LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE

 LITTÉRATURE RUSSE

 

 

Alexandre Kouprine

(Куприн Александр Иванович)

1870 – 1938

 

 

 

 

EN FAMILLE

(По-семейному)

 

 

 

1910

 

 

 

 

 


Traduction d’Henri Mongault, parue dans Le Bracelet de grenats, Paris, Bossard, 1922.

 


 

 

 

C’Était... ma foi, il me semble souvent que c’était il y a trois cents ans : tant est longue la file d’événements, de per­sonnes, de villes, de succès, de déboires, de joies et de chagrins qui me séparent de cette époque lointaine. J’habitais alors Kiev, tout à l’entrée du Podol[1], au bas de l’Alexandrovskaïa Gorka, dans un hôtel meublé, à l’enseigne du « Port du Dnièpre », que tenaient un ancien cuisinier de paquebot congédié pour ivrognerie et sa femme Anna Pétrovna, hyène avide, mé­chante et rusée.

Nous étions six pensionnaires, tous sans fa­mille. Le plus ancien occupait la chambre n° 1. Autrefois propriétaire d’un magasin de corsets et d’appareils orthopédiques, il avait mangé son fonds aux cartes ; un vague emploi lui per­mit de végéter quelque temps, mais la passion du jeu le dévoya complètement. Il menait main­tenant une existence absurde et cauchemardesque : dormant le jour, il se glissait, la nuit venue, dans les tripots clandestins qui foison­nent sur les quais du Dnièpre, tout le long du port. Comme tous les joueurs pour qui le jeu est une passion et non un calcul, il se montrait affable, généreux et fataliste.

Au n° 3 logeait l’ingénieur Boutkovskiï. À l’en croire, il sortait de toutes les écoles : Eaux et Forêts, Mines, Ponts et Chaussées, Poly­technique, sans compter je ne sais quel grand établissement étranger. Et vraiment la variété de ses connaissances le faisait ressembler à un saucisson farci, ou à une valise bondée, dans la hâte d’un départ, des frusques les plus hétéro­clites et fermée à coups de genou, mais qui, à peine ouverte, laisse échapper tout son contenu. Il discutait savamment et sans se faire prier, de pilotage, aviation, botanique, statistique, dendrologie, politique, paléontologie, astro­nomie, fortification, musique, aviculture, jar­dinage, reboisement et canalisation. Il faisait tous les mois une ribote de trois jours : il ne s’exprimait alors qu’en français et rédigeait en cette langue les laconiques demandes d’argent qu’il adressait à d’anciens collègues. Les cinq jours suivants il cuvait son vin sous un plaid à carreaux bleus. C’étaient là toutes ses occupa­tions, à part la composition de longues épîtres qu’il envoyait à toutes sortes de journaux sur toutes espèces de sujets : dessèchement des marais de la Polièssie, découverte d’une étoile, forage de puits artésiens, etc. Lorsqu’il lui tombait quelque argent, il intercalait les billets dans les feuilles des bouquins épars sur son éta­gère, se ménageant ainsi des surprises. Je l’en­tends encore me dire en grasseyant :

— Mon cher, prenez, je vous prie, le tome IV d’Élysée Reclus : vous y trouverez, entre les pages 200 et 300, les cinq roubles que je vous dois.

Complètement chauve, il portait une barbe blanche et des favoris gris en éventail.

Je demeurais au n° 8. Mon voisin du n° 7, étudiant sage, joufflu, bègue et rasé, est au­jourd’hui un procureur fort célèbre. Au n° 6 gîtait un gros Allemand des Provinces Baltiques, Carl, conducteur des ponts et chaussées, atteint du tremblement spécial aux buveurs de bière. Enfin, le n° 5 abritait Mademoiselle Zoé, fille publique, que notre logeuse estimait bien plus que nous tous pris ensemble. En effet, elle payait un loyer plus élevé et le réglait toujours d’avance ; aucun bruit ne s’élevait de sa chambre, car elle ne recevait — et encore rarement — que des messieurs sérieux, âgés et tranquilles, et passait la plupart de ses nuits au dehors, dans d’autres bouges.

Nous nous connaissions tous... sans nous connaître. Nous nous empruntions les uns aux autres une pincée de thé, des aiguilles, du fil, de l’eau bouillante, des journaux, de l’encre, des enveloppes et du papier.

Notre refuge comptait encore trois autres chambres : des couples de rencontre les occu­paient à la nuit ou à l’heure. Nous ne nous for­malisions pas. N’étions-nous pas habitués à tout ?

Le printemps arriva, le brusque printemps méridional. Le Dnièpre rompit et roula ses glaces et se déborda avec une telle fureur que la rive gauche, la basse rive tchernigovienne[2] fut inondée jusqu’à l’extrême horizon. Les nuits étaient chaudes et sombres, et de courtes mais fréquentes averses tombaient. La veille encore les arbres bourgeonnaient à peine, et le lende­main, en s’éveillant, on était tout surpris de voir leur duvet gris mué en une éclatante pa­rure d’un vert tendre.

Et ce fut Pâques, Pâques et l’enchantement suprême de sa nuit de splendeur et d’allégresse.

Ne sachant où aller me « décarêmer[3] », j’er­rais solitaire par la ville, entrais dans les églises, regardais les processions et les illuminations, écoutais les cantiques et les carillons, admirais de délicieux visages d’enfants ou de femmes qu’éclairaient par en bas les flammes chaudes des cierges. Mon âme s’enivrait d’une douce mélancolie et évoquait sans amertume la séré­nité et l’innocence de mon enfance.

En rentrant chez moi, je me heurtai à notre garçon de chambre, Vaska[4], gamin déluré et malicieux. Nous échangeâmes le baiser pascal. Dans un large sourire qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles et découvrit ses dents et ses gencives, Vaska me dit :

— La demoiselle du 5 vous prie de passer chez elle.

Je fus quelque peu surpris. Nous n’avions aucune relation avec cette demoiselle.

— Elle vous a même envoyé un billet, pour­ suivit Vaska. Tenez, le voilà sur votre table.

C’était une feuille de papier réglé, arrachée à un cahier de notes ; je la pris et, sous la rubri­que imprimée : « Recettes », je déchiffrai ces quelques mots, d’une orthographe barbare :

« Très honoré N° 8,

« Si vous êtes libre et que cela ne vous déplaise pas, je vous prie de venir réveillonner chez moi.

« Zoé Kramarenkov. »

Je résolus de demander conseil à l’ingénieur et frappai à sa porte. Planté devant la glace, il s’obstinait à mettre en ordre à l’aide de ses dix doigts sa barbe rude et négligée. Il était affublé d’une redingote luisante, qui en avait vu de toutes les couleurs, et une cravate blan­che encerclait son col usé et roussi sur les bords.

Lui aussi avait reçu un billet d’invitation. Nous nous dirigeâmes de compagnie vers la chambre de Zoé.

Confuse et rougissante elle nous reçut sur le seuil. C’était le type banal de la prostituée russe : des lèvres molles et tendres, signe de bonté et d’indécision, un nez en pomme de terre, et des yeux gris à fleur de tête et dépour­vus de cils. Mais son sourire, — son sourire fa­milier, dénué d’artifice — si timide, si doux, si féminin, mit une grâce momentanée sur ce vul­gaire visage.

Nous trouvâmes chez elle le joueur et l’homme des ponts et chaussées. Sauf l’étudiant, tous les locataires habituels du « Port du Dnièpre » étaient là au complet.

Sa chambre était bien telle que je me l’étais représentée : sur la commode des bonbonnières vides, des découpures en carton, de la poudre grasse et un fer à friser ; sur les murs des pho­tographies déteintes d’aides-pharmaciens à menton glabre et cheveux crépus, de préten­tieux acteurs vus de profil, et de sous-lieute­nants à mine terrible et sabre dégainé ; sur le lit une montagne d’oreillers sous une couver­ture de tulle. Mais une nappe de papier blanc à bordure dentelée ornait la table, où s’éta­laient un jambon, des œufs, une paskha, un koulitch[5], et deux bouteilles d’un vin mystérieux.

Nous lui donnâmes le baiser de Pâques, baiser chaste et maniéré, joue contre joue, et nous mîmes à table. Nous composions, il faut l’a­vouer, un étrange et rare tableau : quatre mal­chanceux, fourbus, usés jusqu’aux cordes, quatre vieilles mazettes ne comptant pas moins de deux cents ans à nous quatre — hôtes d’une fille déjà mûre, d’une pauvre prostituée russe, l’être le plus infortuné, le plus sot, le plus naïf, le plus veule, qui soit sur notre planète.

Mais sa maladresse était si charmante, si en­gageante sa bienvenue, si délicate sa simplicité !

— Prenez, — disait-elle gracieusement, en nous tendant des assiettes. Prenez et mangez, je vous prie. Numéro 6, vous préférez, je le sais, la bière ; Vassia me l’a dit. Vous en trouverez à côté de vous sous la table. Mais à vous, Mes­sieurs, je verserai du vin. C’est un très bon vin, du vin de Ténériffe, le vin préféré d’un arma­teur de mes amis.

La vie n’avait pas de secrets pour nous et nous n’ignorions certes pas la provenance de ce festin pascal, bière et vin de Ténériffe y com­pris. Mais cela ne nous émut guère.

Zoé nous raconta ses impressions de la nuit. À la Confrérie où elle avait assisté à la messe de minuit, elle avait pu, malgré la foule, occuper une bonne place. Le chœur académique avait divinement chanté et les étudiants avaient à tour de rôle lu l’Évangile dans toutes les lan­gues du monde : en français, en allemand, en grec et même en arabe. Et lors de la bénédic­tion des gâteaux de Pâques, la presse était de­venue si forte, que les fidèles avaient confondu leurs victuailles  et  s’étaient  finalement cha­maillés.

Puis Zoé devint pensive, poussa des soupirs, et sa rêverie l’emporta vers son village, les jours de semaine sainte.

« — Quelles jolies fleurs nous cueillions, toutes bleues, on les appelle des « fleurs de Pâques[6] », ce sont les premières qui sortent de terre. Nous en faisions une infusion dont on teignait les œufs et cela leur donnait une ra­vissante  couleur bleue.

« Et pour les teindre en jaune, nous envelop­pions les œufs dans des pelures d’oignon et les jetions dans l’eau bouillante. Nous les colo­rions aussi en diverses nuances au moyen de chiffons trempés dans du vinaigre. Et pendant toute la semaine nous nous promenions dans le village en cognant nos œufs les uns contre les autres, d’abord par le petit bout puis par le gros, l’œuf brisé restant à qui l’avait cassé. Une fois, un gamin apporta de la ville un œuf de pierre et gagna ainsi tous les œufs. Mais quand on s’aperçut de la tricherie, nous les lui re­prîmes et quelle belle volée nous lui flan­quâmes !

« Et puis chez nous, toute la semaine de Pâ­ques, on se balance : dans la grande rue du vil­lage, sur la balançoire communale, et devant chaque porte sur de petites escarpolettes, faites d’une planche et de deux cordes. Pendant huit jours garçons et filles se trémoussent en chan­tant : Khristos voskrese[7]. Ah ! comme il fait bon chez nous ! »

Nous l’écoutions en silence. La vie nous avait si longtemps, si cruellement martelé la tête qu’elle en avait, semblait-il, à jamais chassé tout souvenir d’enfance et de famille, toute réminiscence des Pâques d’autrefois...

Cependant, aux premières lueurs de l’aurore, le rideau de calicot de la fenêtre avait pris une teinte azurée, qui peu à peu brunit, passa im­perceptiblement au jaune et soudain se colora de rose sous la réverbération du soleil levant.

— Vous n’avez pas peur de vous refroidir, Messieurs ? demanda Zoé.

Elle s’approcha de la fenêtre, écarta le rideau et, ouvrant la croisée toute grande, s’accouda sur la barre d’appui. Nous nous rangeâmes der­rière elle.

C’était une belle aube de fête, claire et pure : on eût dit que quelqu’un avait, pendant la nuit, soigneusement lavé, essuyé et mis en place toutes les choses : le ciel bleu, les blancs nuages floconneux et les hauts tilleuls frémissant de tout leur jeune, odorant et visqueux feuillage. À nos pieds le Dnièpre déroulait à l’infini ses eaux — bleues et courroucées près des berges, calmes et argentées dans les lointains. Les clo­ches de toutes les églises tintaient.

Et soudain, involontairement, nous nous retournâmes. L’ingénieur pleurait. Le front appuyé sur le chambranle de la croisée qu’il serrait des deux mains, il branlait la tête, le corps tout entier secoué de sanglots convulsifs. Dieu sait quels sentiments agitaient son âme, sa pauvre âme pantelante et endolorie de vieux traîne-misère. De fortuites allusions m’avaient fait connaître des bribes de son passé : mariage désastreux avec une gourgandine, détourne­ment de fonds, coups de revolver sur l’amant de sa femme, nostalgie des enfants partis avec leur mère...

Zoé gémit de pitié, étreignit l’ingénieur dont elle posa sur sa poitrine la tête chauve, rouge et couverte de bosses, et lentement elle lui ca­ressa les épaules et les joues.

— Ah, mon pauvre chéri, — disait-elle d’une voix chantante, je sais comme la vie vous est dure. Vous êtes tous comme des chiens aban­donnés... vieillis et solitaires. Ce n’est rien, pre­nez patience, mes amis. Vous verrez, la guigne passera, vos affaires s’arrangeront et tout ira bien... Ah ! mon pauvre vieux...

L’ingénieur se remit à grand’peine. Il se re­dressa, les paupières collées, les yeux injectés, et le nez enflé et presque bleu.

— Ah ! diable ! maudits nerfs ! — bougon­na-t-il en se tournant vers le mur.

Mais au son de sa voix je compris que de brû­lantes larmes non versées lui desséchaient le nez et le gosier.

Cinq minutes plus tard nous prîmes congé de Zoé, et lui baisâmes respectueusement la main. L’ingénieur et moi partîmes les derniers et tombâ­mes dans le corridor sur l’étudiant qui rentrait :

— Ah ! ah ! — s’exclama celui-ci en souriant et en fronçant significativement les sourcils — voilà d’où vous sortez ? Eh bien, mais alors, vous vous êtes... « décarêmés » ?

Son air gouailleur ne laissait aucun doute sur l’intention grivoise de sa demande. Mais l’ingénieur le toisa lentement, majestueusement, depuis les bottes jusqu’à la casquette, et, après une longue pause, laissa tomber par-des­sus l’épaule, sur un ton d’intraduisible mépris :

— Avvvorton[8] !

 

 

 

 

 


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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 15 octobre 2013.

 

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Les textes ont été relus et corrigés avec la plus grande attention, en tenant compte de l’orthographe de l’époque. Il est toutefois possible que des erreurs ou coquilles nous aient échappé. N’hésitez pas à nous les signaler.



[1] Bas quartier de Kiev. — H. M.

[2] À Kiev, le Dnièpre sert de limite entre les pro­vinces de Kiev (rive droite, escarpée) et de Tchernigov (rive gauche, plate). — H. M.

[3] Après les austérités du jeûne orthodoxe, les Russes ont coutume de « se décarêmer » pendant un réveillon qui suit l’office de la nuit de Pâques. — H. M.

[4] Diminutif péjoratif de Vassilil (Basile). — H. M.

[5] Ce sont là les attributs traditionnels de toute table pascale : la paskha est un gâteau de forme pyra­midale, dans la composition duquel entrent du fro­mage blanc, du beurre, des jaunes d’œufs, du sucre et divers aromates (vanille, angélique, raisin de Corinthe...) ; le koulitch est une sorte de cake de forme conique. On envoie bénir ces gâteaux pendant l’office nocturne de Pâques : des tables à cet effet sont dressées dans les cours des églises. — H. M.

[6] Il s’agit de l’anémone des prés (pulsalilla pratensis). — H. M.

[7] « Christ est ressuscité »,  antienne  pascale. — H. M.

[8] Le texte russe porte « souslik », spermophile ou zisel (spermophillus citillus), petit rongeur fort com­mun en Russie. Il y a dans ce mot une ironie diffici­lement traduisible en français ; on a cru bon d’avoir recours à un équivalent. — H. M.