorsque vous serez au grand chêne, vous tournerez à gauche... Puis toujours tout droit, tout droit à travers la forêt... Et vous serez au chemin Irinovski.

Au moment où, tendant son bras droit, elle m’indiquait ainsi le chemin, je ne pus m’empêcher de la considérer avec admiration. Elle ne ressemblait en rien aux « vierges » de Poliéssié qui, toutes, avaient la même expression épouvantée sous un voile très laid qui leur cachait le front, le menton et la bouche. Ma jeune inconnue, une grande brune d’environ vingt, vingt-cinq ans, se tenait légère et svelte. Une blouse blanche, très ample, recouvrait avec grâce sa jeune et forte poitrine. Impossible d’oublier la beauté particulière de son visage, et difficile aussi de la décrire, de s’habituer à elle. Son charme était dans ces grands yeux noirs brillants auxquels de fins sourcils, brusquement interrompus au milieu, donnaient une nuance presque insaisissable d’autorité, de ruse et de naïveté, dans le teint rose et bruni de la peau, dans le dessin volontaire de la bouche et dans la lèvre inférieure qui, plus pleine, avançait légèrement d’un petit air résolu et capricieux.

— Vous n’ayez donc pas peur de vivre ainsi dans cette solitude ? — demandai-je, m’arrêtant aussi près de la haie.

Elle haussa les épaules avec indifférence.

— Pourquoi aurions-nous peur ? Les loups n’entrent pas ici.

— Il n’y a pas que les loups... Les grandes tempêtes de neige sont dangereuses... les incendies... et bien des choses encore... Vous êtes seules ici, personne n’aura le temps de vous venir en aide...

— Et Dieu soit loué ! — s’écria-t-elle avec un geste de dédain... — Si on nous laissait toutes deux tranquilles... cela vaudrait bien mieux... tandis que...

— Tandis que ?....

— Qui apprend trop, vieillit vite, — dit-elle d’un ton tranchant. — Mais vous, qui êtes-vous ? — interrogea-t-elle inquiète.

Je devinai que la vieille et sa fille craignaient des ennuis de la part des « autorités », aussi me hâtai-je de tranquilliser la jeune fille.

— Oh ! Ne t’inquiète pas... je ne suis pas un ouriadnik, ni un scribe, ni un percepteur... bref pas un fonctionnaire, représentant de l’autorité...

— Vraiment... Vous dites la vérité ?

— Je te donne ma parole d’honneur... je suis un homme comme un autre... venu simplement dans ce pays pour me reposer quelques mois... puis je repartirai... Et si tu le désires, je ne dirai à personne que je vous ai vues ici... Me crois-tu ?

Le visage de la jeune fille s’éclaira.

— Évidemment... si vous ne mentez pas... vous me dites la vérité... Et racontez-moi... avez-vous entendu parler de nous... ou est-ce le hasard qui vous amène ?...

— Je ne sais vraiment pas comment te répondre... Certes, j’ai entendu parler de vous... et j’ai même voulu venir vous voir un jour ou l’autre... mais aujourd’hui, c’est tout à fait le hasard... je me suis égaré... Et maintenant, dis-moi pourquoi vous avez peur des hommes ? Que vous font-ils de mal ?

Elle me jeta un regard méfiant et scrutateur. Mais ma conscience était pure et je soutins ce regard sans sourciller. Alors elle me parla avec une agitation grandissante.

— Nous avons beaucoup à souffrir à cause d’eux... Les gens du peuple... ce ne serait encore rien... mais les autorités !... L’ouriadnik vient... il nous vole... le stanovoï arrive... il nous vole... Et encore avant de nous voler, il insulte la babouchka... « espèce de vieille sorcière, démon, tu es faite pour le bagne »... Ah ! Pourquoi en parler ?

— Et toi ? on ne te touche pas ? — Je posai presque machinalement cette question imprudente.

Elle leva, puis baissa la tête d’un air hautain et sûre d’elle-même, tandis qu’une expression presque méchante de triomphe brillait dans ses yeux.

— Personne ne me touche... Un jour, un arpenteur voulut s’aviser de... Le monsieur désirait quelques caresses... Il n’a pas encore oublié, sans doute, la caresse que je lui fis...

Il y avait tant d’indépendance grossière dans ces paroles, pleines de moquerie et d’orgueil que je pensais : « Ce n’est pas en vain que tu as grandi dans les bois de Poliéssié... il serait vraiment dangereux de plaisanter avec toi. »

— Est-ce que nous allons importuner les autres ? — continua-t-elle, devenant de plus en plus confiante. — Nous n’avons besoin de personne... Je vais juste une fois par an acheter du savon et du sel... et du thé pour babouchka... car elle aime le thé... Sans cela, je ne verrais personne.

— Allons... je vois que vous n’avez guère pitié des hommes. Et moi... pourrai-je venir vous rendre une courte visite de temps à autre ?...

Elle éclata de rire et son beau visage se transforma d’une manière aussi inattendue qu’étrange. Toute trace de dureté, de défiance disparut, l’expression de la jeune fille se fit claire, timide, presque enfantine.

— Mais que feriez-vous chez nous ? Nous sommes tristes, babouchka et moi... Et après tout... Venez, si vous voulez... si vous êtes un brave cœur. Seulement voilà... quand vous reviendrez chez nous, ne prenez pas votre fusil...

— Tu en as peur ?

— Pourquoi en aurais-je peur ? Je ne crains rien, — répondit-elle avec cet air si confiant en sa force que je lui connaissais déjà. — Mais j’ai horreur de ces armes... Pourquoi tuer les oiseaux et les lièvres ? Ils ne font de mal à personne et ils ont le même besoin de vivre que vous et moi... Je les aime : ils sont petits, sans défense... Allons, assez bavarder... au revoir, dit-elle avec hâte, — je ne sais comment vous appeler... — J’ai peur que babouchka me reproche d’être restée si longtemps...

Rapide et légère, elle courut vers l’isba, baissant la tête et retenant ses cheveux soulevés par le vent.

— Attends, attends, — criai-je. — Quel est ton nom ? Faisons connaissance comme il faut.

Elle s’arrêta un instant et se tourna vers moi.

— Je m’appelle Aliéna... Mais pour ce pays... Oléssia.

Je mis l’arme à l’épaule et suivis la direction qui m’avait été indiquée. Monté sur une éminence d’où partait un sentier très étroit et à peine visible, je me retournai. La jupe rouge d’Oléssia légèrement balancée par la brise se voyait encore sur le seuil de la chaumière, se détachant en une tache vive sur la neige d’une blancheur aveuglante.

Iarmola rentra une heure après moi. Suivant son habitude d’éviter toute conversation inutile, il ne me demanda pas comment et où je m’étais égaré. Il se contenta de m’interroger d’un air très lointain :

— Là... j’ai mis le lièvre dans, la cuisine... le mangerons-nous ou... désirez-vous l’envoyer à quelqu’un ?

— Et mais tu ne sais pas, Iarmola, où j’ai été aujourd’hui ? — dis-je au garde forestier, certain par avance de son étonnement.

— Pourquoi ne le saurais-je pas ? — grommela-t-il d’un ton grossier... C’est connu... chez les sorcières !...

— Comment l’as-tu appris ?

— Et pourquoi ne l’aurais-je pas appris ?... Vous ne répondiez plus à mon appel... alors je suis revenu vers vous... Eh, panitch, — ajouta-t-il d’un air où le dépit se mêlait au reproche. — Ce n’est pas à vous à vous occuper de ces affaires-là... quel péché !

 

IV

Le printemps arriva cette année-là précoce, bienveillant et brusque, comme toujours à Poliéssié. De petits ruisseaux d’une couleur sale, d’autres plus clairs, argentés, roulèrent avec bruit dans les rues des villages, écumant avec colère sur les cailloux et les pierres et charriant copeaux et plumes d’oie. Le ciel d’azur se refléta dans de grandes mares d’eau, avec de blancs nuages circulaires qui semblaient tournoyer dans l’onde ; de grosses gouttes tombaient bruyamment des toits sur la terre. Les moineaux qui avaient envahi les saules des routes pépiaient pleins d’ardeur et de force, on n’entendait plus que leurs cris. Partout la vie renaissait avec exubérance et allégresse.

La neige avait complètement disparu, sauf quelques restes boueux dans les creux du sol et les coins les plus ombragés de la forêt. La terre apparut nue, humide et, respirant le repos de l’hiver, pleine de sèves fraîches, ayant soif d’enfantements nouveaux. Une brume légère s’élevait sur les vastes champs noirs remplissant l’air de toutes les odeurs qui suivent le dégel, ces fortes senteurs printanières qui pénètrent et enivrent et restent si particulières même dans les villes. Il me semblait qu’avec ces arômes une tristesse était versée dans mon âme, cette tristesse du printemps, douce et tendre, grosse d’attentes inquiètes et de vagues pressentiments, tristesse qui enchante, fait paraître belles toutes les femmes et se nuance d’un sentiment indéfini de regret des printemps passés.

Les nuits devinrent plus chaudes ; on sentait l’œuvre créatrice de la nature invisible et rapide, dans les ténèbres humides...

Durant ces premières heures printanières, l’image d’Oléssia ne cessait de me hanter. Lorsque je restais seul, j’aimais m’étendre, fermer les yeux afin de mieux me concentrer — et évoquer sans cesse son visage moqueur ou sévère, illuminé d’un tendre sourire. J’aimais me rappeler son corps jeune, qui avait poussé dans la liberté des vieux bois aussi puissamment et harmonieusement que les sapins de la forêt et sa voix fraîche pleine de brusques intonations veloutées. — ... Dans tous ses mouvements, dans ses paroles, me disais-je, « il y a quelque chose de noble, — (dans la plus belle acception de ce terme, si vulgaire aujourd’hui) qui respire la grâce et la mesure innée »... Ce qui m’attirait aussi vers Oléssia était l’auréole du mystère qui l’entourait, la réputation de la sorcière, faite de crainte superstitieuse, et sa vie dans l’épaisseur de la forêt, près de l’étang, enfin cette foi orgueilleuse en sa puissance qui avait percé dans certaines de ses paroles...

Et c’est pourquoi je retournai à l’isbouchka sur pilotis dès que les routes furent un peu plus sèches. J’eus le soin de prendre une demi-livre de thé et une bonne quantité de sucre en vue d’adoucir, en cas de besoin, la vieille sorcière ronchonneuse.

Je trouvai les deux femmes chez elles. La vieille s’agitait auprès de la cheminée où pétillait un grand feu ; Oléssia filait du lin, assise sur un banc très haut : lorsque j’entrai, après avoir frappé, elle se retourna, le fil se cassa dans ses mains et le fuseau roula par terre.

La vieille, levant la main pour protéger sa figure contre la chaleur de la cheminée, me fixa longuement et avec colère, en fronçant les sourcils.

— Bonjour, baboussia[14], — dis-je d’une voix haute et ferme... — Tu ne me reconnais donc pas ? Rappelle-toi... je suis venu il y a un mois... je m’étais égaré ?... Tu m’as tiré les cartes...

— Je ne me souviens de rien, batiouchka, — grommela la sorcière, hochant la tête d’un air mécontent, — je ne me rappelle rien... Et qu’as-tu donc oublié ici ?... je ne comprends pas... Nous ne sommes pas une société pour toi... Nous sommes des êtres simples, quelconques... Tu n’as rien à faire ici... La forêt est grande... il y a assez de place pour ne pas se rencontrer... voilà !

Déconcerté par cet accueil si peu aimable, je demeurai confus, dans la situation stupide d’un homme qui ne sait que faire : tourner la grossièreté en plaisanterie, ou se fâcher soi-même, ou encore s’en aller sans dire un mot. Machinalement, je jetai vers Oléssia un regard trahissant ma complète impuissance. Elle eut un léger sourire dans lequel je distinguai une nuance de douce moquerie, se leva et, s’avançant vers la vieille, dit d’un ton conciliant :

— Ne crains rien, babka, ce n’est pas un homme méchant, il ne nous fera pas de mal... Asseyez-vous donc, je vous en prie, — continua-t-elle en m’indiquant un banc, dans un coin de l’antichambre et sans faire attention aux grognements de la vieille.

Encouragé par son attitude, je pensai enfin à recourir au moyen décisif.

— Comme tu es colère, aujourd’hui, baboussia... Des amis n’ont pas encore franchi le seuil de ton isba que tu te fâches... Et moi qui t’apporte des friandises, ajoutai-je en montrant mes paquets.

La vieille regarda rapidement ce que j’apportais, mais se détourna aussitôt. — Je n’ai pas besoin de tes sucreries, marmotta-t-elle furieuse, en remuant le charbon avec un attisoir... Et nous connaissons ces amis... Ils commencent par jouer aux sires aimables, puis... Qu’est-ce que tu as dans ce sac ? — demanda-t-elle en se tournant brusquement vers moi.

Je lui donnai aussitôt le thé et le sucre. Le résultat fut immédiat, et bien que la vieille ne cessât point de marmotter, ce n’était plus avec cet air désagréable du début.

Oléssia reprit son fuseau ; je m’assis près d’elle sur un petit banc très bas et branlant. La jeune fille tordait vite dans sa main gauche la filasse blanche et douce comme de la soie, tandis que le fuseau tournait dans sa main droite avec un léger bourdonnement : elle le laissait tomber presque jusqu’à terre, puis le saisissait adroitement et l’obligeait à tourner de nouveau, grâce à un mouvement rapide de ses doigts. Cet ouvrage qui paraît si simple à première vue et qui, en réalité, exige une grande adresse et une très longue habitude, avançait vite dans les mains d’Oléssia. Je regardai machinalement ces mains : elles avaient bruni et épaissi dans le travail, cependant elles étaient petites et de si jolie forme que bien des jeunes filles du monde les auraient enviées.

— Vous ne m’aviez pas dit l’autre jour que babka vous avait tiré les cartes, — dit Oléssia. Mais voyant le regard inquiet que je jetai derrière moi, elle ajouta : — Ça ne fait rien, nitchevo, elle est un peu dure d’oreille et n’entendra rien... Elle ne distingue bien que ma voix.

— En effet... elle m’a prédit des choses... Pourquoi ?

— Mais... comme ça... Je ne fais que demander... Vous y croyez donc ? — interrogea-t-elle en jetant sur moi un regard furtif.

— À quoi ?... À ce que ta babka m’a raconté... ou, en général, aux cartes ?

— Non... en général...

— Comment dire ?... La vérité est que je n’y crois guère... Et, cependant, qui sait ?... On raconte certains cas... il en est même parlé dans des livres de science... Mais j’avoue ne rien croire à ce que ta babka m’a dit... N’importe quelle baba de village débiterait ces sornettes...

Oléssia sourit.

— Vous avez raison... baboussia ne sait plus lire dans l’avenir... Elle a vieilli, elle a peur... Que vous ont dit les cartes ?

— Rien d’intéressant... J’ai même oublié... Comme toujours... une certaine voie lointaine... un trèfle heureux... Je ne me rappelle plus...

— Oui... elle est devenue mauvaise dans cet art... L’âge lui a fait oublier certaines expressions... elle n’est plus aussi forte... puis, je répète, elle a peur... et ne consent à tirer les cartes que si on la paye...

— Mais de quoi a-t-elle peur ?

— Des autorités, naturellement... L’ouriadnik vient et profère des menaces : « Moi, je puis t’enfermer quand je le veux... Tu sais ce que vous coûterait à tous de pratiquer la sorcellerie... Les travaux forcés à perpétuité dans l’île de Sakhaline »... Dites-moi, est-ce un mensonge ou non ?

— Non... il ne ment pas... je crois, en effet, que les lois sont sévères pour ces pratiques... mais tout de même pas aussi dures qu’il le dit... Et toi, Oléssia, sais-tu lire dans l’avenir ?

La jeune fille parut hésiter un moment.

— Oui... mais jamais pour de l’argent, — ajouta-t-elle précipitamment.

— Veux-tu... me tirer les cartes ?

— Non, — répondit-elle doucement mais avec fermeté, en hochant la tête.

— Pourquoi refuses-tu ?... Enfin, si ce n’est aujourd’hui, ce sera un autre jour... J’ignore pourquoi je suis certain que tu me diras la vérité.

— Non... ni aujourd’hui, ni jamais... pour rien au monde.

— Ceci n’est pas bien... Oléssia... On ne peut rien refuser au nom d’une amitié qui naît... Quelle est la raison pour laquelle tu...

— Parce que j’ai déjà tiré des cartes à votre sujet... et il est défendu de recommencer une seconde fois...

— Défendu... pourquoi ?... je ne comprends pas.

— Non, non, impossible... impossible, — murmura-t-elle avec une crainte superstitieuse. — On ne doit pas défier deux fois le sort... Ce serait mal agir... Le destin saurait, surveillerait... Il n’aime pas quand on l’interroge... C’est pourquoi nous sommes toutes si malheureuses...

Je voulus répondre à Oléssia par une plaisanterie, mais je ne le pus : ses paroles respiraient trop de conviction profonde, trop de force. Lorsque, parlant du destin, elle jeta un regard étrange et craintif vers la porte, malgré moi je tournai aussi la tête de ce côté.

Oléssia jeta brusquement le fuseau et sa main effleura la mienne.

— Non... il vaut mieux me taire — fit-elle, et il me sembla que son regard me suppliait de ne pas l’interroger davantage. — Je vous en prie... ne me demandez rien... Ce qui vous concerne n’est pas très bon... n’en parlez plus.

Mais je ne cessai d’insister, me disant : son refus et ses allusions vagues au destin sont-ils un jeu calculé de tireuse de cartes, ou croit-elle réellement à ce qu’elle a vu ou lu ? Cependant, un malaise indéfinissable, un sentiment pénible s’empara de moi.

— Alors, soit... je vais vous le dire, — murmura enfin Oléssia. — Seulement prenez garde... faites-moi cette promesse... elle vaudra mieux que de l’argent... de demeurer calme même si telle ou telle chose vous déplaît... Voici ce que j’ai à vous apprendre : « Vous êtes un homme bon mais faible... votre bonté n’est pas franche, elle ne vient pas du cœur. Vous ne savez pas être maître de votre parole... vous aimez dominer les autres, et, cependant, bien que vous ne le veuillez pas, vous vous soumettez à leur volonté... Beaucoup d’amour pour le vin et pour... enfin, qu’importe, il faut tout dire... vous êtes très porté vers notre sexe et ce penchant trop vif vous attirera du mal... vous ne tenez pas à l’argent et ne savez pas l’amasser... vous ne serez jamais riche... Dois-je continuer ?

— Parle, parle. Dis tout ce que tu sais.

— Votre vie ne sera pas heureuse. Votre cœur ne se donnera jamais à personne, parce qu’il est froid, paresseux et vous ferez souffrir ceux qui vous aimeront. Vous ne vous marierez jamais et mourrez vieux garçon. Je ne vois aucune grande joie dans votre existence, mais je sens beaucoup de tristesse et d’ennui... Un jour même vous penserez au suicide... à cause d’une lourde épreuve. Mais vous n’aurez pas le courage d’en finir... et vous subirez l’épreuve jusqu’au bout... vous serez toujours dans le besoin, cependant vers la fin de votre vie, le destin vous sourira... grâce à la mort d’un proche... et d’une manière tout imprévue pour vous... Tout ce que je vous dis là n’arrivera que dans beaucoup d’années... mais voilà... pour cette année-ci... je ne puis préciser l’époque... les cartes disaient que ce serait bientôt... peut-être même ce mois-ci ?... Elle se tut de nouveau.

— Alors... que doit-il arriver cette année-ci ? — demandai-je.

— J’ai presque peur de continuer... La dame de trèfle vient vers vous avec une grande passion... La seule chose qui m’échappe... Est-elle mariée ou vierge ?... je sais qu’elle est très brune...

Malgré moi je jetai un regard rapide sur la chevelure d’Oléssia.

— Qu’avez-vous à me regarder ? — dit-elle, rougissant brusquement. Par une intuition bien féminine, elle avait senti mes yeux se lever vers elle.

— Oui... une chevelure de la couleur de la mienne, — continua-t-elle en arrangeant machinalement ses cheveux et rougissant davantage encore.

— Alors tu dis... un grand amour de la dame de trèfle, — insistai-je en plaisantant.

— Je vous prie de ne pas rire... il est interdit de rire, — fit Oléssia d’un ton grave, presque sévère. — Je ne vous dis que la vérité.

— C’est bien, c’est bien... je t’écoute... Ensuite ?

— Ensuite... Oh ! Il arrive à cette dame de trèfle... un malheur... pis que la mort... Elle aura à subir la honte à cause de vous... un déshonneur qu’elle ne pourra jamais oublier... une douleur profonde qui durera des années... Et quant à vous... aucun mal ne vous atteindra à cause de cette femme...

— Écoute, Oléssia... mais les cartes n’ont-elles pu te tromper ? Pourquoi dois-je faire tant souffrir la dame de trèfle ? Je suis un homme doux, modeste et voici que je deviendrai un être semant la crainte...

— Je ne puis rien répondre là-dessus... D’ailleurs vous ne serez pas l’auteur volontaire... je veux dire que vous n’agirez pas avec l’intention de nuire... et cependant vous porterez avec vous le malheur... Lorsque mes paroles se réaliseront, vous vous souviendrez de moi.

— Ce sont les cartes qui t’ont ainsi dévoilé ma vie, Oléssia ?

La jeune fille ne répondit pas de suite, puis elle parla d’une manière évasive et comme à contre-cœur :

— Les cartes me l’ont dit aussi... Mais je n’ai pas besoin d’elles pour apprendre... il me suffit de voir le visage d’un être... Tenez... si un homme doit mourir bientôt d’une mort violente... je le lis immédiatement dans sa figure et sans même avoir besoin de l’interroger...

— Que vois-tu donc sur son visage ?

— J’ignore moi-même... L’épouvante me saisit... il me semble que ce n’est pas un être vivant qui se tient devant moi... Demandez à babouchka, elle vous confirmera mes paroles... Trophime, le meunier, est mort écrasé dans son moulin il y a deux ans... or je l’avais vu l’avant-veille de l’accident... et je me rappelle très bien avoir dit à babka : « Tu verras, baboussia, que Trophime va mourir d’une mauvaise mort ces jours-ci. » Ce qui est arrivé... L’an dernier, à Noël, Iachka, le voleur de chevaux, vint nous rendre visite... Il voulait connaître l’avenir... Babouchka tire les cartes... Or le voici qui demande en plaisantant : « Eh bien, babka, veux-tu me dire de quelle mort je mourrai. » Et il éclate de rire... Je le regarde et demeure comme pétrifiée par l’horreur : il me semble que je le vois assis, le visage vert, les yeux fermés, les lèvres noires, mort... La semaine suivante, nous apprîmes que les moujiks avaient attrapé Iachka au moment où il voulait enlever une bête... Ils l’assommèrent à coups de bâton et cela dura toute la nuit... Le peuple ici est cruel, il ne connaît pas la pitié... Ils lui enfoncèrent des clous dans les pieds, lui écrasèrent les côtes avec des pieux... Son âme ne s’envola que vers l’aube...

— Pourquoi ne l’as-tu pas prévenu du malheur qui l’attendait ?

— Et pourquoi lui aurais-je dit ? — répliqua Oléssia. — On ne fuit pas le destin... Le malheureux aurait vécu dans l’angoisse les derniers jours de sa vie... Et, d’ailleurs, ce m’est pénible de voir ainsi dans la vie des autres, j’ai horreur de moi-même... Mais rien à faire... C’est encore le destin qui m’a donné ces dons... Ma babouchka, quand elle était plus jeune, sentait aussi l’approche de la mort... ma mère de même... et la mère de babouchka... cela ne vient pas de nous.... c’est dans notre sang...

La jeune fille avait terminé son ouvrage, elle était assise, la tête baissée, les mains posées sur ses genoux. Ses yeux aux prunelles dilatées jetaient devant eux un regard fixe ; j’y lus une expression de sombre terreur et de soumission aux forces mystérieuses qui pénétraient son âme.

 

V

À ce moment, la vieille mit sur la table une grande nappe brodée et servit une marmite fumante.

— Viens manger, Oléssia, — dit-elle à sa petite-fille, puis, après une courte hésitation, elle ajouta : — Voulez-vous dîner avec nous, monsieur... prenez place, je vous en prie... Seulement, ce n’est pas fameux... nous ne mangeons pas de soupe, ce n’est qu’une petite bouillie de froment...

Elle n’eut garde d’insister et j’allais déjà refuser, lorsque Oléssia m’invita à son tour avec une simplicité si aimable et un sourire si doux que j’acceptai malgré moi. Elle remplit elle-même mon assiette, d’une soupe très bonne et nourrissante faite de gruau de sarrasin, d’oignons, de pommes de terre et de poulet. Ni la babouchka, ni Oléssia ne se signèrent en se mettant à table. Durant tout le dîner, je ne cessai d’observer les deux femmes : j’ai toujours été convaincu que nulle part l’être humain ne se révèle mieux qu’à table, quand il mange. La vieille avalait la soupe avec une hâte gloutonne, faisant du bruit avec ses lèvres et prenant de gros morceaux de pain ; ses joues creuses se gonflaient et on apercevait ses aliments tout mâchés dans sa bouche. Quant à Oléssia, elle conservait dans chacun de ses gestes toute sa distinction naturelle.

Une heure environ après le repas, je pris congé de la sorcière.

— Voulez-vous que je vous accompagne un peu ? — me proposa Oléssia.

— En voilà une invention... accompagner monsieur ! — grommela la vieille, furieuse. — Tu ne peux pas rester en place... non !

Mais Oléssia avait déjà mis son châle de cachemire rouge, et, se jetant brusquement dans les bras de sa grand’mère, elle l’étreignit et l’embrassa.

— ... Babouchka chérie, aimée... je sors juste pour une petite minute... aller et retour.

— Allons, bien, bien, petit oiseau écervelé, — fit la vieille en se dégageant mollement... — Vous, monsieur, ne la jugez pas trop mal... c’est une petite sotte...

Après avoir suivi un petit sentier étroit, nous arrivâmes à la grande route de la forêt, toute noire de boue, foulée par les sabots des bêtes et pleine d’ornières remplies d’eau où se reflétaient les derniers feux du crépuscule. Nous prîmes un petit chemin tapissé de vieilles feuilles mortes mouillées encore après les dernières neiges. Par endroits, les petites clochettes violacées du « sommeil », la première fleur de Poliéssié, émergeaient des feuilles jaunies.

— Écoute, Oléssia, — dis-je — je désire te demander... mais je crains que ma question ne te déplaise... Est-il vrai, comme on l’affirme partout, que ta babka... comment m’exprimerai-je ?...

— Est une sorcière... — acheva Oléssia avec calme.

— Non... pas une sorcière,— fis-je un peu confus... — Et puis d’ailleurs... si tu veux, oui, une sorcière... Je sais que les hommes sont de grands bavards... Pourquoi ne connaîtrait-elle point les vertus de certaines herbes ?... pourquoi ne guérirait-elle point grâce à des méthodes... des charmes ?... Si cela t’est désagréable, tu peux ne pas me répondre.

— Non... pourquoi désagréable ? — répliqua-t-elle simplement.— Elle est en effet magicienne... Seulement, elle a vieilli et est devenue incapable de réaliser ce qu’elle faisait autrefois.

— Et que réalisait-elle ? — demandai-je, curieux.

— Différentes choses... Elle était guérisseuse... savait aussi soigner les dents... conjurait les fièvres du sang, sauvait les personnes mordues par des chiens enragés ou par des serpents, indiquait des trésors dans des lieux secrets... je ne saurais raconter tout...

— Sais-tu, Oléssia... Excuse-moi, mais je ne crois à rien de ce que tu me dis... Cependant, sois franche... je ne te trahirai point... tout cela n’est que pour mystifier le monde...

Elle haussa les épaules ; son visage exprimait l’indifférence.

— Pensez ce que vous voulez... Évidemment, il est facile d’abuser une baba de village... mais vous... je ne pourrais vous tromper...

— Tu crois donc fermement à la magie.

— Et comment n’y croirais-je pas ? Nous avons été magiciens de génération en génération... Je sais agir moi-même...

— Oléssia, mon amie... Si tu savais combien ces questions m’intéressent... Tu ne me montreras rien ?...

— Si vous voulez... je pourrais vous faire voir... voulez-vous tout de suite, — répondit Oléssia avec empressement.

— Tout de suite... mais oui, si c’est possible.

— Vous n’aurez pas peur.

— Quelle bêtise !... J’aurais peur la nuit, peut-être, mais en plein jour !

— Soit ! Donnez-moi votre main.

J’obéis. Oléssia retroussa rapidement la manche de ma veste, enleva le bouton de ma manchette, prit dans sa poche un petit poignard finnois et le retira de son fourreau de cuir.

— Que vas-tu faire ? — demandai-je avec un brusque sentiment de crainte.

— Attendez donc... Vous m’aviez dit que vous auriez du courage.

Sa main fit un mouvement presque imperceptible et je sentis, un peu au-dessus du pouls, le contact irritant d’une lame pointue. Le sang jaillit aussitôt de toute la largeur de l’incision, coula sur le bras et tomba en grosses gouttes fréquentes sur le sol. Je pâlis en étouffant avec peine un cri.

— Courage... vous vivrez ! — dit Oléssia en riant. Puis, saisissant avec force mon bras au-dessus de la blessure, elle murmura quelques paroles et souffla de son haleine brûlante sur ma peau. Quand elle se redressa, après avoir relâché son étreinte, je ne vis à l’endroit de la plaie qu’une petite cicatrice rouge.

— ... Eh bien, ça vous suffit, — demanda-t-elle en souriant avec malice et remettant son poignard dans sa poche... — Ou voulez-vous d’autres preuves ?...

— Certes oui, j’en veux... seulement, je vous en prie... rien d’aussi terrible... pas de sang, surtout !

— Que pourrais-je bien faire ? — murmura-t-elle pensive. — Cela peut-être... tenez... allez devant moi sur la route... Mais sans vous retourner, n’est-ce pas ?

— Il ne m’arrivera rien de terrible, — demandai-je essayant de dissimuler dans un sourire insouciant mon attente de quelque surprise désagréable.

— Mais non... des bagatelles... allez !

J’avançai droit devant moi, très intéressé par l’expérience et sentant derrière mon dos le regard fixe d’Oléssia. Je n’avais pas fait vingt pas que, brusquement, je tombai, sur un terrain égal, la face contre terre.

— Mais allez donc, allez ! — cria Oléssia. — Ne vous retournez pas. Cela n’est rien... il n’y paraîtra plus le jour de votre mariage... Dès que vous vous sentirez tomber, appuyez ferme vos pieds sur le sol.

Je continuai mon chemin et, après avoir fait dix autres pas, je m’étalai de nouveau de tout mon long. Oléssia éclata de rire et battit des mains.

— Alors ?... En avez-vous assez ? — cria-t-elle. — Croyez-vous ou non à ma force ?... Allons, allons, ce ne sera rien... au lieu de vous précipiter dans les airs, vous vous êtes jeté par terre...

— Comment l’as-tu fait ? — demandai-je étonné en secouant de mon vêtement les brindilles et les herbes sèches qui y adhéraient encore. — Ce n’est pas un secret ?...

— Nullement... Je vais vous le dire avec joie... Seulement je crains que vous ne compreniez pas... Ou plutôt... je ne saurai vous expliquer...

En effet, je ne la compris pas. Si je ne me trompe, l’action consiste en ceci : elle marche derrière, à la même allure que moi, au même pas, ne cessant de me fixer, s’efforçant d’imiter chacun de mes gestes, en un mot s’identifiant le plus possible à mon être. Puis, mentalement, elle tend une corde devant moi, à un archine du sol. Au moment où je dois toucher cette corde imaginaire, Oléssia fait le mouvement de tomber et, d’après son explication, l’homme le plus puissant ne peut résister et tombe... Je me ressouvins de cette « leçon » confuse de la jeune fille, bien plus tard, en lisant les expériences du docteur Charcot faites à la Salpêtrière sur deux magiciennes professionnelles, deux hystériques. Et je m’étonnai de voir que les magiciennes françaises, filles du peuple, possédaient le même savoir-faire, la même habileté que ma jolie sorcière de Poliéssié.

— Oh ! je connais bien d’autres choses, — déclara Oléssia avec force. — Ainsi, je puis faire naître en vous une brusque et terrible épouvante...

— Que voulez-vous dire ?

— Un effroi que vous ne pourrez vaincre... Chez vous, le soir, par exemple, vous êtes assis... et brusquement, sans comprendre pourquoi, une terreur s’emparera de vous, telle que vous resterez tremblant sans oser regarder derrière... Seulement, j’ai besoin de savoir où vous habitez et de connaître votre chambre.

— Ceci non !... c’est trop simple, — répondis-je sceptique... — Tu n’auras qu’à t’approcher de la fenêtre, à frapper, à crier...

— Nullement... Je serai dans la forêt, dans notre isba... Mais, en pensée, j’irai vers vous, je traverserai les rues. J’entrerai dans votre maison, j’ouvrirai les portes... Puis, dans votre chambre... où vous êtes assis... n’importe où... près de votre table, si vous voulez... je m’approche furtivement, sans bruit... vous ne m’entendez pas... vous ne m’entendez pas... je vous saisis par les épaules et vous serre... plus fort, encore plus fort... et vous regarde... ainsi... voyez...

Elle fronça brusquement ses sourcils, ses yeux me fixèrent avec l’expression menaçante et attractive d’un regard magnétique, ses prunelles s’élargirent, bleuirent. En voyant ce visage, je me rappelai aussitôt la tête de Méduse, du Musée de Tretiakovski à Moscou, œuvre de je ne sais plus quel artiste. Ce regard étrange, pénétrant, fit naître en moi le frisson que donne l’épouvante du surnaturel.

— Allons, ça suffit... suffit, Oléssia... arrête-toi, — lui dis-je avec un rire forcé... Je t’aime mieux quand tu souris... tu as alors un visage si doux, si jeune...

Nous poursuivîmes notre chemin. Je pensai à l’intelligence, à un certain raffinement même dans le parler d’Oléssia et lui en fis la remarque.

— Sais-tu ce qui m’étonne en toi, Oléssia. Tu as grandi dans ce bois, sans voir personne... tu n’as certainement pas beaucoup lu...

— Mais je ne sais pas lire.

— Je suis d’autant plus étonné... Tu parles si joliment... aussi bien qu’une jeune fille du monde... Dis-moi comment tu as appris à... Sens-tu ce que je veux dire ?...

— Naturellement... Cela me vient de babouchka... Que son extérieur ne vous trompe pas... Elle est d’une intelligence ! Peut-être sera-t-elle un jour plus bavarde devant vous... quand elle vous connaîtra davantage... Elle sait tout... peut parler de tout... Malheureusement, l’âge...

— Elle a dû voir bien des choses ?... De quel pays est-elle ? Où vivait-elle autrefois ?

Ces questions déplurent à Oléssia, me sembla-t-il. Elle ne répondit qu’après un silence et comme à contre-cœur.

— J’ignore... Elle n’aime pas en parler... Et lorsqu’elle raconte tel ou tel événement de sa vie, elle me demande de l’oublier aussitôt, de ne jamais m’en souvenir... Oh ! mais il est très tard, fit-elle brusquement... Babouchka sera mécontente... Au revoir... Je ne sais comment vous appeler.

— Ivan Timopheevitch, — répondis-je.

— Parfait... Au revoir, Ivan Timopheevitch... Que notre isba ne vous fasse pas peur... venez.

Je lui tendis la main ; elle la prit et la serra avec force, cordialement.

 

VI

Depuis ce jour, je devins l’hôte assidu de l’isbouchka. Toujours, lorsque j’arrivais, Oléssia m’accueillait avec sa réserve habituelle, mais son premier mouvement trahissait le plaisir qu’elle avait de me voir. Sa grand’mère ne cessait de murmurer des paroles inintelligibles entre ses dents, cependant elle ne se montrait plus malveillante à mon égard, grâce, certainement, à l’intervention d’Oléssia. Des cadeaux que j’apportais de temps à autre plaidèrent aussi en ma faveur : c’étaient des châles, des pots de confiture, des liqueurs. Et lorsque je partais, Oléssia, comme par un accord tacite entre nous, me reconduisait toujours jusqu’au chemin Irinovski. Un entretien vivant, intéressant s’engageait et, tous deux,. nous essayions de prolonger la promenade, suivant le plus lentement possible la lisière de la forêt. Arrivé au chemin Irinovski, je reconduisais la jeune fille, faisant encore ainsi une demi-verste et, longtemps encore, avant de nous quitter, nous conversions sous les branches des pins aux senteurs pénétrantes.

Je n’étais pas uniquement attiré par la beauté d’Oléssia, j’aimais sa nature indépendante et entière, son intelligence faite de logique et d’inébranlable superstition héréditaire, sa coquetterie maligne de jolie femme. Elle ne cessait de m’interroger sur tous les problèmes qui agitaient et nourrissaient son imagination si vive et un peu enfantine : sur les pays et leurs peuples, sur les phénomènes naturels et l’organisation de la terre et du monde, sur les savants, les grandes villes... Bien des choses lui paraissaient stupéfiantes, légendaires, invraisemblables. Mais, dès le début, je lui avais parlé avec une gravité, une simplicité et une franchise telles que la jeune fille ajoutait foi, d’une manière absolue, à tout ce que je disais. Parfois, hésitant à lui expliquer quelque chose de trop difficile pour elle, ou qui n’était pas suffisamment clair pour moi-même, je me contentais de répondre à ses questions avides : « Vois-tu... je ne saurais te le dire... tu ne me comprendrais pas. »

Oléssia me suppliait alors :

— ... Non... je vous en prie... je vous le demande... J’essayerai de comprendre... Dites-le n’importe comment... même si c’est incompréhensible.

Elle m’obligeait à faire des comparaisons vraiment monstrueuses, à donner des exemples souvent licencieux et si je ne pouvais trouver l’expression exacte, elle m’aidait par un déluge de questions impatientes, dans le genre de celles que nous posons à une personne bègue quand elle ne peut achever une phrase. Son intelligence vive et souple, son imagination triomphaient enfin de mon impuissance pédagogique. En pensant à son milieu, à son éducation (ou plutôt à son manque de toute éducation), malgré moi, je devenais convaincu qu’Oléssia était douée de facultés extraordinaires.

Je lui parlai un jour très indirectement de Pétersbourg. Elle m’arrêta aussitôt :

— Qu’est-ce que Pétersbourg ? Un village ?

— Non... ce n’est pas un village... c’est la plus grande ville russe.

— La plus grande... la plus grande ville qui soit ? Il n’y en a pas de plus grande ? — insista-t-elle naïvement.

— Mais oui... Les autorités du pays l’habitent... des messieurs très importants... Toutes les maisons sont en pierre... pas de maison en bois !

— Elle est évidemment plus grande que toute notre Stépani ? — demanda Oléssia avec conviction.

— Oh ! oui... beaucoup plus... cinq cents fois plus grande... On y voit des maisons... dans chacune d’elles il y a deux fois plus d’habitants que dans tout Stépani.

— Seigneur ! Mais quelles sont donc ces maisons ? — fit Oléssia presque effrayée.

Je dus recourir, comme d’habitude, à une comparaison.

— Elles sont terribles... cinq, six et sept étages... Tu vois ce pin là-bas...

— Le plus grand de ces arbres ? Je le vois.

— Les maisons sont aussi hautes... et pleines de monde de haut en bas. Les gens habitent là dans de petits taudis, tels des oiseaux dans des cages... dix personnes par taudis... aussi manquent-ils tous d’air. D’autres habitent sous terre, dans le froid et l’humidité... et il arrive que, de toute l’année, ils ne voient pas du tout le soleil dans leur chambre...

— Ah ! mais, jamais je ne quitterais ma forêt pour votre ville, — dit Oléssia, en hochant la tête. — Il m’arrive même lorsque je vais à Stépani au marché... que tout me dégoûte... On se bouscule, on fait du bruit, on se dispute... Et, brusquement, le besoin de ma forêt me reprend... j’ai presque envie de tout laisser et de courir ici sans me retourner... que Dieu fasse avec votre ville ce qu’il veut... je n’y vivrai jamais...

— Mais si ton mari l’habite ? — demandai-je en souriant.

Elle fronça les sourcils ; ses narines délicates frémirent.

— Quelle idée, — fit-elle nonchalamment... — Je n’ai pas besoin de mari.

— Tu dis cela aujourd’hui, Oléssia. Toutes les jeunes filles parlent ainsi et, cependant, elles se marient... Attends un peu... un jour viendra où tu rencontreras l’être... tu aimeras... tu le suivras alors non seulement jusqu’à la ville mais même jusqu’au bout du monde.

— Ah !... non, non... je vous en prie, ne parlons pas de cela, — répliqua-t-elle avec dépit. — Ce sont des paroles inutiles... Je vous en prie, taisez-vous...

— Tu es drôle, Oléssia... Crois-tu donc que tu n’aimeras jamais ?... Toi, si jeune, si belle, si forte... Mais si ton cœur s’embrasait... tu oublierais tous tes vœux et tes serments de rester vierge...

— Oh bien... j’aimerai, — dit la jeune fille d’un ton de défi, tandis qu’une flamme sombre traversait son regard. — Je ne demanderai conseil à personne...

— Fort bien... et tu te marieras, — continuai-je en la taquinant.

— Vous,... vous parlez sans doute de l’église ?

— Naturellement, de l’église... Le pope te conduira vers le lutrin, et le diacre entonnera : « Isaïe, réjouis-toi »... on te mettra une couronne sur le front...

Oléssia baissa les yeux, sourit et hocha négativement la tête.

— Non, mon ami... Mes paroles vous déplairont peut-être, mais je vous dirai que, de génération en génération, les femmes ne se sont jamais mariées chez nous... ma mère, ma grand’mère ont vécu sans cette cérémonie... D’ailleurs, il nous est interdit d’entrer à l’église...

— Toujours à cause de votre magie.

— Oui, à cause de notre magie, — répondit Oléssia avec une gravité sereine. — Comment pourrais-je me montrer à l’église, si, depuis ma naissance, mon âme lui appartient...

— Oléssia... ma chérie... Crois-moi, tu t’abuses toi-même... Mais ce que tu dis est ridicule, fou...

Je vis de nouveau le visage d’Oléssia prendre son air de soumission triste et convaincue à son mystérieux destin.

— Non, non... Vous ne pouvez le comprendre, mais moi, je le sens... Là ! elle serra fortement sa main sur sa poitrine, je le sens dans mon âme... Toute notre famille est maudite de siècle en siècle. Réfléchissez vous-même... Qui peut nous aider si ce n’est lui ? Un homme... comme les autres est-il capable de faire ce que je fais ?... Mais toute notre puissance vient de lui.

Chaque fois que nous abordions ce sujet si exceptionnel, notre entretien s’achevait de la même manière. J’épuisais en vain tous les arguments qu’Oléssia pouvait comprendre, vainement je parlais de l’hypnotisme, de la suggestion, des psychiatres et des faquirs hindous, j’avais beau lui expliquer physiologiquement certaines de ses expériences, comme celles avec le sang que l’on réussit en comprimant une veine, — Oléssia qui, en toutes choses, avait une foi absolue en mes connaissances, rejetait, avec entêtement et obstination, mes dires et mes preuves... « Je vous accorde tout ce que vous voulez pour le sang, criait-elle au plus fort de notre discussion... mais il s’agit bien de sang... ma science ne s’arrête pas là... voulez-vous que je fasse sortir un jour de l’isba toutes les souris et toutes les blattes ? Voulez-vous qu’en deux jours je guérisse simplement avec de l’eau un homme malade de la fièvre chaude et que tous les médecins auront abandonné ? Voulez-vous que j’agisse sur vous de manière à vous faire oublier telle ou telle expression ?... Je devine tous les rêves... je prédis l’avenir... »

Et lorsque nous nous taisions enfin, Oléssia et moi, une sourde irritation grondait encore en nous. Je dois avouer que ma science, modeste, il est vrai, ne trouvait aucune explication à de nombreux phénomènes que la jeune fille produisait grâce à son art magique. Je ne sais et ne puis dire si Oléssia connaissait réellement la moitié de tous ces secrets dont elle parlait avec une foi si naïve. Mais tous les phénomènes dont je fus si souvent témoin me convainquirent de cette vérité : Oléssia possédait ce savoir étrange, instinctif, vague, acquis par l’expérience fortuite, et devançant la science exacte de plusieurs siècles, qui vit, mêlé à des superstitions ridicules et sauvages, dans la grande masse obscure et se transmet, comme un mystère grandiose, de génération en génération.

Malgré ce désaccord tranchant sur ce point unique, nous nous attachions chaque jour davantage l’un à l’autre. Jamais il ne fut parlé d’amour entre nous, mais être ensemble était devenu une nécessité pour nous, et, souvent, lorsque, dans le silence, nos regards se rencontraient par hasard, je voyais les yeux d’Oléssia se nuancer aussitôt d’une expression de tendresse et sa petite veine bleue sur la tempe battre plus rapidement...

Par contre, mes rapports avec Iarmola se gâtèrent complètement. Mes visites à l’isbouchka et mes promenades du soir avec Oléssia n’étaient plus un secret pour lui : il savait toujours avec une précision extraordinaire tout ce qui se passait dans sa forêt. Je remarquai bientôt qu’il me fuyait. Ses yeux noirs me suivaient chaque fois, exprimant le reproche et le mécontentement, mais jamais il ne manifesta sa désapprobation par la parole. Nos leçons d’écriture, mi-comiques et mi-sérieuses, cessèrent définitivement. Lorsque, parfois, j’appelais Iarmola pour le faire travailler, il me répondait avec un geste de dédain et de paresse :

— Inutile, panitch ; cela ne sert à rien.

Nous abandonnâmes aussi nos parties de chasse. Dès que j’invitais Iarmola, il trouvait toujours un prétexte pour refuser : le fusil devait être réparé, le chien était malade, lui-même n’avait pas le temps !... « Pas une heure aujourd’hui, panitch... il faut labourer mon champ. » Je savais parfaitement que le champ ne serait pas labouré, et, que Iarmola passerait toute sa journée au cabaret dans l’espoir fort douteux de quelque invitation... Cette hostilité silencieuse, secrète, commençait à me lasser. Je pensai déjà à renoncer aux services de Iarmola, profitant de la première occasion qui s’offrirait. Seul un sentiment de pitié pour sa nombreuse famille m’arrêtait ; les quatre roubles gagnés par Iarmola l’empêchaient de mourir de faim.

 

VII

Un jour que j’arrivai à l’isbouchka, comme d’habitude, à l’heure du crépuscule, je remarquai l’humeur triste et abattue des deux femmes. La vieille sorcière assise sur le lit toute courbée, la tête dans ses mains, marmottait des phrases incompréhensibles. Elle ne fit pas la moindre attention à mon salut. Oléssia m’accueillit affectueusement, comme toujours, mais notre conversation languissait. Elle m’écoutait d’une oreille distraite et répondait à côté ; l’ombre d’un constant souci intérieur flottait sur son beau visage.

— Oléssia... il vous est arrivé quelque chose de... pénible, — dis-je, prenant doucement sa main posée sur le banc.

Oléssia se détourna rapidement vers la fenêtre et sembla fixer l’horizon lointain. Elle s’efforçait de paraître calme, mais ses sourcils s’étaient contractés et ses dents mordaient sa lèvre inférieure.

— Non... Que voulez-vous qu’il nous arrive d’extraordinaire ? — prononça-t-elle d’une voix sourde. — Tout est comme par le passé.

— Oléssia, pourquoi ne me dis-tu pas la vérité ? Ce n’est pas bien de ta part... J’avais cru que nous étions devenus des amis.

— Je vous assure qu’il n’y a rien... ce sont nos soucis... des bagatelles...

— Non, Oléssia, ce ne sont pas des bagatelles... Vois... tu n’es plus la même...

— Il vous semble.

— Sois donc franche avec moi, Oléssia. Je ne sais si je pourrai t’aider, mais peut être te donnerai-je un conseil ?... Et puis cela te soulagera de me dire ta douleur...

— Ah, vraiment... ce n’est pas la peine d’en parler, — répliqua-t-elle avec impatience. — Vous n’y pourrez rien...

Brusquement, la vieille sorcière intervint avec une chaleur inaccoutumée :

— Pourquoi toutes ces grimaces, sotte ? On te parle affaire et tu bondis... Comme s’il n’y avait personne de plus intelligent que toi sur la terre. Permettez que je vous raconte tout, monsieur, continua-t-elle en s’adressant à moi.

L’affaire était, en effet, beaucoup plus grave que les paroles de la fière Oléssia me l’avaient fait soupçonner. L’ouriadnik était venu dans l’isbouchka sur pilotis la veille au soir.

— Tout d’abord il s’était assis très poliment, et avait demandé de la vodka, — dit Manouïlikha, — et puis... le voila parti, parti... « Tu vas fiche le camp dans vingt quatre heures avec toutes tes guenilles, tu entends, cria-t-il. » Si je te trouve encore ici la prochaine fois que je passe, tu n’échapperas pas à la déportation... par étapes... deux soldats t’escorteront, maudite, jusqu’à ta patrie... Et ma patrie, batiouchka, est loin... la ville d’Amtchensk... Je n’y connais pas une âme aujourd’hui... et quant à nos passeports, ils sont surannés, archisurannés... et de plus contiennent des erreurs... oh, mon Dieu ! quel malheur...

— Et pourquoi vous a-t-il permis de vivre jusqu’à présent ?... pourquoi ce changement de conduite ? demandai-je.

— Va les comprendre ! Il s’est empêtré dans des explications... j’avoue n’avoir rien saisi... cette bicoque que nous habitons n’est pas la nôtre, elle appartient à un propriétaire terrien... Nous vivions au village autrefois avec Oléssia...

— Je sais, je sais, babouchka, on me l’a dit... Les moujiks t’en ont voulu...

— Précisément... c’est ça... J’ai loué alors cette cabane au vieux propriétaire, monsieur Abrossimof... Voilà... et maintenant il paraît qu’un autre a acheté la forêt et voudrait dessécher ces étangs... Je me demande en quoi je suis un obstacle...

— Babouchka, tout cela, sans doute, n’est que mensonge, — remarquai-je. — L’ouriadnik veut tout simplement recevoir « une bonne pièce »...

— Je la lui ai offerte, cher monsieur... il l’a refusée... C’est terrible !...pensez donc... je lui ai offert un billet qu’il n’a pas pris... Et de plus... Il est devenu fou furieux... je ne savais plus où me cacher... « Hors d’ici, hors d’ici ! » hurla-t-il... Qu’allons-nous faire maintenant, pauvres misérables que nous sommes ! Batiouchka, petite âme, si tu pouvais nous aider, apaiser cet homme au cœur dur... Je te serais éternellement reconnaissante.

— Babouchka ! — dit Oléssia lentement, d’un ton de reproche.

— Qu’est-ce que tu veux... avec ta babouchka ? — répliqua la vieille sorcière avec colère. — Voilà vingt-cinq ans que je suis ta babouchka... Tu préfères aller mendier ton pain, hein ?... Faites ce qu’il est possible de faire, monsieur... soyez compatissant...

Je promis vaguement d’agir, bien qu’il y eût très peu d’espoir. Si notre ouriadnik refusait les « pots-de-vin », l’affaire devenait grave. Ce soir là, Oléssia me quitta froidement et, contre son habitude, ne m’accompagna pas. L’orgueilleuse jeune fille m’en voulait de mon intervention et avait un peu honte de la lâcheté de sa grand’mère.

 

VIII

Le matin était gris et chaud. Des ondées tombaient, par moment, courtes et bienfaisantes, cette pluie qui fait immédiatement pousser l’herbe jeune et jaillir les bourgeons. Puis le soleil apparaissait un instant, dardant ses rayons joyeux sur les feuilles de lilas tendres et humides encore qui garnissaient toute la haie de mon jardin. Sur les plates-bandes des potagers le petit cri des moineaux devenait plus aigu, les peupliers embaumaient l’air davantage. J’étais en train de dessiner le plan d’une ville, lorsque Iarmola entra dans ma chambre.

— L’ouriadnik est là, — dit-il d’un air sombre.

J’avais complètement oublié l’ordre que j’avais donné l’avant-veille de me prévenir aussitôt de l’arrivée de l’ouriadnik. C’est pourquoi je ne compris pas de suite le motif pour lequel ce représentant de l’autorité désirait me voir.

— Qu’y a-t-il ? — demandai-je étonné.

— Je dis que l’ouriadnik est arrivé, répéta Iarmola du ton hostile qu’il avait pris depuis quelques jours. — Je viens de l’apercevoir sur la digue. Il vient ici.

À ce moment j’entendis le roulement d’une voiture. Je me précipitai vers la fenêtre et l’ouvris. Un cheval brun, long et maigre, la lèvre inférieure pendante, l’air harassé, traînait, au petit trot, une haute carriole cahotante. Un unique brancard l’attelait à la voiture, l’autre était remplacé par une grosse corde — de mauvaises langues prétendaient que le fonctionnaire laissait exprès son équipage dans ce piteux état afin de mettre fin à des propos indésirables. L’ouriadnik conduisait lui-même, occupant les deux places avec son gros corps enveloppé dans une pelisse grise de tissu élégant.

— Mes respects, Evpsichi Aphrikanovitch, — criai-je de ma fenêtre.

— Ah, ah ! mes respects... Comment va la petite santé ? — répondit l’ouriadnik d’une voix de baryton aimable mais saccadée.

Il arrêta son cheval et touchant sa casquette du bout de ses doigts, il pencha d’une grâce lourde, son corps en avant.

— Montez un instant... J’aurais besoin de vous parler...

L’ouriadnik leva ses bras et hocha la tête.

— Impossible !... Je remplis les obligations de mon service... Je roule à Volocha pour un mort... un noyé.

Mais je connaissais le côté faible d’Evpsichi Aphrikanovitch ; aussi répliquai-je avec une feinte indifférence :

— Je regrette... je regrette... Et moi qui ai pu prendre chez le comte Vortsel deux bonnes petites bouteilles...

— Impossible... Le devoir... le service...

— Le maître d’hôtel a bien voulu me les vendre... Il les a soignées dans sa cave... comme des enfants... Montez donc... je ferai donner de l’avoine à votre bête...

— Vraiment, vous êtes trop... — fit l’ouriadnik d’un ton de reproche. — Vous ne savez donc pas que le service passe avant tout... Et vos bouteilles ?... Serait-ce de la prunelle ?

— Il s’agit bien de prunelle, m’écriai-je avec un grand geste. De la starka[15], batiouchka, voilà ce que je vous offre !

— C’est que... nous avons déjà pas mal mangé et bu, répondit le fonctionnaire, se grattant la joue avec regret et faisant une grimace extraordinaire.

Je continuai avec le même calme :

— Je ne sais trop si c’est vrai... mais le maître d’hôtel m’a assuré que cette starka avait deux cents ans... Un parfum de cognac et une couleur d’ambre !...

— Eh !... que faites vous de moi ? — s’écria l’ouriadnik avec un désespoir comique. — Qui va s’occuper de mon cheval ?

J’avais, en effet, plusieurs bouteilles de starka mais pas aussi vieille que je le prétendais. J’espérais, cependant, que la puissance de la suggestion lui ajouterait quelques dizaines d’années... En tous cas, c’était de l’eau-de-vie faite à la maison, authentique et très forte, l’orgueil de la cave du comte ruiné. Evpsichi Aphrikanovitch, qui était fils de prêtre, me demanda aussitôt de lui en donner une bouteille, « pour les jours où il attraperait froid », dit-il. Je lui offris en même temps d’excellents hors-d’œuvre : du radis tout frais avec du beurre qui venait d’être baratté.

— Très bien... et votre affaire ? — me demanda l’ouriadnik après le cinquième petit verre, et il retomba sur le dossier du vieux fauteuil qui grinça.

Je lui exposai la situation de la misérable vieille sorcière, parlai de son impuissance et de sa détresse et attaquai en passant le formalisme inutile des règlements. Le fonctionnaire m’écoutait la tête baissée, enlevant méthodiquement toutes les racines des beaux radis qu’il croquait ensuite avec appétit. Par moment, il levait sur moi ses petits yeux bleus, indifférents et ternes, mais je ne pouvais lire ni compassion ni hostilité sur sa grosse figure rouge. Lorsque enfin je me tus, il fit simplement :

— Bien. Mais que voulez-vous de moi ?

— Comment ? — m’écriai-je très ému. — Mais comprenez donc leur situation ? Deux pauvres femmes sans défense...

— Et l’une d’elles est une fleur au merveilleux parfum... — répliqua-t-il avec un fin sourire.

— Fleur ou non, c’est tout à fait secondaire... Pourquoi n’auriez-vous pas pitié d’elles ? Vous êtes donc si pressé de les renvoyer ?... Attendez au moins que je fasse une démarche auprès du propriétaire... Qu’est-ce que vous risquez même si vous attendez encore un mois ?

— Comment... qu’est-ce que je risque ? — cria l’ouriadnik en se redressant sur son fauteuil. — Je risque tout et tout d’abord ma place... Dieu seul sait ce qu’est ce monsieur Iliachevitch, le nouveau propriétaire !... Un intrigant, peut-être ?... qui sait envoyer rapidement à Pétersbourg de petites dénonciations sur du beau papier... Nous en avons de ces oiseaux-là !

J’essayai de calmer l’ouriadnik.

— Voyons, voyons, Evpsichi Aphrikanovitch... Vous exagérez l’affaire. Et puis quoi ?... Le risque est le risque... la reconnaissance suivra.

— Tphou-oii-ou ! — siffla l’ouriadnik en mettant les mains dans ses poches. — Vous appelez ça de la reconnaissance... Pensez-vous donc que pour quelques vingt-cinq roubles je jouerais toute ma position... Vous ne me connaissez pas...

— Pourquoi vous emballez-vous, Evpsichi Aphrikanovitch ? Il ne s’agit pas d’argent ici, mais simplement... d’humanité...

— D’hu-ma-ni-té ? — s’écria le fonctionnaire en appuyant ironiquement sur chaque syllabe. — Permettez... toute cette humanité-là, j’en ai... tenez...

Et il fit un geste grossier.

— Vraiment vous exagérez, Evpsichi Aphrikanovitch...

— Nullement... « C’est le fléau de ces lieux » pour s’exprimer comme le célèbre fabuliste, monsieur Krilof... voilà qui sont ces deux femmes ! Avez-vous lu cet ouvrage remarquable du prince Ouroussof : L’ouriadnik de police.

— Je ne l’ai pas lu...

— C’est regrettable... Une belle œuvre morale... Je vous conseille de le lire... à vos heures perdues...

— Très bien, très bien... je le lirai... Cependant je ne comprends pas le rapport qu’a ce livre avec ces deux malheureuses...

— Quel rapport ?... Mais un rapport direct. Premièrement : ... (Evpsichi Aphrikanovitch baissa le gros index de sa main gauche)... « L’ouriadnik doit rigoureusement veiller à ce que tout le monde aille à l’église, le cœur plein de zèle, et y reste librement... » Voulez-vous me dire si cette... comment s’appelle-t-elle ?... Manouïlikha, quoi !... Va-t-elle de temps à autre à l’église ?

Je me tus, étonné par la tournure que prenait la conversation. L’ouriadnik me regarda avec un air de triomphe et baissa un autre doigt.

— Deuxièmement : Sont défendues en tous lieux toutes fausses prophéties et toutes prédictions mensongères... Comprenez-vous ? Troisièmement : il est interdit de se faire passer pour magicien ou thaumaturge et de s’adonner aux pratiques de sorcellerie. Qu’avez-vous à me répondre ? Et si tout cela parvenait directement ou non aux autorités ? Qui est responsable ?... Moi. Qui remerciera-t-on ? Moi... Comprenez-vous la situation ?

Il se rassit dans son fauteuil. Ses yeux levés fixaient distraitement les murs de la chambre et ses doigts tambourinaient avec bruit sur la table.

— Bien, mais si je vous demandais, Evpsichi Aphrikanovitch, — répliquai-je avec douceur. — Je sais que votre responsabilité est lourde et complexe... mais vous êtes bon et vous avez un cœur d’or... Qu’est-ce que cela vous coûterait de me promettre de ne pas toucher ces femmes ?

Le regard de l’ouriadnik s’arrêta brusquement au-dessus de ma tête.

— Eh ! mais vous avez là un petit fusil qui m’a l’air excellent, — fit-il avec nonchalance, en tambourinant toujours sur la table. — Merveilleux, ce fusil... La dernière fois que je suis venu ici... je ne vous ai pas trouvé chez vous... et je n’ai cessé de l’admirer... le beau fusil !

Je me retournai et regardai l’arme.

— Le fusil, en effet, est très bon, — confirmai-je. — C’est une arme très ancienne, de la marque Gastinne-Renette... j’en ai fait une arme à percussion centrale, l’année dernière... regardez-moi le canon...

— Comment donc... mais... c’est précisément le canon que j’admire... C’est un véritable trésor.

Nos regards se rencontrèrent et je vis un sourire léger et significatif se dessiner au coin des lèvres du fonctionnaire. Je me levai, pris le fusil, puis m’approchant d’Evpsichi Aphrikanovitch :

— Les Tcherkesses ont cette bonne habitude de donner à leur hôte tout ce qui lui plaît, — dis-je d’un ton aimable... — Bien que nous ne soyons pas Tcherkesses, Evpsichi Aphrikanovitch, je vous prie de vouloir bien accepter ce fusil en guise de souvenir.

L’ouriadnik répondit avec une confusion affectée :

— Un pareil trésor !... Non, non... ce sont vraiment des coutumes d’une trop grande largesse !...

Je ne fus pas obligé d’insister longtemps. L’ouriadnik accepta mon fusil, le mit doucement entre ses genoux et, prenant son mouchoir propre, essuya amoureusement la poussière qui recouvrait la sous-garde. Je fus content de voir que mon arme allait appartenir à un amateur. Evpsichi Aphrikanovitch se leva aussitôt et s’apprêta à partir.

— Le service n’attend pas... et j’ai fait le bavard ici, — dit-il en tapant fortement sur le parquet pour enfoncer ses caoutchoucs. — Quand vous passerez par chez nous... vous serez le bienvenu...

— Avec plaisir... Mais... et Manouïlikha, monsieur l’autorité ? — lui rappelai-je délicatement.

— On verra ça... nous verrons, — répondit vaguement Evpsichi Aphrikanovitch. — Je voulais encore vous demander. Vous avez ici de merveilleux radis...

— Je les plante moi-même...

— Merveilleux ce radis... Vous savez que ma fidèle épouse adore les légumes... Alors... vous comprenez... si vous pouviez...

— Mais avec joie, Evpsichi Aphrikanovitch... Je considérerai comme un devoir... Aujourd’hui même j’enverrai quelqu’un vous porter... Permettez que je vous offre du beurre par la même occasion... Il est excellent, chez moi...

Du beurre, oui, si vous voulez, — répondit aimablement l’ouriadnik. — Alors... quant à ces femmes... faites-leur savoir que je ne les inquiéterai pas pour le moment... Mais qu’elles sachent, — ajouta-t-il haussant brusquement la voix, — qu’elles ne se débarrasseront pas de moi avec de simples remerciements... Je vous salue, monsieur, et merci une fois encore pour votre cadeau et ce délicieux goûter... Il frappa ses talons l’un contre l’autre, militairement, et de la démarche lourde d’un homme important bien repu il se dirigea vers sa voiture. Le sotski, le staroste et Iarmola l’attendaient déjà, tous trois figés dans une attitude respectueuse.

 

IX

Evpsichi Aphrikanovitch tint promesse, et parut oublier, pour un temps indéterminé, les habitantes de l’isba de la foret. Malheureusement, mes rapports avec Oléssia changèrent d’une manière brusque et étrange. Il ne resta plus trace chez elle de son affection confiante et naïve pour moi, de sa vivacité qui se nuançait si agréablement de coquetterie de belle fille et d’espièglerie enfantine. Une contrainte insurmontable se glissa dans nos entretiens... Oléssia évitait avec une hâte craintive les sujets qui, auparavant, aiguisaient fort sa curiosité.

Lorsque j’arrivais, elle s’adonnait à son travail, l’air affairé, sévère et concentré. Cependant je voyais souvent ses mains tomber brusquement sans courage le long de ses genoux, et ses yeux immobiles et vagues fixaient alors longuement le parquet. Si j’appelais Oléssia, à ce moment, ou si je lui posais une question quelconque, elle tressaillait ou tournait lentement la tête vers moi : son visage exprimait un certain effroi et un effort pour me comprendre. Il me semblait parfois que ma société la gênait, lui pesait, mais me rappelant l’intérêt immense qu’elle prenait quelques jours avant à chacune de mes paroles, cette pensée s’évanouissait... L’unique conjecture possible était qu’Oléssia, avec sa nature fière et indépendante, ne pouvait me pardonner mon intervention auprès de l’ouriadnik. Cette pensée ne me satisfit point : comment un tel orgueil et une susceptibilité si forte auraient-ils pu naître chez une jeune fille aussi simple, grandie dans les bois.

Ce brusque changement de conduite exigeait une explication, mais Oléssia fuyait toute occasion qui l’eût permise.

Nos promenades du soir prirent fin. En vain, chaque fois, au moment de partir, je jetais vers la jeune fille des regards significatifs, suppliants — elle feignait de ne pas me comprendre. Enfin la présence de la vieille sorcière m’inquiétait, malgré sa surdité.

Souvent aussi je m’indignais contre ma propre impuissance et contre cette habitude qui, irrésistiblement, me conduisait chaque jour chez Oléssia. Je ne soupçonnais pas moi-même ces liens invisibles, subtils et forts qui attachaient déjà mon cœur à cette ravissante jeune fille, dont la nature était si incompréhensible pour moi. Je ne pensais pas encore à l’amour, mais je vivais déjà cette période angoissante, pleine de sensations indéterminées, lourdes et tristes, qui précèdent l’éclosion du grand sentiment. En tous lieux, et quels que fussent mes efforts pour me distraire, l’image d’Oléssia remplissait toutes mes pensées, tout mon être soupirait après elle et le moindre souvenir de ses paroles les plus insignifiantes, de ses gestes, de son sourire faisait naître en moi une angoisse exquise et douce. Mais le soir tombait, longtemps je restais auprès d’elle, assis sur le banc et, plein de dépit, je devenais de plus en plus timide, gêné et maladroit.

Il m’arriva une fois de passer une journée entière auprès d’Oléssia. Le matin déjà, je m’étais senti souffrant ; cependant, je n’aurais pu dire avec précision quel malaise m’affaiblissait. Vers le soir le mal s’aggrava : ma tête se fit lourde, les oreilles me tintèrent, j’éprouvai une douleur sourde au côté, il me semblait qu’une main invisible me serrait avec force. Ma bouche était sèche, et une faiblesse, une langueur s’emparait de mon corps provoquant le besoin presque constant de bâiller et de m’étirer. Les yeux me faisaient mal comme irrités par quelque tache éblouissante subitement mise devant eux.

Lorsque, très tard, dans la nuit, je rentrai chez moi, un frisson secoua brusquement tout mon être. Je me trouvais à mi-chemin ; je continuai, ne voyant presque plus la route, les dents claquant de fièvre, sans avoir conscience de la direction que je suivais et titubant comme un homme ivre.

J’ignore jusqu’à présent qui me ramena à la maison... La terrible fièvre du pays dura six journées entières. Le jour, je me sentais mieux et la conscience revenait. Épuisé par la maladie, je me traînais dans la chambre, les genoux, faibles et douloureux ; à chaque mouvement un peu fort, le sang me remontait à la tête en une vague brûlante et qui m’aveuglait pendant un moment... Le soir, vers sept heures, l’accès de fièvre s’abattait sur moi avec la brutalité d’une tempête et je passais une nuit atroce, longue comme des siècles ; je grelottais sous mes couvertures ou me réveillais en transpiration. Dès que le sommeil semblait avoir enfin triomphé de mon mal, des rêves étranges, stupides, torturants, se développaient dans mon cerveau embrasé. Mes songes étaient pleins de détails microscopiques, insignifiants, se confondant et s’enchaînant dans un désordre chaotique. Je tenais des tiroirs de couleurs variées et de formes fantastiques, prenant les plus petits emboîtés dans de plus grands, en retirant de plus petits encore, et ne parvenant pas à terminer ce travail qui, depuis longtemps, m’horripilait... Puis c’étaient de longues bandes de papiers peints, aux couleurs éclatantes, qui se déroulaient devant mes yeux avec une rapidité vertigineuse. Aucun dessin ne les ornait, mais je voyais, se détachant sur eux avec une netteté surprenante, des guirlandes faites de visages humains qui souriaient, respirant la force et la bonté, ou grimaçaient horriblement, tirant la langue, montrant les dents et roulant d’énormes pupilles dilatées. Puis, j’entamais avec Iarmola une discussion confuse, extraordinairement compliquée et abstraite. Nos arguments devenaient de minute en minute plus subtils et profonds ; les mots et même les lettres prenaient brusquement un sens mystérieux, impénétrable... cependant que l’épouvante m’étreignait devant cette force inconnue qui arrachait de moi des sophismes odieux et m’empêchait de couper court à cet entretien fatigant.

C’était un tourbillon bouillonnant de figures humaines et animales, de paysages, d’objets de formes et de couleurs surprenantes, de mots et de phrases dont la signification était intuitivée, par tout mon être sensible... Mais, fait curieux, je ne cessais pendant ce temps de voir sur le plafond le cercle régulier et lumineux projeté par la lampe à l’abat-jour vert. Et j’avais la certitude — je ne sais pourquoi — que ce cercle calme et serein, aux limites imprécises, voilait une vie silencieuse, secrète, uniforme et menaçante, encore plus douloureuse et torturante que toute la suite démente et chaotique de mes rêves.

Je me réveillais ensuite ou plus exactement je me sentais brusquement rasséréné ; la conscience me revenait, presque complète. Je comprenais que je me trouvais au lit, malade, que je venais d’avoir le délire, mais le cercle sombre sur le plafond noir continuait à me faire peur ; je craignais toujours sa menace cruelle et voilée. D’une main faible je prenais ma montre, et, la regardant, je me disais, triste et troublé, que cette course folle et infinie de mes songes n’avait pas duré plus de deux à trois minutes... Seigneur ! Quand donc le jour va-t-il naître ? pensais-je avec désespoir, me tournant, me retournant sur les oreillers brûlants, et sentant combien ma respiration lourde et brève embrasait mes lèvres... Puis de nouveau un sommeil très léger s’emparait de moi, mon cerveau redevenait le jouet d’un cauchemar aigu, et deux minutes après je me réveillais en proie à un ennui mortel...

Enfin je triomphai de la fièvre, le sixième jour, grâce à ma robuste constitution, à la quinine, et à de fréquentes infusions. Je me levai épuisé, me tenant à peine sur mes jambes ; ma convalescence fut très rapide : mon cerveau épuisé par un délire de six jours ressentit le bienfait d’une molle paresse et d’une absence complète de pensées. L’appétit revint, énorme, je repris très vite mes forces, buvant par chacune des parties de mon être la santé et la joie de vivre. Enfin un désir irrésistible me poussa de nouveau vers la forêt, vers l’isbouchka solitaire. Mon équilibre nerveux ne s’était pas encore rétabli, et, chaque fois, lorsque j’évoquais dans mon souvenir le visage et la voix d’Oléssia, j’éprouvais un tel attendrissement que j’avais envie de pleurer.

 

X

Cinq jours encore s’écoulèrent ; je me sentis assez fort et me rendis à pied, sans aucune fatigue, à l’isbouchka sur pilotis. Lorsque j’arrivai, l’angoisse et l’effroi étreignirent mon cœur. Il y avait deux semaines que je n’avais pas vu Oléssia et je venais de sentir à quel point elle m’était proche et chère. Tenant le loqueteau de la porte, je restai quelques instants sans pouvoir ouvrir, reprenant haleine. Indécis, je fermai même les yeux, avant d’entrer.

Il est impossible d’analyser des sentiments semblables à ceux que je vécus alors... Peut-on se rappeler les paroles prononcées la première minute d’une rencontre entre une mère et son fils, un mari et sa femme, ou entre deux amants ? Ce sont des phrases si simples, si banales, si ridicules même qu’il est impossible de les noter avec précision sur le papier.

Je me rappelle avec netteté le geste rapide d’Oléssia tournant vers moi son pâle visage, et la stupéfaction, l’effroi, l’angoisse, puis le sourire doux et tendre de l’amour qui, presque simultanément, s’exprimèrent sur son adorable figure... La vieille marmotta, s’agita autour de moi, mais je ne l’écoutai pas. La voix d’Oléssia se fit entendre, telle une musique suave :

— Que vous est-il arrivé ? Vous avez été malade ? Comme vous avez maigri, mon pauvre ami !

Longtemps je ne pus rien lui répondre, et nous restâmes ainsi, silencieux, la main dans la main, les yeux dans les yeux, profondément, joyeusement... Je chéris toujours ces quelques secondes vécues dans le silence comme les plus heureuses de ma vie, jamais auparavant, jamais après, je n’ai éprouvé un bonheur plus pur, plus complet, plus intense. Comment oublier tout ce monde de vie que je lus dans les grands yeux noirs d’Oléssia : l’émotion de la rencontre, le reproche pour ma longue absence, le brûlant aveu d’amour... Je sentis dans le regard d’Oléssia que, joyeusement, sans aucune condition, sans hésiter, elle m’abandonnait tout son être.

La première elle rompit l’enchantement, m’indiquant Manouïlikha par un léger froncement de sourcils. Nous nous assîmes l’un près de l’autre, et, toute vibrante, Oléssia m’interrogea sur les moindres détails du cours de ma maladie, sur les médicaments que je prenais et l’avis du médecin qui, deux fois, était venu me voir. Elle me fit redire puis répéter encore les paroles de ce dernier et je vis un sourire fugitif et narquois flotter sur ses lèvres.

— Ah ! pourquoi n’ai-je pas su que vous étiez malade ! — s’écria-t-elle avec impatience et regret. — Je vous aurais remis sur pieds en un jour !... Comment avoir confiance en ces docteurs ?... on sait qu’ils ne comprennent rien, mais rr-ien ! Pourquoi ne m’avez-vous pas envoyé chercher ?

Je demeurai confus.

— Vois-tu, Oléssia... tout cela est arrivé si brusquement... et de plus je craignais de te déranger... Tu étais devenue si étrange avec moi, ces derniers temps... tu paraissais m’en vouloir... je me demandais même si je ne t’ennuyais pas... Écoute-moi, Oléssia, — ajoutai-je en baissant la voix, — nous aurions besoin tous deux de beaucoup, beaucoup nous parler... mais seuls... comprends-tu ?

Elle baissa lentement les yeux en signe de consentement, puis jeta un regard craintif sur sa grand’mère et murmura :

— Oui... je le voulais moi-même... après... attendez.

Le soleil avait à peine disparu à l’horizon qu’Oléssia me pressa de partir.

—Vite, partez vite, — dit-elle en prenant ma main et m’obligeant à me lever. — Il ne faut pas que l’humidité du soir... la maladie reviendrait...

 — Où vas-tu donc, Oléssia ? — demanda brusquement Manouïlikha, voyant sa petite-fille jeter sur ses épaules un châle de laine gris.

— Je vais... l’accompagner un peu — répondit Oléssia.

Elle avait prononcé ces mots avec calme, sans se tourner vers sa grand’mère, regardant la fenêtre. Je perçus dans sa voix une nuance très légère d’irritation.

— Tu le fais tout de même ? — insista la vieille sorcière.

Les yeux d’Oléssia étincelèrent et fixèrent froidement Manouïlikha.

— Oui, je le fais, — répliqua-t-elle d’une voix hautaine. — Nous en ayons assez parlé et reparlé... Cela me regarde... voilà ma réponse !

— Ah ! toujours la même ! — s’écria la vieille avec dépit et d’un ton de reproche.

Elle voulut ajouter quelque chose, mais fit un geste et de sa démarche tremblante, se dirigea vers le coin de la pièce où, reniflant, elle se mit à fourrager dans un panier.

Je compris que ces quelques mots échangés entre les deux femmes étaient la suite de longues discussions et disputes. En descendant, vers la forêt avec Oléssia je lui demandai :

—Ta babouchka ne veut pas que tu te promènes avec moi ?... N’est-ce pas ?

Oléssia haussa les épaules avec colère.

— Je vous prie de ne pas y faire attention... Elle ne le veut pas, en effet... Eh quoi ?... Ne suis-je pas libre d’agir comme il me plaît ?

J’éprouvai un désir irrésistible de reprocher à Oléssia sa conduite à mon égard avant ma maladie.

— Alors... avant que je tombe malade... tu aurais pu continuer à m’accompagner... mais tu ne voulais pas rester seule avec moi... Ah, Oléssia ! si tu savais toute la souffrance que tu as fait naître en moi... J’attendais, j’attendais chaque soir que tu m’accompagnes... Et toi... toujours aussi indifférente, triste, farouche... Oh, comme tu me faisais mal, Oléssia !

— Allons, assez, mon ami... Oubliez tout ça, — supplia doucement la, jeune fille.

— Mais je ne te reproche rien... j’ai eu besoin de te le dire... Je comprends maintenant tes raisons. Tout d’abord... il est même stupide d’en parler... je pensais que tu m’en voulais à cause de l’ouriadnik... Et j’en étais peiné... Il me semblait que j’étais pour toi un étranger très lointain dont tu ne pouvais accepter un simple service d’ami... Cela m’était douloureux... Je ne pouvais soupçonner que ta grand’mère...

Brusquement, Oléssia rougit.

— Mais il ne s’agit nullement de babouchka... C’est moi qui ne voulais pas, — s’écria-t-elle avec force et défi.

Je la regardai et vis le profil pur et tendre de sa tête légèrement inclinée. Je remarquai alors seulement combien Oléssia elle-même avait maigri durant ces dernières semaines ; de légères ombres bleuâtres entouraient ses yeux. Oléssia, sentant mon regard, leva sa tête vers moi, puis la baissa aussitôt et se détourna avec un sourire confus.

— Pourquoi ne voulais-tu pas sortir avec moi, Oléssia ? Pourquoi ? — demandai-je d’une voix tremblante d’émotion, et, saisissant la main de la jeune fille, je l’obligeai à s’arrêter.

Nous nous trouvions à ce moment au milieu d’un étroit sentier long et droit comme une flèche. De grands pins s’élevaient des deux côtés et formaient avec leurs branches odorantes entrelacées une voûte s’étendant très loin devant nous. Les troncs mis des arbres reflétaient les derniers rayons pourpres du couchant.

— Pourquoi, pourquoi, Oléssia ? — murmurai-je en serrant sa main toujours plus fort.

— Je ne pouvais... j’avais peur, — prononça-t-elle d’une voix à peine perceptible. — Je pensais qu’on pouvait éviter le destin... Mais maintenant, maintenant...

Elle respira lourdement, comme si elle avait brusquement manqué d’air, puis, subitement, ses bras enlacèrent mon cou et le murmure rapide et tremblant d’Oléssia vint me caresser délicieusement les lèvres.

— Maintenant, tout m’est égal... tout... Parce que je t’aime, mon bien-aimé, je t’aime et tu es mon bonheur...

Elle se serra davantage contre moi et je sentais son corps souple, ferme et chaud frémir contre le mien, et son cœur battre précipitamment sur ma poitrine... Ses baisers passionnés m’étourdissaient, m’enivraient comme un vin trop fort, car je n’avais pas encore recouvré mes forces ; je commençai à perdre la maîtrise de moi-même.

— Oléssia, je t’en supplie, il ne faut pas... laisse-moi, — dis-je en m’efforçant de desserrer son étreinte... — C’est moi qui ai peur maintenant... j’ai peur de moi-même... Laisse-moi, Oléssia.

Elle leva son visage qu’un sourire lent et langoureux illumina.

— Ne crains rien, mon aimé, — fit-elle avec une expression indicible de tendre caresse et d’audace émouvante. — Je ne te reprocherai jamais rien... je ne serai jamais jalouse... Mais dis-moi... m’aimes-tu ?

— Je t’aime, Oléssia... depuis longtemps et avec force... Mais... éloigne-toi, ne m’embrasse point... Je faiblis, j’ai le vertige, je ne réponds plus de moi...

Ses lèvres pressèrent les miennes, longuement, avec une ardeur presque douloureuse et je n’entendis pas, mais devinai ses paroles :

— Alors, ne crains pas... et ne pense plus à rien... ce jour nous appartient et personne ne nous le volera...

Et toute cette nuit ressembla à un beau conte plein de splendeur et d’enchantement. La lune se leva et ses rayons d’une blancheur éblouissante, fantastique et mystérieuse, éclairèrent la forêt, courant en taches nerveuses, pâles et bleutées sur les troncs tordus des arbres, sur leurs branches, sur la mousse veloutée et douce comme un tapis. L’écorce blanche des bouleaux frappait les regards et de légers voiles, transparents et argentés, semblaient avoir été posés sur leur feuillage rare. Par endroits, la lumière ne pouvait traverser les masses feuillues des pins. Une ombre épaisse, impénétrable, s’étendait tout autour, miraculeusement percée par un rayon qui jetait une brusque lueur sur toute une rangée d’arbres, dessinant au milieu des pins un chemin étroit et régulier. Celui-ci était aussi lumineux et splendide que l’allée pleine d’elfes de la procession solennelle d’Obéron et de Titania. Et nous cheminions au centre de cette beauté féerique, serrés l’un contre l’autre, sans prononcer une parole, profondément émus par notre bonheur et par le grand silence des bois.

— Mon bien-aimé, mais j’ai complètement oublié qu’il te fallait retourner vite chez toi, — fit brusquement Oléssia. — Que je suis donc inconséquente !... Tu es à peine guéri... et je te garde ici, dans la forêt...

Je l’étreignis et rejetai le châle qui enveloppait sa chevelure épaisse et sombre, puis, me penchant vers elle, je murmurai :

— Tu ne regrettes rien, Oléssia ?... Tu n’as aucun remords...

Elle hocha lentement la tête.

— Non, non... Je ne regretterai jamais rien quoi qu’il arrive... je suis si heureuse...

— Mais ce quelque chose doit-il nécessairement arriver ?

L’expression fugitive de crainte mystique que je lui connaissais bien traversa le regard d’Oléssia.

— Oui, nécessairement... Te souviens-tu, je t’ai parlé de la dame de trèfle... C’est moi qui suis cette dame de trèfle... ce malheur doit m’arriver... les cartes me l’ont dit... Tu sais que je voulais te demander... de ne plus venir chez nous... Brusquement, tu es tombé malade... je ne t’ai pas vu pendant quinze jours... Une telle tristesse, un tel ennui s’empara de moi que j’aurais tout donné pour te revoir ne fût-ce qu’une seconde !... Et c’est alors que ma décision fut prise... arrive ce qui doit arriver, mais je n’abandonnerai mon bonheur à personne...

— C’est vrai, Oléssia. J’ai vécu moi-même toute cette souffrance, — dis-je en baisant son front. — J’ai compris que je t’aimais, le jour où je fus séparé de toi... La séparation agit sur l’amour comme le vent sur le feu, éteignant les petites flammes et attisant les plus grandes...

— Comment as-tu dit ?... Répète... répète, je t’en prie, — demanda Oléssia.

Je répétai cette vérité formulée par je ne sais plus quel auteur. Oléssia demeura pensive et je vis par le mouvement de ses lèvres qu’elle redisait mes paroles.

Je fixai son pâle visage, ses grands yeux noirs dans lesquels je crus voir briller des reflets lunaires ; et un vague pressentiment d’un malheur très proche glaça brusquement mon âme.

 

XI

La féerie merveilleuse et naïve de notre amour dura presque un mois et, aujourd’hui encore, ces crépuscules embrasés, ces matins embaumés de parfums de muguet et de miel, respirant la fraîcheur robuste et remplis de cris d’oiseaux, ces chaudes journées de juin, pleines de paresse et de langueur, vivent en moi avec l’image douce et exquise d’Oléssia... J’oubliai l’ennui, la fatigue, mon éternelle passion pour la vie nomade, et tel un dieu païen ou un jeune et vigoureux animal, je jouissais de la lumière, de la chaleur, de la joie consciente de vivre et de l’amour sain, paisible et sensuel.

La vieille Manouïlikha devint, après ma maladie, si désagréable, elle m’accueillait avec une haine si franche, et faisait un tel vacarme avec ses marmites tandis que je restais dans l’isba, que nous préférâmes, Oléssia et moi, nous rencontrer en pleine forêt... Et toute la flore majestueuse des bois, tel un palais splendide, abrita notre passion sereine.

Chaque jour, je voyais Oléssia — cette fille grandie dans les bois et qui ne savait même pas lire — manifester, dans maintes occasions, une finesse de sentiments et un tact inné qui ne cessaient de m’étonner. Certains aspects de l’amour — dans le sens littéral et grossier du mot — font naître la honte et la souffrance chez des natures nerveuses et délicates. Mais Oléssia les évitait avec une pureté si naïve que notre union demeura toujours belle et saine.

Mon départ cependant approchait. Mes fonctions à Perebrod avaient cessé depuis longtemps déjà et je retardais consciemment mon retour à Pétersbourg. Oléssia n’en savait encore rien : je craignais même de penser à la façon dont elle pourrait apprendre la nécessité de mon voyage. Je me trouvais, d’ailleurs, dans une situation très pénible. L’habitude avait poussé ses profondes racines en moi : voir Oléssia chaque jour, entendre sa voix si chère et son rire sonore, vivre le charme si tendre de sa caresse, m’était devenu un besoin absolu. Les jours très rares où le mauvais temps nous empêchait de nous rencontrer, je me sentais complètement perdu, privé de ce que je considérais comme l’essence même de mon existence. Tout travail me paraissait lourd, inutile et mon être entier aspirait vers la forêt, soupirait après la chaleur, la lumière, l’adorable visage de mon Oléssia.

La pensée d’épouser Oléssia prenait de plus en plus forme en moi. Elle se présenta tout d’abord très rarement comme un cas possible et extrême, une issue honnête de nos rapports. La seule chose qui m’arrêtait et m’épouvantait était celle-ci : je n’osais me figurer Oléssia habillée en dame, s’entretenant dans mon salon avec les femmes de mes collègues, arrachée du milieu enchanteur de son ancienne forêt pleine de légendes et de forces mystérieuses.

Mais à mesure que je sentais venir le jour de mon départ, l’effroi de la solitude, la tristesse s’emparaient de moi. Ma résolution d’épouser Oléssia s’affermissait et je finis par ne plus voir dans ce mariage un défi insolent à la société. « Des savants, d’honnêtes gens épousent bien leurs couturières ou leurs bonnes, me persuadais-je. Ils vivent heureux et bénissent jusqu’à leurs derniers jours le destin qui favorisa cette union. Pourquoi serais-je plus malheureux ? »

Un jour, à là mi-juin, vers la tombée du crépuscule, j’attendais Oléssia, comme d’habitude, au tournant d’un sentier de la forêt auprès d’un buisson d’aubépine. Je reconnus de loin son pas léger et rapide.

— Bonjour, mon bien-aimé, — dit-elle en respirant lourdement. Et nous nous étreignîmes.

— Tu m’as attendue... C’est avec peine que j’ai pu m’arracher aujourd’hui... Je n’ai cessé de batailler avec grand’mère.

— Elle est toujours furieuse ?

— Toujours et cela s’accentue. Tu perdras ta vie à cause de lui, — crie-t-elle. — Il s’amusera avec toi, puis t’abandonnera... Il ne t’aime pas...

— C’est de moi qu’elle parle ainsi.

— De toi, mon bien-aimé... Je ne crois, d’ailleurs, à rien de ce qu’elle dit.

— Elle sait tout ?

— Je ne pourrais dire... c’est probable. Je ne lui en ai jamais parlé... elle doit deviner. N’y pensons pas... Viens.

 Oléssia arracha une branche d’aubépines pleine de fleurs blanches et en orna ses cheveux. Nous cheminâmes avec lenteur dans le sentier que rougissaient légèrement les rayons du couchant.

J’avais résolu la veille d’annoncer mon départ à Oléssia Mais une gêne étrange paralysait ma langue. Oléssia me croira-t-elle quand je lui proposerai le mariage ? Ne pensera-t-elle point que ma proposition vise uniquement à adoucir le premier coup si douloureux de la future séparation...

— Dès que nous arriverons à cet érable au tronc brisé, je parlerai, — me dis-je. Nous atteignîmes l’arbre, je me sentis pâlir d’émotion, je fis un suprême effort pour parler, mais tout mon courage s’évanouit, ma langue parut se glacer, mon cœur battit nerveusement, avec une violence maladive.

« Vingt-sept est mon chiffre fatidique, pensai-je. Je vais compter jusqu’à vingt-sept et alors... » Je comptai donc, mais de nouveau ma résolution faiblit... Allons jusqu’à soixante... cela fera une minute entière... et hardiment je...

— Qu’as-tu donc aujourd’hui ? — me demanda brusquement Oléssia. — Tes pensées ne doivent pas être joyeuses... Qu’est-il arrivé ?

Je parlai enfin, mais d’un ton qui me parut odieux à moi-même, avec une indifférence affectée, fausse, comme s’il s’agissait d’une question tout insignifiante.

— En effet... c’est une chose désagréable... tu as deviné, Oléssia... Vois-tu, mon service à Perebrod a pris fin... et je suis rappelé à Pétersbourg.

Je jetai un regard sur Oléssia : elle avait blêmi, ses lèvres tremblaient. Mais elle ne répondit rien. Nous marchâmes quelques minutes en silence. On entendait les grillons dans l’herbe ; le cri monotone du râle retentissait au loin...

— Tu comprends toi-même, Oléssia, que je ne puis rester ici... On ne peut négliger le devoir...

— Non... évidemment... il n’y a rien à faire, — répondit Oléssia d’une voix calme, en apparence, mais si sourde, si éteinte que cela me fit mal. — Le service... n’attend pas... il faut partir.

Elle s’arrêta auprès d’un arbre, s’appuya contre le tronc, pâle, dans un geste d’abattement profond, avec un sourire de souffrance sur les lèvres.

Sa pâleur m’effraya. Je me précipitai vers elle et lui saisis les mains.

— Oléssia... qu’as-tu ? Oléssia... ma bien-aimée !

— Rien... excusez-moi... cela passera... ce n’est rien... un peu de vertige...

Elle fit un effort sur elle-même et marcha, en gardant sa main dans la mienne.

— Oléssia... tu me juges mal, — dis-je d’un ton de reproche. — Comment n’as-tu pas honte ? Tu penses donc que je partirai en t’abandonnant ici... Non, ma bien-aimée... Je désirais aller aujourd’hui même dire à ta babouchka que tu seras ma femme...

À mon grand étonnement mes paroles ne produisirent pas sur Oléssia l’effet que j’attendais.

— Ta femme ? — Elle hocha lentement et tristement la tête. — Non, mon Vaniétchka aimé, c’est impossible.

— Pourquoi, Oléssia ? Pourquoi ?

— Non, non... Tu comprends toi-même que c’est ridicule. Quelle femme puis-je être pour toi... Tu es un barine, intelligent, instruit... et moi ? Je ne sais pas lire... je ne saurai pas me conduire... Tu aurais toujours honte de moi.

— Ce sont des sottises, Oléssia, — répliquai-je avec chaleur... — D’ici six mois tu ne te reconnaîtras pas toi-même. Tu ne soupçonnes même pas toute l’intelligence innée, toutes les facultés d’observation que tu possèdes... Nous lirons ensemble de nombreux livres, nous apprendrons à connaître des êtres de cœur et d’esprit, j’étudierai avec toi le monde entier, Oléssia... Toute la vie nous irons la main dans la main, comme maintenant, et loin d’avoir honte, je serai fier de t’avoir et je te bénirai...

Pour toute réponse, Oléssia serra ma main avec reconnaissance. Mais elle ne changea pas d’avis.

— Ce n’est pas tout... Tu ignores sans doute ?... Je ne t’ai jamais dit... Je n’ai pas de père... je suis fille naturelle.

— Oh ! cesse, Oléssia... Tu ne me feras pas hésiter... Que m’importe ton père, lorsque tu m’es plus chère que mes parents, plus chère que le monde entier... Tout ce que tu peux prétexter ne m’ébranlera pas...

Tendre et caressante Oléssia mit sa tête sur mon épaule.

 — Mon bien-aimé... Tu aurais mieux fait de ne pas entamer ce sujet... Tu es jeune et libre... crois-tu donc que j’oserais te lier ainsi pour la vie entière... Et si un jour tu aimais une autre femme ? Tu me prendrais en horreur, maudissant le jour et l’heure où je consentis à te suivre... Ne te fâche pas mon aimé, — ajouta-t-elle d’un ton suppliant, devinant, par mon expression, que ses paroles me faisaient souffrir. — Je ne désire pas t’offenser... Enfin, tu oublies babouchka... Réfléchis toi-même... serait-il bien à moi de l’abandonner ainsi...

— Nous trouverons une place pour elle, répondis-je. Mais j’avoue que la pensée de prendre la grand’mère avec nous me déplut fortement. — Et si elle ne veut pas vivre avec nous, il y a des maisons dans toutes les villes... des asiles pour vieillards... où l’on est tout aux petits soins...

— Non... que dis-tu ? Jamais elle ne voudra quitter sa forêt... Elle a peur des hommes.

— Alors, vois toi-même, Oléssia, ce qui sera le mieux... tu devras choisir entre elle et moi... Sache seulement que la vie sans toi me sera une intolérable souffrance.

— Mon trésor ! — prononça Oléssia avec une tendresse infinie. — Rien que pour ces paroles, merci... Tu m’as fait du bien... Mais je ne serai pas ta femme... Si tu ne me chasses pas, je te suivrai... simplement... Seulement, ne te hâte point, ne me presse pas... Donne-moi deux jours, je vais réfléchir... Et il faut que je parle avec babouchka...

— Écoute-moi, Oléssia, — demandai-je, inspiré par une nouvelle idée. — Peut-être... crains-tu l’église ?

J’aurais dû commencer par cette question. Je discutais chaque jour avec Oléssia, m’efforçant de la convaincre de son erreur quand elle parlait de la malédiction qui pesait sur sa race à cause de ses facultés occultes. Tout intellectuel russe possède une fibre éducatrice, elle est innée en lui, il la suce pour ainsi dire avec toute la littérature de notre époque. Qui sait ? si Oléssia avait été profondément croyante, pratiquant les jeûnes et ne manquant jamais un seul service religieux, j’aurais raillé sa piété (légèrement, il est vrai, car j’ai toujours été croyant), et j’aurais essayé de développer en elle le sens critique de l’intelligence. Mais elle continuait avec une conviction ferme et naïve ses rapports avec les forces occultes et s’éloignait de Dieu dont elle alignait même de parler.

Toutes mes tentatives pour ébranler les superstitions d’Oléssia demeurèrent vaines. Tous mes arguments logiques, toutes mes moqueries parfois méchantes et grossières se brisaient contre sa certitude en sa mission mystérieuse et fatale.

— Tu as peur de l’église, Oléssia ? — répétai-je.

Elle baissa silencieusement la tête.

— Crois-tu donc que Dieu ne t’accueillera pas, — continuai-je avec chaleur. — et qu’il manquera de miséricorde pour toi ? Lui qui, commandant à des millions d’anges, descendit cependant sur terre et accepta une mort terrible et honteuse afin de sauver les hommes ? Lui qui sut écouter le repentir de la dernière des femmes et promit au voleur criminel de monter le jour même au ciel avec lui ?

Mes paroles n’étaient pas nouvelles pour Oléssia, mais cette fois elle y demeura sourde. Elle ôta rapidement son châle et me le jeta à la figure. Je me précipitai sur Oléssia et m’efforçai d’arracher de ses cheveux son bouquet d’aubépines. En se défendant, elle glissa et tomba par terre, m’entraînant dans sa chute, riant aux éclats et m’offrant ses lèvres si belles...

Très tard dans la nuit, quand nous nous quittâmes, j’étais déjà loin lorsque, brusquement, j’entendis derrière moi la voix d’Oléssia.

— Vaniétchka... attends une minute... je veux te dire quelque chose.

Je fis demi-tour et allai à sa rencontre. Elle courut vers moi. Le jeune croissant lunaire était déjà monté haut dans Je ciel et, sous sa pâle lumière, je vis les yeux d’Oléssia humides de larmes réprimées avec peine.

— Oléssia, qu’as-tu donc ? — demandai-je angoissé.

Elle saisit mes mains et les baisa l’une après l’autre.

— Mon bien-aimé... comme tu es bon... quel cœur d’or ! — dit-elle d’une voix tremblante. — En partant, je viens de penser à ton grand amour pour moi !... Et sais-tu, l’envie m’a prise de faire quelque chose qui te fût agréable, très agréable...

— Oléssia, ma bien-aimée, calme-toi.

— Écoute, — continua-t-elle. — Tu serais très heureux, si j’allais un jour à l’église ?... Mais réponds la vérité, la vérité absolue.

Je demeurai pensif ; une idée superstitieuse traversa brusquement mon esprit : si quelque malheur en résultait ?

— Pourquoi gardes-tu le silence ? Allons... parle vite... seras-tu heureux ou resteras-tu indifférent ?

— Comment te dire, Oléssia ? — J’hésitai. — Oui, je crois que cela me serait agréable. Je t’ai répété nombre de fois que l’homme peut ne pas croire, douter, se moquer même... Mais la femme... la femme doit être croyante sans raisonner. Je sens quelque chose de touchant, de féminin et de beau dans cette confiance simple et tendre avec laquelle elle s’abandonne à la protection « divine ».

Je me tus. Oléssia, la tête inclinée sur mon épaule, restait, elle aussi, silencieuse.

— Et pourquoi cette question ? — demandai-je curieux.

Elle tressaillit.

— Comme cela... simplement... N’y fais pas attention... Alors, au revoir, mon bien-aimé... à demain.

Elle partit. Longtemps encore, je regardai dans la nuit, écoutant les pas d’Oléssia qui s’éteignaient. La brusque épouvante d’un mauvais pressentiment s’empara de moi. Une envie irrésistible me prit de courir après ma bien-aimée, de la rattraper et de lui demander, de la supplier, d’exiger même qu’elle n’allât point à l’église. Mais je maîtrisai mon impulsion subite et me dis à haute voix, en reprenant ma route :

— Il me semble, mon cher Vaniétchka, que vous ne résistez pas à la contagion superstitieuse...

Ô Seigneur ! Pourquoi n’ai-je pas écouté ce jour-là l’élan de mon cœur qui — j’en suis certain aujourd’hui — ne se trompe jamais dans ses pressentiments soudains et mystérieux.

 

XII

Le lendemain, c’était la fête de la Sainte-Trinité qui coïncidait cette année avec le jour du martyr Timothée. Cette journée-là se trouve toujours marquée, d’après les croyances populaires, par des signes célestes indiquant les mauvaises récoltes. Le village de Perebrod possédait bien son église, mais elle n’avait pas de prêtre ; c’était le pope du bourg Voltchi qui venait pour les grandes fêtes et les jours de jeûne. Les obligations de mon service m’appelaient dans un village voisin et je partis à cheval, dès huit heures, par un matin glacial. Pour mes déplacements, je m’étais depuis longtemps acheté un cheval de six à sept ans, appartenant à la pauvre race locale, qu’un arpenteur du district avait amoureusement et admirablement élevé. J’aimais cette bête aux jambes fortes et fines, au garrot couvert de poils, au regard méfiant qui dardait des flammes, aux lèvres serrées avec force et énergie. Il avait une couleur étrange, gris de souris ; sur la croupe seule on voyait des taches blanches et noires.

Il me fallut traverser tout le village. Toute la grande place verte, allant de l’église au traktir, était pleine de voitures de paysans, femmes et enfants des environs, de Volocha, de Zoulna et de Petchalovka, venus en grand nombre à Perebrod. Une foule de gens circulait entre les télègues. Malgré l’heure matinale et les sévères mesures administratives, il y avait déjà des ivrognes : l’ancien cabaretier Sroul vendait clandestinement de la vodka les jours de fête et la nuit. La matinée était lourde, sans vent, et la journée promettait d’être très chaude : on ne voyait pas un nuage sur le ciel brûlant et comme couvert d’un voile de poussière argentée.

Après avoir expédié mes affaires, j’avalai à la hâte chez les gens où je me trouvais un brochet farci à la juive, je pris de la bière mauvaise et trouble et je retournai à Perebrod. Mais je m’arrêtai à la forge, en me rappelant que le sabot gauche de mon cheval avait besoin d’être ferré. L’opération dura une heure et demie, si bien qu’il était déjà plus de quatre heures quand j’aperçus les premières maisons de Perebrod.

La place entière fourmillait d’une foule ivre-morte et hurlante. Cette masse compacte se pressait, se bousculait autour du traktir ; les paysans de Perebrod se mêlaient aux cultivateurs des environs, assis sur l’herbe, à l’ombre des voitures. On ne voyait que têtes rejetées en arrière et bouteilles levées ; il n’y avait plus que des ivrognes. L’ivresse générale était parvenue à ce degré où le moujik commence à être bruyant et hâbleur, où ses mouvements deviennent faibles et lourds, où, au lieu de baisser simplement sa tête, il s’affaisse de tout son corps, fléchit ses genoux, perd brusquement l’équilibre et tombe en arrière comme une loque. Les enfants s’agitaient et hurlaient tout près, jouant jusque sous les jambes des bêtes qui mâchaient paisiblement leur foin. Au loin une femme, pleurant et vociférant des injures, titubant elle-même, traînait par la manche son homme affreusement ivre... À l’ombre de la palissade, une vingtaine de moujiks et de paysannes entouraient un joueur de lyre aveugle dont la voix nasillarde et chevrotante accompagnée par le bourdonnement confus et monotone de l’instrument se distinguait nettement du bruit de la foule. Je reconnus de loin les paroles connues de la doumka :

Ah ! l’étoile, l’astre du soir

Fixe sa course au-dessus de Potchaef.

Oh ! l’armée turque approche,

Tel un sombre nuage !

Le chant raconte ensuite comment les Turcs, ne pouvant prendre d’assaut le monastère de Potchaef, eurent recours à la ruse. Dans ce but, ils envoyèrent comme don au monastère un énorme cierge rempli de poudre. Celui-ci fut porté par vingt-quatre bœufs et les moines ravis allaient déjà l’allumer devant l’icône de la Sainte Vierge de Potchaef, mais le Seigneur ne permit pas à l’horrible méfait de s’accomplir.

Le premier sacristain eut un rêve :

Ne pas allumer le cierge,

Mais le sortir dans les champs

Et le briser à coups de haches.

Et les moines

Le sortirent dans la plaine

Et commencèrent à le couper.

Toutes les cartouches et les balles

Se répandirent vite de tous côtés.

L’atmosphère lourde et chaude semblait être pénétrée par ces odeurs mélangées de vodka, d’oignons, de pelisses en peau de mouton, de tabac et de sueur humaine. Traversant prudemment la foule et retenant avec peine ma bête qui ne cessait de secouer sa tête, il me fut impossible de ne point remarquer les regards curieux, provocants, hostiles fixés sur moi. Contrairement à l’habitude, personne ne me salua, mais le bruit, le tumulte parut s’éteindre à mon approche. Soudain, au milieu même de la foule, un cri enroué d’ivrogne se fit entendre ; je ne compris pas les paroles, mais un rire contenu les accueillit. Une voix de femme effrayée se mit à raisonner l’homme :

— Silence, imbécile... Pourquoi hurles-tu ? Il va entendre...

— Que veux-tu que ça me fiche ?... — continua le moujik d’un ton provocateur. — Il n’est pas mon chef, hein ? Tout ce qu’il sait faire dans sa forêt, c’est de...

La phrase longue, obscène, odieuse retentit suivie d’un rire fou, inextinguible. Brusquement je fis tourner mon cheval et serrai convulsivement dans ma main le manche de ma naguaïka[16], saisi de cette rage qui ne voit rien, ne réfléchit pas et ne craint personne. Mais une pensée subite, étrange et triste traversa mon esprit : « Tout cela a déjà été, il y a de nombreuses, de nombreuses années, dans un passé lointain de ma vie... Le soleil était aussi brûlant... La grande place grouillait comme aujourd’hui d’une foule surexcitée et bruyante... Je me retournais, comme à l’instant, dans un accès de rage folle... Mais où et quand cela était-il déjà arrivé ? Quand ? » Je baissai ma naguaïka et retournai chez moi au galop. Iarmola sortit lentement de sa cuisine, prit mon cheval et me dit grossièrement :

— Là-haut, panitch, dans votre chambre, l’intendant du domaine de Marinovsk vous attend.

Il me sembla qu’il voulait parler encore, m’annoncer quelque chose de très important et de fort désagréable, et je crus voir glisser sur son visage l’expression fugitive d’une ironie méchante. Exprès je m’attardai et jetai à Iarmola un regard de défi. Mais déjà il s’éloignait, emmenant ma bête...

Je trouvai chez moi le gérant de la propriété voisine, Nikita Nazaritch Michtchenka. Il était vêtu d’une petite veste grise à grands carreaux rouges, d’un pantalon bleu étroit, il avait une cravate écarlate, une raie très pommadée sur son crâne et sentait fortement le lilas de Perse. En me voyant, il bondit, se mit à traîner ses pieds, sans saluer, se dandinant avec un sourire qui découvrait ses pâles gencives :

— J’ai l’honneur de vous présenter mes respects, — proféra aimablement Nikita Nazaritch. — Je suis très heureux de vous voir... moi qui vous attends ici depuis la messe, il y a très longtemps que nous ne nous étions vus... le temps me paraissait long... Pourquoi ne venez-vous jamais nous rendre visite ? Nos demoiselles de Stépani vous raillent même à ce sujet...

Brusquement, comme si quelque souvenir lui revenait, il éclata de rire.

— Ah, ah ! je vous dirai... on s’est amusé ferme aujourd’hui, — cria-t-il, en se tordant littéralement. — Ah, ah, ah, ah !... J’en avais mal au ventre !

— Qu’est-il arrivé ?... Qu’est-ce qui vous a amusé ? — demandai-je d’un ton grossier, sans dissimuler ma mauvaise humeur.

— Un scandale après la messe, — continua Nikita Nazaritch, coupant son discours par des éclats de rire. — Les filles de Perebrod... Non, je n’en puis plus... Les filles de Perebrod ont attrapé la sorcière sur la place... c’est-à-dire qu’elles la prennent pour une sorcière à cause de leur ignorance de babas... Ohé... elles lui en ont fait voir de toutes les couleurs... et elles ont voulu lui laver la figure avec du goudron, mais je ne sais comment elle put glisser et s’enfuir...

Un pressentiment terrible traversa mon esprit. Je me précipitai sur le gérant, et ne me possédant plus, m’agrippai à son épaule.

— Qu’est-ce que vous me racontez-là ? — hurlai-je. — Mais finissez donc de hennir comme un cheval... que le diable vous emporte ! De quelle sorcière parlez-vous ?

Il cessa brusquement de rire et fixa sur moi ses grands yeux ronds effrayés.

— Je n’en sais rien, moi, je vous le jure, — balbutia-t-il tout confus. — Une certaine Samouïlikha... Manouïlikha... ou... Permettez... La fille d’une certaine Manouïlikha... Les moujiks ont raconté des histoires... je me rappelle « vaguement ».

Je l’obligeai à me raconter par ordre tout ce qu’il avait pu entendre. Son récit fut inepte, incohérent, il s’embrouillait dans les détails. Je l’interrompais à chaque minute, par des questions impatientes, des exclamations, presque des injures. Je comprenais mal ce qu’il disait et connus ces événements seulement deux mois après grâce à un témoin oculaire, la femme d’un garde forestier qui assista à la messe.

Mon pressentiment ne m’avait pas trompé. Oléssia domina sa peur et se rendit à l’église ; elle n’arriva qu’au milieu du service et resta dans un coin sombre, mais son entrée fut aussitôt remarquée par tous les paysans. Les femmes ne cessèrent de murmurer entre elles et de se retourner durant toute la messe.

Oléssia, cependant, trouva en elle assez de forces pour demeurer jusqu’à la fin. Ne comprit-elle pas la signification de ces regards hostiles ou les méprisa-t-elle par orgueil ? Mais quand elle fut sortie de l’église, une foule de babas grossissant à chaque minute l’entoura près de la barrière et se rapprocha d’elle. Tout d’abord les paysannes ne firent que regarder silencieusement et insolemment la malheureuse jeune fille, cependant qu’Oléssia promenait autour d’elle des regards craintifs. Ce furent ensuite des railleries grossières, des paroles obscènes, des injures entrecoupées de rires. Enfin les exclamations isolées se fondirent en un bruit confus qui augmenta tandis que s’exaspéraient les nerfs de cette foule démente. Oléssia s’efforça plusieurs fois de percer ce terrible cercle vivant, mais on la repoussait toujours vers le centre. Soudain le cri strident d’une vieille se fit entendre : « Couvrir de goudron la figure de l’infâme ! » Au moment même un seau, plein de goudron passa de mains en mains avec un pinceau. (En Petite-Russie, enduire de goudron la porte de la maison qu’habite une jeune fille est un acte considéré comme déshonorant celle-ci à jamais.)

Oléssia se précipita alors dans un accès de rage, de terreur et de désespoir sur la première des babas qui se trouvait devant elle et la renversa. Une lutte terrible s’engagea et une dizaine de corps se confondirent roulant les uns sur les autres. Grâce à un miracle incroyable, Oléssia réussit à s’échapper de cette foule en délire. Elle s’enfuit à toutes jambes sur la route, sa robe en lambeaux et perdant son fichu. Des injures, des rires, des vociférations l’accompagnèrent, puis des pierres furent jetées. Très peu de femmes coururent après Oléssia, mais sans parvenir à la rattraper... Ayant franchi la distance d’une cinquantaine de pas environ, Oléssia s’arrêta, tourna vers la foule son pâle visage ensanglanté et cria si fort que chacune de ses paroles retentit sur la place :

— Attendez !... Ah ! comme vous me payerez cher cette affaire... vous vous souviendrez de moi !...

Cette menace, comme me le raconta ensuite la femme du garde forestier fut proférée avec une haine si intense, d’un ton si décisif et prophétique, que toute la foule demeura un instant comme pétrifiée. Mais cela ne dura qu’une seconde ; les injures se firent entendre de nouveau.

Je répète que j’appris beaucoup plus tard de nombreux détails concernant ces événements. La force et la patience me manquèrent pour écouter jusqu’au bout le récit de Michtchenko. Brusquement je me dis que Iarmola n’avait certainement pas encore eu le temps de desseller la bête et, sans répondre au gérant stupéfait, je quittai précipitamment ma chambre. Je vis Iarmola qui conduisait mon cheval le long de la haie. Rapidement, je bridai la bête, tendis la sangle de la selle et, faisant un large détour, pour ne pas rencontrer de nouveau la foule, je me dirigeai au galop vers la forêt.

 

XIII

Il est impossible de décrire l’état d’âme dans lequel je me trouvais durant cette course folle. Par moments j’oubliais où et pourquoi je volais ainsi ; j’éprouvais un sentiment vague qu’il s’accomplissait quelque chose d’inepte, d’horrible et d’irréparable, sentiment qui ressemblait à cette lourde angoisse irraisonnée étreignant parfois l’homme dans la fièvre des cauchemars. Et — chose étrange — je ne cessais de fredonner au rythme du galop de ma bête la chanson du joueur aveugle :

Oh ! l’armée turque approche

Tel un sombre nuage.

Parvenu au sentier menant droit à l’isba de Manouïlikha, je descendis de mon cheval dont la sueur coulait en écume blanchâtre, et continuai mon chemin en le tenant par la bride. La chaleur torride et la course démente m’avaient épuisé ; mon sang bourdonnait et battait dans ma tête serrée comme dans un étau.

J’entrai dans l’isba après avoir attaché le cheval à la haie. Il me sembla tout d’abord qu’Oléssia était absente, et je restai glacé d’effroi, mais je la vis, une minute après, couchée dans son lit, le visage contre le mur, la tête cachée dans son oreiller. Elle ne se détourna pas au bruit de la porte ouverte.

Manouïlikha, assise, à côté d’elle, par terre, se leva avec peine et, agitant ses bras dans ma direction :

— Doucement, doucement, maudit ! — murmura-t-elle, menaçante. Et, me fixant de ses yeux ternes et froids, elle ajouta méchamment :

— Hein, tu as eu ce que tu voulais, mon petit !

— Écoute, babka, — répliquai-je sévèrement... — l’heure n’est ni aux reproches, ni aux comptes à régler. Comment est Oléssia ?

— Tss... pas tant de bruit. Elle est sans connaissance, voilà où elle en est... Si tu ne t’étais pas mêlé de ce qui ne te regardait pas, et n’avais point raconté un tas de balivernes à cette jeune fille, rien de mal ne serait arrivé. Et moi, imbécile que je suis, je ne faisais qu’observer et vous favorisais... Cependant, je pressentais bien le malheur... Je l’avais pressenti le jour même où tu es entré chez nous presque par violence... Hein ? Tu ne me diras point que ce n’est pas sur ton conseil qu’elle fut à l’église, — cria brusquement la vieille avec une expression de haine intense. — Pas sur ton conseil, maudit seigneur ? Ne va pas me mentir... ne remue pas ta queue de renard, sale bête. Pourquoi l’avoir poussée à aller à l’église ?

— Je ne lui ai rien demandé, babka... Je te le jure... C’est elle qui l’a voulu.

— Ah, douleur, douleur ! — fit Manouïlikha en levant les bras... — Elle est revenue de là-bas... le visage décomposé, sa robe en pièces... tête nue... La pauvre petite me raconte tout ce qui est arrivé... riant, pleurant... telle une femme possédée... Puis elle s’est couchée et n’a pas cessé de pleurer... enfin, elle a pu s’endormir... Moi, idiote, toute joyeuse je pensais déjà que tout passerait avec le sommeil... Je la regarde et vois son bras qui pend... je me précipite pour le relever... car ainsi il pourrait enfler... Je lui touche sa main, à ma chérie, et vois qu’elle est brûlante de fièvre... La fièvre chaude, quoi... Elle n’a pas cessé de parler dans son délire, vite et douloureusement... et ne s’est tue que depuis un instant... Qu’as-tu fait, qu’as-tu fait d’elle ? — s’écria la vieille dans un nouvel accès de désespoir.

Brusquement son visage couleur terre cuite prit une horrible expression grimaçante : ses lèvres s’écartèrent et tombèrent aux commissures, les muscles de sa figure se contractèrent et frémirent, ses sourcils se dressèrent, son front se rida et de grosses larmes jaillirent de ses yeux. Saisissant sa tête dans ses mains et s’accoudant sur la table, elle se mit à se balancer de tout son corps, prononçant d’une voix sanglotante :

— Ma-a-a petite-fille chérie !... Ma petite-fille aimé-é-ée... Oh... comme je sou-ou-ouffre, comme j’ai ma-al !...

— Veux-tu ne pas parler, vieille ? — fis-je grossièrement. — Tu vas la réveiller !

La sorcière se tut, mais continua à se balancer, avec la même expression grimaçante, tandis que de grosses larmes coulaient sur ses joues et tombaient sur la table... Dix minutes s’écoulèrent. Je restai assis près de Manouïlikha, le cœur angoissé, écoutant les bourdonnements que faisait une mouche sur la vitre de la fenêtre.

— Grand’mère ! — prononça brusquement Oléssia d’une voix faible, à peine perceptible. — Qui est là, babouchka ?

Manouïlikha se précipita vers le lit et se mit à sangloter.

— Oh ! ma petite-fille, ma ché-é-érie. Oh ! comme je souffre, moi pauvre viei-ei-eille, comme j’ai ma-a-al ! — dit-elle d’une voix perçante.

 — Ah, babouchka, assez ! — supplia Oléssia d’un ton douloureux. — Qui est là ?

Je m’approchai doucement sur la pointe des pieds, me sentant honteux, presque coupable d’avoir tant de force et de santé, sentiment que l’on éprouve toujours près d’un malade.

— C’est moi, Oléssia, — répondis-je en baissant la voix... — Je viens d’arriver à cheval... J’ai passé toute la matinée en ville... Tu es malade, Oléssia !

Oléssia, gardant sa tête sur son oreiller, tendit son bras et comme sa main semblait chercher quelque chose, je compris son geste et saisis cette main brûlante. Deux grandes taches bleuâtres se distinguaient nettement sur la peau blanche et tendre, l’une sur le poignet, l’autre au-dessus du coude.

— Mon bien-aimé, — murmura lentement Oléssia, séparant avec difficulté chacune de ses paroles... — Je voudrais... te regarder... mais je ne le puis... Elles m’ont toute... défigurée... Tu te rappelles... comme mon visage... te plaisait... N’est-ce pas, qu’il te plaisait, mon bien-aimé... Et cela me rendait toujours si heureuse... Maintenant je te ferais horreur... Si tu me voyais... C’est pourquoi... je... ne veux pas.

— Oléssia, pardonne-moi, — dis-je tout bas, en me penchant sur son oreille.

Sa main brûlante serra la mienne, longtemps et avec force,

— Que dis-tu ? Que dis-tu, mon bien-aimé ?... Comment oses-tu dire cela ? En quoi es-tu coupable ? C’est moi seule qui suis sotte... Pourquoi me suis-je rendue à l’église ? Non, mon chéri, tu n’as rien à te reprocher.

— Oléssia, permets-moi... Jure que tu me permettras...

— Je jure, mon bien-aimé... tout ce que tu veux...

— Permets-moi d’aller chercher un médecin... Je t’en supplie ! Si tu veux, tu pourras ensuite ne pas exécuter ses ordonnances... Mais reçois-le, Oléssia, au nom de notre amour.

— Oh ! chéri... tu m’as fait tomber dans le piège... Non, permets-moi de ne pas tenir ma promesse. Même si j’étais réellement malade, à la mort, je n’appellerais pas de médecin... suis-je malade aujourd’hui ? C’est la peur qui a fait tout le mal, ce soir il n’y paraîtra plus... Babouchka me donnera une infusion de muguet ou fera bouillir de la framboise dans la théière... Je n’ai pas besoin de docteur... C’est toi qui es mon meilleur médecin : tu es venu et déjà je suis mieux... Il n’y a qu’une chose... j’aurais voulu te regarder... te voir ne fût-ce qu’avec un œil... mais je crains...

Tendrement, je relevai sa tête sur l’oreiller. Le visage d’Oléssia était brûlant de fièvre, ses yeux sombres brillaient, ses lèvres sèches tremblaient nerveusement. De longues cicatrices rouges et quelques pâles meurtrissures se voyaient sur son front, ses joues, son cou.

— Ne me regarde pas... je t’en supplie... je suis laide, — murmura Oléssia s’efforçant de me fermer les yeux avec sa main.

Mon cœur s’emplit de pitié. Je me penchai sur la main d’Oléssia qui restait immobile sur la couverture et la couvris de baisers longs et tendres. Ce n’était pas la première fois que je baisais ainsi ses mains, mais elle les retirait toujours précipitamment, avec un effroi timide. Ce jour-là, Oléssia m’abandonna une main ; tandis que de l’autre elle caressait doucement mes cheveux.

— Tu sais tout ? — me demanda-t-elle dans un murmure.

Je hochai affirmativement la tête. Certes, je n’avais pas tout compris dans le récit de Nikita Nazaritch. Mais je ne voulais pas qu’Oléssia s’agitât, en revivant les événements de la matinée. Cependant, à la pensée des violences qu’elle avait subies, un flot de rage brusque monta en moi.

— Oh ! pourquoi n’y étais-je pas ? — criai-je, en me redressant, les poings serrés, — j’aurais... j’aurais...

— Allons, ne te fâche pas... reste calme, mon bien-aimé, — interrompit doucement Oléssia.

Je fus impuissant à contenir davantage les pleurs qui m’étranglaient et me brûlaient les yeux. Je tombai le visage sur l’épaule d’Oléssia et sanglotai, versant des larmes silencieuses et amères, tremblant de tout mon corps.

— Tu pleures ? Tu pleures ?— Sa voix manifesta de l’étonnement, de la tendresse et de la compassion. — Mon bien-aimé... cesse... cesse... Ne te torture point, mon chéri... Je me sens si bien près de toi... Pourquoi pleurer tandis que nous sommes ensemble. Passons gaiement les derniers jours qui nous restent, afin que notre séparation nous soit moins pénible.

Je levai la tête, étonné. Un pressentiment obscur étreignit lentement mon cœur.

— Les derniers jours, Oléssia ? Pourquoi derniers ? Pourquoi nous séparer ?

Oléssia ferma les yeux et demeura un instant silencieuse,

— Nous devons nous séparer, Vaniétchka, — dit-elle d’un ton décidé. — Dès que je me sentirai mieux, nous partirons, babouchka et moi. Nous ne pouvons rester davantage ici...

— Tu as peur de quelque chose...

— Non, mon bien-aimé, je ne crains rien de ce qui doit arriver... Mais pourquoi obliger les êtres à pécher ?... Tu ignores peut-être... Là-bas... à Perebrod... dans ma colère et ma honte, je les ai menacés.,. Et maintenant, s’il leur arrive à tous quelque chose, on nous accusera... si leurs bêtes crèvent ou si leurs maisons brûlent... Nous serons toujours les coupables... J’ai raison, n’est-ce pas, babouchka ? — ajouta-t-elle en s’adressant à Manouïlikha et en haussant la voix.

— Qu’est-ce que tu as dit, ma petite ? J’avoue que je n’ai pas entendu, — répondit la vieille sorcière, en s’approchant, de nous et mettant la main à son oreille.

— Je dis que, quel que soit le malheur qui frappe maintenant Perebrod, on nous accusera toujours toutes les deux d’en être les auteurs.

— Oh ! c’est bien vrai, c’est vrai, Oléssia, on rejettera tout sur nous, pauvres malheureuses... Nous ne pouvons vivre tranquilles ici-bas, ils nous feront mourir, mourir, les maudits !... Ah ! comme ils m’ont chassée du village, autrefois... Hein ?... Ce fut la même chose... Dans ma rage, je menaçai aussi... une imbécile à la robe bigarrée... et voilà que peu après son enfant est mort... Et ni en rêve, ni en esprit, il n’y avait de ma faute... ils ont failli me tuer, les brigands !... Ils m’ont lapidée... Je fuis, je cours et ne pense qu’à te protéger, toi, pauvre petite... Que m’importe à moi de recevoir des pierres, pourvu que toi, tu n’aies rien... Des barbares, d’ignobles individus !

— Mais où irez-vous ? Vous n’avez nulle part ni amis ni parents... Et puis vous aurez besoin d’argent pour vivre dans une ville étrangère...

— On s’arrangera d’une manière ou d’une autre, murmura nonchalamment Oléssia. — Babouchka en trouvera de l’argent, elle en a mis de côté...

— Nous aurons aussi de l’argent, — dit la vieille d’un ton bourru. — Des kopecks d’orphelines, mouillés de larmes...

— Oléssia... voyons, mais et moi... tu ne veux pas penser à moi ! — m’écriai-je, sentant monter en mon être des reproches durs et amers.

Oléssia se redressa et, malgré la présence de sa grand-mère, prit ma tête dans ses mains et baisa plusieurs fois mes joues et mon front.

— Je ne pense qu’à toi, mon bien-aimé... seulement... vois-tu... le destin s’oppose à notre union... voilà !... Te souviens-tu des cartes ?... Tout ce qu’elles nous ont prédit est arrivé... Le destin est contraire à notre bonheur à tous deux... Si ce n’était pas cela, mais je ne craindrais rien.

— Oléssia, laisse donc ton destin, — criai-je, impatienté... — Je ne veux pas y croire... et n’y croirai jamais !

— Oh ! non, non... ne parle pas ainsi, — murmura Oléssia épouvantée. — Je n’ai pas peur pour moi, mais pour toi.

— Je t’en prie, ne recommence plus à me parler de ces choses...

Je m’efforçai vainement de dissuader Oléssia, en vain j’évoquai devant elle l’image du bonheur paisible que n’empêcheront ni la destinée jalouse, ni les êtres grossiers et méchants. Oléssia ne faisait que me baiser les mains et hochait négativement la tête.

— Non... non... non, je sais, je vois, — insistait-elle avec force. — Rien ne nous attend que la douleur... rien... rien... rien !

Affolé, déconcerté par cet entêtement superstitieux, je demandai enfin :

— En tout cas, tu me feras connaître le jour de ton départ ?

 Oléssia demeura pensive. Un léger sourire flotta sur ses lèvres.

— Je vais te raconter une fable à ce sujet... Un jour, un loup qui courait dans les bois rencontra un lièvre et lui dit : « Lièvre, mon lièvre, je vais te manger. » Le lièvre se mit à supplier son ennemi : « Aie pitié de moi, loup, je veux vivre encore. J’ai des petits enfants qui m’attendent ». Le loup demeura impitoyable. Alors, le lièvre ajouta : « Laisse-moi vivre trois jours encore, puis tu me mangeras. Il me sera plus facile de mourir ». Le loup lui accorda ces trois derniers jours et ne cessa de le surveiller. La première journée passa, puis la seconde et enfin la troisième. « Maintenant, prépare-toi, dit le loup, je vais te manger ». Le lièvre éclata en sanglots. — « Ah, loup ! pourquoi m’as-tu donné ces trois jours ? Tu aurais mieux fait de me manger de suite. Je n’ai pas vécu ces derniers jours, ce fut une vraie torture. » Le lièvre avait raison, n’est-ce pas, mon bien-aimé ? Qu’en dis-tu ?

Je gardai le silence, tourmenté par le pressentiment douloureux de ma solitude prochaine. Oléssia se leva soudain et s’assit sur le lit. Son visage était devenu grave.

— Vania, écoute-moi, — demanda-t-elle lentement. — Réponds : As-tu été heureux avec moi ? As-tu connu le bonheur ?

— Oléssia ? Comment peux-tu, toi, poser pareille question ?

— Attends... Regrettes-tu de m’avoir connue ?... Pensais-tu, à une autre femme, alors que tu étais avec moi ?

— Jamais !... Je n’avais que toi dans mon cœur non seulement ici, près de toi, mais partout, quand j’étais seul.

— As-tu été jaloux... mécontent... triste ?

— Jamais, Oléssia, jamais !

Elle mit ses mains sur mes épaules et me fixa avec une expression d’amour intense.

— Alors, sache, mon bien-aimé, que jamais tu ne penseras à moi avec colère ou méchanceté, — dit-elle avec conviction, comme si elle lisait l’avenir dans mes yeux. — Lorsque nous nous séparerons, tu souffriras atrocement les premiers temps. Tu pleureras, tu seras anéanti... Puis tout passera, s’évanouira... Et tu te souviendras de moi sans plus éprouver de tristesse, avec joie et douceur.

 Elle retomba sur son oreiller et murmura encore d’une voix affaiblie :

— Et maintenant, va-t-en, mon bien-aimé... Retourne chez toi... Je me sens un peu lasse... Attends... embrasse-moi... N’aie pas peur de babouchka... elle permettra... Tu permets n’est-ce pas, babouchka ?

— Naturellement... puisque vous vous dites adieu, faites-le comme il faut, — grommela Manouïlikha. — Rien à cacher... il y a longtemps que je sais tout...

— Embrasse-moi ici... et ici... et encore là, — dit Oléssia en touchant du doigt ses yeux, ses joues, ses lèvres.

— Oléssia, tu me dis adieu comme si nous ne devions plus nous revoir, — m’écriai-je, effrayé.

— Je ne sais pas. J’ignore, mon bien-aimé... Comment le saurais-je ? allez... va... attends... encore une seconde... Penche ton oreille... Sais-tu mon unique regret ? — fit-elle tout bas en effleurant mes joues, de ses lèvres. — Ne pas avoir un enfant de toi... Oh ! comme j’aurais été heureuse !

Je sortis accompagné par Manouïlikha. De sombres nuages aux bords dentelés, couvraient la moitié du ciel, mais le soleil brillait encore, descendant vers l’ouest, et il y avait quelque chose de terrible, de menaçant, dans ce mélange de lumière et de ténèbres grandissantes. La vieille sorcière regarda le ciel, étendit sa main devant ses yeux et hocha la tête d’une manière significative.

— La foudre tombera aujourd’hui sur Perebrod, — dit-elle avec force... — Et, certainement, il y aura aussi de la grêle...

 

XIV

J’arrivais à Perebrod lorsqu’un coup de vent brusque souleva des tourbillons de poussière qui roulèrent sur la route. Les premières gouttes de pluie tombèrent, rares et grosses.

Manouïlikha ne s’était pas trompée. L’orage que la chaleur lourde et caniculaire de cette journée avait provoqué éclata avec une force extraordinaire sur le village. Les éclairs zébraient l’espace presque sans arrêt et les vitres de ma chambre tremblaient et résonnaient à chaque roulement du tonnerre. Vers huit heures du soir la tempête cessa pendant quelques minutes pour reprendre ensuite avec une violence plus grande. Soudain j’entendis un fracas assourdissant sur le toit et les murs de ma vieille maison. Je me précipitai vers la fenêtre. Une forte grêle dont les grains avaient la grosseur d’une noix tombait sur le sol en rebondissant ensuite à une grande hauteur. Je regardai le mûrier qui se trouvait devant la maison : toutes ses feuilles étaient arrachées par les coups terribles des grêlons... J’aperçus la silhouette de Iarmola à peine visible dans l’obscurité ; la tête couverte d’une grosse toile, il était sorti de la cuisine, pour fermer les volets, mais trop tard. Un gros morceau de glace venait de frapper l’un des carreaux avec une telle force que la vitre se brisa et des éclats de verre volèrent sur le plancher.

Je me sentis brisé, las et, sans me déshabiller, je m’étendis sur mon lit. Je pensais que je ne pourrais m’endormir cette nuit-là et que, dans mon désespoir, je ne cesserais de me tourner et me retourner sous mes couvertures. C’est pourquoi je gardai mes vêtements, afin de me fatiguer, le cas échéant, par une marche dans ma chambre. Mais quelque chose de très curieux m’arriva : il m’avait semblé m’assoupir une minute, et, quand je rouvris mes yeux, je perçus les rayons du soleil qui filtraient à travers les persiennes.

Iarmola se tenait près de mon lit. Son visage exprimait l’angoisse et l’impatience : il attendait, sans doute, depuis longtemps, mon réveil.

— Panitch, — dit-il d’une voix sourde qui trahissait l’inquiétude, — il faut absolument que vous quittiez notre village...

Je m’assis sur le lit, et regardai Iarmola avec stupéfaction.

— Quitter ?... Partir... Où partir et pourquoi ? Tu as perdu la raison.

— Je n’ai pas perdu la raison, — répliqua Iarmola. — Vous ne savez pas tout le mal que l’orage d’hier a fait... La moitié du village est littéralement détruite... Plus rien chez Maxime, chez Kozel, chez Monte, chez Prokoptchoukof, chez Gordi Olephir... C’est cette satanée sorcière qui nous a envoyé ça... qu’elle crève !

Brusquement je me rappelai tous les événements de la veille, les menaces prononcées par Oléssia au sortir de l’église et ses craintes.

— Tout le monde est en effervescence, — continua Iarmola. — Depuis ce matin tous s’agitent et hurlent... De plus on ne dit rien de bon à votre sujet, panitch... Et vous ne connaissez pas notre peuple ici... S’il en veut à la sorcière et s’il la châtie, ce n’est que justice... mais pour ce qui est de vous, panitch, je n’ai qu’une chose à dire : filez vite.

Ainsi les craintes d’Oléssia se confirmaient. Il fallait immédiatement prévenir les deux femmes de la menace suspendue sur leurs têtes. Je me levai précipitamment, me rafraîchis le visage avec un peu d’eau et, une demi-heure après, je galopais déjà dans la direction de Bisof Kout.

Tandis que je m’approchais de l’isba sur pilotis, une vague mais lourde angoisse grandissait en moi. J’étais convaincu qu’un nouveau malheur, plus terrible que tout autre, allait me frapper. Je traversai en courant le petit sentier montant sur le tertre sablonneux... Les fenêtres et la porte de l’isbouchka étaient ouvertes.

— Seigneur ! Qu’est-il arrivé ? — murmurai-je en entrant, me sentant presque défaillir.

La chaumière était vide. Le désordre qui suit les brusques départs y régnait, sale et triste. Des balayures, des chiffons restaient sur le parquet ; dans le coin je vis encore le lit...

L’âme douloureusement oppressée, je m’apprêtais déjà à quitter l’isba, lorsque j’aperçus un objet brillant suspendu avec intention sans doute sur le rebord de la fenêtre. C’était un collier de fausses perles rouges, connues à Poliéssié sous le nom de « coraux ». Et ce collier fut l’unique souvenir qui me resta de notre tendre et forte passion.

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 10 juillet 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Seigneur, monsieur, en polonais.

[2] Que Dieu vous aide.

[3] Pane monsieur, en polonais.

[4] Celui qui veille à l’ordre dans un village.

[5] Instrument pour désigner les lettres.

[6] En russe, la lettre P s’écrit Π.

[7] Le « signe dur » ou « le signe mou » termine les mots russes.

[8] Les gens du Midi appellent ainsi avec mépris les paysannes du Nord.

[9] Femmes, avec une nuance de dédain.

[10] Tue.

[11] Tuer.

[12] Grand’mère.

[13] Nom que les croyances populaires ont donné aux sorcières.

[14] Diminutif de babouchka, grand’mère.

[15] Vieille eau-de-vie, en polonais.

[16] Fouet composé de lanières de cuir terminées par des boules de métal.